I. — SAINT-GERMAIN (1775-1777). AU milieu de ces troubles, Saint-Germain, secrétaire
d'État de Saint-Germain entra en fonctions le 27 octobre Ce ministre inattendu fut d'abord accueilli avec enthousiasme par l'opinion. On le comparait à Turenne, à Louvois, à Bélisaire, à Cincinnatus ; mais l'opinion le surfaisait. Vieux, malade, de mauvaise humeur, rageur, raide, ses bonnes intentions (il en eut d'excellentes) seraient demeurées sans effet, s'il n'avait été secondé par des administrateurs et des officiers de talent, qui précisèrent ses projets et rédigèrent ses ordonnances : pour l'intendance et la comptabilité, Sénac de Meilhan et les commissaires d'Autemarre, d'Ervillé et Chamisso ; pour les réformes d'ordre technique, Guibert, l’auteur du Traité de tactique. Il s'attacha des officiers généraux distingués, relégués jusque-là derrière les officiers de Cour : Wimpffen, Vioménil, Jaucourt, Gribeauval. Ce dernier, avec le titre de premier inspecteur général de l’artillerie, gouverna souverainement les armes spéciales. Ainsi secondé, Saint-Germain, en moins de deux ans, promulgua quatre-vingt-dix-huit ordonnances, qui transformèrent l'organisation militaire. Gomme L'effectif de l'infanterie fut porté de quatre-vingt-dix mille hommes à cent soixante-huit mille, celui de la cavalerie, de vingt-cinq mille hommes à quarante-six mille, et l’armée se trouva doublée. A côté de la grosse infanterie des grenadiers et des fusiliers, Saint-Germain plaça, dans chaque régiment, des chasseurs, infanterie légère depuis longtemps réclamée. Il réduisit la grosse cavalerie au profit de la cavalerie légère ; sur cinquante-deux régiments, il en attribua trente-deux aux dragons et aux hussards. Ainsi furent appliqués lés enseignements du maréchal de Saxe et de Frédéric II. Gribeauval reprit la réforme de l’artillerie, qu'il avait
entreprise au temps de Choiseul, et qui avait été abandonnée. Il doubla presque
l'effectif, qui passa de 6.576 hommes, chiffre du 1er mai 1774, à 11.939
hommes, chiffre du 1er mai 1777. Le corps des mineurs
demeura placé dans une situation intermédiaire entre l'artillerie et le
génie, mais fut assujetti, pour la discipline, aux règlements de l’artillerie.
Les ouvriers employés dans les arsenaux furent assimilés à la troupe.
Gribeauval reconstitua son matériel d'artillerie, ramena les pièces à un
petit nombre de types et en accrut la puissance. Le calibre de lame et celui
des boulets furent exactement mesurés avec de nouveaux appareils, de sorte que
l'on eut désormais des projectiles adaptés exactement aux pièces ; la portée
de l’artillerie se trouva quadruplée pour les petits calibres ; l’invention
de la vis de pointage et de la hausse mobile permit une plus grande précision
dans le tir. L'attelage des pièces fut perfectionné, de façon qu'on pût leur
faire franchir des obstacles, et tirer au besoin sans dételer. L'artillerie
française devint, grâce à lui, la première du monde ; les étrangers le
reconnaissaient ; les campagnes de Les officiers du génie furent placés sous les ordres des généraux commandant les divisions ; ils durent leur communiquer leurs projets de construction ou de réparation. Une ordonnance du 2 juillet 1776 mit à leur disposition un corps de travailleurs militairement organisé, les pionniers, qui formèrent un effectif d'environ 2.200 hommes. Les officiers du génie, instruits à l'école de Mézières, furent employés à des travaux de topographie dans les provinces où ils passaient, notamment dans le voisinage des frontières ; ils enrichiront le dépôt des cartes et des plans. Saint-Germain attacha à la direction du génie deux ingénieurs géographes qui devaient, en temps de guerre, dessiner les itinéraires et relever les plans des opérations. De l'arme du Génie devaient un jour sortir Carnot et ses collaborateurs Marescot, Clarke et d'Arçon. Pour toute cette grande transformation, Saint-Germain avait, à force d'économies, simplement porté les dépenses de son ministère de quatre-vingt-douze à quatre-vingt-treize millions six cent cinquante-quatre mille livres. Saint-Germain n'aimait pas les milices. Il leur reprochait d'être coûteuses, et