I. — LA FAMILLE ROYALE.
DEPUIS l'année 1777, la vie conjugale avait commencé —
c'était la septième année du mariage — entre Louis XVI et Marie-Antoinette. Un
matin, la Reine
dit à Madame Campan, sa femme de chambre : Enfin, je
suis reine de France. L'année d'après, le 19 décembre, naquit Madame
Royale, la future duchesse d'Angoulême. Vinrent ensuite, le 22 octobre 1781,
le Dauphin, qui mourra en 1789 ; le 27 mars 1783, le duc de Normandie, le
futur Louis XVII ; le 9 juillet 1786, une fille qui ne vécut qu'un an. La Reine avait cru que la
maternité changerait sa vie. Elle écrivit à sa mère, après la naissance de
Madame Royale : Si j'ai eu anciennement des torts,
c'était enfance et légèreté ; mais à présent, la tête est bien posée.
Elle ajoutait : Je sens tous mes devoirs.
Pourtant sa vie n'a guère changé. La Reine est reconnaissante
au Roi de sa tendresse et de la confiance qu'il lui témoigne ; mais, disait Mercy,
elle gardait une trop mince idée du caractère et des
facultés morales de son époux. Ils étaient des personnes trop
différentes ; la Reine
écrivait un jour au comte de Rosemberg :
Mes goûts ne sont pas les mêmes
que ceux du Roi, qui n'a que ceux de la chasse et des ouvrages mécaniques.
Vous comprenez que j'aurais assez mauvaise grâce auprès d'une forge ; je n'y
serais pas Vulcain et le rôle de Vénus pourrait lui déplaire beaucoup plus
que mes goûts qu'il ne désapprouve pas.
Le Roi avait sa vie à part. Il travaillait, à ses heures,
avec ses ministres, mais souffrait, dans ce travail, d'un perpétuel embarras
à se décider et d'une difficulté à s'exprimer. Il était, comme dit
l'Empereur, la matière avant le : Fiat lux ! La vie de Cour lui était
odieuse. Il n'était pas homme de Cour ; il ne
brillait, comme écrivait le duc de Croy, ni
par le maintien ni par la tenue. Il grossissait à vue d'œil ; les médecins s'efforçaient d'arrêter un embonpoint excessif et dangereux. Il
n'aimait aucun art, s'ennuyait aux amusements du soir ; aux représentations
de Trianon, il lui arrivait de siffler les acteurs.
Dans un Journal, il notait les faits de la journée. Les
chasses y tiennent la plus grande place ; on y voit que, de 1774 à 1787,1274
cerfs et 189 251 petites pièces furent mis à mort. Quand il écrit : Rien, cela veut dire qu'il n'a pas chassé. Dans ce
Journal, il écrira en 1789, le 20 juin, jour du Serment du Jeu de Paume : chasse du cerf au Butard, à neuf heures ; pris un,
et le 21 : retour de Marly à neuf heures, vêpres et
salut, audience de la noblesse ; et le 22 : rien.
Aux journées d'octobre 1789, il notera, le 5, jour où les Parisiens iront le
chercher à Versailles : tiré à la porte de
Châtillon, tué 81 pièces ; interrompu par les événements ; aller et revenir à
cheval ; et le 6 : Départ pour Paris à midi
et demie ; visite à l'Hôtel de Ville ; soupe et couché aux Tuileries ;
et le 7 : rien ; mes tantes sont venues dîner.
En juin 1791, au retour de Varennes : 26 : rien du
tout ; la messe dans la galerie ; conférence des commissaires de l'Assemblée
; 28 : J'ai pris du petit lait , pour le mois
de juillet, il mettra au travers de la page : rien
de tout le mois ; la messe dans la galerie.
Le Roi tenait régulièrement les comptes de sa cassette
particulière. Chaque mois, il recevait, du secrétaire d'État de sa Maison, son
argent de poche : 18.000
livres jusqu'en 1778, 36.000 les années d'après ; ii y
ajoutait ses gains à la loterie et au jeu, et diverses recettes parmi
lesquelles celle cl une charge qu'il avait gardée pour lui de secrétaire du Roi. Sur cette cassette, li payait la
dépense des petits appartements, celle de la
guinguette, sorte de petit buffet, tenu en dehors des services de la Bouche par un guinguetier, ses pertes au jeu, les cadeaux qu'il
faisait, ses achats de livres et d'outils, des pourboires et gratifications
de toute sorte. Les notes de lingère, d'épicier, de marchand de vin sont
recopiées par lui, ou, si elles le sont par son valet de chambre, corrigées
et annotées de sa main. On y trouve les plus petites choses : A Gamain, pour limes et acier, 22 l. 7 s. ; pour le repassage des couteaux et deux rabots neufs, 21. 8
s. ; pour une pièce de morue et deux
maquereaux, 2 l.
