HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LOUIS XVI ET LES ESSAIS DE RÉFORMES[1].

CHAPITRE PREMIER. — L'AVÈNEMENT DE LOUIS XVI ; LE RAPPEL DES PARLEMENTS[2].

 

 

I. — LE ROI ET LA REINE.

QUAND Louis XV mourut, le 10 mai 1774, le Dauphin, dit Mme Campan, était avec la Dauphine... Un bruit terrible, et absolument semblable à celui du tonnerre, se fit entendre dans la première pièce de l'appartement ; c'était la foule des courtisans qui désertaient l'antichambre du souverain expiré, pour venir saluer la nouvelle puissance de Louis XVI. Mais le jeune Roi se serait écrié : Quel fardeau ! Et l'on ne m'a rien appris. Il me semble que l'Univers va tomber sur moi !

Né le 24 août 1754, Louis XVI n'avait pas vingt ans. De taille moyenne et de carrure épaisse, le nez gros, les lèvres grosses, le teint coloré, il avait un aspect vulgaire où l'on retrouvait les formes disgracieuses de sa mère, Marie-Josèphe de Saxe, et de son père, un monstre de graisse. Pour conjurer l'obésité menaçante, il chassait tous les jours, recherchait les rudes besognes, travaillait avec les ouvriers du château, maniant des poutres ou des blocs de pierre ; il se fît serrurier et forgeron. Gros mangeur, il avait des indigestions fréquentes. A cause d’un défaut de conformation physique, il demeurera jusqu'en 1777 sans consommer son mariage.

Il était gauche, timide, sauvage, honnête et bon, sans orgueil ni vanité, avec des instincts de justice, chrétien fervent, d'intelligence médiocre. Après son avènement, il apprend un peu l'italien, l'allemand, l'anglais, la géographie, acquiert une assez sérieuse connaissance des choses du dehors, essaye de s'initier aux matières de guerre et d'administration, mais il vit sur un fond d'ignorance. La comtesse de La Marck le dépeint à Gustave III de Suède comme un homme sans esprit, sans connaissances, sans lectures. Du moins, il a du bon sens : Cet homme est un peu faible, dira de lui son beau-frère Joseph II, mais point imbécile. Par l'expérience, lentement, il arrivera à comprendre et à apprécier les hommes et les événements. Le pis est qu'il manque de volonté. Ses qualités : sa bonté, sa conscience méticuleuse, aggravent ce défaut, en multipliant ses hésitations et ses scrupules. Le comte de Provence disait des idées de son frère : Imaginez des boules d'ivoire huilées que vous vous efforceriez vainement de retenir ensemble. Le duc de Croy prévoyait qu'avec mille bonnes choses et bien du bon sens, et de la justesse même dans l'esprit, le Roi... n'apprendrait pas à gouverner ni à travailler lui-même. Il lui semblait que tout s'annonçait..., absolument tout, comme du temps du feu roi.

Dès les premiers jours du règne, Louis XVI aurait déclaré : Ce qui a toujours perdu cet État-ci a été les femmes légitimes et les maîtresses. Il n'eut pas de maîtresses, mais fut subjugué par la Reine, dont la grâce, mêlée de grand air, émerveillait tous ceux qui la regardaient. Horace Walpole, l'ayant vue dans un bal en 1773, écrivait : Les Hébés et les Flores, les Hélènes et les Grâces ne sont que des coureuses de rues à côté d'elle... On dit quelle ne danse pas en mesure, mais alors c'est la mesure qui a tort. Marie-Antoinette était plus intelligente que le Roi et capable d'énergie ; Mirabeau dira d'elle que c'est le seul homme de sa famille ; mais elle aussi était très ignorante ; quand elle arriva en France, elle savait à peine écrire. A Vienne, on lui avait donné des maîtres de tout, et elle n'avait rien appris. Elle ne lisait que des romans et n'avait aucun goût pour la conversation avec les gens instruits. Elle n'aimait, des arts, que la musique et le théâtre. Elle vivait dans une perpétuelle agitation de plaisirs, courses en cabriolet, cavalcades à âne, parties avec les, Princes et avec ses amis. Elle méprisait l'étiquette, au risque de compromettre le prestige royal. Elle se moquait de tout le monde, même de son mari. Un jour qu'elle s'était arrangée pour que le Roi lui donnât le moyen de faire une chose qu'elle savait lui déplaire, elle s'amusa de la naïveté du pauvre homme. Ses mots spirituels lui valaient des rancunes. Gâtée par son entourage, elle prenait les intérêts et les passions de ses familiers quoi que pût lui dire à ce sujet l'Impératrice Marie-Thérèse. Des coteries se formaient autour d'elle. D'autre part, après qu'elle fut devenue reine, sa mère travailla plus que jamais à faire d'elle l'instrument de la politique autrichienne.

Cependant la nation mettait son espoir en ses jeunes souverains. Partout où ils paraissaient, on les acclamait. On racontait du Roi toute sorte de traits touchants. Il avait dit au Lieutenant de police : Il faut que les pauvres puissent manger du pain à deux sous. Dans le préambule d'une ordonnance, après avoir parlé de dépenses nécessaires et de dépenses justes, il ajoutait : Il est... des dépenses qui tiennent à notre personne et au faste de notre cour. Sur celles-là nous pourrons suivre plus promptement les sentiments de notre cœur. Il projetait d'abolir la petite Ecurie, de réduire ses chevaux de six mille à dix-huit cents, de supprimer l'Extraordinaire de la bouche, et le service des fournitures de voyage. Il veut, écrivait le comte de Creutz, ambassadeur de Suède, que la famille royale n'ait plus qu'une seule table, et l'on dit qu'il réformera le département des menus-plaisirs, auxquels sont affectées des sommes énormes. Il réformera aussi deux équipages de chasse, celui du daim et celui du sanglier, ce qui surprend d'autant plus que c'était son unique passe-temps. Pour suivre les mouvements de son cœur, Louis XVI fit remise à ses sujets du don de joyeux avènement, d'où l'on avait tiré, sous Louis XV, une vingtaine de millions. Sur le socle de la statue de Henri IV, au Pont-Neuf, une main écrivit : Resurrexit.

Une réforme des mœurs s'annonçait. Le maréchal duc Louis de Noailles, renommé pour son austérité et sa droiture, songeait à quitter la Cour, se trouvant trop âgé pour les fonctions de sa charge de capitaine des gardes du corps ; mais le Roi le retint par ces mots : J'ai besoin d'honnêtes gens qui aient le courage de m'avertir de mon devoir. On disait qu'il avait dressé une liste des Français les plus honnêtes, et qu'il la gardait sous ses yeux. Il se barricadait d'honnêtes gens. Au Lieutenant de police, il recommandait de réprimer l'immoralité de Paris ; il exilait Mme du Barry à l'abbaye de Pont-aux-Dames, et disgraciait les partisans les plus compromis de la favorite. La jeune noblesse commençait à prendre un ton de retenue. Les fils du comte de Noailles, ceux du duc de Coigny, MM. de La Fayette et de Grammont, se faisaient remarquer par leurs mœurs et leurs connaissances. Le chansonnier Collé saluait ainsi Louis XVI :

 

S'il aime les honnêtes femmes,

Que feront tant de belles dames ?

