I. — PLACE CONSIDÉRABLE PRISE PAR LES AFFAIRES RELIGIEUSES DANS LA FIN DU RÈGNE. - LA PIÉTÉ DES MINISTRES ET DU ROI. DE 1683 à 1715, les affaires religieuses prennent dans l'histoire du règne de Louis XIV une place très grande, malgré tant d'événements graves qui se passent alors dans la guerre et dans la diplomatie, dans les finances et dans la vie économique du pays. Durant ces trente-deux années, la religion cesse rarement d'être à l'ordre du jour du Conseil ; elle ne cesse jamais d'être présente à l'esprit du Roi. Même pendant la guerre de 1701-1713, il se mêle, et jusqu'au plus petit détail, de tous les incidents d'ordre religieux. Il s'occupe personnellement des conversions particulières des huguenots, soit à la cour, soit en province, et de l'état d'âme d'obscurs gentilshommes qui s'obstinent. Perpétuellement il pense aux Jansénistes. En 1692, un catéchisme lui est dénoncé comme imprégné de la mauvaise doctrine de Port-Royal : il s'en fait adresser un rapport. C'était vers le milieu de l'année, entre la bataille de la Hougue et la prise de Namur. Encore le 6 avril 1715, Pontchartrain écrit au lieutenant de police d'Argenson : Le Roi m'a dit ce matin qu'il y avait trois prédicateurs à Paris qui affectaient dans la plupart de leurs serinons de parier toujours de la Grâce pour établir le système janséniste. Sa Majesté m'en a remis des extraits dont je joins ici copie et. m'a même ordonné de vous dire qu'elle était étonnée d'apprendre par d'autres que par vous une chose aussi importante. Cette importance accordée par Louis XIV et par son gouvernement aux choses ecclésiastiques ne peut pas s'expliquer complètement par des raisons de police et par le système despotique. Il est invraisemblable qu'un pouvoir devant lequel toutes les oppositions, à cette date, avaient disparu, n'estimât pas à leur juste valeur les ressources matérielles ou morales des divers partis religieux. Elle s'explique mieux par la hantise de l'idée gallicane. C'est le moment où finit de se constituer, dans tout un corps de doctrine politique et judiciaire, la conception gallicane de la royauté. Malgré les protestations de l'Assemblée du Clergé de 1665, la théorie du sacerdoce royal s'est implantée. Elle passe des discours véhéments d'Orner Talon dans des livres, où les droits et devoirs spirituels du Roi, prouvés à grand renfort de textes des premiers siècles chrétiens, se formulent de la façon la plus nette : ... À considérer les choses superficiellement, il semble que les choses qui concernent l'instruction religieuse des peuples doivent appartenir à la seule puissance spirituelle... Et néanmoins il est certain qu'il y en a plusieurs dont le Prince e le droit de se mêler. (Pour ce qui est de la prédication), il le peut, soit en obligeant les Pasteurs de l'Église de donner des prédicateurs aux peuples, ou de leur prêcher eux-mêmes, soit en interdisant les prédicateurs qui abusent de leurs fonctions... Quant à l'Impression des livres qui concernent la religion, le Prince a droit aussi... d'en procurer l'approbation ou la censure... (Quant à) purger la Foi des erreurs qui s'y peuvent quelquefois mettre, c'est au Roi à procurer ce discernement et la condamnation des erreurs, toutes et quantes fois que l'Église ne le fait pas.... (Et s'il est vrai que la tenue des Conciles soit de la juridiction de l'Église), il n'est pas moins vrai que les Rois ont été obligés souvent d'y interposer leur autorité... quelquefois même contraints de se rendre malices des décisions[2]. Ainsi les rois peuvent inspecter l'Église, saisir l'Église des questions religieuses, et si elle ne peut pas ou ne veut pas y pourvoir, s'en saisir eux-mêmes et y pourvoir eux-mêmes en connaissant du fond. Le roi de France doit se remplir, dit formellement Daguesseau, dans un réquisitoire du 14 août 1899, de ce double