; pour deux bouteilles de vin blanc, 1 l. 4 s. Quelquefois
le Roi se trompait dans ses calculs, omettait des dépenses, ou les comptait
deux fois. En septembre 1782, il est déconcerté par une erreur :
Je ne sais quelle erreur s'est
fourrée dans mon compte depuis quelque temps ; mais, le 9 de ce mois, j'ai
retrouvé dans le fond de ma cassette de l'argent qu'il y a plusieurs années
que j'avais oublié et, par conséquent, je recommence l'étal général au 1er de
ce mois.
La somme oubliée était de 42.377 livres.
Louis XVI n'était donc point l'homme qu'il aurait fallu
pour la reine isolée prendre autorité sur la Reine, lui inspirer du respect et la crainte de
lui déplaire, et pour la préserver de ses défauts, dont le principal excusé
par sa jeunesse, était la légèreté et le goût des plaisirs frivoles. Les
conseils qui venaient de Vienne, et que répétait à Marie-Antoinette
l'ambassadeur impérial, ne pouvaient suppléer un conseiller de tous les
jours. Dans la famille royale, il n'y avait personne à qui pût se fier l’étrangère, personne qu'elle pût aimer. Les tantes
du Roi, Mesdames Adélaïde et Victoire, survivantes de la vieille Cour,
dépaysées dans la nouvelle, étaient de petites têtes
vieillottes et grondeuses. Le comte de Provence, tenu à l'écart du
Gouvernement par le Roi, passait son temps dans les distractions habituelles
: le jeu, la table, les parties à Paris ; il avait une clientèle de beaux
esprits et de femmes galantes. Cependant, il observait de près la politique,
ne pardonnait pas à la Reine
d'avoir donné des enfants au Roi, et le Tartuffe,
comme l'appelaient quelques-uns, était capable de grandes vilenies. Le plus
jeune frère du Roi, le comte d'Artois, était peu intelligent, frivole, mal
élevé, tapageur ; la Reine
eut le tort de trop se plaire, pendant un temps, dans sa compromettante
compagnie. Les comtesses de Provence et d'Artois, les deux sœurs
savoisiennes, jalousaient l'éclat de la Reine. Madame
Elisabeth, sœur du Roi, moins âgée de neuf ans que Marie-Antoinette, ne lui
pouvait être d aucun secours. Le duc d’Orléans et son fils le duc de Chartres
étaient tous les deux des opposants, chercheurs d on ne sait quelle fortune :
le premier très médiocre, le second très agité, curieux de nouveautés
sensationnelles, aérostier, initié à l'illuminisme, entreteneur de
chansonniers et de pamphlétaires à tout faire ; c’était le futur
Philippe-Égalité. Le prince de Condé, jadis courtisan de la Pompadour et de la Du Barry, était un
luxueux personnage, gagné aux idées nouvelles ; son fils, le duc de Bourbon,
et sa belle-fille, Louise d'Orléans, avaient été héros et héroïne d’aventures
scandaleuses, le prince de Conti était un opposant encore. Dans toute cette
famille, indifférente, jalouse ou hostile, aucun guide, aucun exemple, aucune
affection à espérer, la trahison à craindre.
Marie-Antoinette s'abandonna donc à ses goûts, comme elle disait. Or, et en cela elle était
d’accord avec le Roi, elle détestait la représentation. Elle avait du dégoût pour les formes environnantes de la royauté, plus
nécessaires en France qu'en aucun lieu, à cause de la familiarité
rapide. Elle tint à l'écart les dames d'honneur surannées, la maréchale de
Mouchy, madame Honesta, la maréchale de
Noailles, madame l'Étiquette. Elle se fit une
cour à elle, où présidèrent des favorites. La première en date fut la
princesse de Lamballe, veuve d'un fils du duc de Penthièvre[2] ; pour l’avoir toujours
auprès d'elle, Marie-Antoinette fit rétablir pour son amie, en 1774, la charge
supprimée en 1740 de surintendante de la Maison de la Reine. Mais la
surintendante eut une rivale en la comtesse de Polignac, si belle qu'on ne se lassait pas de la regarder. La Reine ressentait pour ses
amies quelque chose de si vif et de si tendre que,
véritablement, c'était de la passion.
