I. — L'ORGANISATION DU TRAVAIL. DANS l'organisation du travail industriel ou commercial — industrie et commerce sont intimement liés — l'évolution commencée depuis le me siècle, et qui fut très sensible au temps de Colbert, continue. Le régime corporatif est dans presque toutes les villes — Lyon est parmi les exceptions — le régime légal du travail ; les métiers essentiels, ceux de l'alimentation, du vêtement, du bâtiment sont exercés par des corporations ; ces métiers sont des monopoles, protégés par des statuts rigoureux, et astreints à des règles qui entravent l'industrie. Les ouvriers travaillent avec le maitre, et le nombre en est limité. Somme toute, c'est toujours, avec ses imperfections, et aussi avec des accrocs aux règles établies, l'industrie familiale, où le petit patron, propriétaire des métiers, travaille chez lui avec les siens. A l'opposé de ces métiers de famille, continuent à se développer des entreprises collectives, soit pour les manufactures, soit pour les transports commerciaux et l'exploitation des pays lointains, compagnies et sociétés à horizons plus vastes. Le grand capitalisme moderne se prépare. Sociétés en nom personnel, sociétés en commandite, sociétés anonymes surtout, recueillent les capitaux des marchands, des magistrats et des nobles eux-mêmes, s'efforçant de drainer vers les grandes affaires une partie de la richesse, d'habitude employée en achat de rentes sur l'Hôtel de Ville ou d'offices royaux. Beaucoup de ces sociétés, de ces compagnies, obtiennent de l'État des privilèges ou des monopoles, toujours révocables, d'ailleurs. Ainsi, au mécanisme rigide des antiques et traditionnelles corporations tend à se substituer le mécanisme, plus souple, plus libre, plus ingénieux, des sociétés, auxquelles, du fond de son comptoir ou du siège de son office royal, peuvent participer le commerçant et le magistrat. Dans ces grandes entreprises des travailleurs nombreux sont réunis. La manufacture de draps de Saptes, en Languedoc, compte, à la fin du XVIIe siècle, jusqu'à 600 ouvriers ; celle des Van Robais, à Abbeville, vers 1715, en a 1.500 travaillant dans le même atelier. Simples ouvriers, contremaîtres, inspecteurs, directeurs, c'est toute une hiérarchie disciplinée. Mais le mode de travail qui est encore de beaucoup le plus répandu, c'est le travail à domicile. Des ouvriers et des ouvrières, des cultivateurs, libres de leur temps en hiver, au Puy, à Darnetal et dans les villages voisins de Rouen, en Picardie, en Flandre, en Bretagne, etc., travaillent des matières premières que le gros fabricant ou le gros marchand de la ville leur fournit chaque semaine. Le plus souvent, dans les petites villes et dans les villages, les ouvriers ou les paysans-ouvriers tombent dans la dépendance de l'industriel ou du commerçant capitaliste. Ainsi font les grands fabricants de Rouen, de Lyon, de Lille, etc., et s'édifient peu à peu, là où les circonstances ne sont pas trop défavorables, d'énormes fortunes, capables de s'employer dans les grosses entreprises maritimes et dans de grandes opérations de banque. Les salaires de l'artisan sont assez médiocres, si l'on songe à la cherté des denrées — la livre de blé vaut, année commune, 1 sou à Rouen et en Normandie, au début du XVIIIe siècle. — Un bon ouvrier sayetteur ou haute-lisseur ne gagne, vers 1700, que 15 sous par jour dans la généralité d'Amiens, et un ouvrier médiocre que 10 sous ; les ouvriers des manufactures de serge ont tout au plus 6 sous, ceux des fabriques d'Aumale 4 à 5 sous, les peigneurs 8 sous. C'est peu, dit l'intendant, quand il faut payer cher les vivres et acquitter les impôts. Les mineurs de Saint-Étienne gagnent 15 à 16 sous par jour. Vauban estime que les artisans des grandes villes, drapiers, chapeliers, etc., gagnent d'ordinaire 12 sous, quelquefois 15 sous et plus, et il conclut à une moyenne de 12 sous. D'après le mémoire de l'intendant d'Amiens, 15 sous sont le maximum. Et le minimum est de 5 sous, 4 et même moins, c'est-à-dire juste de quoi acheter un pain de 4 livres. Les manouvriers agricoles ont, en moyenne, 8 à 9 sous par jour, suivant Vauban, mais ils ne travaillent que 180 jours dans l'année. Ainsi, les vivres ayant augmenté de prix à partir de 1693, les salaires ont baissé en réalité ; il en résulte un véritable malaise de la classe ouvrière, des conflits, des grèves. Aussi des municipalités essaient de fixer les salaires. Les jurats de Bordeaux, en 1695, établissent le prix des journées de manœuvres à 10 sous dans les Graves, à 8 sous dans l'Entre-deux-Mers, et défendent aux ouvriers de demander plus, et aux particuliers de donner davantage. Le Parlement de Bordeaux casse leur ordonnance, attendu que les jurats ne peuvent pas faire valoir leur police hors de la ville. Il n'y en a pas moins là une velléité de taxation, tout à fait dans les idées du temps, et qui dénote une crise industrielle. Le conflit, qui s'est manifesté sous Colbert, continue entre maîtres, entre patrons et ouvriers, parfois entre ouvriers eux-mêmes. A Lyon, les maîtres marchands et les maîtres fabricants se querellent. Dans les corporations de métiers, parfois dans les manufactures royales privilégiées, des patrons renvoient leurs ouvriers sans avis préalable, des ouvriers quittent leurs patrons tout d'un coup, sans avertissement. Cet état d'instabilité et de précarité dans les rapports entre employeurs et employés attire l'intervention de l'État qui décide qu'un maître ne pourra congédier un ouvrier, ni un ouvrier quitter son patron qu'après un délai de quinze jours. Au temps de la guerre de la Succession, les grèves ne furent pas rares. Sans doute, ce n'était pas une nouveauté que ces conflits et ces grèves ; le moyen âge, le XVIe siècle les avaient connus. Mais, au commencement du 'vine siècle, les ouvriers sentent davantage la nécessité de s'entendre et de s'organiser. Les premières associations ouvrières furent celles des ouvriers fabricants de papier et des ouvriers typographes, industries à demi intellectuelles. C'étaient des imprimeurs, qui, à Lyon, en 1534, avaient fomenté une des plus fortes grèves du XVIe siècle. Ce sera encore des imprimeurs qui, à Paris, en 1786, provoqueront une violente grève et se feront les porte-paroles des revendications ouvrières. Les compagnonnages se développent de plus en plus : conséquence certaine de la création des grands