S'il bannit les gens déréglés,

Que feront nos riches abbés ?

S'il veut qu'un prélat soit chrétien,

Un magistral homme de bien,

Combien de juges mercenaires.

D'évêques et de grands vicaires,

Vont changer de conduite ? Amen !

Domine, salvum fac regem.

 

II. — LES REMANIEMENTS DU MINISTÈRE : MAUREPAS.

AU moment de l'avènement, Maupeou était chancelier. D'Aiguillon, secrétaire d'État des Affaires étrangères, avait réuni à son département celui de la Guerre au mois de janvier précédent ; le duc de La Vrillière était secrétaire d'État de la Maison du Roi : Bertin, secrétaire d'État du département spécial constitué pour lui en 1763 avec les Manufactures royales, les Mines, les Haras et le Bureau d'agriculture ; Bourgeois de Boynes, secrétaire d'Étal delà Marine, l'abbé Terray, Contrôleur général. Louis XVI allait-il conserver ces ministres ? Marie-Thérèse écrivait à sa tille : Tout ce que je puis vous dire et souhaiter, c'est que vous tous deux ne précipitiez rien ; voyez par vos propres yeux, ne changez rien. Elle concluait : Point de gens fougueux, violents, ambitieux. Point de premier ministre. Mais deux partis politiques divisaient la Cour, et le Roi hésitait.

Le chef de l'un des partis était Choiseul ; il semblait que le crédit delà Reine, dont il avait fait le mariage, dût préparer son retour aux affaires. Marie-Antoinette avait d'ailleurs auprès d'elle, comme lecteur, l'abbé de Vermond, grand partisan de l'alliance autrichienne, avocat discret de Choiseul dont il était la créature. L'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, ami personnel de l'ancien ministre, agissait dans le même sens : depuis dix ans, il occupait une grande place aux États de Languedoc, où il s'était fait la réputation d'un administrateur ; il comptait entrer au ministère avec Choiseul. La plupart des femmes de Cour étaient Choiseulistes, et les plus en vue, la princesse de Beauvau, par exemple, et Mme de Brionne, veuve du prince Charles-Louis de Lorraine, grand écuyer de France, pressaient la Reine de se déclarer. Les Parlementaires et une fraction des Philosophes se rangeaient au même parti. Mais, sur le conseil de l'ambassadeur impérial, la Reine demeurait neutre.

Au parti Choiseul s'opposaient de puissants adversaires : le frère cadet du Roi, le comte de Provence, qui reprochait à Choiseul l'affaiblissement de l'autorité royale ; les tantes du Roi, Mesdames Adélaïde et Louise, qui ne lui pardonnaient pas sa conduite à l'égard de l'Église ; et les familles dévotes, parmi lesquelles les Noailles étaient très puissants : un fils du duc Louis était ambassadeur en Hollande ; de son frère cadet, maréchal de France aussi, la femme était dame d'honneur de la Reine.

Le Roi ne pouvait s'entretenir avec les ministres, à qui on avait défendu de se présenter à lui, parce qu'ils avaient vu le défunt roi pendant sa maladie et qu'ils auraient pu apporter la contagion. Il s'effraya de se trouver seul devant sa tâche. On lui persuada d'appeler l'ancien secrétaire d'État de la Marine, Maurepas, disgracié en 1749. Maurepas avait les manières agréables et l'expérience consommée a un courtisan. A soixante-treize ans, il gardait la tête aussi fraîche qu'au début de sa carrière et une vive intelligence. Son scepticisme le défendait contre l'esprit d'innovation trop hardie et contre les préjugés de la routine ; mais on ne pouvait attendre de lui un travail sérieux et profond. Son goût pour l'intrigue, sa légèreté, sa manie de croire que tout devait finir, en France, par des chansons, s'étaient aggravés avec l'âge. Il était surtout préoccupé de ménager les influences contraires et d'ajourner les difficultés.

Le lendemain de son avènement, le Roi lui écrivit cette lettre modeste et touchante :

Dans la juste douleur qui m'accable et que je partage avec tout le royaume, j'ai de grands devoirs à remplir : je suis roi, et ce nom renferme toutes mes obligations ; mais je n'ai que vingt ans, et je n'ai pas toutes les connaissances qui me sont nécessaires ; de plus, je ne puis voir aucun ministre, tous ayant vu le Roi dans sa dernière maladie. La certitude que j'ai de votre probité et de votre connaissance profonde des affaires, m'engage à vous prier de m'aider de vos conseils. Venez donc le plus tôt qu'il vous sera possible, et vous me ferez grand plaisir.

Maurepas accourut, et, dès le premier quart d'heure de son installation, eut l'air d'occuper une place qu'il n'avait jamais quittée. Il ne s'attribua pas de département ministériel, ne prit que le titre de ministre d'État, mais exerça vraiment les fonctions de premier ministre. Pour l'avoir constamment auprès de sa personne, Louis XVI lui donna un appartement voisin du sien. Il s'enfermait avec lui, et prenait son avis sur toutes choses.

Les partisans de Choiseul craignirent que Maurepas ne barrât la route à leur chef. Voltaire trouva médiocre le choix que le Roi avait fait de ce conseiller ; il écrivit : Rien de mieux à faire pour les Français que d'être doux et aimables ; M. de Maurepas est le premier homme du monde pour les parades. Mais les poètes officiels comparèrent Louis XVI à Télémaque, et des médailles furent frappées où l'on voyait le Roi sous la garde d'une Minerve qui ressemblait à Maurepas.

Maurepas se fût accommodé du voisinage du Triumvirat, s'il n'eût craint de partager son impopularité ; il rêvait d'un ministère qui put tenir la balance égale entre les Choiseulistes et les dévots. En attendant, il traita ses collègues avec cordialité. Mais les amis de Choiseul ne pouvaient se faire à l'idée que le règne nouveau les laissât dans l'ombre, et ils pressèrent la Reine d'obtenir au moins la disgrâce de d'Aiguillon. D'Aiguillon, d'ailleurs, était fort jalousé dans le ministère, où il aspirait au premier rang. Secrétaire d'État des Affaires étrangères et de la Guerre, et appuyé sur le Contrôleur général Terray, il préparait la réconciliation avec l'ancienne magistrature, c'est-à-dire le renvoi de Maupeou. La Reine, qui ne lui pardonnait pas ses liaisons avec Mme du Barry et ne pouvait, disait-elle, s'habituer à voir cet homme à figure jaune, qui avait des allures de conspirateur, obtint sa disgrâce, le 2 juin.

