HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LOUIS XVI ET LES ESSAIS DE RÉFORMES.

CHAPITRE II. — TURGOT (1774-1776)[1].

 

 

I. — TURGOT, SES IDÉES, SES PREMIÈRES RÉFORMES (AOÛT 1774-AVRIL 1775).

PENDANT que Maurepas et Miromesnil se liraient si mal l'affaire du rappel, Turgot, devenu Contrôleur général après la disgrâce de Terray, entreprenait de grandes choses. Né à Paris en 1727, il avait quarante-sept ans. Sa famille, d'origine normande, avait donné à l’Etat nombre d'officiers. Fils d'un prévôt des marchands de Paris, on lavait destiné à l'Église ; il étudia à Saint-Sulpice et en Sorbonne ; mais ses vrais maîtres furent les écrivains anciens et modernes, les Philosophes, les Économistes. Il se lia avec Gournay, qu'il admirait fort, et dont il se disait le disciple.

Substitut du Procureur général au Parlement de Paris en 1752, conseiller au Parlement, maître des requêtes, et membre de la Chambre Royale qui remplaça le Parlement en 1753, il fut nommé en 1761 intendant de la généralité de Limoges dont il fît un champ d'expériences, réformant l'assiette et la perception de la taille, substituant la corvée en argent à la corvée en nature, développant les voies de communication, cherchant à protéger la liberté du commerce des grains et la liberté industrielle, à propager l'instruction publique, à organiser un système d'assistance par le travail.

Grand, fort, d'aspect grave, le front large, les yeux clairs, la chevelure abondante et brune, il avait, dit de Montyon, quelque chose de la dignité antique. D'humeur mélancolique, gauche et timide, il fuyait le monde, et ne se trouvait à l'aise que dans un cercle d'amis ou dans son cabinet. Il avait une élocution pénible et obscure. Cœur délicat et passionné, enthousiaste et désintéressé, Turgot fut un composé de stoïcisme à la façon antique, et d'humanité à la façon de son siècle. Malesherbes disait qu'il avait le cœur de L'Hôpital et la tête de Bacon.

Dépourvu de moyens de séduction, il ne savait ni gagner ses adversaires, ni convaincre les indifférents. Des habitudes de dialectique prises à Saint-Sulpice et à la Sorbonne, ses études philosophiques, morales, économiques le portaient aux idées abstraites et absolues. Ces idées qu'il expliquait dans des circulaires ou dans des préambules d'édits, étaient pour lui des dogmes. S'il consentait à réfuter une opinion contraire à la sienne, c'était avec une sorte de dédain dans le langage et le regard. Plein de mépris pour l'opinion commune, convaincu que la raison doit toujours servir de règle, et que la vérité s'impose comme la lumière luit, il était porté à croire que Ton peut gouverner sans tenir compte des préjugés et des intérêts. Dans sa grande hâte à bien faire, il entreprendra trop de choses à la fois, et croira pouvoir exécuter en quelques mois la besogne d'un siècle. Vous vous imaginez avoir l’amour du bien public, lui disait Malesherbes, vous en avez la rage. On lui trouvera bien vite l’orgueil d'un Lucifer. Quelqu'un dit ce joli mot que Turgot faisait mal le bien, comme Terray avait bien fait le mal.

Quand il arriva au gouvernement, Turgot avait toutes ses idées faites et son plan prêt. Disciple de Gournay et de Quesnay, il avait coordonné leurs doctrines. Précurseur d'Adam Smith, il avait énoncé les lois naturelles de la formation des richesses, démontré que la fortune de l'État dépend de celle de la nation, et que la liberté de la production agricole et industrielle et la libre circulation des produits sont les vraies sources de la prospérité publique. Le stimulant de l'intérêt individuel et la concurrence suffisaient, à ses yeux, pour activer l'esprit d'entreprise et assurer à chacun la juste récompense de son travail. Plus de corporations, de maîtrises ni de jurandes ; plus de règlements de police administrative ; plus de lois gênant le trafic. Il avait, depuis longtemps, exposé toute cette doctrine dans ses écrits : l’Éloge de Gournay (1759), l'Essai sur la formation et la distribution des richesses (1766), le Mémoire sur les prêts d'argent (1769) et les Lettres sur la liberté du commerce des grains (1770).

Il s'était élevé à de hautes conceptions sur l'État et la société. L'État n'est institué, disait-il, que pour protéger les droits de tous, en assurant l'accomplissement des devoirs mutuels. Comme les hommes étaient égaux à l'origine, toutes les institutions qui portent atteinte à la dignité humaine doivent être abolies : esclavage, servage, droits féodaux. Turgot n'a pas de croyances théologiques. Philosophe, il établit la morale sur la conception de la justice. Il croit à la perpétuelle évolution humaine, dont il a écrit, en 1750, la théorie dans un Discours sur les progrès de l'esprit humain. Par les Lettres sur la tolérance, parues en 1753 et en 1754, il réprouve, en rappelant la Saint-Barthélemy et la Ligue, le fanatisme, qui met tour à tour le poignard dans la main des rois pour égorger les peuples, et dans la main des peuples pour égorger les rois. Il souhaite l'abrogation des lois contre les dissidents, et l'établissement des registres de l'état civil. Il va jusqu'à concevoir une Église libre dans l'État libre, et, par voie de conséquence, imagine une assistance publique laïcisée, un enseignement laïque, avec ses trois degrés, primaire, secondaire, supérieur, débarrassé de la vieille rhétorique, fondé sur la science et la raison. Enfin, il rêve d'une paix universelle, et il annonce qu’un jour la guerre paraîtra un état contre nature, et la conquête, le triomphe de la force et du brigandage.

Comme les réformateurs de ce temps, il estimait que les réformes ne pouvaient être faites que par le despotisme éclairé. Pour lui, le Roi est l'arbitre suprême des destinées de son peuple, le législateur absolu, l'homme de bien nécessaire, qui, docile aux conseils de la raison, inaccessible aux résistances des intérêts particuliers, peut seul appliquer les vues de la Providence et faire le bonheur de tous. Mais Turgot admettait que ce mandataire perpétuel de la nation pouvait s'éclairer sur l'état de l'opinion, et il traça le plan d'un gouvernement représentatif dans des notes qui, coordonnées et développées par Dupont de Nemours, formèrent le Mémoire sur les Municipalités qu'il se proposait de présenter au Roi ; sa disgrâce devait l'en empêcher. Il projetait l'institution d'une série d'assemblées consultatives, sous le nom de municipalités paroissiales, provinciales, nationale, composées de délégués des propriétaires fonciers, sans distinction d'ordres ; il leur attribuait la répartition de l'impôt direct, le contrôle des travaux publics, de la police, de l'assistance publique, le droit d'émettre des vœux et de faire connaître au Roi les désirs de la nation[2].

Il sembla d'abord que tout irait bien, et que Louis XVI, avec Turgot pour ministre, serait le despote qu'il fallait. Les Philosophes et les Economistes exultaient. Enfin, voici l'heure tardive de la justice, disait Bandeau. Si le bien ne se fait pas, écrivait d'Alembert, c'est que le bien est impossible. Voltaire regrette d'être aux portes de la mort, alors qu'il aperçoit en place la vertu et la raison. Les Parlementaires pouvaient redouter en Turgot un ministre autoritaire, mais ils lui savent gré d'avoir suivi Maurepas et Miromesnil dans l'affaire du rappel. La partie libérale du Clergé se prononce pour lui, et, au début, il ne compte qu'un petit nombre d'adversaires : dévots mécontents qu'il soit l'ami des Philosophes, financiers émus de ses projets fiscaux, courtisans vivant des générosités du Roi ou de la finance.

Mais, dès qu'il se sera mis à l'œuvre, il aura affaire aux intérêts, aux amours-propres, à la résistance des choses et aux passions des hommes. Le Roi le soutiendra-t-il dans l'inévitable lutte, et lui, au contact des réalités, prendra-t-il celle habileté, celle souplesse qui lui manquent ? Il voit bien qu'il le faudrait : La fermeté, écrit-il à un intendant, est nécessaire, mais la circonspection ne l'est pas moins. Il fit de sérieux efforts pour vaincre son tempérament ; mais ses amis furent très exigeants. Philosophes et Économistes firent de lui comme le chef d'un parti ; arrivés avec lui au Gouvernement, ils gardèrent les procédés d'un parti d'opposition, les polémiques bruyantes, les colères, les impatiences. Le Turgot est plein de probité, disait Bandeau ; il fera sûrement beaucoup de bien, mais il est musard, et il aurait besoin de subalternes qui fussent expéditifs. Voltaire craignait qu'il ne lut dupe du Clergé, et négligeât la bonne cause. Qu'il prenne garde aux dévots et à la prêtraille, écrivait Condorcet ; qu'il se défie des Parlements routiniers et sanguinaires, de la canaille des financiers. Les Economistes envahirent ses bureaux, pour y forger leurs systèmes et leurs spéculations. Certains étaient des administrateurs éprouvés, comme Trudaine de Montigny ; d'autres mirent à le seconder un empressement qui parut excessif, et risquait de les faire passer pour des ambitieux. Dupont de Nemours quitta la Pologne, où il était précepteur des enfants du prince Czartoriski, pour venir prendre, en France, la commission d'inspecteur-général des manufactures et du commerce. Morellet fut chargé de dépouiller la correspondance ministérielle et de recevoir les placets. De Vaines, ancien directeur des domaines à Limoges et collaborateur de l’Encyclopédie, devint premier commis du Contrôle général. Ils furent remplacés dans leurs fonctions antérieures par des protégés des Philosophes ou des Économistes. A la direction des bâtiments et des manufactures royales arriva le comte d'Angivilliers, dont la femme recevait les gens de lettres ; à la Lieutenance-générale de police, l'intendant Le Noir, qui promettait aux écrivains la liberté de la presse. Condorcet fut fait inspecteur des Monnaies et occupa un logement à l'hôtel des Monnaies. Suard devint historiographe. Et Mme du Deffand écrivait : On fait revivre, en faveur des Philosophes, les charges qu'on avait supprimées. D'Alembert, Bossut, Condorcet, sont, dit-on, directeurs de la navigation de terre, avec chacun deux mille écus d'appointements. Je ne doute pas que la demoiselle de Lespinasse n'ait quelque petite paraguante, c'est-à-dire un pot-de-vin. A dire vrai, celle-ci n'obtint aucune faveur personnelle, mais fit entrer son amant, le comte de Guibert, à l'état-major de la Guerre. Ainsi les Philosophes et les Économistes semblaient se jeter à une curée, et compromettaient leur ami dans l'opinion.

Pour restaurer les finances, l'appui de l'opinion était pourtant nécessaire. L'état au vrai de 1774 donne une recette de 276.700.000 livres, une dépense de 325.300.000 livres, c'est-à-dire un déficit de 48.600.000 livres.