Les Polignac furent comblés. Le comte Jules devint duc et
pair, et la comtesse, gouvernante des enfants de France ; la Reine leur fit donner,
outre les traitements, des pensions et des gratifications : quatre cent mille
livres pour payer leurs dettes, cinq cent mille pour marier leur fille. Le
beau-père de la favorite devint ambassadeur en Suisse et sa belle-sœur, la
comtesse Diane, surintendante de la maison de Madame Elisabeth, et un
Polignac, évêque peu canonique, premier aumônier. Les Polignac coûtaient au
trésor sept cent mille livres par an. La Reine fréquentait chez ses amies, et chez le
prince de Rohan-Guéménée, le fils du Soubise de Rosbach. La princesse de
Guéménée avait un mauvais renom ; l'Empereur, lorsqu'il vint à Paris, fut
offusqué du mauvais ton, de l'air de licence qu’il trouva dans la maison, un vrai tripot, disait-il. Dans ces milieux,
Marie-Antoinette rencontrait une société affairée de plaisirs : Besenval,
lieutenant-colonel des Suisses, intrigant et mauvaise langue ; le comte
d'Adhémar, qui chantait bien, bon acteur de comédie, écrivain de petits vers
; le comte de Vaudreuil, qu'on disait l'amant de la comtesse de Polignac,
laquelle se tenait au-dessus des préjugés ;
le duc de Lauzun, qui faisait profession d'être un Don Juan ; un Irlandais,
le beau Dillon ; le Hongrois comte Esterhazy, hussard bretteur et débauché ;
le Suédois Axel de Fersen, un beau ténébreux, qu'il semble bien qu'elle ait
aimé.
Les plaisirs, c'étaient les concerts, les comédies, le
bal, les promenades joyeuses, le jeu. La Reine jouait chez elle et chez ses amies. Déjà,
au temps de Louis XIV, les plus hauts personnages toléraient ou même
appelaient aux tables de jeu des gens de médiocre compagnie. Cette tolérance
s’était élargie ; il arriva qu'en présence de la Reine les épithètes
d'escroc et de voleur furent échangées, et même qu'un jour une liasse de
valeurs disparut. Les enjeux étaient considérables, et la Reine perdit de grosses
sommes. En toute cette façon de vivre, Marie-Antoinette, belle, charmante,
capricieuse, gâtée, emportée par un tourbillon de plaisirs, rappelait la
duchesse de Bourgogne, mais aussi les triomphantes maîtresses des règnes précédents.
Son séjour favori était le Petit-Trianon. Elle y avait
fait dessiner un jardin anglais avec des perspectives, des prairies, une
rivière pour pont rustique, une montagnette, un belvédère, un théâtre et un
hameau. Elle y donnait des concerts et des comédies où elle jouait elle-même.
Au Hameau, elle allait, dans une laiterie de marbre, traire ses vaches ; ces
jours-là, elle portait la robe de percale et le simple chapeau de paille, à la Florian, au lieu des
grands paniers, des échafaudages de plumes ou d'aigrettes et de ces coiffures
dites pouffs aux sentiments, où l'on plaçait le
portrait de sa fille, de sa mère, de son serin, de son chien, tout cela garni
des cheveux de son père ou d'un ami de cœur.
Dans cette vie dissipée, la Reine donnait place à la
politique. On la vue, on la verra encore travailler à faire et à défaire des
ministères. Elle s'est vantée que le renvoi de d'Aiguillon ait été tout à fait son ouvrage. Son ouvrage le plus fâcheux fut d'avoir aidé à la
disgrâce de Turgot. On l'a vue aussi intervenir dans la politique étrangère.
Il est vrai qu'elle ne réussit point à faire prévaloir ses volontés. A
Vienne, on s'en étonnait ; son frère l'Empereur lui disait les moyens dont
devait se servir, pour arriver à ses fins, une jolie
femme qui a de l'esprit, de la finesse, du tact ; il lui énumérait les armes que le sexe a sur nos volontés, et qui
sont la suite, la persévérance, l'instruction dans
les détails, la patience, la complaisance, un peu de gêne.... Mais le
Roi se défendait dans les grandes circonstances, et elle était obligée
d'avouer : Je ne m'aveugle pas sur mon crédit,
surtout pour la politique. Je n'ai pas grand ascendant sur l'esprit du Roi.