ateliers, des manufactures royales privilégiées et de tout le mouvement industriel dû à l'impulsion de Colbert. La population ouvrière de certaines villes, comme Dijon, est très mobile et le deviendra de plus en plus. A Dijon les compagnons, à la fin du XVIIe siècle, sont originaires de toutes les provinces ; ils s'appellent du nom de leur pays : Languedoc, Bordelais, Breton, Picard, Champagne, Lorrain, etc. Ils s'entendent très bien contre les patrons, demandent des augmentations de salaire, s'en vont, s'ils ne reçoivent pas satisfaction, et continuent leur tour de France. Contre les refus de travail les patrons avaient pour eux la loi ; la grève était punie comme un délit. Toute entente entre ouvriers était interdite. En 1710, des vergeurs d'eau-de-vie avaient soumis à quelques négociants des Chartrons, à Bordeaux, une police qui élevait leurs salaires ; un jurat, averti du complot, se fit remettre la police et la jeta au feu. Cet exemple n'est pas unique. Les chômages sont très fréquents, pour toutes les causes que nous connaissons. Les gros fabricants congédient des ouvriers, ou cessent d'acheter les toiles, les draps, les dentelles que fabriquent les gens des campagnes ; ainsi en Normandie, à Rouen et aux environs, à plusieurs reprises, des séditions éclatèrent, des ouvriers passèrent en grand nombre en Angleterre. En 1715 et 1716, il y eut chômage à Abbeville, et les ouvriers des Van Robais protestèrent très vivement et faillirent quitter complètement leurs patrons. C'est encore le chômage qui amena l'exode des ouvriers lillois à Menin, à Bruges et dans les villes de la Flandre étrangère, à la fin de la guerre de la Succession. II. — LES INDUSTRIES DU VÊTEMENT ET LES INDUSTRIES CHIMIQUES. COLBERT avait travaillé sans cesse à mettre la manufacture de draps en état de lutter contre la fabrique anglaise et hollandise ; après la mort du ministre et la révocation de l'édit de Nantes, elle commence à péricliter. Les laines françaises ne suffisant pas à la production, il en faut tirer de l'étranger, surtout de l'Espagne, du Levant et des pays du Nord. Des précautions sont prises pour éviter une disette de matière première, surtout après la guerre de la ligue d'Augsbourg. En 1699, défense, à l'intérieur du royaume, d'enarrher et d'acheter aux fermiers et laboureurs la laine de leurs moutons avant la tonte ; défense d'exporter des moutons. Or, la vente des moutons en Espagne était lucrative pour les habitants des provinces des Pyrénées, qui profitaient de l'avantage du change, les pistoles d'Espagne qu'ils rapportaient, et qu'ils se gardaient bien d'envoyer à la Monnaie, valant 12 à 13 livres au lieu de 10. L'interdiction d'exporter des moutons à l'étranger n'est pas renouvelée pendant la guerre de la Succession ; mais, sur la demande des députés au Conseil de commerce, celle d'exporter des laines du royaume, surtout du Languedoc, est confirmée en 1714. En même temps, on essaie de venir en aide aux manufactures, en abaissant les droits sur les laines d'Espagne qui entrent par Bayonne, Bordeaux et Rouen. L'industrie drapière est localisée dans les pays qui possèdent de grands troupeaux de moutons, la Picardie, la Champagne, la Normandie, le Languedoc, ou dans ceux qui reçoivent la matière première des autres provinces ou de l'étranger, comme la Flandre, et où subsistent des traditions industrielles. Lille fabrique des draps communs et des draps fins. Un des principaux industriels lillois, Arnoult van der Cruissen, emploie jusqu'à 3.000 ouvriers. Cette manufacture, qui faisait des étoffes fines avec des laines d'Espagne, souffrit beaucoup pendant la guerre de la Succession et l'occupation de Lille par les Hollandais. Une grande partie des ouvriers se firent soldats, et, pensant que le pays ne rentrerait plus sous l'obéissance du Roi, désertèrent dans les villes manufacturières de Tournai, Ypres et Menin devenues autrichiennes. Douai perdit, par la Révocation, presque tous ses ouvriers drapiers. En Picardie, Amiens, Abbeville, Grandvilliers sont les principaux centres. Ces villes sont entourées de bourgs et de villages industriels où les paysans augmentent leurs revenus agricoles des salaires de la manufacture. Amiens possède, vers 1700, plus de 2.000 métiers. A Abbeville, les Van Robais fabriquent, avec des laines fines de Ségovie, de beaux draps façon de Hollande et d'Angleterre. Il semble que ces manufactures se soient assez bien soutenues. En Normandie, Rouen, Darnetal, Louviers, et, au premier rang, Elbeuf sont les centres principaux de la draperie fine. Avec des laines délicates de Castille Elbeuf fabrique de beaux draps . Suivant l'intendant, en 1698, les 300 métiers de cette ville font, par an, neuf à dix mille pièces, valant plus de 2 millions de livres, et occupent plus de 8.000 ouvriers ; mais il y a moins de maîtres et d'ouvriers, depuis la Révocation. Rouen a perdu 20.000 habitants, fabricants, marchands, ouvriers. Vers 1700, Rouen compte 3.500 ouvriers, Darnetal 3.000, Louviers 1.900. Dans cette région une foule de bourgs ou de toutes petites villes, Saint-Aubin, la Bouille, Pont-de-l'Arche, Gournay, sont des dépendances d'Elbeuf et de Rouen, principal marché des étoffes de laine. Les draps communs et les serges se fabriquent en dehors des villes de Rouen, Darnetal et Louviers, à Bolbec, Lisieux, Falaise, Saint-Lô, Cherbourg, Vire. La draperie commune se fait surtout dans les campagnes ; le paysan est tisserand. La division du travail ne saurait être parfaite dans une industrie qui n'est pas arrivée à un développement suffisant pour posséder un personnel propre. En somme, malgré l'exode protestant, les manufactures normandes, grâce à la protection, se maintiennent à peu près. Il n'en est pas de même en Champagne. Sedan a été ruiné par le départ des protestants ; il y a plus de 2.000 ouvriers sans travail. Des 1.812 métiers que Reims comptait en 1686, il n'y en a plus que 950. Rethel, Mézières, Troyes périclitent. Le Poitou fait avec les laines grossières de Barbarie des draps communs qui s'exportent en Espagne ; Romorantin, des habillements pour les troupes ; Châteauroux, Vierzon, Aubigny ont des manufactures de draps et de serges qui, travaillant pour les armées, sont très florissantes pendant les deux grandes guerres de la fin du règne. Languedoc, Provence, Dauphiné fabriquent surtout pour l'exportation au Levant. Le