Le 24 août 1774, Turgot écrivit à Louis XVI une lettre où il résumait son programme par la formule : Point de banqueroute, point d'augmentations d'impôts, point d'emprunts. La réduction des dépenses au niveau des recettes, l'amortissement du déficit au moyen dune économie annuelle d'une vingtaine de millions, le retranchement impitoyable des libéralités, des grâces, des intérêts et des croupes, la réduction des frais de perception sont les moyens qu'il emploiera. Il fait appel à l'énergie du Roi :

Il faut, lui dit-il, vous armer contre votre bonté de votre bonté même, considérer d'où vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est quelquefois obligé de l'arracher par les exécutions les plus rigoureuses à la situation des personnes qui ont le plus de titres pour obtenir vos libéralités.

Et la lettre s'achève sur ces mots :

Votre Majesté se souviendra que c'est sur la foi de ses promesses que je me charge d'un fardeau peut-être au-dessus de mes forces, que c'est à elle personnellement, à l'honnête homme, à l'homme juste et bon, plutôt qu'au Roi, que je m'abandonne.

J'ose lui répéter ce qu'elle a bien voulu entendre et approuver. La bonté attendrissante avec laquelle elle a daigné presser mes mains dans les siennes, comme pour accepter mon dévouement, ne s'effacera jamais de mon souvenir. Elle soutiendra mon courage. Elle a pour jamais lié mon bonheur personnel avec les intérêts, la gloire et le bonheur de Votre Majesté.

Le lendemain, 25 août, quand Turgot revit le Roi, il lui redit la nécessité de donner le premier l'exemple de l'économie. Tout cela, ajouta-t-il, M. l'abbé Terray l'a sans doute déjà dit à Votre Majesté. — Oui, répondit Louis XVI, il me la dit, mais il ne me l'a pas dit comme vous.

On crut d'abord que Turgot chercherait à appliquer toutes ses théories financières et celles de son parti, et notamment l'idée, chère aux physiocrates, du remplacement des impôts par une subvention territoriale prélevée sur toutes les propriétés foncières. En réalité, il ne songea pas à s'aventurer dans une si grosse affaire. Il résolut seulement de modifier l'assiette et la perception des impôts directs. Reprenant un projet de Colbert, il avait, dans son intendance du Limousin, fait dresser un cadastre des biens-fonds ; il projetait d'étendre le système à toute la Fiance. L'intendant Berthier de Sauvigny ayant exécuté une opération analogue dans la généralité de Paris, Turgot la fit valider par des lettres patentes du 1er janvier 1775. Il songeait aussi à créer des commissaires des tailles qui, sous l'autorité des intendants, auraient révisé les matrices cadastrales et dressé les rôles des tailles. Le temps devait lui manquer pour opérer la réforme nécessaire, mais si difficile, du détestable régime de la répartition et de la perception des impôts directs. Il fit, du moins, une réforme importante en abolissant, par la Déclaration du 3 janvier 1775, la contrainte solidaire en matière de tailles, coutume en vertu de laquelle les contribuables les plus imposés pouvaient être contraints à payer les impôts de toute leur paroisse si les collecteurs n'avaient pas été nommés, ou étaient insolvables, ou ne faisaient pas leurs versements au receveur.

Le principal effort de Turgot porta contre la Ferme générale. La Ferme savait que les Philosophes et les Économistes la détestaient et voulaient sa ruine ; mais, habituée depuis un siècle à former un État dans l'État, ayant à la Cour et à la ville une multitude de partisans intéressés à sa fortune, et disposant d'une armée d'employés, elle était de force à se défendre. Turgot l'attaqua par des mesures de détail. Un arrêt du Conseil du 23 septembre 1774 mit en régie le recouvrement des rentes et recettes dues à l'État par les détenteurs des terres et des droits domaniaux engagés, c'est-à-dire aliénés ou affermés. Il était persuadé que la régie serait plus profitable au Roi que le fermage et moins onéreuse pour les contribuables. Les régisseurs furent au nombre de vingt. Il les astreignit à un cautionnement, les rémunéra en leur assurant un droit de présence et d'administration de 5 ½ p. 100, plus 5 ½ comme intérêt de leurs fonds. Il leur demanda une avance de six millions pour neuf ans, remboursables à raison d'un million par an durant les six dernières années. Une autre régie, organisée par Terray, pour les hypothèques et les droits sur les greffes et les ventes d'immeubles, fut soumise à des conditions nouvelles. Turgot exigea d'elle quatre millions d'avances de plus, et réduisit d'un dixième les intérêts qu'elle recevait de ses fonds.

La Ferme commença d'être atteinte directement quand, par la Déclaration du 8 janvier 1775, Turgot diminua le tarif des octrois de Paris. Préoccupé de rendre la vie moins coûteuse aux pauvres, il suspendit les taxes d'entrée sur les denrées de première nécessité, particulièrement en temps de carême, sur le poisson frais ou salé. Il est vrai qu'en compensation, il soumit aux taxes d'octroi les ecclésiastiques, les nobles, et tous ceux qui s'y étaient soustraits. On vit les cochers et les postillons des grands, même ceux du Roi, soumis à la visite des commis aux barrières.

La Ferme fut plus gravement lésée quand le Contrôleur général, dans l'intérêt des paysans et des ouvriers, par arrêt du Conseil de janvier 1775, exempta de droits d'enregistrement et de mutation les baux de biens ruraux, les conventions passées pour le rachat des rentes seigneuriales et les actes et contrats relatifs aux métiers. Turgot lui enleva en outre le monopole de la vente du sel qu'elle s'était fait accorder dans les provinces rédimées du Centre (Auvergne, Marche et Limousin), et la perception de taxes additionnelles créées en 1771 sur les marchandises circulant dans le royaume. D'autre part, il empêcha les fermiers de se faire des protecteurs à la Cour, en interdisant les croupes, sans du reste parvenir à supprimer complètement cette pratique abusive. Il leur défendit également de s'adjoindre leurs fils avant l'âge de vingt-cinq ans et sans apprentissage préalable, et les contraignit à réserver les postes supérieurs dont ils disposaient aux agents qui avaient donné des preuves de capacité. Enfin le Contrôleur général décida qu'à l'avenir, en cas de contestation entre la Ferme et les contribuables, le bénéfice du doute profiterait à ces derniers. La Ferme protesta : on allait encourager la fraude, et en fin de bail, elle serait contrainte de réclamer une indemnité. Mais l'événement ne justifia pas ces craintes. Le commerce, débarrassé d'entraves, se développa brusquement, et en réalité les recettes de la Ferme furent notablement accrues. L'opinion publique applaudit aux mesures prises contre les fermiers, qu'elle détestait, mais ceux-ci jurèrent au Contrôleur général une haine à mort.

Turgot voulut faire des économies par des suppressions d'abus Il donna l'exemple du désintéressement, en réduisant son traitement de 142.000 livres à 82.000, et en refusant le pot-de-vin annuel de 50.000 livres que les fermiers généraux avaient coutume de verser au Contrôleur général. Il obligea son prédécesseur à restituer 300.000 livres reçues des fermiers par anticipation, lors du renouvellement de leur bail. Mais il ne put faire diminuer les pensions accordées aux courtisans, aux ministres et à la domesticité de Cour. Il obtint qu'aucun ministre n'aurait plus le droit d'ordonner une dépense dans son département sans l'assentiment du Contrôleur général ; mais il ne put supprimer les ordonnances de comptant, qui permettaient au Roi d'user arbitrairement des finances. Il fit la chasse aux offices inutiles, supprimant les contrôleurs aux saisies réelles, les receveurs alternatifs des tailles, et réduisit de près de six millions les frais de recouvrement des impôts.

Il arrêta l’accroissement continu de la dette exigible, en diminuant la quantité des emprunts assignés sur les exercices futurs et remboursa certaines rentes. A la fin de 1775, il y avait un déficit de 18.600.000 livres ; mais on avait remboursé 20 millions de la dette constituée et 3.600.000 livres de billets des Fermes ; les recettes avaient donc excédé les dépenses de 5 millions. Ces réformes avaient accru la popularité de Turgot, mais mécontenté ceux qui vivaient des abus.

Les réformes financières, bien que Turgot n'y ait qu'imparfaitement réussi, étaient pourtant les plus faciles de celles qu'il voulait entreprendre. Les grosses difficultés se présentèrent avec les réformes économiques et sociales, et d'abord avec la réforme de la législation des grains. Dans ses Lettres sur le commerce des grains, Turgot avait, en 1770, dénoncé la fausseté du système qui faisait de l'Etal le régulateur d'un commerce qu'on ne pouvait régler, le fournisseur de la nation qu'on ne pouvait être sûr de nourrir. Au moment où il devint Contrôleur général, malgré les restrictions apportées par Terray à l'essai de liberté fait en 1764, le blé demeurait cher, et le trafic des blés d'État donnait lieu à des accusations de concussion. Un secrétaire de l'agence royale. Brochet de Saint-Priest, fut dénoncé comme se faisant adjuger 40 p. 100 de commission sur les opérations. Turgot le destitua et supprima l'agence.

Il voyait bien que le Gouvernement ne pouvait continuer d'acheter plus cher et de vendre à plus bas prix que les particuliers, et que le commerce libre pouvait seul approvisionner les marchés de façon normale. Un arrêt du Conseil du 13 septembre 1774 ordonna la libre circulation des blés à l'intérieur du royaume et autorisa l'importation des céréales étrangères. Pour prendre ses précautions contre la famine et donner au commerce libre le temps de s'organiser, Turgot établit dans les anciens magasins de l'agence, à Corbeil, un entrepôt de grains et de farines, d'où le Lieutenant de police fît retirer chaque jour les quantités nécessaires à l'approvisionnement des boulangeries de Paris. On fabriqua même un pain officiel, le pain du contrôleur général, qui se vendit dans différents dépôts neuf sous moins un liard les quatre livres.

La législation nouvelle provoqua l'enthousiasme des Philosophes et des Economistes. La province, écrivait Voltaire, verse des larmes de joie, après en avoir longtemps versé de désespoir ; le Roi est un père qui instruit ses enfants, touche leurs plaies et les guérit. C'est un maître qui donne la liberté à des hommes qu'on avait rendus esclaves. Dans une lettre à d'Alembert il exaltait l'arrêt de septembre : Je viens de lire le chef-d'œuvre de M. Turgot. Il semble que voilà de nouveaux cieux et de nouvelles terres. Les propriétaires, les fermiers, les commerçants, accueillirent aussi l'arrêt par des applaudissements. Mais les gens d'affaires, que Baudeau appelle maltôtiers, les gens du premier étage de la ville, c'est-à-dire messieurs du Parlement, et la basse populace, le réprouvèrent. Les maltôtiers ne pouvaient plus spéculer ; les Parlementaires se plaignaient que leurs droits de police sur l'approvisionnement de Paris fussent diminués ; les pauvres gens appréhendaient une nouvelle famine.