esprit qui forme les grands rois et les grands évêques ; il doit être roi et prêtre tout ensemble. Louis XIV ne manque pas, dans les préambules des édits, d'affirmer ces maximes. Mais qu'il les applique avec hart de complaisance et de sécurité, il y en a une cause principale c'est qu'à partir de 1883 environ, son état d'esprit et celui de ses ministres anciens et surtout niveaux, les engage, eux et lui, à s'exagérer ce genre de droits et de devoirs. Les hommes qui de 1683 à 1715 sont aux affaires on y arrivent appartiennent à ces générations nées entre 1620 et 1640, dans le tempe oh le réveil catholique du commencement du siècle produisait ses effets. Le zèle religieux grandissant du Chancelier Le Tellier donnait le ton aux nouveaux ministres. Autant ou même plus que Louvois, Seignelay, le fils de Colbert, s'y conforme, et, dans sa vie dissipée, il lui prend des accès de dévotion dont les huguenots de Paris et de l'Île-de-France se ressentent. Leurs collègues, — Boucherat, Châteauneuf, Le Peletier ; — leurs successeurs, — Pontchartrain, Chamillart, Voisin, Torcy, — n'ont pas besoin, eux, d'être hypocrites. Presque tous très honnêtes gens, sévèrement élevés dans ce milieu de bourgeoisie parlementaire parisienne, dont l'Université, les Jésuites, les Sulpiciens, les Oratoriens, les messieurs de Port-Royal se partagent l'éducation et la direction, ils restent ou vite redeviennent des pratiquants fervents. Le Peletier dit chaque jour les vêpres ; Pontchartrain a sa chambre à l'Oratoire ; Torcy sait tous les Psaumes par cœur et porte sur lui les Livres sapientiaux. Surtout ils sont tous (sauf peut-être Colbert de Croissy, Chamillart et Desmarets) adhérents ou adversaires, ardents, de telle ou telle des doctrines qui divisent l'Église de France sur les questions de la grâce, de la foi et des œuvres, de l'amour de Dieu, du culte, de la discipline monastique, de l'infaillibilité du Pape. En 1691, le duc de Beauvillier est appelé au Conseil, et Arnauld de Pomponne y rentre après une disgrâce de douze ans. Ces deux ministres d'État sont, en quelque sorte, les ambassadeurs, les deux agents, auprès du Roi, des deux grands partis religieux du temps. Pomponne recommence à travailler pour la cause de Port-Royal ; il s'absorbe dans des tête-à-tête prolongés avec Mme de Fontpertuis, sa cousine, la mère de l'Église janséniste et l'active correspondante d'Arnauld Beauvillier est très pénétré de ce que Dieu demande de lui au poste où il l'a mis (lettre à Tronson , 15 avril 1697), et, dans toute question de politique intérieure ou extérieure, il a toujours le regard fixé, Torcy le note[3], sur l'intérêt de l'Église, presque toujours sur l'intérêt du Pape. Plus ou moins sincères et actives, toutes ces piétés de ministres s'autorisent et s'excitent, à partir de 1683, de l'exemple du maitre. La conversion du Roi, entreprise ouvertement par Mme de Maintenon au lendemain de la mort de la Reine, s'est poursuivie d'une façon normale et sûre comme tout dans cette âme logique. En 1690, Mme de Maintenon écrit : Le Roi se porte à merveille. Sa santé et sa sainteté se fortifient tous les jours. Vingt-quatre ans plus tard (1714), presque dans les mêmes termes : La santé du Roi ne se dément point, et son zèle pour la religion augmente. En outre, chez Louis XIV comme chez ses ministres, cet état d'esprit est cultivé, dans les trente dernières années du règne, par les conseillers religieux qui les environnent. II. — L'ENTOURAGE : LES CONFESSEURS, MADAME DE MAINTENON, FÉNELON. D'ABORD, les confesseurs, — jésuites, suivant une habitude passée en règle. — De 1675 à 1709, le P. François de La Chaize. De 1709 à 1715, le P. Michel Le Tellier. Confesseurs, c'est leur titre officiel, mais il ne répond plus à l'emploi, qui s'est transformé, grâce notamment au P. La Chaize. Par ses façons pacifiques