De même qu'il avait satisfait les dévots, en appelant Maurepas au lieu de Choiseul, Louis XVI avait fait plaisir aux Choiseulistes en renvoyant d'Aiguillon. Quand il choisit, pour les Affaires étrangères, l'ambassadeur en Suède, Vergennes, protégé de Mesdames et qui avait été du parti du Dauphin, son père, et, pour la Guerre, un homme de piété rigide, le comte du Muy, les dévots applaudirent. Puis — nouveau mouvement de bascule — le Roi accorda le retour de Choiseul à la Cour.

Les amis du duc s'imaginèrent qu'il allait ressaisir le pouvoir. Ils ne se rendaient pas compte de la répugnance que le Roi éprouvait pour l'homme qui s'était mal conduit envers le Dauphin, son père, et dont les mœurs lui déplaisaient. C'est un mangeur, disait-il. Choiseul se mit en route pour Paris. Les poissardes coururent à sa rencontre jusqu'à Berny. Le 12 juin, il fut reçu, comme Notre Seigneur à Jérusalem ; on jetait des fleurs sur son passage et des pièces de vers dans son carrosse ; pour le voir, on monta sur les toits. Les Princes, les ambassadeurs, le félicitèrent. Mais quand il parut le lendemain au lever du Roi, Louis XVI ne lui parla qu'en passant, et pour lui dire : Monsieur de Choiseul, vous avez perdu une partie de vos cheveux. Le duc répondit que le grand air, ou la chasse, en était cause, et l'entretien finit ainsi. La Reine reçut Choiseul à merveille, mais elle ne se mit pas en peine de l'imposer au Roi. Sa mère ne l'y poussait pas. L'Autriche n'avait plus besoin de Choiseul, ayant désormais en la Reine l'agent le plus dévoué qu'elle pût souhaiter. Choiseul comprit, et regagna Chanteloup.

Le mécontentement du parti Choiseul fut alors tel que Louis XVI et Maurepas crurent devoir faire le sacrifice d'un second ministre. Ils congédièrent le secrétaire d'État de la Marine, de Boynes, le 20 juillet, et, pour plaire aux Philosophes et aux Économistes, le remplacèrent par Turgot, intendant du Limousin, peu connu du public, mais apprécié d'un certain nombre d'administrateurs, de savants et de publicistes. On le disait travailleur infatigable, avec un grand fonds de vertu, et peut-être fut ce la raison qui détermina Louis XVI à l'appeler aux affaires.

Restaient en place les ministres les plus décriés, Maupeou et Terray.

 

III. — LA QUESTION PARLEMENTAIRE ; DISGRÂCE DE MAUPEOU[3].

UNE des questions qui passionnaient l'opinion était celle du rappel des Parlements. A la fin du règne de Louis XV, les ennemis du Chancelier Maupeou étaient découragés ; mais la mort du Roi les ranima. Ils s'intitulèrent Patriotes, et toutes les classes de la nation leur fournirent des alliés. Au premier rang étaient les magistrats dépossédés de leurs charges ; ils avaient encore leur immense clientèle dans tout le royaume. Avocats et procureurs, huissiers et sergents, menacés par la réforme de la procédure, reprenaient l'offensive contre le Chancelier dans les Cours, dans les présidiaux, dans les bailliages et les sénéchaussées. Des princes les secondaient. Craignant de se voir enlever les biens d'Etat qu'il détenait, à titre d'apanages, le duc d'Orléans avait plié devant Maupeou ; mais il avait ses projets à longue échéance, envisageait même l'éventualité de la vacance du trône, et voulait se concilier l'ancienne magistrature, pour ruiner la concurrence possible des Bourbons d'Espagne. Il était d'ailleurs sous l'influence d'une intrigante, amie des Parlementaires, Mme de Montesson. Le prince de Conti, personnage bizarre, maniaque et brutal, jouait au tribun, par ambition maladive, et par excentricité. Il se faisait le théoricien d un gouvernement où les magistrats et les Grands se partageraient l'autorité, protégeait et entretenait les écrivains du parti parlementaire, Mably, Lepaige, le président de Meinières. Derrière ces deux princes, se rangeaient le duc de Chartres, fils du duc d'Orléans, et le prince de Condé, si jaloux que fût celui-ci des d'Orléans. Une grande partie de la noblesse faisait cause commune avec les Parlements, une communauté d'intérêts s'étant établie entre la noblesse d'épée et la noblesse de robe. La bourgeoisie donnait aux Patriotes son contingent de moyens propriétaires, commerçants, industriels, imprégnés d'esprit janséniste, et qui détestaient en Maupeou l'ami des Jésuites.

Les doctrinaires du parti soutenaient que les anciens Parlements avaient été de tout temps, et qu'ils étaient encore, en l'absence des États généraux, les défenseurs naturels du peuple contre l'arbitraire. En même temps, ils prônaient les maximes nouvelles sur la liberté originelle de l'homme, les droits du citoyen, l'origine du pouvoir royal, le contrat social qui fait du roi le mandataire, et non le maître du pays. Ils invoquaient des constitutions fondamentales qu'aurait violées Maupeou. Aux yeux de beaucoup, les magistrats exilés sont les adversaires du gaspillage des finances, des innovations fiscales et de la tyrannie ministérielle.

Aux Patriotes s'oppose un parti moins nombreux, mais plus homogène : Mesdames en sont les chefs ; comme autrefois le Dauphin leur frère, elles détestent les Parlements, ennemis de l'Église et de la royauté. La plupart des évêques et la majorité du Clergé partagent leur sentiment. Les évêques ne pardonnent pas aux Parlementaires la destruction des Jésuites. Soutenus par Mme Louise, la Carmélite, et prétextant la décadence de l'enseignement, ils ont quelque temps espéré le rappel de la Société. S'ils n'ont pu l'obtenir, ils ont du moins réintroduit les Jésuites comme prêtres séculiers. Enfin, les nouveaux tribunaux gênaient infiniment moins les évêques que les anciens, ne leur disputant pas l'administration des hôpitaux et des écoles, et ne s'ingérant pas dans la discipline ecclésiastique.

Comme les dévots, les absolutistes soutiennent la nouvelle magistrature. A leur tête sont le comte de Provence et le comte de La Marche, fils de Conti, qui se fait champion de la royauté, par esprit d'opposition à son père. Avec les absolutistes sont les financiers, alliés naturels des gouvernements forts, ennemis des Parlements, qui les dénonçaient à la haine publique.

