LA décadence économique de la fin du règne a des causes très complexes ; elles se mêlent et s'enchevêtrent ; les unes sont politiques et religieuses : les guerres et la révocation de l'édit de Nantes ; les autres sont sociales et économiques : le colbertisme exagéré et le mauvais régime fiscal. I. — LES CAUSES ACCIDENTELLES : LES GUERRES. C'EST à peine si trois ou quatre années de paix vinrent interrompre ces longues guerres qui mettaient la France aux prises avec toute l'Europe occidentale et centrale. L'Allemagne, la Hollande, l'Angleterre surtout se fermèrent aux produits français. Sans doute, il était difficile, même à cette époque, de s'isoler complètement et de vivre sans le secours de l'étranger : la solidarité économique était déjà trop forte. Un système de passeports permettait aux Anglais, aux Hollandais, de trafiquer en France. Il arriva même, que dans certaines villes, comme Nantes, grâce à ces passeports et aussi à certaines circonstances particulières, on ne souffrit pas trop de la guerre. Mais presque partout le commerce extérieur des denrées et des produits de France baissa sensiblement. L'accroissement des impôts, la fréquence et la rigueur des réquisitions militaires, les guerres appauvrirent la masse de la nation. La consommation à l'intérieur se restreignit, en même temps que la vente au dehors. Beaucoup de manufactures périclitèrent alors : la soierie de Lyon et de Tours, industrie de luxe par excellence, la draperie, la toilerie, la dentelle, la tapisserie. Certaines autres se soutinrent et même prospérèrent comme celles des draperies du Languedoc, artificiellement développées en vue de l'exportation au Levant qui continua d'une manière plus ou moins active à cette époque. Naturellement l'activité fut grande dans les manufactures qui habillaient les troupes du Roi, et dans les usines métallurgiques qui fournissaient des épées, des bombes et des canons à la marine et à l'armée. Mais il arriva que la grande consommation de laine et de fil pour le besoin des armées dans toute l'Europe fit renchérir ces matières premières. Ce renchérissement accru par les épizooties d'Espagne et par les exigences des modes du temps, larges et amples, gêna la reprise de l'industrie après la paix de Ryswyk. La marine marchande dépérit. Nos bâtiments de commerce ne sont plus guère protégés par les vaisseaux du Roi. S'ils se risquent en pleine mer, ils tombent entre les mains des corsaires anglais, biscayens, barbaresques, qui infestent l'Océan et la Méditerranée et surveillent les routes de nos colonies d'Amérique et des Échelles du Levant. Sans doute, nous avons, nous aussi, nos corsaires, qui de Dunkerque, de Saint-Malo, de Nantes ou de La Rochelle, inquiètent les navires hollandais et anglais et réussissent souvent à faire de belles prises. Mais notre commerce souffre plus que celui des étrangers. Le commerce du Levant devient très pénible ; la navigation aux îles languit, et Bordeaux est impuissant à écouler les denrées de Guyenne. La navigation de France en France, de Bordeaux, La Rochelle et Nantes à Boulogne, Calais et Dunkerque, qui permettait à une province d'envoyer à l'autre son superflu, ne se fait plus que très difficilement. Ce sont le plus souvent des Hollandais, naviguant sous pavillon danois ou suédois, qui s'en chargent pour notre compte. Pas de constructions, malgré la prime de cent sols par tonneau que donne l'État. Les armateurs n'ont pas le droit de recruter des marins : le Roi les garde pour lui. Aussi les capitaines sont-ils forcés de compléter leur personnel comme ils peuvent ; ils prennent des aventuriers, des invalides même ; des étrangers, Suédois, Danois, Flamands, Irlandais, Espagnols, ou bien des Basques, habitués aux grandes courses maritimes et aux périls des pêches lointaines. Ce sont des Basques, des Espagnols, des Ostendais qui forment l'équipage des navires armés en 1702 par des Casaux, le riche négociant de Nantes. La haute mer n'étant pas libre, on arme moins pour Terre-Neuve et l'Islande. A la fin du XVIIe siècle, Rouen, Saint-Malo, les petits ports de Bretagne n'envoient plus guère à Terre-Neuve que la moitié des navires qui avaient l'habitude d'y aller pécher la morue. Pour toutes nos populations maritimes de l'Ouest, si durement éprouvées par la diminution du commerce et l'avilissement des denrées, c'est une cause nouvelle de misère. II. — LA RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES. LA révocation de l'édit de Nantes ne fut pas, comme on l'a dit quelquefois, la cause principale de la décadence économique, mais elle y contribua beaucoup. Les protestants faisaient la fortune de nombreuses villes et de plusieurs pays de France ; Rouen, port maritime, atelier industriel, un des principaux du royaume pour la toilerie, la draperie et le raffinage des sucres ; Elbeuf, la ville drapière ; Sedan, la rivale