I. — VERGENNES.
LA seule politique extérieure devait réussir à Louis XVI.
C'était une partie du gouvernement à laquelle il s'intéressait et travaillait
volontiers. Il avait le respect des vieilles traditions diplomatiques, et le
sentiment de la dignité nationale. Il souffrait de voir la France diminuée par la
grandeur de l’Angleterre, par le démembrement de la Pologne et de la Turquie, et n'être plus
qu'une suivante de l'Autriche. Pour l'aider à la relever, il eut le mérite
d'appeler Vergennes aux Affaires étrangères, après la disgrâce de
d'Aiguillon.
Né à Dijon en 1717, fils d'un président au Parlement de
Bourgogne, Vergennes avait acquis une grande expérience dans les missions et
les ambassades dont il avait été chargé auprès de l'électeur de Trêves en
1750, au Congrès de Hanovre en 1752, à Constantinople de 1754 à 1768, en
Suède en 1771. C'était
un honnête homme, d'aspect sévère, — il avait l'air magistrat, — qui ne recevait
pas de visites, se levait à quatre heures du matin, se couchait à dix heures
du soir, et travaillait dans son cabinet onze heures par jour. Il n'avait pas
de génie ; ci l'accusait d'être routinier, solennel, gobe-mouches,
et de verser du narcotique dans ses mémoires.
Mais il savait les affaires à fond ; sa prudence ne l'empêchait pas d'être
énergique aux moments décisifs. Il avait la passion du bien public et un
profond patriotisme. Enfin, c'était un esprit net qui savait exactement ce
qu'il avait l'intention de faire.
Il exposa son plan dans un mémoire du 8 décembre 1774. A la raison d'État,
il opposait le principe de l'équité, à la loi du plus fort, le respect du
droit. Il réprouvait la politique cynique de la triple alliance — Autriche,
Russie, Prusse, — conseillait à Louis XVI une politique de probité, et
déclarait les conquêtes plus à craindre qu'à ambitionner. Toute conquête,
disait-il, est comme un poids qui, placé aux extrémités, rend le
centre plus faible. Il ne voulait pas cependant désarmer, attendu
qu'on n'est jamais mieux assuré de la paix que quand on
est en situation de ne pas craindre la guerre. Mais il voulait donner
à la France
assez de considération pour grouper autour
d'elle les puissances les plus faibles, et pour brider les grandes
puissances, restaurer la vieille politique d'équilibre. Il prétendait
contenir les ambitions de l'Autriche et celles de l'Angleterre. Jamais plan
politique ne fut mieux approprié à une situation donnée que ce plan de
Vergennes.
Pour se faire bien servir, Vergennes réorganisa le
département des Affaires étrangères. De quatre bureaux, entre lesquels le
travail était réparti, trois furent installés à Paris, quai des Théatins, et
le quatrième à Versailles. Deux des bureaux de Paris, l'un désigné sous le
nom de bureau du Nord, l'autre sous celui de bureau du Midi, recevaient les dépêches et
traitaient les questions qui s'y rapportaient ; au troisième bureau
ressortissaient les affaires de finances, grâces, pensions, brevets, passeports,
lettres de crédit et privilèges. Le bureau de Versailles, établi dans un
grand bâtiment, réunit toutes les pièces jusque-là dispersées de la
correspondance diplomatique depuis 1598 ; il rédigea des inventaires, des
tables, des résumés des négociations. Il reçut les collections géographiques
de d'Anville, il dressa les cartes et plans des régions frontières. Vergennes
voulut que ce bureau fut en état de mettre à toute heure sous les yeux du
ministre l'ensemble des instructions données aux ambassadeurs français depuis
deux cents ans. Vingt-trois commis ou surnuméraires suffirent au service des
quatre bureaux. Ils étaient dirigés par quatre premiers commis ; un
jurisconsulte assistait ces commis, pour les affaires contentieuses et le
formulaire des actes. Un règlement fixait les heures de travail, la
répartition des affaires, le dépouillement de la correspondance, les heures
d'arrivée et de départ des courriers. Tout se traitait par écrit ; on
analysait et on classait méthodiquement toutes les pièces. Chaque malin, les
premiers commis soumettaient au ministre le travail de la veille ; chaque
soir, ils expédiaient les correspondances. Deux fois la semaine, par des
résumés oraux ou des mémoires, Vergennes mettait le Conseil au courant de sa
politique. La Révolution
et l'Empire devaient conserver cette organisation.
Les principaux auxiliaires de Vergennes furent : le chef
du dépôt Sémonin, l'historiographe Prieur ; le chef du bureau du Nord, Hennin
; les deux frères Conrad et Joseph-Mathias Gérard de Rayneval, qui se
succédèrent à la tête du bureau du Midi ; puis des ambassadeurs, Breteuil à
Vienne, Juigné à Saint-Pétersbourg, Montmorin et Bourgoing à Madrid,
Saint-Priest à Constantinople, Noailles à Londres. Le Roi, sûr de la probité
de son ministre, content de sa modestie, en plein accord avec lui, lisait ses
mémoires et ses notes et y mettait de judicieuses observations. Il avait soin
de cacher à la Reine
le travail de sa diplomatie ; Marie-Antoinette ne sut jamais où il mettait
les papiers de Vergennes. Au contraire, confiant en la discrétion de Madame
Adélaïde, et politiquement d'accord avec elle, il prenait ses avis, et se
rendait pour cela chez elle par un escalier secret.
II. — L'AMBITION DE L'AUTRICHE ET L'ÉQUILIBRE
CONTINENTAL.
L'AUTRICHE avait profité de l'alliance de 1756 pour s'agrandir
aux dépens de la Pologne
et de la Turquie. Mise
en goût par les partages de 1772 et 1774, elle avait des vues à l'est sur la Moldavie, au sud sur
les États de Venise, à l’ouest sur la Bavière, sur la Lorraine où avait régné
le père de Joseph II, et sur l'Alsace, qui avait appartenu presque tout
entière aux Habsbourg. Par la Bavière, l’Empereur aurait relié ses
possessions d'Allemagne à celles de Lombardie. Il dominait déjà l'Italie,
ayant à sa dévotion l'archiduc de Toscane et le duc de Modène, et les
archiduchesses mariées aux Bourbons de Parme et de Naples. En outre
l'Autriche ne renonçait pas à recouvrer son antique domination sur
l'Allemagne ; une délaite de la
Prusse la lui aurait rendue.
Bien qu'il affectât de répéter que l'alliance française
était pour lui de peu d'intérêt, le cabinet de Vienne savait qu'elle lui
était indispensable, aussi quand la mort de Louis XV mit en question l'alliance, Marie-Thérèse et Joseph II firent les
plus grands efforts pour empêcher qu'il y fût porté atteinte. A cet effet,
ils comptaient sur la Reine
: Tout le monde croit, écrivait l'ambassadeur
d'Angleterre, que la Reine prendra de
l'influence sur l'esprit du Roi, et, dans ce cas, la cour de Vienne dirigera la France encore plus
qu'auparavant.
La Reine
était en correspondance fréquente (généralement
une lettre par mois), avec sa mère et son frère : Soyez bonne Allemande, lui écrit Marie-Thérèse,
n'est-ce pas le meilleur moyen d'être bonne Française
? Et n'est-ce pas contribuer à la prospérité
de la France
que d'assurer sa tranquillité ? L'intérêt des deux Etats exige que les
souverains de France et d'Autriche se tiennent intimement
liés ; et c'est pourquoi il convient que la Reine acquière et
maintienne sur l'esprit du Roi un ascendant entier
et exclusif. Marie-Antoinette était encouragée à prendre cette
puissance par l'abbé de Vermond, son lecteur, qui revoyait toutes les lettres
qu'elle écrivait à sa mère, et, chaque semaine, remettait à l'ambassadeur de
l'Empereur un rapport sur ce qui se passait à Versailles dans l'entourage du
Roi et de la Reine. De
plus, la cour de Vienne avait organisé à Versailles un service d'espionnage,
et elle s'était attaché une partie de la domesticité de Cour, des gens en
place, des gens du monde, jusqu'à des commis des ministères. L'ambassadeur de
l'Empereur dirigeait toute la manœuvre autrichienne.
Le comte de Mercy-Argenteau menait à Paris l'existence
d'un grand seigneur. Il eut, sur le boulevard Richelieu, à partir de 1778, un
hôtel superbe, et à Chennevières une délicieuse maison de campagne. On
vantait sa cuisine, ses vins, son argenterie, son mobilier. Il avait les plus
beaux équipages de Paris, et entretenait une fille d'Opéra très à la mode, la
célèbre Rosalie Levasseur. Il fréquentait le salon de la marquise de Durfort,
celui du banquier Laborde, voyait les financiers, les comédiens, et partout
écoutait et observait Il était admis dans l'intimité des ministres, des
princes, de la Reine
et du Roi.
Contre cette sorte de complot autrichien agissaient
Mesdames et leur entourage, des grands seigneurs comme Richelieu, adversaires
d'une alliance qui avait valu autant d'humiliation à la France que de succès à
l'Autriche. Choiseul, Beauvau, Besenval, Grammont, restaient fidèles au pacte
de 1756, mais même un ami dévoué de Choiseul, Rayneval, convenait que
l'alliance de 1756 avait dévié à notre préjudice, et
bouleversé le système de l'Europe. Enfin les anciens agents de la
diplomatie secrète, Favier et Broglie, conseillaient la rupture de l'alliance comme le seul moyen de sortir de la léthargie, et de rendre à la France, avec de nouveaux
alliés, son ancienne prépondérance.
Vergennes voulait affranchir la politique française de
toute sujétion à l'égard de l'Autriche, mais en évitant une rupture. Par
déférence pour Marie-Thérèse, l'ambassadeur Louis dé Rohan, dont Kaunitz se
plaignait, fut rappelé de Vienne, et on lui donna pour successeur Breteuil,
en décembre 1774, mais Vergennes déclara à Breteuil qu'il entendait ramener l'alliance à son objet défensif, et, d'un système autrichien, refaire un système français. On aiderait l'Autriche à
conserver tout ce qu'elle possédait, mais on s'opposerait à tout
agrandissement eu Allemagne, en subordonnant l'alliance
à l'intégrité territoriale des États secondaires. Louis XVI ne songeait pas
d'ailleurs à revenir sur le partage de la Pologne, car, en se déclarant le vengeur des outrages faits aux droits de la justice et
de la propriété, il aurait sans doute provoqué une guerre générale. Il
laissa conclure, sans protester, les derniers arrangements relatifs au
partage en mars 1775, en février et eu août 1776. Il ne s'opposa ni à
l'annexion d'Azow par les Russes au traité de Kaïnardji, ni à celle de la Bukovine par les
Autrichiens, en mai 1775. Mais Vergennes travailla à grouper les États
secondaires en vue d'une politique défensive. En Italie, il resserra
l'alliance entre la France
et Gênes, et conclut le mariage de la sœur de Louis XVI, madame Clotilde,
avec le fils du roi de Sardaigne, Victor-Amédée III, dont les sœurs avaient
épousé les comtes de Provence et d'Artois. En Allemagne, où la Saxe était notre alliée depuis
le mariage de Marie-Josèphe avec le Dauphin fils de Louis XV, il réussit à
s'attacher le duc de Deux Ponts et l'Electeur Palatin, en leur servant des
pensions ; il fit distribuer des cadeaux, des places, des grades militaires à
de petits princes qui votaient à la Diète ; il essaya de gagner les électeurs
ecclésiastiques. Dans le nord, il s’appuya sur la Suède, où Gustave III,
avec l'aide de la France,
venait de restaurer l’autorité monarchique, et s'efforça d'être en bons
termes avec la
Hollande. Il fit enfin des avances discrètes à la Prusse et à la Russie. C'était
renouveler contre l'Autriche, redevenue redoutable, la politique du temps où
elle était la principale ennemie de la France.
A Berlin, les avances de la France furent bien
reçues. Frédéric s'était entendu avec l'Autriche pour les partages de la Pologne, mais il ne
pouvait être son allié durable. Il avait à protéger contre elle les princes
qu'elle menaçait, à défendre les libertés germaniques,
et aussi à conserver ce qu'il avait acquis. Pour de nouveaux agrandissements,
du côté de la Pologne,
c’était sur l’amitié de la
Russie qu’il comptait. Il fut séduit par l’idée de renouer
avec la France,
de se faire le courtier d'un rapprochement franco-russe, et de tirer parti de
la France
comme de la Russie
contre l'Autriche. Son ambassadeur, de Goltz, était dans l'intimité de
Maurepas. Beaucoup de Français tenaient pour l'alliance du roi de Prusse :
les Philosophes, ses amis de la première heure ; des historiens, des
publicistes, comme Duclos et Mably ; des politiques de coulisses, comme
Favier ; des diplomates comme de Broglie. On s'imaginait une Prusse alliée
naturelle de la France,
renonçant à l'alliance russe, devenue l'alliée de la Suède, protégeant
les Turcs et les Polonais, maintenant l’équilibre germanique, aidant à
l'établissement d’un protectorat français dans l'Empire. Mais Vergennes
n'avait pas de ces illusions. Il disait à Louis XVI que Frédéric était savant dans l'art de semer l'illusion et le prestige,
amant jaloux et furieux de la Russie, qu'il ne voulait
que brouiller la France
et l'Autriche. Il fallait donc être très prudent dans les relations avec lui.
