HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LA VIE SOCIALE.

CHAPITRE II. — LE CLERGÉ[1].

 

 

I. — LA COMPOSITION DE L'ORDRE.

L'ANCIENNE société française a été étudiée au temps de Louis XIV. On a vu qu'elle est divisée en trois ordres — Clergé, Noblesse, Tiers État, — mais que cette division traditionnelle lui donne une fausse apparence de simplicité ; qu'il faut reconnaître l'existence d'un ordre des officiers, voisin de la noblesse, et, dans une certaine mesure, confondu avec elle ; que chacun des ordres, même le mieux organisé, qui est le Clergé, se subdivise en classes ou, si l'on veut, en conditions très différentes les unes des autres ; que le Tiers état est très difficile à définir, et qu'enfin les catégories dont la nation est composée n'ont presque point de communication les unes avec les autres. Or, à la fin du XVIIIe siècle, la société française est demeurée ce qu'elle était au temps de Louis XIV, avec une aggravation de ses défauts.

A la fin de l'Ancien Régime, la France était divisée en 135 évêchés et archevêchés[2], entre lesquels étaient réparties, d'après l’Almanach royal de 1789, 34.658 cures ; mais il semble que le nombre des cures ait été plus considérable. On a calculé que les curés et les vicaires étaient au nombre de 60.000 ; les prélats, coadjuteurs, vicaires généraux et chanoines de cathédrales, au nombre de 2.800 ; qu'il y avait 5.600 chanoines de collégiales, et 3.000 ecclésiastiques sans bénéfices[3]. En tout, plus de 71.000 prêtres séculiers.

Le nombre des moines avait été depuis un quart de siècle fortement réduit. Après la suppression des Jésuites, l'assemblée générale du Clergé de 1765, craignant quelque attaque contre les réguliers, avait jugé prudent de les réformer pour les mieux défendre. Les philosophes et les économistes s'acharnaient contre les moines, et plus particulièrement contre les contemplatifs, qu'ils accusaient de paresse, d'ignorance et d'inutilité. L'opinion publique leur était si contraire que le recrutement en était arrêté ; dans certains couvents, il n'y avait plus que quelques religieux. Une partie du Clergé était sévère aux ordres mendiants ; l'archevêque de Tours, Conzié, écrivait à Brienne, le 7 juin 1778 :

La race cordière (des cordeliers) est en cette province dans l'avilissement. Les évêques se plaignent de la conduite crapuleuse et désordonnée de ces religieux.

L'assemblée de 1765 décida de prier le Pape de choisir parmi les prélats du royaume des commissaires chargés de corriger les abus ; mais le gouvernement refusa de faire intervenir Rome dans une question de police ecclésiastique intérieure, et il institua une Commission de réforme, composée de cinq prélats et de cinq conseillers d'État, par arrêts du Conseil du 23 mai et du 31 juillet 1766.

La Commission fonctionna jusqu'en 1789. Elle recula jusqu'à vingt et un ans pour les hommes et jusqu'à dix-huit pour les femmes l'âge des vœux perpétuels, révisa des statuts, changea des chefs de communautés, réunit dans une même maison des groupes de moines isolément peu nombreux, transféra des revenus d'un monastère à un autre et même supprima purement et simplement certaines congrégations. Elle aurait ainsi réduit les moines de 26.674, en 1774, à 17.500 environ en 1790[4]. D'autre part, d’après les papiers du Comité ecclésiastique chargé par l'Assemblée Constituante d'une enquête sur le Clergé, il y aurait eu 20.745 religieux de 28 ordres différents auxquels il faudrait ajouter les Pères de l'Oratoire, de la Mission, de la Doctrine chrétienne, c'est-à-dire un peu plus de deux mille religieux prêchant et enseignant. D'après les mêmes papiers, les religieuses auraient été au nombre de 37.000. Cela donnerait environ 60000 réguliers, hommes et femmes.

Le Clergé régulier et séculier comprenant à peu près 130.000 personnes possédait, d’après les évaluations admises aujourd'hui, et qui ne sont ni ne peuvent être certaines, près de 4 milliards en biens-fonds, qui rapportaient de 80 à 100 millions par an, à quoi il faut joindre la dîme, 123 millions, en tout 200 millions, somme qu'il faudrait doubler pour en avoir l'équivalent aujourd'hui ; outre cela, le casuel et les quêtes[5].

Ce clergé, si riche, se plaignait toujours de sa misère. Il était parvenu à faire réduire de 1.300.000 livres sous Henri III à 416.920 livres[6] sous Louis XVI, le subside dit Décime ordinaire, que, depuis le Contrat de Poissy, il payait tous les ans au Roi. Quant à la subvention extraordinaire, ou don gratuit, qu'il votait dans ses assemblées générales, elle était devenue assez lourde en apparence sous Louis XVI : en 1775, il avait dû accorder 16 millions, puis 30 millions en 1780, pendant la guerre d'Amérique, puis 16 millions deux ans après ; le total des dons gratuits de 1772 à 1788 atteint 91 800 GCO livres, soit une moyenne de 5 400.000 livres par an, pour les cent seize diocèses du Clergé de France seulement. Mais le Clergé avait trouvé un expédient pour se procurer les sommes ainsi consenties sans surcharger ses membres d'impositions : c’était de faire des emprunts. La dette contractée de la sorte par le Clergé s'élevait, en 1784, à 134 millions ; or, il ne payait pas entièrement les intérêts de cette dette, car il se faisait accorder à cet effet un subside annuel par le Roi : 500.000 livres jusqu'en 1780, puis un million, puis, à partir de 1782, 2 500.000 livres. Ainsi la contribution réellement payée par les ecclésiastiques était très faible, en proportion de leurs revenus.

Cependant le Clergé, tout en se prévalant de son immunité, soutenait qu'il payait sa quote-part des charges publiques. Il comptait comme des contributions à l'État ses frais de perception des décimes et d'administration financière, ses frais d'assemblées et quelques autres moindres dépenses, comme pensions aux nouveaux convertis, gratifications aux écrivains religieux, secours aux prêtres vieux et infirmes. Mais ces charges, qui n'atteignaient pas 10 millions, n'étaient pas à proprement parler des impositions, puisque l'État n'en touchait que le 9e et, en y ajoutant la contribution du Clergé étranger[7], que Necker estime à 1.400.000 livres, le 5e. Moyennant ce subside et quelques services, qu'un banquier eût pu rendre, le Clergé était dispensé des vingtièmes et de la capitation que les autres privilégiés payaient. Necker, embarrassé de sa situation de protestant et de Genevois, acceptait, non sans quelques réserves, la comptabilité fiscale du Clergé ; il constatait pourtant que les contributions du premier ordre étaient inférieures de 7 à 800.000 livres à celles dont il serait tenu, si, avec les mêmes privilèges que la Noblesse, il était assujetti aux formes ordinaires de la répartition.

 

II. — LE RECRUTEMENT DANS LA NOBLESSE.

LE haut personnel, séculier ou régulier, se recrutait dans la noblesse. Sur 1.100 abbayes d'hommes et 678 abbayes de filles, plus de 1.000 étaient à la nomination du Roi. Quand il choisit les abbés parmi les moines, ce sont gens de naissance, que leurs parents ont fait entrer au monastère pour leur assurer une riche sinécure. Mais le plus souvent, il ne laisse pas les abbayes à leurs légitimes destinataires, les moines ; il les donne, comme on dit, en commende, soit à des prélats pour augmenter leurs revenus, soit à de simples tonsurés, qui sont presque exclusivement des nobles. D'après l’Almanach royal de 1789, 850 abbayes étaient en commende. Les abbés commendataires prennent la moitié ou les deux tiers du revenu, et laissent le reste aux religieux pour leur entretien. De plus, le Roi alloue à des enfants de grandes familles, qui ne sont pas même tonsurés, des pensions sur les abbayes sans titulaires, dont son Conseil administre les revenus, ou, comme on dit, sur les Économats.

Les évêchés sont, comme les abbayes, donnés à la Noblesse. Il y avait eu des évêques roturiers dans le Clergé de Louis XIV et même dans celui de Louis XV : Fléchier, Mascaron, Massillon, Dubois, pour ne citer que les plus connus. Les plus hautes dignités d'Église étaient réservées à l'aristocratie de robe ou d'épée ; mais il demeurait place dans l’épiscopat pour le mérite sans ancêtres. A mesure qu'on avance dans le cours du XVIIIe siècle, le préjugé s'établit de ne jamais prendre les évêques dans la roture. L'abbé de Beauvais, prédicateur célèbre, mais dont la particule était de complaisance, parvint non sans peine en 1774 à l’évêché de Senez, un de ces trois ou quatre sièges mal rentes et crottés, qu'on qualifiait d'évêchés de laquais. Quand il eut résigné son évêché en 1783, il n'y eut plus un seul roturier parmi l'épiscopat français.

Dans la liste des évêques apparaissent les noms historiques de la vieille France : Montmorency, Rohan, La Rochefoucauld, Talleyrand-Périgord, Coucy, Chabot, Durfort, Clermont-Tonnerre, Crussol, d'Uzès, Maillé ; des noms de grandes familles provinciales : Castellane, Vintimille, Sabran, Polignac, La Ferronays, Marbeuf, Juigné, Beaumont, Bourdeilles, Saint-Aulaire, Cicé, Boisgelin ; d'étrangers de marque, depuis peu ou depuis longtemps naturalisés : Grimaldi, Broglie, Dillon, Osmond, Mercy ; de descendants ou parents des ministres passés ou présents : Seignelay-Colbert, Brienne, Machault, Amelot, La Luzerne.

Il y avait des familles épiscopales. Le prince Louis de Rohan est évêque de Strasbourg, où il a succédé à son oncle ; son cousin le prince Ferdinand de Rohan est archevêque de Cambrai. Trois La Rochefoucauld occupent les sièges de Rouen, de Beauvais et de Saintes ; deux Talleyrand, ceux de Reims et d'Autun ; quatre Castellane, ceux de Mende, de Lavaur, de Toulon, de Senez. Il y a un Cicé à Bordeaux, et un Cicé à Auxerre, un Conzié à Tours et un à Arras, un Du Plessis d'Argentré à Limoges et un à Séez. Un d'Osmond succède à un d'Osmond à Saint-Bertrand de Comminges. Choiseul-Beaupré, évêque de Saint-Papoul, puis de Mende, avait deux neveux de son nom, dont l’un fut évêque de Châlons et l'autre archevêque de Besançon, et un cousin, Choiseul-Stainville, qui mourut archevêque de Cambrai. Sur le siège d'Oloron se succèdent au XVIIIe siècle trois prélats issus d'une même famille du Dauphiné, les Revol.