de manquer d'esprit militaire. Il n'en laissa subsister qu'une levée annuelle du sixième, destinée, en cas de guerre seulement, à former une réserve de cinq cents hommes par régiment. L'armée comme il la concevait ne devait comprendre que deux classes d'hommes ; des nobles héréditairement destinés aux grades, et des engagés volontaires, devenus soldats par goût d'aventures, braves et rompus à la discipline. Il n'avait pas l'idée d'une armée nationale. Le soldat restait pour lui ce qu'il avait dit un jour, un chien enchaîné, qu'on dresse pour le combat ; mais il voulait que ce chien fût bien choisi et bien traité. Pour améliorer le système des engagements volontaires, que Choiseul avait déjà réglementé, il fit intervenir les conseils d'administration des régiments dans le recrutement des soldats et plaça les racoleurs sous leur surveillance. Gomme les hautes-payes données aux rengagés ne provoquaient pas assez de rengagements et chargeaient trop les finances, il les remplaça par des primes de rengagement. La haute-paye était pour le soldat d'un sou par jour, pour le sous-officier de cinq sous ; la prime varia suivant la durée du service, pour l'infanterie, de cent livres à cent cinquante, pour la cavalerie, de cent vingt à cent soixante-dix. Les soldats qui restaient le plus longtemps sous les drapeaux furent lésés par cette réforme. Mais Saint-Germain mécontenta les troupes surtout en retenant les sous-officiers et les soldats au delà du terme de leurs engagements, jusqu'à ce qu'on fût contraint par leur âge et leurs infirmités à les libérer. Afin de pouvoir donner l'éducation militaire à la petite noblesse, Saint-Germain supprima l'école militaire de Paris, où n'entraient que des jeunes gens de la haute noblesse et du Tiers État riche. Avec les crédits devenus disponibles, il entretint six cents gentilshommes pauvres dans douze collèges de province, parmi lesquels Pont-à-Mousson, Brienne, Tournon, Vendôme. Quand ils sortaient des collèges, on les envoyait dans les régiments en qualité de cadets ; ils y partageaient la vie du soldat et passaient par les grades de sous-officiers, avant de devenir sous-lieutenants. Ils rappelaient les cadets-gentilshommes de Louvois, Les mieux doués devaient entrer dans N une sorte d'école supérieure de guerre établie à Paris en 1777, et qui garda le nom d'École militaire ; c'est là que les professeurs Monge et Le Faute auront Bonaparte pour élève. Mais à cette école affluèrent les fds de grands seigneurs, qui continuèrent à barrer aux petits nobles la route des hauts grades. Avec l'aide de Gribeauval, Saint-Germain améliora l’organisation des écoles spéciales d'artillerie et de l'école du génie, où furent fortifiées les études. L'administration centrale de la guerre, jusqu'alors purement civile, fut réformée. On reprochait aux commis leur insolence et leur despotisme ; tout le corps des officiers en souffrait. Saint-Germain les astreignit à porter l'uniforme ; pour les initier aux choses de l'armée, il établit un roulement entre eux et les commissaires des guerres, chargés de faire les revues des troupes dans les généralités, ceux-ci passant par les bureaux, tandis que les commis faisaient fonction de commissaires. Puis il réorganisa les bureaux. Il y eut six bureaux principaux : le premier avait les affaires contentieuses militaires ; le second, la correspondance avec les généraux d'armée et les commandants de place ; le troisième, les commissions et brevets d'officiers ; le quatrième, les projets et ordonnances pour les fonds nécessaires au département de la guerre ; le cinquième, l'administration des régiments ; le sixième, l'administration des maréchaussées. Venaient ensuite trois bureaux de second ordre, un pour l'artillerie, un pour les subsistances, les hôpitaux et le casernement, un pour le détail des divisions militaires. Malgré les réformes faites par Louvois et par ses successeurs, l'armée n'était pas encore bien dans la main du Roi. Les gouverneurs des provinces, grands seigneurs ou favoris, avaient des fonctions militaires ; ils visitaient les places fortes et avaient charge de maintenir l'ordre et la