Mais il fallait aussi se bien garder de vouloir l'affaiblir. Placé sur le
flanc de l'Autriche, il la retenait dans nos liens.
Si sa puissance était détruite, il n'y aurait plus
de digue contre l'ambition autrichienne.
Pour disloquer la triple alliance, Vergennes entreprit un
rapprochement avec la
Russie. Catherine II n'aimait pas la France, qui avait essayé
d'empêcher toutes ses entreprises, et son cabinet était acquis au système du Nord, c'est-à-dire à l'alliance de la Prusse et de
l'Angleterre. Depuis 1772, la
France n'avait plus à Pétersbourg qu'un chargé d'affaires.
Vergennes laissa entendre à la
Russie qu'il prenait son parti du partage de la Pologne, et demandait
seulement le maintien du statu quo.
Il amorça des négociations par l'intermédiaire de Lauzun, qu'une intrigue
d'amour conduisait à Varsovie. Catherine accueillit ces ouvertures. Un nouvel
ambassadeur, Juigné, alla donc à Saint-Pétersbourg, avec mission de
réconcilier les deux Cours, de conclure un traité de commerce, et d'empêcher
les levées de troupes que les Anglais faisaient en pays russe. Juigné
n'obtint pas de résultats immédiats, mais il prépara une entente.
Cependant l’Empereur passait à l'exécution de ses projets.
En 1775, il envahissait la
Bukovine et la Moldavie. Breteuil
fit entendre à Vienne que la
France garantirait à la Turquie l'intégrité de son territoire, et aussi
qu'elle s'opposerait à toute acquisition de l'Autriche en Allemagne. Le
chevalier de La Luzerne
fut envoyé à Munich avec mission de surveiller les menées autrichiennes,
tandis que Rulhière, envoyé auprès de Frédéric, lui exposait ce qu'on appelait
la nouvelle tournure de l'alliance de 1756,
c'est-à-dire comment l'alliance était subordonnée à une politique d'équilibre
et de statu quo territorial.
Frédéric affirma que ses intérêts et ceux de la France concordaient.
L'Empereur résolut d'aller réchauffer l'alliance par un
voyage en France, au printemps de 1777. Il écrivit à Louis XVI pour lui
exprimer la joie qu'il aurait à le voir, et à
lui dire bien des choses qui ne peuvent s'écrire.
Quoi qu'elle redoutât les sermons de son frère, — de Vienne on la grondait
souvent, — la Reine
se réjouit. Les amis de Choiseul rédigèrent pour elle un mémoire sur la nécessité d'une étroite union entre les maisons
d'Autriche et de Bourbon. Mais Louis XVI et ses ministres savaient que
l'Empereur voulait amener la
France à tolérer l'annexion de la Bavière et un
nouveau démembrement de la
Turquie, l'Autriche, de son côté, nous cédant une partie
des Pays-Bas. Celte proposition d'un agrandissement aux Pays-Bas était bien
tentante. Elle séduisit un moment Vergennes ; dans un entretien confidentiel,
il admit, dit-on, l'idée d'une entente avec Joseph II, si l'Empereur nous
cédait toutes ses provinces belges. L'idée ne fit, sans doute, que traverser
son esprit ; l'acquisition des Pays-Bas aurait amené une rupture avec la Hollande et avec la Prusse. Six jours
avant l'arrivée de l'Empereur, il représentait au Conseil la nécessité de
ramener l'alliance à son objet défensif, de soutenir
le parti prussien en Allemagne, d'écarter le mirage des Pays-Bas, de rester
fidèles à la politique de désintéressement et de paix.
Voyageant sous le nom de comte de Falckenstein, Joseph II
arrive à Paris le 18 avril, chez l'ambassadeur Mercy. Le lendemain, il est à
Versailles. Il ne ménage pas les avis à Marie-Antoinette, à laquelle il
conseille une grande déférence envers son mari. Il se fait cordial et simple
avec les princes, accueille gracieusement Choiseul et ses amis, multiplie les
prévenances à l'égard de Maurepas et de Vergennes. Pour flatter la
magistrature, il rend visite au Parlement, comme à une puissance, et parle
avec mépris de Maupeou et de Terray. Pour plaire aux Philosophes, il assiste
à des séances d'Académies, et refuse daller voir à Notre-Dame les saintes
reliques. Les Parisiens s'émerveillent de sa simplicité, de l’intérêt qu'il
prend aux arts utiles, de sa bienfaisance et de sa charité. Mais il ne tire
de son voyage aucun profil politique. Le Roi s'est montré, à l'arrivée de son
beau-frère, très gêné. Il s'étonne et s'impatiente de l'espèce de popularité
parisienne dont l'Empereur se fait gloire. Toutes les fois que l'Empereur
essaie d'aborder la politique, il est cuirassé.
Au reste le comte de Provence, Mesdames et Maurepas se sont entendus pour
laisser le moins possible en tête à tête avec le Roi et la Reine ce grand faiseur de protestations, qui, sous un air de
franchise, ne veut que tirer les vers du nez
et dissimuler ses sentiments propres, disait
le comte de Provence. Après un mois et demi, Joseph II essaie avec Vergennes
une conversation. Vergennes lui déclare qu'un roi de vingt-deux ans ne peut
commencer son règne par une guerre d'ambition. L'Empereur objecte qu'il est
difficile de toujours conserver la paix et que la France, d'ailleurs, tant
que dure l'alliance, n'a rien à craindre ;
mais Vergennes riposte : J'ose assurer Votre Majesté
que la maison d'Autriche n'a rien non plus à craindre tant que durera notre
alliance. Joseph quitta Versailles aigri et déçu.
L'entente de la
France avec la
Prusse se resserrait. Il fut décidé, en mai 1777, que le
marquis de Jaucourt se rendrait auprès de Frédéric aux manœuvres de
Poméranie. Des conférences secrètes se tinrent à Stargard, d'où l'envoyé
français rapporta l'assurance que la Prusse se prêterait à contenir l'ambition de
l'Autriche, soit du côté de la
Turquie, soit du côté de la Ravière. Elle
promettait sa neutralité bienveillante, au cas où une guerre viendrait à
éclater entre la France
et l'Angleterre. Cette promesse était d'autant plus précieuse à Vergennes
qu'il était à la veille de se joindre aux Américains soulevés contre l'Angleterre,
et qu'il avait le plus vif désir de ne faire la guerre que sur mer. Entre
temps, le cabinet de Vienne essayait d'effrayer celui de Versailles. Il
donnait à entendre à Breteuil que l'Autriche serait indulgente pour les coquetteries de la France avec la Russie, mais intraitable
si la France
devenait l'alliée de la
Prusse ; il allait jusqu'à laisser supposer qu'un accord
pourrait s'établir entre l'Autriche et l'Angleterre. Vergennes répondait que
la politique française continuait de reposer sur l'alliance de l'Autriche,
mais que, toutes choses devant être égales entre alliés, l'un ne pouvait accaparer
tous les bénéfices, tandis que l'autre avait toutes
les charges.
Joseph II n'en poursuivait pas moins ses desseins.
L'Électeur de Bavière étant mort le 30 décembre 1777, il obtint du plus
proche héritier, l'Electeur Palatin Charles-Théodore, une renonciation à une
partie de la Bavière,
le 3 janvier 1778, et, sur-le-champ, il occupa les districts cédés. Alors les
Prussiens se concentrèrent sur la frontière de Bohême, et l'Empereur réclama
de la France
les secours stipulés par le traité de 1756. Mais Vergennes amena le Conseil à
décider qu'on ferait tout pour éviter une guerre continentale. Le plus sûr
moyen, disait-il, était de décliner toute proposition d'agrandissement ; à
cette condition on pourrait refuser à l'Autriche le secours qu'elle demandait
; on la paralyserait ; en même temps, on empêcherait la forma-lion d une
coalition protestante sous la main de la Prusse. Conservant
l'équilibre entre les Prussiens et les Autrichiens, le roi de France pourrait
faire pencher la balance à son gré. Mercy eut beau protester de la modération de Sa Majesté Impériale ; Louis
XVI tint bon ; il osa même dire à la
Reine : C'est l'ambition de vos
parents qui va tout bouleverser ; ils ont commencé par la Pologne ; maintenant la Bavière fait le
second tome ; j'en suis fâché par rapport à vous.
Breteuil lut à Kaunitz, le 24 mars 1778, une note verbale où il était déclaré en termes nets que
les relations entre la France
et l'Angleterre ne permettaient pas à Sa Majesté
d'embrasser un autre parti que celui de la neutralité, dans la guerre qui
pourrait éclater en Allemagne, et que, d'ailleurs, après l'examen le plus attentif et le plus scrupuleux des
engagements de l'alliance, elle ne pouvait
reconnaître le casus fœderis dans la conjoncture présente. Kaunitz
interrompit la lecture et refusa de rendre compte à l'Impératrice du contenu
de la dépêche à moins qu'on ne la lui laissât par écrit. Breteuil s'en
excusa.
Marie-Thérèse avait déjà écrit à Marie-Antoinette, le 1er
février, qu'un changement dans notre alliance
lui donnerait la mort. Elle pressa sa fille
d'intervenir encore. A Versailles, Mercy lui dicta mot par mot les paroles
qu'elle devait dire, de peur qu'elle ne les habillât à
sa mode. Elle vit, le 16 avril, Maurepas et Vergennes, qui objectèrent
contre une guerre continentale l'état des finances. Elle entreprit ensuite le
Roi, qui lui expliqua que la part de la Bavière réclamée
par l'Autriche ne pouvait être comprise dans les possessions garanties par le
traité d'alliance. Mais ses larmes troublaient le Roi. A ce moment,
une grossesse, la première, s'annonça, qui donna plus d'autorité à la Reine. Vergennes expédia le 26 avril au Cabinet
de Vienne une autre note verbale plus douce, où il l'informait que le Cabinet
de Versailles était intervenu auprès du roi de Prusse pour l'engager à entrer
dans les arrangements que Marie-Thérèse proposait pour prévenir la guerre.
Mais la noie ne disait rien, comme le remarquait Kaunitz, sur la reconnaissance du casus fœderis. Pourtant Kaunitz espérait que la France pourrait être
amenée à se déclarer, en cas de rupture définitive entre l’Autriche et la Prusse.
Entre les deux puissances rivales, Louis XVI était résolu
de demeurer neutre. Il ne voulait ni élever la
maison de Brandebourg sur les ruines de l'Autriche, ni aider l’Autriche
à rompre à son profit l'équilibre de l’Allemagne. Au reste, il ne pouvait
songer à s'engager dans une guerre en Europe au moment où s'annonçait un
conflit avec l’Angleterre.
III. — LA PRÉPARATION DE LA GUERRE CONTRE
L'ANGLETERRE (1774-1778)[2].
A France était unanime a vouloir la revanche de la guerre
de Sept Ans. Dès le temps de Choiseul, les ambassadeurs de France à Londres,
les comtes de Guerchy et du Châtelet surveillaient les premières
manifestations du conflit américain. La diplomatie secrète de Louis XV avait
accumulé des notes, des mémoires et des plans en prévision d'une guerre
contre l'Angleterre. Vergennes croyait cette guerre inévitable. L'Angleterre,
pensait-il, la désirait, parce qu'elle voyait avec
une jalouse cupidité l’essor prodigieux de nos plantations en Amérique et de
notre industrie en Europe. Si quelque chose la relient et lui impose, c'est
la représentation de la
France et de l'Espagne, c'est la certitude que le premier
coup de canon qu'elle tirera contre l'une sera répondu par toutes les deux.
Mais Vergennes savait qu'une guerre avec les Anglais
serait plus redoutable que ne l'imaginaient certains publicistes de l'école
de Rousseau. Ceux-ci disaient l'Angleterre à la veille de sa ruine à cause de
la mauvaise vie de ses hautes classes, de la corruption de son Parlement, des
luttes violentes entre les partis politiques, de la turbulence sauvage de sa
populace et de l'irréductible opposition des Irlandais. Ils comparaient
l'Angleterre à la Pologne,
et ils annonçaient que l'insurrection des colonies ferait crouler l'empire
britannique. Vergennes, avant de s'engager, voulait être sûr des forces
navales de la France,
s'assurer du concours de l'Espagne, n'avoir plus d'inquiétude du côté du
continent et savoir ce que deviendrait le conflit entre les colonies et la
métropole.
