HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE V. — LES AFFAIRES RELIGIEUSES (1683-1715).

CHAPITRE II. — LES EMBARRAS CATHOLIQUES DE LOUIS XIV.

 

 

I. — LES SUITES DE LA DÉCLARATION DU CLERGÉ DE FRANCE. - LUTTE DE LOUIS XIV AVEC LE PAPE ET DÉFAITE (1683-1693)[1].

La Déclaration de l'Assemblée du Clergé 2 avait été, en France même, mal reçue.

Du clergé régulier on pouvait s'y attendre. De tout temps, et naturellement, il s'était montré plus attaché au chef, lointain, de l'Église universelle, qu'aux chefs particuliers, trop voisins, des diocèses. Presque tous les religieux étaient prêts à ériger cette infaillibilité en dogme.

En outre, dans le clergé séculier lui-même, surtout à Paris, la manifestation épiscopale des Quatre Articles avait révélé une tendance, plus forte encore qu'en 1685, à ménager la doctrine de l'intangible supériorité du Saint-Siège.

Mise en demeure, au commencement de mai mn, d'enregistrer la Déclaration du Clergé et l'édit du Roi qui l'appliquait, la Sorbonne temporisa six semaines. On prétendait lui faire dire : La doctrine de la Faculté est que le Pape n'est pas infaillible, et qu'il n'est point au-dessus du Concile. Elle ne voulait rien dire de plus que ce qu'elle avait dit vingt ans auparavant : La doctrine de la Faculté n'est point que le Papa soit infaillible ni qu'il soit au-dessus du Concile.

Quant au public laïque, son opinion se faisait par les directeurs de conscience. Or, cette fois, jansénistes et jésuites, les uns adversaires de la Régale, les autres partisans secrets de l'infaillibilité du Saint-Siège, se trouvant à peu près d'accord, les honnêtes gens étaient presque unanimes à blâmer la servilité des évêques qui, comme écrit Arnauld, faisaient les braves contre un Pape défenseur de leurs droits, à railler l'attitude humiliée de toute cette haute église officielle qui, selon le mot de Mme de Sévigné, voulait être battue.

Comme, le 15 juin 1882, la Sorbonne disputait encore, le Procureur général de Harlay écrivit à Colbert qu'il était nécessaire de faire obéir... par les voies les moins mauvaises... des gens que l'on ne gouverne pas si aisément que d'autres. Le 16, donc, sur les six heures du matin, un huissier vint signifier au doyen de la Faculté un arrêt du Parlement par lequel la cour lui mandait et à ses professeurs comme à ceux de Navarre, de se trouver au Parlement, au parquet des huissiers, à sept heures. Là, semonce du Premier Président, dans le bon style du pouvoir absolu :

L'esprit de paix ne règne plus parmi vous ; la cabale empêche la soumission que vous devez aux ordres de la Cour.... On vous méconnaît parmi ces voix indiscrètes que le plus grand nombre aurait dei étouffer. Ce n'est plus cette sage conduite qui fît rechercher par les rois les avis de vos prédécesseurs et qui leur acquit, sans aucun titre, la liberté de s'assembler dans tes occasions de doctrine.

Le greffier de la Faculté avait, en homme avisé, apporté ses registres : on lui fit enregistrer, à l'heure même, l'édit du Roi, la Déclaration du Clergé et l'arrêt qui lui fut dicté par le greffier de la Cour. Et les docteurs s'en retournèrent. Une douzaine des plus entêtés reçurent des lettres de cachet, les envoyant à Brioude, Issoudun, Bazas, Fontenay-le-Comte, ou même à Lescar, dans le fond du pays de Béarn, ou pis encore, à Guingamp, dans la Basse-Bretagne. Enfin, pour tirer encore quelque profit de ces extrémités fâcheuses, le Procureur général proposait, sur-le-champ, à Le Tellier un projet de réforme de la faculté de Théologie, afin de la conserver en état de servir, dans une docilité bien exactement réglée.

Restait le Pape. La manière dont il répondait au Roi et au clergé de France était plus grave et plus gênante.

Non pas que, comme le répètent les écrivains français officiels du temps, diplomates ou nouvellistes, Innocent XI se venge de Louis XIV en lui suscitant des difficultés en Europe. Il ne répond pas aux avances de la Hollande et de l'Angleterre ni des petits princes italiens projetant une ligue contre la France. L'Espagne, il la mesure et la méprise. Au contraire, — les agents de Louis XIV à Rome sont obligés de le reconnaître, — jamais le Saint-Père ne parle du Roi Très Chrétien qu'avec respect, avec tendresse ; de la France, qu'avec admiration et confiance. Rien de bon, ni de grand ne se peut faire sans elle... rien de considérable ni d'avantageux à la gloire de Dieu qu'avec l'assistance de son roi. Précisément alors, le mystique pontife songe plus que jamais au grand dessein dont ses prédécesseurs n'ont pas cessé d'entretenir le rêve : à la croisade contre le Turc. Or, pour cela, c'est sur Louis XIV qu'il compte. En 1682, le 9 juillet, quelques mois à peine après que le Pape a reçu du roi de France l'affront des Quatre Articles, dans une conversation solennelle avec le cardinal d'Estrées, il traçait éloquemment le programme magnifique du rôle que le Roi Très Chrétien pouvait, s'il le voulait, jouer dans le monde chrétien. En trois campagnes, une guerre contre le Turc le rendrait maître de la Grèce, de l'Asie Mineure où Sa Majesté aura des royaumes à distribuer aux princes de son sang ; de Constantinople, où le Souverain Pontife voyait déjà le monarque français couronné empereur d'Orient.

Aussi n'est-ce point par des taquineries politiques qu'il essaiera de ramener Louis XIV et son Église à leur devoir. Il ne veut pas, non plus, user des moyens canoniques radicaux qu'on lui conseille, comme de faire juger la cause dans un concile universel où la conduite de l'Église de France serait condamnée ; il ne veut pas déclarer tout de suite ex cathedra que tous les actes de l'Assemblée sont schismatiques ; il consent même à ne pas se plaindre officiellement au Sacré Collège. Il mène la chose très doucement. Par un simple bref, du 11 avril 1682, adressé aux évêques de l'Assemblée, il a improuvé, annulé, cassé tout ce qui a été fait dans cette Assemblée touchant la Régale et, globalement, tout ce qui a suivi et, par avance, tout ce qui pourrait être attenté dans le même sens. Le Roi ayant nommé évêques des ecclésiastiques du second Ordre qui avaient fait partie de l'Assemblée, le Pape leur refuse les bulles d'institution canonique ; il déclare qu'il traitera de même tous ceux qui, étant dans le même cas, n'auraient pas rétracté la Déclaration, attendu qu'il ne trouvait en eux ni la pureté de doctrine, ni la dignité du caractère, que le Saint-Siège exige des évêques. Puis la Congrégation de l'Index note ou flétrit tous les écrits où la Déclaration est approuvée, même s'ils sont signés de prélats vénérés en France, comme Gilbert de Choiseul. Une commission est chargée d'éplucher le texte des Quatre Articles et de décider les qualifications qu'ils méritent. Personnellement, le Pape, dans des conversations, prévient le cardinal d'Estrées qu'il les considère comme des hérétiques, dignes de Luther et de Calvin, et qu'il estime les théologastres du Roi de France beaucoup pires que ce Jansénius que le Roi déteste avec raison. En attendant que le jugement définitif intervienne, la chaire de Saint-Pierre trouve par tous pays, — en Espagne, en Allemagne, au Pays-Bas — des avocats dont les livres et les personnes sont couverts par elle d'approbations et de louanges :

Le dessein de la Curie, écrit un des agents français à Rome le 13 juillet 1683, est que, quand ils auront par toutes les censures réduit la France à être seule de son opinion et même, selon eux, fort partagée, ils pourront alors, à coup sûr, publier une condamnation des propositions dans les termes les plus forts et les plus avantageux pour eux.

Contre ces condamnations ou ces approbations de livres qui accablaient, coup sur coup, du poids de l'orthodoxie romaine l'erreur de France, que doit faire Louis XIV ? Rien, sans doute, serait le meilleur. Mais il le voudrait qu'il ne le pourrait pas. Les principes du gallicanisme, que le Parlement maintient jalousement et lui remémore assidûment, l'obligent à parler. Et alors, tandis que les théologiens officiels, Bossuet entre autres, travaillent à une Défense de la Déclaration, il faut encore qu'à toute censure de la Cour ou des Congrégations de Rome, Parlement et Sorbonne répliquent.

Un jour, c'est un Carme qui soutient des thèses gallicanes. Rome condamne. Le Parlement soutient le Carme et Louis XIV soutient le Parlement. — Une autre fois, un dominicain glisse dans ses thèses quatre lignes en petites lettres, où il est dit que le Pape lie et délie tout sur terre et dans le ciel, qu'il tient le sommet de l'une et l'autre puissance. La Faculté de théologie le censure, le Roi l'exile. — Les magistrats de Paris se piquent même de faire la police théologique de l'univers : ils dénoncent à la Sorbonne un mandement de Georges Szelepcheny, archevêque de Gran en Hongrie, où se trouve cette fausse proposition qu' il n'appartient qu'au Saint-Siège seul, par un privilège divin, de juger des controverses de la foi. Mais cette fausseté ne parait pas si évidente aux docteurs qu'a l'avocat général Talon. Après quarante-cinq séances, ils ne se décident (19 mai 1683) à blâmer le Hongrois, et encore mollement, que quand le président de Harlay menace et que le ministre Seignelay gronde. Rome s'empresse de condamner à son tour la condamnation de la Sorbonne. Ils deviennent acharnés sur les livres de France, écrit le cardinal d'Estrées (1er août 1684) ; ils songent à condamner même ceux du P. Le Ceinte, à cause de la dissertation qu'il y a faite sur la déposition de Childéric.

Le refus de l'institution canonique aux évêques de France est plus importun encore. A ce refus, Louis XIV, dans le premier réflexe de colère et à l'instigation du cardinal d'Estrées, son représentant ecclésiastique à Rome, avait répondu en défendant même à ceux des évêques nouvellement nommés qui n'avaient point pris part à la Déclaration de solliciter à Rome l'institution canonique. Cela menait tant droit à rompre le Concordat. Et non seulement en France de petits abbés sans scrupules, mais de Rome même, l'ambassadeur irrité opinaient carrément : 1° de remplacer l'information de vie et mœurs faite par le Pape par l'enquête d'un Conseil de conscience français composé d'évêques fidèles, savants et à la suite du Roi, avec le confesseur de Sa Majesté ; 2° de faire décider, par une assemblée du Clergé, que l'on pourrait procéder à la consécration des évêques selon les formes que l'on pratiquait encore en France il y a cent soixante ans.

Louis XIV ne veut pas aller si loin. Il ne discuta pas même ces propositions subversives. Mais, d'autre part, il ne se résignait pas à la vacance des diocèses. En 1688, trente-cinq se trouveront sans évêques. Le Roi en est ému et il le laisse voir. Il répète, dans ses dépêches à Rome, qu'un diocèse sans pasteur est un scandale affreux, une horrible confusion, la plus grande des désolations. Très probablement, il est sincère en proférant ces plaintes, et aussi lorsqu'il écrit, en 1683 : Je ne prétends pas être le premier à rompre la bonne intelligence que j'ai toujours taché de maintenir entre le Saint-Siège et moi ; ou, en 1684 : J'aime mieux avoir à me défendre contre l'Église que de l'attaquer, ou d'user contre elle d'une série de menaces cachées.

En tout cas on savait bien, à Rome, que le Roi avait un fond de religion qui ne lui permettait pas de regarder de sang-froid ces divisions, ainsi que s'exprime le Père jésuite d'Avrigny. On y suivait le progrès de la dévotion chez lui, dans son entourage, dans son ministère. On croyait à l'efficacité des représentations qu'on trouvait moyen de lui faire faire par des personnes pieuses, à savoir que S. M. devait s'accommoder avec le Pape ; qu'Elle n'était pas en sûreté de conscience ; que son attachement à soutenir la Régale contrariait ses antres actions de piété, son salut, sa gloire, et diminuerait te bonheur de ses entreprises. On croyait aussi qu'Elle ferait réflexion sur un grave sujet traité dans un mémoire que le Pape avait fait tenir, en 1682, à la Reine, mystérieusement : paquet cacheté, anonyme, pour n'être lu que d'elle et de Sa Majesté, où l'on démontrait qu'entre la souveraineté spirituelle du Pape sur l'Église, procédant de son infaillibilité, et la souveraineté temporelle des rois chrétiens et catholiques, il existe une liaison si étroite qu'elles ont l'indispensable devoir de se soutenir mutuellement. Enfin, on croyait à Rome que tout le peuple de Paris et presque tous ceux du Royaume sont pour le Pape ; que, parmi les évêques qui, semblables à des chiens muets, ne peuvent aboyer, beaucoup étaient favorables au Saint-Siège. Les bonnes têtes du Sacré Collège étaient convaincues qu'il n'y avait rien à craindre du côté de la France, et s'en tenaient à cette opinion du cardinal Azzolini : La faiblesse de la France augmente à mesure que le Saint-Siège agit plus vigoureusement. Il n'y a qu'à continuer.

Et, en effet, sur aucun des points en litige, Innocent XI ne cède. Touchant la préconisation des évêques, il se retranche derrière un non pessumus absolu. Le Père La Chaize a beau gémir sur l'ingratitude du Pape, et, tout en déplorant les Quatre Articles, certifier que les évêques auxquels le Pape refuse des bulles sont les meilleurs sujets du royaume, alléguer que les ecclésiastiques du deuxième ordre n'ont signé aux procès-verbaux de 1682 que comme témoins. Le texte du Concordat, répond la Curie, veut que les nommés soient déclarés idonei. De cette idonéité, c'est à Sa Sainteté de juger, non à d'autres. Or nous les jugeons hérétiques. Nous ne pouvons faire évêques des hérétiques (octobre 1682-décembre 1684).

Sur ce pied, les négociations étaient difficiles. Dès 1683, le gouvernement de Louis XIV se décourage : Le Pape s'est endurci, et il vaut mieux se donner patience jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de toucher son cœur.

Mais cette patience, qui eût été peut-être l'habileté la meilleure, la diplomatie de Louis XIV ne l'avait pas. L'année 1683 n'est pas achevée qu'elle propose, spontanément, que les nommés aux évêchés qui ont été de l'Assemblée du Clergé écrivent au Pape une lettre respectueuse, qu'ils fassent même, sur l'autorité du Pape, une profession de foi conforme au Concile de Trente, lequel, pourtant, n'est pas reçu en France. L'année suivante, le cabinet de Versailles consent à prendre pour base de ses rapports avec la Curie ce principe qu'on peut laisser à la cour de Rome, non seulement la liberté de soutenir ses maximes à elle, mais celle de condamner, pourvu que ce soit indirectement, nos maximes à nous. Et Louis XIV laisse, en effet, condamner par Rome, en 1684 et 1685, des livres gallicans, sans mettre en mouvement le Parlement et la Sorbonne.

Il tâche, par contre, de prendre le Pape par la vanité. Il déclare, en 1685, que c'est à sa sollicitation qu'il accorde la paix aux Génois. En 1687, il le choisit pour arbitre entre lui, l'Empereur et le prince palatin au sujet des prétentions féodales de Madame, Charlotte-Élisabeth de Bavière, sur quelques terres du Palatinat. Et ce fut peut-être pour attendrir le Pape par une preuve colossale de zèle orthodoxe qu'il hâta la destruction en France du culte protestant et l'inutile Révocation.

Prévenances et flatteries inutiles. Innocent XI fait savoir qu'une seule chose le toucherait : c'est si le Roi, renonçant à sa politique traditionnelle à l'égard du Turc, non seulement ne s'opposait pas sournoisement à la croisade, mais y prenait part d'une manière effective. Il refuse de s'associer aux mesures maladroites ou provocatrices que le roi de France souffle, sans scrupule, à Jacques II, et qui vont précipiter sa chute. Quant à la lutte contre le protestantisme, là même il fait ses réserves. Sans blâmer formellement les coups terribles portés aux huguenots, il en blâme la façon. Il trouve incorrect que le Roi ait fait faire par son Assemblée du Clergé ou par son archevêque de Paris, tranchant du patriarche, des expositions de la foi catholique, destinées à compléter l'œuvre des dragons. C'est mettre la main à l'encensoir. Et puis, à quoi bon, dit-il, renverser tant de temples d'hérétiques dans un royaume où les évêques sont en train de devenir schismatiques ?

Ainsi toutes les avances comme toutes les concessions de Louis XIV sont vaines. Pendant qu'il est entré dans les voies de douceur, le Pape garde sa raideur inflexible. Et le gouvernement français cède de plus en plus. Au printemps de 1687, le fougueux cardinal d'Estrées en est déjà à ne plus présenter au Pape la souscription des membres de l'Assemblée à la Déclaration du Clergé que comme une simple formalité, insignifiante et sans portée, et qui n'impliquait point l'adhésion des signataires.

Puis, soudain, en 1687, éclate l'affaire des Franchises. Après toute cette contrition humiliée, c'est une explosion de violence. Peut-être la colère du Roi fut-elle toute feinte. Très certainement, il ne crut pas sérieusement que ce différend fût, comme on le déclara en son nom, le plus important pour la religion et le repos de l'Europe qui eût été depuis bien longtemps. Il dut suivre, en poussant les choses aussi loin qu'il le fit, un de ces mouvements d'orgueil dépité qui, parfois tout d'un coup, traversent sa politique et démentent ses roueries ; il saisit probablement avec colère l'occasion de prendre une revanche de l'échec que le Pape lui faisait subir.

Et alors, de nouveau, ses agents, ambassadeurs, légistes, découvrent, contre Rome, cette sorte de haine qui paraissait conduire droit au schisme.

Croissy et le cardinal d'Estrées déclarent, d'une commune voix, que les Papes n'ont à Rome qu'une puissance partagée avec les cardinaux et les ambassadeurs, que la ville de Rome est une république composée de toutes les nations du monde, où il ne faut qu'être baptisé et catholique pour en être membre et même pour en devenir le chef. — Publiquement, ils allèguent pour le maintien de cette prérogative immorale des Franchises, non pas tant qu'elle est fondée sur des titres authentiques (il leur arrive d'affirmer sans rire qu'elle remonte à Romulus), non pas même qu'elle est une récompense des services extraordinaires rendus par les rois de France à l'Église et à la Papauté ; mais surtout qu'en raison de sa puissance et de sa grandeur le roi de France doit être, à Rome comme en France, absolu. Il ne s'est jamais réglé sur l'exemple d'autrui ; Dieu l'a établi pour donner l'exemple aux autres.