Dans les grandes familles nobles, les aînés, destinés à perpétuer la race, portent les armes, acquièrent les dignités militaires, les charges de cour et les gouvernements de provinces ; les cadets entrent ou sont poussés dans l'Église, pour alléger la charge du chef de famille, et maintenir, autant qu'il se peut, l'intégrité du patrimoine ; ils obtiennent des pensions, des abbayes, qui leur assurent une situation indépendante, et quelquefois de si riches revenus qu'ils deviennent la providence des vieilles maisons.

Si des aînés sont impropres au service militaire, ils se réfugient dans l'Église. Le jeune d'Osmond est destiné à l'état ecclésiastique parce qu'il a une jambe de trois pouces plus courte que l'autre, et Talleyrand parce qu'il est pied-bot. La vocation vient, quand elle peut, par surcroît. S'il arrive qu'un cadet tonsuré, comme Des Cars, perde son aîné, il quitte le petit collet pour les armes. Tels autres fils de famille, qui se sont dégoûtés du métier militaire ou n'y ont pas réussi, entrent, comme Conzié, évêque d'Arras, dans l'Église, où ils pensent avancer plus vite. Bourdeilles, évêque de Soissons, a été successivement clerc tonsuré, mousquetaire, séminariste à Saint-Sulpice, prêtre et enfin évêque.

Les parents font tonsurer les enfants dès le plus jeune âge pour leur assurer des pensions, en attendant les abbayes, que l'on refuse d'ordinaire d'accorder avant le sous-diaconat. Chateaubriand, déjà chevalier de Malte, fut tonsuré en uniforme, l’épée au côté. Un autre chevalier de Malte, Lally-Tollendal, n'ayant pas trouvé en France de prélat assez complaisant, s'en fut en Allemagne se faire tonsurer par l'évêque souverain de Paderborn.

Les dignités ecclésiastiques paraissent si bien le partage de l'aristocratie que le ministre de la feuille, c'est-à-dire le prélat chargé de proposer au choix du Roi des candidats aux bénéfices, éconduit de parti-pris les gens de petite et de moyenne noblesse. L'archevêque d'Aix, Boisgelin, eut beaucoup de peine à faire nommer évêque, en 1784, son grand-vicaire, l'abbé de Bausset. En 1788, l'évêque de Poitiers, Beaupoil de Saint-Aulaire, ne réussit pas à faire nommer le sien, l'abbé d'Aviau, prêtre de grand mérite, qui sera archevêque de Vienne au temps de l'Assemblée constituante ; Marbeuf, ministre de la feuille de 1776 à 1789, avait écarté d’Aviau, quoique de vieille noblesse, à cause du peu d'éclat de sa maison.

Au contraire, Bernis était à peine sorti de Saint-Sulpice, qu'il était sollicité par le ministre de la feuille, Boyer, de s'engager définitivement dans l'état ecclésiastique :

Monsieur, lui disait Boyer en lui serrant la main, c'est de la part de l'Église que je vous parle ; sous-diacre, une abbaye ; prêtre deux ans, grand-vicaire, et puis évêque.

Bernis ne fut pas ébloui, tant l'offre lui paraissait naturelle à un homme de sa naissance. 11 prit le temps de réfléchir s'il ferait sa fortune dans le monde ou dans le Clergé, et, à vrai dire, il trouva sa voie entre les deux ; poète galant et mondain, que Voltaire appelait Babet la bouquetière à cause de ses grâces et de ses vers fleuris, il ne se décida qu'à quarante ans, en 1755, à se faire ordonner sous-diacre ; il fut cardinal en 1758 deux ans avant d'être prêtre, et, aussitôt les ordres pris, fut nommé archevêque. D'autres grands seigneurs attendent impatiemment l'épiscopat. Un La Rochefoucauld-Langeac, aussitôt ses études finies à Saint-Sulpice, est nommé grand-vicaire à Bourges, dont un de ses cousins, le cardinal de La Rochefoucauld, était archevêque ; Boyer s'excusait de lui faire attendre quelques années un évêché : Un mérite si rare, disait-il, demande un grand siège ; à trente-quatre ans, il eut l'archevêché d'Albi. C'est à peu près entre trente et quarante ans que ces prêtres grands seigneurs arrivent à l'épiscopat. Alexandre-Angélique de Talleyrand-Périgord, oncle du fameux Talleyrand, est coadjuteur de l'archevêque de Reims à trente ans ; Montmorency-Laval devient évêque de Metz au même âge ; le cardinal de Luynes et le cardinal de Rohan ont été sacrés à vingt-six ans ; Charles-Maurice de Talleyrand, le fameux Talleyrand, se plaignait, à trente-quatre ans, de ne pas être évêque ; il le fut à trente-cinq.

Les charges de grands-vicaires servaient de stage aux candidats à l'épiscopat. Les grands-vicaires étaient moins les auxiliaires des prélats que des compagnons du même monde, qui leur rendaient plus supportables les séjours dans les diocèses, au fond des provinces. Aussi les évêques, au lieu de s'en tenir à quatre ou cinq auxiliaires, comme le recommandaient les canons, augmentaient-ils à plaisir celte société ecclésiastique ; il y avait dans certains archevêchés jusqu'à quinze ou vingt grands-vicaires. S'ils eussent tous travaillé, ils se seraient contrecarrés, mais généralement ils laissaient la besogne à quelques zélés ou à de petits compagnons. Il y avait en effet quelques roturiers parmi les grands-vicaires : l'abbé Morellet, l'abbé Sieyès, l'abbé Maury, pour ne citer que les plus connus ; mais ils n'étaient pas épiscopables.

 

III. — PUISSANCE TEMPORELLE ET RICHESSE DU HAUT CLERGÉ.

LES évêques ont conservé en bien des endroits une part du pouvoir temporel dont jouissaient leurs prédécesseurs au moyen âge, dans les seigneuries ecclésiastiques relevant des sièges épiscopaux. Sur le territoire de ces seigneuries, qui ne concorde pas nécessairement avec celui de leurs diocèses, ils ont encore, malgré les empiétements des officiers du Roi, des droits lucratifs de haute, basse et moyenne justice. Des évêques, en nombre de villes, confirment ou ratifient l'élection des consuls et des échevins.

Lorsque Bernis fit sa première entrée dans la ville archiépiscopale et seigneuriale d'Albi, les Consuls, syndic et député de l'Université et cité d'Albi lui promirent et jurèrent de lui être loyaux et francs sujets, de lui garder et procurer ses droits, profits et honneurs, et d'obéir à ses commandements et à ceux de ses officiers. L’évêque de Mende, par une complaisance qu'avait eue Richelieu pour un prélat ami, Marcillac, a gardé presque toutes les prérogatives de l'époque féodale. Il est seigneur et gouverneur de Mende et comte de Gévaudan, suzerain des huit barons de Gévaudan, et, pour mémoire, des comtes de Rodez et des rois d'Aragon. Ses propriétés et ses fiefs s'étendent sur quarante paroisses. Il s'arroge le droit de nommer les consuls de Mende et les syndics ou commissaires du pays aux États particuliers de Gévaudan. Il a sa justice à Mende, comme le roi a la sienne à Marvejols, son bailli d'épée et son lieutenant général. Les trois ordres du diocèse constateront, au mois de janvier 1789, que, par un abus manifeste contre tous les droits naturels et politiques, le siège épiscopal dispose de toute l'administration civile et politique.

Dans le Clergé dit étranger, les prélats sont de véritables princes. L'évêque de Strasbourg est prince-évêque de Strasbourg et landgrave d'Alsace. Il possède en Alsace des domaines de 44 lieues carrées d'étendue, peuplés de 25.000 habitants, et qui rapportent 350.000 florins, environ 800.000 livres ; de plus il étend son autorité sur 80 villes, bourgs et villages du margraviat de Bade ; il est prince du Saint-Empire. L'archevêque de Besançon porte aussi ce titre. L'archevêque de Cambrai est duc de Cambrai et comte de Cambrésis, suzerain de fiefs peuplés de 75.000 habitants ; il choisit la moitié des échevins à Cambrai et toute l'administration du Cateau ; il nomme à deux grandes abbayes ; il préside les États provinciaux. Même où le pouvoir seigneurial s'est affaibli ou a disparu, les titres magnifiques persistent. En tête de l’épiscopat français marchent les six pairs ecclésiastiques : l’archevêque-duc de Reims, les évêques-ducs de Langres et de Laon, les évêques-comtes de Châlons-sur-Marne, de Beauvais et de Noyon, ont, dans la cérémonie du sacre, chacun leur rôle, portant le manteau, l’épée, l'anneau ou le baudrier royal, présentant la sainte ampoule, oignant le roi, le sacrant et le présentant aux acclamations du peuple. Les évêques-pairs de France siègent au Parlement de Paris. Nombre d'autres sont conseillers d'honneur ou conseillers-nés des parlements dans le ressort desquels leur siège est situé, La plupart sont conseillers du Roi en ses Conseils d'État et privé. Ils ont, dans les assemblées des pays d'États, la première place : l'archevêque de Narbonne est président des États du Languedoc ; celui d'Aix, des États de Provence ; celui d'Autun, des États de Bourgogne ; celui de Grenoble, des États de Dauphiné ; celui de Pamiers, des États de Foix ; celui de Lescar, des États de Béarn et de Navarre.

La prétention de certains sièges à l'antiquité et à la prééminence apparaît dans leurs titres ecclésiastiques, éclatants et quelquefois contradictoires. L'archevêque de Rouen s'intitule primat de Normandie ; celui de Bordeaux, de la seconde Aquitaine ; celui d'Auch, de la Novempopulanie et du royaume de Navarre ; celui de Reims, de la Gaule-Belgique ; celui de Lyon, primat des Gaules ; celui de Sens, primat des Gaules et de la Germanie ; celui de Vienne, primat des primats ; celui de Bourges, primat des Aquitaines, et, par surcroît, patriarche, dignité superéminente, laquelle, en ordre hiérarchique de l'Église, précède tous les autres prélats et même les primats. Pour ces grands seigneurs et princes d'Église, les appellations de Révérend Père en Dieu, de Messire et de Monsieur sont bien petites ; l'habitude s'est introduite au XVIIe siècle et a prévalu au XVIIIe de les traiter de Monseigneur. Les rois continuent, jusqu'à la Révolution et même au delà, à leur écrire : Monsieur l'évêque et les ministres, sous l'Ancien Régime, font de même ; mais le reste du monde leur donne du Monseigneur.