discipline. De ces gouverneurs, relevaient des lieutenants de ville et des majors de châteaux. Par l'ordonnance du 25 mars 1776, Saint-Germain répartit l'armée en 16 divisions que commandèrent des lieutenants généraux en activité de service ; les troupes devaient avoir ainsi les mêmes chefs en temps de paix et en temps de guerre, ce qui faciliterait le passage de l'une à l'autre. Les lieutenants de ville et majors de châteaux, dont le nombre fut diminué d'un tiers, leur furent subordonnés, comme ils l'étaient eux-mêmes au secrétaire d'État. Pour multiplier partout ses créatures, Choiseul avait distribué tant de grades que, pour une armée de cent soixante-dix mille hommes, on comptait en 1775 soixante mille brevets d'officiers, dont le plus grand nombre ne servait pas. Du Muy avait tenté d'enrayer le mal, en soumettant à des conditions d'âge et de service les candidats au grade de colonel, de lieutenant-colonel, ou de major. Saint-Germain augmenta la durée du stage dans chaque grade, voulut que les officiers fissent preuve de capacité, et donna aux colonels et aux conseils d'administration le droit de présentation aux grades. Favorable comme il l’était à la noblesse pauvre, Saint-Germain réprouvait la vénalité des charges militaires ; mais il ne pouvait l'attaquer de front. Par l’ordonnance du 25 mars 1776, il s'efforça d'en préparer la destruction. Il établit qu'en cas de mort, démission, ou autrement, les emplois vacants perdraient le quart de leur finance, de façon qu'ils seraient libérés à la quatrième génération. Sans qu'on l'appliquât à la rigueur, l'ordonnance eut ce résultat qu'en 1790, lorsque fut abolie la vénalité, la finance des régiments d'infanterie était déjà presque éteinte ; celle des régiments de cavalerie subsistait encore. Le soin du soldat fut une des grandes préoccupations de Saint-Germain. Choiseul avait introduit le système de la régie pour l'équipement et l'approvisionnement des troupes, et son successeur Monteynard était revenu à celui de l'entreprise. Saint-Germain confia aux corps de troupes eux-mêmes le soin de pourvoir à leurs besoins. Avec des retenues sur la solde, les conseils des régiments assurèrent l'équipement en se conformant aux prescriptions ministérielles ; ils pourvurent à la nourriture des troupes, et ce fut un grand bien pour elles, car l'ancienne boule de son fut remplacée par un pain bien meilleur, moitié seigle et moitié froment. Enfin ils furent chargés d'acheter les chevaux de remonte, les avoines et les fourrages. L'intendance eut la haute main sur la distribution des vivres, les casernements, les étapes. Les hôpitaux et les ambulances furent réorganisés, et les régiments pourvus d'infirmeries. Saint-Germain voulait une simplicité sévère dans la tenue. Il remplaça l’habit à la française par une sorte de veste, une culotte et un gilet, plus commodes, mais moins élégants. Il imagina un chapeau à quatre ailes, chaque aile pouvant au besoin se rabattre ou se relever par un cordon, machine compliquée dont on se moqua. Au cadogan, coiffure où les cheveux de derrière repliés par le milieu, étaient tenus par un ruban, et aux cadenettes ou tresses parlant du milieu du crâne pour retomber sur la poitrine, il substitua le crapaud, bourse en taffetas noir où l'on enfermait les cheveux de derrière. Il interdit l'usage de la poudre à poudrer, sauf les jours de fête et de parade ; mais, par tout cela, il déplut à ceux qui pensaient que la grâce et l'éclat du costume sont indispensables au prestige de l'armée. Dans la réforme de la tactique, Saint-Germain eut pour lui
tout le parti militaire des jeunes. Rien de plus absurde, disaient-ils, que
de manœuvrer encore comme au temps de Turenne, d'opposer à l'ennemi des
colonnes compactes, alors qu'il peut vite transporter des canons sur tous les
points d'un champ de bataille. Les traditionnalistes répondaient que l'ordre profond était, par excellence, Tordre
français ; qu'il convenait au tempérament national ; qu'à toute attaque d'un
poste, ou d'un retranchement, les Français, en ordre profond, s'entraînaient
et se soutenaient, et qu'en ordre mince ils n'auraient plus même bravoure.