Puis, après que le Pape, le 12 mai 1687, a maintenu la suppression des Franchises et prononcé l'excommunication majeure contre les délinquants, le procureur général de Harlay, les avocats généraux Talon et Lamoignon protestent contre cette intolérable audace d'employer la puissance des clés, le prestige du pouvoir spirituel, dans une affaire purement temporelle. Ils dressent devant notaire un acte d'appel comme d'abus contre le Pape, comme contre un simple évêque, et le font recevoir au Parlement. Et le procureur général du Roi expliquait que s'il en appelait de la bulle abominable du 12 mai au futur Concile, et non pas, comme on l'avait fait parfois, au Pape mieux informé, c'est qu'on ne pouvait, raisonnablement, rien espérer d'un vieillard désormais incapable de penser et d'agir par lui-même. Talon ne se contente pas de conseiller au Parlement les mesures les plus énergiques : — inviter les métropolitains français à pourvoir de leur propre autorité aux sièges vacants, ou, tout au moins, provoquer la réunion d'un concile national ou d'une assemblée de notables ; — il insulte encore Innocent XI : il déclare que l'on peut bien croire que Sa Sainteté veut se décharger d'un fardeau que ses infirmités ne lui permettent plus de porter. Autrement dit, le Pape est un vieux fou, comme écrivait quelques semaines plus tard Lavardin. Qu'il sache, au moins, poursuivaient les gens du Roi, qu'en excommuniant un chrétien contre les règles et au sujet des droits d'un royaume de la terre, il peut perdre le pouvoir de lier et de délier que son caractère lui donne. Car les temps sont changés :

Nous ne sommes plus dans ces temps malheureux où une ignorance grossière, jointe à la faiblesse du gouvernement... rendait les décrets des Papes si redoutables, quelque injustes qu'ils pussent être ; ces disputes et ces querelles, bleu lois d'augmenter leur pouvoir, ne servent qu'à faire rechercher t'origine de leur usurpation. Rien ne diminue davantage dans l'esprit des faibles ou des libertins la vénération de la puissance de l'Église que le mauvais usage que ses ministres en font.

Jurieu et Bayle pouvaient applaudir.

Mais le Pape ne s'est laissé troubler ni par l'entrée de Lavardin à Home, pareille à une invasion, ni par la menace de la saisie d'Avignon et du Comtat, ni par l'annonce d'une expédition contre Civita Vecchia. Lui et les cardinaux restent convaincus qu'en dépit des apparences, Louis XIV a plus que jamais le désir de rentrer dans les bonnes grâces du Pape, qu'on sait au reste combien le conseil de France est divisé sur ces matières et que la moitié des ministres est d'avis de céder au Pape tout ce qu'il veut. Chamlay, l'ambassadeur secret que le Roi envoie, dans l'été de 1688, à Rome, sous un déguisement romanesque et qu'Innocent refuse de recevoir, écrivait (19 août) à son souverain :

Les assurances que son nonce auprès de vous et, que bien d'autres gens en France et en Italie donnent à Sa Sainteté de la véritable piété de Votre Majesté, de son attachement à tout ce qui regarde ta religion, et de son inclination pour la paix, lui ont persuadé que, quelque chose qu'il arrive, Votre Majesté s'entreprendra jamais rien coutre lui. [Le Pape est] dans cet excès de confiance que, Votre Majesté n'osant employer d'autres armes contre lui que les discours, les remontrances et tout au plus les arrêts, il aura toujours des bulles à y opposer.

Et dans cette imperturbable confiance, que la situation critique de la France à cette date de 4688 encourage, le Pape a tout à fait raison. Car le roi de France continue d'être on ne peut plus embarrassé.

Que pourrait-on donc inventer d'excellent pour mortifier la Cour de Rome ? demande-t-il au cardinal d'Estrées. Bombarder Civita Vecchia ? Mais les nécessités de la guerre empêchent à présent de disposer de la petite armée qui devait envahir l'État romain. — Convoquer un concile ? Non. Point de ces réunions solennelles des corps de l'État : c'est la traditionnelle maxime des hommes de gouvernement. — On se satisfera à moins de frais. Ordre est envoyé à Lavardin de se montrer dans toute la ville de Rome avec une suite nombreuse afin de donner à la curie tout sujet de croire qu'il songe à faire quelque coup d'éclat pour mon service ; — ordre au cardinal d'Estrées de préparer l'enlèvement de Casoni que la Gazette de France accuse ouvertement (septembre 1688) d'entretenir un commerce secret avec le prince d'Orange. — En France, on prive de leur traitement, on met en prison les docteurs de Sorbonne et les prêtres des paroisses de Paris qui parlent trop librement en faveur du Pape. — On interdit (11 octobre) aux Jésuites de France d'avoir aucun rapport avec leur général, partisan déclaré d'Innocent XI. — On arrête un évêque, Genesi, évêque de Vaison dans le Comtat Venaissin, sujet du Pape et par son évêché et par sa naissance. Inculpé de trahison, il est mené d'étape en étape, entre huit dragons, jusqu'à l'île de Ré. — A Paris, on garde à vue le nonce, d'abord chez lui, puis à Saint-Lazare, comme otage de la sûreté de M. de Lavardin. — Enfin le marquis de la Trousse expulse le vice-légat d'Avignon, et un exempt des gardes du Roi, accompagné du premier Président du Parlement de Provence, prend possession du Comtat au nom de Louis XIV. — Voilà pour les actes.

Le reste se passe en écrits, en paroles, à Paris et à Versailles. Grande lettre-manifeste du Roi au cardinal d'Estrées, publiée en français et en latin, répandue par toute l'Europe. Quadruple réunion, à l'Archevêché, des archevêques et évêques présents à Paris, des trésorier, chantre et chanoines de la Sainte-Chapelle, et du clergé de la ville et des faubourgs, des chefs des chapitres et supérieurs des communautés séculières et régulières. Et des prélats, des chanoines, des curés, des religieux, on obtient, comme de juste, tous les applaudissements possibles à la conduite de Sa Majesté, toutes les félicitations à sa longanime patience qu'on pouvait espérer. A son tour l'Université, la sacrée faculté de Théologie, la très savante faculté de Droit, la très salutaire faculté de Médecine et les Quatre Nations donnent les mains, avec la joie convenable, à l'appel au futur concile universel, que le Procureur général réitère solennellement au Parlement (27 septembre 1688).

Mais cet appel même n'avait qu'un faux air de révolte. Le concile œcuménique, c'est le Pape qui le convoque. L'appel à ce tribunal inexistant, que l'adversaire seul pouvait créer, signifiait que Louis XIV se désistait de son procès. Les curés de Paris, dans leur déclaration, observaient justement, non sans malice, que tout s'arrangeait au mieux, puisque le Roi Très Chrétien allait se borner dorénavant à des procédés de résistance qui, en somme, ne troublaient aucunement ni le commerce ni la paix avec Rome. Sans paradoxe ils pouvaient dire que jamais n'avait plus éclaté que par ce geste, solennellement inefficace, l'inviolable attachement à Rome d'un saint monarque, persuadé en son for intérieur que les droits de sa Cour étaient moins à ménager que ceux du Ciel.

Innocent XI était arrivé à ses fins. Il donna l'ordre d'expédier au prince Clément de Bavière les bulles de l'archevêché de Cologne, le jour même où le cardinal d'Estrées vint lui lire la grande lettre-manifeste du Roi. Et à cette lettre, datée, remarquait-il avec sévérité, du jour même de la prise de Belgrade sur les Turcs, comme si le roi de France eût voulu faire diversion en faveur des Infidèles et troubler l'allégresse du monde chrétien, il fit une réponse, très digne et très solide, mettant point par point, sous les yeux de l'Europe, toutes les injures et violences que le Fils aîné de l'Église avait fait subir à la liberté de sa mère et à la dignité du vicaire de Jésus-Christ.

Mais il mourut, le 12 août 1689. Cette mort n'était qu'un incident ; Louis XIV feint d'y voir une solution. Il affecte de croire que les divisions entre la France et Rome tenaient uniquement à la personne d'Innocent XI et à ses mauvais conseillers. Il courtise le Conclave. Il ordonne à l'ambassadeur extraordinaire qu'il dépêche auprès du Sacré Collège, le duc de Chaulnes, de loger chez le cardinal d'Estrées, afin de n'avoir plus lieu de prétendre aux Franchises du quartier ; il l'autorise à promettre la restitution d'Avignon, sans attendre qu'on la lui demande. Il rappelle de l'exil le cardinal de Bouillon, et l'envoie à Rome, chargé des intérêts de la France, au préjudice du cardinal d'Estrées, à présent trop gallican.

Cependant, malgré toutes ces précautions, Louis XIV n'obtient pas le pape qu'il aurait voulu. Le cardinal de Bouillon crut devoir se rallier à la candidature du cardinal Ottoboni, que Colbert de Croissy signalait comme à écarter, ayant été le chef des conseils d'Innocent et fort emporté contre les intérêts de la France. Il est vrai qu'assiégé par les diplomates français, Ottoboni disait les bonnes paroles qu'on souhaitait. L'affaire des Bulles, il protestait l'avoir toujours regardée comme devant être promptement terminée par la voie de la douceur, dans l'intérêt du Saint-Siège comme dans celui de la France. La Régale, il témoignait un grand désir de l'accommoder à l'honneur du Roi et du Saint-Siège. On sauta sur ces vagues espérances. La faction de France se rallia à lui, emporta son élection. Et tout alla bien d'abord. Alexandre VIII accablait de compliments le roi de France, de petits cadeaux le duc de Chaulnes. Le Roi n'était pas en reste de politesse. Le duc de Chaulnes, à la première audience qu'Alexandre lui donne, restitue formellement Avignon. Et le Pape ayant fait dire à Versailles qu'il quitterait Rome plutôt que de n'y être pas maitre absolu de tous les quartiers, Louis XIV, qui faisait ses dévotions (c'était la veille de la Toussaint), renvoie le courrier le lendemain, avec le relâchement demandé. Le cardinal d'Estrées, qui n'aurait guère été plus agréable à Alexandre VIII qu'à Innocent XI, revient définitivement en France (8 février 1690). Déjà Lavardin s'était esquivé sans bruit. L'accommodement avec Rome, écrit le marquis de Sourches, est chose quasi faite.

Bientôt il fallut en rabattre. Dangeau lui-même observe qu'on voit bien ce que fait le Roi pour faire plaisir au Pape ; mais qu'on ne sait point encore ce que le Pape fera pour faire plaisir au Roi. Et quand on le sait, on est déçu. Ce que le Pape accorde, c'est quantité de médiocres choses : des gratis de bulles, une gracieuseté pour Mme de Maintenon, — l'union des revenus de la mense abbatiale de Saint-Denis à la maison royale de Saint-Cyr, et le gratis de cette union, dont les frais se montaient, il est vrai, à 77.000 livres. — Il accorde aussi, et sans chicane aucune, une dispense pour le mariage à degré prohibé de deux princes de la maison de France ; il envoie deux beaux brefs pleins de fleurs, l'un au P. La Chaize, l'autre à la précieuse amie du Roi très chrétien. Mais sur la Régale, sur la Déclaration du clergé, sur l'octroi des bulles, nulle différence, sinon plus de miel dans les formes, entre Alexandre VIII et son prédécesseur. Les négociations, recommencées, duraient depuis treize mois, lorsque le Pape, qui n'avait rien voulu céder, et qui se sentait près de mourir, fit lire aux cardinaux assemblés autour de son lit, le 31 janvier 1691, la bulle qu'Innocent XI avait, pendant huit ans, fait élaborer et que lui-même il avait signée secrètement le 4 août précédent. Cette bulle fut publiée le même jour ; elle condamnait, annulait et cassait en propres termes, la Déclaration des Quatre Articles ; elle proclamait nuls, invalides et sans force tous les actes du clergé de France en 1682, tous les articles posés par lui concernant la puissance ecclésiastique dans ladite assemblée, avec les effets qui s'en sont suivis.

Après ce verdict souverain, Louis XIV, s'il voulait résister encore, ne pouvait rien faire que de rompre. Mais, à ce moment, nul n'oserait plus seulement lui parler de schisme. Ses dispositions sont trop visiblement retournées. S'il était seul, contre la bulle d'Alexandre VIII, il ne ferait rien du tout. Même l'innocente protestation d'usage, par laquelle le Parlement repousse un décret pontifical aussi gravement attentatoire à nos libertés, lui parait excessive. L'intention de Sa Majesté, — écrit Colbert de Croissy, le 24 février 1691, au procureur général de Harlay, — est de dire elle-même à MM. les Gens du Roi qu'elle est, assurément, très satisfaite de l'attention que le Parlement continue d'avoir à empêcher que ce qui se passe à Rome ne puisse nuire ni préjudicier aux droits de sa couronne, mais... qu'elle aura bien agréable que le Parlement surseoie à son zèle jusqu'à ce qu'il y ait un nouveau Pape. Et le Roi fait adoucir, dans un discours de Harlay, un endroit un peu trop caustique contre le Pape défunt.

Ce qu'il préfère, c'est de nouveau, — par ces beaux artifices de fine diplomatie où le XVIIe siècle a eu tant de foi, — c'est essayer d'obtenir un Pape qui donne des bulles aux évêques ayant assisté à l'Assemblée de 1682 sans exiger aucun désaveu, rétractation ou blâme des propositions dressées par cette assemblée. Si on le voit poindre, ce pape-là, nos cardinaux devaient consentir à ce qu'on préférât le candidat qui donnerait ces assurances, n'eût-il pas d'ailleurs tout le mérite et les qualités requises pour la dignité pontificale... Pignatelli entra ou parut entrer dans les engagements qu'on désirait.

Et, de fait, devenu pape sous le nom d'Innocent XII, il fit, dès le premier jour de son pontificat, une concession. Il se déclara prêt à accorder sans délai les bulles à tous ceux des évêques nommés par le Roi qui n'avaient pas fait partie de l'Assemblée de 1682, à une condition pourtant, et nouvelle, celle-là, et non sans importance : ils devraient, — et désormais tout évêque nommé devrait — faire profession de sa foi entre les mains du nonce. De plus, la réconciliation avec le Saint-Siège des prélats contre lesquels Rome n'avait pas de griefs soulignait grandement la flétrissure imposée aux autres. A ce titre, quelques-uns des prélats militants de 1682 protestent. Mais Louis XIV est trop avancé dans les concessions pour songer à des chicanes que, d'ailleurs, lui déconseillent ses inquiétudes, accrues, sur l'attitude des princes d'Italie et de la Savoie, et le besoin réel qu'il a de la neutralité, voire des bons offices diplomatiques du Pape. En outre Mme de Maintenon a grande envie que Godet-Desmarais, son directeur et confesseur, évêque nommé de Chartres, ait ses bulles incessamment. Il cède donc, définitivement et sur tous les points, et il n'a plus qu'à exécuter les diverses parties de l'amende honorable dont la Cour de Rome a fini par le faire convenir pour lui-même et pour l'Église de France.

Le 12 septembre 1693, l'entente se fait sur la formule de désaveu que les évêques iront signer chez le nonce :

Prosternés aux pieds de Votre Béatitude, nous professons et nous déclarons que nous sommes extrêmement fâchés, et plus qu'on ne saurait dire, des choses faites dans l'Assemblée de 1682 qui ont infiniment déplu à Votre Sainteté et à ses prédécesseurs. En conséquence, tout ce qui, dans cette même assemblée, a pu être censé décrété au sujet de la puissance ecclésiastique et de l'autorité du Saint-Siège, nous le regardons et nous estimons qu'il faut le regarder comme non décrété. En outre nous tenons pour non délibéré ce qui a pu être censé délibéré au préjudice des droits des Églises.

Deux jours après, le Roi mande au Pape qu'il a donné les ordres nécessaires afin que les choses contenues dans l'Édit du 22 de mars 1682 touchant la Déclaration faite par le Clergé de France, à quoi les conjonctures passées l'avaient obligé, ne soient pas observées. Il désire que tout le monde connaisse, par cette marque particulière, sa vénération et ses sentiments à l'égard du Pape. Il accepte la pénitence publique.

Cette longue contestation, cette bataille, la plus importante depuis saint Pierre, disait un contemporain, que le Saint-Siège eût eu à soutenir contre un État, avait passionné l'opinion, au moins autant à l'étranger qu'en France. La gravité du dénouement ne pouvait échapper aux esprits clairvoyants. En France, les officieux et les gallicans qui, seuls, peuvent parler haut, — Bossuet, Daguesseau, Tronson, Ellies du Pin, d'Avrigny, — s'évertuent à en atténuer l'importance. Leur thèse est qu'il n'y a là qu'une pure satisfaction verbale. Qu'y a-t-il de plus juste, écrit Tronson (13 janvier 1694), que des enfants qui ont déplu à leur père lui en témoignent du regret ? Tout ce qu'ils disent ne touche pas à la vérité des propositions, et laisse les choses en l'état. Et Bossuet, dans cette Défense de la Déclaration qu'il est obligé de remanier, en attendant de l'abandonner tout à fait : Le Pape n'a pas demandé aux évêques une rétractation de leur doctrine, mais leur a seulement interdit de regarder la Déclaration comme un décret ecclésiastique. Abeat ergo Declaralio quo libuerit !... Manet inconcussa et censuræ omnis expers prisca illa sententia Parisiensium. Que la Déclaration s'en aille où elle voudra : ce qui reste inébranlé, et à l'abri de toute censure, c'est l'antique opinion des docteurs de Paris.

Mais les indépendants raillaient tout bas cette reculade après les menaces bruyantes des Harlay, des Talon et des d'Estrées, après la levée de boucliers de Lavardin. Et à l'étranger, les protestants, les politiques, soulignaient avec Bayle, avec Jurieu, le caractère honteux de cette palinodie extraordinaire, de cette abjuration du clergé de France, de cette soumission du grand Roi.

La défaite de la cour de France était incontestable. Sans doute les difficultés de politique extérieure qu'elle traversait avaient contribué à précipiter cette défaite. Mais Louis XIV l'avait méritée, tant pour avoir engagé, sans prévoyance, sur des terrains mal choisis, une lutte, alors peu nécessaire, contre le pouvoir spirituel, que pour avoir mené cette lutte avec l'indécision d'une volonté de passion plus que d'idée, sans cesse tiraillée entre les timidités de la dévotion et les brutalités de l'orgueil.

 

II. — LE QUIÉTISME (1694-1699)[2].

DANS l'affaire du Quiétisme, le gouvernement de Louis XIV s'engage et s'enfonce avec la même imprudence.