Économistes et Philosophes avaient vu avec plaisir l'humiliation des parlementaires. Les premiers n'attendaient l'application de leurs doctrines que d'un despotisme éclairé ; les autres détestaient dans la Robe l'esprit d'intolérance et de persécution. Pour Diderot, l'ancien Parlement de Paris est un pouvoir gothique dans ses usages, esclave des formes, intolérant, bigot, superstitieux, jaloux du prêtre et ennemi du philosophe, partial, vendu aux Grands, tracassier, brouillant tout, tirant à lui les affaires de politique, de guerre et de finance, vindicatif, orgueilleux, funeste. Voltaire a loué Maupeou d'avoir châtié les assassins de Lally et de La Barre ; dans les premiers jours du règne de Louis XVI, il écrit : Je m'étonne qu'on veuille sacrifier le nouveau Parlement, qui n'a fait qu'obéir au Roi, à l'ancien qui n'a su que le braver.

Le Roi voyait bien que le rappel des Parlements affaiblirait l'autorité royale en fortifiant les prétentions de la Robe, et donnerait aux Princes du sang plus d'importance et de pouvoir ; mais il était troublé par l'agitation des Patriotes. On commença par croire qu'il maintiendrait l'œuvre de son prédécesseur. Maupeou tenait le sceau en grand appareil, donnait des repas splendides et se croyait assuré du lendemain. Les juges de Maupeou assistèrent le 27 juillet à la cérémonie du catafalque, service pour le repos de l'âme de Louis XV ; ils y furent salués par le comte d'Artois, le prince de Condé et le comte de La Marche. Le duc d'Orléans et son fils, le duc de Chartres, qui avaient refusé de paraître au service pour n'avoir pas à leur rendre le même hommage, furent exilés à Villers-Cotterêts. Cependant les amis de Choiseul parvinrent à tirer la Reine de son indifférence à la grande question. Ils accusèrent les dévots de vouloir brouiller Louis XVI avec elle, et, quand parut une pièce de vers, Le lever de l'Aurore, où l'on faisait un crime à Marie-Antoinette d'aller en compagnie joyeuse voir le lever du soleil à Marly, les Parlementaires dénoncèrent Maupeou comme l'inspirateur. Puis, on fit courir le bruit que Louis XVI allait, comme son prédécesseur, favoriser les monopoles et affamer le peuple. A Marly, des placards demandèrent, en termes affreux, le rappel des Parlements. On s'attendrissait sur le sort des anciens magistrats :

La continuation de l'exil des magistrats, écrivait Mme de Boufflers, est un sujet de mécontentement général parmi les gens de bien. On pense qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour finir le malheur de tant de familles qui souffrent sans l'avoir mérité. Plusieurs de ces gens-là ont déjà péri de chagrin ; d'autres sont ruinés ; tous sont privés de leurs charges et de leur état. On veut que M. de Maurepas rétablisse les choses sur l'ancien pied, sauf la réforme des abus, ou qu'il se retire.

On démontrait au public que le Roi n'avait que la voie du Parlement pour connaître la vérité. Des gentilshommes de Normandie ayant été emprisonnés pour avoir adressé au Roi une requête au sujet d'impositions excessives, l'affaire fit du bruit. En un mot, dit encore Mme de Boufflers, la France est détruite si l'administration présente subsiste ; nous serons pis qu'en Turquie, où en place des lois il y a des usages qu'on respecte. A Paris, le mot d'ordre fut donné de garder le silence sur le passage du Roi et de la Reine ; le 25 juillet, parcourant les boulevards, ils furent tout surpris de n'entendre aucune acclamation.

D'autre part, les Princes persistaient dans leur opposition ; les visiteurs affluaient à Villers-Cotterêts, chez le duc d'Orléans ; autour du Roi, au contraire, le vide se faisait. Louis XVI, plus silencieux que jamais, passait les matinées au billard, et les après-midi à la chasse. Il en vint à penser qu'il fallait sacrifier Maupeou, et, sinon abandonner, du moins réviser sa réforme. Maurepas se déclara pour la révision précédant le rappel. Il était d'autant mieux disposé aux concessions envers l'ancienne magistrature, qu'il lui tenait de près, par ses relations et ses préjugés. Sans Parlements, disait-il, pas de monarchie. Ce sont les principes que j'ai sucés de M. de Pontchartrain. Il disait ne pas comprendre un Parlement de Paris où ne siégeaient ni Lamoignon, ni Mole, ni les autres grands représentants de la Robe. Il avait assez de confiance en lui pour se persuader qu'il saurait rétablir l'autorité de la justice, en sauvegardant l'autorité du Roi, et il n'était pas fâché de se débarrasser de Maupeou dont il était secrètement jaloux.

Le Chancelier se défendit bien. Dès la fin de mai, il avait présenté au Roi un mémoire justificatif qui fit sur Louis XVI une profonde impression. Le duc d'Orléans, de son côté, d'accord peut-être avec Maurepas, fit rédiger un plaidoyer contre le Chancelier, et le remit au Roi dans une audience particulière. Maupeou répondit aux arguments du prince. Dans un dernier mémoire, écrit en juillet, il concluait :

Sire, voilà le court exposé de ma conduite, et des causes qui l'ont nécessitée L'autorité royale était sans cesse compromise ; il fallait lui rendre son énergie ; je désire, pour le bonheur de Votre Majesté, et celui de ses peuples, qu'elle en soit convaincue.

Mais Maurepas proposa le rappel des magistrats en invoquant le vœu de l'opinion publique, et les seuls ministres qui firent opposition furent Vergennes et du Muy.

Le 24 août, par l'ordre du Roi. le duc de La Vrillière alla chez M. de Maupeou lui demander de rendre les sceaux.

Monsieur, lui dit Maupeou, voilà les sceaux, que je remets au Roi. C'était un dépôt. Quant à la place de Chancelier, je mourrai avec elle. Elle est inhérente à mon existence, et à mon honneur. Le Roi, dont je serai toujours le plus fidèle sujet, ne peut avoir d'autres reproches à me faire que mon trop de zèle pour le maintien de son autorité. Il partit aussitôt pour sa terre de Roncherolles, près des Andelys. Le même jour, l'abbé Terray quittait le Contrôle général.

Hue de Miromesnil, ancien Premier Président au Parlement de Rouen, fut nommé Garde des Sceaux. En 1771, il avait refusé la place de Premier Président au Parlement de Paris, que Maupeou lui offrait, et les Parlementaires l'en avaient loué comme d'un acte héroïque. L'année d'après, il avait soumis au ministère le plan d'une transaction. Il y conseillait le rappel des Parlements, mais admettait que les juges de Maupeou reçussent des compensations en argent, ou fussent pourvus de charges au Conseil d'État, au Grand Conseil, même dans les Cours, quand elles seraient reconstituées. Il désavouait en partie les prétentions des Parlements, et, pour contenir ces corps dans l'obéissance, proposait de remettre en vigueur l'ancienne discipline par une loi solennellement établie. Avec des airs de Caton, Miromesnil était un Normand malin, maniéré, ductile et tortueux.