Cela, le public ne le croyait pas ; il croyait que l'Autrichienne
trahissait la France.
Marie-Antoinette fut vite impopulaire. A la Cour, tous ceux qui sont
jaloux de ses amitiés exclusives, des prodigalités et des faveurs énormes
accumulées sur quelques privilégiés, la détestent. On y parle, avec de
méchants sourires, de la grande passion de la Reine pour Mme de
Polignac, de brouilles et de pardons obtenus à genoux. Un chansonnier de haut
parage et de verve malpropre, le marquis de Louvois, s'amuse de l'intimité de
la Reine avec
ses favorites, et de sa froideur à l’égard du Roi. Hors de la Cour, c'est l'hostilité de
ceux qui avaient espéré en Turgot et en Malesherbes, et la colère contre la
vie de luxe et de dépenses, que mène celle qu'on appellera plus tard Madame Déficit. La Reine est chansonnée dans les salons, dans les
lieux de plaisir et dans la rue. Le lieutenant de police ne peut saisir tous
les pamphlets qui circulent : il en arrive jusque sur la cheminée de la
chambre du Roi ; la naissance du Dauphin et celle du duc de Normandie furent
des occasions de calomnies. La
Reine n'ose plus se montrer dans Paris. Lors de son entrée
solennelle, après la naissance de Madame Royale, accueillie par un silence
glacial, elle reproche à la police de n'avoir pas enrôlé des aboyeurs pour l'acclamer. Elle a des heures
d'inquiétude et de larmes. Que leur ai-je donc fait
? demandait-elle. Elle ne le savait pas et personne ne le lui disait
comme il aurait fallu le lui dire.
Un épisode, un de ces épisodes qui sont des événements,
mit en pleine lumière le discrédit où elle était tombée[3].
Louis de Rohan, évêque de Strasbourg grand-aumônier de
France, cardinal, était un bel homme, de figure noble et fine, ambitieux,
d'esprit léger et vain, de vie fastueuse et dissipée. Ambassadeur à Vienne de
1772 à 1774, il avait violemment déplu à Marie-Thérèse par son genre de vie,
peut-être aussi parce qu’il s'était amusé de la contradiction entre l’honnêteté
de l'Impératrice et sa conduite dans les affaires de Pologne, ou encore parce
qu'il avait répété les médisances qui couraient à Versailles sur le compte de
la
Dauphine. Marie-Antoinette le détestait et le lui laissait
voir.
Or, une femme, Jeanne de Valois, descendant d'un bâtard
légitimé de Henri II, pauvre, mariée à un officier sans fortune, le comte de La Motte, maigrement
pensionnée par le Roi, avait fait la connaissance du cardinal grand-aumônier,
de qui elle recevait des aumônes. Elle lui persuada qu'elle avait des
intelligences à Versailles et les moyens de le réconcilier avec la Reine. Rohan
consulta un charlatan, illuminé et
alchimiste, Joseph Balsamo, qui se faisait appeler le comte de Cagliostro ;
cet homme confirma les espérances données par Mme de La Motte. La comtesse
suivit son dessein, auquel elle associa son mari et un Rétaux de Villette,
son amant. Elle s'assura le concours d'une grisette, Mlle d'Oliva, qui ressemblait
à la Reine. Sur
son conseil, le cardinal écrivit à la Reine ; il prit pour argent comptant les
réponses rédigées par Villette ; Marie-Antoinette demandait un prêt de 150.000 livres,
qu'il s'empressa de faire, et lui promettait une entrevue la nuit dans le
bosquet de Vénus à Versailles.
Une nuit, Rohan, déguisé en mousquetaire, se rendit au
bosquet ; dans l'obscurité, il aperçut une femme, s'approcha et entendit ces
mots : Vous pouvez espérer que le passé sera oublié.
Il s'éloigna ravi ; les jours d'après il écrivit des lettres auxquelles la Reine fut censée répondre.