La question de la corvée, très grave aussi, s'était posée dès les premiers jours. Le Contrôleur l'aurait volontiers ajournée ; mais ses des chemins. amis lui rappelèrent les opinions qu'il avait naguère soutenues à ce sujet : la corvée n'était-elle pas une atteinte à la dignité de l'homme, une exploitation des pauvres par les riches ? Ils voulaient qu'elle fût remplacée par un impôt en argent payé par tous les propriétaires. Mais Turgot, depuis qu'il était aux affaires, voyait mieux la difficulté de cette réforme. Il craignit l'opposition des privilégiés à une mesure qui leur paraîtrait un acte de révolution sociale. Il se préoccupait aussi des critiques de l'administration des Ponts et Chaussées. Des ingénieurs estimaient en effet que la corvée en nature leur était indispensable pour achever et entretenir le réseau des routes. Sans nier qu'elle fût onéreuse au peuple, ils disaient qu'une contribution pécuniaire le serait plus encore, et pourrait bien, d'ailleurs, être détournée de son objet ; cette opinion était certes à considérer ; mais Condorcet tournait les ingénieurs en ridicule, surtout leur chef Perronet. L'abolition de la corvée, disait-il, était le seul bien général, prompt, sensible, qu'on pût réaliser sur-le-champ ; les provinces l'attendaient comme un bienfait inappréciable ; elles l'accueilleraient avec des transports de joie. Le Contrôleur général se décida donc à présenter au Conseil un projet d'abolition de la corvée, qui fut approuvé en principe. Une circulaire du 6 mai ordonna aux Intendants de suspendre provisoirement la réquisition pour travaux de routes ; une autre, du 28 juillet, leur demanda leur avis. Quelques-uns parlèrent de la résistance certaine des privilégiés et opinèrent contre la réforme ; d'autres, parmi eux La Bourdonnaye de Blossac, intendant de Poitiers, furent d'avis de conserver la corvée à condition d'en améliorer le fonctionnement ; la plupart se prononcèrent pour la réforme. L'intendant de Champagne, Rouillé d'Orfeuil, écrivit au ministre :

Je suis intimement persuadé qu'il n'y a point d'opération plus nécessaire au soulagement du peuple que le changement de l’administration des corvées des chemins. Je suis aussi dans la persuasion qu'il est de toute justice de faire contribuer à cette charge tous les privilégiés.

Les ingénieurs furent d'autant plus dépités que Turgot chargea Condorcet, Bossut et d'Alembert de réviser leurs plans. Un conflit s'ouvrit entre les praticiens des Ponts et Chaussées et les théoriciens de l'Académie des sciences, et, pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées, Turgot ne fut plus qu'un esprit chimérique.

Bien d'autres actes de Turgot émouvaient l'opinion. Comme il pensait que la liberté d'écrire préparerait le triomphe de la raison, il aida l'abbé Baudeau à remettre sur pied ses Nouvelles éphémérides économiques, et se déclara prêt à examiner toutes les brochures des faiseurs de projets. Aussitôt se produisit un déluge de publications dont se plaignirent surtout les évoques et les fermiers généraux. Mais, comme Linguet et Fréron attaquèrent à leur tour les Économistes et les Philosophes, ceux-ci se réclamèrent de l'autorité. Par un arrêt du Conseil du 2 avril 1775, ils firent supprimer un pamphlet de Linguet contre les Économistes, et le journal de Fréron, l’Année littéraire, parce qu'il avait attaqué Diderot. Cet acte d'intolérance les discrédita pour un temps et fit tort à Turgot.

 

II. — LES EFFORTS CONTRE TURGOT (MAI-DÉCEMBRE 1775).

CEPENDANT la position de Turgot paraissait solide. Maurepas affectait de se solidariser avec lui. Il avait d'abord entrepris de le conseiller : Monsieur, lui aurait-il dit, lâchez de pourvoir au présent, sans plus vous casser la tête à chercher le fond des choses. — Monsieur, aurait répondu Turgot, si la machine de nos finances repose sur des bases pourries, il serait sage de consulter avec des architectes, pour former le plan d'un nouvel édifice. Maurepas espéra sans doute que l'expérience guérirait le réformateur de ses illusions. Il le défendait contre ses détracteurs. Quant au Roi, il estimait en Turgot l'interprète lucide de sa sincère et confuse bonne volonté.

Mais un parti adversaire des réformes commençait à se grouper ; à sa tête étaient des gens d'affaires, des financiers. Ils se sentaient en danger ; déjà on chantait leur De profundis :

Grâce au bon roi qui règne en France,

Nous allons voir la poule au pot.

Cette poule, c'est la finance,

Que plumera le bon Turgot.

Pour cuire cette chair maudite,

Il faut la Grève pour marmite,

Et l'abbé Terray pour fagot.

Les financiers accusaient Turgot d'être un esprit systématique et un charlatan, d'abandonner chaque jour quelque branche de la recette, de conduire le royaume à cette banqueroute qu'il prétendait éviter, de préparer la famine. Linguet, à leur solde, conduisait la guerre de plume : Je ne m'étonne point, écrivait Voltaire, que des fripons, engraissés de notre sang, se déclarent contre M. Turgot qui veut le conserver dans nos veines.

Les dévots s'unirent aux financiers. Ils avaient bien des raisons de s'inquiéter. Quoique le Contrôleur général prît soin de ménager les intérêts du Clergé, ils le soupçonnaient de méditer des innova-lions dangereuses. La liberté du commerce de la viande, durant le carême, les révolta. Voltaire les exaspérait en demandant quel mal il y avait, pour les gens du peuple, à manger en temps d'abstinence un morceau de lard rance avec du pain bis, quand les riches faisaient leur salut avec des soles et des turbots. Les dévots savaient que le Contrôleur n'allait pas à la messe, et qu'il tenait pour la tolérance religieuse. Ils le voyaient frayer avec les coryphées du matérialisme. Condorcet imaginait de demander à Turgot de dessiller les yeux du Roi par un ouvrage clair et modéré sur les crimes de l'Église. Le Contrôleur général reprocha en vain à ses amis leurs impatiences et leurs folies. Condorcet, par la Lettre d'un théologien, Voltaire, par le Dialogue entre Dieu et le P. Hayel, récollet, continuèrent leurs réquisitoires contre l'Église catholique.

Les dévots essayèrent d'inquiéter le Roi sur l'irréligion de son ministre. Les grandes dames du parti, les mères de l'Église jésuitique, firent campagne contre lui dans les salons et annoncèrent sa disgrâce prochaine. Mais Louis XVI tenait bon ; à quelqu'un qui lui dénonçait les principes et les attaches du Contrôleur général, il répondait : Qu'importe, il est honnête homme, et éclairé ; cela me suffit. Les Philosophes commentaient ce propos : Il n'annonce pas, disaient-ils, un bigot gouverné par la prêtraille, mais une âme ferme et juste. Aussi les dévots accusaient-ils le Roi d'impiété.

Enfin les amis de Choiseul, qui d'abord avaient cru que le Contrôleur général était un des leurs, l'attaquèrent, lorsqu'ils le virent si bien établi que personne ne pensait plus à un ministère Choiseul. Ils se moquaient des salons amis de Turgot, le salon Boufflers, le salon Lespinasse.

Les ennemis de Turgot trouvèrent au début de 1775 une occasion favorable pour l'attaquer à fond. L'expérience de la liberté du commerce des grains n'avait pas réussi. La récolte de 1774 avait été mauvaise ; les céréales importées des pays du Nord n’en réparaient pas l’insuffisance. Le prix de la livre de pain montait au mois de mai à trois sous et quart. Turgot, que Linguet accusait d’enrichir les propriétaires, ces divinités économiques, par la liberté du commerce des grains, et d'affamer les consommateurs, répondit que la cherté avait été souvent aussi grande au temps du monopole, quelle résultait de causes accidentelles, que la concurrence des détenteurs de grains, jointe à l’importation étrangère, ne tarderait pas à faire baisser les prix ; mais l’affolante crainte de la famine s'était répandue. La guerre des farines avait commencé.

Au printemps de 1775, en différentes provinces, le bruit se répandit que des accaparements de blé étaient faits par des particuliers ; le peuple accusait ces monopoleurs de provoquer la disette et de faire renchérir le pain. A Dijon, le 18 avril, une légère augmentation du prix du blé sur le marché provoqua inopinément une émeute, sans gravité du reste ; une bande de jeunes gens et de femmes du peuple saccagea un moulin et insulta des notables de la ville[3]. En Picardie et dans l'Ile-de-France, des troupes pillent les fermes, les moulins, les bateaux chargés de blé. Elles se grossissent de journaliers affamés, de braconniers, contrebandiers, valets de grands seigneurs, et aussi de voleurs de grand chemin. Ainsi se forme l'armée de Jean Farine. On accuse la cabale hostile à Turgot de soutenir en secret les émeutiers, car on remarque que les bandes s'organisent militairement, concertent leurs opérations, et qu'elles ont de l'argent. Elles envahissent les marchés, les bouleversent, arrêtent les bateaux, pénètrent dans les fermes ou les moulins, incendient les magasins, jettent à la rivière les céréales et les farines. Leurs quartiers généraux sont les forêts de Villers-Cotterêts et de Bondy ; elles descendent l'Oise, par Creil et Beaumont. Le 28 avril, il y a des émeutiers à Pontoise qui arrêtent les approvisionnements destinés à Paris : deux jours après, ils saccagent des dépôts de blé à Brie-Comte-Robert, Meaux, Saint-Maur, Saint Germain. Ils veulent évidemment affamer la capitale.

Le 2 mai, Versailles est envahi par des bandes qui pénètrent jusque dans les cours du château. Depuis la veille, Turgot est absent ; il est allé à Paris se concerter avec l'intendant, le Lieutenant de police. Le Noir, et le maréchal de Biron, gouverneur de Paris. L'entourage du Roi voudrait qu'il désavouât l'arrêt du Conseil du 13 septembre ; or, par deux lettres successives, l'une écrite à onze heures du matin, l'autre à deux heures de l’après-midi, le Roi avise Turgot qu'on peut compter sur sa fermeté ; par son ordre, les gardes vont protéger le marché. Mais M. de Poix, leur chef, est insulté, couvert de farine, perd la tête et demande à quel prix on veut le pain. — A deux sous, répond-on. — Et aussitôt, de Poix ordonne aux boulangers de vendre à ce prix leur marchandise. Les émeutiers se retirent sans qu'on les inquiète. Louis XVI qualifie de sotte manœuvre la concession faite, et Turgot accourt à Versailles ; il interdit à exiger des boulangers le pain au-dessous du cours.

Il croyait avoir mis Paris en état de défense. Biron avait assez de troupes pour garder les marchés et surveiller les passages de l'Oise, de la Basse-Seine et de la Marne. Les mousquetaires noirs étaient consignés au faubourg Saint-Antoine, les mousquetaires gris au faubourg Saint-Germain. Le 3 mai cependant, la vigilance de la police est en défaut, et les émeutiers pénètrent dans la ville par groupes isolés. Le Noir, qui avait désapprouvé l'arrêt du Conseil du 13 septembre, seconde mollement Turgot ; il exige des ordres écrits ; Turgot doit revenir à Paris, et, tandis que Le Noir et lui parlementent, les émeutiers se rassemblent, prennent d'assaut les halles et les marchés, volent le pain des boulangeries et le jettent dans la rue. Dans les faubourgs Saint-Martin et Saint-Antoine, le désordre est très violent. Les boutiques de la rue Saint-Honoré se ferment. Des inconnus, les mains pleines d'or, appellent le peuple aux armes. Le guet se retire devant l'émeute, ou la suit de loin, comme s'il la redoutait. Fort peu d'arrestations, d'ailleurs. Si les mousquetaires livrent un homme à la police, elle le relâche aussitôt.