Des revenus du Clergé séculier, l'aristocratie ecclésiastique prenait une grosse part. La mense épiscopale des 130 archevêques et évêques de France, abstraction faite de la Corse, consistait en rentes foncières, dîmes et redevances féodales, qui, d'après les indications de l’Almanach royal de 1789, rapportaient 5.600.000 livres. La somme totale était répartie très inégalement entre les prélats. D'après le même Almanach, l’évêché de Strasbourg rapportait 400.000 livres ; l'évêché de Vence, 7.000, et l’évêché le plus pauvre, celui de Nebbio, en Corse, 4.000 livres. Entre ces extrêmes, et sauf Digne, un bourg, Saint-Paul-Trois-Châteaux, un village, et Glandève, qui n'était qu'une maison, il n'y avait presque pas un siège qui rapportât moins de 10.000 livres. De très petites villes, Fréjus, Sisteron, Riez, Rieux, Saint-Pons, Saint-Papoul, Lombez, Senez, Alet, avaient des évêques bien rentes. L'évêché de Comminges, dont le siège était Saint-Bertrand, et celui de Conserans, dont le siège était Saint-Lizier, rapportaient, celui-ci 24.000, celui-là 60.000 livres ; Mende valait 40.000 ; Lavaur, 64.000 ; Condom, 70.000 ; Agde, 40.000 livres. Les évêchés les mieux dotés, après celui de Strasbourg, étaient Metz, 120.000 livres, Beauvais, 96000 livres, et Verdun 74 500 livres.

Il y avait des archevêchés moins bien pourvus que les riches évêchés : Aix, 37 400 livres ; Arles, 42.000 livres ; Embrun, 22000livres, Vienne, 35.000 livres. Mais la plupart des archevêchés s'échelonnaient entre 40000 et 70.000 livres, et quelques-uns était encore plus riches : Rouen avait 100.000, Toulouse 90.000, Albi et Auch chacun 120.000, Narbonne, 160.000 et Paris 200.000 livres.

Les titulaires se faisaient, par surcroît, attribuer en commende des abbayes, et ils obtenaient une mense abbatiale proportionnée à leur mense épiscopale : aux meilleurs évêchés, les meilleures abbayes. Montazet, archevêque de Lyon, touchait par surcroît 30.000 livres de rentes ; Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims. 33000 livres ; Rohan, évêque de Strasbourg, 60.000 livres ; Bernis, archevêque d'Albi, 100.000 livres ; Brienne, archevêque de Toulouse, 106.000 livres ; Dillon, archevêque de Narbonne, 120.000 livres ; La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, 130000 livres. C'était un supplément de 1 224 800 livres réparti entre 13 archevêques et 79 évêques. L'archevêque de Paris était le seul prélat à qui l'usage interdise le cumul des bénéfices ; il est vrai que ses revenus estimés à 200000 livres étaient réellement de 400.000.

C'est qu'en effet la valeur déclarée des revenus épiscopaux était inférieure à leur valeur réelle de moitié au moins, et quelquefois de beaucoup plus. L'évêché de Troyes, au lieu de 14.000 livres, rapportait 70.000 livres ; l'évêché de Langres, 130.000 livres au lieu de 52.000 ; l'évêché de Strasbourg, 600.000 livres au lieu de 400.000 ; l'archevêché d'Albi, 213.368 livres au lieu de 120.000. L'abbaye de Jumièges valait 30.000 livres et non 23.000 ; Saint-Faron 120.000 et non 18.000 ; Saint-Germain-des-Prés, 233.930 et non 130.000 livres ; Saint-Waast d'Arras, 300.000 livres et non 40.000 livres[8], Saint-Amand (en Hainaut), 100.000 et non 6.000. Il est vrai que les évêques avaient à payer sur leur mense des pensions et qu'ils ne disposaient pas toujours de toute la mense des abbayes qui leur avaient été attribuées, mais, même après la déduction faite de ces charges, le revenu réel demeurait de beaucoup supérieur au revenu déclaré. D'ailleurs, les évêques ainsi grevés recevaient en compensation des pensions sur d'autres menses épiscopales ou abbatiales[9]. C'étaient des comptes très enchevêtrés ; mais à voir ainsi s'enfler les chiffres épiscopaux et abbatiaux, on comprend que le marquis de Ferrières ait pu dire, dans ses mémoires, que tous les évêques avaient 100.000 livrée de rentes, quelques-uns 200, 300 et jusqu'à 800.000. Il n'exagérait que pour un petit nombre.

 

IV — MŒURS ÉPISCOPALES.

BEAUCOUP de ces évêques gentilshommes mènent le train des plus grands seigneurs. Ils ont un nombreux domestique et de beaux équipages, ils donnent des fêtes et des réceptions, accueillent à portes ouvertes les passants de marque et les gens notables de la province. Ce sont de grands bâtisseurs ; ils restaurent, agrandissent, transforment les anciens châteaux des évêques féodaux, ou bien élèvent, au milieu des arbres et des jardins, des palais modernes. D'ailleurs ils ont leur hôtel à Paris, pour passer l'hiver, et des maisons de plaisance à la campagne, pour se reposer l’été.

Louis-Joseph de Montmorency-Laval, évêque de Metz de 1760 à 1790, habitait à Frascati, aux portes de Metz. Il avait, dit Mme de Boigne, un état énorme, et tenait table ouverte pour l'immense garnison de Metz et pour tous les officiers supérieurs qui y passaient en se rendant à leurs régiments. Les honneurs de cette maison ecclésiastico-militaire étaient faits souvent par la nièce du prélat, la marquise de Laval, que son vieil oncle aimait tendrement en tout bien tout honneur, et dont il payait les dépenses de toilette, quarante mille livres par an. A Brienne, dans le château superbe que l'archevêque de Toulouse et son frère le comte de Brienne avaient fait construire sur remplacement de leur gentilhommière en ruines, l'utile et l’agréable étaient réunis pour le plaisir des hôtes et des visiteurs :

Un cabinet d'histoire naturelle, — raconte un des amis de la maison, l'abbé Morellet, — une bibliothèque riche et nombreuse. un cabinet de physique et un physicien démonstrateur de quelque mérite (Deparcieux) venant de Paris et passant là six semaines ou deux mois pour faire des cours aux dames : tout ce qui peut intéresser, occuper, distraire, se trouvait là réuni... La magnificence se déployait surtout aux fêtes du comte et de la comtesse ; il se trouvait alors au château quarante maîtres, sans compter la foule des campagnes voisines ; et des concerts, des musiciens venus de Paris, des danses, des tables dressées dans les jardins, des vers et des chansons par l'abbé Vanmall, grand-vicaire de l'archevêque, et par moi (Morellet)  ; la Comédie accompagnée de petit ballets, où dansaient la jeune et jolie madame d’Houdetot, et madame de Damas, et d'autres jeunes personnes, donnaient à Brienne l'éclat et la magnificence de la maison d'un prince.

L’archevêque de Narbonne, Dillon, allait tous les deux ans passer, quinze jours à Narbonne, et présidait les États de Languedoc à Montpellier pendant six semaines. Le reste du temps, il vivait à Paris ou dans une propriété de Picardie, Hautefontaine, où il menait, au témoignage encore de Mme de Boigne, sa parente, une vie beaucoup plus amusante qu'épiscopale. La maison était gouvernée par Mme de Rothe, nièce de l'archevêque et qui vivait avec lui depuis longues années dans une intimité fort complète qu'ils prenaient peu le soin de dissimuler. L'archevêque avait marié la fille de Mme de Rothe avec son neveu, le comte Arthur Dillon ; mais, suivant les habitudes du temps si contraires à l’amour dans le mariage, la comtesse Dillon avait une liaison affichée avec le prince de Guéménée, qui passait sa vie entière à Hautefontaine :

Il y avait toujours beaucoup de monde à Hautefontaine, on y chassait trois fois la semaine. Madame Dillon était bonne musicienne ; le prince de Guéménée y menait les virtuoses fameux du temps, on y donnait des concerts excellents, ou y jouait la comédie, on y faisait des courses de chevaux, enfin on s'y amusait de toutes les façons.

L'archevêque, chasseur passionné, avait le juron facile. Quand l’évêque de Montpellier, Joseph-François de Malide, le seul qui lui imposât par sa vertu, venait à Hautefontaine et suivait la chasse en calèche, Dillon disait aux chasseurs : Ah ! ça, messieurs, il ne faudra pas jurer aujourd'hui. Mais dès que l'ardeur de la chasse l'emportait, il était le premier à piquer des deux et à oublier la recommandation.

Le roi des hôtes, c'était le cardinal Louis de Rohan. Il avait fait relever plus superbe, après l'incendie de 1779, le château des évêques de Strasbourg, à Saverne, que deux Rohan avant lui avaient orné et décoré. Il était toujours souriant, attentif aux désirs de ses visiteurs et de ses hôtes, heureux de plaire. Suadere était sa devise inscrite sur chaque porte. Il donnait des fêtes magnifiques où l'on venait de Paris, même de la Cour, de toute la France et d'Allemagne. L'affluence était si grande qu'on manquait souvent de place, malgré les sept cents lits du château. Il n'était pas, dit un contemporain, femme de bonne maison qui ne rêvât Saverne. Les chasses surtout étaient magnifiques, six cents paysans et des gardes rabattaient le gibier sous le fusil des chasseurs ; les dames suivaient à cheval ou en calèche. A une heure de l'après-midi, la société se réunissait pour dîner sous une belle lente, dans un joli site, au bord d'un ruisseau. Pour que tout le monde fût content, il y avait des ronds et des tables creusés dans le gazon pour tous les paysans, dont chacun recevait une livre de viande, deux livres de pain et une demi-bouteille de vin. C'est à Saverne assurément que l'on goûtait le plus pleinement ce que Talleyrand appelait la douceur de vivre. Cependant il y avait beaucoup d'évêques vertueux, plusieurs même d'une vertu rigide, comme Juigné, le digne successeur de Christophe de Beaumont à l'archevêché de Paris. L'archevêque d'Aix, Boisgelin, vivait sobrement ; il disait : Je vis de ce que je ne mange pas. L'évêque de Blois, Thémines, s'éclairait en temps ordinaire avec une chandelle, et se contentait d'un suisse pour tout domestique. Ce serait une grande injustice de juger de la conduite de tout le haut Clergé par celle de quelques prélats mondains. Parmi les 13o évêques, c'était la minorité qui menait la grande vie ; mais ceux-là étaient le plus en vue. Ils attiraient l'attention publique et compromettaient l'ordre entier. Il y avait dans les maisons monacales beaucoup de relâchement, les deux tiers des moines souhaitant de rentrer dans le monde et, à défaut, vivant sans souci de la règle et de la clôture. Le dernier abbé de Clairvaux, Dom Rocourt, raconte Beugnot, était un bel homme de formes élégantes, d'une politesse recherchée avec les hommes et qui aboutissait à la galanterie avec les femmes. Aux chapitres nobles de femmes, on peut appliquer ce que dit l'abbé Mathieu des abbayes lorraines :

Répudier toutes les gènes de la vie religieuse pour n'en garder que les avantages matériels, en réduire les devoirs au célibat temporaire et à la célébration de l'office divin, se débarrasser de la clôture, des trois vœux, de l'habit monastique et de la vie commune, transformer les cellules en autant de maisons de plaisance disposées autour du cloître,... faire... d'un couvent de bénédictines un séminaire de filles à marier,... telle est l’œuvre qu'accomplirent en Lorraine les religieuses des quatre grandes abbayes de Remiremont, d'Epinal, de Poussay, de Bouxières-aux-Dames, plus de cinq siècles avant la Révolution, et qu'elles maintinrent jusqu'en 1790.