d'Elbeuf ; Lyon, la cité de la banque et de la soie, centre du commerce avec l'Allemagne, la Suisse et l'Italie, et Tours, la rivale de Lyon, enfin les cités industrielles du Dauphiné, puis toutes les villes, grandes et petites, du Languedoc et de la Guyenne, où battaient tant de métiers à draps et à bas de laine ou de soie, Carcassonne, Alais, Uzès, Nîmes, Montauban, étaient en très grande partie peuplées de protestants qui y avaient créé ou développé l'industrie et le commerce. Obligés de renoncer aux fonctions publiques et même aux carrières libérales, ils s'employaient dans l'industrie, le commerce, la banque. A Lyon, principale place de change du royaume, les frères Hogguers étaient de véritables banquiers du Trésor royal. A Paris, Samuel Bernard, Crozat, comptaient parmi les plus riches financiers de la France et de l'Europe, et le Trésor avait recours à eux dans toutes les circonstances difficiles. C'étaient des huguenots qui faisaient pour le compte de l'État les gros achats de blés et de charbons nécessaires au royaume. Samuel Bernard introduit en France de grandes quantités de céréales qu'il achète dans les ports méditerranéens ; Vendreus, autre grand négociant protestant, fait entrer, à la prière de Louvois, du blé d'Europe et du charbon d'Angleterre. A côté des protestants français, des protestants étrangers étaient établis depuis longtemps déjà dans nos grandes villes, dans nos ports, à Rouen, à Nantes, à Bordeaux. Ces riches commerçants, ces chefs d'industrie, trouvaient parmi leurs coreligionnaires des employés et des ouvriers habiles et actifs. La révocation de l'édit de Nantes précipita l'exode des huguenots, commencé déjà depuis plusieurs années. Avec leur or, leur argent, tous les meubles de prix qu'ils peuvent emporter, ils se dirigent en foule vers l'Angleterre, la Hollande, la Suisse, l'Allemagne. Tous les protestants ne partirent pas, il est vrai ; beaucoup se convertirent au catholicisme et purent travailler en paix. D'autres, qui continuèrent à professer leur religion, furent inquiétés dans certaines provinces et tolérés dans d'autres ; tout dépendait des intendants. A Sedan, il était resté 19 fabricants drapiers, appartenant à la religion réformée et persévérant toujours dans leur obstination. L'intendant de Champagne, de Pomeren, écrivit, en 1700, au Contrôleur général que le meilleur moyen serait d'interdire le travail à quelques-uns des plus mutins. Mais il semble que, dans les autres provinces, les intendants se montrèrent plus tolérants. Quelques-uns allaient jusqu'à plaider les circonstances atténuantes pour les protestants, surtout pour les huguenots étrangers. La plus grande partie des ouvriers, écrit l'intendant de La Rochelle, sont des étrangers luthériens, et l'on ne s'est jamais aperçu qu'ils aient fait aucun exercice de leur religion. L'intendant de Paris écrit, en 1700, qu'à Dormelles, près de Montereau, il y a une manufacture de draps, dont les directeurs, Van der Hulst et La Roque, tous deux de la R. P. R., ne font aucun devoir de catholiques, et il ne propose aucune mesure contre eux c'est que la généralité de Paris n'est pas déjà si riche en manufactures. En Franche-Comté, il y a une manufacture de fer-blanc, celle de Robelin, calviniste, qui emploie quelques ouvriers allemands, luthériens ou calvinistes. Ces ouvriers, dit l'intendant, sont nécessaires pour établir la manufacture, et ils ne comptent pas demeurer dans le royaume. L'intendant semble dire au Roi et aux ministres : Prenez patience, ce sont des étrangers, ils ne tarderont pas à s'en aller. On laisse tranquilles les Van Robais d'Abbeville. En 1714, ils ont avec eux, à côté d'ouvriers catholiques, huit familles de contremaîtres, soit 34 personnes, qui sont de la R. P. R. Ces protestants, écrit l'intendant, se conduisent fort paisiblement sur le fait de leur religion, dont ils font l'exercice séparément, chacun dans leur famille, sans assemblée, et il ne lui est revenu d'aucune part qu'ils s'entretiennent de leur religion pour pervertir les catholiques. Amelot, conseiller d'État, chargé de la direction générale
du commerce, semble vouloir concilier les intérêts du commerce et les
exigences de la politique religieuse du Roi. La communauté des maîtres
drapiers d'Elbeuf avait reçu les Lefébure, père et fils, malgré l'opposition
de deux ma1tres qui avaient objecté la qualité de religionnaires des nouveaux
venus. Amelot écrit, en 1701, à l'intendant de Rouen : Ce que je puis vous dire à cet égard, c'est que, n'y ayant
jusqu'à présent aucun édit ni déclaration du Roi qui défende d'admettre les
mauvais catholiques aux maîtrises des arts et métiers, il n'y a qu'à laisser
jouir les nommés Lefébure de la qualité et des fonctions de maîtres drapiers,
puisqu'ils y ont été reçus. Mais, en même temps, l'intention de Sa Majesté
est que vous fassiez entendre qu'ils doivent se conduire dorénavant en