Languedoc forme le groupe le plus important : Carcassonne, et, aux environs, Saptes, Conques, puis Lodève, Clermont, Mmes, la Salvetat près de Saint-Pons, la Bastide de Sérou, la Terrasse, près de Rieux, sont les principaux centres manufacturiers, auxquels il faut ajouter les villages du sauvage Gévaudan et des pays pyrénéens où les paysans font en hiver des cadis grossiers. Plusieurs de ces manufactures, Conques, la Terrasse, la Bastide, la Salvetat, datent de Colbert. Elles sont, en général, dans une situation assez brillante, mais factice, n'ayant d'autre soutien que l'État. L'initiative individuelle a été découragée chez les protestants, si actifs autrefois, fabricants d'étoffes et de bas de laine, à Carcassonne, Uzès, Alais, dont beaucoup sont partis. Pour protéger la draperie, l'État exagère les pratiques de Colbert. Il restreint de plus en plus le droit du fabricant à choisir sa matière première, dicte de nouveaux règlements sur la longueur, sur la largeur, sur la teinture. Il augmente le nombre d'inspecteurs ; à partir de 1697, il y en aura quatre en Languedoc, au lieu de deux. La draperie est divisée en vingt-sept circonscriptions ou départements que visitent régulièrement des inspecteurs placés sous l'autorité d'Amelot, directeur du commerce dans les dernières années du règne. Cette réglementation est onéreuse et gênante pour le travail. Chaque inspecteur reçoit 2.000, 1.800 ou 1.500 livres, payées par les fabricants sur le pied de deux sous par pièce. La marque des draps entraîne formalités, pertes de temps, ennuis, et leur enlève par le déploiement, disent les marchands, le brillant dont les étrangers, les Orientaux surtout, sont si curieux. Enfin les droits d'entrée sur les laines et de sortie sur les étoffes sont très élevés et nuisent à la fabrique. La soierie, les toiles peintes font concurrence à la draperie. Pour protéger la soierie, on sacrifierait, au besoin, la draperie ; on décrète que les particuliers ne devront plus porter de boutons d'étoffe, ni les tailleurs en faire, à peine d'amende. Mais partout on continue à porter des boutons d'étoffe. En 1698, plainte des boutonniers de Marseille. Comment faire exécuter l'arrêt ? La défense de porter des boutons d'étoffe, écrit l'intendant Le Bret à Pontchartrain, irritera les particuliers et surtout les personnes de considération bien plus que bien des édits de plus grande conséquence ; l'arrêt n'est pas obéi à Paris et à Versailles ; croit-on que les Marseillais seront plus dociles et s'y soumettront les premiers ? Vaine réclamation : le ministre insiste sur la nécessité de faire observer la règle. Mais l'arrêt resta lettre morte. On défend d'importer des toiles peintes et d'en fabriquer : défenses inutiles d'ailleurs et souvent enfreintes. Pour ruiner notre manufacture de draps, les Anglais défendent, sous des peines rigoureuses, l'exportation de leurs laines, ce qui n'empêche pas, d'ailleurs, la fraude par les ports de Boulogne et de Calais. Anglais et Hollandais, solidement établis à Bilbao, essaient d'accaparer les laines d'Espagne. Ils s'efforcent de supplanter la France sur les marchés levantins et. espagnols. Cependant, à la fin du règne, les Penautier, les Castanier, fabricants languedociens, arrivent à prendre à Constantinople la place des Hollandais. Mais en Espagne, Anglais, Hollandais réussissent à évincer nos étoffes de laine : résultat, il est vrai, de la réglementation excessive du Conseil qui n'a pas trouvé conformes aux règlements les draps exportés dans la péninsule. Enfin ils introduisent en France, souvent en fraude, des draps fins, réputés, dont on fait une grande consommation. Le Gouvernement écoute favorablement l'Anglais Brownd, qui lui propose d'établir une manufacture de draps fins au faubourg Saint-Antoine, à Paris ; il accorde des privilèges à des industriels, comme de Julienne , qui fonde une fabrique au faubourg Saint-Marcel, en 1691. Quand Castanier, de Carcassonne, désirant introduire, en 1714, dans les Indes Orientales les draperies qu'il fabrique pour le Levant, demande à faire passer jusqu'à Saint-Malo 240 pièces de draps sans payer aucun droit de transit, Desmaretz lui accorde cette faveur. C'est ainsi qu'au milieu du malheur des temps, on essaie, par des moyens divers, d'arrêter la décadence d'une de nos principales industries. La soie, travaillée en France, provient de France, d'Italie, d'Espagne, du Levant et même de Chine. La soie française vient de la vallée du Rhône surtout, puis du Languedoc et de la Touraine. La culture du mûrier est en progrès ; on fait beaucoup de plantations, surtout dans le Languedoc. Louvois ordonne de planter des mûriers le long des routes et de créer des pépinières ; il offre aux planteurs 7 sous par pied. Vers la fin de 1688, on a déjà planté dans le Haut et le Bas-Languedoc plus de 71.000 mûriers. On établit des pépinières près de Toulouse et de Montpellier, et les États de Languedoc encouragent ces entreprises par des primes. Malgré les mauvaises récoltes, la gelée des feuilles de mûrier en 1699, et le découragement des populations qui va jusqu'à arracher les arbres, la culture reprend ; on cherche à faire du Languedoc le principal pourvoyeur du royaume. La soie italienne arrive à Lyon par la route de Pont-de-Beauvoisin en Dauphiné. Lyon ne se sert de soie française que pour le quart ou le cinquième de ses étoffes ; les organsins du Piémont et de Bologne sont nécessaires à ses manufactures de taffetas lustrés et de velours. Quant à la soie d'Espagne, qui vient de Murcie, elle est recherchée surtout par les passementiers. La soie levantine est un des objets les plus importants de notre commerce avec les Échelles ; en 1700, il atteint plus d'un million de livres. Enfin, à partir du commencement du XVIIIe siècle, pour lutter contre le monopole de Lyon et de Marseille, les négociants des ports du Ponant importent de la soie de Chine. Des cargaisons débarquent à Saint-Malo, à la grande indignation des Lyonnais. On a vu, en effet, ce qu'est le privilège lyonnais, et que Lyon savait le définir. Toutes les villes où se pratique cette industrie doivent se soumettre au contrôle de leur principale concurrente ; et quand elles essaient de s'y soustraire — celles du Languedoc le font souvent, — les juges de la douane de Lyon vont jusqu'à ordonner la confiscation de leurs marchandises. Ces villes sont