Jusqu'à la guerre de Sept Ans, les Anglais avaient
appliqué mollement à leurs colonies d'Amérique le monopole commercial et
industriel qu'ils s'étaient toujours réservé. Les colons admettaient que la
métropole fixât comme elle l'entendait les taxes d'entrée et de sortie des
marchandises ; mais, en fait, ils se dispensaient le plus possible de les
payer. L'énorme étendue des côtes rendait la contrebande facile, et fon
calculait que l'Angleterre dépensait de 7 à 8.000 livres
sterling pour ne percevoir que 1.000 à 2.000 livres
sterling de droits de douane. Après le traité de Paris, George Grenville,
devenu premier ministre, organisa la surveillance et la répression de la
fraude. Il voulut aussi faire contribuer les colonies aux charges si lourdes
de l'Angleterre par l'établissement de taxes intérieures. Or, la constitution
anglaise défend de lever le moindre subside sur le peuple anglais sans le
consentement exprès de ses mandataires. Les colons protestèrent qu'ils ne
pouvaient être taxés par le Parlement métropolitain, où ils n'étaient pas
représentés. Le ministère passa outre et fit voter en 1765 le Stamp Act
qui imposait le papier timbré. Sur l’invitation du Massachusetts, où dominait
l'esprit puritain et démocratique, les délégués de neuf colonies se réunirent
en congrès à New-York et dénièrent au Parlement le droit de les imposer. Cet
accord de colonies si différentes d'esprit, de mœurs et de sentiments était
inquiétant. Le ministère Rockingham retira en 1766 le Stamp Act, mais il fit voter en
même temps que le Parlement pouvait édicter des lois obligatoires pour les
colonies. En 1767, Townshend, secrétaire des Colonies dans le ministère Chatham,
tenant compte de la distinction laite par les Américains entre les taxes
intérieures et les taxes extérieures, imposa à l'entrée en Amérique le verre,
le papier, le thé et beaucoup d'autres produits ou marchandises. Les
Américains contestèrent alors le droit de percevoir même des taxes
douanières. Lord North rapporta les droits, mais en maintenant pour le
principe le droit sur le thé.
Les opposants s'interdirent l'usage du thé. A Boston,
capitale du Massachusetts, une cinquantaine d'hommes déterminés jetèrent à la
mer, le 16 décembre 1173, sans que la police locale intervînt, des caisses de
thé apportées par trois navires de la Compagnie des Indes. Le gouvernement anglais
ordonna que le port de Boston serait fermé à partir du 1er juin 1774 jusqu'au
châtiment des coupables, modifia la charte du Massachusetts, nomma le général
Gage gouverneur de la colonie, et mit garnison dans Boston.
Ces mesures, qui frappaient toute une population pour la
violence de quelques inconnus, soulevèrent l'indignation générale. Douze
colonies sur treize nommèrent des délégués qui se réunirent le 5 septembre
1774 à Philadelphie. Ce Congrès protesta dans des adresses au roi et au
peuple anglais du parfait loyalisme des Américains, mais il énuméra en termes
éloquents leurs droits et leurs griefs. Il décida avant de se séparer, la
réunion d'un autre Congrès en 1775, à moins que d'ici là les colons n'eussent
reçu satisfaction.
Un Covenant fut signé, qui
obligeait ses adhérents à s'abstenir de toute relation commerciale avec la Grande-Bretagne. Le
populaire manifestait à sa façon, maltraitant les partisans de la politique
anglaise, ou, comme on disait, les loyalistes.
Tandis que la plupart des hommes dirigeants des Assemblées coloniales, et les
classes riches, répugnaient à la rupture avec l'Angleterre, les violents y
étaient décidés, et agissaient en conséquence.
Le gouvernement de la métropole, soutenu par l'opinion
publique, persistait dans son intransigeance. Les colons furent déclarés
rebelles par une proclamation de George III, le 25 août 1775. Déjà, les
séparatistes d'Amérique avaient gagné du terrain. Ils chassèrent des
gouvernements locaux la majorité loyaliste ; les milices prirent les armes ;
800 soldats anglais envoyés par le général Gage pour s'emparer d'un magasin
d'armes à Concord, à dix-huit milles de Boston, furent au retour attaqués à
Lexington, le 19 avril 1775, et n'échappèrent qu'avec peine. Ce fut le
premier sang versé. Le nouveau Congrès de Philadelphie, où les délégués des
treize colonies étaient venus, s'ouvrit le 10 mai. Il envoya des secours au
Massachusetts, organisa la défense, leva des troupes et nomma des officiers
généraux et un généralissime, Washington, qui avait commandé les milices
américaines pendant la guerre de Sept Ans. Il continuait à protester de sa
fidélité au Roi et à la métropole, mais on était près de la rupture. En
novembre 1775, le Congrès élut un Comité chargé de correspondre avec les amis de l'Amérique en d’autres pays. Malgré ses
préventions contre la France
et les souvenirs de la guerre de Sept Ans, il fît partir un agent, Silas
Deane, pour s'assurer des dispositions du Cabinet de Versailles et lui
demander des armes et de l'argent. A la nouvelle que les Anglais louaient des
troupes en Allemagne pour combattre les colons, les Américains s'indignèrent
d'être menacés par la métropole d'une invasion de mercenaires. Le Congrès
proclama l’indépendance des colonies, et il vota, le 12 juin, la Déclaration des droits, qui eut en Europe un grand
retentissement. On y lisait :
La nature a fait tous les hommes
également libres. Elle leur a donné des droits absolus, dont ils ne peuvent,
quand ils entrent en état de Société, priver par aucun contrat leur postérité
: ces droits se rapportent à la vie, à la liberté, aux moyens d'acquérir et
de conserver la propriété, de poursuivre et d'obtenir le bonheur et la
sécurité. — Tout pouvoir dérive du peuple, dont les magistrats ne sont que
les mandataires et les serviteurs. — Un gouvernement est institué pour le
bonheur du peuple ; s'il ne répond pas à cette fin, une majorité du peuple a
le droit de l'abolir.
Avant même que Silas Deane fût arrivé à Versailles,
Vergennes avait décidé de fournir des secours en dessous main aux colons.
L'ambassadeur de France à Londres était alors le comte de Guines. Vergennes
se défiait de ce personnage élégant et beau parleur. Il avait en Angleterre
des agents secrets, l'un d'eux était Beaumarchais, qui s'était fait des
relations dans le monde de la politique et des lettres, et parmi les
brasseurs d'affaires. Dans un mémoire du 23 septembre 1775, il représenta que
les colonies anglaises étaient irrévocablement perdues pour la métropole, et
conseilla de prêter secrètement aux rebelles un million.
En ce moment se rendait en Amérique un ancien officier,
Bon-vouloir, qui, sous le couvert d'une entreprise commerciale, devait se
rendre compte des forces des insurgents, se
mettre en relation avec leur comité de correspondance, et promettre au besoin
la bienveillance de Louis XVI. Pour cacher
son jeu, le cabinet de Versailles ordonnait de poursuivre les contrebandiers
qui faisaient passer des armes et des munitions en Amérique.
Vergennes négociait avec l'Espagne pour s'assurer son
concours en vertu du pacte de famille. Il eut, de ce côté, les difficultés
les plus grandes. D'Aranda, ambassadeur d'Espagne à Paris, conseillait à son
gouvernement de secourir les Américains, mais, en même temps, d'annexer le
royaume de Portugal, avec qui l'Espagne était entrée en conflit pour la
possession d'un territoire situé sur la rive droite du Rio de la Plata, en face de
Buenos-Aires. Il promettait à la
France le Brésil, possession portugaise, si elle entrait
dans ces vues. Vergennes fit comprendre à Madrid qu'il fallait d'abord préparer la guerre et attendre que les Anglais
fussent engouffrés dans les horreurs de la guerre
civile. Il rappela de Londres le comte de Guines, dont les Espagnols
se plaignaient. Cet ambassadeur s'était avisé de déclarer, sans autorisation,
au ministre anglais et ensuite à Masserano, ambassadeur d'Espagne à Londres,
que, dans le différend entre l'Espagne et le Portugal, la France n'assisterait pas
l'Espagne, si l'Angleterre n'assistait pas le Portugal.
Vergennes continuait d'agir en dessous main. Il refusa à
Silas Deane, arrivé à Versailles en juillet 1776, les deux cents pièces de
canon, les armes, les munitions, les vêtements pour vingt-cinq mille hommes,
que l'Américain demandait, mais il l'adressa à Beaumarchais.
Sous le nom d'Hortalez, Beaumarchais avait organisé une
maison de commerce franco-espagnole, qui fournit aux Américains du matériel
de guerre, de l'argent et des volontaires. D'autres intermédiaires opéraient.
Des canons, des fusils, de la poudre et des effets d'équipement et de
campement étaient expédiés par les arsenaux de France en Amérique. Les
Américains manquant surtout d'officiers et d'ingénieurs, Du Coudray, adjudant
général d'artillerie, alla organiser leur artillerie et leur génie. Les
volontaires affluaient dans le bureau de Deane. C'étaient surtout de jeunes
nobles, enthousiasmés par la cause de l'indépendance américaine, parmi
lesquels La Fayette,
son beau-frère Noailles, et son ami Ségur. Dès lors, l'intervention
officielle de la France
parut prochaine. Mais Vergennes. très prudent, ne se décidait pas ; après
quelques succès au début, l'année 1776 tournait mal pour les Américains, et
des complications étaient toujours à craindre sur le continent.
Le Congrès envoya en septembre 1776 à Paris des
commissaires, parmi lesquels Benjamin Franklin. Tout Paris visitait Franklin
dans sa maison de Passy. Admiré par les savants et les philosophes qui le
comparaient à Socrate et à Newton, il charmait le populaire par sa bonhomie
et par la simplicité de ses habits bruns et de ses gros souliers.
La politique de paix avait encore des partisans en France,
surtout parmi les économistes, les financiers et la riche bourgeoisie ; mais
les sentiments hostiles à l'Angleterre se manifestaient dans les provinces
maritimes, dans les villes importantes et parmi la noblesse, la marine,
l'armée. Il s’y joignait une sympathie ardente pour ce peuple qui voulait
être libre. La prudence du gouvernement irritait l'opinion. Les chansonniers
accusaient Vergennes de couardise. En 1777 les Américains menacèrent de
s'entendre avec l'Angleterre, et les Anglais mirent le gouvernement français
en demeure de fermer ses ports aux navires du Nouveau-Monde. Il fallait
prendre un parti.
Vergennes persistait à ne pas vouloir engager les
hostilités sans être certain du concours de l'Espagne. En 1776, les deux
gouvernements avaient conclu une convention secrète par laquelle ils
s'engageaient à entretenir une escadre d'observation en Amérique. Mais, en
1777, Charles III ayant fait ministre Florida Blanca, celui-ci ne voulut pas,
dit-il, que le roi de France regardât son maître comme une sorte de gouverneur de province, et il suivit
une politique à lui. Sous prétexte que l'Espagne manquait de ressources pour
faire la guerre à l'Angleterre, et qu'Espagnols et Français pouvaient bien travailler séparément sans cesser d’être amis, il
se mit à négocier avec les Anglais, et leur offrit la médiation de l'Espagne
pour assurer la paix. Il se flattait de l'espoir qu'ils lui rendraient
Gibraltar. Un nouvel ambassadeur français à Madrid, Montmorin, fit de vains
efforts pour lui enlever ses illusions. Sur ces entrefaites, le Cabinet de
Versailles, apprenant que les Américains avaient vaincu et fait prisonnière
l'armée anglaise, commandée par Burgoyne, à Saratoga, le 16 octobre 1777, se
décida. Il signa avec les États-Unis un traité de commerce, d'amitié et
d'alliance le 6 février 1778. Le 15 mars, lord Stormont reçut l'ordre de
quitter Paris ; l'ambassadeur à Londres, Noailles, fut rappelé, et le
commissaire anglais qui, depuis 1763, était installé à Dunkerque, expulsé.
IV. — LA PREMIÈRE PHASE DE LA GUERRE DE
L'INDÉPENDANCE AMÉRICAINE (1778-1780).
DEPUIS quinze ans, il n'y avait pas eu de grande guerre
dans l'Europe occidentale, ni sur l'Océan ; on se demandait ce que vaudraient
l'armée et la marine de la
France récemment constituées. Les effectifs de cette marine
n'étaient guère inférieurs à ceux de la marine anglaise ; elle comptait
soixante-dix-huit vaisseaux de ligne, autant de frégates, et un grand nombre
de bâtiments secondaires ; les arsenaux et les chantiers étaient aussi actifs
en deçà qu'au delà de la
Manche. Mais les bâtiments britanniques étaient mieux
construits et mieux gréés que ceux de France ; ils étaient presque tous
doublés en cuivre, plus rapides, et d'une précision de mouvement supérieure.
Le système français de l’inscription maritime valait mieux pour le
recrutement que le régime anglais de la presse, mais on a vu combien il était
imparfait. En France, d'ailleurs, comme en Angleterre, pour suppléer à l’insuffisance
des levées nationales, il fallait recruter des étrangers. Des deux côtés, les
officiers se valaient, à cela près qu'il n'y avait pas en Angleterre, comme
en France, deux corps d'officiers, se jalousant et se contrecarrant. Les
amiraux des deux nations : les Anglais Keppel, Hardy et Byron, les Français
d'Orvilliers, Guichen, Grasse, presque tous attachés aux méthodes tactiques
consacrées, mettaient leur gloire dans les belles croisières, les évolutions
savantes et l'art de se dérober. Mais la guerre allait faire surgir des
hommes animés de la passion de combattre : en Angleterre Rodney, en France La Motte-Piquet et
Suffren.