L'ordre mince fut recommandé par le comte de Guibert, l'auteur d'un Eloge du
roi de Prusse et d'un Essai de tactique. Guibert enseignait qu'il n'y avait
pas de colonne qui pût tenir devant des canons ; que tout corps profond
risquait d'être tourné ou débordé ; que la tactique des larges déploiements,
à Saint-Germain fut moins heureux dans ses, efforts pour assurer la discipline. Une petite affaire fit plus de bruit que les plus grandes réformes n'en avaient fait. Saint-Germain, sur les conseils d'inspecteurs généraux, remplaça, par ordonnance de mars 1776, les peines corporelles, baguettes, verges, coups de canne ou de fouet, et soufflets, par des coups de plat de sabre. On cria qu'il allait avilir le soldat, en faisant un instrument de supplice de l'instrument de sa gloire. On conta l'histoire d'un soldat qui, condamné aux coups de plat de sabre, aurait dit : Frappez de la pointe ; ça fait moins de mal. Les officiers, qu'il voulut contraindre à résider auprès de leurs troupes, se plaignirent d'être garrottés à leurs compagnies et à leurs régiments. Le ministre leur interdit le jeu, les femmes, les dettes ; il leur ordonna de conduire leurs soldats à la messe. Cela parut très plaisant, et l'on rappela que le ministre avait été jésuite. Les réformes de Saint-Germain, à l'exception de celles
qu'il fit dans l'armement et la tactique, furent mal accueillies. Il finit
par avoir à peu près tout le monde contre lui. Les Philosophes l'accusèrent
de vouloir imposer aux soldats des mœurs de Capucins, les Jansénistes de
préparer la fondation d'une école d'aumôniers militaires, pour la confier à
des Jésuites. Les financiers ne lui pardonnèrent pas la suppression des
adjudications, qui les privait de bénéfices. Sa popularité parmi les soldats
cessa lorsqu'il prétendit les garder dans l'armée, le service fini, comme on
gardait les galériens sur les galères, après expiration de la peine. Les
officiers pauvres avaient beaucoup attendu de lui ; il n’avait pu à peu près
rien faire pour eux. Les officiers de Cour sentaient en lui l'ennemi ; le
comte de Provence, le comte d'Artois, Saint Germain fut attaqué jusque dans le Conseil. Maurepas lui donna une sorte d'adjoint, ou de surveillant de son département, Montbarey. Saint-Germain, qui voulait rester ministre, fit des concessions. Il permit à Montbarey de restaurer des pratiques qu'il avait condamnées, et perdit ainsi sa réputation d'honnête homme, ennemi du favoritisme et de l'intrigue. Le Roi, qui l'avait d'abord soutenu, l'abandonna. Saint-Germain donna sa démission. Il mourut quatre mois après, le 26 septembre 1777. Après la disgrâce de Saint-Germain, ceux qui lavaient
souhaitée, craignant qu'il ne fût remplacé par quelque autre réformateur,
intriguèrent pour que Montbarey lui succédât. Mme de Montbarey, alliée aux
Maurepas, belle et galante, agit sur l'entourage de II. — SARTINE (1774-1780). AU ministère de Cette réforme eut de bons et de mauvais résultats. Les constructions navales furent poussées avec une étonnante activité. Mais le corps de l'épée n'était pas bon administrateur. Un commandant militaire, dit Malouet, n'entre dans l'administration que pour ordonner les consommations, et s'en sépare lorsqu'il s'agit de comptabilité. Le personnel subalterne fut démesurément accru. La nécessité d'augmenter rapidement le nombre des navires fut une cause de gaspillage. Les fournisseurs, qui connaissaient l'urgence des besoins, se firent payer très cher. Choiseul avait eu l'intention de recruter le Grand Corps de Sartine appela sur la flotte royale quelques officiers de
l'armée de terre, par exemple Bougainville et d Estaing. Tout en favorisant
la noblesse, il ne voulut pas se priver des services des officiers roturiers
de la marine marchande. Il choisit les meilleurs, et les répartit trois par
trois sur les navires à titre d'auxiliaires. Parmi eux se trouvèrent des