Tours, Nîmes, Toulouse, Montpellier, Valence, où une fabrique s'est créée en 1685, enfin Avignon, enclavée dans les terres du Roi, et entourée d'une des régions les plus riches en mûriers et en vers à soie[2]. Au commencement du XVIIIe siècle, l'industrie de la soie est ruinée dans la plupart des villes concurrentes de Lyon ; elle est menacée à Lyon même par suite de l'exode des protestants. Il n'y reste pas, dit la Chambre de commerce en 1702, 3.000 ouvriers des 12.000 qu'on y a vus travailler autrefois, dont la plupart avaient des familles nombreuses ; les unes se sont retirées en Hollande, en Angleterre et dans les États voisins, les autres sont mortes, accablées de misère, et celles qui restent ne subsistent présentement que par le secours de la charité que nos concitoyens leur donnent. A Tours, avant 1685, on comptait 900 protestants, tous marchands ou fabricants, dont une bonne partie manufacturiers de soieries. En 1698, il n'y en avait plus que 400, y compris les enfants. Les autres étaient allés en Angleterre et en Hollande. De Mmes, où l'industrie de la soie était entre les mains des protestants, les ouvriers de la R. P. R., dès 1682, avaient émigré à Londres, où ils formaient un corps, à Amsterdam, à Lausanne, en Allemagne. En 1685, l'industrie nîmoise a perdu la moitié de son importance. Enfin la soierie indigène eut beaucoup à souffrir de la concurrence que lui faisaient les étoffes apportées par la compagnie des Indes Orientales : étoffes de soie ou d'écorce d'arbre, toiles peintes ; les produits étaient, en effet, à meilleur marché ; puis la mode commençait à changer : on délaissait volontiers les soieries pour les mousselines et les toiles peintes, plus gracieuses et plus légères. L'industrie se défendit du mieux qu'elle put ; en 1697, la communauté des fabricants de Lyon envoyait à Paris un député pour demander au Roi d'interdire l'entrée des étoffes de soie et des toiles peintes des Indes. Le Roi donna à moitié satisfaction aux Lyonnais : la compagnie des Indes Orientales ne pourra introduire de ces étoffes que pour une somme de 150.000 livres par an ; l'excédent sera confisqué et brûlé (17 juillet 1700). Il est défendu de porter des robes et des vêtements en étoffes des Indes. Mais l'industrie de la soie était divisée contre elle-même. Les fabricants du Languedoc, soutenus de l'autorité de Basville, demandèrent qu'il leur fût permis d'acheter directement des soies étrangères, sans être obligés d'aller les demander aux marchands de Lyon ; ils réclamèrent aussi la liberté de transport de leurs soieries dans le royaume. Ne recevant pas de réponse favorable du Gouvernement, les Nîmois essaient de se procurer directement, à Marseille, des soies étrangères, en payant les droits qu'elles auraient payés jusqu'à Lyon. Le Roi est obligé d'accepter en partie cette pratique, mais ce n'est qu'une grâce, accordée seulement pour une quantité et une durée déterminées. Malgré tout, le Roi respecte le privilège lyonnais. Lyon et le Languedoc se trouvèrent d'accord contre le Ponant pour empêcher l'importation en France des soies de Chine par la compagnie des Indes Orientales. Le prévôt des marchands de Lyon réclama, quand une cargaison en fut apportée à Saint-Malo par le navire le Grand Dauphin, en août 1713. L'affaire vint devant le Conseil de commerce qui donna tort aux Lyonnais. Ceux-ci et les Languedociens protestèrent. Ils réfutèrent les raisons de leurs adversaires, qui prétendaient que ces importations étaient nécessaires à cause de la disette et de la cherté de la soie. L'introduction des soies de Chine, disaient-ils, avilissant le prix des soies françaises, les paysans du Midi n'auraient plus qu'à arracher leurs mûriers ; le Ponant, approvisionné à bon marché, ruinerait Lyon et le Midi ; le commerce de Chine ferait tomber celui du Levant, si profitable, priverait le pays de grandes quantités d'or et le fisc de taxes considérables. Le Conseil de commerce revint sur sa première décision et rendit, le 13 mars 1714, un arrêt qui défendait à la compagnie des Indes Orientales et à la compagnie de Chine d'introduire en France des soies et soieries sous peine de confiscation des soies et des vaisseaux qui les auraient apportées et de 6.000 livres d'amende. Colbert avait développé et réglementé la toilerie ; après lui, la réglementation et l'inspection furent renforcées pour lutter contre la décadence dont elle était menacée. Sans doute on continua à fabriquer beaucoup, surtout dans les provinces du Nord, à Lille, Cambrai, Valenciennes et Saint-Quentin, en Normandie et en Bretagne, en Champagne, en Beaujolais ; on continua à exporter en Espagne, aux Indes Occidentales et en Angleterre. Mais la manufacture était gênée par la concurrence anglaise, depuis que des protestants s'étaient installés en Angleterre, notamment à Ipswich, puis par la concurrence des toiles peintes, et par celle des cotonnades, qui firent leur apparition à Rouen, chez le sieur de la Rue, vers 1680. Des industriels de France faisaient venir des cotons filés des îles d'Amérique, du Levant, même de Hollande, malgré l'interdiction qui, depuis 1700, frappait cette importation hollandaise ; on fabriquait des futaines et des basins à Troyes, à Rouen, Lyon et Marseille, des indiennes et siamoises, rayées de différentes couleurs ou toutes blanches, sur lesquelles étaient imprimés des fleurs et d'autres dessins. Le Gouvernement interdit l'importation des toiles peintes, brûla des cargaisons de siamoises et d'indiennes, défendit aux fabricants de peindre ou imprimer aucunes fleurs ou autres figures sur l'étoffe appelée siamoise et sur toute autre étoffe composée de coton et de fleuret ou soie (1701). Il chercha à prohiber l'exportation des fils écrus de Bretagne en Angleterre, pour entraver l'essor des manufactures qu'y avaient créées les protestants français. Par ses tarifs Colbert avait défendu contre l'étranger l'industrie de la dentelle. En 1688, les droits furent élevés ; chaque livre de dentelle de Flandre dut payer, non plus 25 livres, mais 40 livres tournois pour chaque livre pesant aux bureaux de Menin et de Condé ; les dentelles d'Angleterre furent prohibées d'une manière absolue. Mais, malgré la protection, cette industrie qui faisait vivre tant de femmes dans les villes et les campagnes de Normandie, de Bretagne, d'Auvergne et du Velay, tombe en décadence. Les