et par ses assiduités auprès du Roi dont, au temps de la grande opération en 1686, il se fait le garde-malade ; par son loyalisme dans la querelle de la Régale, où ce droit du Roi, dont Bossuet n'était pas sûr, il le tient, lui, pour avéré, tout en étant, du reste, au fond, navré des Quatre Articles ; par ses entremises officieuses à Rome, lorsque Louis XIV commence à se lasser d'être mal avec le Pape, ce religieux gentilhomme et diplomate obtient ce premier résultat d'attacher indissolublement le Roi à la Compagnie. L'estime et la reconnaissance de Louis XIV pour lui et pour elle se manifestent par une pluie de bienfaits : cadeaux, privilèges, missions à l'étranger et dans le royaume, collèges, séminaires, emplois d'aumôniers dans l'armée et dans la flotte. Dès 1684 le P. La Chaize pouvait écrire : Je crois que le temps est venu où Dieu veut se servir de notre Compagnie pour sa gloire... plus que nous n'aurions osé l'espérer. Grâce au P. La Chaize, ce sont les Jésuites qui, dans ces matières spirituelles où le bon sens du Roi craint de se fourvoyer, lui apparaissent comme les guides les plus sûrs. Il estime la valeur des évêques et leur mesure ses faveurs à leur affection pour la Compagnie. Il prévient lui-même (1696) Mme de Maintenon qu'elle ne fera pas sa cour de ne les point aimer. Un autre résultat des services diplomatiques et de l'amabilité du P. La Chaize, c'est l'élargissement des attributions du Confesseur. Le Conseil de Conscience se composait, au commencement du règne, du Grand Aumônier, de l'archevêque de Toulouse, de Péréfixe, alors évêque de Rodez, et du P. Annat, confesseur. Peu à peu, il n'était plus resté que Péréfixe, devenu archevêque de Paris, et le P. Annat. Le successeur du P. Annat, le P. Ferrier, homme énergique et austère qui intimidait Louis XIV, n'avait pas eu de peine à éliminer François de Harlay, successeur de Péréfixe, dont la vie relâchée choquait un monarque sévère aux mœurs d'autrui. Il n'y eut plus de Conseil, ou plutôt, il y en eut deux, séparément. Harlay continua, en qualité de chef-né du clergé de France, de venir prendre une audience du Roi le mercredi avant le Conseil d'État ou le vendredi avant l'arrivée du confesseur, mais celui-ci venait après, disait le dernier mot. En 1693, c'est avec le P. de La Chaize que le Roi tient conseil de conscience, les vendredis. Et celui-ci a encore bien d'autres audiences très intimes : celles des lendemains de confession, des jours de communion. Le matin des quatre grandes fêtes où le Roi fait ses dévotions, le Confesseur s'enferme avec lui pour distribuer les bénéfices ecclésiastiques. Tous les ministres le courtisent, — constatent, en 1689-1696, les ambassadeurs vénitiens ; — son antichambre regorge. Le Confesseur du Roi est devenu, au sens antique du mot, l'aumônier, le dispensateur des grâces royales qui sont les plus quêtées par la noblesse besogneuse ou par l'ambition bourgeoise. Rien de plus vrai que le mot de Fénelon à Louis XIV : Vous avez fait de votre confesseur un ministre. Cette puissance, triple en quelque sorte, de secrétaire d'État des affaires religieuses, de représentant unique de l'Église de France auprès du souverain, et de trésorier général des munificences royales, le P. La Chaize la transmet à son successeur, le P. Le Tellier. Celui-ci, moine rustique et rude, théologien passionné plutôt qu'homme d'action, n'aura besoin, pour en tirer parti, ni de la diplomatie délicate de son prédécesseur, ni de l'acharnement sournois et fanatique que la légende lui attribue. A son confesseur, Louis XIV a pris le pli d'obéir, et d'autant plus docilement en vieillissant que, tiraillé par les partis, il est de plus en plus heureux d'être conduit, en sécurité, par le prêtre légalement responsable devant Dieu de son salut. Le Tellier joue sur le velours. Rien ne peut