Le signal des hostilités fut donné par les Anglais, sans
déclaration de guerre. Le 17 juin, la frégate anglaise Aréthuse attaqua la frégate
française la Belle Poule,
qui se défendit avec succès.
La France
accepta avec joie la guerre commencée. Les femmes arborèrent des coiffures à la Belle Poule. Des corsaires
coururent la mer ; le ministère étudia des projets de descente aux Iles
Britanniques. Il se décida en principe pour une action combinée des flottes
française et espagnole dans la
Manche et le débarquement de 40.000 Français dans l’ile de
Wight pour menacer de là Southampton, Portsmouth et Londres. Mais il ajourna
l'exécution jusqu'à ce que l'alliance entre la France et l'Espagne fût
définitivement conclue. En attendant, le maréchal de Broglie rassembla des
troupes en Normandie, et le lieutenant-général d'Orvilliers concentrait à
Brest une flotte de trente-deux vaisseaux de ligne.
On comptait sur les talents de ce marin, qui avait secondé
Sartine dans ses réformes et servi sous les ordres de La Galissonnière
; mais il avait soixante-huit ans, et manquait d'audace. Sorti de Brest, le 8
juillet, il croisait au large d'Ouessant, quand il rencontra l'escadre
anglaise commandée par Keppel. Il voulut se dérober ; mais ses lieutenants,
le duc de Chartres et La
Motte-Piquet, lui persuadèrent de risquer le combat. Après
un vif engagement, les Anglais se retirèrent, le 17 juillet ; l'action
restait indécise, mais l'effet moral en fut extraordinaire. Humiliés de
n'être pas vainqueurs, les Anglais mirent leurs amiraux en jugement ; fiers
d'avoir si bien résisté, les Français s'enthousiasmèrent.
L'année d'après, 1779, on pensa frapper un grand coup. Le
Cabinet espagnol, n'ayant obtenu des Anglais ni l'acceptation de sa médiation
ni la restitution de Gibraltar, signa avec la France le traité
d'Aranjuez en avril, et déclara la guerre à l'Angleterre, en juin. On
s'apprêta donc au débarquement.
Vergennes et Maurepas n'étaient pas favorables à la
descente en Angleterre ; ils auraient préféré une campagne décisive dans les
eaux d'Amérique. Mais le public, comme les militaires et les marins, voulait
frapper l'Angleterre au cœur. La
Fayette, revenu d'Amérique pour prendre part à l'opération,
écrivait à Washington : Un coup se prépare qui fera
tomber cette grandeur soufflée de l'Angleterre. Les patriotes voyaient
déjà le drapeau blanc planté au milieu de
l'insolente nation. Les Espagnols voulaient aussi qu'on marchât sur
Londres ; quatre-vingts bataillons, disaient-ils, et cinquante escadrons
auraient raison des miliciens anglais, et d'un trait
de plume, on obtiendrait Gibraltar et Minorque.
Quarante mille hommes se réunirent donc à Saint-Malo et au
Havre, sous les ordres du maréchal de Vaux. Ségur, Lauzun, La Fayette, étaient dans
l'état-major. Quatre cents transports attendaient. Mon
cœur, écrit un officier, appelle le vent du
Sud, qui amènera d'Orvilliers. Les cabinets de Versailles et de Madrid
avaient décidé que, pour tromper les Anglais, d'Orvilliers, avec l'escadre de
Brest, rejoindrait l'escadre de Cadix, commandée par Cordova, aux îles
Sisargas, près de la Corogne
; les deux flottes réunies feraient ensuite voile vers la Manche pour protéger le
passage des troupes de débarquement.
Mais la flotte du septuagénaire Cordova était composée de
lourdes machines et pourvue d'équipages inégalement instruits. Il arriva aux
Sisargas avec cinquante jours de retard, le 23 juillet. Des vents contraires,
un mois durant, immobilisèrent les deux flottes puis une épidémie de scorbut
décima les équipages ; la flotte alliée après s'être arrêtée à Brest, se
borna à d'incohérentes tentatives, tantôt du côté du cap Spithead, tantôt
vers Falmouth ou les îles Sorlingues. Sartine sacrifia d'Orvilliers qu'on
qualifiait d'amiral des Capucins, mais du
Chafaut, qu'il mit à sa place, reconnut l'impossibilité de traverser la Manche en automne. Ainsi
avorta le grand effort de cette Armada.
Dans les mers lointaines, ce fut, en 1778 et 1779, une
alternative de succès et de revers. Les Anglais conquirent le Sénégal, Chandernagor
et Pondichéry. D'Estaing, ancien brigadier d'infanterie, témérairement brave,
détesté par les officiers rouges, adoré des bleus et des soldats, attaqua par
mer Newport, en août 1774, dans l’État de Rhode-Island, pendant qu'une petite
armée franco-américaine l'attaquait par terre. A la nouvelle de l'approche
dune flotte anglaise, il gagna la haute mer pour aller la combattre. Une
tempête l'en empêcha. Maltraité par cette tempête, il se retira à Boston pour
réparer ses navires. En 1779, il opéra aux Antilles, s'empara des îles Saint-"Vincent
et Grenade, battit, le 6 juillet, l'escadre de Byron, mais la laissa
échapper. Il revint en France. La Motte-Piquet, qui commanda par intérim dans les
Antilles, sauva la plus grande partie d'un convoi attaqué par une flotte
anglaise quadruple de la sienne, en décembre 1779.
La France
ne trouvait pas chez les insurgents le concours qu'elle avait espéré. Leurs
chefs ne consentaient pas volontiers à lier leurs opérations à celles des
flottes françaises. Ils avaient contre les deux nations catholiques de France
et d'Espagne et contre les volontaires nobles, qui les secouraient, des
préjugés qu'entretenait le parti favorable à une réconciliation avec
l'Angleterre. Ils réclamaient le droit de pèche à Terre-Neuve, et la Floride, que Vergennes
avait promise à l'Espagne pour prix de son concours. Les Français accusaient
les Américains d'égoïsme, d'indiscipline, d'orgueil et d'hypocrisie. Ils
commençaient à croire que l'alliance américaine était une duperie. Mais La Fayette, à son retour en
France en 1778, remonta l'enthousiasme.
Ce jeune seigneur de vingt ans, au maintien grave, à la
parole réservée, avait plu aux Américains par des qualités qui contrastaient
avec le ton léger, les façons dédaigneuses et la pétulance de ses compagnons
de bravoure. Il les avait gagnés par sa passion désintéressée et son culte de
paladin pour la cause de la liberté. Malgré
ses préventions contre les Français, Washington s'était pris à l'aimer, et il
en vint à ressentir de la gratitude envers un pays qui produisait de tels hommes.
Il fît donner à La Fayette
un commandement ; pour les miliciens américains, La Fayette fut plus qu'un
chef, il fut l'ami du soldat, soldier’s friend.
Il n'était pas moins populaire en France. Il mit sa
popularité au service de l'Amérique. Il réclama pour Washington un corps de
vieilles troupes et de l'artillerie. Franklin, de son côté, par la presse,
les salons, les gens de lettres, travaillait l'opinion ; il persuada au
ministère d'envoyer une armée dans l'Amérique du Nord.
Vergennes ne se faisait pas illusion sur la force de
résistance des Américains ; à trente-trois mille Anglais, bien nourris et
bien payés, qui occupaient les principaux points stratégiques de la côte, les
Etats-Unis n'avaient à opposer que vingt-cinq mille miliciens indisciplinés, sans
vêtements et sans solde ; ils ne vivaient que d'emprunts et leur
papier-monnaie perdait 50 p. 100. Pour obliger l'Angleterre à traiter, le Roi
se résolut à faire un plus puissant effort ; mais il fallait qu'il fût assuré
du maintien de la paix en Europe.
V. — LE CONGRÈS DE TESCHEN (1779) ET LA LIGUE DE LA NEUTRALITÉ ARMÉE
(1780)[3].
OR, la guerre semblait imminente. Joseph II voulait à tout
prix garder la partie de la
Bavière qu'il avait envahie. Il alla jusqu'à offrir au roi
de Prusse les évêchés de Westphalie sécularisés ; Frédéric refusa.
Marie-Thérèse négocia inutilement avec lui, à l'insu de l'Empereur ; à la fin
de juillet 1778, la rupture parut inévitable. Le roi de Prusse fit appel à la
tsarine ; des troupes prussiennes envahirent la Bohême et se
trouvèrent en présence des Impériaux près de Sadowa.
Mercy venait de faire de nouvelles instances pour décider
Louis XVI à s'expliquer sur le casus fœderis et à tenir au roi de Prusse un langage assez imposant pour le rendre plus facile à une
conciliation. C'était vouloir que la France prît parti. Mais Vergennes ne voulait
pas irriter le roi de Prusse, lequel, disait-il, méritait les plus grands égards à cause de ses liaisons intimes
avec la Russie,
et, si on l'irritait, serait porté à une alliance avec l'Angleterre, alliance dans laquelle il entraînerait peut-être la Russie.
Le ministre, très
embarrassé, pesait le pour et le contre ; ce fut la tsarine Catherine II qui
précipita le dénouement. Elle fit avancer un corps de troupes sur les
frontières de la Pologne
pour appuyer le roi de Prusse, et somma la Cour de Vienne de convenir avec Frédéric d'un
arrangement légal et à l'amiable de toute la succession bavaroise. Dès
la fin d'octobre, elle avait d'ailleurs offert au roi de France de partager
avec lui son rôle de médiatrice. Un congrès se réunit à Breslau el fut
transféré à Teschen où la paix lut signée le 13 mai 1779. La Cour de Vienne abandonna à
l'Électeur Palatin, duc de Bavière, tous les districts de la Bavière qu’elle
avait occupés, sauf le territoire entre l’Inn et la Salza ou quartier de
l’Inn, avec Braunau, quelle garda.
La France
a retiré de la paix de Teschen des avantages immédiats. Elle a assuré
l'équilibre et la paix en Europe ; elle s'est mise en état de conduire plus
vigoureusement la guerre maritime contre l'Angleterre. Mais l'impératrice
Catherine, qui avait inspiré la paix ou plutôt l'avait dictée, devenait
garante du traité de Teschen, et, par conséquent, des traités de Westphalie
qu'elle confirmait. Elle s'assurait par là le droit d'intervenir en
Allemagne, où elle se fit une clientèle. Elle apparaissait comme l'arbitre de
l'Europe. Puis, les Turcs payèrent le prix de la collaboration qu'elle avait
donnée à la France. La
Russie prétendait faire le commerce sur la mer Noire, et établir son influence
en Crimée. Mais le Sultan résistait, et le conflit pouvait aboutir à une
guerre. Catherine avait fait traîner les négociations à Breslau, tant qu'elle
ne fut pas sûre d'avoir à Constantinople la paix aux conditions qu'elle avait
fixées. L'ambassadeur de France Saint-Priest, travailla à réconcilier les
Turcs et les Russes, c'est-à-dire à arracher aux Turcs des concessions pour
hâter en Allemagne l'œuvre de la paix, La convention d'Ain-Ali-Qâvâq, du 21
mars 1779, facilita à la
Russie le commerce de la mer Noire et consolida en Crimée
le pouvoir du Khan Shah-In-Ghirei, son protégé.
Officiellement, Joseph II et Kaunitz remercièrent le
Cabinet de Versailles de ses bons offices ; mais, au fond, ils ne lui
pardonnaient pas de les avoir abandonnés. Joseph II résolut de s'allier à la Russie dont il venait d’éprouver
la force. En juin 1780, il alla visiter la tsarine à Mohilew. Vergennes
maintint l'alliance autrichienne quand même, estimant que le système de 1756,
si ébranlé qu'il fût, conservait sa valeur défensive. A l'occasion, il
rendait quelque bon service à l'Autriche, C'est ainsi qu'il soutint, malgré
les récriminations de la
Prusse et de la
Saxe, la candidature de l'archiduc Maximilien, frère de
Marie-Antoinette, à la succession éventuelle de l'électorat de Cologne. Le
comte de Châlons, ministre de France à Cologne, triompha de la résistance du
chapitre, et l'archiduc fut élu coadjuteur de l'électeur, en août 1780.
Cependant le roi de Prusse, inquiet des projets de Joseph
II, aurait volontiers renoué avec la France l'alliance de 1741. Son ambassadeur, le
comte de Goltz, déclarait adhérer sans réserves
à la politique du cabinet de Versailles. Frédéric Il repoussait les avances
de l'Angleterre, recevait les envoyés américains, parlait de reconnaître
l'indépendance des États-Unis, ouvrait Dantzig- à leurs corsaires et
favorisait l’enrôlement d'officiers destinés à instruire les insurgents. Mais
Vergennes ne voulait pas de liaison étroite avec un prince dont il se
défiait.
Il lui vint de Russie un concours inattendu.
Aussitôt après la déclaration de guerre, les Anglais
s'étaient arrogé le droit de visiter les navires et d'y saisir les
marchandises ennemies et la contrebande de guerre, dans laquelle, outre les
armes, ils comprenaient les bois de construction, le goudron, les câbles
nécessaires à la construction des navires, et même les grains et les légumes.