salaires baissent ; à Argentan, les dentellières gagnent 5 à 8 sous, tout au plus 10, et à Aurillac les journées de 30 sous ne sont plus connues. C'est l'effet des causes générales et aussi d'un changement de mode : la cour de France et les pays étrangers auxquels elle donne le ton ne portent plus de dentelles[3]. Les industries chimiques sont fort peu développées à une époque où la science de la chimie est encore à créer. Parmi les plus importantes sont les savonneries, les raffineries de cire et les fabriques de teintures. Avec les huiles de Provence, d'Espagne, etc., et de la potasse tirée des cendres du Levant, on fabrique des savons. Vers 17i5, Amiens a trois savonneries où l'on fait des savons noirs et verts, qui servent à dégraisser les laines employées aux manufactures de draps. Le produit en monte chaque année à 100.000 livres en moyenne. Abbeville compte quatre savonneries. A Marseille, qui a facilement les matières premières, huiles et cendres du Levant, les savonneries sont très prospères. Des raffineries de cire, de cire du Nord ou de cire du Levant, ont été fondées dans certaines villes maritimes, comme Rouen, qui reçoivent directement la matière. Troyes fait un commerce assez grand de bougie et de chandelle. Montpellier blanchit de la cire jaune du Levant pour plus de 100.000 livres par an, vers 1715. Cette industrie a été atteinte, quelque temps après la paix de Ryswyk, par la hausse de la matière première. Mais elle ne pouvait tomber comme tant d'autres ; on faisait une grande consommation de cire en France, surtout chez les grands seigneurs et dans les églises. L'industrie de la teinture était encore à l'état rudimentaire. L'indigo de Saint-Domingue, la cochenille, avec sa belle couleur écarlate, faisaient un tort considérable au pastel du Lauraguais et de l'Albigeois. En vain essayait-on de défendre la culture du pastel contre les teintures rivales ; le pastel était condamné. C'était, en général, dans les manufactures de draps que l'on préparait ces teintures. Mais on les employait aussi dans la fabrication des toiles peintes. A Rouen, on faisait teindre des toiles en bleu et en rouge, et on y dessinait des fleurs et diverses figures ; et ces toiles teintes faisaient, comme les toiles peintes, une concurrence victorieuse aux autres étoffes ; aussi se plaignait-on partout de cette application nouvelle de la teinture. III. — LES INDUSTRIES EXTRACTIVES. LES industries extractives, condition de l'existence de tant d'autres industries dans le monde moderne, étaient peu développées dans la France de Louis XIV. On n'avait pas encore découvert, ou l'on n'exploitait pas rationnellement les gisements de charbon et de fer qui se trouvent dans quelques parties de notre pays. Les forges françaises étaient obligées de recourir à l'étranger ; d'Angleterre, du Hainaut espagnol, arrivaient la houille et le fer ; des pays du Nord, de Suède surtout, des quantités assez considérables de fer. Le bois remplaçait le charbon absent ou trop cher. La législation minière, à la fin du règne, met de fortes entraves à l'industrie extractive. Auparavant, les propriétaires avaient la libre exploitation des mines de houille qui se trouvaient dans leurs terrains. En 1689, le Roi accorda au duc de Montausier le privilège d'exploiter les mines de charbon dans tout le royaume, sauf en Nivernais ; à la mort du duc, en 1695, ce privilège fut confirmé en faveur de sa fille, la duchesse d'Uzès. C'est une tentative de monopole minier. Suivant les lettres patentes de 1695, les propriétaires de terrains miniers ne pouvaient ouvrir de mines sans le consentement de la duchesse ; le sous-sol était considéré comme un fonds à part, appartenant au Roi, qui pouvait le donner. Ce privilège, trop contraire aux traditions juridiques, fut révoqué en 1698. Le Roi fit encore des concessions, dans l'intérêt général de l'industrie, mais particulières et limitées. Pourtant cette tentative de monopolisation laissa des inquiétudes. On pouvait toujours craindre une mesure arbitraire telle que celle de 1689. Les mines de houille, exploitées à la fin du règne de Louis XIV, sont dans le Boulonnais, en Touraine et en Anjou, en Nivernais, en Forez, en Auvergne et dans la région d'Alais. La plupart ne fournissent guère qu'à la consommation locale ; les plus riches sont celles du Boulonnais et du Forez. En 1693, on découvrit une mine de charbon dans la paroisse de Hardinghem, près de Boulogne, et une autre dans la paroisse de Réty. Elles furent concédées par le Roi au duc d'Aumont, qui put les exploiter à la condition de dédommager les propriétaires des terrains. Elles produisaient par an 4 à 5.000 barils de charbon, à un écu le baril, qui alimentaient les forges et les fours à chaux du pays, et qui se vendaient dans la Flandre maritime et la Picardie. Ce charbon ne valait, d'ailleurs, ni le charbon anglais ni celui de Mons et de Charleroi. Dans la région de Saint-Étienne, vingt-six mines appartiennent à des particuliers, qui les afferment jusqu'à 5 sous par jour pour chaque pic travaillant dans la mine. La plupart ont été envahies par les eaux, et l'insuffisance de la technique empêchera longtemps une exploitation rationnelle et méthodique. En 1709, 35 pics seulement descendent, qui, travaillant 230 jours par an, fournissent environ 100.000 charges de 250 livres. Cette bouille se consomme à Saint-Étienne et aux environs pour les deux tiers, et, pour le tiers restant, dans le Velay, à Lyon, le long de la Loire et jusqu'à Paris. Une compagnie, formée en 1702, essaye de rendre la Loire navigable de Saint-Rambert à Roanne, et de transporter le charbon des mines de Saint-Rambert par la Loire et le canal de Briare jusqu'au cœur du royaume. Il lui est. interdit d'enlever le charbon dans un rayon de deux lieues autour de Saint-Étienne, afin de protéger contre une hausse de prix la petite cité manufacturière[4]. Les autres houillères produisaient peu, mais donnaient un appoint de combustible aux régions de l'Ouest et du Midi ; au Sud, celles d'Alais, et sur les bords du Lot, celles de Cransac et de Feumy ; à l'Ouest, celles de Touraine et d'Anjou, surtout celles de Saumur, qui pouvaient. livrer du charbon aux villes de la Loire, de Nantes à Orléans. Les mines de fer, de cuivre, de plomb, d'étain ont beaucoup moins de valeur encore que celles de charbon. On trouve du fer dans le