Pourtant, nulle dispute n'était moins propre à passionner le pouvoir civil. Dans l'état de perfection chrétienne où un continuel amour de Dieu possède l'âme dévote, que doit-elle faire ? Rien, disaient avec quelques variantes les divers auteurs spirituels dénommés quiétistes. La contemplation lui tient lieu de tout. Le regard amoureux, dont elle est gratifiée, la dispense de tous les efforts, qu'il contient implicitement et qu'il dépasse, de la vertu et de la piété ordinaire. Renonçant à toute direction de ses facultés, à toute propriété de son être, à tout désir, crainte ou espoir, même de son salut éternel, le parfait n'offre à Dieu que ce que Dieu veut de lui : une inaction nue dans un amour pur. Ces raffinements bons tout au plus pour les rares privilégiés d'une mysticité superlative, un prêtre espagnol, Michel Molinos, en avait, en 1675, renouvelé la subtile doctrine dans son livre de la Guide spirituelle, publié à Rome même, sous l'œil du Pape. Le Pape n'avait pas cru devoir s'alarmer de ses succès parmi les princesses et quelques cardinaux, et Molinos aurait peut-être reçu le chapeau, si, en 1684, il n'avait été brusquement dénoncé à l'Inquisition. Or il l'avait été, précisément, par l'ambassadeur de France. En ce temps-là toutes les occasions étaient bonnes de mortifier et d'humilier Innocent XI, en prouvant au monde que le Roi très chrétien, plus vigilant défenseur de la foi que le Pape, — comme le faisait observer, en 1687, l'avocat général Talon, — avait l'œil sur les hérésies lors même qu'elles ne se produisaient pas dans son royaume. Dangeau, en août 1686, écrit avec orgueil :

Le Pape aurait eu de la peine à permettre qu'on travaillât [à ce procès] si le Roi, étendant son zèle contre les hérétiques au delà des bornes de ses États, n'avait ordonné au cardinal d'Estrées de lui remontrer la nécessité de s'opposer à une hérésie qui s'insinue si agréablement.

Rome, ainsi admonestée, avait bon gré mal gré condamné (20 novembre 1687) le livre de Molinos, et peu après un autre écrit analogue, d'un P. La Combe, barnabite français.

Six ans après, c'est à Versailles, dans l'entourage le plus intime du Roi, que tout à coup le Quiétisme se découvre. Une femme l'y avait apporté, Jeanne-Marie Bouvier de La Mothe, veuve Guyon, dame de petite noblesse orléanaise, que sa grosse fortune introduisit à la Cour, et que le mariage de sa fille avec Nicolas Fouquet, marquis de Vaux, fils du surintendant, mit en rapport avec Fénelon, avec les duchesses de Mortemart, de Chevreuse, de Beauvillier, finalement avec Mme de Maintenon. Sur toutes ces illustres personnes, sa dévotion enflammée et candide, aidée de bonne grâce et de bien dire, fit merveilles. La condamnation à Rome d'un de ses ouvrages, le Moyen court de faire oraison (1689), ne lui nuisait point auprès d'elles. Enfermée par l'ordre de l'archevêque de Paris, elle était relâchée par l'intervention de Mme de Maintenon. L'épouse de Louis XIV portait le Moyen court dans sa poche, et un jour, raconte l'abbé Phélypeaux, se trouvant à Saint-Cyr dans une profonde tristesse, elle envoya quérir Mme Guyon à Paris, n'espérant trouver de la joie et de la consolation que dans la douceur de son entretien. — Or, l'entretien de Mme Guyon, c'était la révélation de l'oraison parfaite, où, dans l'union essentielle et la désappropriation amoureuse, les âmes s'oublient, éperdues.

Godet-Desmarais, évêque de Chartres, faisant, au commencement de 1694, une visite à Saint-Cyr, y trouva maîtresses et élèves éprises de ces idées. Il éclaire, il effraie Mme de Maintenon, qui, aussitôt, obéissante, tente d'y couper court. Mais elle craint un éclat qui peut compromettre elle-même, son Saint-Cyr et cet abbé de Fénelon, qu'elle aime et admire, et en qui elle voit peut-être déjà un des futurs ministres du Roi sanctifié. Elle décide Louis XIV à remettre l'affaire au jugement d'une commission de trois personnes : Antoine de Noailles, évêque de Châlons, Bossuet, Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, tous trois, le dernier surtout, amis de Fénelon et gens modérés. Réunis à Issy dans des conférences très secrètes, les trois docteurs du Roi régleront l'affaire, en sorte qu'il ne paraisse point de division, non seulement, comme écrivait plus tard Bossuet, dans l'Église, mais surtout, car ce serait pire, dans l'entourage du Roi. Même ils feront plus et mieux que l'archevêque de Paris, Harlay, n'aurait fait à leur place ; ils feront plus et mieux que le Pape. Ils ne se contenteront pas de condamner, comme Rome ; ils instruiront, ils feront un docte traité sur la matière. Et le rôle que le dévot souverain aura eu, grâce à ses délégués, en cette circonstance, sera bien le rôle quasi apostolique où il aspire.

C'était compter sans l'intransigeance des théologiens. Ami de Mme Guyon, Fénelon ne veut pas paraître s'être trompé si grossièrement en sa confiance ; il souffre de n'être pas appelé aux réunions d'Issy. Disciple de Bossuet, il n'inclinera pas sa pensée devant celle de son maître. Bossuet, de son côté, quoique protecteur de Fénelon, n'en met pas moins de rigueur dans la démonstration, surabondante, des égarements hétérodoxes de cette femme à laquelle il voit son élève si chaleureusement dévoué. Les trente-quatre articles d'Issy, arrêtés le 10 mars 1695, sont souscrits par Mme Guyon avec la facilité d'une femme qui pense bien prendre au premier jour sa revanche, mais Fénelon n'accorde que par obéissance sa signature : il lui semble que les commissaires royaux, unis à comploter sa perte, lui arrachent une rétractation honteuse. De cette jalousie, il a cru déjà voir la preuve dans sa nomination rapide au lointain archevêché de Cambrai (4 février 1695), qui n'est qu'à moitié du clergé de France, nomination par où l'espoir est fermé à ses amis de le présenter à la succession prochaine de Harlay ; puis, dans le choix, fait par le Roi (19 août), pour l'archevêché de Paris, d'Antoine de Noailles, l'un des juges ou plutôt des adversaires, qui viennent de triompher, à Issy, de son innocence. Et alors (1695-1696), tandis que Bossuet prépare un ouvrage exprès, en cinq traités, sur les états d'oraison, Fénelon refuse de censurer les écrits de son amie, et se hâte de faire paraître sa propre Explication des maximes des Saints sur la vie intérieure. Là, sous prétexte de censurer à son tour le Quiétisme, il s'efforçait d'atténuer les reproches faits à Mme Guyon et même à Molinos, combattait en partie les principes que Bossuet venait de faire proclamer à Issy. Et c'était maintenant le duel de Fénelon et de Bossuet.

Duel où, assurément, chacun d'eux mit, en premier lieu et en plus forte dose, sa conviction désintéressée. Il y avait longtemps que Bossuet faisait la guerre, à l'occasion, à cette absurdité orgueilleuse des mystiques, de prétendre soustraire la piété au désir naturel et normal du bonheur. Et, chez Fénelon, l'horreur était ancienne aussi, et instinctive, des sécheresses d'une dévotion intéressée et du rationalisme sec encouragé par l'austérité janséniste. Mais il y a aussi, en l'un et l'autre, la passion. L'un a l'anxiété de conserver, l'autre a le rêve d'acquérir la maîtrise doctrinale de l'Église française. Puis, leurs amis à tous deux les poussent ou les tirent ; du côté de Fénelon, le P. La Chaize et le cardinal de Bouillon ; du côté de Bossuet, Godet-Desmarais, directeur de Mme de Maintenon, et Noailles, le nouvel archevêque de Paris, animés eux-mêmes en partie d'intérêts, d'appréhensions et d'ambitions analogues. La Princesse Palatine affirmait que cette querelle d'évêques n'était au fond qu'une querelle de politiques ; ce n'était pas du moins une pure querelle de docteurs.

Rien n'obligeait le gouvernement d'y prendre part. Archevêque de Cambrai, Fénelon n'avait plus la direction spirituelle des enfants de France. Le bruit que faisait le livre des Maximes était bien artificiel. Fénelon ne prétendait pas que les délicatesses du pur amour fussent pour tout le monde. Il est vrai qu'au dire de Bossuet et de Rancé, si les nouveaux mystiques triomphaient, c'en était fait de la foi même en Jésus-Christ ; de cette damnable fainéantise, un pur déisme dérivait, tout droit, selon, eux. Mais Bossuet lui-même était obligé d'avouer que les erreurs de Fénelon n'avaient rien qui le rendit indigne ou incapable de la conduite spirituelle des peuples. Tout au plus y avait-il lieu d'éteindre le Quiétisme à Saint-Cyr, pour empêcher les jeunes femmes qui en sortaient de porter à travers le royaume des raffinements de spiritualité assurément peu conformes aux vues pratiques de Mme de Maintenon et de Louis XIV. Mais, d'une part, Mme de Maintenon, désolée, dès les premiers jours, de s'être compromise en si incorrecte aventure, s'affolait davantage. Elle entendait les politiques de la Cour répéter que l'attachement de Fénelon à Mme Guyon n'avait pour but que de cacher son ambition immodérée ; que tout cela était un jeu pour gouverner le roi et la cour :

Je vois chaque jour de plus en plus combien j'ai été trompée par ces gens-là... S'ils craignaient de me révéler tous leurs mystères, n'est-ce pas une preuve qu'ils avaient un dessein formé et qu'ils se servaient de mon amitié et de mou crédit ? (Lettre à Noailles, 29 mai 1697.)

D'autre part, le Roi ne demande qu'à faire dans toute son étendue son devoir spirituel. Comme il le déclarait quelques mois plus tard aux Dames de Saint-Cyr, il n'y a rien qu'il ne croie devoir sacrifier à la conservation de la foi dans son royaume. Or, avant même que Bossuet ne l'endoctrinât, il avait, sur et contre le Quiétisme, son avis personnel. II est si documenté sur ces nouveautés abominables qu'il tient là-dessus à Bossuet édifié de longs discours. Il tremble à la pensée du péril qu'a couru, sous un précepteur comme Fénelon, l'âme de ses petits-fils. Durement il reproche à Bossuet, à Mme de Maintenon elle-même, leur silence, et, quant à Fénelon, sur-le-champ il lui témoigne d'une façon non équivoque qu'il a encouru sa disgrâce.

Cette seconde intervention dans l'affaire du Quiétisme va le mener loin. Fénelon est un obstiné et un habile. Il refuse d'entrer eu discussion avec les prélats ses confrères, surtout avec Bossuet, et il demande au Roi la permission de soumettre au Pape les Maximes.

La lui accorder, c'était reconnaître que la désapprobation des commissaires royaux d'Issy et la sanction que le Roi y a donnée avec éclat étaient nulles ; et, de plus, puisque le livre des Maximes n'avait encore été l'objet en France d'aucun jugement canonique, c'était contrevenir à cette maxime gallicane qui veut qu'une controverse ne soit portée à Rome qu'en appel. Mais Mme de Maintenon, — à qui sa vieille amitié pour Fénelon inspire quelques remords, et ses préoccupations de famille quelque désir, peut-être aussi, de le ménager (Fénelon négociait en ce moment le mariage d'une de ses nièces), — est la première à dire à Louis XIV qu'on ne peut ni ne doit exiger de M. de Cambrai qu'il reconnaisse M. de Meaux pour juge. Le 16 avril 1697, le duc de Beauvillier écrit à Fénelon de la part de Louis XIV qu'on l'autorise à recourir au Pape.

Encore le Roi pouvait-il s'en tenir là, et, sans rien faire lui-même, attendre patiemment, ou laisser attendre à Fénelon ce que Rome lui répondrait. Mais tout l'entourage de Louis XIV, pour des raisons diverses, le pousse à suivre l'affaire outre-monts : les duos de Beauvillier et de Chevreuse, parce qu'ils espèrent une réhabilitation de Fénelon et de Mme Guyon ; — Mme de Maintenon, pour éloigner d'elle et de Saint-Cyr cette affaire qui l'effraie tous les jours davantage ; — les ultramontains et les Jésuites, parce qu'ils voient dans l'appel du Roi à Rome la méconnaissance de l'autorité pontificale ; — les Gallicans, parce que, regrettant déjà la faute qu'ils ont faite d'approuver l'appel de l'archevêque de Cambrai, ils ne persuadent qu'un contre-appel du Roi en atténuera l'effet ; — les amis de Bossuet, parce qu'ils voient, pour lui, dans un débat au tribunal du Pape, une occasion d'affirmer son autorité théologique impeccable, trop peu commue à Rome, de conquérir peut-être de haute lutte ce chapeau de cardinal que la Cour de France ne s'occupe guère de lui procurer. — Bossuet lui-même, enfin, adhère à cette procédure parce qu'il veut que Fénelon n'évite pas la censure qu'il a méritée.

Cette unanimité surprenante de tous les conseillers religieux en qui Louis XIV place sa confiance morcelée, le décide. Il permet aux évêques adversaires de Fénelon de déposer entre les mains du nonce à Paris une déclaration théologique où ils affirment la différence de leur foi d'avec celle de Fénelon. Lui-même il supplie (26 juillet 1697) le Souverain Pontife de prononcer le plus tôt possible sur le livre (des Maximes) et sur sa doctrine, et promet à l'avarice d'employer toute sorte autorité pour que la décision de Rome soit observée dans le royaume. Il oublie ce qu'il avait écrit dans ses Mémoires : Combien il est dangereux de fournir à la cour de Rome des exemples de juridiction dont elle puisse après tirer de mauvaises conséquences.

Louis XIV et son clergé sont dès lors plaideurs en cour de Rome. Il leur faut faire leur métier de plaideurs.

A Paris d'abord, où l'appel au Saint-Siège n'a pas du tout rétabli la paix, comme on s'en flattait. Au contraire, l'égal intérêt des cambrésiens et meldistes est de faire en France le plus d'éclat possible. Et la campagne meldiste d'écrits théologiques a un caractère quasi officiel. Elle est surveillée par Mme de Maintenon et par le Roi. Noailles, Godet-Demeurais, Bossuet surtout soumettent an souverain leurs dissertations. La Relation du Quiétisme, dans laquelle l'évêque de Meaux écrase son confrère sous le ridicule, fut revue et corrigée dans l'entourage de Louis XIV.

A Rome, c'est à l'ambassadeur, d'abord, qu'incombe le devoir de suivre le triple appel de Fénelon, des évêques et du Roi. Mais le cardinal de Bouillon y met une ardeur inégale. Condial, ami de Fénelon, avec lequel il a même, d'après Bossuet, de grandes liaisons de politique ; envoyé à Rome sur le conseil du P. La Chaize ; fort uni aux Jésuites qui sont, au delà des monts, plus librement qu'en France, les auxiliaires de Fénelon ; avec cela très mécontent du Roi et très ambitieux, fier et indépendant, il ne poursuit que pour la forme, si même il ne la contrecarre pas sous main, la cause de Bossuet. Une contre-diplomatie est nécessaire à l'évêque de Meaux. Dès le milieu de 1697, Mme de Maintenon l'engage ou l'autorise à faire demeurer à Rome l'abbé Bossuet, son neveu : agent officieux, mais reconnu, du roi de France, et dont la correspondance passe sous les yeux de Mme de Maintenon et de Louis XIV.

Cela dure deux ans. La cour pontificale a plus de raisons que jamais d'être lente en cette question délicate, où une condamnation sans nuances des nouveaux spirituels risquerait d'éclabousser bon nombre d'anciens mystiques canonisés. Surtout, elle tient à profiter, longuement, de cette bonne fortune inespérée qui, au tribunal du Pape, ravi, amène le roi de France et les maîtres du clergé gallican, demandeurs en première instance et donnant par cette démarche au monde catholique un spectacle instructif. La chose se fera donc dans les règles, en grand appareil, et au Saint-Office, à ce tribunal de l'Inquisition, qui n'est pas accepté en France, mais où la France vient, de gaîté de cœur, se présenter. On écoutera tant qu'elles voudront parler, et elles ne s'en font pas faute, les deux parties. A l'automne de 1698, un an et demi après l'appel de Fénelon, des cardinaux émettent l'avis ironique qu'il conviendrait, à présent, de consulter les universités et les docteurs des autres nations. Louis XIV est obligé de renouveler à chaque instant l'expression de son impatience de voir se terminer ce procès, que la Curie prolonge, complique, publie avec amour. Il lui faut dire crûment que, ce qu'il réclame, ce n'est pas un jugement, quel qu'il soit, mais, dans la parfaite connaissance qu'il a du préjudice causé à l'Église, la condamnation précise et nette d'une doctrine qui lui parait de plus en plus dangereuse et pernicieuse. Il réédite les vieilles menaces contre Rome : si le Pape tarde davantage à satisfaire la France, on laissera agir l'archevêque de Paris, qui déjà fait signer par 250 docteurs de Sorbonne la censure de douze propositions extraites du livre des Maximes.

En attendant, l'action royale se traduit à Paris par des mesures de rigueur. On entame une instruction nouvelle, à fin de scandale, sur la nature des relations du P. La Combe et de Mme Guyon. On enferme celle-ci à la Bastille, celui-là à Vincennes. En Bourgogne, quelques prêtres déréglés s'étant autorisés des théories quiétistes, sur la parfaite indifférence des actes, le juge d'instruction avait conclu que les indécences de ces béats et béates ne valaient pas d'être poursuivies : la Cour n'en oblige pas moins le Parlement de condamner au feu (13 août 1698) le curé de Seurre. On multiplie les coups qui puissent, comme écrivait Bossuet, retentir jusqu'à Rome.

Enfin, en mars 1699, le Pape se laisse arracher la condamnation demandée. Louis XIV s'empresse de le féliciter d'avoir enfin compris son devoir, et l'on se hâte à Paris de faire imprimer le bref, de le faire crier, vendre, donner même par toutes les rues.