Ils déclaraient en état de blocus, par simple décret d'amirauté, sans les
faire garder par des forces suffisantes, les ports ennemis, où ils
prétendaient empêcher les navires neutres d'entrer. Ils appliquaient en toute
rigueur le droit de prise et le droit de visite, en un temps où les idées
nouvelles commençaient à transformer les principes du droit maritime.
Vergennes, au contraire, reconnut, par une déclaration de
juillet 1778, la liberté de la navigation pour les neutres : seule la
contrebande de guerre, c'est-à-dire les armes et les munitions, pouvait être
saisie ; l'état de blocus ne serait reconnu que si le blocus était effectif,
et non pas un blocus sur papier. De ces
dispositions, bénéficieraient les puissances neutres qui, dans les six mois,
voudraient adhérer à ces principes et prendraient des mesures pour faire
respecter leur neutralité.
La manœuvre était habile, mais les neutres hésitaient à se
prononcer. La Hollande,
qui, sur le conseil de l'ambassadeur de France, La Vauguyon, entreprit de
faire convoyer ses navires marchands par des navires de guerre pour échapper
à la visite, fut obligée, par les menaces de l'Angleterre, de renoncer au
droit d'escorte. La Prusse
seule adhéra à la déclaration française.
Catherine II avait pour les Anglais une sympathie que
fortifiait la communauté d'intérêts : l'Angleterre exportait les trois quarts
des produits russes, et importait en Russie les neuf dixièmes des marchandises
européennes. Et elle ne se posait pas encore en protectrice de l'Empire
Ottoman. Les cabinets de Saint-James et de Pétersbourg négociaient une
alliance, qui eût laissé à la tsarine toute liberté d'agir contre les Turcs,
moyennant l'engagement d'imposer sa médiation à la France et à l'Espagne.
Il sembla que cette entente anglo-russe fût sur le point
de se resserrer. Les Espagnols ayant saisi deux vaisseaux russes dans les eaux
de Malaga, Catherine arma. Le 27 février 1780, elle publia une déclaration,
qu’elle proposa aux Puissances, aux termes de laquelle les vaisseaux neutres pourraient naviguer librement de port en port et sur les côtes des
nations en guerre ; les effets appartenant
aux sujets des puissances en guerre seraient insaisissables sur les
vaisseaux neutres à l'exception des marchandises de contrebande. La tsarine
faisait savoir que, pour protéger l'honneur de son
pavillon, la sûreté du commerce et de la navigation de ses sujets contre qui
que ce fût, elle ferait appareiller une partie considérable de ses forces
maritimes. Dans la pensée de Catherine, la déclaration était tournée
contre la France
et l'Espagne. Mais ces deux puissances adhérèrent aux principes de la
déclaration. L'Angleterre fit des réserves. Or, la tsarine, qui s'était rapprochée
de Joseph II, après l'entrevue de Mohilew, n'avait plus besoin d'elle pour
régler la question d'Orient ; elle se tourna contre les Anglais, qui
s'obstinaient à repousser le principe de la liberté des mers. Après la France et l'Espagne, le
Danemark, la Suède,
les Provinces-Unies, la
Prusse, l'Autriche, le Portugal et enfin les Deux-Siciles
adhérèrent à la déclaration, de 1780 à 1783. La Russie, le Danemark et la Suède conclurent
môme une ligue défensive et armèrent une flotte pour faire respecter leur
neutralité. Catherine avait eu la gloire, qu'elle ne cherchait pas, de mettre
à la raison les tyrans des mers.
Au reste, elle faisait peu de cas de sa déclaration, et
n'attendait que la paix pour se rapprocher des Anglais. La neutralité armée, disait-elle à Harris, est une nullité armée, rendez-la plus nulle encore en
faisant la paix.
VI. — LA SECONDE PHASE DE LA GUERRE DE
L'INDÉPENDANCE AMÉRICAINE (1780-1783).
CEPENDANT la guerre continuait en Amérique et sur mer. Les
corsaires de Dunkerque, Marseille, Nantes et Saint-Malo firent merveille ; le
corsaire américain Paul Jones acquit une célébrité universelle à piller les
navires et les ports anglais jusque dans la Manche. La
Motte-Piquet enleva toute une flotte qui rapportait en Angleterre les
dépouilles de Saint-Eustache, la plus riche des Antilles hollandaises, le 2
mai 1781[4].
Toute l'Europe fut attentive au siège de Gibraltar. Elliot
commandait la place qu'assiégeaient par terre 15.000 Français et 25.000
Espagnols, sous le commandement de Grillon ; le chef d'escadre Baredo
bloquait le port. Le 27 décembre 1779, Rodney pari d'Angleterre pour aller
ravitailler Elliot. Cordoba demeure immobile à Cadix. Le 11 janvier 1780,
Rodney disperse une escadre espagnole, et fait entrer un convoi dans
Gibraltar. Guichen, parti de Brest, n'arriva à Cadix qu'après que Rodney
avait quitté Gibraltar. En 1781, Darly, parti de Portsmouth en mars, croise
entre Cadix et Gibraltar, pour surveiller Cordoba ; un de ses lieutenants
ravitaille la place. En 1782, un grand effort est fait par les alliés ; les
flottes de Guichen et de Cordoba arrivent le 12 septembre dans la baie
d'Algésiras. Des batteries insubmersibles et
incombustibles se rangent devant Gibraltar et ouvrent le feu. Dans une
sortie de nuit sur chaloupes canonnières, les Anglais font sauter les
batteries. Une autre nuit, l'amiral Howe ravitaille la place encore une fois.
A peine les flottes ennemies échangèrent-elles quelques coups de canon, le 20
octobre, vers le cap Spartel, et ce fut la dernière opération devant Gibraltar.
Les grands armements des alliés ne leur procurèrent que la
conquête de Mahon et de l'île de Minorque en 1782. Il
est singulier, disait Joseph II, qu'avec de
si grands moyens et de si grandes dépenses les Bourbons finissent toujours
leurs campagnes par en promettre une plus brillante pour l'année prochaine.
Aux Antilles, succès et revers se compensèrent. En Inde, au contraire, la France prit sa revanche
des humiliations de la guerre de Sept Ans. Ce fut le théâtre où s'illustra
Suffren.
Né en Provence, l'an 1726, Suffren avait débuté dans la
marine royale en 1743. Entré dans l'ordre de Malte, il y eut la qualité de
bailli. Il avait combattu pendant les guerres de la Succession d'Autriche
et de Sept Ans. Audacieusement brave, il méprisait, comme Rodney, l'homme des coups d'audace et des coups de bonheur,
la tactique routinière, les parades majestueuses, les élégances manœuvrières.
Il multipliait les évolutions rapides, cherchait le point faible des ennemis,
y poussait ses vaisseaux, engageait le combat à portée de pistolet,
précipitait le tir, de manière à rendre l'action meurtrière, courte,
décisive. Quand ses capitaines le secondaient mal, il les débarquait ; quand
ses équipages n'étaient plus en nombre, il enrôlait des créoles, des Indous
et des nègres, quand ses navires faisaient eau, ou avaient perdu leurs mâts à
la bataille, il installait dans le premier port ou dans une rade foraine des
chantiers de fortune. Dans l'Inde, il sut nouer des alliances, et ranimer les
haines contre l’Angleterre ; on ne lui avait point destiné ce rôle, mais il
le prit.
Envoyé tic France pour ravitailler la colonie hollandaise
du Cap, dont les Anglais voulaient s'emparer, il s'acquitta de sa mission,
puis se- rendit à l'Ile de France, où il arriva le 25 octobre. Apprenant qu'Haïder-Ali,
ancien ministre du radjah de Mysore, qui s'était révolté contre son maître,
s'était fait lui-même radjah, combattait la Compagnie anglaise
depuis plusieurs années, et projetait d'envahir le Carnatic, il cingla vers
l'Inde. Haïder-Ali témoignait de la sympathie à la France, et avait fait
réorganiser son armée par des officiers français. L'escadre d'Hughes barrant
l'accès de la côte à Suffren, celui-ci l'attaqua et l'obligea à se replier
sur Ceylan en février 1782. Puis il conclut avec Haïder-Ali une convention
qui lui permettait d'occuper Gondelour et les places du littoral.
"Vainqueur dans deux combats, il s'empara de Trinquemalé à la fin
d'août. En vue de la place, il battit de nouveau l'amiral anglais le 3
septembre. Les Anglais durent se retirer à Bombay, et l'armée d'Haïder-Ali
alla affamer Madras. Mais Haïder-Ali mourut le 7 décembre, et Tippou-Sahib,
son fils, menacé par des compétiteurs et par les Mahrattes, devint un allié
plus embarrassant qu'utile. L'ancien compagnon de Dupleix, Bussy, reparut en
Inde, mais se laissa cerner dans Gondelour. Suffren, pour le sauver, gagna
une dernière victoire le 20 juin 1783. A ce moment-là, le sort delà guerre
avait été décidé sur le continent américain.
Le 2 mai 1780 était partie de Brest une armée de secours
que Louis XVI envoyait aux Américains. Elle était de six mille hommes,
commandée par le lieutenant général comte de Rochambeau, qui s'était
distingué dans la guerre de Sept Ans. Le 11 juillet, elle arrivait sur les
côtes de Rhode-Island et commençait à débarquer à Newport, où malheureusement
elle resta immobilisée un an.
Washington était paralysé par l'impuissance du Congrès à
lui fournir des soldats et de l'argent. Les miliciens désertaient. Des
régiments de Pennsylvanie se mutinaient, et les amis de la paix et de
l'Angleterre complotaient. Un officier américain, Arnold, qui commandait à
West-Point sur la rive droite de l'Hudson et tenait bloqué du côté de la
terre dans New-York le général anglais Clinton, projetait de lui livrer ce Gibraltar américain. Il fut découvert à temps et
s'enfuit ; mais l'alarme avait été chaude. Au sud, le général anglais
Cornwallis avait battu l'Américain Green à Guilford dans la Caroline
septentrionale, le 15 mars 1781, et pénétré dans la Virginie. Affaibli
par sa marche et ses succès, il s'établit à Yorktown, dans une presqu'île, à
l'entrée de la baie de Chesapeake, pour rester en communication avec la mer
et les flottes anglaises.
De Newport, Rochambeau avait fait une marche de 800 kilomètres
pour rejoindre Washington et attaquer l'armée de Cornwallis. Il avait
contourné New-York, où Clinton était enfermé. Arrivé le 2 septembre à Chester,
à vingt kilomètres au sud de Philadelphie, il apprit que le marquis de
Grasse, après des succès remportés aux Antilles sur les Anglais, avait
débarqué 3.000 hommes au cap Henry, sur la côte sud du chenal d'entrée de la
baie de Chesapeake. Celte petite armée avait fait jonction avec 1.500 hommes,
que commandait La Fayette,
et occupé Williamsbourg à l'ouest de Yorktown. Washington et Rochambeau arrivant
par le nord complétèrent l’investissement du côté de terre. Grasse, ayant
repoussé la flotte anglaise de Hood, le 5 septembre, était maître de la baie
de Chesapeake et de la voie de la mer. Cornwallis était bloqué. Il ne put
tenir contre un bombardement, et se rendit avec vingt-deux drapeaux, 160
pièces de canon, 6.000 hommes et 1500 matelots, le 19 octobre 1781. La
nouvelle causa en France un énorme enthousiasme. Quand La Fayette revint à Paris,
le 21 janvier 1782, il fut couronné de fleurs à l'Opéra. Louis XVI le fit
maréchal de camp. La pièce est jouée, disait La Fayette ; le cinquième acte vient de finir. Les Anglais
conservaient encore Charlestown, Savannah et New-York ; mais l'impuissance de
leur armée de terre était démontrée. En Angleterre, la consternation fut
générale ; lord North ne sut que dire : Mon Dieu,
tout est perdu ! Le ministère fut renversé et des négociations
s'ouvrirent à Versailles. Une victoire remportée aux Antilles, entre la Dominique et les
Saintes, par Rodney sur Grasse, qu'il fit prisonnier en avril 1782, ne
changea rien au fond des choses.
VII. — LA
PAIX DE VERSAILLES (1783), ET LA CONVENTION DE
CONSTANTINOPLE (1784).
AUSSITÔT après la conclusion de la paix de Teschen, en mai
1779, l'Autriche
et la Russie
avaient offert leur médiation, que l'Angleterre et la France déclinèrent, l'une
pour ne pas entrer en rapports avec ses sujets rebelles, l'autre parce
qu'ayant à se venger des humiliations de la guerre de Sept Ans, elle voulait
imposer la paix sans interposition d'arbitre. IL n'est pas sûr d'ailleurs que
Catherine et Joseph II cherchassent sincèrement la gloire de faire cesser
cette guerre maritime qui leur laissait toute liberté d'agir en Orient, et,
s'ils avaient été investis de l'arbitrage, ils se seraient fait payer de leur
peine au détriment des alliés de la France. De nouveau, quand ils eurent appris
l'ouverture des négociations directes, ils offrirent leurs bons offices sans
plus de succès. Aussitôt après la capitulation de Yorktown et la chute du
ministère de lord North, des agents anglais, sans caractère officiel, vinrent
s'assurer des dispositions du Cabinet de Versailles, et, celles-ci ayant paru
modérées, les négociations commencèrent. Lord Shelburne, le premier ministre,
voulait la paix. Vergennes mettait sa gloire à la conclure.