combattants futurs de Le corps des officiers de marine, avec des défauts il est
vrai, — l'orgueil et la turbulence par exemple —, fut très remarquable. Ils
s'instruisaient par l'étude des grands travaux des géomètres, des astronomes
et des ingénieurs. Au temps de Louis X'V, on s'était beaucoup préoccupé d'art
nautique. L'astronome Lalande avait commencé de travailler aux tables de On continuait de recruter les matelots d'après le système des classes établi par Colbert ; mais, pour accroître le nombre des inscrits au rôle des gens de mer, les commissaires des classes étendaient le classement aux habitants des villes et villages situés sur les rivières navigables. De Tours, d'Orléans, de Nevers, de Montauban, de Toulouse, on faisait des sièges de quartiers maritimes. Les gens de mer étaient partagés en trois, quatre, ou cinq classes, suivant leur nombre dans chaque province, toute classe devant le service, à son tour, pendant un an. On ne cessait d'être soumis au classement qu'à l'âge de soixante ans. Quand l'État appelait une classe, il enlevait aux navires de commerce les hommes de cette classe ; or, le commerce les payait de trente à quarante-cinq livres par mois, et l'État seize livres. Dans l'armée de terre, la solde suffisait au soldat, celui-ci étant d'ordinaire célibataire ; mais le marin se mariait, et il ne pouvait vivre et faire vivre sa famille avec sa solde. On ne lui versait pas d'ailleurs exactement ce qu'on lui devait. Malouet écrit, le 1er février 1781, que les équipages du comte d'Estaing, désarmés en 1779, ne sont pas encore payés. Quand un marin servait sur la flotte royale, sa famille ne pouvait toucher à la caisse des gens de mer qu'un tiers de ses appointements. A son retour, le marin avait droit à une part des prises opérées en mer ; mais, presque toujours pressé par besoin d'argent, il vendait cette part à des gens d'affaires ; tel qui aurait touché six cents livres, s'il avait pu attendre, ne touchait guère que cent livres. Mal payés par l'État, exploités dans le partage des prises, réduits à la misère, voyant les levées inégalement réparties entre les provinces, et que les fils de la bourgeoisie riche, en se faisant inscrire dans la marine marchande comme matelots-pilotins, échappaient au régime des classes, les marins classés prenaient en haine le service du Roi. Il n'est pas de moyens ni de ruses, dira Malouet, dans un mémoire du 12 juillet 1785, qu'ils n'emploient pour s'y soustraire ; les uns préfèrent s'expatrier plutôt que d'obéir aux ordres de levée ; les autres allèguent des maladies, mendient, achètent des certificats d'invalidité, ou se mutilent eux-mêmes pour ne pas être commandés. Jamais il ne fut plus difficile de compléter les effectifs
des navires qu'au début de la guerre contre l'Angleterre. En 1778, à Toulon,
les matelots manquèrent à ce point qu'il fallut en recruter à Nice, à Gènes,
à Naples, dans tous les pays méditerranéens. En 1779, à Brest, lorsqu'on arma
la seconde escadre de d'Orvilliers, 4.040 hommes firent défaut, et l'on dut
désarmer plusieurs navires pour compléter les équipages des autres. Sur 3.737
hommes portés perdus par le département de Par compensation, les corps de l'artillerie et de
l'infanterie de marine s'organisaient sérieusement : on créait trois
compagnies de bombardiers, et cent compagnies de fusiliers, réparties entre
les ports de Brest, Toulon et Rochefort. Des compagnies de canonniers
garde-côtes défendaient le littoral. Le matériel s'accrut dans de grandes
proportions ; l'armement se perfectionna ; les ingénieurs hydrographes et les
constructeurs, Sané et Forfait, passèrent pour les premiers de l'Europe. Ils
obtinrent des types de navires bien construits, de proportions définies, bons