ébranler son pouvoir, — pas même ce fait que depuis qu'il est là, le nonce, s'il faut en croire Torcy, sait les partis que prendra le Roi sur les affaires de Rome, avant même que S. M. les ait mis en délibération. L'influence de Mme de Maintenon est presque aussi forte[4]. Bien qu'elle continue, après le mariage secret comme avant, à n'être dans la hiérarchie officielle de la Cour que la marquise de Maintenon, seconde dame d'atours de Mme la Dauphine, elle est, de plus en plus visiblement, traitée en épouse. Dès 1685, elle ne quitte pas le Roi. Dans son appartement situé, à Versailles, à Fontainebleau, à Marly, de plain-pied avec le sien, Louis XIV s'habitue non pas seulement à passer chaque jour ses moments de liberté, mais même, à partir de 1691, à installer sa vie laborieuse[5] ; tous les soirs, nous dit Dangeau, depuis sept heures jusqu'à dix, il travaille chez elle, avec l'un ou l'autre de ses ministres. Vingt-cinq ans durant, tous les détails de la guerre et de la marine, des négociations et des fortifications, de la police et des finances, se décident à quelques pas du fauteuil où Mme de Maintenon est assise, un livre on un fuseau à la main. Elle est initiée, autant ou plus que le fut jamais reine de France, à tout l'État. Confidente, d'abord, puis, de plus en plus conseillère. Quand le Roi travaille avec ses ministres, disait-elle elle-même, il est très rare qu'on ne m'appelle pas[6]. Cette participation au pouvoir n'est, du reste, pas bruyante. Du crédit qu'on lui attribue, Mme de Maintenon se défend. Elle avoue, cependant, qu'elle donne volontiers des maximes générales. Or, avec Louis XIV, c'est beaucoup. Souvenez-vous, écrivait un jour Fénelon à Mme de Maintenon, que les sentiments du Roi ne sont jamais du premier mouvement et qu'ils s'augmentent par les réflexions suggérées. Mme de Maintenon excelle à suggérer : ses lettres ont beau être discrètes : elles montrent, en cela, sa maîtrise. Toutefois, dans la politique proprement dite, trop de concurrences hostiles la rebutent ; et surtout cette antipathie du Roi, depuis les leçons de la Fronde, contre les dames qui s'ingèrent aux affaires d'État. Il n'en est pas de même des affaires religieuses. Elle en a, d'abord, le goût très vif. Pieuse dès sa jeunesse, — restée pieuse au temps même de ses douteuses fréquentations mondaines, — devenue, à mesure que sa fortune devenait meilleure, plus dégoûtée des frivolités et des grossièretés païennes du grand monde, théologienne au surplus, comme toutes les femmes du temps, elle voit, dès les premiers moments de son élévation, l'occasion d'employer dans l'Église ce désir de bonne gloire qui, au tempe de la Fronde, eût peut-être fait de la petite fille d'Agrippa d'Aubigné une héroïne, qui la stimulait durant sa misère, et qui l'anime à présent à justifier sa grandeur. D'ailleurs, elle ne s'expliquerait pas sa prodigieuse fortune si Dieu n'avait pas sur elle un décret particulier. Il me parut, dans le changement qui m'arriva, que tout était de Dieu, et je ne songeai qu'à entrer dans ses desseins. Ses confesseurs, ses directeurs et ses amis dans le clergé, séculier ou régulier, l'y aident. Tous, à partir de 1685 environ, de 1688 surtout, — Fénelon, Bourdaloue, Tiberge, Brisacier, Godet-Desmarais, Tronson, Joly, Bossuet, Hébert, Noailles, La Chétardye, Bissy, — successivement ou simultanément, lui expliquent, lui vantent les obligations de cette vocation merveilleuse qui, par une sorte de miracle, l'a mise auprès du plus puissant monarque de l'univers. Et cela, non point pour qu'elle se contente de sanctifier l'homme privé, mais pour qu'elle guide aussi le souverain, qu'elle procure la gloire de Dieu dans les grandes choses, qu'elle protège tout le bien et réprime tout le mal. Les Papes eux-mêmes, par des brefs élogieux, par des cadeaux de reliques, par la