Les conférences s'ouvrirent à Paris, en octobre 1782. Il y
eut trois négociations parallèles : entre la France, l’Espagne et
l’Angleterre, entre l’Angleterre et les États-Unis, entre l’Angleterre et la Hollande La paix
aurait été vite signée sans les prétentions de l'Espagne et des États-Unis.
L'Espagne exigeait la restitution de Gibraltar ; les Américains réclamaient
le droit de pêche à Terre-Neuve, la cession du Canada, la réciprocité
commerciale dans les relations avec l'Angleterre ; ils voulaient même reculer
leur frontière occidentale jusqu'au Mississipi, ce à quoi l'Espagne refusait
de consentir.
Un incident faillit tout compromettre : les
plénipotentiaires américains signèrent avec les Anglais des préliminaires
séparés, le 30 novembre 1782. Il est vrai qu'ils firent ajouter à la
convention une clause qui subordonnait la conclusion de la paix définitive
entre l'Angleterre et les États-Unis à la signature de la paix générale. Mais
le gouvernement anglais profita de son entente avec les Américains pour
repousser toute proposition relative à Gibraltar. L'opinion publique en
Angleterre s'opposait furieusement à la cession de cette place ; les Anglais
offrirent à l'Espagne en compensation la Floride orientale, puis, en déclarant que ce
serait leur dernier mot, toute la Floride. Le comte d'Aranda, ambassadeur
d'Espagne en France, prit sur lui d'accepter l'arrangement, malgré les
instructions qu'il avait reçues, offrant, disait-il, sa
tête à sa patrie. D'autre part, la France et l'Angleterre signèrent leurs
préliminaires de paix le 20 janvier 1783. Les négociations entre Angleterre
et Hollande traînèrent jusqu'au 2 septembre. Le lendemain, le traité de paix
fut signé à Versailles. Les Hollandais recouvrèrent toutes leurs colonies,
sauf Négapatam dans l'Inde.
L'Angleterre reconnut comme États libres, indépendants et
souverains les Treize États-Unis, dont la limite fut fixée au nord aux
possessions anglaises du Canada, au sud à la Floride, devenue
espagnole, à l'ouest, au cours du Mississipi. Elle céda à l'Espagne, outre la Floride, l'île de
Minorque, mais garda Gibraltar.
La France
et l'Angleterre se restituèrent mutuellement ce qu'elles avaient conquis dans
les Indes Orientales et Occidentales. L'île de Tabago fat donnée à la France en échange de la Dominique, quelle
prétendait garder. En Afrique, la
France rentra en possession des comptoirs du Sénégal,
quelle avait perdus au traité de Paris A Terre-Neuve, elle garda en toute
propriété les îlots de Saint-Pierre et Miquelon, et échangea son droit de
pèche sur la côte orientale de l'île depuis le cap Bonavista jusqu'au cap
Saint-Jean contre le droit de pêche sur la côte Nord-est et Ouest depuis le
cap Saint-Jean jusqu'au cap Raye, Elle obtint l’abrogation des articles du
traité de Paris qui lui interdisaient de fortifier Dunkerque et l'obligeaient
à y souffrir la présence d'un commissaire anglais. Un traité de commerce, à
conclure dans l'espace de deux ans, réglerait les rapports économiques entre
les deux puissances.
Les représentants de l'Autriche et de la Russie furent invités par
pure courtoisie à mettre leurs signatures au bas des traités.
La paix fut vivement critiquée en France et en Angleterre.
Le ministère Shelburne fut renversé. En France, on reprochait à Vergennes de
s'être montré trop facile dans le règlement des affaires de l'Inde et d'avoir
accepté, après les succès de Suffren, le rétablissement du statu quo ante
bellum. La liberté de fortifier Dunkerque et le retrait du
commissaire anglais, la possession en toute propriété des îles Saint-Pierre
et Miquelon, l'acquisition de Tabago, celle des comptoirs du Sénégal qui
paraissaient alors sans importance et sans avenir, étaient considérées comme
une compensation insuffisante de cinq ans de guerre et d'une dépense de plus
d'un milliard. On blâmait aussi le troc à Terre-Neuve d'une zone de pêche
avantageuse contre une ligne de côtes plus étendue, mais moins poissonneuse.
Mais Vergennes aurait pu répondre que la guerre avait coûté très cher, que
les Espagnols étaient des alliés incommodes, que la pêche de la morue sur la
côte orientale était une cause de querelles continuelles entre les marins
anglais et français et de conflits possibles entre les deux gouvernements.
Ses défenseurs célébraient les bienfaits de la paix, et la restitution des comptoirs
d'Afrique et la gloire d'avoir délivré Dunkerque et le territoire de la
présence et du contrôle d'un commissaire anglais. Au vrai, les intérêts
coloniaux paraissaient à Vergennes comme à presque tous les hommes d'État
français, de médiocre importance. L'essentiel pour lui était d'avoir relevé
en Europe le prestige de la
France. Et il voulait avoir les mains libres pour agir,
autant qu'il était encore possible, contre les éternels perturbateurs de la
paix en Orient[5].
Marie-Thérèse était morte le 29 novembre 1780, Débarrassé
de l'autorité modératrice de sa mère, Joseph II s'abandonna aux impulsions de
ses convoitises et de ses rêves. II s'entendit en 1781 avec la tsarine sur
l'idée d'un démembrement de l'Empire ottoman. Pour prévenir l'opposition du Cabinet
de Versailles et s'assurer son appui contre la Prusse, il refit le
voyage de France, passa une semaine à Paris et à Trianon du 29 juillet au o
août 1781 ; il laissa croire qu'il projetait d'épouser madame Elisabeth, sœur
du Roi, mais ne put l'aire sortir de leur réserve ni Louis XVI ni Vergennes.
De son côté, Catherine envoya à Versailles le grand-duc
héritier Paul et sa femme. Le grand-duc passait pour avoir des sympathies
françaises. Le comte et la comtesse du Nord, comme ils se qualifiaient en leur
incognito, furent accueillis avec bonne grâce. La Cour multiplia les fêtes en
leur honneur aux mois de mai et juin 1782 ; mais ils n'emportèrent pas à
Pétersbourg le blanc-seing qu'ils étaient venus chercher.
Catherine n'en écrivit pas moins à Joseph II la fameuse
lettre du 10 septembre 1782, où elle exposait son plan de partage de l'Empire
Ottoman. La Russie
prendrait la Crimée,
le Kouban, le littoral entre le Dniester et le Boug, une ou deux îles de
l'Archipel. On constituerait avec la Moldavie, la Valachie et la Bessarabie un État
nouveau, la Dacie,
qui aurait un souverain de religion grecque. L'Autriche prendrait la Serbie, la Bosnie, l'Herzégovine et
obligerait Venise à lui céder l'Istrie et la Dalmatie en échange de la Morée, de Chypre et
de Candie. Si les Turcs étaient chassés de Constantinople, l'Empire byzantin
serait rétabli en faveur du grand-duc Constantin, petit-fils cadet de
l'Impératrice ; ce prince renoncerait à tous ses droits à la succession de
Russie. Sans perdre de temps, la tsarine envoya des troupes en Crimée pour y
rétablir son protégé le Khan Shah-In-Gheraï, que des troubles, fomentés,
disait-elle par les Turcs, en avaient chassé. En 1783, elle fil occuper
militairement la
Crimée, le Kouban et l'île de Taman, et invita l’empereur à
se procurer lui-même un agrandissement.
Joseph II, que la situation de ses États obligeait à plus
de prudence, voulait s'assurer l'appui de la France. Le 15 avril
1783, Mercy avait parlé à Vergennes du démembrement de l'Empire Ottoman comme
d'une tentation à laquelle la Russie ne pourrait pas
résister ; il avait ajouté qu'il y aurait place pour tout le monde au partage.
Vergennes répondit en soupirant qu'il désirait mourir avant cet événement.
Mercy reprit que l’Egypte serait un morceau très
convenable pour la France
; mais Vergennes répliqua que la
France n'avait pas besoin de conquêtes. Mercy revint à la
charge le 9 juin ; il déclara que l'Empereur demanderait une cession de
territoire équivalente à celle que prendrait la Russie. Vergennes
objecta que le roi de Prusse à son tour réclamerait une compensation. Mercy
insinua que le seul moyen de maintenir l'équilibre européen serait de
partager l'Empire ottoman entre plusieurs puissances et que la part de la
France pourrait être fort belle. Vergennes riposta
par un projet de concert entre la
France, l'Autriche et la Prusse pour agir sur ou contre la Russie, et il offrit ses
bons offices à l'Autriche auprès du Cabinet de Berlin. Il fît remettre à
Vienne, le 1er septembre 1783, un mémoire où le Roi se déclarait nettement
contre le système des compensations :
La considération que l'intérêt
de la maison d'Autriche lui conseille de s'étendre en raison de ce que la Russie peut acquérir
serait un exemple funeste, dont cent ans de guerre n'expieraient peut-être
pas la fatale erreur. Si la crainte que la puissance russe ne gravite un jour
sur la puissance autrichienne est un titre suffisant pour se compenser aux
dépens d'un tiers innocent, ne doit-on pas prévoir que d'autres puissances,
craignant avec autant de raison que la puissance autrichienne ne gravite à
son tour sur les leurs, s'autoriseront de l'exemple des deux Cours impériales
pour se procurer des accroissements et des compensations aux dépens de qui il
appartiendra ? Où en serait l'Europe si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise ! ce
monstrueux système venait à s'accréditer ? Tous les liens politiques seraient
dissous ; la sûreté publique serait détruite et l'Europe n'offrirait bientôt
plus qu'un théâtre de troubles et de confusion.
En terminant, le Roi annonçait qu'il allait se concerter
avec le roi de Prusse pour prévenir les malheurs dont l'Europe serait menacée
en cas d'une guerre en Turquie et il invitait l'Empereur à partager avec lui un soin aussi désintéressé. Mais
Vergennes ne trouva pas d'écho à Berlin. Peut-être Frédéric II espérait-il
qu'une guerre de l'Autriche contre la Turquie lui permettrait, comme en 1772, de se
dédommager en Pologne et d'annexer Thorn et Dantzig. En tout cas, il poussait
les Turcs à la guerre. Vergennes, déçu, baissa le ton, et, pour adoucir
l'Empereur et la Reine,
expliqua que dans une circonstance aussi grave il
était bien naturel d'avoir voulu connaître l'opinion du roi de Prusse.
La Russie
vint à déclarer qu'elle se contenterait de ce qu'elle avait conquis, et
Vergennes usa de toute son influence à Constantinople pour amener les Turcs à
céder. Le comte de Saint-Priest, ambassadeur de France auprès du Sultan, fit
conclure la convention de Constantinople, le 8 janvier 1784, qui donnait aux
Russes la Crimée,
le Kouban et l'île de Taman.
La France
abandonnait donc la Turquie,
comme elle avait abandonné la
Pologne, comme elle abandonnera, trois ans après, la Hollande. La
victoire qu'elle avait remportée sur l'Angleterre coûtait cher. Mais
Vergennes trouvait des raisons de se consoler. L'Autriche, inquiète des
dispositions de la Cour
de Versailles, n'avait pas marché. Le roi de Prusse ne pourrait prétendre à
aucune compensation. L'équilibre de l'Europe centrale était maintenu. Au moins, disait le ministre, l'Empereur n'a rien eu, et la satisfaction de la Cour de Pétersbourg, qui, à
la vérité, pèse éminemment sur les Turcs, n'est d'aucun préjudice pour la France.
C'était faire bon
visage contre mauvaise fortune. L'occupation de la Crimée par la Russie, cliente
commerciale de l'Angleterre, était nuisible aux armateurs français, qui
jusque-là faisaient presque tout le commerce de la mer Noire.
VIII. — LA
FIN DE VERGENNES (1784-1787)[6].
L'AMBITION de l'Autriche donna de nouveaux soucis à
Vergennes. Joseph II, trompé dans ses ambitions en Orient par l'accord conclu
à Constantinople entre la
Russie et la
Turquie, cherchait vers les Pays-Bas une compensation. Il
réclama des Hollandais la réouverture de l'Escaut, dont un article de la paix
de Munster en 1648 avait ordonné la clôture afin de ruiner Anvers, le grand
port rival d'Amsterdam. La
Hollande arma. Toute l'Europe s'émut. Frédéric II, inquiet
d'un progrès de la puissance impériale aux Pays-Bas, envoya en France son
frère, le prince Henri, dont le succès fut grand à la Cour et à la Ville. Mirabeau,
dans ses Doutes sur la liberté
de l'Escaut, représenta le danger d'une Autriche devenue grande puissance
commerciale, et fit un devoir à la
France de défendre la Hollande, dont il admirait l’héroïque histoire
:
Je conseille une guerre prompte
et vigoureuse, pour conserver une république dont les habitants ont formé le
sol qu'ils occupent, les terres qu'ils cultivent, les rivières qui les
arrosent ; habitants industrieux, honnêtes, paisibles, courageux, qui ont
acquis l'aisance et la liberté qu'on leur envie, par une continuité d'efforts
dont l'histoire des hommes n'offre pas un autre exemple, par quatre-vingts
ans de victoires dans toutes les parties du monde.