On se refroidit à la réflexion. D'abord ce n'est qu'un bref, moins décisif qu'une bulle, et plusieurs clauses sont contraires aux prétentions de l'Église française : le Pape y affirme que c'est de son seul gré et de son propre mouvement, motu proprio, qu'il a instruit et jugé l'affaire. Il ne daigne pas parler de l'initiative qu'ont prise en 1697 le roi de France et ses évêques. Rome s'est bien gardée de laisser perdre une occasion, plus avantageuse que jusqu'ici pas une, de faire valoir ses maximes touchant l'infaillibilité et l'autorité du Souverain-Pontife. Et l'archevêque de Cambrai pouvait faire observer avec malice que, bien que ses adversaires fussent les principaux acteurs de l'Assemblée de 1682, la passion leur avait fait sacrifier l'Église gallicane. — La Cour voit alors le faux pas qu'elle a fait. Elle arrête le cri du bref dans les rues. Il faut s'ingénier pour sauvegarder les droits des prélats de France par un expédient. Le Roi adresse aux 18 archevêques la Constitution papale. Réunis autour de chacun d'eux en assemblée métropolitaine, les évêques de chaque province sont censés examiner et le livre de Fénelon et la censure ; ils ont l'air de n'adhérer au jugement du Pape que comme juges eux-mêmes de la doctrine et jugeant avec lui ; et à la suite de cette adhésion, soi-disant libre, le Parlement enregistre le perfide bref. La forme était sauvée. Mais comme le document pontifical demeurait tel quel, et qu'il était reçu tout de même par le gouvernement avec reconnaissance, comme l'avocat général Daguesseau n'osait le critiquer dans son réquisitoire (du 14 août 1699) qu'avec des ménagements dont le chancelier Pontchartrain et le premier président de Harlay déploraient à huis clos la faiblesse, en somme cette première occasion qu'on avait eue d'appliquer la doctrine de 1682 en consacrait le désaveu.

Louis XIV n'eut pas même la satisfaction d'éteindre une de ces nouveautés que détestait sa foi simpliste. Tout en condamnant les sentiments de Fénelon, le Saint-Siège ne faisait nulle défense expresse de les tenir ou de les enseigner. Il ne nommait, du reste, ni Fénelon, ni même Mme Guyon. Fénelon, dans son apparente soumission, ne désavouait, ne réprouvait que les intentions qu'on lui avait attribuées, n'abandonnait pas un point de ses ; doctrines. Dieu n'empêchait le Quiétisme français, à peine effleure, de prospérer. Il n'en était, il est vrai, pas capable : malgré les effarements affectés du pouvoir, il n'avait pris nulle part de sérieuses racines. Du moins il survécut. Retirée à Blois, au sortie de prison, Mme Guyon y conserva, y accrut de quelques prosélytes, un petit troupeau de fidèles, vers 1717, d'après Saint-Simon, commençait à redevenir en faveur.

Et si, en outre, le Roi, — ayant aperçu l'intrigue politique dont se doublait cette querelle religieuse, — ayant soupçonné en Fénelon, derrière le mystique, un homme d'Église visant au pouvoir, — avait pensé le briser en le faisant condamner par Rome, cet autre but n'était pas atteint non plus. La persécution, dont l'habile prélat n'avait pas manqué, dès le début, d'exagérer l'odieux, le grandissait. Dans le monde politique, il devenait, dès le lendemain de sa disgrâce, et plus encore après la publication du Télémaque (1699), sinon le chef actif, du moins le chef moral de cette opposition qui commençait à travailler avec espoir, mais qui restait dispersée et diffuse. Dans le monde intellectuel, c'est vers lui, beaucoup plus que vers Dosseret, qu'inclinaient les sympathies des savants et des esprits ouverts, par exemple celles de Leibniz. La plupart des protestante étaient peur lui. Je m'étonne, écrit l'un d'eux (l'archéologue Morel), que l'état du Christianisme soit assez déplorable pour que M. de Cambrai soit suspect : est-ce qu'il parle autrement que Tauler, Thomas Kempis, sainte Thérèse, saint François de Sales, et une infinité de lumières de votre Église ? Et dans le monde ecclésiastique, surexcité per toutes ces luttes et enorgueilli de l'importance que le pourvoir civil y attribuait, — la défaite triomphante de l'archevêque de Cambrai lui donnait une armée, les Ultramontains, — et le poussait à prendre un rôle prépondérant dans la guerre du Jansénisme qui, à cette date, précisément venait de se rouvrir.

 

III. — LE JANSÉNISME DEPUIS LA PAIX DE L'ÉGLISE JUSQU'À LA BULLE « VINEAM DOMINI » (1669-1705)[3].

AU lendemain de la Paix de l'Église de 1668, le nonce Bargellini, fier de l'exploit qu'il venait d'accomplir en collaboration avec Hugues de Lionne, intitulait Giansenismo estinto le rapport qu'il envoyait à Rome. Il avait tort. Un compromis diplomatique ne peut pas si aisément abolir une pensée. La conception de christianisme propre aux disciples de Saint-Cyran était, au triple égard de la métaphysique, de la morale et du culte, trop réfléchie, trop noble, et l'on pouvait encore la croire assez féconde pour que ses adhérents se résignassent si vite à s'en déprendre. Tout ce qu'il était raisonnablement permis d'espérer ; c'est que, grâce au traité de 1669, l'action du Jansénisme se continuerait dans l'Église française sans lutte violente, concurremment avec les autres tendances diverses de la pensée et de la propagande catholiques.

Le ministère d'alors (Colbert, Lionne) était tout prêt à faciliter ce ralliement. Le Saint-Siège, surtout avec Clément X, s'y prêtait, et ne demandait au fend qu'à pacifier les esprits sur ces insolubles querelles. C'est des deux partis que venait l'intransigeante résistance. Les adversaires des Jansénistes, — les Jésuites principalement et les Sulpiciens, — non seulement en province, mais à Paris même, leur faisaient une guerre sourde. Les disciples de saint Augustin, se faisant forts de la sympathie de la société polie, menaient grand bruit de leur demi-victoire, triomphaient immodérément au pied de la chaire de l'oratorien Desmares ou dans Port-Royal en tête. Plusieurs d'entre eux, les plus loyaux, Pascal entre autres, n'acceptaient qu'avec impatience, l'équivoque de l'accommodement ménagé, escamoté, par Lionne et Bergellini. Les Quatre évêques[4], fortifiés du secours du bouillant Henri de Gondrin, archevêque de Sens, se plaignaient, dès 1669, de ce que les Jésuites violaient les conditions véritables de la Paix de l'Église. Le frère d'Antoine Arnauld, Henri, évêque d'Angers, chicanait d'abord, s'insurgeait ensuite contre le Formulaire, avec une audace qui forçait, en 1676, Louis XIV, à faire rendre contre lui, du camp de Ninove en Flandre, une ordonnance du Conseil d'État. Enfin, en 1677, Antoine Arnauld, lui-même, ne se tient pas de rentrer en lice, de partir au secours de l'Église en péril, de prendre le rôle vacant de Judas Macchabée. Avec Nicole, il dénonce au public et au Roi soixante-cinq propositions horribles de morale corrompue enseignées par les Jésuites.

Mais alors renaissent toutes les inquiétudes du Roi sur ce particulier qui dogmatise et qui vient, sans mandat, saisir le souverain de ses doléances ; — sur ses amis qui font ensemble des pelotons dans l'État, contre l'État ; — sur leurs patrons avérés, le cardinal de Retz, Mme de Longueville, survivants de la Fronde ; — sur ce couvent de Port-Royal où l'on peut loger deux cents hommes, et où le bruit court que tous les charretiers et valets sont autant de gentilshommes déguisés. Et puis, Louis XIV sait aussi, sans doute, que les dévots jansénistes soutiennent le marquis de Montespan dans ses protestations incommodes. Dès 1677, il recommence à parler d'un ton rude. Quiconque remettra au Roi la requête de M. Arnauld, le capitaine des gardes de S. M. le conduira sur-le-champ à la Bastille.

Survient le débat de la Régale. Les évêques jansénistes de Pamiers et d'Alet, par raison de conscience, mais sans doute aussi par désir de se concilier le Pape, tiennent pour le droit du Pape contre le droit du Roi. Innocent XI leur en témoigne une sympathie reconnaissante. Il est personnellement, d'ailleurs, adversaire décidé des relâchements du Probabilisme, alors cher aux théologiens Jésuites. Il déclare à l'ambassadeur français que l'on ne peut en conscience nommer Jansénistes ceux qui, ayant signé le Formulaire, vivent avec plus d'austérité que le reste des catholiques.

Raison de plus, aux yeux de la Cour de France, pour prouver au Pape qu'il y a vraiment des Jansénistes, et pour le harceler à les poursuivre. Découvrir et punir, et faire punir par lui les partisans secrets des doctrines condamnées en 1653, ce sera un autre moyen — on n'en a pas déjà tant à Versailles — de vexer le Pape. Tout le temps que la Cour de France eut à lutter contre le Saint-Siège sur les questions gallicanes, elle jugea habile d'adjoindre à cette lutte une persécution du Jansénisme ; — pour résoudre un problème ecclésiastique, elle le compliquait d'un second.

L'année 1679 est caractéristique de cette politique singulière. En avril, la duchesse de Longueville meurt : les gens de Port-Royal perdaient en elle une protectrice considérable et toujours remuante. La Cour, tout de suite, profite de sa disparition. Dès la fin du mois, le duc d'Estrées, ambassadeur à Rome, y commençait une campagne antijanséniste, à l'insu du ministre Pomponne, sur l'ordre du Roi, qui lui écrit sans passer par le neveu d'Arnauld. Pomponne, du reste, à la fin de cette même année, est remercié. Louis XIV se pose en procureur général de la foi orthodoxe requérant contre l'hérésie. Je parlai au Pape et au cardinal Cibo, écrit le duc d'Estrées, sur la mauvaise doctrine de Bains et de Jansénius, leur demandant... toute l'application possible pour une matière si importante. Le Roi revient sans cesse, dans ses dépêches, sur l'urgente nécessité de détruire une cabale dont toutes les lois divines et humaines demandent la dissipation. Il réclame à grands cris que le Souverain Pontife sanctionne le droit qu'il s'est arrogé de nommer directement les abbesses de Port-Royal : il n'a que ce moyen, dit-il, de couper la tête d'une hydre qui n'en a que trop poussé depuis près de trente ans[5].

En quoi, d'ailleurs, comme toujours, Louis XIV parait tout de suite disposé à suppléer le Pape. Il semble qu'une persécution soit sur le point de recommencer en France. Arnauld, qui a reçu ordre de cesser ses assemblées du faubourg Saint-Jacques, agit prudemment de se retirer en Flandre (juin 1679). Toutefois, pendant plusieurs années encore, la conduite de la Cour demeura modérée. Ce fut peu, pour le temps, que quarante ou cinquante personnes mises en quinze ans à la Bastille, à cause de leurs opinions sur la Grâce efficace ; et à ces brutalités succédaient des accalmies. En 1689, un écrit d'Arnauld en faveur du roi Jacques II contre Guillaume d'Orange était imprimé par ordre de Louis XIV. En 1691, le Roi rappelait Arnauld de Pomponne au ministère. De 1690 à 1693, à plusieurs reprises, il fut question de permettre au vieux théologien proscrit de revenir mourir à Paris.

C'est que le Saint-Siège persistait à témoigner aux prétendus jansénistes une indulgence qui, avec Innocent XI, — que les Jésuites nommaient tout bas le Pape janséniste, — prit parfois tout l'air d'une faveur déclarée. Vers 1680, on parlait couramment, à Rome, d'Arnauld, voire de Caulet, comme de cardinaux possibles. En 1680, puis en 1688, le Pape acceptait d'Arnauld un programme précis des réformes à introduire dans l'Église universelle pour la conformer à l'idéal des défenseurs de saint Augustin. Aux Jésuites, en revanche, Innocent XI interdisait, en 1684, de recevoir désormais des novices. Innocent XI disparu (12 août 1689), cette bienveillance de Rome pour les hommes de Port-Royal, un peu plus tiède sous Alexandre VIII, recommençait avec Innocent XII (12 janv. 1691). Le nouveau Pape, non moins persuadé que ses prédécesseurs qu'il était dangereux d'agiter et inutile de définir les questions si difficiles qui se rencontrent dans les matières de la grâce, donnait, en 1694, deux brefs, qui, de nouveau, mettaient les disciples de Saint-Augustin à couvert de toute poursuite : il défendait d'exiger d'eux, dans la signature du Formulaire, autre chose que hi condamnation des cinq propositions dans le sens que ces cinq propositions présentaient d'elles-mêmes. Et ainsi, jusqu'en 1694, grâce à la sagesse, énergique et indulgente, du Saint-Siège, la lutte entre les Jansénistes et leurs adversaires paraissait de nouveau conjurée.

Mais cette tranquillité ne faisait pas le compte des exaltés des deux partis.

Les Jésuites, en outre de leurs convictions théologiques, très raisonnées et très soutenables, sur les questions controversées de la Grâce, et sur les conséquences de la doctrine janséniste, avaient intérêt à pousser les choses plus loin. De toutes les concurrences rencontrées par eux depuis un siècle, celle de Port-Royal était la plus incommode parce qu'elle était la plus variée. Le Jansénisme les gênait, à la fois, dans la direction spirituelle du grand monde et de la bourgeoisie ; — dans l'instruction, par son influence sur les collèges de l'Université de Paris, ou sur les nombreux établissements fondés en province par les Oratoriens, pour la plupart favorables aux sentiments jansénistes, — enfin dans les missions : les controversiste* augustiniens, Arnauld en tête, apportaient aux Dominicains et aux Lazaristes l'appui de leur rigorisme et de leur érudition dans cette dispute des Cérémonies chinoises, où les méthodes d'évangélisation tolérante des disciples d'Ignace de Loyola inquiétaient du reste Rome elle-même.

Cette lutte, que la défense de ses positions acquises et le soin de son expansion future rendent nécessaire à la Compagnie de Jésus, elle l'amorce d'abord (1692) dans ces Pays-Bas espagnols où Arnauld et ses compagnons fugitifs avaient transporté avec eux la capitale du Jansénisme. En 1692, les Jésuites de Flandre, dans des libelles violents (Jansenismus omnem destruens religionem), recommencent à dénoncer leurs adversaires à la haine des fidèles et à la suspicion. des gouvernements. Pain des Jésuites français, à leur tour, lancent, à Caen, à Reims, à Douai, à Arras des thèses d'un latitudinarisme moliniste visiblement provocateur.

Même poussée belliqueuse du côté janséniste. Si les meilleures têtes du parti, Nicole, Arnauld lui-même, devaient s'avouer satisfaits des gages de sécurité et des garanties de durée que les déclarations d'Innocent XII leur donnaient, derrière eux crie une troupe insatiable d'agités obscurs, — Louail, Fouilloux, Gerberon, du Vaucel, sans compter les femmes, les mères de l'Église, — qui réclament une réhabilitation complète, actes et doctrine, de leurs prédécesseurs, à remonter jusqu'aux plus lointains. A ces revendications imprudentes le P. Pasquier Quesnel, de l'Oratoire, qui, après la mort d'Arnauld (1693) et de Nicole (1694), devient l'Élisée de parti, n'oppose qu'une résistance molle. Et alors des presses hollandaises sortent, coup sur coup, de 1694 à 1698, plusieurs ouvrages où s'étale le dessein entêté de ces militants de revenir sur les histoires anciennes. Ils gourmandent la Cour et Rome tout ensemble pourquoi le retour de Pomponne aux affaires ne se traduit-il pas par plus de résultats ? Pourquoi Innocent XII ne donne-t-il pas de sa bonne volonté des preuves plus solides que des brefs ? Quesnel a des mots significatifs de cette fierté agressive : si, à Rome, on veut sincèrement la paix, ce qu'il faut, c'est ne pas laisser la hardiesse des Jésuites impunie.

A ces deux armées toutes prêtes, la première occasion de se mesurer sera bonne. En août 1695, l'archevêché de Paris devient vacant, et tout de suite Mme de Maintenon enlève la nomination de Louis-Antoine de Noailles, évêque de Châlons, son ami. L'ambition commune de chacun des deux partis va être dès lors de conquérir le nouvel archevêque. L'évolution religieuse de Louis XIV donne à présumer que désormais le Roi ne répugnera pas autant qu'au début de sono règne à prendre conseil des ecclésiastiques, peut-être même à s'en remettre à eux du gouvernement des choses spirituelles, sans compter que celui qui tiendra Noailles, créature de Mme de Maintenon, la tiendra elle aussi.

Enjeu des deux partis, — en attendant qu'il devienne te chef de l'un d'eux, — et destiné à jouer un rôle si important dans l'histoire de France, ce prélat est un pacifique. Mais il est très austère, il aime saint Augustin, et un jour, au P. Bourdaloue, qui le sondait sur ses dispositions à l'égard des Jésuites, il a répondu : Mon Père, je veux toujours être leur ami et jamais leur valet. Il n'en fallait pas davantage pour qu'an lendemain de son avènement ce soient les Jansénistes qui, d'abord, comptent sur son appui. Les réfugiés de Flandre, les religieuses du saint désert lui manifestent bruyamment leurs sympathies, et l'accablent de félicitations gênantes. Ce seront donc les Jésuites qui le harcèleront les premiers.

Dès les premiers jours du nouvel épiscopat, le P. La Chaize s'y emploie. Les intransigeants de Port-Royal ont eu la maladresse d'exhumer un vieux livre de théologie ultra-janséniste, l'Exposition de la Foi, de Martin de Barcos, neveu de Saint-Cyran. Ils invitent l'archevêque de Paris à le condamner.

Cette mise en demeure, si hâtive, était embarrassante : grâce à Bossuet, Noailles s'en tire. Très proche, en théologie, des idées sévères de l'augustitianisme janséniste, sympathique, par ailleurs, aux hommes de Port-Royal, l'évêque de Meaux rédige pour l'archevêque de Paris une ordonnance (20 août 1696), chef-d'œuvre d'éclectisme, où le livre de Barcos était condamné, mais où, de la façon la plus forte, — Bossuet lui-même s'en glorifie, — la doctrine, et la plus précise, de saint Augustin sur la Grâce était mise au pinacle.

Pas plus que les Jésuites, les Jansénistes ne respectent cette trop habile sentence, et de leurs rangs, selon toute apparence, partit, en 1698, la deuxième attaque dirigée contre l'archevêque de Paris, le Problème ecclésiastique : pamphlet anonyme où l'on sommait Louis-Antoine de Noailles de dire, cette fois, s'il continuait d'approuver, devenu archevêque de Paris, un livre qu'il avait approuvé étant évêque de Châlons. Ce livre, dont soixante ans de notre histoire allaient retentir, c'était les Réflexions morales du P. Quesnel sur le Nouveau Testament. Et, de fait, bien que les personnes pieuses eussent adopté sans défiance ce commentaire perpétuel du Nouveau Testament, c'était bien l'esprit janséniste qui l'animait ; c'était l'Évangile vu à travers saint Augustin tout seul et le saint Augustin des heures les plus âpres, la loi de Grâce interprétée, paralysée à chaque ligne par le dogme de l'irrémédiable déchéance de l'être humain.