prérogative qu'ils lui confèrent de pénétrer dans tous les couvents de femmes, consacrent quasi officiellement la dignité et la fonction ecclésiastique de excellente compagne, de la précieuse amie du Roi très chrétien. Elle obéit discrètement, dans les deux ou trois premières année du mariage. Le protestantisme est alors l'affaire dominante : elle sentirait gênée de trop pousser à la persécution. Mais elle s'enhardit, à dater de 1688, où c'est Fénelon qui vient la stimuler ; plus encore à dater de 1692 et de 1695, où Godet-Desmarais et Noailles sont devenus, par elle, l'un évêque de Chartres, l'autre archevêque de Paris. Elle les protège en cour. Eux, ils se chargent de certifier au Roi que Dieu demande à Mme de Maintenon de lui parler de tout. C'est ce qu'elle fait, parfois avec un courage méritoire : (27 avril 1706). Les ministres n'aiment pas que le Roi soit averti par d'autres que par eux-mêmes. Je crois les y accoutumer un peu. Il n'y a sorte d'avis qu'on ne m'adresse, et, souvent contre eux, je les donne tous. Jusqu'à la fin du règne, ou peu s'en faut, dans le choix
des évêques ou des bénéficiaires, — ici, en âpre concurrence avec le
Confesseur, — sa main se voit. Et, en outre des actes précis, il y a cette
action continue, dont sa correspondance, encore qu'incomplète, laisse
apercevoir la nature : d'une part, effrayer Louis XIV de conséquences de ses
actes en matière ecclésiastique ; d'autre part, l'exciter, sinon toujours à
l'emploi des moyens énergiques, du moins incessamment à l'inquisition
tatillonne. Jamais, ce semble, il ne lui arrive, en ces sortes de choses,
d'atténuer, d'apaiser, d'employer son crédit,
comme le lui conseillait un jour le P. La Chaize lui-même, à faire taire tout le monde. Encore bien moins
ose-t-elle dire à Louis XIV ce que la princesse des Ursins voulait, en 1706,
qu'on dit aux enragés des partis : Nous avons
présentement des choses plus sérieuses ; attendez la paix générale pour vous
arracher vos bonnets de la tête. Elle estime, au contraire, qu'il ne
faut pas que rien diminue, aux yeux du Roi, l'importance de ses
responsabilités spirituelles. Elle l'occupe à lire les mandements, à les
annoter et corriger de sa main ; elle le distrait à chanter vêpres dans sa
chambre avec Mlle d'Aumale. Cette chambre de
Mme de Maintenon, — laboratoire où Louis XIV et ses ministres font la vie de
la France, — c'est aussi une église domestique,
un conseil de conscience conjugal, où, sous
les yeux des anges tutélaires du royaume,
comme dit Godet-Desmarais, l'épouse chrétienne monte, infatigablement, sa
garde, comme s'exprime Fénelon, de sentinelle de
Dieu. Une dernière action s'exerce à même fin sur Louis XIV, à partir de 1700 environ : celle de Fénelon[7]. François de Salignac de La Mothe-Fénelon avait été bien près, un moment, de devenir le conseiller du grand roi. Ce cadet d'une famille de noblesse périgourdine sans fortune était arrivé, très vite, très haut. Son éloquence, sa culture, son intelligence beaucoup plus ouverte que celle des ecclésiastiques de son temps, l'avaient mis, dès 1688, au premier plan dans l'Église. A la cour, son charme aristocratique, mêlé d'entrain gascon et d'une tendresse de cœur alors peu fréquente, lui attiraient tous les cœurs. Devenu, par Saint-Sulpice, le directeur et l'ami du duc de Beauvillier, de la duchesse et du duc de Chevreuse, le conseiller intermittent de Seignelay ; protégé du comte de Noailles, de Bossuet ; honoré de la jalousie utile de l'archevêque de Harlay, il avait été choisi, à trente-huit ans (1689), comme précepteur du duc de Bourgogne, tandis que Mme de Maintenon faisait de lui un de ses théologiens consultants. C'était la grandeur commençante : l'affaire du Quiétisme, de 1695 à 1699, la renversa. Mais à peine relégué à Cambrai, Fénelon travaille à se relever, soit à Rome, soit