A Versailles, un Conseil, réuni à la demande de Turgot dans la la répression. nuit du 3 au 4, obtient du Roi qu'il soit pris des mesures rigoureuses. Soutenu par le secrétaire d'État de la Guerre, du Muy, Turgot se fait investir de l'autorité militaire sur le fait des troubles, exige la destitution du Lieutenant de police, de deux de ses principaux commis, et du chef du guet, Lelaboureur. Il place l'intendant du commerce Albert à la tête de la police, le capitaine aux gardes françaises Dubois à la tête du guet. Deux armées s'organisent ; Tune commandée par Biron doit surveiller Paris, l'autre commandée par le marquis de Poyanne agit dans l’Ile-de-France. Le matin du 4 mai, les troupes s'installent dans les marchés, les places publiques et les boulangeries. Les mousquetaires et le guet font des rondes ; le pillage est arrêté. Les émeutiers se bornent à quelques actes isoles : les sentinelles sont insultées ; on dépave les rues ; on affiche des placards comme celui-ci : Si le pain ne diminue pas, si le ministère n'est pas changé, nous exterminerons le Roi et toute la race des Bourbons. Turgot interdit les attroupements, sous peine de mort. La justice prévôtale lait des exemples ; deux émeutiers sont pendus. Le 6 mai, Paris avait repris son aspect habituel. Quelque agitation persista en Ile-de-France et en Normandie, jusqu'à l'automne.

Dans l’entourage du Contrôleur général, on accusa les ministres d'avoir provoqué ou encouragé la rébellion ; et cependant, les collègues de Turgot ne paraissent guère avoir été coupables que d'indifférence à son égard, l'ayant laissé aux prises avec les difficultés qu'à leur avis il avait provoquées. Sous le prétexte qu'on avait vu des ecclésiastiques mêlés aux émeutiers, on incrimina le Clergé. D'autres mirent en cause des personnages considérables, le prince de Conti surtout. Le gros public crut que les troubles étaient l'œuvre des financiers et des monopoleurs de l'ancienne agence des blés. Les gens les mieux renseignés affirmèrent que la guerre des farines n'avait pas eu d'instigateurs, mais que des intrigants avaient tenté de l'exploiter. Il est impossible, d'ailleurs, d'établir avec précision les responsabilités dans cette affaire ; le Roi détruisit le dossier des rapports qu'il reçut.

Le Parlement était intervenu dans les troubles. Le 4 mai, il protestait contre un édit qui établissait une commission prévôtale à l'effet de juger les séditieux et leurs complices, et arrêtait que les émeutiers seraient jugés par la Grand'Chambre : Le Roi, ajoutait-il, sera très humblement supplié de vouloir bien prendre de plus en plus les mesures que lui inspireront sa prudence et son amour pour ses sujets, pour faire baisser le prix des grains et du pain à un taux proportionné aux besoins du peuple. L'arrêt fut cassé, et le 5 mai, le grand maître des cérémonies alla au Palais informer le Parlement que le Roi tiendrait, le jour même, à Versailles, un lit de justice. Louis XVI y ordonna la lecture d'une proclamation qui déférait les rebelles aux prévôts généraux des maréchaussées, assistés, en cas de besoin, de membres des présidiaux.

Voulons et ordonnons, disait-il, que les procédures commencées soient portées au greffe des dits prévôts ou leurs lieutenants. Faisons défenses à nos cours de Parlement et à nos autres juges d'en connaître, nonobstant toutes ordonnances et autres choses à ces contraires, auxquelles nous avons, en tant que de besoin, dérogé ; et tous arrêts qui auraient pu être rendus, que nous voulons être regardés comme non avenus.

Le Parlement décida d'ajourner les remontrances en temps plus opportun.

Les adversaires de Turgot l'accusèrent d'être le vrai auteur des troubles. On chantait à Paris :

Est-ce Maupeou tant abhorré

Qui nous rend le blé cher en France ?

Ou bien est-ce l'abbé Terray ?

Est-ce le Clergé, la finance ?

Des Jésuites est-ce vengeance ?

Ou de l'Anglais un tour fallot ?

Non, ce n'est point là le fin mot.

Mais voulez-vous qu'en confidence

Je vous le dise ?... C'est Turgot.

Une satire, l’Expérience économique, le traita d'affameur qui sacrifiait le peuple à ses systèmes. On fit un grand succès à La législation et le commerce des grains, œuvre du banquier genevois Necker, partisan du régime réglementaire. Necker se posait en chef de l’école colbertiste contre les Sullistes ou partisans de la liberté, et charmait le lecteur par des effusions sentimentales dans le goût du jour.

Par ses Lettres sur le commerce des grains, ses Réflexions sur le commerce des blés, et la Lettre d'un laboureur de Picardie à Mr N..., auteur prohibitif, Condorcet essaya sans succès de lutter contre le retour du colbertisme. Ni Morellet, ni Bandeau ne furent plus heureux. Contre Necker, Voltaire écrivit un brillant pamphlet, la Diatribe à l'Auteur des Éphémérides, où il disait à propos de l’arrêt de septembre : Il y a soixante ans que je lis des édits. Ils nous dépouillaient presque tous de la liberté naturelle, en style inintelligible. En voici un qui nous rend la liberté, et j'en entends tous les mots sans peine. Voilà la première fois qu'un roi raisonne avec son peuple. L'humanité tenait la plume, et le Roi a signé. Comme le pamphlet contenait des attaques fougueuses contre le Parlement et le Clergé, il exaspéra ces corps, sans gagner des partisans au ministre.

La répression des troubles avait provoqué des rancunes. Le Roi recevait de sinistres avis, même des menaces. A ce propos, le marquis de Mirabeau fit cette réflexion sur la complicité des privilégiés dans l’émeute : Rien ne m'étonne, si ce n'est l'atrocité ou la sottise de ceux qui osent apprendre à la populace le prix de sa force. Je ne sais où l'on prend l'opinion qu'on arrêtera la fermentation des têtes. Les privilégiés étaient en effet bien imprudents d'aider ou d'applaudir aux mouvements révolutionnaires.

Turgot avait donc payé cher sa victoire. Dans le ministère, Maurepas se détachait de lui ; Miromesnil s'apprêtait à le trahir. Ses nombreux adversaires redoublèrent leur effort. Le Clergé, de plus en plus exaspéré par les attaques des Philosophes, de Voltaire qui dénonçait la propriété monastique comme un effet de la supercherie et du fanatisme, de d'Holbach, qui, dans sa Théologie portative, avait rassemblé des arguments contre la divinité du Christ, la morale de l’Évangile, l’authenticité des livres saints, la mission et le caractère des ministres de l'Église, se mit en opposition ouverte avec lui. Il résista, lorsque le Roi, sur le conseil de Turgot et de Loménie de Brienne, invita les évêques à répandre la doctrine de la liberté économique parmi les fidèles et à éclairer ceux-ci sur les origines des troubles.

Les évêques eurent un succès dans l'affaire du sacre. Les Philosophes demandaient l’abolition de cette cérémonie surannée. Turgot se serait contenté d’un changement de lieu et dune modification du cérémonial. Il proposa au Conseil de faire sacrer Louis XVI à Paris, par raison d'économie, et de substituer au serment d'exterminer les hérétiques cette formule nouvelle : Toutes les églises de mon royaume peuvent compter sur ma protection et sur ma justice. Louis XVI approuva les intentions de son ministre, mais ne voulut rien changer au solennel usage. Le sacre fut célébré, le 11 juin, à Reims avec l'éclat ordinaire, et le vieux serment y fut prêté. Le Roi, dit-on, trouva que la couronne pesait et qu'elle était incommode. Il fut acclamé avec frénésie, et la Reine, émue de l'enthousiasme de tous, pleura de joie.

A peu de temps de là, un changement dans le ministère fut favorable à Turgot. La Vrillière, secrétaire d'État de la Maison du Roi, donna sa démission. Le parti Choiseul espéra ramener son chef aux affaires ; mais le Roi déclara qu'il expulserait Choiseul de la Cour, si l'on s'obstinait à lui parler d'en faire un ministre. Par crainte des Choiseulistes, Maurepas se prononça pour un ami du Contrôleur général, Malesherbes, qui fut nommé le 21 juillet 1775. Fils d'un Chancelier de France, Premier Président de la Cour des Aides, et directeur de la librairie, Lamoignon de Malesherbes avait alors cinquante-cinq ans. D'apparence et de costume modestes, il portait une perruque magistrale dont se moquaient les courtisans. Il avait une physionomie franche et gaie, des yeux brillants d'esprit. Généreux et tolérant, orateur que l'on comparait à Cicéron, il aimait les lettres et les sciences, la philosophie et l'économie politique. Homme de cabinet, il ne se sentait pas fait pour l'action. Il fallut le prier pour lui faire accepter l'entrée au Ministère. Il ne devait pas être d'un grand secours à Turgot ; mais sa présence dans les Conseils donnait un surcroît de crédit au Contrôleur général.

Malesherbes était déjà connu pour avoir rédigé les remontrances de la Cour des Aides de février 1771. En mai 1775, il en avait rédigé de nouvelles, qui se répandirent dans le public après son arrivée au ministère ; il y réclamait la diminution du pouvoir des intendants, le concours des États généraux et d'assemblées provinciales pour établir l’assiette et le contrôle des impôts, une totale réforme des finances. D'autre part, on le savait partisan de la liberté religieuse et d'une réforme de l'organisation ecclésiastique. Les dévots et les privilégiés persiflèrent cet utopiste : Voilà notre gouvernement rempli par les Philosophes, écrivait-on ; c'est le règne de la vertu, de l'amour du bien public, de la liberté, le règne des Platon et des Socrate ; mais ces pauvres gens risquent fort d'être empoisonnés par les cigales, c'est-à-dire par les Économistes. Les Philosophes triomphaient. Mlle de Lespinasse annonçait que le gouvernement de Turgot et de Malesherbes laisserait une trace profonde dans l'esprit des hommes. Voltaire célébrait la victoire de la raison. D'Alembert écrivait : Un jour plus pur nous vient.

Le ministre de la Guerre du Muy étant mort, en octobre 1775, Turgot se trouva d'accord avec Maurepas pour éviter la nomination de Castries, le candidat des Choiseulistes ; le comte de Saint-Germain succéda à du Muy. Turgot obtint l'adhésion de Saint-Germain à son programme d'économies, et il profita du changement ministériel pour rattacher à son département l'administration de l'habillement, des vivres, des fourrages militaires. A ce moment, Turgot, disposant du Roi et de plusieurs ministères, était vraiment l'arbitre de l'Etat. Mais la lutte avec le Clergé et la Magistrature devenait de plus en plus vive.