Cette fois encore, l'auteur du sermon sur l'Unité de l'Église élabore, en vue de servir d'avertissement à une édition corrigée des Réflexions de Quesnel, un jugement de juste milieu qui, tout en ménageant la Grâce suffisante et les molinistes, couvrait la doctrine opposée, ses défenseurs et Noailles leur patron. Derechef le recommencement de la lutte religieuse était écarté, peut-être même écarté définitivement grâce à l'autorité, encore imposante à cette date, du Père de l'Église pris pour avocat par l'archevêque de Paris, — si, à ce moment, et avant que la Justification des Réflexions morales par Bossuet eût pu être rendue publique[6], les conseillers, visibles ou clandestins, du Roi n'eussent réussi à rendre la guerre inévitable en y précipitant le souverain.

Fénelon apparaît ici comme le principal ouvrier de cette orientation définitive de la politique royale. Il vient d'être disgracié à Versailles, condamné à Rome. Et cette double chute n'a pas renversé seulement une ambition, mais un dessein vaste et noble. Au platonisme chrétien de Fénelon se rattachait, par un lien très logique, tout un plan de régénération politique, sociale, économique de la France, laquelle, selon lui, ne décline que parce qu'elle est insuffisamment pénétrée de sentiments chrétiens, parce qu'à la foi rationaliste du siècle il manque la charité vivifiante. De cette régénération l'ami de Mme Guyon se voyait, vers 1694, en passe de devenir l'instrument. Maître mystique et secret de l'âme des plus intimes conseillers du Roi, maitre autorisé et officiel de celle du duc de Bourgogne, il pouvait, sous Louis XIV même, sous son successeur au moins, tout prétendre, lorsqu'il avait encouru la disgrâce et l'exil. En 1699, la querelle renaissante du Jansénisme lui présenta le moyen de se relever, l'espoir de se remettre à l'œuvre interrompue.

Jusqu'alors il avait été avec les disciples de saint Augustin en bons termes. A l'égard des Jésuites, qui, à Rome, pendant l'affaire des Maximes, le soutenaient, mais qui, en France, pour complaire à Louis XIV, le désavouaient, il n'avait pas les mains liées. Son austérité morale ne pouvait qu'approuver, ce semble, le rigorisme des Port-Royalistes. Quant à ceux-ci, ils estimaient la vertu de l'abbé de Fénelon, et voulaient oublier qu'eux-mêmes, jadis, ils avaient été les plus acharnés à combattre, à Rome, Molinos. Au commencement de 1698, à peine le bref du Pape contre les Maximes des Saints était-il promulgué, que l'un des écrivains du parti augustinien, dom Gerberon, accourait offrir sa plume à l'archevêque de Cambrai.

Fénelon n'a garde d'accepter. Entre les sécheresses de l'augustinisme et le mysticisme plus ou moins tendre de l'archevêque de Cambrai, il y avait évidemment une incompatibilité et de dévotion et de doctrine assez réelle pour qu'en rompant avec les hommes de Port-Royal Fénelon ne crût obéir qu'à la conscience qu'il en a Mais la passion n'est pas étrangère à son choix. Les prélats qui favorisent ou protègent Port-Royal sont ceux-là mêmes qui venaient de barrer la route à sa fortune et qui, disait-il, avaient voulu le perdre : Bossuet, Noailles. En outre il voit bien qu'avec le Roi les Jansénistes ne réussiront jamais à rentrer en grâce. Il note lui-même, dans une lettre du 30 novembre 1699, que Louis XIV vient de proclamer, publiquement, qu'il a Port-Royal en abomination. Avec le Saint-Siège, l'amitié de ces spéculatifs âpres n'est que d'occasion. Donc, à récriminer avec eux et comme eux, il n'y aurait pour Fénelon nul profit. C'est en les combattant qu'il se rétablira.

Dès le commencement de 1699, cette attitude de Fénelon se dessine. Lui qui, naguère encore (9 septembre 1696), félicitait Noailles d'avoir confondu ces Jésuites qui accusent témérairement d'erreur les personnes les plus catholiques, il offre, en termes exprès (27 mars et 2 avril 1699), au général des Jésuites son alliance : La Compagnie doit voir que mes ennemis sont les siens et ce que les gens qui m'ont étranglé lui préparent. Il envoie au duc de Beauvillier une longue lettre, puis au duc de Chevreuse un long mémoire destinés à être montrée à qui de droit, remplis l'un et l'autre d'instructions précises sur les moyens de découvrir, de réprimer, ou, — comme il l'écrit par un lapsus significatif, — d'attaquer les Jansénistes.

Or, à ce moment même, Godet-Desmarais, l'évêque de Marbres, le confesseur de Mme de Maintenon, se mettait à travailler dans le même sens. Disciple du célèbre Olier, ami docile de Tronson, il est, comme eux, dévoué, avant tout, à l'œuvre sulpicienne de la formation d'un clergé qui s'impose par son mérite à la société Inique et se fasse agréer d'elle par sa sagesse. Il sent que la Compagnie de Saint-Sulpice, dans cette mission d'éducatrice, ne peut que perdre à pactiser avec le Jansénisme, que gagner à le combattre. Mme de Maintenon est d'autant plus aisément persuadée par lui, qu'elle prévoyait en tremblant que, comme Fénelon, Noailles la compromettrait à son tour ; elle se déprend de l'archevêque de Paris, et bientôt s'emploiera à exciter le Roi contre lui, comme naguère contre Fénelon.

Sous toutes ces poussées diverses et convergentes, Louis XIV, de nouveau, s'exaspère contre ce Port-Royal mystérieux, toujours agité, toujours gênant, et, en 1699-1700, la chronique de la Cour permet de suivre cette irritation croissante. Le duc de Coislin et Racine ayant tous deux ordonné par testament qu'on les enterrai aux Champs, ce fut une affaire d'État que de le permettre. En juin, la comtesse de Grammont étant allée passer l'Octave du Saint-Sacrement à Port-Royal, ne fut pas nommée pour le voyage de Marly. Et Louis XIV prononce un mot qui était un verdict de condamnation : Marly et Port-Royal ne s'accordent pas ensemble. Par contre, il donne aux Jésuites des gages d'une faveur inaltérable. Au risque de blesser les Espagnols, il fait rompre Philippe V avec la vieille tradition qui voulait que le confesseur du monarque espagnol fût un jacobin, et il lui impose us jésuite, à cause, précisément, — Mme. de Maintenon l'écrit (17 nov. 1700) à Noailles, de l'opposition qu'ont les Jésuites pour le Jansénisme. Enfin, lors de l'Assemblée du Clergé tenue en 1700 et où Jésuites et Cambrésiens marchent la main dans la main, le Roi s'oppose aux mesures que Nasilles et Bossuet réclament contre les ultramontains ou les molinistes relâchés, ne permet qu'à regret à Bossuet de faire condamner, de façon anonyme, les propositions des Casuistes, exige qu'ils condamnent aussi Arnauld, Quesnel et leurs amis et qu'ils réprouvent explicitement cette proposition que le Jansénisme n'est qu'un fantôme.

C'est œ moment, le plus inopportun qui se prit, que les Jansénistes choisissent pour exaspérer le pouvoir par une manifestation éclatante. Aveugles aux preuves de sympathie que Noailles, depuis son avènement, leur a données, indifférents aux sauvegardes modestes, mais appréciables, que leur procure, depuis six ans la sympathie de Bossuet, de Le Tellier, archevêque de Reims, de Le Camus, évêque de Grenoble, d'autres prélats encore, ils se butent à l'idée de mettre ces patrons, trop réservés à leur gré, dans la nécessité de s'engager pour eux à fond. Ils posent catégoriquement à l'archevêque de Paris la question de savoir si, enfin, leur opiniâtreté est légale :

Un confesseur peut-il absoudre en sûreté de conscience un ecclésiastique qui déclare qu'il condamne les cinq propositions dans tous les sens auxquels l'Église les a condamnées, mais qu'à l'égard de l'attribution à Jansénius de ces propositions, il croit suffisante une soumission de respect et de silence aux décisions de l'Église ?

Et ce Cas de conscience, d'abord soumis en secret à Noailles et à quarante docteurs de Sorbonne, est publié. Le fracas en fut grand. Mais, cette fois, Bossuet est impuissant à étouffer l'affaire.

La ligue puissante des adversaires des Jansénistes s'empresse d'en saisir le nouveau pape Clément XI, et celui-ci, aiguillonné par Fénelon et les Jésuites, instrumente contre le Cas avec une célérité insolite. Son décret de censure arrive eu France avant que Noailles se soit résigné à déclarer publiquement qu'il réprouve ces tentatives tendant à renouveler les questions décidées depuis 1653, A peine son ordonnance, antidatée, a-t-elle paru (13 février 1703), que de taus côtés, à l'envi, les évoques amis des Jésuites interviennent, renchérissent. Dix-neuf mandements s'abattent sur le nouveau manifeste de l'obstination janséniste (mars 1743-avril 1705), et Fénelon, dans quatre instructions, publiées du 10 février 1704 au avril 1705, lance une condamnation motivée non seulement du Cas de conscience, mais de tout le Jansénisme, de la distinction du fait et du droit, du silence respectueux, de l'hérésie intime des Augustiniens prétendus. C'était sa rentrée triomphale, en docteur, dans le concert ale l'Église de France. Il sait qu'il peut parler haut, à présent, car il sait où penche décidément le Roi.

Ce n'est pas, cependant, qu'avant de prendre définitivement fait et cause, Louis XIV n'ait une dernière hésitation, bien juste. Ce fracas, cette tempête que soulève, dans le petit monde des théologiens, le Cas de conscience, sont, au point de vue civil, fort anodins. La guerre générale, les troubles intérieurs qu'elle cause en Angleterre, en Allemagne, en Italie, Marlborough et le prince Eugène passionnent à plus juste titre l'opinion que ces querelles de docteurs. D'autre part, le nombre grossit des modérés qui pensent, avec le cardinal Le Camus, qu'il faut que les affaires finissent par un jugement dernier qui termine toutes les controverses. C'est Bossuet lui-même que les disciples d'Arnauld découragent et dégoûtent par leurs récriminations inintelligentes et ingrates envers ceux qui veulent, faisant la part du feu, sauver du Jansénisme le meilleur et le principal, — la morale. — Le parti, ainsi discrédité auprès des meilleurs chefs de l'Église, n'est donc plus à craindre pour le gouvernement, s'il l'a jamais été. Et l'arrêt du Conseil du 5 mars 1703, défendant de composer, imprimer ni débiter de part et d'autre aucuns libelles sur les anciennes contestations touchant la doctrine de Jansénius, suffirait amplement.

Mais les Jésuites, Fénelon, Godet-Desmarais veulent plus et mieux qu'une neutralité anodine du gouvernement. Ils font agir sur lui le Pape. Le 12 février 1703 arrive un bref de Clément XI exhortant le roi de France à dompter par l'autorité séculière ces rebelles que la douceur de l'Église n'était pas capable de gagner. Le 10 avril, un second bref somme Louis XIV de rétracter le trop pacifique arrêt du Conseil, de donner une déclaration qui fasse voir que son intention n'est pas de fermer la bouche aux défenseurs de la vérité. Quant aux ennemis de la vérité, il ne les faut plus épargner. Ce sont, écrit Clément XI, des turbulents dont l'hérésie, infiniment contagieuse et maligne, est propre à troubler la discipline civile comme l'ecclésiastique. En même temps, on met sous les yeux du Roi des lettres qui disent que, si la France devenait jansénienne, elle deviendrait aussi bientôt une aristocratie ou une république[7].

Louis XIV ôte sa confiance à Noailles. Dès le commencement de 1702 (8 février, 9 mars), Mme de Maintenon avertit l'archevêque que le Roi l'accuse formellement de vouloir épargner, d'aimer les Jansénistes. Des exils, des confiscations, des embastillements sont ordonnés contre les Jansénistes avérés qu'on tient en France. A Bruxelles, sur l'ordre du roi d'Espagne, sans doute à l'instigation de Louis XIV, Quesnel est arrêté. Il s'évade, mais ses papiers, saisis, sont, sur le conseil de Fénelon, transportés à Paris, inventoriés par le P. La Chaize, à l'usage de la police, à l'usage aussi de Louis XIV à qui Mme de Maintenon en lira, chaque soir, douze ans durant, des extraits. Le Roi a maintenant partie liée avec Rome. Lorsque ses magistrats, à propos du bref pontifical du 12 février, ont réclamé, selon l'usage, contre une entreprise qui blesse son autorité souveraine de roi et les droits les plus inviolables de l'Église gallicane, il s'excuse auprès du Souverain Pontife de la conduite de ses Parlements. Il appuie la demande faite au Pape par plusieurs évêques du royaume et par le roi d'Espagne de renouveler les constitutions de ses prédécesseurs sur le Jansénisme ; il propose lui-même à Sa Sainteté d'agir de concert avec elle, et met son autorité à sa disposition pour qu'une censure nouvelle contre le Jansénisme ait en France, malgré les obstacles gallicans, tout son effet. Cet accord se conclut au milieu de juin 1703. Et dès lors, c'est Louis XIV qui dirige, ou croit diriger, la préparation de la condamnation solennelle qu'il sollicite du Pape. Le Conseil de Versailles, redevenu encore un coup théologien, examine ce que le Souverain Pontife doit faire pour le bien de l'Église. Voici ce qu'on veut : une nouvelle constitution, non en forme de bref, mais en forme de bulle, où il ne soit parlé que du Jansénisme, où il soit déclaré que le silence respectueux sur le fait de Jansénius ne suffit pas. Louis XIV ajoute à cela qu'il faudra aussi spécifier que la Constitution est donnée sur ses instances, et cela, c'est moins peut-être pour se conformer aux protocoles gallicans que par une espèce de plaisir orgueilleux de se sentir de nouveau dans le plein exercice d'une sorte de pontificat édifiant.

Seulement, Clément XI se fait beaucoup prier. Il se peut que, moins hostile, dans le fond, au Jansénisme, que ne l'est le Roi trop chrétien, il ne se soucie pas de pousser les coupables à bout ni de les écraser si complètement. Mais surtout il n'est pas content de ce qui reste encore de gallicanisme en France. Les brefs qu'il a fulminés contre le Cas de Conscience n'y ont pas eu l'accueil aveuglément déférent qu'il et voulu : en dépit du Roi, tous les Parlements les ont condamnés, et certains évêques, sans tenir compte de la sentence déjà portée par le Saint-Siège contre Quesnel, ont affecté de se charger eux-mêmes de sa condamnation. Aussi sensible qu'Innocent XI sur les prérogatives de Rome, Clément XI, avant de parler de nouveau, veut qu'on lui garantisse qu'il sera obéi sans restrictions, qu'il parlera et agira seul. Il discute et pèse minutieusement les ménagements auxquels Louis XIV le prie de s'astreindre pour ne pas désespérer les Gallicans. Vingt-six mois durant, — sans  égard aux prières, plaintes et reproches du Roi, — les négociations traînent. Vingt volumes de documents, au Dépôt des Affaires étrangères, en sont pleins. Il faut, pour aboutir, que, comme dans l'affaire des Maximes, le Roi scandalisé, — ainsi qu'il le dit, dans une dépêche du 3 juin 1703, — de voir le Saint-Siège si tiède pour le bien de la religion, se fâche. Si le Pape ne se décide pas à parler avant le printemps de 1705, où va se réunir l'assemblée quinquennale du Clergé, c'est à elle que le Roi demandera de juger et de conclure. Alors le brouillon de la Bulle est soumis à la Cour. Ce brouillon n'est pas conforme aux désirs des Gens du Roi ; il n'y est pas question, par exemple, de l'initiative de Louis XIV. Nouveaux pourparlers. Mais pour la forme. Le vieux souverain n'a plus souci des susceptibilités de ses serviteurs : Sa Majesté ne veut pas, écrit Torcy à Harlay (3 mars 1705), que ces circonstances arrêtent l'expédition de la Bulle, supposé que le Pape ne change point de sentiment. Louis XIV est résolu d'accepter la Bulle quand même. Lorsque, le 27 juillet 1705, elle arrive enfin, il est heureux. Sa logique est satisfaite. Nul refuge n'est laissé désormais à la mauvaise foi cinquantenaire de ces Port-Royalistes obstinés. Dorénavant, la souscription au Formulaire emportera l'entière renonciation à toute forme d'attachement, quelle qu'elle soit, au Jansénisme. Il suffira de faire signer le Formulaire aux Catholiques suspects comme l'Abjuration aux Huguenots. Reste seulement à régler la façon dont la Bulle, — nonobstant quelques incorrections, légères aux yeux de Louis XIV, — sera reçue par le Clergé et par la Sorbonne, et enregistrée par le Parlement.

C'était de cette procédure qu'allait renaître un Jansénisme transformé.

 

IV. — LE JANSÉNISME ET LE GALLICANISME DEPUIS LA BULLE « VINEAM » JUSQU'A LA BULLE « UNIGENITUS » (1705-1713)[8].

LA Bulle Vineam Domini, au lieu de terminer la bataille séculaire de la Grâce, la généralise et l'élargit. A partir de 1705, jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, et au delà, jusqu'à 1789 presque, sous le nom de Jansénisme et de Molinisme, ce n'est plus seulement de théologie qu'il s'agit. C'est aussi, et plus encore, de politique. Le duel devient, de plus en plus, le duel du Pape et du Parlement, de la France et du Saint-Siège, de la société laïque et de l'Église. Tel est le résultat de la tactique que les Jansénistes adoptent alors, — tactique dont ils s'étaient servis déjà, un demi-siècle plus tôt : — résister au Pape, non sur le terrain du dogme, mais sur celui du droit ecclésiastique ; défendre non les Cinq Propositions, mais, au nom des libertés gallicanes, le droit de n'être pas condamné à cause d'elles, et, sous le couvert des objections de forme, continuer de combattre pour le fond. Quesnel et Petitpied, l'abbé d'Étemare et l'abbé Jean-Jacques Boileau, les nouveaux chefs du parti, n'inventent aucune de ces ruses de bonne guerre et de mauvaise foi que Pascal avait jadis réprouvées. Mais avec l'aide de quelques prélats, tels que Charles-Joachim Colbert, archevêque de Montpellier, et surtout Noailles, ils en tirent tout le parti possible.

