I. — LE ROI ET QUAND Louis XV mourut, le 10 mai 1774, le Dauphin, dit Mme Campan, était avec Né le 24 août 1754, Louis XVI n'avait pas vingt ans. De taille moyenne et de carrure épaisse, le nez gros, les lèvres grosses, le teint coloré, il avait un aspect vulgaire où l'on retrouvait les formes disgracieuses de sa mère, Marie-Josèphe de Saxe, et de son père, un monstre de graisse. Pour conjurer l'obésité menaçante, il chassait tous les jours, recherchait les rudes besognes, travaillait avec les ouvriers du château, maniant des poutres ou des blocs de pierre ; il se fît serrurier et forgeron. Gros mangeur, il avait des indigestions fréquentes. A cause d’un défaut de conformation physique, il demeurera jusqu'en 1777 sans consommer son mariage. Il était gauche, timide, sauvage,
honnête et bon, sans orgueil ni vanité, avec des instincts de justice,
chrétien fervent, d'intelligence médiocre. Après son avènement, il apprend un
peu l'italien, l'allemand, l'anglais, la géographie, acquiert une assez
sérieuse connaissance des choses du dehors, essaye de s'initier aux matières
de guerre et d'administration, mais il vit sur un fond d'ignorance. La
comtesse de Dès les premiers jours du règne, Louis XVI aurait déclaré
: Ce qui a toujours perdu cet État-ci a été les
femmes légitimes et les maîtresses. Il n'eut pas de maîtresses, mais
fut subjugué par Cependant la nation mettait son espoir en ses jeunes
souverains. Partout où ils paraissaient, on les acclamait. On racontait du
Roi toute sorte de traits touchants. Il avait dit au Lieutenant de police : Il faut que les pauvres puissent manger du pain à deux
sous. Dans le préambule d'une ordonnance, après avoir parlé de
dépenses nécessaires et de dépenses justes, il ajoutait : Il est... des dépenses qui
tiennent à notre personne et au faste de notre cour. Sur celles-là nous
pourrons suivre plus promptement les sentiments de notre cœur. Il
projetait d'abolir la petite Ecurie, de
réduire ses chevaux de six mille à dix-huit cents, de supprimer l'Extraordinaire de la bouche, et le service des
fournitures de voyage. Il veut, écrivait le
comte de Creutz, ambassadeur de Suède, que la
famille royale n'ait plus qu'une seule table, et l'on dit qu'il réformera le
département des menus-plaisirs, auxquels sont affectées des sommes énormes.
Il réformera aussi deux équipages de chasse, celui du daim et celui du
sanglier, ce qui surprend d'autant plus que c'était son unique passe-temps.
Pour suivre les mouvements de son cœur, Louis
XVI fit remise à ses sujets du don de joyeux avènement, d'où l'on avait tiré,
sous Louis XV, une vingtaine de millions. Sur le socle de la statue de Henri
IV, au Pont-Neuf, une main écrivit : Resurrexit. Une réforme des mœurs s'annonçait. Le maréchal duc Louis
de Noailles, renommé pour son austérité et sa droiture, songeait à quitter S'il aime les honnêtes femmes, Que feront tant de belles dames ? S'il bannit les gens déréglés, Que feront nos riches abbés ? S'il veut qu'un prélat soit chrétien, Un magistral homme de bien, Combien de juges mercenaires. D'évêques et de grands vicaires, Vont changer de conduite ? Amen ! Domine, salvum fac regem. II. — LES REMANIEMENTS DU MINISTÈRE : MAUREPAS. AU moment de l'avènement, Maupeou était chancelier.