voiliers, à marche régulière. En 1779, Partout, c'était une fièvre de travail. Pour la première fois, on procédait au doublage des navires avec du cuivre. D'Arçon inventait les blindages et les canalisations d'eau qui protégeaient les batteries flottantes contre les bombes et les boulets rouges. Le ministère de la marine acquérait des forges et des fonderies comme celles de Ruelle et d'Indret pour y couler ses ancres et ses canons. Les perfectionnements de Gribeauval dans l'artillerie de terre étaient introduits dans l'artillerie de mer, et l'Angleterre allait éprouver la supériorité de nos canonniers de marine. Quand la guerre éclata, la course fut encouragée. On distribua aux armateurs des lettres de marque, des armes, des munitions ; on leur promit des récompenses ; on leur fil abandon des deux tiers des prises. Les colonies étaient en état de défense, el leur administration concentrée entre les mains des gouverneurs militaires ; mais les rigueurs à l'égard des nègres et des mulâtres, la cruelle répression de quelques émeutes à Saint-Domingue en 1775, préparaient la révolte qui nous fit perdre plus tard une partie des Antilles. Sartine eut l'honneur d'avoir préparé III. — LES MINISTÈRES DE SÉGUR ET DE CASTRIES. LE gouvernement de Louis XVI a montré de l'énergie et de
la continuité dans la réorganisation des forces militaires. Ségur à Le marquis de Ségur, lieutenant-général des armées, s'était distingué aux batailles de Crefeld et de Clostercamp. Il aurait mieux conduit une colonne d'assaut qu'administré un ministère, et, au Conseil, il exposait ses idées médiocrement. Mais il avait de l'application, du bon sens, de l'énergie, et il fut secondé par des collaborateurs de premier ordre : Gribeauval, d'Arçon, Grimoard. Grâce aux cent millions attribués au budget de Ségur ne réussit pas à briser les coteries des garnisons,
ni à fixer à leurs postes les colonels, ni à diminuer le nombre des
officiers, qui absorbaient à eux seuls la moitié du budget. Il fut impuissant
à empêcher une réaction nobiliaire qui depuis longtemps s'annonçait dans
l'armée. En 1757 le comte de Gisors avait conseillé au maréchal de
Belle-Isle, alors secrétaire d'État de La noblesse se plaint avec raison de n'avoir pas le droit exclusif aux emplois militaires. Elle est humiliée de se voir souvent frustrée des places que ses aïeux ont occupées et cimentées de leur sang. Les richesses qui corrompent tout et qui brisent toutes les séparations que l'honneur et la gloire ont élevées entre les citoyens sont devenues aujourd'hui un titre suffisant pour prétendre à toutes les places. On voit le fils d'un commis se vêtir d'un uniforme, disputer le pas, et vouloir marcher l'égal de l'homme de qualité... Si l'on osait dire que la noblesse ne peut suffire à fournir aux emplois, je répondrais que les provinces sont peuplées de gentilshommes qui n'ont pu en obtenir... Deux lois peuvent assurer à l'État le service de la noblesse. La première est de déterminer les preuves pour tout officier d'infanterie et de cavalerie. La seconde est d'établir une capitation militaire que payerait tout gentilhomme qui n'aurait pas servi la patrie pendant seize ans. En 1781, le Comité des inspecteurs d'infanterie et de cavalerie adressa au Roi un rapport où il demandait qu'on n'admît comme officiers dans l'armée que ceux qui justifieraient de quatre générations de noblesse. Dans le Conseil, Ségur, au dire de son fils, combattit la mesure à peu près en ces termes : Comment voulez-vous qu'on supporte l'idée de voir que le fils d'un magistrat très respectable, d'un négociant estimé, d'un intendant de province, soit condamné à ne pouvoir servir l'État que comme soldat, ou à ne parvenir au grade d'officier qu'à un âge avancé, après avoir vieilli dans les rangs les plus subalternes ? Il vaudrait mieux attaquer le préjugé déraisonnable qui ruine toute la noblesse en ne lui permettant d'autre activité que celle des armes. La loi dont elle réclame l'exécution.... est au fond inutile, car, quoi qu'on dise, la noblesse sera toujours sûre, par son crédit, d'obtenir la préférence pour le plus grand nombre des nominations. Contre l'opinion du ministre, le Conseil décida, en mai