Le clergé de France était alors réuni en assemblée quinquennale. Le Roi, par lettre du 2 août 1705, l'invite à recevoir avec respect la Constitution pontificale et à délibérer incessamment sur la voie la plus convenable pour la faire recevoir d'une manière uniforme dans tous les diocèses du royaume. Mais, dès le lendemain, l'archevêque de Paris (cardinal depuis cinq ans), commence à travailler contre le dessein du Roi, en définissant avec autant de force que de délicatesse, dit Ellies du Pin, un historien ami du Jansénisme, la situation que le nouveau document papal faisait au Jansénisme. D'après lui, tout ce que le Pape veut dire, c'est qu'il faut croire que le sens du livre de Jansénius est hérétique. Or, à cette condamnation du sens, des idées, des erreurs dénommées jansénistes, les prétendus Jansénistes adhèrent depuis longtemps. C'est des faits qu'ils ne conviennent pas, c'est-à-dire de savoir si Jansénius a voulu ce sens, a conçu ces idées, a épousé sciemment ces erreurs. Fait historique, fait humain, au sujet duquel Noailles remarque que la Bulle ne dit pas si le silence respectueux suffit ou non. Elle ne le dit pas, suivant lui, parce que le Pape, sagement, ne veut pas revendiquer pour l'Église romaine l'infaillibilité dans l'affirmation de la réalité des faits, même dogmatiques, qui ne sont pas révélés. Dès lors, selon Noailles, il suffit que les prélats déclarent se renfermer uniquement dans la décision que la Bulle contient, sans rien ajouter ni diminuer à cette décision si exacte. — Cette interprétation permettait au Jansénisme de subsister.

Mais, en outre, une procédure gallicane très légale lui permet d'agir. Ce qui suffit ici, c'est que les prélats qui soutiennent le Jansénisme s'en tiennent à cette maxime de France ainsi énoncée par Daguesseau : une décision du Pape, même rendue ex cathedra, n'a la force de terminer définitivement les contestations que par l'acceptation et le concert unanime de toute l'Église. L'assemblée les suit sur ce terrain, et les évêques s'engagent à accompagner d'un mandement explicatif, confirmatif, la publication de la Bulle : si déférent, si élogieux pour le Saint-Siège que soit ce mandement, il sera, tout de même une protestation puisqu'il sera l'affirmation d'une autorité par laquelle l'autorité du Saint-Siège est bornée. A la lettre de remerciement, débordante de respects, que l'Assemblée, le 22 août, adresse à Sa Sainteté, le Saint-Siège, qui n'est pas dupe, répond en protestant avec force contre l'injure qui lui est faite. La manœuvre janséniste avait réussi. La bulle Vineam Domini était annihilée, tant par les échappatoires de la théologie janséniste que par les chicanes de la procédure gallicane.

Il fallait bien pourtant que Noailles, artisan de cette belle manœuvre, fit quelques concessions, sinon au Pape, avec lequel, en temporisant, on pouvait toujours espérer de s'entendre, du moins à Louis XIV. C'est Port-Royal qui paie les frais.

Le couvent de la mère Angélique était toujours le foyer de l'intransigeance janséniste. Les religieuses étaient, en 1706, aussi inhabiles qu'elles l'avaient été en 1665, à ce que Racine appelait les condescendances et tempéraments des politiques ; elles se refusaient à accepter de la même façon que leur subtil archevêque, c'est-à-dire en s'en moquant, la Constitution qui les condamnait. Et comme cette nouvelle désobéissance des incorrigibles filles de Saint-Cyran indigne de nouveau Louis XIV, Noailles fait sur elles la part du feu, et sacrifie aux vieilles rancunes du Roi le monastère que le Jansénisme avait jusqu'alors considéré comme son arche sainte. Il accepte la fusion de Port-Royal-des-Champs avec Port-Royal de Paris. Port-Royal-des-Champs est aboli par un arrêt du 9 février 1707, par une bulle du 27 mars 1708, par lettres patentes du 14 novembre 1708, avec le concours de l'archevêque, et sans que les diplomates du parti protestent.

Ils prennent leur revanche ailleurs. En juillet 1708, un décret de l'Inquisition frappe les Réflexions du P. Quesnel. Mais immédiatement un habile pamphlet de l'auteur condamné, les Entretiens sur le décret de Rome, explique au public ce qu'est cette sentence : une simple vengeance, tirée par le parti ultramontain, de la belle et française attitude qu'a eue l'Assemblée de 1705 sous l'impulsion de Noailles. En même temps les Gallicans, représentés dans les Conseils du Roi par Pontchartrain le chancelier, Torcy le secrétaire d'État des Affaires étrangères, Daguesseau le procureur général, font refuser l'entrée en France au Bref du Pape qui condamne le livre de Quesnel par la raison que la transmission de ce document était confiée, non seulement aux évêques, mais aux Inquisiteurs de la foi, non reçus en France. De même, quand Louis XIV (avril 1708), sur les instances des Ultramontains, oblige Noailles à écrire au Pape une lettre d'apologie au sujet de la conduite de l'Assemblée de 1705, ils la lui font rédiger en des termes tels que, bien loin d'avoir l'air d'une pénitence, elle a l'air d'une bravade. Je doute qu'on en fasse trophée à Rome, écrivait joyeusement à Torcy (29 mai 1708) le cardinal-archevêque. Partout, quand Rome et ses amis veulent combattre le Jansénisme, c'est le Gallicanisme qu'ils trouvent, c'est derrière le Gallicanisme que le Jansénisme se cache.

Mais le 11 mai 1709, au P. La Chaize succède, comme confesseur du Roi, le P. Le Tellier. Controversiste ardent, théologien des plus attachés aux vues les plus ambitieuses de la Compagnie, le seul fait d'avoir été choisi par le Roi l'encourage à continuer au pouvoir ce qu'il a commencé par la plume. Au même moment se produisait dans les idées de Fénelon une dernière évolution propre à hâter les choses. Dans sa solitude laborieuse de Cambrai, se demandant comment a-t-on pu, depuis quarante ans, laisser croître à tel point cette peste du Jansénisme, il voit très justement qu'on ne l'a pu que par la faute des traditions gallicanes. Dès lors, il se rapproche de propos délibéré de la doctrine ultramontaine. Il se vante maintenant au duc de Chevreuse d'être le Français qui donne le plus aux Romains. Clément XI le considère comme un partisan secret que la prudence empêche seule de se découvrir tout à fait dans un pays où le mépris de Rome et l'aversion de son autorité augmentent ; le Pape sait que, sans prononcer le petit mot d'infaillibilité, l'archevêque de Cambrai est d'accord avec Rome sur la substance. — Cette attitude de Fénelon simplifiait la lutte en groupant les partis et en précisant les thèses. Contre la coalition des Gallicans et des Jansénistes, les Molinistes faisaient bloc avec les Ultramontains. A peine Le Tellier est-il auprès du Roi, que Fénelon lui offre d'entrer ave lui en relations suivies tandis qu'ils se tiendront, l'un et l'autre, en contact étroit avec Rome. Immédiatement se fait sentir l'impulsion énergique de cette triple alliance.

Port-Royal l'éprouve tout d'abord. Noailles laissait tramer, complaisamment, un pourvoi interjeté par les religieuses auprès de l'archevêque de Lyon, primat des Gaules. — Intimidé par Le Tellier, l'archevêque de Lyon se récuse. Noailles est obligé de signer enfin, le 11 juillet 1709, le décret d'extinction, qu'un arrêt du Conseil d'État, du 26 octobre, rendit exécutoire. Le 29, le lieutenant de police d'Argenson vint signifier aux vingt-deux religieuses qui restaient au monastère des Champs la volonté du roi, qu'après avoir livré tous leurs titres et papiers, elles fussent dispersées dans des maisons religieuses hors du diocèse de Paris. La mère de Sainte Anastasie du Mesnil et ses sœurs acceptèrent docilement leur punition de n'avoir pas osé prendre Dieu à témoin que le livre d'un évêque catholique, écrit dans une langue qu'elles n'entendaient pas assez pour en juger, contenait cinq hérésies qu'elles réprouvaient. Mais en se disant adieu elles se jurèrent de rester unies de cœur et de trouver Port-Royal partout. — D'Argenson les fit partir successivement et par divers chemins, craignant apparemment, disent les historiens jansénistes, comme les Princes des Prêtres lorsqu'ils saisirent Jésus, ne forte tumultus fieret in populo.

La précaution était inutile. Le public ne fut pas ému. Il ne le fut pas davantage en 1710, lorsqu'un nouvel arrêt du Conseil ordonna la démolition du monastère, ou lorsqu'en 1711, l'autorité fit exhumer et transporter dans des cimetières voisins les restes des religieuses ou des amis ensevelis dans l'enceinte vénérée. Mais de cette triple exécution, les fidèles du Jansénisme perpétuèrent le souvenir. Les saintes filles chassées comme d'un mauvais lieu d'une maison si réglée, — ces murs rasés sous la charrue comme ceux de Jérusalem, — cette église, sanctuaire du Saint Sacrement, traitée comme un temple huguenot, — ces tombes violées par ordre du Roi très chrétien, comme l'étaient, à la même date, les cimetières chrétiens du Maroc, par l'ordre du Sultan, — toutes ces images durèrent et entretinrent, à travers les luttes du XVIIIe siècle, les rancunes des âmes pieuses et les indignations des philosophes. Ce fut cinquante ans, quatre-vingts ans plus tard, que la ruine de Port-Royal fit son effet.

Puis c'est Noailles lui-même que l'on bat en brèche. Fénelon travaille secrètement avec les évêques de la Rochelle et de Luçon à la rédaction d'un mandement qu'en juillet 1710 ces deux prélats signent et publient. On y condamne ce Nouveau Testament du P. Quesnel, plein de dogmes impies, que pourtant l'archevêque de Paris a par deux fois approuvé. On répand à Paris ce mandement contre Noailles, on le cloue à la porte du palais archiépiscopal. — En même temps, Fénelon exécute un autre prélat ami des Jansénistes, l'évêque de Saint-Pons, le vieux Perdu de Montgaillard, et flétrit avec une âpreté digne de Bossuet, les tours de passe-passe odieux de ce revancheur banal de la morale sévère.

Stimulée par cet exemple, la Cour de Rome couvre d'un bref de félicitations les deux évêques insulteurs de Noailles, condamne à son tour celui de Saint-Pons (18 janvier 1710-4 juillet 1711), fait imposer par Louis XIV à son archevêque un désaveu, plus sérieux que ceux que Noailles a donnés jusqu'alors, de l'Assemblée de 1705.

C'est, alors, entre les deux partis, une sourde et ardente bataille. Il s'en faut que les adversaires de Noailles, des Jansénistes et des Gallicans aient encore cause gagnée. Le Roi manifeste peu d'empressement à profiter des bons offices de Fénelon : après lui avoir donné cette permission d'écrire que l'archevêque de Cambrai, si longtemps muet, souhaitait passionnément, il la lui retire en mai 1711. A Paris, la plupart des corps ecclésiastiques déclarent se solidariser avec leur archevêque bravé par deux prélats provinciaux. Alors, contre ce Noailles, qu'il faut, à tout prix, selon le mot de Fénelon, discréditer, les antijansénistes tentent d'obtenir de l'épiscopat entier une collective et imposante protestation, que le Confesseur du Roi ose se charger d'organiser lui-même. Il rédige un mémoire, acte d'accusation, contre le procédé de l'archevêque de Paris à l'égard des évêques de Luçon et de La Rochelle, et l'envoie aux prélats pour qu'ils le signent, les yeux fermés. Par malheur, cette circulaire tombe entre les mains de Noailles, qui la fait porter au Roi. Celui-ci, en d'autre temps, eût exilé le Confesseur artisan de cabales. Le Tellier est pardonné, mais la manifestation collective échoue.

Fénelon et Le Tellier sont obligés d'en arriver aux grands moyens. Les évêques de la Rochelle et de Luçon demandent à S. M. la permission de se pourvoir devant le Pape contre une ordonnance dont l'archevêque de Paris a frappé leurs mandements. Si le Roi ne veut plus être importuné de tous nos différends, il doit nous permettre de nous pourvoir devant le Juge naturel des évêques. Le mot décisif était, encore une fois, prononcé. A cela, du reste, comme les Jésuites et comme Fénelon, Beauvillier travaille depuis longtemps. Dès le 30 avril 1710, dans une séance du Conseil, en vue de cette démarche qui réjouira de nouveau les Ultramontains, il a foncé sur le Roi avec une hardiesse remarquée par Torcy dans son Journal : Les misérables Jansénistes ont partout, même à Rome, un crédit immense ; il faut, a dit sans ambages le pieux duc, que le Roi ouvre les yeux au Pape et lui force la main. Mais que S. M. se garde de consulter là-dessus l'archevêque de Paris, ni le premier président, ni le procureur général, et qu'elle ne s'embarrasse plus de ces libertés gallicanes, vieilles extravagantes propres à soulever le fils contre le père !

Toutefois cette nouvelle abdication est si grave, Louis XIV le sent, que, quoique déterminé au fond, il temporise. L'un des évêques qui se sont substitués à Noailles dans sa confiance et dans celle de Mme de Maintenon, Bissy, évêque de Meaux, suggère alors une idée. N'y a-t-il donc plus de juges à Versailles pour cette querelle de prélats du royaume ? Pourquoi pas le Roi lui-même, ou le duc de Bourgogne ? Louis XIV se jette sur cet expédient. L'évêque de Meaux, le duc de Beauvillier, le duc de Chevreuse se mettent à la besogne avec le prince, constitué arbitre en théologie. Excité contre Noailles, et documenté sur le litige, avec une sollicitude fiévreuse, par Fénelon, le duc de Bourgogne prononce que M. le Cardinal de Noailles devra commencer par agir, comme on le lui demande en vain depuis si longtemps, contre le livre du P. Quesnel, ce qui étant regardé comme une preuve qu'il ne favorise pas le parti, les deux évêques lui écriront alors une lettre de satisfaction. Sentence qui donnait le dessous à l'archevêque et le mettait dans l'alternative ou de se révolter cette fois, ou d'obéir. Il venait, à la suite de la conspiration de Le Tellier pour séduire et diviser les évêques, d'interdire aux Jésuites de confesser dans le diocèse de Paris. S'il n'avait pas osé interdire le P. Le Tellier lui-même, il l'avait, dans une lettre violente du il août 1711, dénoncé à Louis XIV comme indigne de diriger sa conscience. Il refuse d'accepter la sentence du duc de Bourgogne. C'était la révolte.

Alors le gouvernement, lui aussi, se décide. Le il novembre 1711, malgré l'opposition de Daguesseau, un arrêt du Conseil supprime le privilège des Réflexions morales du P. Quesnel et en interdit le débit. Le 16 du même mois, une dépêche du Roi au cardinal de La Trémoille, ambassadeur à Rome, lui notifiait l'ordre de demander officiellement au Vatican une bulle contre l'ouvrage de Quesnel. Louis XIV écrivait :

Je crois faire plaisir à Sa Sainteté de m'adresser à elle pour lui demander des remèdes au mal que j'aperçois et les secours nécessaires au maintien de la saine doctrine.... Regardant la Constitution que je demande comme une suite de celle que le Pape a donnée au sujet du Cas de Conscience et du Silence respectueux, je m'engage à (la) faire accepter par les évêques de France avec le respect qui lui est dû.

Molinistes et Ultramontains eurent encore vingt-deux mois à attendre le triomphe complet. Ce ne fut que le 8 septembre 1713 que Clément XI donna solennellement raison aux évêques de la Rochelle et de Luçon, à Fénelon, aux Jésuites, condamna Noailles, et tous les amis des Jansénistes, et les Gallicans, en condamnant, par la Bulle Unigenitus, cent et une propositions extraites des Réflexions morales du P. Quesnel sur le Nouveau Testament, comme étant respectivement fausses, captieuses, malsonnantes, capables de blesser les oreilles pieuses, scandaleuses, pernicieuses, téméraires, injurieuses à l'Église, outrageantes pour les puissances séculières, séditieuses, impies, blasphématoires, suspectes d'hérésie, sentant l'hérésie, favorables aux hérétiques, aux hérésies et au schisme, erronées, approchantes de l'hérésie et souvent condamnées ; enfin, comme hérétiques et comme renouvelant diverses hérésies, principalement celles qui sont contenues dans les fameuses propositions de Jansénius, prises dans le sens auquel elles ont été condamnées.

Mais les choses étaient allées trop loin et trop à fond pour que ce grand coup ne fût pas doublement inutile. Il parut bientôt qu'il ne tuait ni le Gallicanisme — que le Roi consentait à sacrifier au Pape, — ni le Jansénisme, — que le Pape écrasait pour contenter le Roi. Il les ravivait l'un et l'autre.

 

V. — PERSISTANCE ET RÉSISTANCE DU GALLICANISME ET DU JANSÉNISME ALLIÉS (1713-1715).

IL ravivait le Gallicanisme sous ses deux formes : ecclésiastique et  parlementaire.

Pour recevoir la Bulle Unigenitus, il fallait un organe du clergé national. Quarante-huit prélats, cardinaux, archevêques et évêques étaient présents à Paris, ou faciles à y appeler. Le gouvernement en composa une Assemblée extraordinaire du Clergé, à laquelle il pût, à peu après légalement, sinon très canoniquement, présenter le document pontifical. Et sans doute, il n'y en eut que huit, Noailles compris, pour s'opposer nettement à la réception de la Bulle, puis, dans toute la France, quatorze ou quinze au plus. Mais l'acceptation même, cette fois encore, ne fut point telle que le Saint-Siège l'avait espérée, que Louis XIV la souhaitait et l'avait promise, et qu'il eût fallu pour terminer les choses : — l'acceptation absolue, sans réserve ni limitation d'aucune sorte. — Le chancelier Voysin dut remporter piteusement un modèle de mandement expéditif que la Cour engageait les évêques à souscrire aveuglément. Le cardinal de Rohan lui-même, grand aumônier du Roi et son agent principal, avec Bissy, dans l'Assemblée, prend sa besogne au sérieux, et, sur son rapport, on décide de joindre à la Bulle, en la publiant, une instruction pastorale concertée. Et ici, de même que pour la Bulle Vineam, cette instruction avait beau condamner les erreurs de Quesnel de la même manière et avec les mêmes qualifications que le Pape : le seul fait qu'il y eût une instruction explicative annexée à la Bulle pontificale gâtait tout aux yeux des amis de Rome et des ennemis du Jansénisme. Il signifiait qu'en publiant la Constitution il fallait apprendre au peuple les erreurs que le Pape avait condamnées et les vérités auxquelles il n'avait pas voulu donner atteinte ; que l'acceptation des évêques était indispensable pour traduire et autoriser la sentence papale ; que cette acceptation n'était pas subordonnée, relative aux explications insérées dans l'instruction pastorale, — qu'enfin les prélats français s'obstinaient toujours à ne juger comme le Pape qu'en jugeant avec lui. — Les Jansénistes triomphèrent ; cette prétendue soumission, qui accepte en faisant la leçon au Docteur par excellence, est plus offensante, écrivait le P. Quesnel le 4 février 1714, qu'un franc refus. — Et, vivement, ils poussèrent les choses. Le cardinal de Noailles qui, naguère, parlant à Godet Desmarais, avait laissé échapper le mot de schisme, n'hésite pas maintenant à réclamer publiquement un concile général. Le 5 février 1714, il signait avec ses amis de l'Assemblée une lettre au Pape par laquelle ils se refusaient à accepter la condamnation que Rome venait de prononcer. Le Roi ne veut point que cette lettre soit envoyée et, le 25 du même mois, il exile les sept partisans de Noailles dans leurs diocèses, et lui défend à lui-même de paraître à Versailles. Mais les sept évêques exilés laissent à l'archevêque de Paris une procuration pour agir à leur place, et celui-ci, sans tarder, dans une lettre pastorale et un mandement solennel, déclare recourir de nouveau au Pape mieux informé. En attendant, il interdisait dans le diocèse de Paris la réception de la Bulle.