D'Aiguillon, secrétaire d'État des Affaires étrangères, avait réuni à son
département celui de Le chef de l'un des partis était Choiseul ; il semblait
que le crédit delà Reine, dont il avait fait le mariage, dût préparer son
retour aux affaires. Marie-Antoinette avait d'ailleurs auprès d'elle, comme
lecteur, l'abbé de Vermond, grand partisan de l'alliance autrichienne, avocat
discret de Choiseul dont il était la créature. L'archevêque de Toulouse,
Loménie de Brienne, ami personnel de l'ancien ministre, agissait dans le même
sens : depuis dix ans, il occupait une grande place aux États de Languedoc,
où il s'était fait la réputation d'un administrateur ; il comptait entrer au
ministère avec Choiseul. La plupart des femmes de Cour étaient Choiseulistes, et les plus en vue, la princesse de
Beauvau, par exemple, et Mme de Brionne, veuve du prince Charles-Louis de
Lorraine, grand écuyer de France, pressaient Au parti Choiseul s'opposaient de puissants adversaires :
le frère cadet du Roi, le comte de Provence, qui reprochait à Choiseul
l'affaiblissement de l'autorité royale ; les tantes du Roi, Mesdames Adélaïde
et Louise, qui ne lui pardonnaient pas sa conduite à l'égard de l'Église ; et
les familles dévotes, parmi lesquelles les Noailles étaient très puissants :
un fils du duc Louis était ambassadeur en Hollande ; de son frère cadet,
maréchal de France aussi, la femme était dame d'honneur de Le Roi ne pouvait s'entretenir avec les ministres, à qui
on avait défendu de se présenter à lui, parce qu'ils avaient vu le défunt roi
pendant sa maladie et qu'ils auraient pu apporter la contagion. Il s'effraya
de se trouver seul devant sa tâche. On lui persuada d'appeler l'ancien
secrétaire d'État de Le lendemain de son avènement, le Roi lui écrivit cette lettre modeste et touchante : Dans la juste douleur qui m'accable et que je partage avec tout le royaume, j'ai de grands devoirs à remplir : je suis roi, et ce nom renferme toutes mes obligations ; mais je n'ai que vingt ans, et je n'ai pas toutes les connaissances qui me sont nécessaires ; de plus, je ne puis voir aucun ministre, tous ayant vu le Roi dans sa dernière maladie. La certitude que j'ai de votre probité et de votre connaissance profonde des affaires, m'engage à vous prier de m'aider de vos conseils. Venez donc le plus tôt qu'il vous sera possible, et vous me ferez grand plaisir. Maurepas accourut, et, dès le premier quart d'heure de son installation, eut l'air d'occuper une place qu'il n'avait jamais quittée. Il ne s'attribua pas de département ministériel, ne prit que le titre de ministre d'État, mais exerça vraiment les fonctions de premier ministre. Pour l'avoir constamment auprès de sa personne, Louis XVI lui donna un appartement voisin du sien. Il s'enfermait avec lui, et prenait son avis sur toutes choses. Les partisans de Choiseul craignirent que Maurepas ne barrât la route à leur chef. Voltaire trouva médiocre le choix que le Roi avait fait de ce conseiller ; il écrivit : Rien de mieux à faire pour les Français que d'être doux et aimables ; M. de Maurepas est le premier homme du monde pour les parades. Mais les poètes officiels comparèrent Louis XVI à Télémaque, et des médailles furent frappées où l'on voyait le Roi sous la garde d'une Minerve qui ressemblait à Maurepas. Maurepas se fût accommodé du voisinage du Triumvirat, s'il n'eût craint de partager son
impopularité ; il rêvait d'un ministère qui put tenir la balance égale entre
les Choiseulistes et les dévots. En
attendant, il traita ses collègues avec cordialité. Mais les amis de Choiseul
ne pouvaient se faire à l'idée que le règne nouveau les laissât dans l'ombre,
et ils pressèrent De même qu'il avait satisfait les dévots, en appelant
Maurepas au lieu de Choiseul, Louis XVI avait fait plaisir aux Choiseulistes
en renvoyant d'Aiguillon. Quand il choisit, pour les Affaires étrangères,
l'ambassadeur en Suède, Vergennes, protégé de Mesdames et qui avait été du
parti du Dauphin, son père, et, pour Les amis du duc s'imaginèrent qu'il allait ressaisir le
pouvoir. Ils ne se rendaient pas compte de la répugnance que le Roi éprouvait
pour l'homme qui s'était mal conduit envers le Dauphin, son père, et dont les
mœurs lui déplaisaient. C'est un mangeur,
disait-il. Choiseul se mit en route pour Paris. Les poissardes coururent à sa
rencontre jusqu'à Berny. Le 12 juin, il fut reçu, comme
Notre Seigneur à Jérusalem ; on jetait des fleurs sur son passage et
des pièces de vers dans son carrosse ; pour le voir, on monta sur les toits.