1781, que les candidats aux grades devraient présenter des certificats
attestant la possession de quatre degrés de noblesse, et que les certificats
leur seraient délivrés par le sieur Chérin, généalogiste de Ségur mit de l’ordre dans la comptabilité et l’administration
des corps de troupes par l'ordonnance de 1786. Ses règlements touchant
l'habillement, la discipline, le casernement, le service du soldat, ont passé
dans les lois militaires de Les coups de plat de sabre n'avaient pas survécu au ministère de Saint-Germain ; mais on y avait substitué les baguettes : le condamné à cette peine, nu jusqu'à la ceinture, passait entre une double haie de soldats qui, armés de baguettes ou de verges, l'en cinglaient. Une ordonnance du 1er juillet 1786 supprima les baguettes sauf pour le crime de désertion en temps de paix, jusque-là puni de mort. La discipline s'adoucit. Ségur prescrivit de ne condamner à la prison qu'avec ménagement. Ségur quitta le ministère en 1787. Le comte de Brienne lui
succéda. Il créa, le 9 octobre 1787, un Conseil
d'administration au département de Il ne suffit pas, disait le
préambule du règlement, du zèle et du travail d'un seul homme.... il faut
appeler autour du chef de ce département (de L'administration de Le marquis de Castries était un lieutenant-général des
armées de terre, que Choiseul avait signalé comme capable de réorganiser la
marine. Laborieux, méthodique, il s'entoura de spécialistes ; il consulta des
marins, Suffren, d'Estaing, Guichen ; des administrateurs, Borda, inspecteur
des constructions et directeur de l'École des élèves ingénieurs à Paris,
Fleurieu, directeur général des ports et arsenaux, le capitaine de vaisseau
de L'ordonnance du 31 octobre 1784 eut pour objet le recrutement des marins. Elle réforma le système des classes pour remédier aux abus qui avaient provoqué tant de plaintes sous le précédent ministère. Elle déclara libres la condition d'inscrit et le service de mer, et permit aux inscrits de se déclasser, sauf en temps de guerre, c'est-à-dire de s'affranchir de leurs obligations moyennant une déclaration faite un an à l'avance. Elle allégea le service en espaçant les appels et en accordant aux gens mariés et pères de famille des réductions de service. Malouet, qui avait proposé en 1782 d'abolir la servitude éternelle des classes, écrivit au ministre : Les gens de mer et la nation vous doivent des remercîments d'avoir amélioré le sort des hommes des classes. Une des ordonnances du 1er janvier 1786 modifiant, une
fois de plus, le système de recrutement des officiers, supprima les
compagnies des gardes, que Sartine avait rétablies, et qui étaient
indisciplinées ; il les remplaça par les compagnies d' Elèves de la marine, qui reçurent à bord des
vaisseaux une instruction théorique et pratique, et, après six ans de
navigation, y compris cet apprentissage, devaient être nommés lieutenants de
vaisseau. Pour devenir élève de la marine, il fallait avoir reçu une
éducation préalable, de onze à quinze ans, dans les collèges spéciaux de
Vannes et d'Alais, et subir, à la sortie, un examen. Ces collèges étaient
réservés aux fils de gentilshommes et aux fils d'officiers tués à la guerre
ou chevaliers de Saint-Louis. Mais, pour entrer dans la marine sans passer
par cette filière, une porte restait ouverte aux volontaires,
fils de gentilshommes, d'armateurs, de négociants en gros, de capitaines
marchands, ou de bourgeois, de gens vivant noblement
: une autre ordonnance de 1786 disposa que les volontaires, après un stage,
pourraient être nommés sous-lieutenants de vaisseau, grade nouveau créé pour
eux, échelon menant au grade de lieutenant de vaisseau et à l’assimilation
complète avec les officiers anciens élèves de marine. Castries facilita aussi