La comtesse eut alors l'idée d'une escroquerie
prodigieuse. Elle savait que les joailliers de la Cour, Bœhmer et Bassange,
étaient très embarrassés d’un collier de diamants de 1.600.000 livres
qu'ils avaient préparé pour Mme Du Barry, et qui leur était resté pour
compte. La Reine,
à qui ils l'avaient fait offrir plusieurs fois, avait répondu que la
construction d'un vaisseau était plus nécessaire à la France que lâchât de ce
collier. La comtesse alla trouver les joailliers, que talonnait un créancier
; elle leur fit savoir que la
Reine, changeant d'avis, était disposée à acheter la
parure, mais qu'elle désirait prendre pour intermédiaire un grand seigneur
qui traiterait en son nom. Elle persuada ensuite au cardinal d'accepter ce
rôle d'intermédiaire, pour reconquérir complètement les bonnes grâces de la Reine.
Le 24 janvier 1783, Bœhmer et Bassange passaient avec lui
un traité stipulant qu'il leur serait payé 400.000 livres le
1er août suivant et ensuite 1.200.000 liv. par versements semestriels. Rohan
prit le traité, et, deux jours après, le rapporta revêtu de la signature de la Reine, que Villette avait
contrefaite. Le 1er février, les joailliers lui donnèrent le collier ; il
partit pour Versailles, et le remit devant la comtesse à Villette, qui se
présenta à lui sous le nom de Desclaux, valet de chambre de la Reine. Mme de La Motte dépeça le bijou, en
vendit une partie, en garda une autre et envoya son mari à Londres négocier
le reste.
Cependant la première échéance arriva. Rohan avait reçu de
la Reine, la
veille, un prétendu billet où Marie-Antoinette se déclarait obligée
d'ajourner le paiement de trois mois. Il voulut emprunter pour payer
lui-même, trouva 30.000
livres, et ne put se procurer le reste. Les joailliers
inquiets causèrent de l'affaire avec le ministre Breteuil, qui informa la Reine ; Marie-Antoinette
déclara tout ignorer, et demanda vengeance.
Le 15 août, après un conseil tenu sur l'affaire et où les
avis furent partagés, le Roi décida d'entendre le cardinal grand-aumônier,
qui, revêtu des ornements pontificaux, attendait la famille royale pour
commencer la messe. Quand la
Reine le vit entrer, elle le somma d'expliquer sa conduite.
Humblement, il reconnut qu'il avait été dupe et demanda que par grâce on ne
l'arrêtât point en un pareil moment. Louis XVI repoussa cette prière comme roi et comme mari ; le major des gardes,
d'Agoust, arrêta le cardinal, le mit dans un carrosse et le conduisit à la Bastille. On
emprisonna aussi la comtesse de La
Motte, un minime qui servait d'intendant au ménage, le P.
Loth, Cagliostro et sa femme et quelques autres comparses ; en tout, une
quinzaine de personnes.
L'éclat donné à l'affaire du collier fut une faute grave.
Le public n'y vit d'abord qu'une histoire amusante. Les femmes pourtant
s'indignèrent, mais du tort fait au cardinal ; elles arborèrent à Longchamp
des chapeaux de paille dits chapeaux au cardinal,
dont le haut de la forme, les rubans et les bords étaient rouges. D'autre
part, la Sorbonne
se déclara pour le grand-aumônier, qui était son proviseur, et l'Assemblée du
Clergé alors réunie réclama le jugement de l'accusé. Le comte d'Artois,
Condé, les Soubise, les Marsan, les Brionne, et quiconque, de près ou de
loin, tenait aux Rohan, ce qui était le cas de plusieurs des ministres,
blâmèrent l'arrestation.
Louis XVI aurait pu, par un acte d'autorité souveraine,
punir le cardinal de l'exil ou de la prison ; mais il lui offrit honnêtement
et imprudemment de s'en remettre à sa clémence ou de comparaître devant le
Parlement. Rohan préféra la comparution en justice. Il comptait bien trouver
des amis au Parlement ; il eut en effet pour lui les meneurs de l'opposition,
heureux d'une occasion si belle de faire échec à la Cour.
Le procès dura du 6 septembre 1780 au 31 mai 1786. Il
excita en Europe comme en France une curiosité passionnée que satisfaisaient
à peine les comptes rendus de la
Gazette de Leyde et d'autres journaux, les
plaidoyers imprimés et la publication des mémoires des avocats. On dit qu'un
mémoire de l'avocat Target paru en février se vendit trente-six livres. Le
public prenait décidément parti pour l'accusé. L'abbé Georgel, vicaire
général, le compara dans un mandement à saint Paul au milieu des gentils ;
et, le gouvernement ayant exilé à Mortagne ce panégyriste ridicule, il y eut
des gens qui le tinrent pour un martyr.