Les Princes, les ambassadeurs, le félicitèrent. Mais quand il parut le
lendemain au lever du Roi, Louis XVI ne lui parla qu'en passant, et pour lui
dire : Monsieur de Choiseul, vous avez perdu une partie
de vos cheveux. Le duc répondit que le grand air, ou la chasse, en
était cause, et l'entretien finit ainsi. Le mécontentement du parti Choiseul fut alors tel que
Louis XVI et Maurepas crurent devoir faire le sacrifice d'un second ministre.
Ils congédièrent le secrétaire d'État de Restaient en place les ministres les plus décriés, Maupeou et Terray. III. — UNE des questions qui passionnaient l'opinion était celle du rappel des Parlements. A la fin du règne de Louis XV, les ennemis du Chancelier Maupeou étaient découragés ; mais la mort du Roi les ranima. Ils s'intitulèrent Patriotes, et toutes les classes de la nation leur fournirent des alliés. Au premier rang étaient les magistrats dépossédés de leurs charges ; ils avaient encore leur immense clientèle dans tout le royaume. Avocats et procureurs, huissiers et sergents, menacés par la réforme de la procédure, reprenaient l'offensive contre le Chancelier dans les Cours, dans les présidiaux, dans les bailliages et les sénéchaussées. Des princes les secondaient. Craignant de se voir enlever les biens d'Etat qu'il détenait, à titre d'apanages, le duc d'Orléans avait plié devant Maupeou ; mais il avait ses projets à longue échéance, envisageait même l'éventualité de la vacance du trône, et voulait se concilier l'ancienne magistrature, pour ruiner la concurrence possible des Bourbons d'Espagne. Il était d'ailleurs sous l'influence d'une intrigante, amie des Parlementaires, Mme de Montesson. Le prince de Conti, personnage bizarre, maniaque et brutal, jouait au tribun, par ambition maladive, et par excentricité. Il se faisait le théoricien d un gouvernement où les magistrats et les Grands se partageraient l'autorité, protégeait et entretenait les écrivains du parti parlementaire, Mably, Lepaige, le président de Meinières. Derrière ces deux princes, se rangeaient le duc de Chartres, fils du duc d'Orléans, et le prince de Condé, si jaloux que fût celui-ci des d'Orléans. Une grande partie de la noblesse faisait cause commune avec les Parlements, une communauté d'intérêts s'étant établie entre la noblesse d'épée et la noblesse de robe. La bourgeoisie donnait aux Patriotes son contingent de moyens propriétaires, commerçants, industriels, imprégnés d'esprit janséniste, et qui détestaient en Maupeou l'ami des Jésuites. Les doctrinaires du parti soutenaient que les anciens Parlements avaient été de tout temps, et qu'ils étaient encore, en l'absence des États généraux, les défenseurs naturels du peuple contre l'arbitraire. En même temps, ils prônaient les maximes nouvelles sur la liberté originelle de l'homme, les droits du citoyen, l'origine du pouvoir royal, le contrat social qui fait du roi le mandataire, et non le maître du pays. Ils invoquaient des constitutions fondamentales qu'aurait violées Maupeou. Aux yeux de beaucoup, les magistrats exilés sont les adversaires du gaspillage des finances, des innovations fiscales et de la tyrannie ministérielle. Aux Patriotes s'oppose un parti moins nombreux, mais plus
homogène : Mesdames en sont les chefs ; comme autrefois le Dauphin leur
frère, elles détestent les Parlements, ennemis de l'Église et de la royauté.