Action extraordinaire, inouïe, — disent les contemporains. — D'autant que Noailles affectait, en même temps, de ne pas contester le jugement rendu par le Pape contre le Jansénisme. Au moment où la Bulle arrivait à Paris, le 26 septembre 1713, il s'était décidé à condamner le livre de Quesnel, cause occasionnelle de la Bulle ; il en renouvelait maintenant la condamnation. Ce qu'il blâmait donc dans la Bulle, c'était un acte de mauvais gouvernement du Saint-Siège, un jugement irrégulier, une immixtion funeste de la cour de Rome dans les affaires de France. Jamais le Gallicanisme n'était allé plus loin dans l'insubordination provocatrice. Le Pape avait toute raison de réprouver, par le bref du 28 mars 1714, ce mandement de Noailles comme redolens schisma. Le schisme, Fénelon pouvait dire que, quant à l'effectif, il était déjà formé.

Les évêques refusants ont, en effet, pour eux la Sorbonne, à qui les Ultramontains et les agents du Roi n'arrachent qu'à coups de lettres de cachet et de menaces l'enregistrement de la Bulle (1er-5 mars 1714)[9]. Et à peine cet enregistrement était-il obtenu qu'un groupe de docteurs en contestait la validité canonique. Les Facultés de Reims et de Nantes appuyaient la Sorbonne.

Le bas clergé pactisait aussi avec les Refusants. Jaloux — depuis toujours — des hauts dignitaires et gros bénéficiers, il saisit ici l'occasion de montrer qu'il faut compter avec lui. Des publicistes hardis lui servent, et il accueille, sur son rôle méconnu, des théories pleines de conséquences graves. Les évêques, déclare-t-on, ne doivent rien faire sans la participation des prêtres, comme eux successeurs des Apôtres, et qui ont reçu, comme eux, de Jésus-Christ, en la personne des soixante-douze disciples, la même qualité d'autorité spirituelle. Le deuxième ordre, qui est plus étendu que celui des évêques, est composé aujourd'hui, à l'honneur de la France, d'ecclésiastiques savants et vertueux. Or un grand nombre de ces ecclésiastiques déclarent que si les explications de la Bulle que doivent donner les évêques ne leur paraissent pas suffisantes... ils ne manqueront pas de les rejeter.

Enfin la masse même des fidèles tendait à se grouper autour de Noailles et de ses amis. Parmi les pamphlets ou traités de théologie et de droit canonique qui pleuvent alors, aussi nombreux que jadis les Mazarinades, il y en a, comme parmi elles aussi, de révolutionnaires ; tel ce Témoignage de la vérité dans l'Église[10], où l'auteur anonyme soutenait que ni les évêques ni même les prêtres ne sont les seuls juges de la foi, que c'est le peuple qui en décide. Ce libelle fut extraordinairement vanté, couru et applaudi. La Bulle Unigenitus menaçait de transformer en un parti populaire ce Gallicanisme ecclésiastique qui, dans le siècle précédent, avait fini par n'être plus qu'une opinion d'école.

Le Gallicanisme parlementaire ne se relève pas moins énergiquement.

Pour obéir à la volonté du Roi, impérieusement marquée par lui, les Grand'Chambre et Tournelle assemblées sont forcées, le 15 février 1714, d'enregistrer la Bulle pontificale. Mais la pression officielle n'empêche pas, aussitôt après, les parlementaires de se préparer, pour le moment où le Roi qui décline aura disparu, à une lutte ouverte qu'ils prévoient depuis longtemps.

Il y a, en effet, vingt ans ou plus qu'ils sont inquiets des faiblesses de Louis XIV vis-à-vis de Rome. En 1695, au lendemain de la reculade royale de 1693, ils ont obtenu, non sans peine, une petite revanche ; il ont fait rendre un Édit sur la juridiction ecclésiastique qui, — sous prétexte de coordonner en un code, conformément au désir de l'Assemblée de 1682, les nombreuses décisions prises sur ces matières, — prétendait visiblement régler, sans le Pape et en ignorant son autorité, tous les droits et tous les devoirs du clergé français. De cette opposition parlementaire à l'ultramontanisme, le chef secret et, toutes les fois qu'il le peut, l'organe public, c'est Henri-François Daguesseau. Sa conviction passionnée, c'est que toutes les questions et affaires nées en France, de quelque matière qu'elles soient, doivent être premièrement examinées, discutées et jugées en France avant que d'être portées au tribunal du Souverain Pontife ; sa grande haine, c'est la prétention ultramontaine de faire de nos évêques de simples appariteurs chargés de la publication des décrets du Saint-Siège. La Bulle Unigenitus n'est pas plus valable en France que jadis le Concile de Trente. Les évêques qui l'ont refusée sont mieux fondés en droit que ceux qui l'ont reçue, car le Pape n'a sur les fidèles en dehors de la ville de Rome qu'une juridiction médiate ; il ne peut que proposer au reste de l'Église les lois qui lui paraissent utiles, et c'est aux évêques qu'il appartient, en vertu de leur juridiction immédiate sur chacun des peuples chrétiens, de signifier ou non ces lois à leurs diocésains. Le Roi tout le premier, en enjoignant aux évêques de recevoir cette Bulle invalide, a prévariqué. Il ne peut pas faire que les vieilles libertés nationales ne subsistent ; il ne peut pas abdiquer ni faire abdiquer la France devant le Pape. Telles sont les thèses qu'avec Daguesseau les écrivains parlementaires établissent dans la bourgeoisie si solidement qu'elles dureront jusqu'au XIXe siècle. Et ainsi la Bulle contre le Jansénisme fournit au Gallicanisme, battu depuis 1693, l'occasion de rentrer en scène, avec une vigueur nouvelle.

D'autre part, dans cette alliance qui profite à chacune des deux causes unies, le crédit du Jansénisme se relève. Il sert grandement aux vieux tenants de saint Augustin d'être appuyés par cette magistrature vers laquelle tous les mécontentements de la nation se tournent pour lui demander de reprendre son rôle protestataire et protecteur d'autrefois. Il leur sert d'avoir plus que jamais pour adversaires ces Jésuites dont l'impopularité est très grande. Car l'influence que la Compagnie avait cherchée et acquise dans les affaires ecclésiastiques, faisait croire qu'elle s'était pareillement immiscée dans les affaires politiques. Tout ce qu'on aurait eu lieu d'attribuer en bonne justice aux différents représentants du parti dévot auprès de Louis XIV, — tout ce dont., par exemple, Mme de Maintenon, ou même les Jansénistes, étaient en bonne partie responsables autant ou plus que les Confesseurs, — l'opinion, surexcitée contre les Jésuites, le leur imputait en bloc. Ils portent la haine de tout, avoue l'un d'eux, le P. Lallemand, en 1711. Les Jésuites n'ont que le roi pour eux, avouait Fénelon. Les ennemis des Jésuites ont pour eux cette puissance nouvelle : le public.

Non pas, bien entendu, que le système janséniste reconquière la faveur au même degré qu'il l'avait eue vers 1880. Les idées, qui ont marché, vont ailleurs, et même chez les théologiens, les doctrines dures et rigides de Port-Royal ont perdu, depuis dix ans, du terrain. Mais, conscient de ces tendances nouvelles, le Jansénisme se fait un peu plus doux, sinon dans ses assertions fondamentales sur la Prédestination et sur la Grâce, au moins dans la manière de les présenter. La génération nouvelle des docteurs augustiniens se réclame moins âprement de saint Augustin, plus volontiers de saint Thomas, parfois même de Descartes alors triomphant. Ce jansénisme atténué ou rajeuni, et, dit Fénelon, le plus perfide, se maintenait et progressait même. D'abord dans le clergé, séculier ou régulier : pans me mea. Fénelon, écrivant en 1710 au P. Le Tellier, fait un dénombrement formidable de l'armée janséniste : Tous ceux qui étudient en Sorbonne, excepté les Séminaristes de Saint-Sulpice et quelques autres en très petit nombre... les Bénédictins de Saint-Maur et de Saint-Vannes, l'Oratoire, les Chanoines réguliers de Sainte-Geneviève, les Augustins, les Carmes déchaussés, divers Capucins, beaucoup de Récollets et de Minimes... les Séminaristes même de Saint-Lazare. — Puis parmi les gens du monde : — Mme de Maintenon déclare, en 1707, que la joie d'en voir qui se convertissent est trop souvent gâtée pour elle par la crainte de les voir se tourner vers Port-Royal en revenant à Dieu. — Aussi, chez les petites gens : il n'y avait pas de maison, écrit un peu plus tard dom Thuillier, pour peu qu'elle ne fût pas dans une extrême indigence, où l'on ne trouvât quelque livre des Solitaires de Port-Royal ou les Réflexions du P. Quesnel. — Enfin il n'était pas jusqu'aux indifférents et aux incrédules dont la Bulle ne ramenât les sympathies vers les disciples de Saint-Cyran. Pour saisir et fixer le Jansénisme, plutôt implicite et diffus, des Réflexions morales du P. Quesnel, il avait fallu peiner à Rome. On avait été obligé de subtiliser, et, plus d'une fois, pour atteindre une hérésie, d'écraser une vérité. La Bulle condamne une proposition qui dit que la foi est la première des grâces. Est-ce donc qu'il est vrai de dire que la foi n'est pas la première des grâces ? Les pamphlets, les parodies, les chansons pleuvaient sur la Bulle. La mode s'établit de la mépriser. Fénelon, douloureusement, en constate le désastre. Il reconnaît que le soulèvement qu'elle cause dans toute la France est violent ; qu'aux yeux du public, toute la raison est du côté des adversaires de la Bulle, tandis que, de l'autre, il n'y a que la seule force. Mais alors que va être l'avenir ? Le cardinal de Noailles supputait malignement que, si cinq propositions de Jansénius agitaient l'Église depuis si longtemps, combien se battrait-on pour les cent et une du P. Quesnel ?

Donc, après que l'Église a consacré, trois quarts de siècle durant, au Jansénisme, plus d'examens et de jugements qu'à toutes les anciennes hérésies ensemble, — après que l'État français y a dépensé autant d'autorité qu'à l'extinction de la Fronde et autant de diplomatie qu'à la Succession d'Espagne, — rien n'est fait : c'est Fénelon, encore, qui, en 1714, le déclare. Tout est à refaire. On en est au même point qu'en 1642.

En face de cette persistance, et même de ce regain, soit du Gallicanisme, soit du Jansénisme, la dernière attitude de Louis XIV est conforme à ses actes précédents, tantôt dans l'obstination étroite, tantôt dans l'indécision flottante.

Le Jansénisme, il continue de l'exécrer, et l'exècre de plus en plus. Jusqu'en 1712, le duc de Bourgogne, élève de Fénelon, jusqu'en l745, le chancelier Voisin, créature de Mme de Maintenon, l'y encouragent. En 1710, le duc de Bourgogne rédige lui-même, contre le Jansénisme, comme il a rédigé contre les Huguenots, un vrai réquisitoire. — On affecte d'avoir toujours aussi présente l'idée d'une conspiration janséniste que d'une insurrection calviniste. On inquiète presque aussi souvent les prédicateurs augustiniens que les prédicants huguenots. En 1710, Torcy écrit que le seul soupçon de Jansénisme est un gage assuré de disgrâce pour le suspect et ses parents.

Quant au Gallicanisme, les conseillers dévots de Louis XIV le poussent à sévir, et pour y décider le Roi, ils n'hésitent pas à jouer de la crainte d'une mort prochaine. Le Roi voudrait-il, écrit Fénelon, s'exposer à mourir dans cette disgrâce du Saint-Siège qui comptera dans l'autre Monde ? Mais Louis XIV, comme il était naturel après s'être tant compromis jadis à défendre et à exalter l'autonomie religieuse de son royaume, répugne encore à abjurer les maximes de France, à donner définitivement cause gagnée à Rome. Et alors ce sont, de sa part, dans ces neuf dernières années de son règne, des prodiges d'équilibre.

La façon dont il se comporte avec les brefs du Pape aux évêques renouvelle à chaque fois une comédie. Il les connaît sans les reconnaître. Il leur obéit sans les recevoir. En 1707, le Pape a adressé aux évêques de France et au Roi deux lettres sévères au sujet de la conduite de l'Assemblée de 1705 : le Roi, par bienséance, ne croit pas pouvoir d'abord se dispenser de recevoir celle qui lui est adressée, parce qu'on ne refuse point, dit-il, d'ouvrir la lettre d'un ami sans être bien résolu de se brouiller avec lui ; mais ensuite il les rend au nonce. Puis, après que ces deux brefs ont, tout de même, clandestinement, été publiés en France, et que le Parlement, par arrêt, en a prohibé l'impression et ordonné la saisie, le Roi approuve l'arrêt ; seulement, il dicte lui-même au Chancelier cette restriction que cet arrêt ne sera ni répandu, ni imprimé, ni publié jusqu'à nouvel ordre. Et comme de toutes ces petites concessions, le Saint-Siège ne tient nul compte, comme, après la Bulle Unigenitus, le Saint-Siège demeure aussi hautain qu'avant et ne veut voir qu'une chose : c'est que sa sentence est encore, comme en 1705, discutée par la France indocile, — Louis XIV en est réduit, ainsi qu'au temps d'Innocent XI, à faire supplier le Pape par des négociateurs secrets.

D'autre part, les rares Gallicans qui restent à monter la garde autour de Louis XIV, — Pontchartrain, jusqu'en 1714, Torcy, jusqu'à la fin — se défendent vaillamment. Ils provoquent, encouragent les mémoires vibrants où Daguesseau s'indigne contre l'idole de la grandeur romaine et déplore la manière tremblante et lâche dont on livre au Pape ce cardinal de Noailles devenu, par le seul fait de la résistance à la Bulle, l'homme de la nation. Du reste, ce rôle de champion de la France contre Rome, Daguesseau le remplit, lui aussi, non seulement par des paroles éloquentes, mais par des actes. Voici qu'un procureur général ose résister au Roi par la loi. Comme le cardinal de Noailles éconduit les émissaires de tout genre que la Cour lui députe afin de le faire revenir sur son appel, Louis XIV invite Daguesseau à intervenir : Daguesseau refuse. Lorsque Louis XIV annonce le dessein de tenir, de son propre chef, pour juger Noailles, un concile, Daguesseau déclare qu'après cela il ne reste plus au monarque français que d'établir, quand il lui plaira, un nouvel article de foi, de le donner à croire à ses évêques, de l'imposer aux fidèles par ses magistrats. Henri-François Daguesseau, né en 1668, retrouve le langage que tenaient autrefois les Broussel, les d'Éprémenil, les Molé. Il a toujours sa démission toute prête. Et lorsque, le dimanche 11 août 1715, il fut convoqué à Versailles pour recevoir les ordres du Roi,

Ce magistrat dit adieu à Mme la Procureuse Générale, sa femme, et lui fit sentir qu'il ne savait pas s'il n'irait point coucher à la Bastille. Allez, Monsieur, répondit-elle sans s'attendrir, et agissez comme si vous n'aviez ni femme, ni enfants. J'aime infiniment mieux vous voir conduire avec honneur à la Bastille, que revenir ici déshonoré.

Une manière de Fronde se dessinait.

Ainsi tiraillé, dans son entourage le plus immédiat, par deux thèses contraires, à l'âge où la volonté chancelle, Louis XIV mourant est malheureux. Il n'en peut plus de ces querelles sans fin, de ces controverses immortelles. Il lui faut suspecter ses meilleurs serviteurs, se séparer à chaque instant de ses amis de la veille, traiter en criminel son archevêque, ce Noailles dont Mme de Maintenon a obtenu jadis de lui la nomination en lui prouvant que c'était un saint. Il voit se multiplier parmi ses évêques les manifestations incorrectes et téméraires, il voit un esprit de vertige et de dérèglement se répandre dans cet épiscopat qu'il connut si docile. Il sent son autorité paralysée, sa mort escomptée. Et il s'irrite : Quand je dirai : je veux, il faudra bien qu'on m'obéisse. S'il en faut croire Joly de Fleury, il a, lui si modéré dans son langage, des fureurs ; il crie au Premier Président et à Daguesseau qu'il a le pied levé sur eux ; que si le Parlement bronche, il lui marchera sur le ventre ; qu'il n'y a pas loin de son cabinet à la Bastille ; qu'il lui soucie peu qu'on l'accuse de tyrannie. Puis il retombe sur lui-même et gémit : Ces gens-là me feront mourir.

Et jusqu'au milieu de 1715, jusqu'à la veille de sa mort, son hésitation persiste. Sans doute la balance penche du côté romain. Torcy s'efface. Pontchartrain (mai-juillet 1714) sent qu'il vaux mieux qu'il se retire. Le crédit grandissant des Jésuites s'affirme dans les plus petits faits : — en 1713, restrictions mises par Louis XIV à la condamnation en Parlement de l'Histoire de la Société du P. Jouvency, qu'en d'autres temps on eût brûlée, à cause de l'indulgence qu'elle marquait pour les vieux apologistes du régicide ; — en septembre 1714, intervention du Roi auprès du Parlement pour faire conserver aux Jésuites, jusqu'à leur profession, la nue-propriété de leurs biens de famille. Et, par contre, pour les gallicans obstinés le vieux souverain a des paroles dures. L'avocat général Joly de Fleury lui représentant que l'honneur du Parlement l'oblige à examiner la Bulle avec sévérité... — Mais, dit le Roi, j'ai aussi mon honneur, et je ne veux rien qui puisse fâcher le Pape. Cela fâchera le Pape, répète-t-il à chaque instant, quand l'avocat général lui lit son discours. Il ne s'agit point de libertés gallicanes, dit-il encore, il s'agit de la religion ; je n'en veux qu'une dans mon royaume, et si les Libertés servent de prétexte pour en introduire d'autres, je commencerai par détruire les Libertés. En mai 1745, il défend qu'on invite le cardinal de Noailles à l'assemblée quinquennale du Clergé. Dangeau enregistre que le Roi a expressément déclaré qu'à présent il regardait son archevêque presque comme un hérétique.