Lamoignon de Malesherbes avait, dans ses attributions de secrétaire d'État de la Maison du Roi, les affaires de la religion réformée. Il interdit aux évêques d'enlever les enfants des huguenots pour les instruire dans la religion catholique. De son côté, Turgot, qui avait remis au Roi, au mois de juin 1775, son mémoire sur la tolérance, préparait un édit destiné à valider les mariages protestants. Il s'enquérait à l'étranger des effets produits par la révocation de l'édit de Nantes, afin de démontrer au Roi la nécessité de revenir sur cet acte. Il proposa à l'assemblée du Clergé, qui se réunit en juillet 1775, de laïciser l'enseignement, de substituer à l'administration dispendieuse des hôpitaux un système de secours à domicile, d'interdire pour raison d'hygiène l'inhumation dans les églises, d'entamer enfin les privilèges financiers des ecclésiastiques. Malgré les efforts des prélats libéraux, parmi lesquels était l'archevêque Loménie de Brienne, l'assemblée ne consentit à entendre raison que sur l'interdiction des sépultures dans les édifices du culte. Elle vota un don gratuit de seize millions, mais sous la condition que le Roi ajouterait 500.000 livres par an aux 600.000 que le Clergé destinait à l'amortissement de l'emprunt contracté par lui pour le paiement des seize millions. Puis les archevêques de Bourges et de Narbonne déclarèrent attentatoire à la volonté de Dieu toute réforme qui prétendrait substituer une contribution d'État aux dons volontaires du Clergé. Les libéraux, Brienne et quelques autres, proposèrent d'admettre la validité des mariages protestants, mais leur avis fut rejeté.

L'assemblée envoya même au Roi une députation pour lui rappeler le serment du sacre, et lui remettre un mémoire sur la nécessité de fermer la bouche à l'erreur :

On essaiera en vain, disait le mémoire, d'en imposer à Votre Majesté, sous de spécieux prétextes de liberté de conscience... En vain, par de fausses peintures des avantages d'un règne de douceur et de modération, voudrait-on intéresser la bonté de votre cœur, vous persuader d'autoriser, ou du moins de tolérer l'exercice de la religion prétendue réformée ; vous réprouverez ces conseils d'une fausse paix, ces systèmes d'un tolérantisme capable d'ébranler le trône, et de plonger la France dans les plus grands malheurs. Nous vous en conjurons,... achevez l'œuvre que Louis le Grand avait entreprise et que Louis le Bien-Aimé a continuée ; il aurait eu la gloire de la finir si les ordres qu'il ne cessait de donner avaient été exécutés... Il vous est réservé, Sire, de porter le dernier coup au calvinisme dans vos États... Ordonnez qu'on dissipe les assemblées schismatiques... excluez les sectaires, sans distinction, de toutes les branches de l'administration publique... Une foule de victimes de l'erreur, qu'elle captive dans ses chaînes par la force, attendent de votre libéralité les moyens qui leur manquent pour s'affranchir de leur esclavage ; soyez leur libérateur ; faites-leur rouvrir les portes de ces asiles que Louis XIV avait établis pour leur instruction.

Une autre députation dénonça la diffusion de l'incrédulité, de l'athéisme, et supplia le Roi, de mettre un frein aux écrits impies, à en interdire le débit, de poursuivre les écrivains irréligieux, de refuser toute grâce à leurs partisans.

Les prélats, méprisant le mouvement d'opinion qui se prononçait depuis vingt-cinq ans contre la puissance et les privilèges de l'Église, revendiquèrent la direction de l'enseignement, à l'exclusion des laïques ; ils demandèrent aussi qu'on autorisât les vœux monastiques dès l'âge de 15 ans. Louis XVI évita de leur faire aucune réponse décisive, et garda un ton de froide réserve. Mais, quand Voltaire publia dans le Mercure une partie de sa Diatribe sur la guerre des farines, où il représentait les émeutes récentes comme l'œuvre des prêtres, le Cons&il ordonna la suppression du numéro du Mercure.

Abandonné par la royauté, le Clergé accepta l'alliance que lui offrait son vieil adversaire, le Parlement. La communauté des antipathies et des intérêts rapprocha les deux grands corps. Pour plaire à l'Eglise, le Parlement reprit l'affaire de la Diatribe. Séguier lui dénonça La Harpe comme ayant fait insérer dans le Mercure les passages les plus scandaleux du pamphlet. Les magistrats condamnèrent la Diatribe au feu, donnant des croquignoles au Contrôleur général sur le nez de Voltaire et sur celui de La Harpe. L'Avocat général, dans son réquisitoire, avait parlé du respect dû aux saintes Écritures, de dogmes sacrés, de divins mystères, et préconisé l'union de l'Église et du Palais, pour écarter les atteintes que des mains impies voulaient porter à l’autel et au trône.

Une députation d'évêques remercia le Parlement, et le Châtelet, piqué d'émulation, poursuivit un philosophe obscur, Delisle de Sales, pour avoir fait imprimer un livre antireligieux, la Philosophie de la Nature. Il condamna le livre au feu et l'auteur au bannissement. Le Garde des Sceaux empêcha la publication du réquisitoire de l'avocat du Roi au Châtelet, Dodeley d'Achères, qui souhaitait, comme Séguier, l'union de l'Église et de l'État contre les fauteurs de désordre et d'impiété.

La presse étant décidément habituée à une licence effrénée, l’Ami des Lois, le Sacre royal, le Catéchisme du Citoyen répandaient sous une forme accessible à tous les doctrines du Contrat Social. Le Gouvernement jugeait inutile de sévir contre les écrivains ; mais le Parlement les poursuivit, et, par l'arrêt du 30 juin 1775, les condamna. Il voulait qu'on laissât sous le voile les problèmes politiques.

Cependant, toutes les mesures de Turgot lui faisaient des ennemis. Il mécontenta les propriétaires d'offices qui exerçaient un commerce, en les astreignant au paiement des vingtièmes, les privilégiés en exigeant d'eux le paiement régulier des termes de la capitation, les fermiers, qui craignaient de voir remplacer la ferme par la régie pour toutes les contributions indirectes.

Il détacha les messageries du bail des postes et il en réorganisa l'administration. Le prix des plates et des paquets fut abaissé ; de nouveaux services de transports lurent organisés. Cela n'empêcha pas qu'on se moquât de ses diligences, les turgotines, comme on les appelait. On plaignit vingt mille employés jetés sur le pavé, et l'on fit cette épigramme :

Ministre ivre d'orgueil, tranchant du souverain,

Toi qui, sans l'émouvoir, fais tant de misérables,

Puisse ta poste absurde aller un si grand train,

Qu'elle te mène à tous les diables.

Voltaire ayant obtenu en décembre 1775 l'abolition des monopoles du sel et du tabac dans le pays de Gex, le bruit se répandit que c'était le prélude d'un remaniement complet du régime fiscal. Condorcet réclamait la suppression des douanes intérieures, suivant un plan préparé dix ans plus tôt par Trudaine, et il annonçait, pour l’avenir, l’abolition de toutes ces douanes. Dupont de Nemours affirme qu'à la fin de 1775 Turgot se proposait d'appliquer à bref délai tout son programme : la réduction des tailles et des aides, la suppression des traites, des octrois royaux, du monopole des tabacs, l'aliénation des domaines de l'État, enfin l'établissement d'une subvention territoriale remplaçant tous les impôts anciens.

Compagnies de commerce, villes à ports pourvus de monopoles, tous les partisans du régime protecteur, firent cause commune contre la menace de la liberté commerciale. On s'indigna que le Contrôleur général refusât de frapper de droits l'importation des cotons et des fers, et de prohiber l’exportation des matières premières nécessaires à l'industrie. Comme il interdisait d'inquiéter les ouvriers libres ou chambrelans, qui travaillaient chez eux en violation des statuts corporatifs, comme il ordonnait d'arrêter les procès intentés par les corporations, et défendait les saisies faites par les gardes-jurés, les six corps des marchands de Paris voyant bien que tout le régime des corporations et des règlements était menacé, lui en exprimèrent leurs doléances. Mais l'accueil qu'il leur fit ne leur laissa aucun doute sur l'avenir qui les attendait.

Pour assurer l'entière liberté du commerce des grains, Turgot supprima les droits perçus sur les grains à l'entrée des villes, des marchés, et au passage des routes. Il décida de liquider les droits de mesurage que certains particuliers, nobles ou non, levaient sur les grains ; les propriétaires furent invités, sous peine de liquidation sans indemnité, à présenter leurs titres. Il prépara, à Marseille et à Lyon, l'abolition des greniers d'abondance et des agences municipales d'approvisionnement. A Paris, afin de ménager la transition entre le régime restrictif et celui de la liberté, le ravitaillement fut assuré, en cas de crise, par une compagnie à laquelle il assurait, par un traité fait pour six ans, une modique subvention. Quant au trafic par voie de mer, entre les ports français, il le débarrassa de toute entrave. Malheureusement, à l'automne de 1775, la hausse du blé sembla une fois encore démentir ses espérances, et lui valut de nouvelles malédictions.

Enfin, lorsqu'il voulut réformer la Maison du Roi, pour y faire des économies par retranchements sur le Grand Commun, ou Cuisine-Commun, ce fut un soulèvement à la Cour. Au même moment Saint-Germain, conseillé par Turgot. disait-on, réorganisait la Maison militaire, nouveau sujet de colère pour la noblesse. Les courtisans parlaient de coup d'État contre le ministère. Bien que Turgot épargnât la Maison de la Reine et celle des Princes, les Princes et la Reine s'inquiétèrent aussi. En 1775, Marie-Antoinette voulut rétablir la charge de surintendante de la maison de la Reine, supprimée sous le règne précédent, avec cent cinquante mille livres de traitement, pour la princesse de Lamballe. Turgot fit des objections, puis céda ; mais la Reine, lui garda rancune.

Contre tant de sortes d'adversaires, et si puissants, Turgot n'avait d'appui que celui des Philosophes et des Économistes, et la confiance populaire. Ce n'était pas assez ; aussi le roi de Prusse disait : Il faudrait au jeune roi de France de la force et du génie.

 

III. — LES DERNIÈRES TENTATIVES DE RÉFORMES. LA CHUTE DE TURGOT (JANVIER-MAI 1776).

TURGOT poursuivit son chemin. En janvier 1776, il présenta six nouve.iux édits projets dédits dont deux firent grand bruit : l'un supprimait la corvée royale, et l'autre les jurandes, maîtrises et corporations.

L'édit sur la corvée stipulait qu'elle serait remplacée par une imposition en argent, mise sur les propriétaires des terres, ceux-ci étant les plus intéressés à l'état de la voierie ; le Roi la payerait pour les terres du domaine. Afin qu'on ne pût ni élever arbitrairement l'imposition, ni la détourner de son objet,, il était établi qu'elle ne dépasserait jamais la somme de six millions pour la totalité des pays d'élections, et que les deniers en seraient versés à l'administration des Ponts et Chaussées, sans qu'ils pussent, sous aucun prétexte, passer par le trésor royal. L'imposition devait être un impôt de répartition, réglé chaque année en Conseil, pour chaque généralité.