Il est probable que nombre de prélats étaient de médiocres, et quelques-uns, de mauvais croyants. Rivarol déclare qu'aux approches de la Révolution les lumières du Clergé égalaient celles des philosophes. On raconte que Louis XVI dit à ceux qui lui recommandaient Loménie de Brienne pour l’archevêché de Paris : Il faudrait au moins que l’archevêque de Paris crût en Dieu. Lorsque Turgot, étudiant en Sorbonne, résolut de renoncer à la prêtrise, parce qu'il n'avait plus la foi, ses camarades, Boisgelin, Cicé, Brienne, rengagèrent à ne pas se troubler de ce scrupule. Dans les assemblées générales, le haut Clergé, par une sorte de bienséance, continuait à flétrir et à dénoncer au pouvoir séculier les écrits contre la religion, mais il ne pouvait et même n'essayait rien contre l'incrédulité des gens cultivés, laïques ou prêtres. Dans plus d'un sermon de nos jours, dit Mercier, dans le Tableau de Paris, il n'y a de chrétien que le signe de la croix et le texte pris de l'Évangile. Après avoir entendu le R. P. Bonnet, supérieur des Lazaristes, dans l'église Saint-Sébastien à Nancy, un auditeur offrit, sans craindre pour sa bourse, de mettre un louis sur chaque endroit de ce discours où se trouverait écrit le nom de Jésus-Christ. En 1767, l'abbé Bassinet, grand vicaire de Cahors, prêchant, dans la chapelle du Louvre, le panégyrique de Saint-Louis, n'avait pas dit un mot de Dieu ni des saints ; mais il avait fait voir l'absurdité, la cruauté, l'injustice même des croisades. Au moins ne faisait-il que passer sous silence l'Evangile et Jésus-Christ ; mais, en 1780, à la distribution solennelle des prix de l'Université de Nancy, devant les vicaires généraux, le vice-chancelier de l'Université, les membres du Parlement et toutes les autorités publiques, le régent de rhétorique a l'impudence de déclarer que les graves riens qui occupaient les Pères des Conciles de Nicée et d'Ephèse n'exercent plus les génies d'aujourd'hui. Il s'agit des deux conciles qui ont, contre les négations d'Arius, proclamé la divinité de Jésus-Christ.

Il se fonde à Besançon en 1788 une Société philanthropique qui, pour expliquer son initiative bienfaisante, rappelle le devoir impliqué dans le vers fameux de Térence : Homo sum et humani nihil a me alienum puto. Cette œuvre de charité, qui s'inspire de l'amour des hommes et non de l'amour de Dieu, de la philosophie et non de la religion, compte parmi ses membres un vicaire général honoraire, six chanoines, deux prêtres attachés au chapitre, les abbés de Desnes, de Fallétans et de La Fare.

Le Clergé a oublié que le sentiment religieux, qui ne va pas sans la tristesse évangélique, est le support de la grandeur de l'Église. Il continue à vivre jusqu'à la Révolution optimiste, insouciant et léger. L'évêque de Saint-Dié, La Galaizière, le jour de son installation, fait danser toute la ville jusqu’à six heures du matin. Les curés de Nancy sont obligés de supplier leur évoque, La Tour du Pin, de suspendre pendant le carême les bals, les concerts et les grandes soirées. Certains évêques bravent les croyances populaires. L'évêque du Mans, Grimaldi, chasse les jours fériés et les dimanches ; un jour où il rencontra une procession, marchant avec croix et bannière et chantant les litanies de la Vierge, il rompit la file des fidèles. On a l'impression que dans le corps ecclésiastique, il y a tiédeur, manque de foi et même, à mesure qu'on monte dans la hiérarchie, quelque ironie à l'endroit des croyances dont il vit. Chamfort écrivait :

Un simple prêtre, un curé, doit croire un peu, sinon on le trouverait hypocrite ; mais il ne doit pas non plus être sur de son fait, sinon on le trouverait intolérant. Au contraire, le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l'évêque en rira tout à fait ; le cardinal y joindra son mot.

L'attrait de Paris est au XVIIIe siècle aussi puissant que celui de la Cour sur les prélats mondains. Il y a des prélats qui résident, et môme on en cite quelques-uns qui ne quittent jamais leur diocèse, mais la majorité ne fait que de courts séjours dans sa résidence épiscopale. Voici le programme d'un évêque, pour les premiers mois de 1784 :

Je passerai le mois de janvier à la ville (épiscopale), de février en courses et à la campagne. Je ferai encore quelques écarts dans le mois de mars, et je partirai le 13 avril à Paris.

Il ne dit pas quand il en reviendra. Au mois de mars 1764, il y avait plus de quarante évêques présents à Paris, que le Procureur général du Parlement, conformément aux ordonnances d'Orléans et de Blois, invita à rentrer dans leurs diocèses ; mais ils revinrent bien vite. L'abus était si grand que le secrétaire d'État de la Maison du Roi, Breteuil, qui avait dans son département les affaires ecclésiastiques, écrivit à tous les évêques, le 16 octobre 1784, le désir du Roi qu'ils résidassent beaucoup, et ne sortissent jamais de leur diocèse sans avoir sa permission. Malgré cet ordre, il y avait, en 1786, vingt-deux évêques présents à Paris, qui assistèrent aux funérailles de l'archevêque de Bourges, Phélypeaux de la Vrillière, mort en son hôtel du faubourg Saint-Germain. Il est vrai que, parmi ces évêques, il y en a douze au moins, les aumôniers du Roi, des princes et des princesses, qui sont retenus par leurs fonctions à Versailles ou à Paris. Le ministre de la feuille, qui est lui aussi un évêque, est installé à demeure dans le palais abbatial de Saint-Germain-des-Prés, véritable ministère des faveurs ecclésiastiques ; le dernier titulaire de ce ministère, le scrupuleux Lefranc de Pompignan, se crut obligé en conscience de résigner l’archevêché de Vienne ; mais son prédécesseur Marbeuf, évoque d Autun, s'était borné à passer tous les ans trois semaines ou un mois dans son diocèse ; il ne parut jamais à Lyon, où il fut transféré en 1788. Ces gentilshommes élevés à l'épiscopat, attendaient des mois et quelquefois des années pour aller prendre possession de leur siège.

Les évêques qui ne résident pas laissent la direction du diocèse à quelques grands-vicaires ou même à des suffragants, sorte d’auxiliaires payés à bas prix, que les populations qualifient de garçons-évêques. Ceux mêmes qui résident ne font ni sermons ni prônes. Si, par hasard, l'évêque prêche, les fidèles affluent curieusement, tant le cas est rare. Il y a des évêques qui ne trouvent pas le temps daller ordonner leurs prêtres et qui en commettent la charge à leurs collègues résidants. L'évêque de Rennes, Bareau de Girac, lévêque d'Avranches, Godard de Belbeuf, envoient leurs séminaristes à l'évêque de Dol, Hercé, grand consécrateur, qui, en vingt-trois ans d'épiscopat, ordonna 576 prêtres étrangers à son diocèse.

Sans doute Grégoire, le futur évêque constitutionnel, exagère quand il prétend qu'il était passé en proverbe en France que ses devanciers avaient réduit les sept sacrements à six, celui de la confirmation n'étant plus guère porté que pour mémoire dans les catéchismes ; mais il est certain que la confirmation était administrée à de très longs intervalles. En une fois, en 1770, l'évêque du Mans, Grimaldi, confirma, dans la cour de son château de Passay-Scillé-le-Philippe, 4.750 personnes, c'est-à-dire plusieurs générations de communiants. Dans plusieurs diocèses, tels que Séez, les règlements fixant la place des confirmants mettent les vieillards au premier rang tout près de l'autel, ce qui prouve qu'ils étaient nombreux.

Les évêques auraient dû faire, tous les deux ans, des visites pastorales dans les paroisses de leurs diocèses, pour s'enquérir de la conduite du pasteur et du troupeau, inspecter les sages-femmes et les maîtres d'école, examiner les comptes des marguilliers et des syndics des hôpitaux et pourvoir à tous les scandales et abus. Mais peu se résignaient à ces tournées pénibles, par de mauvaises routes, au hasard des mauvais gîtes. Le prélat qui passe pour en avoir fait le plus, Gaston de Partz, évêque de Boulogne, en a fait huit en quarante-sept ans, de 1742 à 1789. Un autre prélat scrupuleux, Lefranc de Pompignan, qui fut évêque du Puy de 1743 à 1774, c'est-à-dire trente et un ans, visita trois fois les paroisses montagneuses du Velay.

 

V. — L'ÉGLISE CONTRE LE JANSENISME, LE PROTESTANTISME ET LES PHILOSOPHES.

LES évêques gardent toute leur ferveur contre les ennemis de l’Église. Benoît XIV, supplié de régler la question des billets de confession, avait ordonné, le 26 octobre 1759, de refuser les sacrements aux adversaires notoires et déclarés de la bulle Unigenitus, mais permis de les administrer aux autres en les prévenant qu'ils couraient le risque, s’ils ne se rétractaient pas, de perdre leur âme. L'assemblée générale du Clergé de 1760 accepta ce compromis, mais colle de 1765 retourna aux vieux errements. Le groupe janséniste de Hollande, constitué en Église indépendante, avait tenu en 1763 son premier Concile ; le Clergé de France, craignant l'effet de cette démonstration, renouvela l'engagement solennel d'imposer la signature du Formulaire à tous les ecclésiastiques, et décida de publier une déclaration, pour rappeler aux fidèles l'obligation de se soumettre à la bulle Unigenitus.

Quatre évêques seulement, Noé, évêque de Lescar de 1763 à 1790, Beauteville, évêque d'Alais de 17S5 à 1776, Bazin de Bezons, évêque de Carcassonne de 1730 à 1778, Montazet, archevêque de Lyon de 1758 à 1788, refusèrent d'adhérer aux résolutions de l'Assemblée. Mais en 1789, de ces quatre évêques, un seul vivait encore. Le Jansénisme paraissait vaincu. Les Pères de l'Oratoire, qui avaient succédé dans nombre de collèges aux Jésuites, les Pères de la Doctrine chrétienne, autre ordre enseignant, et même les Dominicains étaient suspects d'incliner à la doctrine de l’Augustinus. Mais Saint-Sulpice maintenait et propageait le compromis catholique entre la liberté humaine et la volonté divine.