à Versailles. Sans reparaître en personne à la cour, il regagne en deux ans et demi presque tout le terrain qu'il a perdu. Avec le duc d'Anjou, devenu Philippe V, il se maintient en relations par dix mystérieux intermédiaires. Près du duc de Bourgogne, dès sa disgrâce, il s'est subrogé le duc de Beauvillier. Qu'il ne vous échappe pas, au nom de Dieu ! Le duc de Bourgogne n'échappe pas. A partir de janvier 1702, les rapports recommencèrent, avec le tacite consentement du Roi, entre l'élève et ce maître dont on ne peut se libérer. Aussi bien Louis XIV , lui-même , ne parvient pas à s'en défaire. Dès 1698-1899 Fénelon s'arrange de façon à communiquer secrètement et librement avec le souverain, par le P. La Chaize, et mieux encore, par Charles-Honoré d'Albert, duc de Chevreuse. Celui-ci, homme d'État habile sans éclat offensant, homme de bien expert à flatter le maître, fait depuis 1694 environ jusqu'à sa mort en 1712, auprès de Louis XIV, ce personnage qu'il faut toujours chercher auprès des souverains absolus, à coté des conseillers connus et des ministres en titre : le personnage de ministre occulte. Il n'assiste pas au Conseil, mais il tient conseil avec le Roi, régulièrement, dit Saint-Simon, qui savait cela de lui-même. Jusqu'à table, Louis XIV le favorise d'entretiens à l'oreille, dont sa charge insignifiante de capitaine des chevau-légers de la garde n'expliquerait ni la longueur, ni le mystère. En 1704, les secrétaires d'État des Affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine et des Finances reçoivent l'ordre de lui communiquer toutes dépêches, tous projets, de conférer de tout avec lui. Or, ce ministre hors cadres, confident intime du Roi, est le confident intime de Fénelon. Ils ont l'un avec l'autre une correspondance suivie, qui, même incomplète actuellement, est considérable. Fénelon lui adresse, de 1702 à 1712, sur la politique intérieure et extérieure, neuf mémoires très approfondis. A Chaulnes, maison de campagne du duc, il lui dicte tout un programme pour le gouvernement futur du duc de Bourgogne. Quand Chevreuse parie à l'oreille de Louis XIV, c'est Fénelon que Louis XIV écoute. Et ce que lui dit Fénelon par Chevreuse, c'est ce que Fénelon inculque aussi au duc de Bourgogne ; c'est que, quoi que le Roi ait pu faire pour la religion, il lui reste encore beaucoup à faire (24 juin 1710) ; — que, s'il l'aime vraiment, il doit, en dépit de tous les calculs des politiques, la préférer à toutes les considérations humaines (19 mai 1711) ; — que les dissentiments des catholiques entre eux sont d'une capitale gravité : les hérétiques doivent être châtiés avec plus de rigueur que les athées (24 août 1711) ; — qu'il n'y a pas de considération qui tienne, quand il s'agit de combattre ceux qui altèrent le dépôt de la foi (8 et 19 mai 1711) ; — que de tout cela enfin, le souverain est responsable devant Dieu et que son salut éternel y est engagé (lettre au P. Le Tellier du 22 juillet 1712). Vingt ans plus tôt, Fénelon écrivait un jour à Mme de Maintenon : Le grand point est d'assiéger le Roi... de ne perdre aucune occasion pour l'obséder par des personnes sûres qui agissent de concert. Vers ces années 1709-1712, où l'archevêque de Cambrai donnait, de loin, au Roi, ces fortes leçons de zèle religieux, ce programme est rempli. Mme de Maintenon, menée par Godet-Desmarais, se réconciliait avec Chevreuse et Beauvillier, collaborateurs de Fénelon, allié lui-même au confesseur Le Tellier. De l'investissement de Louis XIV, le cercle ne pouvait être plus complet. Ce n'est pas que parfois le sens politique de l'élève de Mazarin et de Colbert ne regimbe. Il lui arrive de tourner en plaisanterie les effrois de Chevreuse devant le monstre janséniste, et de se fâcher contre ces dévots, qui, dans les affaires temporelles, ont toujours le mot de conscience