Mais pourtant, au même moment, il ménage et les Gallicans et cet archevêque rebelle. Il refuse de le laisser aller se justifier et s'expliquer à Rome, comme le Pape le propose, conformément, du reste, aux clauses des concordats. Quand Clément XI offre de signifier à Noailles, par un bref de rigueur, une mise en demeure formelle d'avoir à se soumettre à la Bulle dans un délai de quinze jours, de lui infliger, s'il résiste, les peines canoniques et spécialement de le décardinaliser, le Roi, malgré les instances de Fénelon, refuse cette dénationalisation de Noailles qu'on lui demande de faire préalablement, afin que l'archevêque, privé de sa

qualité de Français, n'ait plus de recours légal en France. Malgré les agitations, les insomnies que lui cause le désir d'en finir vite, il fait combiner par ses conseillers de la dernière heure, le P. Le Tellier, le chancelier Voisin, le cardinal de Rohan, l'évêque de Meaux, Bissy, une procédure que le conseiller d'État Michel-Jean Amelot va, en décembre 4714, à titre d'envoyé extraordinaire, exposer à la cour Rome. Le Roi donnera une Déclaration portant adhésion, au nom de son royaume et de son clergé, à la Bulle Unigenitus ; — le Parlement enregistrera cette Déclaration et acceptera de nouveau la Bulle ; — puis, un Concile national sera réuni pour juger et condamner l'archevêque de Paris et les évêques qui continueraient de résister avec lui. Par des lettres du 24 juillet et du 13 août 4715, le chancelier Voisin annonce comme définitives ces décisions du Roi. Le 15 août, Louis XIV tombait malade de la maladie qui, quinze jours plus tard, devait l'emporter.

Mais voilà quel était le dernier geste, la manifestation suprême de sa politique à l'égard de l'Église catholique. Louis XIV finit en convoquant, malgré le Pape, un concile. A ce concile, ainsi que les rois du moyen âge, ainsi que les empereurs d'Orient, il indique les matières dont il veut qu'il traite ; à ces juges ecclésiastiques d'une matière spirituelle, il marque la sentence qu'ils doivent rendre et le châtiment qu'ils doivent prononcer. Le bruit courut même qu'il eût usé volontiers du droit que lui reconnaissait la théorie gallicane, d'aller, lui-même, présider cette assemblée d'évêques, et juger avec eux.

Et c'est bien là que, logiquement, il devait en arriver, étant dans l'Église de France, comme le lui répétaient ses légistes, plus que prêtre, et, dans l'Église universelle, comme l'en félicitait naguère encore le Pape, le modèle des pasteurs. Je n'ai fait que ce qu'on m'a dit que je pouvais faire, disait-il modestement, et avec justice, le 28 juillet 1715. Ce n'était pas seulement les ultramontains et les jésuites, ce n'était pas seulement Fénelon qui lui réitéraient l'assurance qu'on ne pourrait se plaindre raisonnablement qu'il entrât dans le spirituel avec une autorité qui opprime les consciences, puisqu'il ne ferait que la fonction de protecteur des canons, ou, comme disait le duc de Bourgogne, de tuteur de l'Église. Les Jansénistes et les Gallicans, qu'il cherchait à écraser à présent avec le Pape, et, s'il le fallait, sans le Pape, n'avaient pas cessé, eux non pins, de lui parler le même langage. Le cardinal de Noailles le lui avant dit, tout comme Fénelon, tout comme Bossuet :

Dieu fait régner les rois sur la terre afin qu'ils fassent régner Dieu [et lorsque des rois catholiques font triompher, par les lois et par la force, la vérité sur l'erreur], c'est un temps de grâce à l'égard de ceux qui se sont égarés et qu'on ramène.

Et Daguesseau, lui-même, qu'indignait maintenant cette usurpation, osée par son Roi, du magistère sacerdotal, avait été le premier jadis à lui décerner, — à lui imposer bon gré mal gré, — ce titre d'évêque extérieur, dont Louis XIV, persuadé qu'il le méritait, prétendait exercer, jusqu'au bout, tontes les prérogatives. Bien plus, c'étaient les protestants eux-mêmes qui, encore aux premières années du XVIIIe siècle, faisaient chorus avec les catholiques sur l'incontestable droit du prince à se mêler des affaires religieuses, à employer sa puissance pour l'extirpation de l'erreur, — attendu, écrivait le pasteur Élie Saurin, qu'il a l'obligation stricte de procurer à son peuple les biens célestes et la béatitude éternelle, et que la gloire de Dieu est la dernière fin du pouvoir souverain. — Si donc, au dernier jour de son règne, Louis XIV en venait à se faire, non seulement soldat du Pape, mais Pape en France, c'était, surtout, la faute du fanatisme imprévoyant avec lequel ses divers conseillers religieux avaient tous, surtout depuis 1683, exalté à ses yeux cette doctrine, en l'exploitant chacun pour son parti.

Lui était-il, pourtant, impossible d'échapper et aux suggestions de ces hommes et au joug de cette doctrine ?

Certains États étrangers, si Louis XIV en eût accepté la leçon, prouvaient par leur conduite que l'on pouvait gouverner autrement. Sans parler de la Hollande, où l'indifférence du pouvoir laissait toutes les communions coexister en liberté, ni de l'Angleterre où, depuis quelques années, la dynastie nouvelle commençait d'appliquer en fait la même tolérance, plusieurs royaumes catholiques donnaient à la France l'exemple de l'abstention de l'autorité civile en ces matières. En octobre 1714, le Roi voulut s'assurer si la Constitution Unigenitus était reçue en Allemagne, et il écrivit à ce sujet à MM. de Villars, du Luc et de Saint-Contois. On lui répondit que non, et que le prince Eugène s'étonnait fort que la France entrât dans ces contestations. A Venise, le jour où la Bulle fut remise au Conseil de la Sérénissime République, le Conseil ne dit rien et serra la Bulle dans une armoire. En Savoie, en Espagne et en Pologne, l'acceptation de la Bulle avait été chez les évêques affaire de convenance individuelle : les gouvernements s'en étaient désintéressés. Par contre, en France, l'expérience ne se lassait pas de prouver au Roi, jusqu'à son dernier jour, que la méthode contraire n'était pas la bonne. Ce moyen du Concile national, par où il se flattait, une fois de plus, de concilier ce qui lui restait de Gallicanisme avec sa haine persistante des Jansénistes et son respect accru du Pape, — ce moyen ne contentait personne. Jusqu'au dernier moment, Clément XI rechigne à l'accepter, renvoie l'ambassadeur Amelot sans réponse, dispute pour obtenir au moins que ce Concile français, qu'il redoute, soit dans sa main, se plaint qu'avec toutes ces inventions, le roi de France ne le satisfasse pas assez vite. A Paris, les Jansénistes, tout en conservant l'espoir de vaincre devant ce tribunal français, gémissent et crient. L'archevêque de Paris a de plus en plus l'attitude d'un chef de parti : il ne veut rien entendre des accommodements proposés, rien faire sans être avoué et approuvé de ses partisans, de ceux qu'il appelle ses évêques. Il fait son fort des libertés de l'Église gallicane, et répète tout le temps qu'il est obligé de les défendre. — Au Parlement, même attitude d'insurrection qu'à l'archevêché. Tout le Parquet, les Présidents de Chambres, le Premier Président, tonte la masse des Conseillers laïques ou clercs, déclarent, le 12 août, qu'ils voteront, avec Daguesseau, contre le projet royal. Et, devant cette opposition, Louis XIV est obligé de déclarer qu'il tiendra un lit de justice, qu'il fera, moribond, ce qu'il n'a pas fait depuis soixante ans, qu'il ira dire au Parlement : Je veux, comme il le dit au Pape. De ce lit de justice, quel eût été le dénouement ? Les magistrats auraient-ils, comme l'annonçait le Premier Président de Mesmes, remis leurs robes, plutôt que de céder ? Mais même si, en présence du vieux Roi, on s'était tu, c'eût été, au sortir du Palais, la guerre, la guerre des remontrances, en même temps, qu'auraient continué à Rome, les chicanes diplomatiques, théologiques et canoniques.

Ici et là, en somme, c'était, pour le gouvernement de Louis XIV, le recul, la défaite.

 

 

 



[1] SOURCES : Outre les documents contemporains indiqués au chapitre premier, les textes nombreux, mais dispersés dans tout l'ouvrage de Michaud, Louis XIV et Innocent XI, Paris, 1882-1883, 4 vol. ; dans Gérin, ouvrage cité ci-dessous, et dans Crétineau-Joly, Arnauld, Œuvres, éd. citée, t. XXXVII. Le Recueil des Instructions aux ambassadeurs, Rome, p. p. Gabriel Hanotaux, t. I, 1888 ; t. II (en préparation, contenant les instructions de 1688 à 1715). La Defensio declarationis Cleri Gallicani, le Mémoire contre le livre de Rocaberti, et Gallia orthodoxa, prævia dissertatio, dans les Œuvres de Bossuet, éd. Guillaume, t. X. Le cardinal Sfondrata, Gallia vindicata, 1702. L'abbé Fleury, Nouveaux opuscules, p. p. Emery, en 1807 et 1818. Les Mémoires du marquis de Coulanges, p. p. Monmerqué, Paris, 1880.

OUVRAGES A CONSULTER. Avant tout Ch. Gérin, Recherches sur l'Assemblée de 1681, 2e édit. revue, Paris, 1870. Du même auteur, divers articles dans la Revue des questions historiques de 1876, 1877, 1878, 1886. Le P. Bouix, Tractatus de Papa, Paris, 1869, p. 1-110. Ch. Loyson, L'Assemblée du Clergé de 1681, Paris, 1870. Algar Griveau, Étude sur la condamnation des Maximes des Saints, Paris, 1878, t. II. Ranke, Geschichte d. röm. Päpste, 10e Aufl., Leipzig, t. III. Französische Geschichte, 3e Aufl., Stuttgart, 1877 et suiv., t. V et VI. Ed. Berthier, Vita del Innocenzio XI, Rome, 1889. Card. de Bausset, Hist. de Bossuet, 1813 ; éd. revue, Versailles, 1819. Le P. Gazeau, dans les Études de 1883, 1874, 1875, 1876, 1877. Ch. Urbain, Notes sur l'histoire de la Défense de la Déclaration du clergé de 1683, Paris, 1902 (Extr. du Bulletin du Bibliophile). Gabriel Hanotaux, Essai sur les libertés de l'Église gallicane, Paris, 1888.

[2] SOURCES. Outre les correspondances contemporaines indiquées au chapitre premier, la Correspondance de Rome au Dépôt des Affaires étrangères ; seules, les Lettres du cardinal de Bouillon ont été publiées (Coll. des Documents inédits) par l'abbé Verlaque, Paris, 1884. — Corresp. de Bossuet sur le Quiétisme, éd. Guillaume, t. IX ; de Fénelon, éd. de Saint-Sulpice, t. Il, III, VIII, IX ; de Tronson, Lettres choisies, p. p. L. Bertrand, Paris, 1904. — L'abbé Phélypeaux, Relation de l'origine, du progrès et de la condamnation du Quiétisme, s. d., 1732, 2 vol. L'abbé Urbain, Relation de l'abbé Pirot, dans la Revue d'hist. littér. de la France, t. III, 1896. Le P. Eugène Grisette, Lettres inédites du frère de Bossuet, extraits des Études, Paris, 1901-1902, et, dans la Revue d'Hist. et de Littér. religieuse, t. VII et t. VIII, Épisodes de la campagne anti-quiétiste à Rome ; Daguesseau (éd. citée), Discours sur la vie de son père, et Réquisitoire du 14 août 1699.

Écrits dogmatiques : Mme Guyon, Opuscules spirituels, avec le Traité des Torrents, Cologne, 1704. Bossuet, La Tradition des nouveaux mystiques, 1694, publ. en 1748 ; Instruction sur les États d'oraison, prem. traité, 1697 ; Réponse de Mgr l'évêque de Meaux à quatre lettres de Mgr l'archevêque duc de Cambray, 1697-98 ; Relation sur le Quiétisme, 1698 ; Deuxième Traité sur les États d'oraison, p. p. E. Levesque, 1897. Fénelon, Explication des Maximes des Saints sur la vie intérieure, 1697, et Réponse à la Relation de Bossuet, 1698. — Maurice Masson, Fénelon et Mme Guyon, documents nouveaux et inédits, 1907.

OUVRAGES A CONSULTER. Analyse de la controverse du Quiétisme par M**** (Gosselin, supérieur de Saint-Sulpice), dans l'édit. de Fénelon, t. I, p. 177 et suiv. ; notamment p. 195-202. Card. de Dausset, Hist. de Bossuet et Hist. de Fénelon, déjà citées. Tabaraud, Supplément aux Histoires de Bossuet et de Fénelon, Paris, 1822. Griveau et Crousté, ouvrages cités. L. Guerrier, Madame Guyon, Orléans, 1881. — Faguet, Études sur le XVIIe siècle, 1890. — F. Brunetière, art. cités et art. BOSSUET, Grande Encyclopédie. G. Lanson, Bossuet, Paris, 1891. A. Rébellion, Bossuet, Paris, 1900. — E. Levesque, Bossuet et Fénelon à Issy, 1899. — Henri Chérot, Le Quiétisme en Bourgogne et à Paris en 1698, Paris, 1901. — Reyssié, Le cardinal de Bouillon, Paris, 1899. — A. de Boislisle, Notice sur le Cardinal de Bouillon (édit. de Saint-Simon, t. V et t. VIII).

[3] SOURCES. Outre les documents indiqués dans les bibliographies précédentes (textes diplomatiques dans les ouvrages d'Hanotaux et de Michaud cités plus haut, et celui de Le Roy, ci-dessous) : la Vie d'Arnauld et les tomes II-IV, XXIV-XXV, XXIX-XXXV de l'édit. de Lausanne ; la Correspondance de Quesnel ; la correspondance de Fénelon et ses écrits théologiques, t. II, III et IV des Œuvres ; l'Histoire générale du Jansénisme, par M. l'abbé ***, Amsterdam, 1700, 3 vol. in-12° ; l'Histoire des cinq propositions de Jansénius, Trévoux, 1702, 3 vol. in-12° ; La Paix de Clément IX, Chambéry, 1701, 2 vol. in-12° ; l'Histoire de Formulaire et l'Histoire abrégée de la Paix et de l'Église (s. l. n. d.), 1 vol. ; la Chimère du Jansénisme, 1708, in-12° ; l'Histoire du Cas de conscience, Nancy, 1705-1711, 8 vol. Le Recueil de plusieurs pièces pour servir à l'histoire de Port-Royal, Utrecht, 1740, 1 vol. ; la Seconde phase du Jansénisme (fragment de l'histoire de la Constitution Unigenitus, de dom Vincent Thuillier), p. p. A. M. P. Ingold, Paris-Lyon, 1901. Les Réflexions morales sur le Nouveau Testament, par le P. Quesnel, 1727, 8 vol. in-12°.

OUVRAGES À CONSULTER : Les Mémoires historiques et chronologiques sur l'abbaye de Port-Royal des Champs, [par l'abbé Guilbert], Utrecht, 1755, 7 vol. in-12° : les Nécrologes de Port-Royal des Champs et Vies des Religieuses ou des Amies de Port-Royal publiés de 1723 à 1760 (voir Sainte-Beuve, Port-Royal, t. VI, p. 631 et suiv. ; et A. Maulvault, Répertoire alphabétique des personnes et des choses de Port-Royal, Paris, 1902). Les Histoires de Port-Royal, de Benegne, Cologne, 1752, 6 vol, et de dom Clément, Amsterdam, 1755-1767, 10 vol. Port-Royal des Champs, Notice historique [par A. Gazier], Paris, nouv. édit., 1893, in-12°. Outre Rohrbacher, Sainte-Beuve et Mgr Fazet, l'important ouvrage d'Albert Le Roy, La France et Rome de 1706 à 1715, d'après des documents inédits, Paris, 1892, 1 vol. Le P. Mandonnet, Décret d'Innocent XI contre le Probabilisme (Revue Thomiste, t. IX). Mémoires domestiques pour servir à l'histoire de l'Oratoire, par le P. Batterel, p. p. A. M. P. Ingold et P. Bonnardet, Paris, 1892-1905, 4 vol.

[4] Pavillon, évêque d'Alet ; Caulet, de Pamiers ; Buzenval, de Beauvais, et Arnauld, d'Angers.

[5] Michaud, ouvr. cité, III, p. 177-180, 182 ; IV, p. 420. VI, 418-421. Gazier, Rev. pol. et littér., 1875 ; Revue crit., 1897. Ch. Gérin, Revue des Questions historiques, t. XXIII, 1878.

[6] Elle ne fut publiée qu'en 1710. Cf. plus loin.

[7] Lettre d'un ecclésiastique, 14 février 1703, citée par Mme Le Roy, Corresp. de Quesnel, t. II, p. 183, n. 1. Cf. Quesnel, La Souveraineté des Rois défendue contre Leydecker, 1708.

[8] Pour cette période, ajouter aux bibliographies précédentes :

SOURCES. Mémoires de Daguesseau, l'un de 1718, l'autre de 1717 dans les recueils de la Collection Le Palge-Gazler (volume Formulaire-Bulle, 1654-1720). Récit des derniers actes de Louis XIV par Joly de Fleury, même collection. Le Journal de l'abbé Dorsanne, secrétaire du cardinal-archevêque de Paris, Amsterdam, 1753, 5 vol. in-12°. Mémoires el lettres du P. Timothée de la Flèche, p. p. le P. Ubald d'Alençon, Paris, 5e édit., 1907. Les Entretiens sur le décret de Rome du 18 juillet 1706, par le P. Quesnel, 1709. Gémissements d'une âme vivement touchée de la destruction de P. R. des Champs, s. I., 1710-1713. L'Histoire du livre des Réflexions morales et de la Constitution Unigenitus, Amsterdam, 1723-1734, 4 vol. in-4°. Histoire abrégée de la dernière persécution de Port-Royal [par l'abbé Pinault], s. I., 1750, 9 vol. in-12°.

A CONSULTER : L'abbé Proyart, Vie du Dauphin, père de Louis XV, P., 1783, 2 vol. in-12°. [Nicolas Le Gros], Du Renversement des libertés de l'Église gallicane, P., 1716, 2 vol. in-12°. Le P.-F. Lafiteau, Hist. de la Constitution Unigenitus, Avignon, 1737, 2 vol. in-12°. L'abbé V. Durand, Le Jansénisme et Joachim Colbert, Toulouse, 1907.

[9] Les principaux opposants, à la Sorbonne et à Paris, furent les docteurs Boursier, d'Asfeld, de Lavigerie, La Paige, l'abbé d'Étemare, Nicolas Le Gros, etc.

[10] Attribué au P. Desbordes, condamné par le Parlement le 21 février 1715.