Après le renvoi du Chancelier, les Patriotes exultèrent. Les dames de la Halle allèrent porter des bouquets au Roi à Compiègne. Au théâtre-concert du Colisée, quinze cents personnes firent au duc de Chartres et au prince de Conti une ovation. On alluma des feux d'artifice ; aux environs du Palais de Justice, sur le Pont-Neuf et le pont Saint-Michel, il y eut, de fusées tombées, un pied d'épais. Vinrent des scènes tumultueuses. Les clercs de la basoche menaient le désordre, assistés par des crocheteurs, des bateliers de la Seine, des valets de gentilshommes et de magistrats, des forts de la Halle, des sans-travail et des gens sans aveu. Le 25 août, sous les yeux du guet, la foule brûle en effigie les conseillers du Parlement Maupeou et le Chancelier lui-même. Le 26, elle envahit le Palais, et pendant quatre heures, outrage les magistrats qui, à la sortie, défilent comme des soldats sous les baguettes. Dans la nuit du 28 au 29, les clercs jugent et brûlent, sur la place Sainte-Geneviève, deux mannequins représentant Maupeou et l'abbé Terray ; un officier de police qui veut les disperser est assommé. Le 31, la foule envahit les quais, depuis le pont Saint-Michel jusqu'au Bas-Pont. Des inconnus distribuent à la canaille de l'argent et des pétards. Les gardes françaises et les gardes suisses barrent le Pont-Neuf : mais quand le guet, sabre en main, veut disperser la foule, on jette à la tête des chevaux des paquets de pétards enflammés ; les basochiens, devant vingt mille spectateurs, renouvellent la parodie judiciaire de la place Sainte-Geneviève. Ces désordres, qui devenaient inquiétants, se prolongèrent plusieurs semaines. Le 15 septembre, dix mille personnes suivirent le convoi du Chancelier encore une fois exécuté en effigie, cette fois par les compagnons orfèvres. Aux portes du Palais, un poste gardait les magistrats de Maupeou ; c'étaient, disait-on, les gardes du sépulcre. On attendait la résurrection de l'ancien Parlement. Quand l'agitation eut été réprimée dans la rue, elle continua dans les salons, et dans les théâtres où Conti, jouant au Beaufort, savourait les applaudissements du parterre. Les Princes avaient été rappelés à la Cour, après la disgrâce du Chancelier. A la fin de septembre le bruit courut du retour des Parlements. En attendant, les Patriotes vantaient le Garde des Sceaux, l'homme du jour, le restaurateur des lois.

Ce mouvement d'opinion gagnait les Philosophes eux-mêmes. Ceux-ci étaient un peu honteux de se trouver dans le même camp que les dévots. Ils abandonnèrent la magistrature de Maupeou, sans se réconcilier, il est vrai, avec les Parlementaires ; ils espéraient quelque chose de nouveau. Le Parlement Maupeou, écrivit Condorcet, est vil et méprisé. L'ancien était insolent et haï ; tous deux étaient sots et fanatiques. Il en faut un troisième, et j'espère que c'est ce qui va arriver. Voltaire se ralliait au projet Miromesnil, pourvu qu'on exclût du Parlement restauré les assassins de Lally et de La Barre. Dans une lettre à Frédéric II, du 29 octobre, d'Alembert exprima l'espérance qu'une disgrâce de quatre ans aurait rendu l'ancien Parlement raisonnable et sage.

Cependant les dévots grinçaient des dents. Les évêques avertirent le Roi qu'il perdait la religion. D'autre part, le comte de Provence lui remit un mémoire où il lui démontrait le danger de restaurer une autorité rivale de la sienne, la honte d'infliger un désaveu à son prédécesseur, l'injustice de sacrifier des serviteurs fidèles à des factieux fauteurs d'émeutes.

Maurepas et Miromesnil préparaient un compromis, où ils espéraient arranger les choses par une équivoque. Maurepas disait : Il faut que personne ne se doute que le pouvoir du Roi est au-dessus de la loi. Il faut qu'il soit maître du Parlement et que personne ne le croie. L'accord se fit dans le ministère sur la question du rappel. Turgot avait adhéré, dès le mois d'août ; Vergennes, d'abord hostile, donna son consentement ; seul, le secrétaire d'Etat de la Guerre, du Muy, persista dans l'opposition. Louis XVI et Marie-Antoinette se complaisaient dans l'illusion d'une réconciliation générale. Ils crurent à la reconnaissance et à la sagesse du Parlement, après qu'il aurait été rappelé.

 

IV. — LA RESTAURATION DE L'ANCIENNE MAGISTRATURE.

LE 27 octobre, la nouvelle du rappel des anciens magistrats devint officielle. Les Patriotes chansonnèrent le Parlement Maupeou :

Enfin ce beau Parlement,

Chargé de bonté et d'opprobre,

Aujourd'hui, vingt-sept octobre,

Dieu merci, fiche le camp !

Le Garde des Sceaux invita les membres de l'ancien Parlement à se rendre à Paris ; ils y furent tous le 9 novembre. Le 12, Louis XVI tint au Palais un lit de justice. Le matin, les Gardes-du-corps et les Cent-Suisses entourèrent le Palais, et, vers huit heures, arriva le cortège royal, précédé de tambours et de trompettes. Louis XVI entendit la messe à la Sainte-Chapelle, passa ensuite dans la grand'chambre, et prit place sur le trône, entouré des princes et des ducs et pairs. Les magistrats attendaient dans la chambre Saint-Louis. Le Roi adressa un premier discours aux princes et aux pairs ; ils lui devaient, dit-il, de donner l'exemple de la soumission. Quand il eut fini, le maître des cérémonies alla chercher les magistrats, et, avant qu'ils fussent en place, tandis qu'ils défilaient par ordre de préséance, présidents à mortier, juges de la grand'chambre, des enquêtes et des requêtes, Louis XVI prit de nouveau la parole. D'une voix ferme, il rappela que les Parlements avaient provoqué la juste colère du défunt Roi ; il rappela les délibérations dont l'ordre public avait souffert. Il dominait le bruit que faisaient les juges, en gagnant leurs sièges, et sa voix prit un ton menaçant quand il les avertit de s'attendre à toute sa disgrâce, en cas de désobéissance. Sur l'ordre du Garde des Sceaux, le Greffier en chef donna lecture de cinq édits. L'un recréait et rétablissait les officiers du Parlement de Paris ; un autre la Cour des Aides de Paris ; un autre le Conseil provincial d'Artois. L'inamovibilité et l'hérédité des charges étaient restaurées ; mais le premier édit supprimait au Parlement les deux chambres des requêtes, ces habituels foyers d'agitation parlementaire. Un quatrième édit supprimait les Conseils supérieurs créés par Maupeou dans le ressort de Paris. Le cinquième rétablissait le Grand Conseil, et en attribuait les charges aux juges du Parlement Maupeou. La disposition suivante était grave, parce qu'elle donnait au Roi le moyen de substituer le Grand Conseil au Parlement, si le Parlement essayait, comme il l'avait fait si souvent, de forcer la main au Roi en suspendant la justice :