à la bouche. Mais ces répugnances ne peuvent évidemment pas tenir contre le nombre, l'unanimité, la continuité de ces avis qui, de droite et de gauche, à toute heure du jour, pathétiques ou discrets, impérieux ou habiles, lui prêchent d'accomplir dans leur vraie étendue ses devoirs de roi chrétien. A cette obsession concertée, qui, de 1673 et surtout de 1683 à 1715, alla se resserrant autour de lui, il faut attribuer, pour une grande part, l'immixtion continuelle de son gouvernement, trente ans durant, dans les choses de la foi et de la piété ; — le parti pris qu'il eut d'en tout savoir, lors même qu'il aigrissait visiblement les disputes en essayant de les concilier et qu'il fortifiait les nouveautés, en s'efforçant de les éteindre ; — l'emploi, enfin, qu'il lit des moyens violents, en s'y obstinant par devoir, malgré les résultats humiliants ou parfois désastreux que lui montrait l'expérience. |
[1] SOURCES. Les documents administratifs dans le t. IV de G. Depping, 1855 ; la Correspondance des Contrôleurs généraux des finances avec les Intendants (1683-1715), p. p. A. de Boislisle, 3 vol., 1874-1897 ; le Journal de Torcy, publ. avec une introd. par Frédéric Masson, 1884 ; les Archives de la Bastille, p. p. Fr. Ravaisson, 1886-1889, t. VI à XIII ; avec le Catalogue des Archives de la Bastille, de Fr. Funck-Brentano, 1892-1894. — Les actes législatifs, dans Isambert, t. XIX et XX. — Les actes du clergé de France et les documents émanant du Saint-Siège résumés dans le Recueil des Actes, Titres et Mémoires concernant les affaires du Clergé de France, Paris, 1716 et suiv., 11 vol. in-12° ; et dans D'Argentré, Collectio judiciorum de novis erroribus, t. III, 1755. Textes principaux dans Léon Mention, Documents relatifs aux rapports du Clergé avec la royauté de 1685 à 1789, Paris, 1893-1903, 2 vol. — Les Correspondances diplomatiques, indiquées plus loin aux chapitres du GALLICANISME et du QUIÉTISME. — Les Correspondances privées de Bossuet (éd. Guillaume, t. IX, 1885), de Fénelon (éd. de Saint-Sulpice, 1851-1852, t. VII, VIII et IX), de Le Camus, p. p. l'abbé Ingold, 1892 ; du P. La Chaize, dans Chantelauze, cité ci-dessous ; d'Arnauld, dans l'éd. de Paris et Lausanne, 1775-1781, t. II à IV ; de Quesnel, p. p. Mme Albert Le Roy, Paris, 1900, 2 vol. ; de Mme de Maintenon (Corresp. générale, p. p. Th. Lavallée, 1865-66, 4 vol. Lettres hist. et édif. par le même, 1856, 2 vol. ; Choix de ses Lettres et Entretiens, par A. Geffroy, 1887, 2 vol.) ; du duc de Bourgogne, dans celle de Fénelon, et dans le marquis de Vogüé, Le duc de Bourgogne et le duc de Beauvillier, Paris, 1900 ; de la duchesse d'Orléans, mère du Régent, dans les tomes 6, 88 et 107 des Publik. des Literar. Vereins in Stuttgart et dans les traductions de G. Brunet, 1869, 2 vol., d'A. Rolland (s. d.) et d'E. Jaeglé, 1890.
Les mémoires contemporains : Avec ceux de Saint-Simon, dans l'édition commentée par A. de Boislisle, jusqu'à l'année 1711, et, pour la suite, dans l'éd. in-12° (Chéruel et Régnier) de 1873 et les Écrits Inédits, 8 vol., 1881-1898 ; ceux de Dangeau et ceux du marquis de Sourches. La Relation de la Cour de France en 1690, d'Ézéchiel Spanheim, avec commentaires d'Émile Bourgeois, Lyon-Paris, 1900 ; les Mémoires historiques de Daguesseau sur les affaires de l'Église de France depuis 1697 jusqu'en 1710, éd. Pardessus des Œuvres, Paris, 1819, t. XVI ; les Mémoires de l'abbé Le Gendre, p. p. Roux, Paris, 1863 ; de l'abbé Le Dieu, sur la vie de Bossuet, p. p. Guettée, 1868-57, 4 vol. ; Un recueil inédit, de Portraits et Caractères, 1703, p. p. A. de Boislisle, Paris, 1892 ; les Cahiers et Souvenirs de Mlle d'Aumale, p. p. le comte d'Haussonville et G. Hanotaux, Paris, s. d., 2 vol. ; les Mémoires de Dorsanne, de dom Thuillier, de P. Timothée (voir plus loin, au chap. du JANSÉNISME).