Hainaut français, en Bourgogne, en Franche-Comté, dans le Nivernais, à Decize ; en Saintonge, à Rancogne et à Plancheminier, dont le fer très doux sert à faire des canons et des bombes pour l'arsenal de Rochefort ; puis dans le comté de Foix, dont le minerai, porté à cheval ou à mulet à Hauterive, est voituré par l'Ariège et la Garonne jusqu'à Toulouse et se débite ensuite dans le Languedoc et la Guyenne ; enfin dans les Cévennes, où l'exploitation est assez active jusqu'à la guerre des Camisards qui y suspend toute la vie économique. Le cuivre se rencontre en Guyenne, vers Najac, Corbières et Longuepie, dans la vallée d'Aspe, enfin dans le Dauphiné ; le plomb est mêlé au cuivre dans ces gisements. L'étain et le plomb sont exploités dans la Cornouaille bretonne, à Carnet. Dans les sables des torrents de la Cèze ou du Gardon, quelques maigres minerais d'argent, quelques légères paillettes d'or. A la fin du XVIIe siècle, le Roi accorde un grand nombre de concessions. Il donne au baron des Adrets le droit d'exploiter les mines de plomb et de cuivre qu'il pourra découvrir dans sa seigneurie de Theys. En 1708, les mines d'étain et de plomb de Carnet, en Cornouaille, sont concédées à des gentilshommes de la maison du roi d'Angleterre, à condition que, dans l'année, ils justifient de l'ouverture des mines et n'emploient que des ouvriers catholiques. A partir de 1700, en pleine détresse financière, quelques particuliers s'imaginèrent pouvoir découvrir des mines d'or et d'argent : c'eût été un moyen de combler le déficit. Un certain de Roddes se flattait de trouver en Béarn les richesses du Pérou et du Potosi. Un sieur Doudon voulait faire croire à l'intendant de Poitiers qu'il avait découvert de riches mines d'argent aux environs du Vigean, et l'invitait à assister à ses expériences autour desquelles il fit grand bruit et qui ne donnèrent rien. Pierre Maillard indiqua, lui aussi, une mine d'argent, à Charquemont, en Franche-Comté ; mais quand il fut invité à donner des preuves, on s'aperçut que l'argent qui sortait de son creuset provenait des pièces de monnaie qu'il y avait introduites. Plus que jamais, dans la dernière partie du règne, l'État avait besoin de canons, d'épées, de bombes, d'ancres de navires. Les forges s'étaient multipliées au point que beaucoup d'intendants, craignant une trop grande consommation de bois et la ruine des forêts, proposaient la suppression d'un grand nombre d'entre elles. Les plus grandes forges se trouvaient dans le Nord. Dans le Hainaut, récemment conquis, 22 forges et 14 fourneaux. Dans le pays entre Sambre et Meuse, — Chimay, Trelon, Avesnes, — le travail annonçait déjà l'ère de la houille. Vers 1715, près de 3.000 ouvriers y étaient occupés au travail du fer. Le charbon du Hainaut-espagnol, de Mons et de Charleroi et le fer des Pays-Bas espagnols alimentaient ces usines. La houille, d'ailleurs, coûtait cher, à cause des frais de voiture et surtout des droits de sortie du Hainaut espagnol et des droits d'entrée en France ; les 2.000 livres de charbon qui, à la mine, valaient 6 livres, revenaient, les droits payés, le transport non compris, à 10 livres 7 sous, et la même quantité de gros charbon, qui coûtait 10 livres, montait, avec les droits, à 17. Pourtant l'industrie métallurgique se développa dans ce petit pays à la fin du XVIIe siècle ; elle réclamait des facilités d'exportation, notamment la diminution du droit de sortie sur les fers. Charleville, avec le minerai étranger, fabrique des armes ; Metz a une manufacture d'acier. Le Soissonnais, la Franche-Comté sont remplis de forges. On y travaille pour l'artillerie et la marine. En Normandie, à Laigle, à Couches, à Rugies, on fabrique des épingles, des clous, des pots de fer qui se vendent à Rouen, à Orléans, à Paris. Les fers du Maine (la Frette, Gaillon, Randonnay, Brezolette) sont transportés à Paris et à Chartres. Le Nivernais, riche en houille et en fer, a des forges actives. Puis viennent celles du Berri, dans l'élection du Blanc ; celles du Périgord, qui donnent une coutellerie renommée, celles de Saint-Étienne et de Châtellerault, d'où sortent des armes ; celles du Dauphiné, très nombreuses, qui font des ancres, des lames d'épée ; celles du comté de Foix ; enfin celles de Baigorry, dans le Béarn, qui fabriquent des bombes. La quantité de fer et d'acier produite en France est considérable, et, si l'on excepte quelques manufactures spéciales, comme celle des épingles de Limoges, tombée en complète décadence par suite de la rareté et de la cherté du fil de laiton, l'industrie métallurgique s'est, grâce aux guerres, soutenue et développée. De la verrerie l'industrie française possédait les matières premières nécessaires : sable fin, sels de soude ou de potasse, chaux ; elle faisait venir des quantités assez fortes de cendres du Levant. Des verreries sont établies en Argonne, en Normandie, à proximité de grandes forêts. Le Hainaut a quatre verreries près d'Avesnes et de Maubeuge ; la Champagne, une grande cristallerie à Bayel, près de Bar-sur-Aube, établissement du sieur d'Arrentières, qui n'a pas de concurrents aux environs ; les intendants de Paris et de Champagne désapprouvent une proposition du gentilhomme vénitien Dominique Rivet, qui demandait à fonder, non loin de celle de Bayel, une cristallerie, et une verrerie à Sens. Dans la généralité de Paris, les verreries d'Ozouer-la-Ferrière et de Folembray ont été établies à la fin du règne. Dans la forêt d'Argonne, plusieurs verreries utilisent les bois de la région. En Normandie, les fabriques de vitres, de bouteilles, de verres, de vases et de glaces de miroir sont nombreuses. Les forêts de Lyons, de Saint-Saëns, de Brotonne leur sont de grandes réserves de combustible. Les verres à vitres des verreries de la forêt de Lyons se répandent dans toute la Normandie, et, par Saint-Orner, Arras et Douai, jusqu'à Lille, Gand et Anvers. Enfin on trouve quelques verreries royales à Orléans et à Fay-aux-Loges. Il semble bien que la verrerie a été prospère. Les glaces sont fabriquées à Saint-Gobain, à Dombes, près
de Trévoux, à Tourlaville, près de Cherbourg. La manufacture royale de
Saint-Gobain s'est formée de la réunion, en 1695, de deux manufactures
privilégiées qui avaient le monopole, l'une des grandes glaces, l'autre des
petites. Le privilège de Saint-Gobain est renouvelé en 4701 pour trente ans.