Les débats prouvèrent que le cardinal avait remis le
collier à Rétaux de Villette ; celui-ci se reconnut l'auteur des lettres
signées Marie-Antoinette, et la fille Oliva raconta son rôle dans l'affaire
du bosquet. L'audition des témoins et la confrontation des accusés montrèrent
surabondamment que le cardinal avait été dupé par des escrocs.
Du 22 au 27 mai 1786, les juges entendirent en audience
secrète la lecture des pièces et le rapport des conseillers enquêteurs. Puis
le Procureur général Joly de Fleury donna ses conclusions ; il requit les
galères perpétuelles contre le comte de La Motte, contumace, et la même peine contre la
comtesse, avec la marque au fer rouge. Il requit que Rohan fût condamnée
faire amende honorable de l'outrage à la Reine, exclu de la Cour, et qu'il payât une
amende, sous forme d'aumône. Dans le débat sur les conclusions, qui fut très
violent, des juges témoignèrent publiquement leur bienveillance au cardinal.
Le 31 mai, jour du jugement, le Palais fut entouré de
troupes. Les magistrats, en se rendant à la Grand'Chambre,
trouvèrent sur leur passage les grands seigneurs alliés des Rohan, parmi
lesquels Soubise et l'archevêque de Cambrai, et des grandes dames, qui leur
firent la révérence. Une voix leur cria ; Messieurs,
vous allez nous juger ! En séance, un conseiller protesta contre l'appareil
militaire qui offensait le sanctuaire de la justice.
Le Procureur général fut accusé d'être l'instrument du ministère, et de se déshonorer au bord de la tombe. Séguier et lui
s'injurièrent.
A neuf heures du soir, le jugement fut rendu : par
vingt-six voix contre vingt-trois, le cardinal était déchargé
d'accusation. La foule salua l'arrêt d'applaudissements ; elle acclama
Rohan et voulut dételer la voiture qui, pour la dernière fois, l'emportait à la Bastille.
Cagliostro et la fille Oliva furent aussi acquittés. La
comtesse de La Motte,
fouettée et marquée au sein, fut enfermée à la Salpêtrière, d'où
elle s'enfuit bientôt. Rohan, remis en liberté, mais privé de sa charge de
grand-aumônier et exilé à la
Chaise-Dieu, en Auvergne, parut une victime de l'arbitraire. La véritable condamnée fut la Reine. Le Parlement
avait jugé que le fait de croire la reine de France capable de coquetterie et
de légèreté n’était pas même un délit. Et tout le monde savait qu'elle était
intervenue au procès par l’intermédiaire de ministres et par de pressantes
sollicitations personnelles.
L’effet produit par cette affaire lut si grand que Gœthe a
pu dire : Le procès du Collier forme la préface de la Révolution.
II. — LA
COUR
DEPUIS l’installation à Versailles, la Cour comprend tout un monde
d’officiers. Turgot, Necker, Saint-Germain ont essayé de la réduire ; mais
l'argent et l'autorité leur ont manqué pour réaliser une réforme sérieuse.
La Maison
civile du Roi est divisée en vingt-deux services. La Grande Maison est
formée par la réunion des chefs de tous les services : la Chapelle-oratoire
comprend un grand aumônier, un premier aumônier, vingt aumôniers ou
chapelains et quinze autres menus offices ; la Grande Chapelle,
un sous-maître, huit chapelains et vingt-quatre clercs ou serviteurs ; la Musique du Roi. deux
surintendants et cent cinquante-six musiciens ; la Chapelle du commun.