L'esprit du siècle était absolument contraire au dogme de la corruption originelle et irrémédiable de l'homme, et pourtant il restait favorable au parti qui s'y acharnait. C'est qu'il y avait entre le Jansénisme et le Gallicanisme, surtout le Gallicanisme parlementaire, plus d'un point de rencontre, et, en particulier, la haine des ultramontains. Aussi le Jansénisme inspirera aux Constituants de 1791 l'idée d'une organisation ecclésiastique conforme, pensaient-ils, à celle de l'Eglise primitive. La Constitution civile du Clergé sera une sorte de revanche de la Constitution Unigenitus.

Contre les protestants, l'Assemblée générale du Clergé continua de réclamer le maintien des anciennes rigueurs. Mais, après la révision des procès de Calas et de Sirven, le Gouvernement a désarmé : en 1769, il libère les prisonnières protestantes détenues dans la Tour de Constance à Aigues-Mortes, et, vers 1770, les derniers galériens protestants ; en 1773, il relâche, immédiatement après l'avoir lait arrêter, le pasteur Broca, qui tenait des assemblées religieuses près de Meaux, aux portes de Paris. Le pouvoir entre en conversation avec une secte qui officiellement n'existe pas. Court de Gébelin est le représentant à Paris d'un comité établi à Lausanne pour la défense des Églises du Désert, et, comme tel, il est en relations directes ou indirectes avec les secrétaires d'État et les personnages influents. Un pasteur, Paul Rabaut, joue le même rôle auprès des gouverneurs et des intendants du midi. Les religionnaires s'assemblent sans trop de précautions ; ils célèbrent leur culte dans des maisons ou dans des granges. L'état de fait est donc très différent de l'état de droit. L'opinion condamne sévèrement les catholiques qui, s'étant mariés au Désert par amour, rompent cette union pour en contracter une autre en donnant la raison que, d'après les ordonnances, ces mariages étaient nuls. Les professeurs de l'École militaire écrivaient au vicomte de Bombelles, leur ancien élève, qui avait fait annuler son mariage avec la fille d’un négociant protestant de Montauban, Mlle Camp :

Nous laissons aux ministres des autels et aux magistrats le soin de prononcer sur les liens que vous avez formés avec Mlle Camp, mais il est un tribunal auquel vous êtes comptable des procédés que vous avez mis dans votre conduite envers elle : celui de l'honneur....

Mais le Clergé s'obstinait à demander la fermeture des temples, la dispersion des assemblées et la persécution des pasteurs. On a vu qu'en dépit des efforts de Turgot, Louis XVI n'osa pas supprimer, du serment du sacre, la promesse de faire disparaître du sol français les hérétiques. Le haut Clergé voulait même un engagement plus précis. Au nom de l'assemblée générale, le 24 septembre 1775, l'archevêque de Toulouse dénonça au Roi les progrès de l'hérésie et de l'impiété, lui demandant de réprimer Tune et l'autre. Louis XVI promit vaguement d'employer l'autorité que Dieu lui a confiée, à faire respecter la religion. L'assemblée insista, remontrant que le mal était à son comble. Le Roi se borna à déclarer qu'il n'est pas dans la disposition d'accorder aucune faveur ou protection à la religion prétendue réformée, et que les bruits qui peuvent courir à ce sujet sont sans fondement. Mais les faits démentaient les paroles. Un protestant, — un étranger, il est vrai, — Necker, fut nommé Directeur général des Finances. L'assemblée de 1780, comme celles de 1765, de 1770 et de 1775, se plaignit de la complaisance du Gouvernement pour les religionnaires et réclama encore, mais sans succès, l'application des lois. La cause de l'intolérance était perdue ; un Édit de novembre 1787, comme on le verra, rendra aux protestants les droits civils. Le Clergé dans ses cahiers de 1789 protestera contre l'Édit et demandera qu'au moins on n'accorde jamais aux hérétiques l'exercice public de leur culte et qu'on interdise les mariages mixtes.

Le Clergé poursuivait l'impiété comme l'hérésie. Depuis l'apparition du premier volume de l'Encyclopédie, en 1751, ses assemblées générales n'ont plus cessé de flétrir et de dénoncer les livres qu'elles jugent contraires à la religion et aux mœurs[10]. Une Déclaration du 16 avril 1757 avait réédité l'ancienne prescription de la peine de mort contre tous ceux qui seraient convaincus d'avoir composé, imprimé ou répandu des écrits tendant à attaquer la religion ; mais une telle rigueur était inapplicable ; aussi l'Assemblée de 1780, protestant qu'à la vue de ces dispositions rigoureuses, ses entrailles paternelles frémissent, demanda une législation moins sévère, mais plus fidèlement exécutée : amendes pécuniaires, et, en cas de récidive, exclusion absolue des emplois, honneurs et privilèges des citoyens, sauf après des récidives multipliées, à traiter le coupable auteur comme une personne attaquée de la contagion.

Le Clergé combat les Philosophes avec leurs propres armes. Il pensionne des gens de lettres, dévoués à sa cause, et des théologiens, chargés de réfuter les erreurs. En 1770, par exemple, il accorde une pension de 2000 livres à un bon controversiste, l'abbé Bergier, qui vient de publier La certitude des preuves du christianisme, et charge un Cordelier, le P. Bonhomme, de réunir les meilleurs livres écrits en faveur de l'Eglise et d'en faire un corps de preuves contre la philosophie. Il fait paraître un Avertissement du Clergé de France aux fidèles du royaume sur les dangers de l’incrédulité. Ses déclarations comme les apologies et les lois furent, au reste, inefficaces. Voltaire déclarait que l'Europe était encyclopédiste et que la révolution contre l'Eglise était consommée.

 

VI. — LE CULTE, LA CHARITÉ, L'ENSEIGNEMENT.

L'OPINION accusait la Clergé de ne pas remplir certaines obligations attachées à sa charge et à ses richesses : l'entretien du culte et surtout l'assistance et l'instruction publiques, qui étaient alors fonctions d'Église, non d'État. Du culte, il ne semble pas que les commendataires et les titulaires des bénéfices aient eu grand souci. Ils ne versaient pas aux fabriques le quart des décimes, ordonné par le droit canonique, pour les réparations des églises et des presbytères :

Il y a très peu de fabriques en Lorraine, dit le jurisconsulte contemporain Thibaut, qui soient assez riches pour suffire aux réparations, entretien et fourniture des églises paroissiales, en sorte que les pauvres habitants de la campagne sont chargés de la plus grande partie de ces dépenses quotidiennes sous les yeux d'opulents décimateurs, à qui le retranchement d'une partie de leurs revenus ne serait cependant qu'un moyen de remplir plus exactement les devoirs de leur état.

Les intendants durent restaurer ou relever beaucoup d'églises qui tombaient en ruines.

J'arrivai, dit un curé de Touraine, au mois de juin 1788... Le presbytère ressemblerait à un souterrain hideux s'il n'était ouvert à tous les frimas et à tous les vents.

Il est certain que le Clergé fut sensible aux misères des populations ; des évêques donnaient avec une bonté de cœur d'apôtres et une générosité de grands seigneurs. Mais d'autres se conduisaient autrement, et il ne faut pas croire sur parole les érudits diocésains et les hagiographes enclins à surcharger les mérites de leurs héros.

Au cours du XVIIIe siècle, une trentaine d'évêques se sont signalés par la construction d'hôpitaux ou par les dons considérables qu'ils leur ont faits. Beaucoup de ces bâtisseurs et de ces bienfaiteurs appartiennent au règne de Louis XVI : Phélypeaux d'Herbault donne 40.000 livres pour l'achèvement de l'hôpital général de Bourges ; Hercé, 30.000 livres pour celui de l’hôpital de Dol ; Barrai termine et embellit l'Hôtel-Dieu de Castres ; Fumel donne à Lodève un magnifique hôpital, et Le Quien de La Neuville élève à Dax, à même fin, un bâtiment vaste, aéré, salubre, commode. Le cardinal de La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, l'évêque d'Amiens, de Machault, l'évêque d'Agde, Saint-Simon de Sandricourt, d'autres encore, assurent l'existence et même l'avenir de ces établissements charitables par des dons, des subventions et des constitutions de rentes. Les deux : archevêques de Paris, Christophe de Beaumont et Juigné, furent de grands aumôniers, dont l'un donna 500.000 livres pour la construction de l'hôpital Necker, et l’autre 100.000 écus pour la reconstruction de l'Hôtel-Dieu. D'autres instituèrent des hôpitaux leurs légataires universels. Ici donc une bonne partie du clergé a fait tout son devoir.

L'État ne se désintéressait pas tout à fait de l'enseignement populaire. Une ordonnance royale du 14 mars 1724, qui confirme et complète des dispositions législatives antérieures, règle les programmes, fixe le traitement des maîtres et les rétributions des écoliers. Mais l'État n'a pas de budget de l'instruction publique ; il n'entretient pas les écoles ; il ne paie ni ne recrute, ni ne surveille les maîtres. C'est l'affaire des particuliers, des communautés et des évêques.

Le Clergé est juge de la capacité, de la doctrine et des mœurs des maîtres. Il a la juridiction sur les écoles publiques entretenues par les paroisses, et sur les écoles privées entretenues par les pères de famille. Il confère aux instituteurs publics, élus par l'assemblée générale des habitants, comme aux maîtres choisis par la confiance des particuliers, des lettres de régence et le droit d'enseigner. Il aide par ses subventions les écoles des paroisses pauvres ; il en fonde lui-même, et il applique à leur entretien des dons, des legs, des fondations pieuses, ou les paie de ses propres deniers. Il y appelle, surtout vers la fin de l'Ancien Régime, les congrégations enseignantes, qui donnent l'instruction gratuitement, et alors il doit pourvoir seul à leur entretien. Dans certains endroits, à défaut de maîtres, le Clergé donne lui-même l'enseignement. Les maîtresses d'école sont généralement des congréganistes, mais les maîtres sont en majorité des laïques.

L'enseignement se bornait le plus souvent à la lecture, à l'écriture, au calcul et au catéchisme. Le Clergé voulait naturellement avant tout qu'on apprît aux enfants les principes de la religion. L'Université d'Orléans estimait suffisant d'avoir pour instituteurs des sujets instruits des vérités fondamentales de la religion et capables d'enseigner au moins les éléments de la lecture et de l'écriture. Les écoles dites dominicales, parce qu'elles ne se tenaient que le dimanche, n'étaient que des catéchismes, où par surcroît on enseignait l'alphabet.

Le budget, si l'on peut dire, de l'enseignement primaire était considérable. En 1792, Romme, rapporteur du Comité de l'instruction publique, estimait à 12 millions les sommes dépensées pour les petites écoles et provenant des fabriques, des municipalités, des fondations, — qui étaient très nombreuses, — de la rétribution scolaire, des versements des parents aux maîtres privés. A Paris, l’enseignement primaire coûtait de 120 à 130.000 livres. La contribution du Clergé, représentée par la part de dîmes abandonnée aux fabriques et en partie par les fondations était la plus forte. Dans certains pays elle s'élevait à 60 p. 100.