S'il arrivait, ce que nous voulons bien ne pas présumer, que les officiers d'aucuns de nos Parlements entreprissent à l'avenir de suspendre ou d'interrompre leurs fonctions, ou de donner leurs démissions par délibération générale, nous ordonnons et enjoignons aux officiers de notre Grand Conseil de suppléer les officiers de notre Parlement, au premier ordre qu'ils recevraient de nous. Voulons qu'ils ne puissent, sous aucun prétexte, refuser d'y obéir, à laquelle fin nous enjoignons aux officiers du Châtelet de Paris, et à tous baillis et sénéchaux, et aux autres juges du ressort de notre dit Parlement de leur obéir, et de recevoir les ordres de notre Procureur Général, ou de notre dit Grand Conseil.

Venait enfin une ordonnance de disciplines : le Roi interdisait les assemblées des Chambres en dehors des heures ordinaires, et les subordonnait à l'autorisation du Premier Président. Il restitua aux juges le droit de remontrances, mais ils n'en devaient faire usage que dans le mois qui suivrait les édits, lesquels seraient enregistrés préalablement. Enfin sous peine de forfaiture, étaient défendues les démissions concertées et l'interruption de la justice. Une cour plénière, composée des princes du sang, des pairs, du Chancelier, du Garde des Sceaux, des membres du Grand Conseil, et de notables personnages ayant entrée aux cours de justice, jugerait les magistrats démissionnaires.

Le Premier Président, d'Aligre, avait répondu au Roi par une harangue incolore et prudente. Mais l'Avocat général Antoine Séguier, qui prit la parole au cours de la lecture des édits, parla sur un autre ton. Sans grandes qualités oratoires, lourd, d'accent nasillard, il prononçait des harangues ampoulées, dans le goût du temps, et passait pour un orateur éloquent.

Après la lecture du premier édit rétablissant les Parlements, Séguier déclara que l'appareil éclatant et la pompe de cette auguste cérémonie ne pouvaient qu'ajouter une nouvelle sanction à la loi immuable de la propriété et à la loi politique de l'inamovibilité des offices. Après l'édit supprimant les Conseils supérieurs, il loua le Roi d'avoir rétabli l'étendue du ressort du Parlement, qu'une politique sage semble avoir proportionné à la dignité de la Cour des pairs, Après l'édit rétablissant le Grand Conseil, il rappela que les États Généraux avaient autrefois demandé la suppression du Grand Conseil, et conclut : Notre ministère, se tait, et nous nous contentons de nous en rapporter à ce qu'il plaira à Votre Majesté d'en ordonner. A ces paroles, hardies sous leur forme respectueuse, les magistrats se continrent pour ne pas applaudir. Enfin, après l'ordonnance de discipline, Séguier déclara : Uniquement occupés du respect que la présence de Votre Majesté nous inspire, nous croyons n'avoir en ce moment d'autre devoir que celui de la soumission. Le Parlement était visiblement mécontent de n'être pas traité en vainqueur ; on ne lui parlait que de pardon et de soumission. Miromesnil, parcourant les rangs des magistrats et des pairs, pour recueillir les voix, fut assailli de récriminations ; le duc de Chartres l'aurait accusé de trahison. L'enregistrement fut fait du très exprès commandement du Roi. Avant de quitter le Palais, Louis XVI, s'adressant une dernière fois aux magistrats, leur dit :

Vous venez d'entendre mes volontés. J'attends de votre zèle pour le bien public et de votre attachement aux vrais principes de la monarchie que vous vous conformerez exactement à ce que je viens de vous prescrire. Comptez sur mes bontés et sur ma protection, tant que vous remplirez dignement vos fonctions, et que vous ne tenterez pas de franchir les bornes du pouvoir qui vous est confié.

Restait à savoir si le Roi, dans le conflit qui s'annonçait, agirait aussi ferme qu'il avait parlé. Il fut procédé, à la fin de l'année 1774 et au cours de l'année suivante, au rétablissement des Parlements provinciaux. Les formes de la restauration furent à peu près partout les mêmes. Le gouverneur de la province convoqua les magistrats par lettres de cachet, et, assisté de l'intendant, d'un maître des requêtes, ou d'un conseiller d'État, leur fit enregistrer un édit de rétablissement et l'ordonnance de discipline. Nulle part on ne protesta. Il suffisait aux anciens juges de réoccuper leurs sièges.

La Reine était contente du rappel des Parlements. Elle écrivait à sa mère :

La grande affaire est enfin terminée ; tout le monde dit que le Roi y était à merveille... Il me parait que, s'il soutient son ouvrage, son autorité sera plus grande et plus solide que par le passé.

En général, l'opinion accepta le fait accompli. Mais d'Alembert et Condorcet prévirent que les Parlements seraient aussi opposés au progrès et aussi désobéissants au Roi que par le passé. D'autre part, les dévots voyaient dans le rappel une trahison du Roi ; on leur attribua ce placard menaçant : Nous avons manqué votre aïeul, mais nous ne vous manquerons pas. L'archevêque de Paris s'indigna que le Parlement conservât sa juridiction en matière ecclésiastique. Un prêtre de la paroisse de Saint-Séverin ayant refusé le viatique à un malade, le bruit courut que le Clergé allait renouveler le refus des sacrements. Mais les plus mécontents étaient les Parlementaires, et c'était avec eux qu'il fallait compter.

Eux et leurs amis provoquèrent des manifestations. Le 21 novembre, jour où fut célébrée la Messe rouge, les Patriotes affluèrent au Palais de Justice. Le Parlement entra au bruit des tambours et des fifres. Des ovations accueillirent les magistrats les plus ardents, Robert de Saint-Vincent, Michaud de Montblin, Séguier, Le Pelletier de Saint-Fargeau, les présidents de Gourgues et de Lamoignon. Le Domine salvum fac regem fut interrompu par des acclamations. A la fin, les dames de la Halle embrassèrent le Premier Président, lui offrirent un bouquet et posèrent sur sa tête une couronne de laurier. Précisément à la même heure, le Grand Conseil, entrait au Louvre, pour y siéger, sous les huées de la foule.