La plupart des évêques et la majorité du Clergé partagent leur sentiment. Les
évêques ne pardonnent pas aux Parlementaires la destruction des Jésuites.
Soutenus par Mme Louise, Comme les dévots, les absolutistes soutiennent la nouvelle
magistrature. A leur tête sont le comte de Provence et le comte de Économistes et Philosophes avaient vu avec plaisir
l'humiliation des parlementaires. Les premiers n'attendaient l'application de
leurs doctrines que d'un despotisme éclairé ;
les autres détestaient dans Le Roi voyait bien que le rappel des Parlements
affaiblirait l'autorité royale en fortifiant les prétentions de La continuation de l'exil des magistrats, écrivait Mme de Boufflers, est un sujet de mécontentement général parmi les gens de bien. On pense qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour finir le malheur de tant de familles qui souffrent sans l'avoir mérité. Plusieurs de ces gens-là ont déjà péri de chagrin ; d'autres sont ruinés ; tous sont privés de leurs charges et de leur état. On veut que M. de Maurepas rétablisse les choses sur l'ancien pied, sauf la réforme des abus, ou qu'il se retire. On démontrait au public que le Roi n'avait que la voie du Parlement pour connaître la vérité. Des
gentilshommes de Normandie ayant été emprisonnés pour avoir adressé au Roi
une requête au sujet d'impositions excessives, l'affaire fit du bruit. En un mot, dit encore Mme de Boufflers, D'autre part, les Princes persistaient dans leur
opposition ; les visiteurs affluaient à Villers-Cotterêts, chez le duc
d'Orléans ; autour du Roi, au contraire, le vide se faisait. Louis XVI, plus
silencieux que jamais, passait les matinées au billard, et les après-midi à
la chasse. Il en vint à penser qu'il fallait sacrifier Maupeou, et, sinon
abandonner, du moins réviser sa réforme. Maurepas se déclara pour la révision
précédant le rappel. Il était d'autant mieux disposé aux concessions envers
l'ancienne magistrature, qu'il lui tenait de près, par ses relations et ses
préjugés. Sans Parlements, disait-il, pas de monarchie. Ce sont les principes que j'ai sucés de
M. de Pontchartrain. Il disait ne pas comprendre un Parlement de Paris
où ne siégeaient ni Lamoignon, ni Mole, ni les autres grands représentants de
Le Chancelier se défendit bien. Dès la fin de mai, il avait présenté au Roi un mémoire justificatif qui fit sur Louis XVI une profonde impression. Le duc d'Orléans, de son côté, d'accord peut-être avec Maurepas, fit rédiger un plaidoyer contre le Chancelier, et le remit au Roi dans une audience particulière. Maupeou répondit aux arguments du prince. Dans un dernier mémoire, écrit en juillet, il concluait : Sire, voilà le court exposé de ma conduite, et des causes qui l'ont nécessitée L'autorité royale était sans cesse compromise ; il fallait lui rendre son énergie ; je désire, pour le bonheur de Votre Majesté, et celui de ses peuples, qu'elle en soit convaincue. Mais Maurepas proposa le rappel des magistrats en invoquant le vœu de l'opinion publique, et les seuls ministres qui firent opposition furent Vergennes et du Muy. Le 24 août, par l'ordre du Roi. le duc de Monsieur, lui dit Maupeou, voilà les sceaux, que je remets au Roi. C'était un dépôt. Quant à la place de Chancelier, je mourrai avec elle. Elle est inhérente à mon existence, et à mon honneur. Le Roi, dont je serai toujours le plus fidèle sujet, ne peut avoir d'autres reproches à me faire que mon trop de zèle pour le maintien de son autorité. Il partit aussitôt pour sa terre de Roncherolles, près des Andelys. Le même jour, l'abbé Terray quittait le Contrôle général. Hue de Miromesnil, ancien Premier Président au Parlement de Rouen, fut nommé Garde des Sceaux. En 1771, il avait refusé la place de Premier Président au Parlement de Paris, que Maupeou lui offrait, et les Parlementaires l'en avaient loué comme d'un acte héroïque. L'année d'après, il avait soumis au ministère le plan d'une transaction. Il y conseillait le rappel des Parlements, mais admettait que les juges de Maupeou reçussent des compensations en argent, ou fussent pourvus de charges au Conseil d'État, au Grand Conseil, même dans les Cours, quand elles seraient reconstituées. Il désavouait en partie les prétentions des Parlements, et, pour contenir ces corps dans l'obéissance, proposait de remettre en vigueur l'ancienne discipline par une loi solennellement établie. Avec des airs de Caton, Miromesnil était un Normand malin, maniéré, ductile et tortueux. Après le renvoi du Chancelier, les Patriotes exultèrent.