Il est difficile de savoir le nombre des écoles. Clairsemées dans tout le sud-ouest, le Béarn excepté, et en Bretagne, elles étaient beaucoup plus nombreuses qu'on ne le croit communément dans les provinces du nord et de Test, Ile-de-France, Normandie, Picardie, Artois, Flandre, Lorraine, Alsace, Bourgogne, Franche-Comté, et dans certaines régions du sud-est et du centre, Lyonnais, Dauphiné, Cévennes et Comtat d'Avignon. Cependant beaucoup de cahiers en 1789 signaleront l'insuffisance des écoles même dans les régions qui passent pour en avoir été le plus abondamment pourvues. A Paris extra-muros, à Mantes, à Lille, à Lyon, le Clergé demande qu'il soit établi des écoles partout où il n'y en a pas. Des cahiers du tiers se plaignent que, dans les campagnes, on ne trouve aucun secours pour l'éducation des enfants. Nos enfants croupissent dans la dernière ignorance, disent les cahiers des environs de Paris, du Pas-de-Calais et d'Auxerre. La proportion des illettrés était en effet considérable, si l'on en juge par le nombre des électeurs qui, en 1789, n'ont pas su signer de leurs noms les cahiers des paroisses de campagne : à Chevreuse 40 sur 75 ; à Sarcelles, 105 sur 161 ; à Chevannes, 37 sur 47 ; à Artigues, 34 sur 120, etc. Les maîtres sont dénoncés comme incapables et paresseux. Mais ce n'est pas, dit-on, leur faute. La Déclaration royale de 1724 attribuait aux maîtresses un traitement fixe de 100 livres, et, aux maîtres, de 150 livres. S'il s'en trouve tant (parmi les instituteurs) de fainéants, ignorants et sans mœurs, c'est qu'aucun homme instruit ne veut d'une place si peu lucrative. C'était une des raisons du médiocre état de l'éducation populaire. Le Clergé a été libéral envers elle ; mais nous savons aujourd'hui ce qu'il en coûte pour organiser l'enseignement primaire dans un grand pays. Tous les revenus de l'ancien Clergé n'y auraient pas suffi[11].

De la réforme des collèges après l’expulsion des Jésuites, il a déjà été parlé. Après la dissolution de Tordre des Jésuites, qui laissait libres plus de cent collèges, l’édit de février 1763 soumit les maisons qui n'étaient pas confiées à une congrégation, à un bureau, composé de deux officiers de justice, de deux officiers municipaux, de deux notables et du principal, et que l’évêque présidait. En réalité, l’évêque y était le maître. L'épiscopat sauva bien des collèges que les municipalités voulaient fermer ; il restaura, subventionna ceux qui périclitaient. Il y appela, suivant ses préférences, tantôt des maîtres séculiers, tantôt des congréganistes. Des Oratoriens, des Bénédictins remplacèrent en beaucoup d’endroits les Jésuites, En 1789, il y avait en France 562 collèges fréquentés par 72.747 élèves. L’abbé Montesquiou estimait que la Révolution avait pris aux collèges 30 millions de revenus.

 

VII. — ACTIVITÉ DES ÉVÊQUES HORS DE L'ÉGLISE.

L'ADMINISTRATION spirituelle ne suffît pas à l'activité de certains évêques. Ils pensent qu'ils ont autre chose à faire que de rédiger des mandements, de confirmer les enfants, de visiter les curés et d'être, comme disait l'abbé de Vermond, des laboureurs de diocèse. C'est l'intérêt de l'Église de se mêler à la vie publique, d'accroître le bien-être des populations, les ressources et la richesse du royaume. La liste est longue des œuvres surérogatoires auxquelles des évêques donnent leur temps et leur peine : sociétés d'agriculture, sociétés de secours aux incendiés, suppression de la mendicité, bureaux de charité, monts de piété, vaccination, cours d'accouchement. Toute cette action donne l'impression d'un épiscopat intelligent, ouvert aux idées du siècle, et qui aspire à jouer un grand rôle social, comme si les devoirs du sanctuaire lui paraissaient un peu surannés.

Le Clergé a fourni sa large part d'économistes : l'abbé Roubaud, l’abbé Bandeau, l'abbé Morellet, ce grand compilateur de faits et de chiffres. On a pu dire que Turgot, lorsqu'il étudiait en Sorbonne et s'appelait l'abbé de Brucourt, avait déjà arrêté ses idées maîtresses sur l'administration publique. Un grand nombre d'ecclésiastiques s'occupent théoriquement d'agriculture, de commerce, d'industrie, de douanes intérieures, de monnaies et de change ; ils publient des mémoires, des livres, des revues sur la production, la circulation et la consommation des richesses. Des camarades de Turgot en Sorbonne — dont la plupart furent évêques — les deux Cicé, Loménie de Brienne, Boisgelin, l'abbé Veri, et, dans la génération qui suivit, l’abbé de Périgord, qui fut Talleyrand, l’abbé de Montesquieu, et des roturiers, que la Révolution destinait à de grands rôles, l'abbé Sieyès, l'abbé Maury, l'abbé Louis, conseiller-clerc au Parlement de Paris, futur ministre des finances de Louis XVIII, étaient plus préoccupés du royaume de France que de la Cité céleste.

Les pays d'États, Languedoc, Bretagne, Artois, Bourgogne, Provence, comté de Foix, Béarn et Navarre, sont pour les évêques un bon théâtre d'activité temporelle. Les prélats président les assemblées de ces provinces, dirigent les débats, inspirent les résolutions, participent au vote et à la répartition des impôts, s'intéressent aux travaux publics. Aussi le jeune Clergé recherche les diocèses en pays d'États, auxquels se trouvait réunie, comme disait Morellet à propos de Brienne, quelque partie d'administration.

L'archevêque d'Aix, Boisgelin, président de l'assemblée des procureurs de Provence, et deux autres évêques provençaux, de Bausset, évêque de Fréjus, et Suffren de Saint-Tropez, évêque de Sisteron, dessèchent des marais, creusent des canaux et irriguent des terres arides. L'évêque d'Autun, Marbeuf, président des États de Bourgogne, fait réparer les routes du diocèse d'Auxerre, un pays perdu. L'évêque d'Arras, Conzié, président des États d'Artois, répartit plus équitablement les impôts. L'évêque de Lescar, Noë, président perpétuel des États de Béarn, dénonce au Roi les abus du pouvoir.

Mais le Languedoc, avec ses États généraux et ses vingt-trois assemblées particulières de diocèses, est le domaine propre des évêques-administrateurs. L'archevêque de Narbonne, Dillon. président-né des États, éloquent, actif et autoritaire, expédie rondement les affaires. Sous son inspiration, des routes et des ponts sont construits et le canal des Deux-Mers joint à la Robine de Narbonne ; des encouragements sont donnés à l'agriculture, au commerce, aux manufactures et aux arts. L'archevêque de Toulouse, Brienne, second président des États, embellit Toulouse de quais, de places publiques et de larges rues, et joint par un canal, qui a gardé son nom, le canal du Midi à la Garonne. A Albi, à Montauban, à Lavaur, à Lodève, à Alais, à Agde, les évêques construisent des routes et des ponts et fondent des manufactures. L'évêque de Castres, Barrai, transforme le pays Castrais ; il ouvre des routes à travers la montagne pour relier sa ville épiscopale, — où la première fois il n'était parvenu qu'en litière, — avec les capitales du Languedoc, Toulouse et Montpellier. Il dessine lui-même les plans, arrête le tracé et surveille les travaux. Il fonde une manufacture de coton, et convertit et rembourse la dette de Castres. Avant Turgot, il crée des ateliers de charité ; avant Parmentier, il recommande comme aliment la pomme de terre. Grand voyer, ingénieur, financier, industriel, agronome, il est le type représentatif d'une espèce nouvelle d'évêques.

Hors des pays d'États beaucoup d'évêques s'appliquent ainsi à des détails d'administration publique. Ils jouent le premier rôle dans les Assemblées provinciales. L'évêque de Rodez, Champion de Cicé, qui devint archevêque de Bordeaux, fut l'organisateur, le conseiller et l'inspirateur de l'Assemblée de Haute-Guyenne. Dans sa correspondance avec les procureurs-syndics, conservée à Rodez, il n'est question que de routes, postes, octrois, haras, navigation des rivières, commerce, jauge des vins, impôts.

Mais cette fureur d'administrer inquiétait des âmes chrétiennes. De 1781 à 1783 parurent quatre Lettres secrètes contre le rôle nouveau de l'épiscopat. On y lisait :

La maladie d'être homme d'État a gâté les meilleures têtes ; les sollicitudes épiscopales sont teintées aujourd'hui d'une couleur politique : il semble que les sources de l'Évangile sont devenues étrangères à nos prélats.

L'évêque-administrateur y est traité de sorte de métis, moitié sacré, moitié profane... un Jacquet ministériel, un ressort secondaire qui s'engrène dans le rouage politique... On lui reprochait de s'abaisser, de déchoir :

Prendre des lettres de marque au bureau du Contrôle général pour convoyer les deniers royaux, en diriger le versement, en déterminer l'assurance.... c'est se faire consul de Bas-Empire quand on peut être Empereur chrétien ; c'est se décorer, sous le bon plaisir et par la grâce de Mgr le Ministre des Finances, d'une sorte d'épiscopat in partibus qui dégrade l'autre.

L'archevêque de Vienne, Lefranc de Pompignan, interprète des évêques évangélistes tels que Christophe de Beaumont, Juigné, le cardinal de La Rochefoucauld, se plaint, dans ses Lettres à un évêque, écrites de 1777 à 1783, du travestissement de l'épiscopat :

La dignité épiscopale dans le royaume est, dit-on, déchue comme ministère spirituel de son ancienne considération. Je ne nie pas que les pernicieux progrès de l'incrédulité n'influent beaucoup sur cette décadence. Le respect pour ¦ l'épiscopat doit baisser dans la même proportion que celui qui est dû à la religion. Mais... convenons de bonne foi que, pour rétablir le lustre de l'épiscopat, il ne faut pas sortir de l'enceinte que Dieu lui a tracée : demeurons-y ; ce rétablissement est entre nos mains.