l'entrée de la marine de guerre aux capitaines de la marine marchande, aux
premiers maîtres d'équipage, aux premiers maîtres pilotes. Théoriquement, il
ne devait pas y avoir de différence entre les lieutenants de vaisseau de diverses
origines ; mais les préjugés plus forts que les lois maintenaient la
distinction et par suite l’antagonisme entre les parvenus et les gentilshommes,
entre les bleus et les rouges, entre le petit
et le grand corps. C’est encore en 1786 que la marine royale fut divisée en neuf escadres permanentes. Cinq eurent leurs dépôts, leurs points d'appui et de ravitaillement à Brest, deux à Toulon, deux à Rochefort. Le groupement du personnel et du matériel par escadre devait faciliter la mobilisation. En 1787, lorsqu'on put craindre une guerre avec l'Angleterre, à propos des affaires de Hollande, la flotte de première ligne fut mobilisée en quarante jours, tandis qu'en 1778 il avait fallu trois mois. La plus longue des ordonnances de Pendant la guerre contre l'Angleterre, Castries eut à sa disposition un budget considérable : cent soixante millions vers la fin de la guerre d'Amérique, et, dans les années de paix qui suivirent, de quarante à quarante-cinq millions. Le nombre des bâtiments de guerre s'éleva à 281, dont 81 vaisseaux de ligne. A Cherbourg, où les Anglais avaient détruit en 1758 le petit port situé à l'embouchure de l'Yvette, et où le port de commerce inauguré en 1775 était à l'abri d'un coup de main, on commença en 1783 un port militaire ; au Havre, à Dunkerque, Brest, Lorient, Rochefort et Toulon, les bassins furent agrandis. Les fonderies d'Indret, Guérigny, le Creusot, Ruelle, travaillèrent si activement, qu'en 1788 il ne manquait plus à nos vaisseaux, pour avoir leur armement au complet, que 900 canons sur 9 900 qui étaient prévus. Les bâtiments légers furent pourvus comme en Angleterre d’obusiers ou caronades. Enfin Castries améliora le sort des marins en mer, leur donna des installations plus saines et une nourriture meilleure. Il organisa des services spéciaux de médecine et de pharmacie navales. Lorsque Castries quitta le ministère, en 1787, en même
temps que Ségur, il eut pour successeur le comte de Dans cette histoire des réformes militaires, on constate
des tâtonnements et des contradictions, par exemple en ce qui concerne le
recrutement des matelots et aussi le recrutement et l'éducation des officiers
de terre et de mer. Sur ce dernier point, le conflit est entre deux idées
sociales : l'idée d'aider la noblesse à vivre en lui donnant par privilège
une fonction militaire, — et l'idée d'égalité. Mais les hésitations et les
désaccords, auxquels peut-être on voulut remédier par l’institution de
conseils directeurs permanents, n'empêcha pas que de grands progrès fussent
obtenus par les ministres de la guerre Saint-Germain et de Ségur, et par les
ministres de la marine Sartine et Castries, qu'ont aidés des auxiliaires de
premier ordre, officiers et administrateurs. Par l'accroissement des
effectifs et de l'outillage, le rajeunissement de la tactique, l'amélioration
des services de l'intendance, les derniers ministres de l'Ancien Régime ont
préparé les victoires de |
[1]
SOURCES. Correspondances
de Mercy, de Condorcet, de Mme Du Deffand ; L'Observateur anglais, t. Il
et III ; Augeard ; Besenval, t. II ; Montbarey, t. II ; Oberkirch ; Sallier ;
Sénac de Meilhan. Soulavie, t. III, déjà cités. Saint-Germain, Mémoires,
Amsterdam, 1779 ; Correspondances particulières du comte de Saint-Germain
avec M. (P.) du Verney, Londres, 1789 ; Des Cars, Mémoires, Paris,
1890, 2 vol. ; Gribeauval, Tables des constructions des principaux attirails
de l'artillerie, Paris, 1792, 7 vol. ; Malouet, Mémoires, Paris,
1868, 2 vol. Collection des ordonnances relatives à l'armée, au Dépôt de
OUVRAGES
A CONSULTER. Foncin ; de Goncourt (Hist. de Marie-Antoinette) ;
Geffroy, déjà cités. Audoin, Histoire de l'administration de