Les dames de Ce mouvement d'opinion gagnait les Philosophes eux-mêmes.
Ceux-ci étaient un peu honteux de se trouver dans le même camp que les
dévots. Ils abandonnèrent la magistrature de Maupeou, sans se réconcilier, il
est vrai, avec les Parlementaires ; ils espéraient quelque chose de nouveau.
Le Parlement Maupeou, écrivit Condorcet, est vil et
méprisé. L'ancien était insolent et haï ; tous deux étaient sots et
fanatiques. Il en faut un troisième, et j'espère que c'est ce qui va arriver.
Voltaire se ralliait au projet Miromesnil, pourvu qu'on exclût du Parlement
restauré les assassins de Lally et de Cependant les dévots grinçaient des dents. Les évêques avertirent le Roi qu'il perdait la religion. D'autre part, le comte de Provence lui remit un mémoire où il lui démontrait le danger de restaurer une autorité rivale de la sienne, la honte d'infliger un désaveu à son prédécesseur, l'injustice de sacrifier des serviteurs fidèles à des factieux fauteurs d'émeutes. Maurepas et Miromesnil préparaient un compromis, où ils
espéraient arranger les choses par une équivoque. Maurepas disait : Il faut que personne ne se doute que le pouvoir du Roi est
au-dessus de la loi. Il faut qu'il soit maître du Parlement et que personne
ne le croie. L'accord se fit dans le ministère sur la question du
rappel. Turgot avait adhéré, dès le mois d'août ; Vergennes, d'abord hostile,
donna son consentement ; seul, le secrétaire d'Etat de IV. — LE 27 octobre, la nouvelle du rappel des anciens magistrats devint officielle. Les Patriotes chansonnèrent le Parlement Maupeou : Enfin ce beau Parlement, Chargé de bonté et d'opprobre, Aujourd'hui, vingt-sept octobre, Dieu merci, fiche le camp ! Le Garde des Sceaux invita les membres de l'ancien
Parlement à se rendre à Paris ; ils y furent tous le 9 novembre. Le 12, Louis
XVI tint au Palais un lit de justice. Le matin, les Gardes-du-corps et les
Cent-Suisses entourèrent le Palais, et, vers huit heures, arriva le cortège
royal, précédé de tambours et de trompettes. Louis XVI entendit la messe à S'il arrivait, ce que nous voulons bien ne pas présumer, que les officiers d'aucuns de nos Parlements entreprissent à l'avenir de suspendre ou d'interrompre leurs fonctions, ou de donner leurs démissions par délibération générale, nous ordonnons et enjoignons aux officiers de notre Grand Conseil de suppléer les officiers de notre Parlement, au premier ordre qu'ils recevraient de nous. Voulons qu'ils ne puissent, sous aucun prétexte, refuser d'y obéir, à laquelle fin nous enjoignons aux officiers du Châtelet de Paris, et à tous baillis et sénéchaux, et aux autres juges du ressort de notre dit Parlement de leur obéir, et de recevoir les ordres de notre Procureur Général, ou de notre dit Grand Conseil. Venait enfin une ordonnance de disciplines : le Roi interdisait les assemblées des Chambres en dehors des heures ordinaires, et les subordonnait à l'autorisation du Premier Président. Il restitua aux juges le droit de remontrances, mais ils n'en devaient faire usage que dans le mois qui suivrait les édits, lesquels seraient enregistrés préalablement. Enfin sous peine de forfaiture, étaient défendues les démissions concertées et l'interruption de la justice. Une cour plénière, composée des princes du sang, des pairs, du Chancelier, du Garde des Sceaux, des membres du Grand Conseil, et de notables personnages ayant entrée aux cours de justice, jugerait les magistrats démissionnaires. Le Premier Président, d'Aligre, avait répondu au Roi par une harangue incolore et prudente. Mais l'Avocat général Antoine Séguier, qui prit la parole au cours de la lecture des édits, parla sur un autre ton. Sans grandes qualités oratoires, lourd, d'accent nasillard, il prononçait des harangues ampoulées, dans le goût du temps, et passait pour un orateur éloquent. Après la lecture du premier édit rétablissant les Parlements,
Séguier déclara que l'appareil éclatant et la pompe
de cette auguste cérémonie ne pouvaient
qu'ajouter une nouvelle sanction à la loi immuable
de la propriété et à la loi politique de l'inamovibilité des offices.