 

VIII. — LES OPINIONS POLITIQUES DES ÉVÊQUES.

LE Clergé, riche, grand propriétaire et premier ordre de l'État, restait attaché aux traditions, coutumes et libertés de l'Église gallicane. Il substituait au XVIIIe siècle, dans les trois quarts des diocèses, la liturgie gallicane à la liturgie romaine. La Théologie publiée à Lyon par Montazet, tout en affirmant la primauté d'honneur et de juridiction du Saint-Siège, enseignait que les conciles œcuméniques étaient supérieurs aux papes, et que le souverain pontife, même prononçant ex cathedra sur les matières qui touchent à la foi et aux mœurs, peut errer. Mais d'autres manuels en usage dans les séminaires de France se taisaient sur la question de l'infaillibilité. Comme autrefois, devant le péril protestant, le haut Clergé, dans sa lutte contre le Jansénisme, tenait à vivre en bonne entente avec Rome. La chaire apostolique, a dit l'assemblée du Clergé en 1760, est le centre de notre accord mutuel. Les assemblées se sont toujours montrées résolument hostiles au gallicanisme parlementaire qui, attribuant au Roi et à ses officiers la police du culte, leur conférait le droit d'intervenir dans le gouvernement de l'Église. L'assemblée de 1765 a déclaré :

Les dogmes, les sacrements, le culte de la religion sont des biens qui n'appartiennent point aux puissances de la terre.... Vainement chercherait-on à faire un objet de police de tout ce que la Religion a d'extérieur dans son culte ; la tribu de Lévi conservera toujours seule le droit de porter la main sur l'arche d'alliance.

Cela n'empêchait pas le Clergé de France d'être profondément le culte du bol royaliste.

L'amour des rois, déclare l'évêque d'Alais, Beauteville, lors de l'avènement de Louis XVI, est pour nous (Français) un hommage immortel, une passion héréditaire dont les liens nous attachent au trône plus fortement que ceux qui nous attachent à la vie.

Les mandements épiscopaux annoncent au peuple le mariage du Roi, les grossesses de la Reine et la naissance des enfants de France. L'évêque de Saint-Papoul, Maillé de La Tour-Landry, célèbre la naissance du duc de Normandie en 1785, comme s'il s'agissait d'un autre Messie : Evangeliso vobis gaudium magnum. Je vous annonce une grande joie : Allons à BethléemTranseamus Bethleem usque — écrivait-il à ses diocésains, et il les invitait à aller vénérer l'enfant auguste, l'enfant de la patrie. Le Clergé croyait à l'indissoluble union du trône et de l’autel. Il avait gardé pour la royauté cette seconde religion, très proche de la première, que prêchaient les évêques du XVIIe siècle.

Cependant, plus on approche de la Révolution, plus clairement on, voit que les idées nouvelles ont pénétré clans le haut Cierge. Des évêques parlent comme des libéraux, comme des nationaux. Ils veulent que la monarchie soit un empire tempéré. Ils prétendent qu'en matière d'impôts la Nation a toujours réclamé invariablement son consentement et sa volonté libre, et, par suite, que le peuple français n’est pas imposable à volonté. Ils invitent Louis XVI à mettre sa gloire, à être non roi de France, mais roi des Français. Et l'on entendra dans la période électorale des paroles graves sorties des bouches épiscopales. Il est probable que des évêques ont été séduits, comme certains grands seigneurs, par les idées libérales ; mais la principale raison de ce revirement est sans doute que le Clergé est gravement menacé par les ministres réformateurs. L'épiscopat se fâche contre le despotisme, lorsqu'il le voit s'en prendre à ses immunités. Il n'entend nullement se séparer du Roi, pour se fondre dans la nation : il veut rester le premier ordre, distinct et privilégié. La grande crise venue, il aurait fait bloc contre la Révolution, s'il n'avait pas été abandonné par le bas Clergé.

 

IX. — LE BAS CLERGÉ.

CE bas Clergé comptait 60.000 curés, vicaires et autres auxiliaires ou habitués, qui touchaient, sur les revenus de l'Église, de 40 à 45 millions. Parmi ces curés, il y en avait de bien rentes, surtout dans les grandes villes : ceux de Saint-Leu et de Saint-Eustache à Paris avaient 10.000 livres de revenu, et certains curés du pays de Caux en Normandie, 20.000 livres ; en Lorraine, dans le diocèse de Nancy, sur 168 cures, 43 rapportaient plus de 2.000 livres. Mais l'immense majorité avait un traitement insuffisant et même misérable. La dîme, prélevée sur les fruits de la terre et des troupeaux, primitivement destinée à l'entretien du culte et de ses ministres, revenait de droit au curé ; on disait : Il ne faut pas d'autre titre au curé pour être décimateur que le clocher de l'église paroissiale ; mais une partie des dîmes avait été usurpée par des seigneurs ; les évêques, en qualité de premiers pasteurs, prélevaient une autre part, qu'ils attribuaient soit au chapitre de l'église cathédrale, soit à des monastères. Des églises avaient été fondées par des congrégations, des chapitres, ou des particuliers, qui les faisaient desservir par des vicaires perpétuels, et se réservaient une part de la dîme. Ces gros décimateurs, comme on les appelait, étaient obligés de laisser aux curés une part que l’on appelait la portion congrue. Une Déclaration du 29 février 1686 avait fixé cette portion, pour les curés, à 300 livres ; en 1768, elle avait été élevée à 500 livres pour les curés, à 200 livres pour les vicaires ; Louis XVI la portera en 1786 à 700 livres pour les curés, à 350 pour les vicaires ; mais celte augmentation n’était guère qu'une compensation pour le fléchissement de la valeur de l'argent au cours d'un siècle. Presque partout où ils étaient réduits à la portion congrue, curés et vicaires vivaient misérablement.

Conformément à l'esprit de l'Ancien Régime, qui faisait peser l'impôt sur les moins capables de le porter, le haut Clergé se décharge le plus possible sur le bas Clergé des décimes ordinaires et extraordinaires qui sont perçus par décision de l'Assemblée générale du Clergé pour le paiement du don gratuit.

Les curés, même à portion congrue, dit l'avocat au Parlement Gaultier de Biauzat en 1788, sont imposés à 60, 80 et même 120 livres ; les vicaires, qui ne subsistent que du fruit de leurs sueurs, sont taxés à 22 livres. Les 34.802 curés de France versent donc 3.897.024 livres chaque année dans la caisse du Clergé.... Les gros bénéficiers et les prélats sont beaucoup moins cotisés à proportion[12].

Le casuel, très productif dans les villes, ne rapporte presque rien dans les campagnes. Les villageois bardent sur les sacrements et sur l'entretien de l'église et du presbytère. Ce sont des querelles continuelles qui ravalent l'âme du prêtre autant qu'elles l'aigrissent. Des curés affamés quêtent ou mendient, boivent avec leurs paroissiens et leur vendent l'absolution. La dernière classe de l'ordre sacerdotal, écrit en 1789 un capucin, est formée de la balayure des écoles. Les prêtres de charité et de nécessité, c'est-à-dire les desservants et les vicaires, sont aussi grossiers et ignorants que les peuples. Ils se livrent dans la chaire sacrée à d'indécentes familiarités ; quelques-uns, dans la vie privée, à des désordres criminels.

Aussi le haut Clergé méprise le bas Clergé. Il ne l'admet pas à ses assemblées générales[13]. Si un curé est appelé aux assemblées diocésaines pour la répartition de la dîme, c'est comme élu de l'évêque, non comme représentant de ses collègues ; d ailleurs, il est un simple figurant. Les curés sont également exclus des Etats provinciaux. En Languedoc, même dans les assemblées de diocèses, il n'en entre que quelques-uns. Ils ne sont pas mieux partagés dans les assemblées provinciales ; on en découvre un dans l'assemblée de Haute-Garonne, un aussi dans celle de Haute-Normandie. Les curés du diocèse de Nancy se plaignent que sur onze ecclésiastiques siégeant à l'assemblée provinciale, il n'y en a qu'un seul des leurs, encore est-il doyen d'un chapitre.

Théoriquement, le curé proprement dit est inamovible il ne peut être déplacé ou révoqué que pour indignité et autres raisons canoniques ; mais, en fait, les évêques s'arrogent juridiction sur les curés comme sur les vicaires et les simples desservants. Avant de les nommer, ils leur font quelquefois signer l'engagement de démissionner au reçu du premier ordre. Au besoin, ils se débarrassent d'eux par lettres de cachet. Un curé des Trois-Valois, en Lorraine, Lhermite, était d'humeur processive ; La Galaizière, évêque de Saint-Dié, le fit enfermer pendant deux ans au monastère d’Hérival, puis reléguer dans un couvent alsacien, puis transférer à la maison de force de Maxéville, près de Nancy, où il resta prisonnier de 1780 à 1789.

Les évêques font trop sentir aux curés de toute catégorie qu'ils sont dune autre race queux. Même des prélats évangéliques dédaignent ces subalternes ; Christophe de Beaumont ne fit jamais de visites pastorales, pour n'avoir pas à rendre aux curés leurs politesses ; il n'en reçut jamais un à sa table. Un évêque, en tournée, s'est montré fort aimable envers les curés ; mais voici ce qu'il écrit d'eux en 1777 :

Je visite à présent ces frères, ces tuteurs, ces arbitres du peuple à qui j'ai fait tant de compliments. Il est bon de parler comme Fénelon : mais, en vérité, ces gens à qui l'on peut dire de si belles choses ne peuvent guère les entendre. Ils sont grossiers, malpropres, ignorants, et il faut bien aimer l'odeur empestée de l'ail pour se plaire dans la société des médiateurs du ciel et de la terre.

Les curés eurent des défenseurs. En 1776 parut un libelle anonyme : Droits des curés et des paroisses. On y soutenait que les curés sont les maîtres en leurs paroisses, qu'ils devraient partager avec les évêques le pouvoir de définir la foi ; qu'ils ont parle seul fait de leur ordination le pouvoir des clefs, et l'usage de ce pouvoir, sans que les évêques puissent les en priver pour quelque raison que ce soit. C'était une œuvre d'inspiration janséniste ; le parti, abandonné par l'épiscopat, cherchait à s'appuyer sur les curés. Mais les curés étaient surtout sensibles à leur misère. Le curé de Marolles, en Normandie, écrira en 1789 cette plainte violente où l'on sent la haine :

Nous, malheureux curés à portions congrues, nous, chargés communément des plus fortes paroisses... nous, dont le sort fait crier jusqu'aux pierres et aux chevrons de nos misérables presbytères, nous subissons des prélats qui feraient encore quelquefois faire par leurs gardes un procès au pauvre curé qui couperait dans leurs bois un bâton, son seul soutien dans ses longues courses par tous chemins. A leur passage, le pauvre homme est obligé de se jeter à tâtons le long d'un talus, pour se garantir des pieds et des éclaboussures de leurs chevaux, comme aussi des roues et peut-être du fouet d'un cocher insolent ; puis, tout crotté, son chétif bâton d'une main et son chapeau, tel quel, de l'autre, de saluer humblement et rapidement, à travers la portière du char clos et doré, le hiérarque postiche ronflant sur la laine du troupeau, que le pauvre curé va paissant et dont il ne lui laisse que la crotte et le suint[14].