Dans les provinces, l'ancienne magistrature triompha plus encore qu'à Paris. A Rennes, le procureur général La Chalotais fit une entrée presque royale, précédé d'une troupe de deux cents gentilshommes a cheval, suivi des carrosses de l'aristocratie. La populace força un juge du bailliage d'Aiguillon à danser autour d'un feu de joie, et peu s'en fallut qu'elle ne l'y brûlât : de mémoire d'homme, on n'avait vu en Bretagne si nombreuse assemblée de noblesse. A Rouen, ce furent des repas somptueux, des feux d'artifice, des loteries, des distributions d'argent. Les clercs de la basoche célébrèrent les funérailles des Conseils Supérieurs et brûlèrent le mannequin de Maupeou. L'enthousiasme des foules attendrissait les magistrats : à Bordeaux, le Premier Président Le Berthon embrassa les harengères ; à Aix, M. des Gallois de La Tour, les portefaix.

La faveur populaire, ainsi manifestée dans tout le royaume, encouragea les magistrats à engager la lutte contre le Roi. Ils estimaient que le rappel était la victoire de l'opinion reine du monde, la victoire aussi de la vertu sur le vice.

Le 2 décembre, le janséniste Fréteau demanda que les pairs vinssent au Palais délibérer sur les actes du lit de justice ; le président de Gourgues et le conseiller Le Pelletier protestèrent contre les édits de novembre. Tirant leur existence d'une loi fondamentale, les Parlements n'avaient, disaient-ils, pas besoin d'être recréés. Le 9 décembre, les pairs siégeant, le comte de Provence soutint les édits ; mais le duc d'Orléans et le prince de Conti furent d'avis contraire. Par cent trente-cinq voix sur cent cinquante, la Cour vota qu'il y aurait remontrances. Le Roi pouvait interdire rassemblée des chambres, où les remontrances devaient êtres rédigées, et défendre aux ducs et pairs de paraître au Parlement ; il ne le lit pas. Les remontrances du 30 décembre furent une sorte de manifeste contre l'autorité royale. Il y était dit que le droit de remontrances, comme les rois l'ont toujours reconnu, est de ces lois primordiales et de ces institutions sacrées qui tiennent à la constitution de l'État, qui assurent à la fois les droits de la Couronne et les droits essentiels des sujets, sur lesquelles leur suprême autorité (des rois) ne devait pas s'étendre et qu'ils ne pouvaient ni changer ni détruire. Quant au droit d'inamovibilité des offices, il n'a pas été, disaient encore les remontrances, créé par les rois, bien qu'ils l'aient toujours reconnu, protégé et soutenu de leur autorité. Ce droit est moins celui des magistrats que celui des justiciables, de l'honneur, de la vie et de la propriété desquels il est la principale sauvegarde. En conséquence, la Cour protestait contre la suppression des requêtes, contre l'accroissement de la compétence des présidiaux, contre le rétablissement du Grand Conseil. Elle réclamait pour elle seule le droit de vérifier les édits, blâmait l'attribution au seul Premier Président du droit de convoquer les chambres, tous ses membres étant, disait-elle, Procureurs généraux du Roi et, par conséquent, capables de promouvoir des délibérations. Louis XVI eut la faiblesse de consentir que les remontrances

lui fussent remises, et, au Premier Président qui les lui porta, il fit cette réponse qui permit de croire que les édits de novembre ne seraient pas appliqués avec rigueur : Les édits et ordonnances que j'ai fait publier dans mon lit de justice du 12 novembre ne contiennent rien qui porte atteinte aux lois primordiales, qui ne sauraient être changées. Enhardi, le Parlement déclara, le 20 janvier 1775, qu'il resterait constamment attaché aux principes conformes aux lois, maximes et usages de la monarchie, et protesta contre l'obligation d'enregistrer sans délibération. A quoi le gouvernement n'objecta rien.

Les Parlementaires se crurent tout permis. Ils firent au Grand Conseil une guerre de chicanes, et, s'ils n'en obtinrent pas la suppression, ils le réduisirent à l'effacement. Au mois de juillet 1773, ils obtinrent qu'on rétablît une chambre des requêtes. Ils vexèrent tant qu'ils purent les magistrats du régime Maupeou, qui étaient passés dans les Parlements, et que l'on traitait de laquais, de juges de cul fouetté, de voleurs, de scélérats. Le Parlement de Paris prononça l'exclusion contre des collègues qu'il accusait d'avoir eu des liaisons avec Maupeou. A Douai, cinq juges furent expulsés. A Metz, le Premier Président de Chiffet fut accablé d'avanies. A Toulouse, les juges refusèrent de siéger, tant que serait maintenu le Premier Président de Niquet. A Grenoble, de Bérulle et d'Ornacieux prétendirent chasser le Procureur général de Moydieu. Le Gouvernement laissa tout faire. Il manda même à Versailles le Premier Président de Niquet, et lui donna un suppléant. Le Procureur général de Moydieu dut céder la place après quatre ans. Un des magistrats qui avaient siégé dans le bailliage d'Aiguillon, de Langle, étant allé à Rennes occuper son siège au Parlement, le Garde des Sceaux lui interdit d'habiter la ville.

Mêmes violences dans le monde des avocats, procureurs et huissiers. Le barreau de Paris se divisa en deux camps, ceux qui avaient accepté le régime Maupeou, les avocats souillés, tels que Gerbier et Linguet, et ceux qui étaient demeurés fidèles à l'ancien Parlement, les avocats vierges ou Romains, tels que Target. On intenta un procès à Linguet qui, malgré ses appuis, son audace et sa verve, fut rayé du tableau en 1775. Le Parlement donna à entendre que, par des distinctions et des prérogatives, il favoriserait les Romains. Le président de Lamoignon invita même le greffier à leur réserver des causes.

Maurepas et Miromesnil s'imaginaient que c'étaient là des conséquences troubles d'un jour, et que le temps rendrait les magistrats plus tolérants. Ils se trompaient. Une guerre sérieuse, une guerre à fond était engagée entre le Parlement et la Couronne, et déjà il semblait que la Couronne fût vaincue. Un satirique prêta au Roi ce discours :

Pour nous et pour nos successeurs

Disons, et nous plaît reconnaître

Le Parlement pour notre maître,

Et nous ses humbles serviteurs.

A Pour cet effet, nous, en personne,

Accompagné de tous nos pairs,

Venons au-devant de ses fers

Mettre au greffe notre couronne.

 

 

 



[1] On donne ici, une fois pour toutes, les documents et ouvrages généraux sur le règne de Louis XVI, jusqu'en 1789.