Turgot faisait ressortir la portée de l'édit : il donnera, disait-il, au pays un commencement d'égalité fiscale, puisque les nobles et le Clergé payeront un impôt dans les mêmes conditions que les gens du Tiers État ; il réparera une injustice à l'égard des taillables, qui seuls ont jusqu'ici supporté la dépense des chemins. Il était temps d'ailleurs que les taillables non propriétaires fussent affranchis d'une corvée qui leur enlevait leur temps et leur travail, leurs seules ressources contre la misère et la faim, pour les faire travailler au profit de citoyens plus riches qu'eux.

En décembre 1775, dans une brochure sans titre, commençant par ces mots : Bénissons le ministre... Condorcet avait préparé le public à l'abolition de la corvée, et donné à cette réforme le caractère d'une réforme sociale. Si les riches, disait-il, sont hostiles au principe d'un impôt en argent pour les chemins, c'est qu'ils redoutent l'égalité devant l'impôt, la hausse des salaires, la suppression des abus dont ils vivent. Prévoyant les résistances du Parlement, il s'en moquait :

N'oubliez pas, disait-il aux paysans, que dans la ville des frivolités, il s'est trouvé des hommes graves qui ont osé désirer que vous restassiez condamnés à travailler quinze jours sans salaires, lorsque vous n'avez que vos salaires pour vivre ; de peur que si l'on vous délivrait de ce fardeau, il ne leur coûtât une imposition sur le superflu.... Et lorsque ces gens graves voudront faire du bruit, souvenez-vous qu'ils ne crient que pour leurs intérêts, et n'ayez pas la sottise de croire que ce soit jamais pour les vôtres.

La mesure proposée par Turgot était si grave que l'opposition se manifesta même clans le Conseil. Miromesnil d’un côté, Turgot et Malesherbes de l'autre, en discutèrent par écrit. Les interlocuteurs ne parlaient pas la même langue. Miromesnil regrettait les charges qu'une prestation en argent imposerait aux propriétaires, et faisait remarquer qu'il était juste que les paysans construisissent les chemins dont ils usaient pour l’écoulement de leurs denrées. Monsieur le Garde des Sceaux me permettra de croire, répondait Turgot, que le plaisir de marcher sur un terrain bien caillouté ne compense pas pour eux la peine qu'ils ont eue à le construire sans salaire. Et il jetait dans le débat cette maxime :

Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l'intérêt de tous, tous y doivent contribuer ; et plus on jouit des avantages de la société, plus on doit se tenir honoré d'en partager les charges.

Louis XVI approuvant le Contrôleur général, le Conseil s'inclina ; mais il avait la conviction que l'édit perdrait les réformateurs. Maurepas obtenait, d'ailleurs, de Turgot que le Clergé bénéficiât d'un régime d'exception et put se racheter de l'impôt moyennant un abonnement. Les nobles criaient à la violation de leurs droits. Le président à mortier Joly de Fleury disait à Trudaine que toutes les charges publiques devaient tomber sur les roturiers qui, par leur état, naissent taillables et corvéables à volonté, tandis que les nobles, au contraire, naissent exempts de toute imposition. Comme Trudaine répondait qu'il était difficile de savoir mauvais gré à un roi qui prenait parti pour les pauvres contre les riches, le président reprenait : C'est précisément le despotisme de Constantinople qui protège le peuple contre les grands. Turgot se raidissait. Comme on l'engageait à faire des démarches auprès des membres influents du Parlement, pour obtenir l'enregistrement de l’Édit, il répondait : Si le Parlement veut le bien, il enregistrera.

Sur la réforme de la corvée, on lui prêtait le projet d'en greffer d'autres : limiter les abus du droit de chasse ; ordonner la destruction du gibier qui dévastait les récoltes aux environs des forêts du Roi ; permettre aux paysans de couper les foins quand ils le voudraient au risque de détruire le gibier ; abolir les banalités. Un de ses commis, Boncerf, publia une brochure sur les Inconvénients des Droits féodaux. Il admettait le maintien des droits honorifiques et des rentes foncières, issues du droit de propriété ; mais il proposait la destruction progressive des banalités, ces monopoles industriels demeurés entre les mains des seigneurs, des droits de garenne, de colombier et de chasse ; des droits de lods et ventes, prélevés sur la vente de certaines terres ; des cens et rentes seigneuriales ; des corvées seigneuriales, et des champarts ou redevances sur les fruits de la terre. Boncerf exposait ses idées avec une grande modération et un grand bon sens. Les droits auxquels il s'en prenait étaient plus onéreux aux censitaires que profitables aux seigneurs. Il ne demandait pas qu'on les abolît sans indemnité, mais que les censitaires eussent le droit de les racheter. Son écrit n'en parut pas moins révolutionnaire.

L'édit sur les jurandes, maîtrises et corporations dispose qu'il est libre à toutes personnes, même aux étrangers, d'exercer tel commerce et telle profession d'arts et métiers qui leur conviendra, moyennant une simple déclaration devant le lieutenant général de police. Subsisteraient seules les maîtrises qui avaient été érigées en office par le Gouvernement, celles des barbiers, perruquiers, étuvistes, orfèvres, pharmaciens, imprimeurs et libraires, à raison du droit de surveillance qu'avait sur eux la police.

Les corporations, disait l'Édit, forment un obstacle invincible à ce que les denrées nécessaires à la subsistance du peuple baissent de prix. Le blé étant aujourd'hui à vingt à vingt-six livres le setier, et la plus grande partie du bon froment à vingt-quatre livres, le peuple devrait avoir d'excellent pain à deux sous deux deniers la livre. Il vaut encore deux sous neuf deniers. Les mêmes obstacles se trouvent sur le prix de la viande, et tant que les communautés de boulangers et de bouchers subsisteront, il sera impossible de vaincre les manœuvres qu'ils emploient pour faire enchérir les denrées au delà de leur véritable prix. Ce n'est que par la concurrence la plus libre qu'on peut se flatter d'y parvenir. Tant que la fourniture des besoins du peuple sera concentrée en un petit nombre de personnes liées par une association exclusive, ces gens-là s'entendront toujours ensemble pour forcer la police à condescendre au surhaussement dies prix, en faisant craindre de cesser de fournir.

Pour la suppression des corporations manufacturières, l'Edit ajoutait aux raisons de principe un motif d'opportunité :

Une circonstance particulière ajoute un motif de plus pour supprimer les communautés dès l'instant même. C'est la situation où vont se trouver les fabriques anglaises par la cessation du commerce avec les colonies américaines. S'il y a un moment où l'on puisse espérer d'attirer en France beaucoup d'ouvriers anglais, et, avec eux, une multitude de procédés utiles inconnus dans nos fabriques : c'est celui-ci. L'existence des jurandes, fermant la porte à tout ouvrier qui n'a pas passé par de longues épreuves, et en général aux étrangers ferait perdre au royaume les avantages qu'il peut retirer de cette circonstance unique.

Mais tous ceux que la réforme lésait protestèrent contre ce qu'ils nommaient une violation de propriété ; ils annonçaient l'avilissement des produits et des salaires, et que la campagne allait être désertée, les ruraux étant appelés dans les villes par la liberté du travail.

Ces deux grands édits, d'autres rendus au même moment ou à peu près, et qui avaient pour objet la liberté du commerce, surtout du commerce d'approvisionnement[4] ; puis l'opinion persistante, et qui paraissait de mieux en mieux fondée, que des réformes plus graves encore étaient à craindre, produisirent une inquiétude générale. Tous les jours augmentait le nombre des gens qui, touchés ou menacés par quelque réforme, ne savaient pas ce qu'ils deviendraient le lendemain, n'étant pas sûrs, comme l'avoue Trudaine, de se lever sur leur état.

Les Philosophes se prodiguèrent à défendre Turgot. Voltaire traita les opposants de fripons et de reptiles. Nous voyons naître, disait-il, un siècle d'or, et il est ridicule qu'il y ait, dans Paris, tant de gens du siècle de fer. Il admirait les préambules des édits de Turgot, chefs-d'œuvre d'éloquence, de raison, de bonté, contre lesquels se faisait une levée de talons rouges et de bonnets carrés. Il annonçait une Saint-Barthélemy prochaine et criait : Sauve qui peut ! Condorcet reprochait aux adversaires des réformes leurs vues d'avarice et d'ambition, leur vénération des sottises antiques. Cette prétendue élite est, disait-il, la lie du peuple, et elle mérite d'être vouée au mépris et à la haine de tous les siècles ; et si jamais le Parlement, l'Église et la finance immolent à leur rage le réformateur, que l'univers demeure condamné aux ténèbres et au malheur ! Trudaine écrivait : La voix des forts contre les faibles est dans le Parlement, dans la Cour des Aides, dans ce qu'on appelle la bonne compagnie de Paris, dans la Cour. La voix des faibles doit être dans le cœur d'un souverain juste et de ses ministres. Tout dépendait du Roi, en effet, car Turgot et ses amis, attaqués par les forces conservatrices de corps organisés, qui composaient ensemble la Nation officielle, ne pouvaient trouver un appui dans la masse inorganique, dont les mouvements au contraire achevèrent de les compromettre.

L'abolition des maîtrises et des jurandes provoqua dans Paris les démonstrations enthousiastes des ouvriers. Les guinguettes s'emplirent ; les compagnons se promenèrent dans des carrosses de louage ; les quartiers populaires illuminèrent. Mais il y eut des rixes entre compagnons et maîtres, et il fallut requérir les gardes françaises. Des incidents comiques se mêlèrent au désordre. Dix mille individus se firent inscrire comme cordonniers ; les compagnons boulangers quittèrent tous leurs maîtres pour ouvrir boutique immédiatement. Le Contrôleur général, qui voulait ménager le passage de l'ancien état de choses au nouveau, les menaça de Bicêtre. Les plaisants en riaient, mais les patrons croyaient, tout perdu, et ralentissaient les approvisionnements et la fabrication.

Dans les campagnes, quand on connut l'édit sur les corvées, ce fut partout des transports de joie. Les paysans, dit Voltaire, donnent des marques d'adoration pour leur souverain. On chanta dans les villages :

Je n'irons plus aux chemins,

Comme à la galère,

Travailler soir et matin,

Sans aucun salaire.

Le Roi, je ne mentons pas,

A mis la corvée à bas.

Oh ! la bonne affaire.

O Gué,

Oh ! la bonne affaire !

A l'annonce de la suppression des droits féodaux, que faisait prévoir la brochure de Boncerf, des désordres se produisent. Les paysans du marquis de Vibraye, dans le Maine, lui refusent le paiement des taxes, l'assiègent dans son château et le forcent à se sauver. En Bretagne, des fermiers saisissent un parent du duc de Mortemart, et le maltraitent. On parle d'une jacquerie prochaine.