onze aumôniers ou chapelains ; la
Bouche comprend un premier maître d'hôtel, des maîtres
d'hôtel, un premier pannetier, un premier échanson, un premier
écuyer-tranchant, des gentilshommes-servants, et cent seize officiers inférieurs
pour le gobelet, la cuisine-bouche,
la panneterie, l'échansonnerie-commun
et la fruiterie ; la Chambre comprend le
grand chambellan, quatre premiers gentilshommes, un grand-maître et deux
maîtres delà garde-robe, quatre secrétaires de la Chambre et du Cabinet,
deux lecteurs, deux écrivains, puis des huissiers, valets, porte-manteaux,
barbiers, chirurgiens, tapissiers, horlogers, garçons ordinaires,
porte-chaises, porte-tables, frotteurs, porte-meubles, valets de garde-robe,
porte-malles. Les Menus-Plaisirs, dirigés par un commissaire général de la Maison du Roi se
composent d'inspecteurs, de machinistes, de dessinateurs, d'huissiers, d'un
imprimeur, d'un chirurgien et d'un apothicaire. La Grande et la Petite Ecurie
obéissent au Grand Écuyer ; elles ont des écuyers, des pages, des valets de
pied, des palefreniers, au total cent soixante-quatorze officiers. La Vénerie, commandée par
le Grand Veneur, se compose des lieutenants de vénerie, des lieutenants des
chasses, des gentilshommes et pages de vénerie, des piqueurs, des pages, de
deux aumôniers, d'un médecin, et d'un chirurgien. La Fauconnerie et la Louveterie, services
spéciaux, ne sont pas moins encombrées. Les officiers des Cérémonies, au
nombre de quarante-deux, sont sous les ordres du Grand-Maître des cérémonies.
La Faculté
attachée à la personne du Roi compte cinquante médecins, chirurgiens ou
apothicaires. Au total, la
Maison civile du Roi occupe environ mille officiers. La Maison militaire, un peu
réduite par Saint-Germain, comprend toujours les Gardes du Corps, les Cent-Suisses,
les Gardes de la Prévôté
de l'Hôtel, les Gardes françaises et les Gardes suisses[4].
La Maison
de la Reine
est dirigée par une surintendante, aidée par une dame d'honneur, une dame
d'atours, et seize dames du palais. La Reine a, pour sa Chapelle, un grand-aumônier,
six aumôniers, un confesseur, un chapelain et un clerc. Elle a des écuyers,
des maîtres d'hôtel et de garde-robe, un lecteur, une lectrice, un
bibliothécaire, un secrétaire du cabinet. Elle a un conseil, des secrétaires
des commandements, et, pour les Enfants de France, un gouverneur, une
gouvernante, deux sous-gouverneurs, quatre sous-gouvernantes, un instituteur.
Monsieur a, dans sa maison des gentilshommes de la Chambre, des
gentilshommes d'honneur, des chambellans, des écuyers, des gardes du corps,
des veneurs et des capitaines des chasses. Il a un conseil particulier, tout
un personnel de chancellerie, une chapelle. Mme la comtesse d'Artois, Mme
Elisabeth, Mmes Adélaïde et Victoire, outre les aumôniers, écuyers, maîtres
d'hôtel, chevaliers et dames d'honneur, dames d'atour, ont des dames de
compagnie : vingt-six chez Madame, vingt et une chez Mme d'Artois, seize chez
les autres. La maison du comte d'Artois comprend au total quatre cent
quarante officiers, celle de la comtesse d'Artois deux cent soixante. Lorsque
Mesdames tantes vont à Vichy, en mai 1785, elles ont une suite de deux cent
soixante personnes avec cent soixante chevaux.
La seule énumération des charges de la Cour remplit cent
trente-sept pages de l’Almanach de
Versailles pour 1789. Il y a au total environ six mille charges civiles
et neuf mille charges militaires[5].
La Cour
est une des causes de la ruine de l'État. Les maisons
coûtent ensemble, en 1789, 39 240.000 livres, soit le douzième des revenus
du Trésor. Annuellement, Mesdames tantes reçoivent 600.000 livres pour leur table, et les frères du Roi, qui ont 2 millions
de rentes en apanage, 1.800.000 livres. Encore le Roi leur fait-il
de gros cadeaux prélevés sur le Trésor ou sur sa cassette. Les grands seigneurs
courtisans sont pensionnés[6]. On a vu ce que
coûtaient les Polignac : les Noailles recevaient 2 millions par an ; Mme de
Laraballe, 100.000
livres ; Mme de Brionne, 40.000 ; la comtesse d'Ossun,
dame d'atours de la Reine,
30.000. A la pension annuelle s'ajoutent des gratifications. Le Roi aide les
courtisans à marier leurs filles ; il paye leurs dettes. Il achète à très
haut prix leurs propriétés : quand les Guéménée font faillite, il leur achète
12 millions et demi des terres qui valent à peine 4 millions ; ou bien il
consent à des échanges de terres seigneuriales avec des domaines de la Couronne, échanges
onéreux où l'État perd 100 p. 100 ; ainsi furent secourus le duc de
Mortemart, le duc de Liancourt, le prince de Soubise. Une foule de moindres
bénéficiaires touchent des gratifications de toutes sortes, et ceux-ci, du
moins, sont intéressants. Le ministre Brienne écrit, en effet, dans son Compte
rendu publié en 1788, que la Cassette du Roi est le trésor sur
lequel est assurée la subsistance d'une infinité de familles nobles, peu aisées,
et dignes de la bienfaisance de S. M. Les pensions..., ajoute-t-il, doivent avoir été méritées par des services, ou être
accordées à de grandes considérations ; mais l'indigence a aussi ses droits.