SOURCES. Les textes législatifs dans Isambert, Jourdan et Decrusy, Recueil des anciennes lois françaises, 29 vol., Paris, 1823-29, aux t. XXIII-XXIX. Correspondances des agents diplomatiques étrangers en France, p. p. Flammermont, dans les Nouvelles archives des Missions, t. VIII (1896). Lettres de Marie-Antoinette, p. p. de La Rocheterie et de Beaucourt, Paris, 1895-96. Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, p. p. d'Arneth et Geffroy. Paris, 1874, 3 vol. Correspondance secrète du comte de Mercy-Argenteau avec l'empereur Joseph II et le prince de Kaunitz, p. p. d'Arneth el Flammermont, Paris, 1889 91, 2 vol. Bachaumont, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres, depuis 1762 jusqu'à nos jours, Londres, 1777-89, 36 vol. Grimm, Raynal, etc., Correspondance littéraire, philosophique et critique (1747-1793), éd. Tourneux, Paris, 1877-87, 20 vol. Métra, Correspondance secrète politique et littéraire, Londres, 1787-90, 18 vol. Correspondance secrète inédite sur Louis XVI, Marie-Antoinette, la Cour et la ville (1777-1792), p. p. de Lescure, Paris, 1866, 2 vol. Chansonnier historique du XVIIIe siècle, p. p. Raunié, Paris, 1879-84, 10 vol., aux t. IX et X. Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, Paris, 1801, 6 vol.

OUVRAGES A CONSULTER. Michelet, Histoire de France, nouv. éd., Paris, 1871-1874., 17 vol., au t. XVII. Jobez. La France sous Louis XVI, Paris, 1877-98, 3 vol. Souriau, Louis XVI et la Révolution, Paris, 1898 (Biblioth. d'hist. illustrée). Sorel, L'Europe et la Révolution française, 6e éd., Paris, 1900, au t. I. Taine, L'ancien régime, nouv. éd., Paris. 1907, 2 vol.

[2] SOURCES. Condorcet, Œuvres, Paris, 1847-49. 12 vol., au t. V ; Mme Campan, Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, éd. Barrière, Paris, 1828, 3 vol. Les Mémoires de Talleyrand, p. p. le duc de Broglie, Paris, 1891-92, 5 vol., de l'abbé Georgel, Paris. 1817-18, 6 vol., du prince de Montbarrey, Paris, 1826-27, 3 vol., de la baronne d'Oberkirch, Paris, 1853, 2 vol., d'Augeard, Paris, 1866, du baron de Besenval, Paris, 1805, 4 vol., de Mme du Haussel, Paris, 1809. Duc de Lévis, Souvenirs et portraits (1780-1789), Paris, 1813. D'Allonville, Mémoires secrets, Paris, 1838-45, 6 vol., au t. I. J. N. Moreau, Mes souvenirs, p. p. Hermelin, Paris, 1901, au t. II. Duc de Croy, Journal inédit, p. p. de Grouchy et Cottin, Paris, 1906, 3 vol. Sallier, Annales françaises, Paris, 1813. Mirabeau, Correspondance avec le comte de La Marck, p. p. de Bacourt, Paris, 1851, 3 vol. Pidansat de Mairobert et Mouffle d'Angerville, Journal historique de la révolution opérée dans la monarchie française, Londres, 1774-76, notamment, aux t. VI et VII. Bouille (marquis de), Mémoires historiques sur la Révolution française, Paris, 1801, 2 vol. Louis XVI, Journal, p. p. Nicolardot, Paris, 1878. Sénac de Meilhan, Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France avant la Révolution, éd. de Lescure, Paris, i832.

OUVRAGES A CONSULTER. E. et J. de Concourt, Histoire de Marie-Antoinette, 2e éd., Paris, 1878. De la Rocheterie, Histoire de Marie-Antoinette, Paris, 1890, 2 vol. De Nolhac, Études sur la Cour de France. Marie-Antoinette dauphine, 2e éd., Paris, 1898 ; id., La reine Marie-Antoinette, Paris, 1899. Geffroy, Gustave III et la Cour de France, Paris, 1867, 2 vol.

[3] SOURCES. Journal historique du rétablissement, t. VI ; Condorcet, Œuvres, t. V ; Georgel ; de Lévis ; déjà cités. Lettres sur l'état de la magistrature en l'année 1772, par Hue de Miromesnil (Biblioth. Nat., Mss fr., 10986) ; Correspondance inédite de Condorcet et de Turgot (1770-1779), p. p. Ch. Henry, Paris, 1883 ; Voltaire, Œuvres complètes, éd. Beuchot, Paris, 1834-1840, 72 vol., t. XLIX et LXVII ; Correspondance, éd. Garnier, Paris, 1880-1885, 20 vol., t. XIV et XV ; Deffand (Mme du), Correspondance, Paris, 1865, 2 vol., t. II, Correspondance de Frédéric II, roi de Prusse, Berlin, 1854, 12 vol., t. I (avec d'Alembert) ; Délibérations du Parlement de Paris, Archiv. Nat., X1b 8965 ; Beaumarchais, Œuvres, Paris, 1826, 6 vol., t. VI ; Correspondance de Miromesnil (Biblioth. de Rouen, Mss Y 241) ; Mes loisirs ou journal d'événements tels qu'ils parviennent à ma connaissance, par le libraire parisien P. Hardy, 1764-1789 (Biblioth. Nat., Mss fr., 6680 à 6687) ; Histoire des événemens depuis le mois de septembre 1770, concernans les Parlemens et les changements dans l'administration de la justice et dans les lois du Royaume (1770-1776), par M. Regnaud (Biblioth. Nat., Mss fr., 18733 à 18735) ; Journal de nouvelles du marquis d'Albertas (Biblioth. Nat., Mss fr., nouv. acq., 4390 et suiv.) ; Lettres de M. R** à M.** ; Le songe de M. de Maurepas ou les machines du gouvernement français (t. III de Soulavie) ; Linguet, Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIe siècle, Londres, 1777-1792, 19 vol., t. XIV ; du même, La France plus qu'anglaise, Bruxelles, 1788 ; Beugnot, Mémoires (1788-1815), Paris, 1866, 2 vol. ; Diderot, Œuvres, p. p. Assézat et Tourneux, Paris, 1870-1877, 20 vol., t. VI (Lettre de Diderot sur les Parlements, en 1766) ; Morellet (Abbé), Mémoires, Paris, 1822, 2 vol., t. I.

OUVRAGES A CONSULTER. Geffroy, t. I ; déjà cité. Cruppi, Un avocat journaliste au XVIIIe siècle ; Linguet, Paris, 1895. Floquet, Histoire du Parlement de Normandie, Rouen, 1840-1843, 7 vol., t. VII. Rocquain, L'esprit révolutionnaire avant la Révolution (1715-1789), Paris, 1878. H. Carré, Turgot et le Rappel des Parlements, dans la Révolution française, 1902.