A plusieurs reprises, pendant le XVIIIe siècle, les curés s'étaient réunis çà et là, sans autorisation de leur évêque, pour tâcher d'améliorer leur sort. Les Parlements avaient quelquefois approuvé, et le Conseil d'État toujours condamné ces assemblées. Sous Louis XVI, ils recommencèrent, des curés provençaux et dauphinois se syndiquèrent en 1779 pour obtenir une augmentation de portion congrue. On lit dans un rapport de l'agence générale du Clergé :

Ils établirent des syndics, ils arrêtèrent des délibérations ; ils présentèrent des mémoires ; ils nommèrent des députés à Paris, un syndic général, un receveur des contributions ; ils formèrent un Comité permanent qui devait être le centre de la correspondance ; et leurs assemblées furent autorisées par les arrêts des Parlements de Provence et du Dauphiné.

Le haut Clergé obtint du Roi la Déclaration du 9 mars 1782, qui défendait aux curés de s'assembler et de nommer des syndics ; mais les curés du Dauphiné continuèrent à réclamer, et le Roi finit par ordonner en 1786, comme on l'a vu, l'augmentation de la portion congrue.

Les curés voulaient davantage. Des laïques leur conseillaient presque l'insurrection. Servan, ancien avocat général au Parlement de Grenoble, leur disait dans une Exhortation pressante aux trois ordres de la province du Languedoc :

Ne cesserez-vous pas de trembler, prosternés devant vos évêques.... Réveillez-vous et devenez libres sous l'égide des lois. Jamais je ne pourrai croire que des hommes qui ont lu seulement quelques pages sur les droits du citoyen puissent supporter sans colère l'idée de voir fouler, écraser leurs têtes par des poignées d'hommes étrangers à la province, quelquefois étrangers au royaume, tous choisis par l'intrigue à Versailles et consacrés par l'avarice à Rome.

Des curés avaient certainement lu des pages sur les droits du citoyen ; il en est, par exemple, qui disent, en 1788, dans un Mémoire pour les curés de France touchant la convocation des États-Généraux, qu'ils sont la substance du Clergé, et demandent une représentation à eux, librement élue aux États généraux. Et on lit dans une brochure, Les curés du Dauphiné à leurs confrères les recteurs de Bretagne :

Les évêques sont les chefs de la hiérarchie ecclésiastique, mais... en matière civile et politique, ils ne sont que des citoyens comme nous !... Qu'ils nous laissent le droit d'avoir des sentiments à nous... L'intérêt du peuple et celui des curés sont inséparables. Si le peuple sort de l'oppression, les curés sortiront de l'avilissement dans lequel le haut Clergé les a plongés.

L'antagonisme entre le haut et le bas Clergé devait avoir des conséquences graves. Le haut Clergé ne s'en est pas inquiété ; il a méprisé et affamé la démocratie cléricale, ne soupçonnant pas quelle put un jour prendre sa revanche. Ces évêques n'étaient pourtant ni sans mérites ni sans vertus. Ils avaient les défauts de la classe sociale où ils se recrutaient, mais ils en avaient aussi les qualités. Légers, insouciants et mondains, la plupart étaient intelligents et instruits. Plus encore que l'aristocratie, dont ils sortaient, ils étaient capables d'organiser et de diriger un self government provincial exercé par les hautes classes et à leur profit, et même de siéger dans la chambre haute d'un Parlement. Ils ne prévoyaient pas une révolution rudement égalitaire. Il semble qu’à l'approche de la Révolution, ce soit dans le haut Clergé que l'on ait le moins redouté l'avenir.

 

 

 



[1] SOURCES. La plupart des Mémoires du temps, notamment ceux de Talleyrand, d'Augeard, de l’abbé Georgel, de Weber, de Mme de Boigne, du marquis de Ferrières, de la baronne d’Oberkirch, de l'abbé Morellet, de Besenval ; la Correspondance de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers ; les Mémoires d'outre-tombe, de Chateaubriand ; Necker, De l'administration des finances ; Mercier, Tableau de Paris (t. IV), déjà cités. — Collection des procès-verbaux des assemblées générales du clergé de France, depuis 1560 jusqu'à présent, Paris, 1777-80, 9 vol., in-folio. Nouvelles ecclésiastiques, ou mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique (Gazette janséniste, 1728-1798), 71 vol. Fleury, Institution du droit ecclésiastique, nouv. éd. par Boucher d'Argis, Paris, 1762-63, 2 vol. De Héricourt, Les lois ecclésiastiques de France dans leur ordre naturel, nouv. éd., Paris. 1771. Malesherbes, Mémoires sur la librairie et sur la liberté de la Presse, Paris, 1809. Id., Premier mémoire sur le mariage des protestants, s. l., 1785 ; second mémoire, 1787. Mémoires et lettres du cardinal de Demis, p. p. F. Masson. Paris, 1878, 2 vol. (Du Tillet), Sentiments d'un évêque sur la réforme à introduire dans le temporel et la discipline du Clergé, 1790. Laurent, Essai sur la réforme du Clergé, par un vicaire de campagne, 1791. Journal de Jallet, curé de Chérigné, député du clergé du Poitou aux Etals généraux de 1769, Fontenay-le-Comte, 1871. Lefranc de Pompignan, Lettres à un évêque, au t. II de ses Œuvres, p. p. Migne, 1855. — Voir en outre, pour les cahiers du Clergé aux États généraux, la bibliographie du chap. IV du liv. V.

OUVRAGES A CONSULTER. Taine (L'Ancien Régime), de Tocqueville, Boileau, déjà cités. Sicard, L'ancien clergé de France, 2 vol. Paris, 1893-94. Méric, Le clergé sous l'ancien régime, Paris, 1892. De Crousaz-Crétet, L'Église et l'État, ou les deux puissances au XVIIIe siècle (1715-1719), Paris, 1893. J. P. Picot, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique pendant le XVIIIe siècle, Paris, 1853-57, 7 vol. Wallon, Le clergé de quatre-vingt-neuf ; le Pape, le Roi, la nation ; fin de l'ancien régime, Paris, 1876. Chassin, Les cahiers des curés, Paris, 1882. Menuisier, Les cahiers de l'Église de France (État de l'Église de France en 1789), Paris. 1891. De Pressensé, L'Eglise el la révolution française, 3e éd., 1890. Mathieu (cardinal), L'ancien régime dans la province de Lorraine et Barrois (1698-1789), nouv. éd, Paris, 1907. Dictionnaire des ordres religieux (1847, 4 vol.), et Dictionnaire des abbayes (1856), dans l’Encyclopédie de Migne. Maury, Les assemblées da clergé de France, Revue des Deux Mondes, 1878. Maulouchet, De ultimo generali conventu cleri gallicani anno MDCCLXXXVIII habilo, Le Mans, 1900. Theiner, Histoire du pontificat de Clément XIV, trad. de Geslin. Paris, 1852. Crétineau-Joly, Le pape Clément XIV, Paris, 1862. Bourgeois (abbé), Histoire des évêques de Cambrai, Cambrai, 1875. Ricard, L'abbé Maury (1740-1791), Paris, 1887. F. Masson, Le cardinal de Bernis depuis son ministère (1755-1794) ; la suppression des Jésuites ; le schisme constitutionnel, Paris, 1884. Anglade, De la sécularisation des biens du clergé sous la Révolution, Paris, 1901. Lecarpentier, La vente des biens ecclésiastiques pendant la révolution française, Paris, 1908. Vermale, Essai sur la répartition des biens ecclésiastiques nationalisés, Paris, 1906.

[2] Il y avait un 136e évêque, celui de Bethléem, dont le siège était Clamecy, mais il n'avait pas de diocèse. L'Etat de la France énumère en outre les 4 évêques du Comtat-Venaissin.

[3] Taine, L'Ancien Régime, éd 1906, t. I, p. 320-21.

[4] Ce sont les chiffres donnés par Gérin, dans son Étude sur la Commission des Réguliers, Revue des Questions historiques, 1er juillet 1875, 1er avril 1876, 1er janvier 1877. Ils s’éloignent beaucoup de ceux qui sont donnés par l’abbé Expilly, dans son Dictionnaire, en 1764 (au mot Clergé). — Il est possible que le Comité ecclésiastique et l’Assemblée constituante, dont Taine et Gérin ont consulté les papiers, n'ait compté que les profès et qu'Expilly y ait joint les novices. — Et, d'autre part, il ne semble pas que la Commission ait appliqué partout la règle qu'elle avait posée, car Taine fait mention, à la veille de 1789, de monastères où il y avait deux ou trois moines seulement. V. les papiers de la Commission à la Bibl. Nat., mss fr. 13846 à 13858, et Lecestre, Abbayes, prieurés et couvents d'hommes en France ; liste générale d’après les papiers de la Commission des Réguliers en 1768, Paris, 1902.

[5] Taine, L'Ancien Régime, éd de 1906, t. I, p. 22.

[6] Boileau, État de la France, 2e éd., p. 208, note 1. — Necker, De l'administration des finances, dit en chiffres ronds 400.000.

[7] Le Clergé étranger était celui des pays annexés depuis le Contrat de Poissy.

[8] Taine, L'Ancien Régime, t. I, p. 330-332.

[9] Abbé Sicard, L'ancien clergé de France, t. I, p. 112.

[10] Le Procès-verbal de l'Assemblée du Clergé de 1774 (t. VIII, 2e partie, col. 2219-2224 de la Collection) énumère les plaintes adressées au roi depuis 1750 contre les mauvais livres.

[11] L'abbé Allain, qui a écrit un bon ouvrage d'ensemble, — le seul d'ailleurs que nous ayons — sur l’Instruction primaire en France avant la Révolution, rapporte que dans le district de Cherbourg le nombre des hommes signant leur acte de mariage était de 90 % (en chiffres ronds), celui des femmes de 66. Le Calvados est à peu près aussi avancé. Mais dans l'Hérault, toujours d'après l'abbé Allain, les hommes signant à leur mariage sont le 46,44 %, les femmes le 11,86 %. La proportion pour les hommes est plus faible dans les Hautes-Pyrénées (42 %), plus forte dans les Basses-Pyrénées (71 %). L'enseignement était très inégalement réparti dans les différentes parties du royaume. 11 serait intéressant de savoir, ce que les documents d'archives ne disent pas toujours, si ces Petites Ecoles, qui dépendaient de tant de bonnes volontés, étaient continûment pourvues de maîtres, et combien il v avait d'écoles de paroisses qui ne se tenaient que le dimanche. Mais, quoi qu'il en soit, l'abbé Allain a démontré que le Clergé avait fait, pour organiser l'enseignement, un effort et des sacrifices d'argent considérables, ce qui ne veut pas dire qu'il ne restait pas beaucoup à faire pour l'enseignement primaire à la fin de l'Ancien Régime.

[12] Cité par Chassin, Les cahiers des curés, p. 67.

[13] Le second ordre, ainsi qu'on appelait le bas Clergé dans ces assemblées, n'était représenté que par les gros bénéficiers, les abbés et les chanoines, à l'exclusion des cures fit des vicaires. Le bas Clergé est en fait un troisième ordre, un tiers état de l'Eglise.

[14] Cité par Taine, L'Ancien Régime, I, p. 118-119.