Après l'édit supprimant les Conseils supérieurs, il loua le Roi d'avoir
rétabli l'étendue du ressort du Parlement, qu'une
politique sage semble avoir proportionné à la dignité de Vous venez d'entendre mes volontés. J'attends de votre zèle pour le bien public et de votre attachement aux vrais principes de la monarchie que vous vous conformerez exactement à ce que je viens de vous prescrire. Comptez sur mes bontés et sur ma protection, tant que vous remplirez dignement vos fonctions, et que vous ne tenterez pas de franchir les bornes du pouvoir qui vous est confié. Restait à savoir si le Roi, dans le conflit qui s'annonçait, agirait aussi ferme qu'il avait parlé. Il fut procédé, à la fin de l'année 1774 et au cours de l'année suivante, au rétablissement des Parlements provinciaux. Les formes de la restauration furent à peu près partout les mêmes. Le gouverneur de la province convoqua les magistrats par lettres de cachet, et, assisté de l'intendant, d'un maître des requêtes, ou d'un conseiller d'État, leur fit enregistrer un édit de rétablissement et l'ordonnance de discipline. Nulle part on ne protesta. Il suffisait aux anciens juges de réoccuper leurs sièges. La grande affaire est enfin terminée ; tout le monde dit que le Roi y était à merveille... Il me parait que, s'il soutient son ouvrage, son autorité sera plus grande et plus solide que par le passé. En général, l'opinion accepta le fait accompli. Mais
d'Alembert et Condorcet prévirent que les Parlements seraient aussi opposés
au progrès et aussi désobéissants au Roi que par le passé. D'autre part, les
dévots voyaient dans le rappel une trahison
du Roi ; on leur attribua ce placard menaçant : Nous
avons manqué votre aïeul, mais nous ne vous manquerons pas.