C'est une compagnie qui l'exerce sous le nom d'Antoine d'Agincourt. Elle
seule peut fabriquer de grandes glaces. Les marchands miroitiers de Paris
sont sans cesse en contestation avec la compagnie qui se plaint qu'ils
fassent venir des glaces de Venise ; quoique, de
leur propre aveu, les glaces de la manufacture soient plus belles et
meilleures que celles de Venise, ils ne laissent pas, pat une malice et
désobéissance affectée, de continuer ce négoce, par l'intelligence qu'ils ont
avec aucuns intéressés des Cinq grosses fermes et leurs commis. La
manufacture, célèbre en France et à l'étranger, garde jalousement ses
procédés de fabrication. Elle veut aussi retenir ses ouvriers, les empêcher
de passer à Cherbourg, à Dombes ou en Lorraine, et demande au Roi des
défenses sévères. On sent que le monopole est battu. en brèche de tous côtés,
des manufactures nouvelles se créant en divers endroits. IV. — LES INDUSTRIES MARITIMES ET LES SUCRES. LES pêches jouent un rôle capital dans l'économie sociale du pays ; en exerçant les matelots aux travaux de la mer, elles les préparent à servir dans la marine marchande et dans la marine de guerre. Le secrétaire d'État de la marine, dont dépendent les pêches comme le commerce, surveille cette industrie. Sur le littoral français, ou anglais, nos marins pêchent surtout le hareng et la sardine, puis le maquereau, la vive, etc. Dunkerque ; Dieppe, pêchent le hareng ; Douarnenez, Vannes, Auray, Hennebont, la population de Groix et de Belle-Isle, surtout la sardine ; Nantes, les ports bretons, comme Saint-Malo, les ports normands, Honfleur, Le Havre, Saint-Valéry-en-Caux, enfin Dunkerque envoient à la pêche de la morue à Terre-Neuve et en Islande. Quelques ports, Bayonne et Dunkerque surtout, essaient aussi la pêche de la baleine. Dieppe, Rouen, expédient à Paris le hareng, le maquereau, la vive : Les Malouins portent leur morue à Bilbao, à Bayonne et à Bordeaux, où ils prennent des vins, des eaux-de-vie, des prunes ; ils vont aussi à Marseille échanger leur pêche contre des marchandises du Levant. Nantes, La Rochelle, sont de grands entrepôts de morue ; de là le poisson est transporté par la route de la Loire vers Orléans., Paris et Lyon. A la fin du XVIIe siècle les pêches sont on décadence ; il ne part plus pour Terre-Neuve que 150 bâtiments au plus, au lieu de 300. Dunkerque n'envoie plus que 12 bâtiments à la pêche de la morue et 12 à celle du hareng, au lieu des centaines de bâtiments d'autrefois. Il en est de même, plus ou moins, des autres ports. Les guerres empêchent les sorties régulières, surtout des Dieppois qui vont chercher le hareng jusque sur les côtes anglaises d'Yarmouth, des Dunkerquois, des Malouins, des Nantais, etc., qui se rendent sur les bancs d'Islande et de Terre-Neuve. Puis les droits sur le poisson sont élevés et nombreux, et les formalités des bureaux très gênantes. Un maitre de vaisseau est obligé de donner, en arrivant à Rouen, 12 déclarations, dont 3 à la balance romaine, 4 au bureau des aides, etc. ; il en résulte des frais, des pertes de temps, un encombrement des ports qui met les marchands dans une situation très fâcheuse, empêchés par les commis de la romaine de décharger les vaisseaux, et fort pressés par le fermier des aides qui fait payer les droits de gros, si le temps fatal de la quinzaine est passé avant la décharge. Ensuite, ce sont les armements coûteux, la cherté des denrées, du pain, du sel servant à saler le poisson, qui, à Nantes, au lieu de 18 à ?A livres le quintal, vaut, en 1698, jusqu'à 50 livres. Enfin, les armateurs français se nuisent entre eux, comme en 1697, où ils avilirent les prix du poisson, par la quantité qu'ils portèrent dans toutes les places d'Italie, de Provence et d'Espagne. Et la concurrence étrangère était très redoutable. Les Hollandais, qui naviguaient à moins de frais que nos armateurs, introduisaient en France du hareng pour 500.000 écus par an, de la morue, des huiles et des fanons de baleine. Les Basques espagnols envoyaient plus de 30 bâtiments par an pécher la morue dans nos colonies, et allaient chercher la baleine dans les eaux de l'Amérique du Nord. Le Gouvernement essaya de restreindre la vente du hareng hollandais par divers règlements de 1687. Mais ce fut un remède insuffisant. Le sel était, avec les pêches, notre principale industrie maritime. Sans doute, il provenait aussi de mines : celles de Franche-Comté (Salins), de Lorraine (Moyenvic, dans l'évêché de Metz), fournissaient à la subsistance de ces pays et des cantons suisses ; mais la plus grande partie du sel consommé en France et à l'étranger était tirée de la mer. Il y avait des salines nombreuses sur la Méditerranée (Peccais, Hyères, etc.), et surtout sur l'Océan : Brouage, La Rochelle étaient les principaux entrepôts de cette denrée si nécessaire. Les navires flamands, hollandais, danois, etc., y venaient chaque année charger de grandes quantités de sel à destination de Dunkerque, des pays du Nord, surtout des porta de la mer Baltique qui le répandaient ensuite en Allemagne et en Moscovie. Cette industrie, si prospère dans les pays de l'Ouest, donnait lieu à un trafic important, à tolite une navigation de cabotage et à une grande exportation. Avec les vins et les eaux-de-vie, le sel était une des principales denrées françaises fournies à l'étranger. L'industrie sucrière se développe. Le Gouvernement la protège contre la concurrence étrangère, — il frappe les sucres raffinés à l'étranger d'un droit de 22 livres 10 sous par cent livres pesant, — et aussi contre la concurrence des îles, où les colons raffinaient leurs sucres avant de les envoyer en France. En 1698, les sucres des îles doivent payer la même taxe que les sucres étrangers. Bien plus, les habitants des Iles ne peuvent, depuis 1696, obliger les négociants à prendre en paiement de ce qu'ils devront plus de la moitié en sucres raffinés, l'autre moitié devant être acquittée en sucres bruts. Cependant, les colons continuent à raffiner. Grâce à ces règlements protecteurs, et bien qu'ils fussent souvent violés, les raffineries du royaume étaient prospères dans les ports du Ponant et les villes de la Loire, Angers, Saumur, Orléans ; on en avait créé, même en dehors du Ponant, comme, à Marseille, celle des sieurs Catelin et Cie, pour se passer des sucres de Hollande et des cassonades du Brésil. Et l'on exportait dans toute l'Europe occidentale la moitié au moins des sucres que l'on produisait. En considérant l'ensemble des industries françaises, de la mort de Colbert à la mort de Louis XIV, on voit que, si l'activité générale a diminué, le pays pourtant n'est pas tombé dans l'inertie. Des manufactures ont péri, mais d'autres se soutiennent et quelques-unes prospèrent. La draperie décline en Champagne et en Flandre ; la soierie à Lyon, à l'ours, à Nîmes, partout ; la toilerie, en Normandie surtout ; la chapellerie, en Normandie ; enfin, partout, la dentelle, le papier, la tapisserie, les pêches. Au contraire, toutes les industries qui servent à la guerre, métallurgie, fabriques d'armes et de munitions, manufactures de drap pour les troupes, sont très actives. De même, la teinture des étoffes, la tannerie, les raffineries de sucre et de cire. Des industries nouvelles apparaissent, comme les cotonnades et les toiles peintes de Rouen, de Marseille et de Lyon. Enfin certaines sortes de manufactures, très atteintes dans quelques provinces, souffrent moins dans d'autres ; ainsi la draperie se maintient à peu près en Normandie, assez bien en Picardie, très bien en Languedoc ; la chapellerie, tombée à rien en Normandie, prospère à Marseille. Partout il faut tenir compte des initiatives individuelles et des conditions locales qui ont pu empêcher les causes générales d'exercer leur action néfaste sur l'industrie ou en atténuer les effets. La possibilité d'un relèvement se laisse entrevoir ; l'effort de Colbert, on le sent, n'a pas été vain. Au point de vue de l'histoire générale de l'industrie française, quelques remarques sont à présenter. Les industries sont dispersées dans le royaume. La concentration dans certaines régions ne viendra qu'à l'âge de la houille et du fer, au me siècle. Mais déjà plusieurs villes, grâce à la facilité des communications maritimes et à l'abondance des capitaux accumulés depuis des siècles, deviennent de grands ateliers industriels, comme Marseille, qui, aux constructions navales, ajoute précisément à cette époque la chapellerie, la bonneterie, la fabrication des indiennes, la savonnerie. — La vie industrielle n'est pas encore indépendante de la vie agricole ; au contraire, elle reste toujours étroitement associée à elle. Les ouvriers sont souvent des paysans cultivateurs qui, ne pouvant vivre du produit du sol, tissent en hiver, pendant que leurs femmes et leurs filles filent la laine et le lin ou font des dentelles. — La grande industrie, que Colbert a encouragée, et qui est le produit du capitalisme grandissant, se soutient. Ici se préparent et s'annoncent des problèmes dont la gravité apparaîtra au XIXe siècle. |
[1] BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE. — SOURCES. Collection de règlements et d'arrêts (Arch. Nat., AD XI, 41 à 52, concernant les ouvriers et les diverses industries). Mémoires et correspondance des intendants, mémoires des députés du commerce déjà cités. Registre des lettres de M. Amelot concernant le commerce, Arch. Nat., *F12 114 à 120. Documents sur le commerce, ibid., G7, 1685 à 1704. Procès-verbaux du Conseil de commerce, ibid. F12 51. Inventaire, déjà cité p. 201. Piganiol, Nouvelle description de la France, 6 vol., 1718.