A l'étranger, en Autriche, en Prusse, en Toscane, dans les États où travaille le despotisme éclairé, Turgot est admiré. Dans de grandes villes d'Angleterre, on lit et on commente ses édits ; on les fête par des bals et des toasts. Mais, à la veille de la guerre d’Amérique, l’admiration des Anglais rend suspect celui qui en est l'objet. Dans ces premiers mois de 1776, Turgot est vivement attaqué au Conseil et à la Cour. Miromesnil, craignant qu’il ne lui fasse enlever les sceaux pour les faire donner à Malesherbes, accentue son opposition. Maurepas, effrayé de tout ce bruit, inquiet pour lui-même, commence à attaquer ce Contrôleur général qui court après les moulins à vent, et qu'il trouve trop fort pour lui. Saint-Germain se met du côté de Maurepas. Le fermier général Augeard fait passer à Maurepas des notes où il démontre l'incompétence de Turgot en matière de finances. Le marquis de Pesay, documenté par Necker, adresse au Roi des lettres où il établit que Turgot perpétue le déficit et bouleverse, sans raison, tout le système fiscal. Les princes prennent position contre Turgot, le duc d'Orléans avec discrétion, les princes de Conti et Condé sans ménagement. Condé perd, dit-on, deux millions dans les suppressions d'offices de la Maison du Roi. Conti perd de gros intérêts dans la suppression des offices de la Caisse de Poissy, qui prélevait un impôt sur la vente du bétail à Paris ; on ne voit que lui aux assemblées du Parlement et dans les salons de l'opposition. Le comte d'Artois reproche au ministre son économie et ses ridicules. Un pamphlet qui eut un grand retentissement, le Songe de M. de Maurepas, passa pour être l'œuvre du comte de Provence. Les plans des Philosophes, y était-il dit, aboutiraient à la ruine de l'État ; les Économistes étaient des charlatans qui débitaient l'orviétan pour enivrer les énergumènes. Louis XVI était averti de se défier du faux prophète qui préparait l'avènement du peuple-roi. Un chevalier de Lisle accuse Turgot, dans sa Prophétie turgotine, de vouloir tout abolir, royauté comprise, et se moque du Roi,

Qui, se croyant un abus,

Ne voudra plus l'être.

Ah ! qu'il faut aimer le bien,

Pour, de Roi, n'être plus rien !

Le plus grave fut que Turgot entra en conflit avec la Reine. Marie-Antoinette protégeait le comte de Guines, ambassadeur à Londres. C'était un très mauvais ambassadeur, qui avait failli faire rompre le pacte de famille. Vergennes demandait son rappel, et Turgot soutenait son collègue. La Reine ne le lui pardonna pas.

Les circonstances étaient bonnes pour une intervention du Parlement. Les réformes allaient abolir les franchises pécuniaires de la magistrature, les droits féodaux, sources de revenus pour les magistrats qui tous étaient des seigneurs. Un conseiller, du Val d'Eprémesnil, dénonça, le 30 janvier, la brochure de Condorcet sur les corvées, et l'avocat général Séguier obtint un arrêt qui la supprimait. Le 24 février, le Parlement fit brûler le livre sur les Inconvénients des droits féodaux, et manda Boncerf à sa barre, ce qui était une manifestation claire contre Turgot. Le Roi lui défendit de donner suite à cette affaire ; mais le Parlement dressa des remontrances, auxquelles le Roi répondit qu'il aviserait. Le Parlement s'en tint là pour le moment.

Mais, quand les édits de Turgot furent présentés au Parlement pour être enregistrés, le 4 mars, les magistrats rédigèrent aussitôt des remontrances où ils représentèrent au Roi la nécessité de maintenir l'exemption des corvées pour les privilégiés :

La première règle de la justice, disaient-ils, est de conserver à chacun ce qui lui appartient : règle fondamentale du droit naturel, du droit des gens, et du gouvernement civil ; règle qui ne consiste pas seulement à maintenir les droits de propriété, mais encore à conserver ceux qui sont attachés à la personne et qui naissent des prérogatives de la naissance et de l'État.... Celui de la corvée appartenait aux Francs sur leurs hommes.... Lorsque les serfs obtinrent des affranchissements, en devenant citoyens libres mais roturiers, ils demeurèrent corvéables... Assujettir les nobles à un impôt pour le rachat de la corvée, au préjudice de la maxime que nul n'est corvéable s'il n'est taillable, c'est les décider corvéables comme les roturiers.

Le Roi refusa de recevoir la députation et ordonna d'enregistrer les édits. Le Parlement ayant décidé des remontrances itératives, il l'appela à Versailles pour lui donner ses ordres dans un lit de justice.

Le 12 mars, les grandes robes s'assemblèrent au château de Versailles. Tout opposé qu'il fût aux édits, Miromesnil, par devoir, en fit l'apologie. Le Premier Président parla dans une harangue boursouflée du peuple consterné, de la capitale en alarme, de la noblesse plongée dans l'affliction, de l'atteinte portée à la franchise naturelle de la noblesse et du clergé, de la rupture des liens sociaux, causée par la suppression des jurandes, de l'augmentation de la dette, cette masse effrayante, qui pouvait obliger l'Etat à cesser de respecter les engagements les plus sacrés. Le greffier en chef donna ensuite lecture de l'édit portant suppression des corvées, et, quand il eut fini, Séguier prit la parole, pour s'opposer à l'enregistrement.

Il attaqua l'édit qui tendait à confondre la noblesse et le clergé avec le reste du peuple, et à faire supporter tout le poids des impositions par les possesseurs du sol :

C'est sur le propriétaire, dit-il, que les impôts en tous genres se trouvent accumulés ; c'est le propriétaire qui paie la taille de son fermier ; c'est le propriétaire qui paie l'industrie ; c'est le propriétaire qui paie la capitation de son fermier, la sienne, et celle de ses domestiques ; enfin c'est le propriétaire qui paie les vingtièmes. Si Votre Majesté ajoute à ces différents impôts un nouveau droit pour tenir lieu des corvées, que deviendra celte propriété morcelée en tant de manières ?

Il conseilla de faire construire et entretenir les chemins par l'armée, le corps du génie pouvant remplacer celui des Ponts et Chaussées ; les soldats feront une besogne meilleure et plus rapide que les cultivateurs : Cent mille hommes employés pendant un mois... achèveront plus d'ouvrage que toutes les paroisses du royaume, et il n'en coûtera rien au Roi.

Quand Séguier se fut tu, Miromesnil prit les ordres du Roi, recueillit, pour la forme, les opinions, et déclara ledit enregistré. Puis il fit lire et enregistrer, avec le même cérémonial, un édit qui supprimait à Paris la police des grains, un autre qui fixait un délai pour le remboursement des offices des quais, halles et ports de Paris ; du premier, Séguier dit qu'il amènerait la disette ; du second qu'il accroîtrait la dette de 65 millions.

Le quatrième édit lu par le greffier fut celui qui abolissait les jurandes et communautés de commerce et d'arts et métiers. Au régime de liberté, Séguier opposa les avantages du régime réglementaire. Il rappela les progrès de l'industrie et du commerce sous ce régime. Il vit bien certaines conséquences de la liberté indéfinie, qui devaient apparaître au siècle d'après : cette liberté se changerait bientôt en licence ; les métiers seraient encombrés et la qualité des objets fabriqués baisserait partout. Il fit ressortir la portée politique de l'édit en montrant que les sujets du Roi étaient divisés en autant de corps différents qu'il y a d'états différents dans le royaume et que ces corps formaient comme les anneaux d'une chaîne dont le Roi tenait dans sa main le premier anneau ; que les communautés de marchands et d'artisans faisaient une portion de ce tout inséparable qui contribue à la police générale du royaume. Séguier défendit encore les maîtrises au nom du droit de propriété :

Donner à tous vos sujets indistinctement, disait-il à Louis XVI, la faculté de tenir magasin et d'ouvrir boutique, c'est violer la propriété des maîtres qui composent les communautés. La maîtrise, en effet, est une propriété réelle qu'ils ont achetée, et dont ils Jouissent sur la foi des règlements ; ils vont la perdre, cette propriété, du moment qu'ils partageront le même privilège avec tous ceux qui voudront entreprendre le même trafic sans en avoir acquis le droit, aux dépens d'une partie de leur patrimoine ou de leur fortune ; et cependant le prix d'une grande portion de ces maîtrises... a été porté directement dans le trésor royal.

L'avocat général eut d'ailleurs la sagesse de se montrer modéré ; il admettait la réforme des abus corporatifs et distinguait entre détruire les abus et détruire les corps où ces abus peuvent exister. Il consentait qu'on diminuât le nombre des corporations, qu'on en fondît plusieurs ensemble, qu'on admît les femmes à la maîtrise. Il conclut en rappelant l'œuvre économique de Sully, de Colbert, de Henri IV, de Louis XIV et affecta de mettre l'Ancien Régime sous leur garde. Ses admirateurs déclarèrent qu’il avait parlé non comme un homme, mais comme un dieu.

L'édit de suppression des jurandes et des maîtrises n'en fut pas moins enregistré. On raconta qu'en entendant Séguier, dont les critiques en effet donnaient à réfléchir, Louis XVI n'avait pu, par moments, cacher son émotion. Il leva la séance sur ces paroles :

Vous venez d'entendre les édits que mon amour pour mes sujets m'a engagé à rendre. J'entends qu'on s'y conforme. Mon intention n'est point de confondre les conditions. Je ne veux régner que par la justice des lois.

Ce fut le dernier effort du Roi pour soutenir l'homme en qui il avait mis sa confiance. L'opposition du Parlement et des privilégiés, les désordres qui suivirent les édits, l’influence de la Reine et des Princes, l'influence de Maurepas, tout cela, peu à peu, le troublait. Or, le lendemain du lit de justice, le Parlement arrêta de faire d'itératives remontrances, et reprit sa procédure contre Boncerf. Le 30 mars, il signala au Roi les émeutes de paysans, qu'il imputait aux excitations du parti Turgot, et ordonna de continuer la perception des droits féodaux. C'était une espèce d'embargo mis sur les plans du Contrôleur général. Au même moment, le comte de Guines était rappelé de Londres. Marie-Antoinette fut exaspérée contre Vergennes, Malesherbes et Turgot, contre Turgot surtout. Elle voulait, écrit Mercy, que Turgot fût chassé et envoyé à la Bastille et que, ce jour-là, le comte de Guines fût déclaré duc. Il fallut les représentations les plus fortes et les plus instantes pour arrêter les effets de sa colère.

Le bruit de la disgrâce du Contrôleur se répandait. Le 19 avril, aux nouvelles qu'il reçoit de Paris, Voltaire juge tout perdu. Malesherbes, qui n'était pas fait pour la lutte, parle de se retirer. Turgot veut se défendre jusqu'au bout. Il écrit au Roi, le voit en tête à tête ; mais Louis XVI se retranche dans le silence. Pour le mettre en demeure de se prononcer, Turgot lui demande la succession de Malesherbes pour son ami, l'abbé de Véry ; ne recevant pas de réponse, il dit au Roi, par lettre, le 30 avril, tout ce qu'il a sur le cœur. Il lui dénonce l’insuffisance de Maurepas et les intrigues du cabinet. Il lui parle comme un précepteur sévère à un disciple médiocre et débile :

Vous l'avez dit, Sire, l'expérience vous manque ; vous avez besoin d'un guide ; il faut à ce guide lumière et force.... N’oubliez jamais que c'est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot ; c'est la faiblesse qui a rendu Charles IX cruel ; c'est elle qui a formé la Ligue, sous Henri III ; qui a fait de Louis XIII, qui fait aujourd'hui du roi de Portugal des esclaves couronnés.