Dans les états de gratifications figure une autre catégorie,
les fonctionnaires. Les contrôleurs généraux, d'Ormesson, Calonne, reçoivent
chacun 100.000 l.
pour leur établissement ; Gérard de Rayneval
reçoit, en 1783, en considération de son zèle dans
la négociation de la paix près la cour de Londres, 150.000 livres ;
la plupart des ministres touchent des indemnités annuelles pour le paiement
de leur capitation ; une partie des intendants des provinces obtiennent des
suppléments de traitement de 3.000 à 6.000 livres ; le
président d'Aligre, bien qu'il soit très riche, reçoit chaque année une
gratification de 20.000
livres ; une multitude de gratifications sont
accordées à des magistrats : présidents, conseillers, procureurs généraux et
avocats généraux de Parlements. Des pensions, gratifications, secours de toute sorte figurent dans les comptes
réguliers du Trésor, dans les états de comptant,
dans les registres de dépenses secrètes, pour des sommes considérables.
Une conséquence de ce système, c'est que tout le monde, ou
à peu près, tend la main. Au temps de Louis XV, on courtisait les maîtresses.
Je ne puis pas laisser tomber mon mouchoir,
disait le marquis de Vandières, frère de Mme de Pompadour, qu'à l'instant des cordons bleus ne se baissent pour se
disputer l'honneur de le ramasser. Mme de Pompadour écrivait à Bernis
: Non seulement j'ai toute la noblesse à mes pieds ;
mais mon petit chien est ennuyé d'hommages. Au temps de Louis XVI, on
courtisait les amis et les amies de la Reine, et les ministres ; faire la cour à ceux
qui disposent des grâces est la grande occupation. Après la mort de Maurepas,
pendant les jours où l'on ne sut pas qui deviendrait le principal personnage,
il y eut à Versailles une tranquillité
d'anéantissement, remarque le duc de Croy : Les
courtisans ont un besoin d'état de savoir où aller valeter ; que ce soit chez
le premier ministre, son confesseur, son valet de chambre, ses amis...
il faut toujours aller valeter quelque part. Qu'on
juge de leur étonnement, ils ne savaient plus où aller. Chamfort
concluait : Les courtisans sont des mendiants
enrichis par la mendicité.
Le plus grave, peut-être, est que cette mendicité procure
des fonctions d'État, des grades militaires, des dignités et des bénéfices
ecclésiastiques. A la Cour
s'obtiennent les ambassades, les gouvernements de provinces et les
gouvernements particuliers, et les commandements en chef institués par l'édit
de 1788. On y devient colonel de régiments qu'on ne commandera pas. Or, il
était dangereux que la France
fût mal représentée à l'étranger, dans un temps où sa politique était si
difficile, dangereux de donner à la faveur les gouvernements de province, en
un temps où presque toutes les provinces étaient agitées, dangereux de créer
une caste de militaires de cour, en un temps où l'on avait tant besoin de la
fidélité de l'armée. L'asservissement des deux premiers ordres s'achevait à
Versailles, au moment où il importait qu'ils gardassent la force et
l'autorité que donne la dignité. Bref, cette cour du roi de France fut fatale
à la monarchie. Pour toutes sortes de raisons, elle était détestée ; elle
faisait détester le Roi, sans lui donner aucune compensation, car elle
n'était pas en état de le défendre, et, si elle l'avait pu, l'aurait-elle
voulu ? Elle était pleine de jalousies, de mécontentements, de haines, et
l'on aurait aisément compté les courtisans qui aimaient le Roi et la Reine.
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