OUVRAGES À CONSULTER. Des Cilleuls, Histoire et régime de la grande industrie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1898. Livres sur l'histoire provinciale, Monin, Marchand, etc., déjà cités. Peyran, Histoire de l'ancienne principauté de Sedan, t. II. Boissonade, Essai sur le régime du travail en Poitou, du Xe siècle à la Révolution, t. II, 1900. G. Martin, Les associations ouvrières au XVIIIe siècle (1700-1791), 1900. H. Hauser, Les compagnonnages d'arts et métiers à Dijon aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1907. Les pouvoirs publics et l'organisation du travail dans l'ancienne France (Revue d'hist. mod., t. IX.) Sur les soies : E. Pariset, Histoire de la fabrique lyonnaise. Essai sur le régime social et économique de l'industrie de la soie à Lyon, depuis le XVIe siècle, Lyon, 1901. Histoire de la Chambre de commerce de Lyon, 1re partie, XVIIIe siècle, Lyon, 1886. J. Godait, L'ouvrier en soie, Monographie du tisseur lyonnais. Étude historique, économique et sociale, de 1466 à 1791. Bossebœuf, Histoire de la soierie à Tours, du XIe au XVIIIe siècle (Mémoires de la Société archéologique de Touraine, 1900). Monin, ouvr. cité, Chap. sur la soierie en Languedoc. — Sur les draps : Ph. Sagnac, L'industrie el le commerce de la draperie à la fin du XVIIe siècle (Revue d'hist. mod., t. IX, 1907.) — Sur les mines et métaux : Grar, Hist. de la recherche, de la découverte et de l'exploitation de la houille dans le Hainaut français, dans la Flandre française et dans l'Artois, 8 vol. 1847. A. Bardon, L'exploitation du bassin houiller d'Alais sous l'ancien régime, Nîmes, 1898. — Sur les dentelles : G. Martin, L'industrie et le commerce du Velay aux XVIIe et XVIIe siècles, le Puy, 1900, etc. — A compléter par le Répertoire, cité, de Brière et Caron.
[2] Des droits élevés frappaient les soles à l'entrée et les étoffes fabriquées à la sortie : 27 livres par quintal de soie à la douane de Lyon ; les soies du Levant ne payaient que 18 livres. En 1711, pour chaque livre de soie étrangère. surcroît de 7 sous 8 deniers.
[3] La tapisserie est dans un état plus triste encore. Les guerres lui portent un coup terrible. Le Roi essaye de sauver la manufacture royale de Beauvais, qui menace ruine. En 1685, il permet à Philippe Behagle, directeur de la manufacture, de s'associer des gentilshommes, sans que ceux-ci dérogent à la noblesse. Mais, à la fin du règne, la concurrence des Flandres belges, profitant de la paix, empêche cet établissement de vendre ses tapisseries et ses soies, et, pour couvrir les frais et payer les ouvriers, les entrepreneurs sont obligés de recourir à une loterie. On attire des étrangers ; ainsi, en 1711, Jean Baert. originaire d'Audenarde et naturalisé français, obtient un privilège de trente ans pour une manufacture au bourg de Torcy, en Brie. — La fabrique de papier souffrit beaucoup, sinon en Auvergne, d'où il sortait par an, au début du XVIIIe siècle, pour 80.000 écus de marchandises, du moins dans l'Angoumois et le Poitou. On a vu que les protestants de ces provinces introduisirent cette industrie à l'étranger.
La tannerie travaillait, outre les peaux du Poitou, do la Saintonge, du Berri, de la Normandie, les peaux de castor, de daim, d'élan, d'orignal, qui du Canada et des lies d'Amérique arrivaient à La Rochelle, au Havre, à Rouen ou à Dieppe, et les peaux de chameau qui du Levant venaient à Marseille. Elle était active dans les ports, comme Rouen et Marseille, et dans les villes du Poitou, Niort et Châtellerault, voisinés de La Rochelle, et encore à Montpellier, à Limoges, à Vierzon, à Verdun et à Metz.
La chapellerie employait la laine, mais surtout — la mode des chapeaux de laine passant — les peaux de lapin, achetées en France ou en Angleterre, les peaux de castor, qui, du Canada, arrivaient à Rouen ou à La Rochelle. Elle utilisait aussi les peaux de chameau et d'autruche. Les principaux centres de cette manufacture étaient Paris, Lyon, Marseille, Rouen, Caudebec. Elle souffrit de la cherté des matières premières : les peaux de castor coûtaient très cher par suite du monopole de la Compagnie fermière du Canada. Elle fut fortement grevée par le droit de marque ; mais ce fut la Révocation qui porta le coup de grâce. Suivant Vauban, qui s'appuie sur le témoignage des maures de métiers, 10.000 ouvriers chapeliers auraient quitté la Normandie. Un grand fabricant de Rouen, à peine installé depuis trois mois à Rotterdam, expédiait des chapeaux à La Rochelle, raconte d'Aveux, ambassadeur de Franco en Hollande. Seule la manufacture de Marseille prospérait ; elle employait 6.000 ouvriers ou ouvrières au commencement du XVIIe siècle ; c'est une de ces nombreuses industries marseillaises que le commerce du Levant a contribué à créer et à développer.
[4] Le charbon des mines du Forez, assez apprécié, n'est pas cher : 6 sous la charge de 250 livres de charbon en pierre et 8 sous la charge de charbon en sable, pris à la mine.