Les histoires contemporaines : Mémoires chronologiques et dogmatiques pour servir à l'histoire ecclésiastique depuis 1600 jusqu'en 1706 [par le F. d'Avrigny, S. J.], t III et IV, Paris, 1720 ; Hist. ecclésiastique du XVIIe siècle, Paris, 1728, 4 vol. [par L'abbé Ellias du Pin],. etc.
OUVRAGES À CONSULTER : Pour l'histoire générale : les Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique pendant le XVIIIe siècle [par PicotJ, t. I, 3e éd., Paris, 1858. J. Michelet, Louis XIV et le duc de Bourgogne ; Gaillardin, Hist. de Louis XIV, Paris, 1871-76, t. III à VI. Moret, Quinze ans du règne de Louis XIV, Paris, 1851. Jobez, La France sous Louis XV, t. I, 1864. Rohrbacher, Hist. univ. de l'Église cath., Paris, 1842-1849, t. XXVI, etc. — Études spéciales : Outre les ouvrages de Sainte-Beuve, de P. Clément, et de Camille Rousset, déjà indiqués : A. de Boislisle, Les Conseils sous Louis XIV, dans l'éd. de Saint-Simon, t. VII. Crétineau-Joly, Histoire de la Compagnie de Jésus, Paris, 1844-46, t. IV et V : Chantelauze, Le P. La Chaize, Paris, 1859. Le P. Bliard, Les Mémoires de Saint-Simon et le P. Le Tellier, Paris, 1891. La comte d'Haussonville, La duchesse de Bourgogne, Paris, 1899-1908, 5 vol. A. Esmein, Cours élémentaire d'hist. du droit français, Paris, 1892. P. Viollet, Précis de l'histoire du droit français, l. II, ch. III, Paris, 1884-86. E. Faguet, L'Anticléricalisme, Paris, 1908. Voir plus loin un complément pour Mme de Maintenon et Fénelon.
[2] Traité de l'autorité des rois touchant l'administration de l'Église, 1701 (par Le Vayer de Boutigny, attribué à Omer Talon). Cf. le P. Meimbourg, Traité historique de l'établissement et des prérogatives de l'Église de Rome, 1695, pp. 57, 140, 160, 182, 281, 301 et passim.
[3] Frédéric Masson, éd. du Journal de Torcy, introd., p. LI.
[4] Outre les lettres déjà indiquées plus haut, Mém. de Languet de Gergy, p. p. Th. Lavallée (dans la Famille d'Aubigné et Mme de Maintenon, Paris, 1863). H. Bonhomme, Mme de Maintenon et sa famille, Paris, 1863. Duc de Noailles, Hist. de Mme de Maintenon, Paris, 1843, 4 vol. A. de Boislisle, Paul Scarron et Françoise d'Aubigné, Paris, 1894. A. Taphanel, La Beaumelle et Saint-Cyr, Paris, 1898. A. Baudrillart, Mme de Maintenon et son rôle politique (Rev. des Quest. hist., t. XLVIII, 1890).
[5] A. de Boislisle, édition de Saint-Simon, t. VII, p. 440-441.
[6] Entretien avec Mme de Glapion, rectifié par Mme de Louvigny, lettre à La Beaumelle, de 21-22 fév. 1755, dans Taphanel, ouv. cité, p. 215.
[7] Outre les textes déjà cités, voir le card. de Bausset, Histoire de Fénelon, 1808. [Gosselin], Hist. littéraire de Fénelon, dans l'éd. de Fénelon de 1850 ; Crouslé, Fénelon et Bossuet, Paris, 2 vol, 1894 ; Em. de Broglie, Fénelon à Cambrai, Paris, 1884 ; Brunetière, Revue des Deux Mondes, 1883, t. V ; du même auteur, l'article FÉNELON dans la Grande Encyclopédie, et Études critiques sur l'hist. de la Litt. fr., 2e série. Denis, dans les Mém. de l'Acad. de Caen, 1869 ; Druon, Fénelon, Paris [1906].