Sur quoi Louis XVI, sans lui répondre, fît duc le comte de Guines, et donna à Amelot le ministère de la Maison du Roi. Turgot voulut obtenir une dernière explication du Roi ; il imagina de lui soumettre un plan de réforme de la Maison civile, pensant bien qu'il serait repoussé ; il espérait trouver ainsi l'occasion de se démettre avec honneur. Or, le 10 mai, il se présenta trois fois à la porte du cabinet du Roi sans être reçu. Le lendemain, il se présenta de nouveau trois fois, inutilement. Le Roi commanda au secrétaire d'État Bertin d'aller lui demander la démission de ses fonctions, ce qui fut fait le 12 mai.

Aux compliments de condoléances de Maurepas, Turgot répondit que s'il regrettait que le Roi n'eût pas eu la bonté de lui dire lui-même ses intentions, il se sentait sans reproche, n'ayant connu d'autre intérêt que celui de l'État. Il écrivit au Roi pour refuser la pension qu'on lui offrait suivant l'usage, et conclut par ces mots :

J'ai fait. Sire, ce que j'ai cru de mon devoir : tout mon désir est que vous puissiez toujours croire que j'avais mal vu... Je souhaite que le temps ne me justifie pas.

Il vécut dans la retraite, partagé entre ses amis et ses livres, et mourut en 1781.

Turgot avait entrepris à la fois trop de choses et de trop graves. Il voulait ce qui est le plus difficile au monde, une réforme de la société. Cette réforme ne pouvait se faire que par le consentement des privilégiés au sacrifice de leurs privilèges, ou par la volonté forte et constante du Roi, ou par l'énergique appui de tous ceux à qui devait profiter la réforme. Les privilégiés, à quelques exceptions près, s'acharnèrent à garder leurs privilèges. Le Roi n'eut que de bonnes intentions. Le peuple n'était qu'une entité vague. Il n'y avait pas de nation constituée. Ce grand mal est signalé dans le mémoire sur les municipalités, où se trouve cette déclaration qu'il faut rapprocher de la théorie des anneaux, exposée par Séguier, le jour du lit de justice :

La cause du mal, y était-il dit au Roi, vient de ce que votre nation n'a point de constitution. C'est une société composée de différents ordres mal unis, et d'un peuple dont les membres n'ont entre eux que très peu de liens sociaux ; où par conséquent chacun n'est guère occupé que de son intérêt particulier exclusif.... Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les droits d'autrui, quelquefois même pour user des siens propres.

A la nouvelle du renvoi de Turgot, des évêques firent réciter dans les églises des prières d'actions de grâces. La finance, la magistrature, les courtisans exultèrent ainsi que les frères du Roi. Le peuple, selon l'expression du marquis de Mirabeau, baissa l'oreille et courba l'échine. Voltaire se lamenta :

C'est un désastre... je ne vois plus que la mort devant moi... ce coup de foudre m'est tombé sur la cervelle et sur le cœur... Je ne me consolerai jamais d'avoir vu naître et périr l'âge d'or que M. Turgot nous préparait.

 

 

 



[1] SOURCES. Délibérations du Parlement de Paris, Arch. Nat., X1b 8966, 8967 ; Correspondance de Frédéric II, t. I ; Correspondance Du Deffand ; Journal historique du rétablissement de la magistrature ; Journal de Hardy ; Journal d'Albertas ; Allonville, t. I ; Augeard, Beaumarchais, t. VI ; Georgel, t. I ; Le songe de Maurepas ; Moreau, t. II, déjà cités. Turgot, Œuvres, éd. Dupont de Nemours, Paris, 1808-1811, 9 vol., et éd. Daire, Paris, 1844, 2 vol., toutes deux avec introduction historique. Correspondance de Turgot et de Trudaine (dans Vignon, Études historiques..., t. III, indiqué ci-dessous) ; Condorcet, Vie de Turgot, 1786 ; Lettres ined. de Louis XVI à Turgot, dans L. Say, Turgot, ind. ci-dessous ; Papiers de M. le Président de Lamoignon, Biblioth. Nat.. Mss fr. 6877 (Correspondance de Malesherbes et de Lamoignon sur la Guerre des farines) ; Voltaire, éd. Beuchot, t. XLVI (Requête à tous les magistrats du royaume), t. XLVIII (Petit écrit sur l'arrêt du Conseil de Roi ; Diatribe à l'auteur des Éphémérides ; Lettre du Grand Inquisiteur de Goa ; Lettre d'un Bénédictin de Franche-Comté ; Épître du R. P. Polycarpe, prieur de Chezery) ; Chronique secrète ou Journal de l'abbé Baudeau (Revue rétrospective, t. III) ; L'observateur anglais, par Pidansat de Mairobert, Londres, 1777-1778, 4 vol., t. II et III ; Correspondances de Voltaire, éd. Garnier ; de Buffon. p. p. Nadault de Buffon, Paris, 1860, 2 vol. ; de La Harpe, Paris, 1801-1807, 5 vol. ; de l'abbé Galiani, p. p. Perey et Maugras, Paris, 1881, 2 vol. ; Mémoires de l’abbé Terray, rédigés par Coquereau, Londres, 1776 ; de Marmontel, Paris, 1846 ; de Garat, Paris, 1820, 2 vol. ; de Mirabeau, Paris, 1834-1835,8 vol. ; de Mollien, Paris, 1845, 4 vol. ; de la princesse de Beauvau, p. p. Mme Standish (née Noailles), Paris, 1872 ; de J. Weber, Londres, 1804-1809, 3 vol. ; Boncerf, Les inconvénients des droits féodaux, Londres et Paris, 1776.

OUVRAGES A CONSULTER. Chérest, La chute de l'ancien régime, Paris, 1884-1887, 3 vol., t. I ; Gomel, Les causes financières de la Révolution française, Paris, 1892-1898, 2 vol., t. I ; Stourm, Les finances de l'Ancien Régime et de la Révolution, Paris, 1885, 2 vol., t. II ; Foncin, Essai sur le ministère de Turgot, Paris, 1877 ; de Montyon, Particularités et observations sur les ministres des finances de France (1660-1791). Paris, 1812 : L. Say, Turgot, Paris, 1887 : d'Hugues, Essai sur l'administration de Turgot dans la généralité de Limoges, Paris, 1859 ; Marion, Turgot et les grandes remontrances de la cour des Aides, 1775 (Vierteljahrschrift für Social und Wirtschaftsgeschichte, Leipzig) : Walker Stephens, The life and writings of Turgot, Londres, 1895 ; Schelle, Turgot, Paris, 1909 Lafargue, L'agriculture en Limousin et l'intendance de Turgot. Paris, 1902 ; Schelle, Dupont de Nemours et l'école physiocratique, Paris, 1888 ; Brunetière, Études critiques sur l’histoire de la littérature française, 2e série (Malesherbes), Paris, 1889 ; Clément P.). M. de Silhouette, Bouret, les derniers fermiers généraux, Paris. 1878 : Boissonnade, Essai sur le socialisme d'état en province sous l'ancien régime (ouv. manuscrit et inédit) ; Biollay, Etudes économiques sur le XVIIIe siècle. Le pacte de famine, Paris, 1885. Afanassiev, Le commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, Paris, 1898 (trad. Bover) : Gomont, La guerre des farines (Journal des Économistes, t. X), i845 ; Vignon, Études historiques sur l'administration des voies publiques en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1862-1880, 4 vol. — Pour les ouvrages relatifs aux finances, une bibliographie détaillée est donnée par Stourm, Bibliographie historique des finances de la France au XVIIIe siècle, Paris. 1895 ; Sur la question des subsistances, voir la bibliographie de Letaconnoux, dans la Revue d'hist. mod.. t. VIII, p. 409-445.

[2] En 1787, Dupont de Nemours, qui avait pris part à la rédaction des projets soumis aux Notables par Galonné, fut signalé comme ayant copié un de ses projets dans le Mémoire de Turgot sur les Municipalités. Mais Dupont fit paraître, le 2 juillet, dans le Journal de Paris, une lettre de Turgot, du 11 septembre 1775, établissant qu'il avait travaillé au Mémoire sur les Municipalités. Il ajoutait que les idées étaient de Turgot, mais la rédaction de lui-même. Turgot, disait-il, avait quelques personnes, non de ses commis, mais de ses amis qui partageaient plus particulièrement sa confiance... il leur faisait essayer la rédaction de ses projets, comparaît leur travail, et finissait par tout refaire lui-même. Ces quelques personnes étaient l'intendant fie finances Bouvard de Fourqueux, le président du Bureau de Commerce Trudaine de Montigny, le marquis de Condorcet, et Dupont de Nemours.

[3] Voir Girod, Les subsistances en Bourgogne, et particulièrement à Dijon, de 1774 à 1789, dans la Revue Bourguignonne de 1906.

[4] Turgot voyait dans les règlements sur l'approvisionnement de Paris des obstacles au commerce libre, et pour le Parlement des prétextes d'affecter une compassion mensongère pour le peuple. Deux édits soumis au Roi en même temps que ceux de la corvée et des jurandes établirent la liberté du commerce des grains à Paris, et abolirent trois mille charges de visiteurs, déchargeurs, peseurs ou mesureurs, dont les fonctions, dans la capitale, consistaient à pressurer les négociants. Un édit affranchit la vente du poisson : un autre fit libre la boucherie. Depuis 1690, les bouchers parisiens étaient assujettis aux caprices d'une institution officielle, la Caisse de Poissy ; des jurés-vendeurs de bestiaux servaient d'intermédiaires entre les marchands de bétail et les bouchers parisiens ; ils prélevaient un droit d'un sou par livre ; d'où renchérissement factice sur la viande consommée à Paris. Ne pouvant pas renoncer complètement au profit que l'État tirait de la Caisse de Poissy, Turgot y substitua un léger accroissement des droits d'octroi à l'entrée du bétail dans Paris.

Dans un grand nombre de provinces, le commerce des vins était entravé par des privilèges accordés aux négociants et aux producteurs locaux. Contre ces privilèges, Turgot invoqua le droit naturel de tout vendeur et de tout acheteur, et, par l'édit du 6 avril 1776, s attaqua au monopole de vente le plus vexatoire, celui des marchands et propriétaires bordelais. Les vins du Languedoc, du Périgord, de l'Agenois, de la Gascogne, purent dorénavant arriver à Bordeaux avant la Saint-Martin, ou avant Noël, et s'y vendre en tout temps. Turgot projetait de supprimer partout dans le royaume l'ancienne police des vins, et détendre la liberté du commerce aux eaux-de-vie de toute espèce.

Les édits sur les vins excitèrent l'approbation de Voltaire : La raison et le bien public, écrivait-il, y parlent à chaque ligne ; qu'on leur joigne l'édit de la Caisse de Poissy, et la France est sûre de faire bonne chère.