Vergennes fut très embarrassé. La Reine soutenait l'Empereur
de toutes ses forces. On raconte qu'un jour elle dit au ministre : Enfin, monsieur, songez toujours que l'Empereur est mon
frère, et que le ministre répondit : Je m'en
souviendrai toujours, madame ; mais je penserai surtout que Monseigneur le
Dauphin est votre fils. Il ne pouvait, sans ruiner le crédit de la France en Europe,
abandonner la cause hollandaise. Mais il redoutait une guerre générale,
sachant qu'il ne pouvait compter ni sur la Prusse, ni sur l'Espagne, ni sur les vieux
alliés traditionnels, la
Pologne démembrée, la Turquie décrépite et la Suède disetteuse. Or, la guerre parut inévitable, après
que les Hollandais, le 8 octobre 1784, eurent tiré sur un brigantin de
commerce portant pavillon autrichien, qui descendait l'Escaut. L'Empereur
annonça qu'il allait se faire justice, par une armée de 80.000 hommes. La Hollande, avec laquelle
la France
négociait un traité d'alliance, somma le Cabinet de Versailles de se décider.
Comme, au même moment, l'Angleterre offrait aux Hollandais un traité de
commerce et l'assistance contre l'Empereur, Vergennes se décida. Le 20
novembre partit de Versailles une note, retardée cinq jours par l'opposition
de la Reine. Louis
XVI exigeait que l'Empereur renonçât à l'ouverture de l'Escaut, et lui
offrait son entremise pour concourir à éteindre dans
le principe le feu d'une guerre dont les suites pouvaient être incalculables.
Le jour même où cette note fut signée, l'Empereur, qui savait qu'il n'aurait
pas d'alliés, la Russie
lui ayant fait entendre qu'elle ne le soutiendrait que par des dépêches, avisait le cabinet de Versailles
qu'il traiterait avec la
Hollande, pourvu qu'il fût indemnisé des droits qu'il
croyait avoir sur Maastricht, et qu'il avait revendiqués au début du conflit.
On marchanda longtemps sur le chiffre, et on finit par convenir qu'il serait
de dix millions de florins, dont la
France paierait quatre millions et demi. Le 8 novembre
1785. le traité de Fontainebleau fut signé entre l'Empereur et la Hollande, sous la
médiation de la France.
Deux jours après, la France et la Hollande concluaient un
traité par lequel elles se garantissaient leur état territorial. Vergennes,
que la faction impériale accusait de duplicité, avait sincèrement cherché à
empêcher un grand conflit et il y avait réussi.
Un autre conflit s'était annoncé au cours même des
négociations sur la question de l'Escaut. Joseph II avait parlé d'un échange
de ses possessions des Pays-Bas contre la Bavière ; il s'était entendu avec l'Électeur
Palatin, Charles-Théodore, duc de Bavière, qui était sans enfants légitimes,
et il pensait obtenir l'assentiment de Charles II, duc de Deux-Ponts, et de
son frère, le prince Maximilien, héritiers de Charles-Théodore.
Mercy-Argenteau soumit le projet d'échange au cabinet de Versailles, le 30
novembre 1784. C'eût
été, aux yeux de l’Empereur, la solution de la question de l'Escaut,
puisqu'il n'aurait plus eu d'intérêt à l'ouverture du fleuve. Mercy donna à
entendre que la France
recevrait, pour prix de ses bons offices, le Luxembourg et le Namurois,
distraits des Pays-Bas autrichiens. Vergennes fut tenté par l’offre et il
accepta le principe de l'échange, mais avec de prudentes réserves. Le Conseil
tenu le 1er décembre 1784 conclut que S. M. n'y voit
au premier coup d'œil rien qui semble blesser ses intérêts directs ; mais
considérant que cette affaire intéresse immédiatement l'Empire et par
conséquent tous ses membres, S. M. demande si l'Empereur a des indices et
même des sûretés que le Corps germanique s'y prêtera et que le roi de Prusse
n'y apportera pas d'obstacle. La Cour de Vienne aurait voulu que la France négligeât les
convenances du roi de Prusse et travaillât à faire agréer l'échange par le
duc de Deux-Ponts et le prince Maximilien. La Reine essaya d'obtenir
l'adhésion du Roi et de Vergennes dans mie conversation, à la fin de décembre
1784. Mais Vergennes, revenu à son principe de n'accepter aucun
agrandissement territorial, persistait à vouloir s'assurer, avant d'aller
plus avant, si le roi de Prusse n'était pas hostile
à l'échange. La Reine
lui fit une algarade — le mot est d'elle — ;
Vergennes offrit sa démission, que le Roi refusa. En janvier 1785, le duc de
Deux-Ponts, sûr de l'appui de la
Prusse et de la bienveillance de la France, refusa de
consentir à l'échange, et l'affaire en resta là.
La perpétuelle ambition de l'Empereur décida Frédéric II à
grouper contre lui les princes allemands. Le 23 juillet 1785, il signa avec
l'Électeur de Saxe et l'Électeur de Hanovre — George III, roi d'Angleterre —
une confédération, le Fürstenbund, pour le maintien des lois de l'Empire, des
traités et des droits des États. Les ducs de Saxe-Weimar, de Gotha, de
Deux-Ponts, de Mecklembourg, la maison de Hesse, le margrave de Bade,
l'Électeur de Mayence, etc., y adhérèrent. Ainsi la Prusse avait réussi a
réunir autour d'elle une grande partie de l'Allemagne. Cet État, devenu la
première puissance militaire de l'Europe, prenait le rôle que s'étaient
attribué jusque-là des princes étrangers, de protecteur des libertés germaniques. Le bruit courut qu'un article
secret du traité mettait les forces alliées sous le commandement du roi de
Prusse. La Russie
s'inquiéta. La tsarine fit dire à Frédéric que les
traités dont le contenu était inconnu engendraient de l'inquiétude.
Mais comme ses vues étaient alors tournées vers la Turquie, elle se
contenta de récriminer. La
France, qui avait essayé un moment de démontrer les
inconvénients et l'inutilité de la
Ligue, avait fini par inviter le duc de Deux-Ponts à y
entrer. Frédéric II s'appliqua à rassurer la France et la Russie par des
prévenances. Il n'avait plus de griefs contre la politique française, depuis
qu'il la voyait occupée à contenir l'ambition autrichienne.
Les relations avec l'Angleterre étaient pacifiques. Un
ministre de vingt-quatre ans, le fils de lord Chatham, William Pitt, estimait
la paix nécessaire pour diminuer la dette anglaise qui était énorme,
réorganiser les forces navales et développer le commerce et l'industrie. Il
n'entendait pas d'ailleurs que le recueillement de l'Angleterre fût une
abdication. Il ouvrit à son pays les marchés d'Europe par toute une série de
conventions. Il signa avec la
France le traité du 26 septembre 1786, qui devait
permettre, comme on le verra[7], aux produits
manufacturés anglais de conquérir le marché français. Il essaya d'empêcher
l'Espagne de conclure avec la
France un traité de commerce, qui fut néanmoins signé en
juin 1786. Il resserra l'alliance de l'Angleterre et du Portugal, et se
servit de l'Irlandais John Acton, favori de la Reine Marie-Caroline,
pour établir son crédit à la
Cour du Bourbon qui régnait à Naples, Ferdinand IV.
Mais, en Hollande, l'Angleterre et la France étaient rivales.
La lutte, depuis si longtemps commencée entre les partisans du stathoudérat
et ceux des libertés provinciales et municipales, durait toujours. Comme le
stathouder, Guillaume V, était petit-fils de George II, les Orangistes
comptaient sur le gouvernement anglais pour transformer le stathoudérat en
monarchie héréditaire. La
France appuyait leurs adversaires les Républicains et les Patriotes.
Les Républicains se recrutaient dans la grosse bourgeoisie marchande, qui
dominait aux États généraux ; ils détenaient les charges municipales, les
principales fonctions ; c'était une aristocratie commerçante. Les Patriotes
étaient un parti plus avancé de petits bourgeois.
Les Républicains et les Patriotes entreprirent d'amoindrir
le stathoudérat. Ils entrèrent en conflit avec Guillaume V à propos du droit
qui appartenait au stathouder de nommer les magistrats des villes. Les États
de la province de Hollande le suspendirent de sa fonction de capitaine
général en septembre 1785.
C'était le moment où se négociait le traité de
Fontainebleau. L'ambassadeur de France à La Haye, de Vérac, promit aux Patriotes l'appui de
son gouvernement, et des officiers français passèrent en Hollande, où Ils
formèrent une légion batave. Mais le stathouder comptait sur l'Angleterre et
sur la Prusse.
Marié à une nièce de Frédéric II, il était le beau-frère de
Frédéric-Guillaume II, qui succéda en 1786 au Grand Frédéric. Inquiet du
conflit possible, Vergennes négocia avec la Prusse un accommodement entre le stathouder et
les États de Hollande. Guillaume V refusa en décembre 1786 d'accepter le
compromis sur lequel s'étaient entendues la France et la Prusse. Vergennes
fut préoccupé, les derniers mois de sa vie, du danger d'une crise
hollandaise.
D'autre part, il assistait au déclin de la puissance
française dans l'Europe orientale. Catherine II ne pardonnait pas au Cabinet
de Versailles d’avoir entravé ses projets contre les Turcs et la Suède, et elle
refusait de payer aux négociants français les indemnités auxquelles ils
avaient droit, pour les pertes subies dans la dernière guerre d'Orient. Il semble, écrivait Vergennes, qu'on se fasse un plaisir de nous désobliger. Lorsqu'il
nomma un nouvel ambassadeur à Saint-Pétersbourg, il lui prescrivit d'observer
de simples égards envers l'Impératrice. Mais
la préoccupation des intérêts économiques français, l'opinion qu'on pouvait
sauvegarder l'équilibre en Occident au prix de sacrifices en Orient, le
déterminèrent à faire quelques avances. Il se rapprocha des Austro-Russes.
L'agent de cette politique nouvelle fut un homme de
beaucoup d'esprit et de talent, le comte Philippe de Ségur. Ses flatteries
plurent à l'Impératrice ; il devint le familier du palais impérial. Le
gouvernement russe avait grand intérêt à n'être pas gêné par la diplomatie
française. Il accorda à la
France un traité de commerce, le 11 janvier 1787, qui
ouvrit le marché russe aux vins et aux savons français, facilita les
relations de Marseille avec les ports de la mer Noire, et concéda aux négociants
de France les mêmes avantages qu'à ceux d'Angleterre. Dans un voyage que
Ségur fit sur le lac Ilmen avec l'Impératrice, il se donna le plaisir
d'écrire cette convention désagréable à l'Angleterre avec une plume et un
encrier empruntés à son collègue, l'ambassadeur anglais. En retour, la
diplomatie française renonçait à ses traditions. Ségur, grand seigneur
philosophe, était gêné par les plaisanteries des Russes sur la protection que
la France accordait
à la barbarie turque ; il promettait que son gouvernement
empêcherait les Ottomans de commencer la guerre. A Constantinople, l'ambassadeur
de France, Choiseul-Gouffier, un philanthrope et un philhellène, préparait
les Turcs à toutes les concessions. Il faisait venir une mission militaire
pour réorganiser leur armée, et mettre leurs places en défense ; mais il
rejetait leurs propositions d'alliance et il secondait l'ambassadeur russe
Boulgakof. Aussi la Turquie
refusait au commerce français les concessions qu'elle faisait, aux Russes ;
elle annulait les effets d'une convention par laquelle les beys d'Egypte
ouvraient aux Français la mer Rouge.
Vergennes mourut le 13 février 1787. Le grand acte de son
ministère avait été la guerre aux Anglais, qui fut pour la France ; après la triste
guerre de Sept Ans, une réparation d’honneur avec quelques profits
appréciables. Dans cette guerre, de nobles sentiments nouveaux, inspirés de
l'esprit du temps, s'étaient mêlés aux vieux sentiments héréditaires de haine
contre l'Angleterre. Sur le continent, Vergennes, sans jamais rompre avec
l'Autriche, l'a contrecarrée partout. Il a contribué à l'empêcher de prendre la Bavière,
d'assurer ainsi sa domination sur l'Allemagne du Sud et de commander les
routes de l'Italie, d'ouvrir l'Escaut et de fonder ainsi entre France et Hollande
une puissance commerciale rivale de celles des deux États, dont l'ancienne
alliance fut renouvelée à cette occasion. Dans sa politique à l'égard de
l'Autriche, il marcha d'accord avec la Prusse. En Orient, il voulut empêcher un
nouveau démembrement de la
Pologne et la destruction de la Turquie. Le statu quo fut maintenu en Pologne ;
mais la France
ne put empêcher les Russes de poursuivre leurs progrès au détriment des
Turcs.