L'archevêque de Paris s'indigna que le Parlement conservât sa juridiction en
matière ecclésiastique. Un prêtre de la paroisse de Saint-Séverin ayant
refusé le viatique à un malade, le bruit courut que le Clergé allait
renouveler le refus des sacrements. Mais les plus mécontents étaient les
Parlementaires, et c'était avec eux qu'il fallait compter. Eux et leurs amis provoquèrent des manifestations. Le 21
novembre, jour où fut célébrée Dans les provinces, l'ancienne magistrature triompha plus
encore qu'à Paris. A Rennes, le procureur général La faveur populaire, ainsi manifestée dans tout le royaume, encouragea les magistrats à engager la lutte contre le Roi. Ils estimaient que le rappel était la victoire de l'opinion reine du monde, la victoire aussi de la vertu sur le vice. Le 2 décembre, le janséniste Fréteau demanda que les pairs
vinssent au Palais délibérer sur les actes du lit de justice ; le président
de Gourgues et le conseiller Le Pelletier protestèrent contre les édits de
novembre. Tirant leur existence d'une loi fondamentale, les Parlements n'avaient,
disaient-ils, pas besoin d'être recréés. Le 9
décembre, les pairs siégeant, le comte de Provence soutint les édits ; mais
le duc d'Orléans et le prince de Conti furent d'avis contraire. Par cent
trente-cinq voix sur cent cinquante, lui fussent remises, et, au Premier Président qui les lui porta, il fit cette réponse qui permit de croire que les édits de novembre ne seraient pas appliqués avec rigueur : Les édits et ordonnances que j'ai fait publier dans mon lit de justice du 12 novembre ne contiennent rien qui porte atteinte aux lois primordiales, qui ne sauraient être changées. Enhardi, le Parlement déclara, le 20 janvier 1775, qu'il resterait constamment attaché aux principes conformes aux lois, maximes et usages de la monarchie, et protesta contre l'obligation d'enregistrer sans délibération. A quoi le gouvernement n'objecta rien. Les Parlementaires se crurent tout permis. Ils firent au Grand Conseil une guerre de chicanes, et, s'ils n'en obtinrent pas la suppression, ils le réduisirent à l'effacement. Au mois de juillet 1773, ils obtinrent qu'on rétablît une chambre des requêtes. Ils vexèrent tant qu'ils purent les magistrats du régime Maupeou, qui étaient passés dans les Parlements, et que l'on traitait de laquais, de juges de cul fouetté, de voleurs, de scélérats. Le Parlement de Paris prononça l'exclusion contre des collègues qu'il accusait d'avoir eu des liaisons avec Maupeou. A Douai, cinq juges furent expulsés. A Metz, le Premier Président de Chiffet fut accablé d'avanies. A Toulouse, les juges refusèrent de siéger, tant que serait maintenu le Premier Président de Niquet. A Grenoble, de Bérulle et d'Ornacieux prétendirent chasser le Procureur général de Moydieu. Le Gouvernement laissa tout faire. Il manda même à Versailles le Premier Président de Niquet, et lui donna un suppléant. Le Procureur général de Moydieu dut céder la place après quatre ans. Un des magistrats qui avaient siégé dans le bailliage d'Aiguillon, de Langle, étant allé à Rennes occuper son siège au Parlement, le Garde des Sceaux lui interdit d'habiter la ville. Mêmes violences dans le monde des avocats, procureurs et huissiers. Le barreau de Paris se divisa en deux camps, ceux qui avaient accepté le régime Maupeou, les avocats souillés, tels que Gerbier et Linguet, et ceux qui étaient demeurés fidèles à l'ancien Parlement, les avocats vierges ou Romains, tels que Target. On intenta un procès à Linguet qui, malgré ses appuis, son audace et sa verve, fut rayé du tableau en 1775. Le Parlement donna à entendre que, par des distinctions et des prérogatives, il favoriserait les Romains. Le président de Lamoignon invita même le greffier à leur réserver des causes. Maurepas et Miromesnil s'imaginaient que c'étaient là des
conséquences troubles d'un jour, et que le temps rendrait les magistrats plus
tolérants. Ils se trompaient. Une guerre sérieuse, une guerre à fond était
engagée entre le Parlement et Pour nous et pour nos successeurs Disons, et nous plaît reconnaître Le Parlement pour notre maître, Et nous ses humbles serviteurs. A Pour cet effet, nous, en personne, Accompagné de tous nos pairs, Venons au-devant de ses fers Mettre au greffe notre couronne. |
[1] On donne ici, une fois pour toutes, les documents et ouvrages généraux sur le règne de Louis XVI, jusqu'en 1789.
SOURCES. Les
textes législatifs dans Isambert, Jourdan et Decrusy, Recueil des anciennes lois françaises, 29 vol., Paris, 1823-29, aux
t. XXIII-XXIX. Correspondances des agents
diplomatiques étrangers en France, p. p. Flammermont, dans les Nouvelles archives des Missions, t. VIII
(1896). Lettres de Marie-Antoinette,
p. p. de
OUVRAGES A CONSULTER.
Michelet, Histoire de France, nouv.
éd., Paris, 1871-1874., 17 vol., au t. XVII. Jobez.
[2]
SOURCES.
Condorcet, Œuvres, Paris, 1847-49. 12 vol., au t. V ; Mme Campan, Mémoires
sur la vie privée de Marie-Antoinette, éd. Barrière, Paris, 1828, 3 vol.
Les Mémoires de Talleyrand, p. p. le duc de Broglie, Paris, 1891-92, 5
vol., de l'abbé Georgel, Paris. 1817-18, 6 vol., du prince de Montbarrey,
Paris, 1826-27, 3 vol., de la baronne d'Oberkirch, Paris, 1853, 2 vol.,
d'Augeard, Paris, 1866, du baron de Besenval, Paris, 1805, 4 vol., de Mme du
Haussel, Paris, 1809. Duc de Lévis, Souvenirs et portraits (1780-1789),
Paris, 1813. D'Allonville, Mémoires secrets, Paris, 1838-45, 6 vol., au
t. I. J. N. Moreau, Mes souvenirs, p. p. Hermelin, Paris, 1901, au t.
II. Duc de Croy, Journal inédit, p. p. de Grouchy et Cottin, Paris,
1906, 3 vol. Sallier, Annales françaises, Paris, 1813. Mirabeau, Correspondance
avec le comte de
OUVRAGES
A CONSULTER. E. et J. de Concourt, Histoire de Marie-Antoinette,
2e éd., Paris, 1878. De
[3]
SOURCES. Journal historique du rétablissement, t. VI ; Condorcet, Œuvres, t. V ; Georgel ; de Lévis ; déjà
cités. Lettres sur l'état de la
magistrature en l'année 1772, par Hue de Miromesnil (Biblioth. Nat., Mss
fr., 10986) ; Correspondance inédite de
Condorcet et de Turgot (1770-1779), p. p. Ch. Henry, Paris, 1883 ;
Voltaire, Œuvres complètes, éd.
Beuchot, Paris, 1834-1840, 72 vol., t. XLIX et LXVII ; Correspondance, éd. Garnier, Paris, 1880-1885, 20 vol., t. XIV et
XV ; Deffand (Mme du), Correspondance,
Paris, 1865, 2 vol., t. II, Correspondance
de Frédéric II, roi de Prusse, Berlin, 1854, 12 vol., t. I (avec d'Alembert)
; Délibérations du Parlement de Paris,
Archiv. Nat., X1b 8965 ; Beaumarchais, Œuvres, Paris, 1826, 6 vol., t. VI ; Correspondance de Miromesnil (Biblioth.
de Rouen, Mss Y 241) ; Mes loisirs ou journal d'événements tels qu'ils
parviennent à ma connaissance, par le libraire parisien P. Hardy, 1764-1789
(Biblioth. Nat., Mss fr., 6680 à 6687) ; Histoire
des événemens depuis le mois de septembre 1770, concernans les Parlemens et les
changements dans l'administration de la justice et dans les lois du Royaume
(1770-1776), par M. Regnaud (Biblioth. Nat., Mss fr., 18733 à 18735) ; Journal de nouvelles du marquis d'Albertas
(Biblioth. Nat., Mss fr., nouv. acq., 4390 et suiv.) ; Lettres de M. R** à M.** ; Le songe de M. de Maurepas ou les machines
du gouvernement français (t. III de Soulavie) ; Linguet, Annales politiques, civiles et littéraires
du XVIIIe siècle, Londres, 1777-1792, 19 vol., t. XIV ; du même,
OUVRAGES A CONSULTER.
Geffroy, t. I ; déjà cité. Cruppi, Un
avocat journaliste au XVIIIe siècle ; Linguet, Paris, 1895. Floquet, Histoire du Parlement de Normandie,
Rouen, 1840-1843, 7 vol., t. VII. Rocquain, L'esprit
révolutionnaire avant