Vergennes fut un négociateur de traités de commerce. Il en
conclut avec l'Angleterre, la
Hollande, les États-Unis, l'Espagne et la Russie. La politique
économique convenait à ce pacifique, qui ne voulait point de conquêtes et qui
s'employait à prévenir les guerres. Il faut tenir compte, pour être juste
envers lui, des grands changements survenus dans le monde, depuis que
l'Angleterre avait conquis l'empire des mers, que la Prusse était née, que la
colossale Russie avait commencé d'intervenir dans les affaires de l'Europe,
que la Hollande
était descendue à l'état de puissance secondaire, que la Pologne attendait le
coup de grâce, et que la
Turquie avait beaucoup de peine à se défendre elle-même. Il
semble bien que Vergennes ait fait tout ce que l'état de la France et de l'Europe lui
permettait de faire. Son grand mérite fut d'avoir vu le possible, et suivi, à
travers tant de difficultés, une politique très sage et très honorable en
même temps. Il s'indignait de voir prévaloir dans la politique de la Prusse, de l'Autriche et
de la Russie
à l'égard de la Turquie,
de la Pologne
et de la Suède
ce qu'il appelait un monstrueux système, destructeur
de la sécurité publique, et qui devait faire de l'Europe un théâtre de troubles et de confusion. Il ne
voulut pour la France
aucun agrandissement qu'il eût fallu acheter par des compromissions avec les
ambitions autrichiennes ou prussiennes, ou russes. Il félicitait Louis XVI
d'être un pacifique, un roi citoyen, comme il
le lui dit un jour ; car Vergennes était pénétré de l'esprit du siècle, et
quelque peu disciple des philosophes.
IX. — LE MINISTÈRE DE MONTMORIN (1787-1789)[8].
A VERGENNES succéda Montmorin, qui avait représenté la France à Trêves et à
Madrid, esprit éclairé, de jugement droit, appliqué au travail, mais timoré.
Il permit à la Reine
et aux ambassadeurs d'entremêler leurs combinaisons aux siennes. Plus encore
que Vergennes qui était connu de l'Europe, où l'on jugeait la France incapable
d'intervenir dans les affaires autrement que par des avis non suivis
d'effets, il fut gêné par l'état misérable des finances. En Hollande,
l'Angleterre poussait le stathouder à la résistance et les dispositions de la Prusse encourageaient Guillaume
V. Frédéric-Guillaume II n'aimait pas la France. Il renvoya de
Berlin les artistes, les savants, les administrateurs que Frédéric II y avait
attirés. La Cour
prussienne affectait de ne plus parler qu'allemand et de mépriser les mœurs
de Versailles. Hertzberg, le principal ministre prussien, pensait que la Prusse pourrait, avec
l'alliance de l’Angleterre, jouer un très grand rôle en Europe. Il voulait
détruire l'influence française en Hollande et en Allemagne. La Prusse, qui jusque-là
s'était montrée conciliante dans les affaires de Hollande, saisit donc la
première occasion de faire volte-face.
Les commissaires des États de la province de Hollande
ayant fait rebrousser chemin, le 28 juin 1787, à la princesse Wilhelmine,
femme du stathouder et sœur de Frédéric-Guillaume H, qui se rendait à La Haye pour provoquer une
manifestation populaire orangiste, Frédéric-Guillaume sen plaignit comme d’un
affront personnel, et demanda réparation. Il
concentra vingt mille hommes à Wesel. Les Anglais se préparèrent aussi à
intervenir en faveur du stathouder ; leur ambassadeur demanda à Montmorin, le
4 juillet, des explications sur ses engagements à l'égard des Patriotes. Pitt
fît armer à Portsmouth six vaisseaux de ligne, mais il déclara qu'il n'avait
pas d'intention de guerre et qu'il souhaitait un arrangement. Montmorin
louvoya entre deux écueils comme il put. Il promit en août aux Patriotes
qu'en cas d'agression étrangère il les
soutiendrait ; mais, trompé par l'espérance d'un accommodement, il ne fit
aucun préparatif, et rappela l'ambassadeur de France à La Haye, qui s'était trop
compromis par son action contre les Orangistes. Il convint avec Pitt de
limiter au chiffre de six vaisseaux les armements maritimes réciproques de la France et de la Grande-Bretagne,
et, pour donner aux Prussiens une preuve de ses dispositions pacifiques, il
ne massa point de troupes à la frontière des Pays-Bas. Frédéric-Guillaume fut
convaincu que la France
n'oserait pas affronter à la fois une guerre maritime et une guerre
continentale, au moment où elle semblait près de la banqueroute.
Montmorin avait envoyé à Berlin un agent chargé de
proposer une médiation franco-prussienne ; mais, avant même que celui-ci fût
arrive, le ministre prussien à La
Haye, Thulemeyer, avait présenté un ultimatum aux États
généraux, et, le 13 septembre, l’armée prussienne avait pénétré dans les
Provinces-Unies. L'aristocratie républicaine abandonna les Patriotes ; les
villes ouvrirent leurs portes ; Amsterdam seule résista quelque temps. Le
stathouder fut rétabli dans ses prérogatives, et gouverna en maître, sous la
protection de l'armée prussienne et de la flotte anglaise.
La France
ressentit vivement l'affront. Les étrangers furent surpris qu'un grand État
pût prendre et trahir l'engagement de secourir ses alliés. La France,
disait Hertzberg, a perdu, avec l'alliance
hollandaise, le reste de son prestige en Europe ; et Joseph II se
réjouissait : La France
vient de tomber, dit-il ; je doute qu'elle se
relève.
Le rétablissement du stathouder changea l’équilibre des
forces dans le système politique de l’Europe occidentale. Le 15 avril 1788,
les Anglais et les Hollandais, à La
Haye, et, le même jour, les Prussiens et les Hollandais, à
Berlin, signèrent des traités d'alliance défensive, où les parties
contractantes déterminaient les secours qu'elles se donneraient en cas de
guerre maritime ou continentale. Puis l'Angleterre et la Prusse s'engagèrent par
le traité de Berlin, le 13 août 1788, à maintenir la constitution de la
République des Provinces-Unies telle quelles l'avaient établie.
La Prusse
tenta détendre le Fürstenbund aux États rhénans, pour les soustraire à
l'influence française. Elle célébra très haut sa victoire aux Pays-Bas. Quelques-uns de nos régiments, disait un de ses
envoyés au grand-vizir, ont suffi pour intimider les
Français, et mettre la
Hollande à la raison. L'Angleterre avait reconquis
en Europe sa situation d'avant la guerre d'Amérique. Alliée de la Hollande, ne voulant
pas plus qu'elle que l'Escaut lut libre, maîtresse du Hanovre, alliée de la Prusse, et s'assurant par
là une clientèle en Allemagne, tantôt ménageant et tantôt brusquant le
Danemark et la Suède,
en vue d'enlever à la France
sa part de trafic dans la
Baltique, menaçant l'Espagne par sa colonie continentale du Portugal, balançant dans la Méditerranée
l'influence française, et disputant à la France le commerce du Levant, elle n'aurait pas
mieux demandé que d'avoir avec ce pays, devenu d'ailleurs, depuis le traité
de commerce de 1786, un de ses principaux marchés, de bonnes relations, mais
le cabinet de Versailles se défiait de la Cour d'Angleterre : Cette
Cour nous jalouse et nous hait, écrivait Montmorin ; si nous nous rapprochons d'elle, elle voudra nous dominer.
La Russie
et l'Autriche avaient profité des embarras de la France pour rouvrir la
question d'Orient. Quand la tsarine était allée visiter, en 1786, la Grimée, sa récente
conquête, elle avait passé à Kherson sous des arcs de triomphe, qui portaient
cette inscription : Chemin de Byzance.
D'accord avec l'Autriche, elle invita les Turcs à reconnaître l'indépendance
de la Géorgie
et l'autonomie des Moldo-Valaques. Mais, bien qu'en assez mauvais termes avec
la France
protectrice des Turcs, ni l'Angleterre ni la Prusse ne pouvaient être
indifférentes à ces événements. Sous l'influence de Hertzberg, le roi de
Prusse prétendait régler à sa convenance la question polonaise et la question
turque. Il projetait de soulever contre la Russie les Polonais et les Suédois, contre
l'Autriche, les Belges et les Hongrois, et contre toutes deux, les Turcs.
Puis il interviendrait comme médiateur, amènerait le sultan à céder aux
Autrichiens la Moldavie
et la Valachie,
aux Russes les côtes de la mer Noire jusqu'au Danube. Il ferait restituer à la Pologne par les
Autrichiens la Galicie
et recevrait lui-même de la
Pologne, en récompense de ses bons offices, Thorn et Dantzig.
Secondé par l'Angleterre, il commenta par pousser les Turcs à la guerre.
Ceux-ci, le 26 juillet 1787, sommèrent les Russes de leur restituer la Crimée et
d'abandonner le protectorat de la Géorgie ; le 13 août, ils emprisonnèrent
l'ambassadeur russe.
Ainsi commença une nouvelle guerre entre la Turquie et la Russie. Joseph II
se déclara obligé par les traités à soutenir les Russes. Il manqua une
entreprise sur Belgrade, et déclara la guerre au sultan en février 1788.
Montmorin ne vit point autre chose à faire, et il ne pouvait en effet faire
autre chose que de prescrire à Choiseul-Gouffier de prêcher à Constantinople
la résignation. Il prévint le désir que la tsarine lui fit exprimer par Ségur
d'intervenir encore une fois auprès de la Porte par ses exhortations.
Sur la demande de l'Autriche, il rappela les Français, ingénieurs,
artilleurs, marins, qui étaient au service de la Turquie. Louis
XVI défendit en môme temps à la jeune noblesse de rejoindre les troupes de
l'Empereur. La France
voulait rester neutre et vantait à tout le monde les bienfaits de la paix.
Pour parvenir à la découverte de
l'intention des deux Cours impériales (Russie
et Autriche) au moyen des réponses que
chacune d'elles lui ferait séparément, Montmorin fit proposer à
Saint-Pétersbourg un concert et à Vienne une
nouvelle alliance ou le renouvellement de l'alliance de 1756. A Vienne, on se défendit
de rêver le renversement de l'Empire Ottoman,
que l'Empereur Joseph II déclarait impossible
à effectuer. Il redoutait, d'ailleurs, une
entente entre Berlin et Versailles qui l'eût paralysé et obligé de faire à la Prusse une nouvelle part
en Pologne. Or, une acquisition faite en Pologne par
le roi de Prusse, écrivait Joseph II, ne
fût-elle que d'un seul village, me serait plus nuisible que ne pourrait m'être
avantageuse celle de toute une province turque. Mercy expliquait à
Montmorin qu'une entente entre la
Russie, l'Autriche et la France était facile, à condition que, s'il s'établissait un accord de convenances sur le partage
des dépouilles ottomanes, le roi de Prusse en fût exclu, dans
l'intérêt de l'Autriche, et l'Angleterre, dans celui de la France. Quant à la
tsarine, que Montmorin avait priée de s'expliquer
avec confiance sur ses intentions, et de
mettre par là le Roi en état... de pouvoir
prendre une détermination ultérieure en pleine connaissance de cause,
elle fit répondre qu'elle était on ne peut pas plus
disposée à s'unir intimement avec le Roi Très Chrétien, mais elle
ajournait les explications qui ne pouvaient guère
avoir lieu, à ce qu'il semble, au point où en étaient les choses et avant que
l’on ait pu en conférer avec l'Empereur.
Entre temps, l'ambassadeur de France et les ministres
russes causaient. Ségur, très choyé par Catherine, qui faisait jouer devant
elle la tragédie de Coriolan dont il était l'auteur, ne défendait les Turcs
que par acquit de conscience. En France, un parti russophile se formait.
Catherine était populaire, comme l'avait été Frédéric II, parmi les écrivains
et les philosophes qui s'imaginaient une Russie de roman, combattant pour la
civiliser. On parlait, d'ailleurs, de faire à la France sa part ;
l'Egypte, Candie ou Chypre. Une alliance de la Cour de Versailles avec les
Cours impériales empêcherait les mauvais desseins de la Prusse contre la Pologne.
Mais Montmorin aimait mieux n'entrer dans aucune
combinaison. Il avait fait les avances, et il ne répliquait pas aux réponses.
Kaunitz, impatienté de ces façons, demandait : Voulait-on, ne voulait-on pas
?
Cependant la guerre continuait sans grand effet, des
épidémies paralysant les Russes en Crimée et les Autrichiens sur le Danube.
Toute l'Europe était occupée à des négociations enchevêtrées. La tsarine, qui
avait essayé de s'entendre avec l'Angleterre, finit par proposer une
quadruple alliance — Russie, Autriche, France, Espagne — pour imposer la paix
aux Turcs, et s'opposer à la Triple Alliance — Angleterre, Prusse, Hollande.
— Montmorin accepta l'idée, qui fut discutée à Versailles, le 27 janvier
1789. Mais la France
avait alors autre chose à faire et à penser. Necker parla de la détresse
financière. Le Conseil décida qu'il ne serait pas
raisonnable, même en persistant dans le projet d'alliance avec la Russie, de la précipiter
dans ce moment-ci. Comme l'Empereur était las de la guerre, il
consentit que Choiseul-Gouffier négociât secrètement un traité entre
l'Autriche et la Turquie
sur la base de l'uti possidetis. Le seul rôle approprié aux
moyens de la France
était celui de médiatrice.
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