véritables catholiques. Amelot ne veut donc voir dans ces huguenots
que de mauvais catholiques. On faiblit dans la répression, et Feu s'aperçoit,
mais un peu tard, de la nécessité de la tolérance. Trois pays surtout profitèrent de l'exode des protestants français : l'Angleterre, le Hollande, l'Allemagne, et, dans ce damier pays, surtout le Brandebourg. Les réfugiés n'introduisirent en Baba& aucune industrie nouvelle, mais ils contribuèrent an développement des manufactures de draps d'Amsterdam et de ln fabrique de soies de Harlem. En Angleterre, Manès, d'Angoulême, et plusieurs autres fabricants réputés transportèrent l'industrie du papier où nous étions les maîtres ; les Anglais cessèrent de nous demander du papier. Les taffetas de soie, les chapeaux, les toiles d'Angleterre firent, grâce aux réfugiés, une concurrence chaque jour plus grande aux produits similaires de Lyon, de Caudebec, de Normandie et de Bretagne. Sans doute, les prohibitions édictées en Angleterre contribuèrent beaucoup à donner l'essor à ces industries nouvelles ou régénérées ; mais l'exode des protestants français fut une des causes capitales de ce développement. La Hollande et l'Angleterre étaient déjà riches en manufactures ; le Brandebourg ne connaissait presque aucune industrie. A part la toilerie, tout y était à créer. Ce pays, véritable sablonnière couverte de marécages le long de rivières paresseuses, épuisé par l'horrible guerre de Trente Ans dont il n'avait pas encore relevé les ruines, réclamait des hommes énergiques, inventifs ; le Grand-Électeur Frédéric-Guillaume fit appel à nos protestants. Du Languedoc, du Dauphiné ils arrivèrent par centaines ; le Grand-Électeur leur donna des subsides et des locaux pour établir des manufactures. Pen d'agriculteurs parmi ces exilés ; le paysan français ne peut s'arracher au sol que ses pères et lui ont cultivé, où il a souffert, où il va peut-être continuer de souffrir pour sa religion ; il est retenu par les plaines fertiles du Languedoc, où il possède quelque petit lopin, ou par les coteaux des Cévennes et les terrasses où, lentement, pesamment, il e porté dans sa hotte la terre nécessaire. Comment perdre de vue ces champs, ces vignes, ces douces retraites, où l'on mangeait son pain en paix sous l'ombre de son figuier ! Au contraire, les fabricants de draps, de bas de laine et de soie, de chapeaux, de tapis, de gants, quittent leurs ateliers de Nîmes, d'Uzès, de Montpellier, de Montauban, de Romans, de Grenoble. Dès 1686, on compte quarante colonies de Français dans les États du Grand-Électeur, duchés rhénans, principauté de Magdebourg, même duché lointain de Prusse. Dès 1697, la colonie française de Berlin, ville alors toute petite, très misérable et malpropre, compte 4.292 Français sur 20.000 habitants ; celle de Magdebourg, 1.087 ; celle de Wesel, 717. En 1714, Magdebourg possède 864 métiers à bas, et, en 1724, Berlin en aura autant. Nos réfugiés donnèrent aux États du Grand-Électeur soixante-cinq industries nouvelles qui devaient prospérer au XVIIIe siècle. Ces nouveaux venus attirent des recrues. En 1687, un protestant languedocien, fabricant de bas, Jean Meffre, écrit de Magdebourg à son frère qui attend à Zurich : Les laines sont bonnes et à bon marché. Les fileuses sont prévoyantes et à bon compte.... Le pays est beau, les vivres à bon marché, et on s'habitue facilement à la bière. Et, dans une autre lettre, il lui fait l'éloge du prince et des autorités, il lui vante son atelier, à un quart d'heure de la ville, où il a 125 fileuses, plus habiles, dit-il, que celles d'Uzès, et des eaux meilleures que celles d'Uzès ; il l'invite à venir voir le plus beau pays du monde, sa maison, son jardin : Nous avons, ajoute-t-il, mangé nos cerises, et nous attendons la maturité de nos abricots, de nos pèches, de nos prunes, de nos pommes et de nos raisins, car nous avons tout cela dans le jardin. Ces exilés, libres de travailler et de prier, s'habituaient vite à leur patrie d'adoption. Et quelle énergie, quelle puissance de travail et de volonté ces hommes, qui avaient aventuré leur vie plutôt que de manquer à leur conscience, avaient emportées à l'étranger ! La diminution de la consommation, et, par suite, de la production, le chômage, la misère, la nécessité de trouver du travail ailleurs, provoquèrent d'antres désertions. Les ouvriers drapiers de la région du Nord s'en vont par bandes ; en 1709, beaucoup quittent Lille pour les villes voisines des Pays-Bas, Menin et Tournay. Le chômage gagne la grande fabrique des Van Robais d'Abbeville, et le Gouvernement se voit obligé de retenir de force leurs ouvriers et leurs contremaîtres hollandais. De Normandie, à la suite de différends continuels entre patrons et ouvriers, partent, vers 1681, 4.500 toiliers — bons catholiques — qui vont enrichir la manufacture anglaise d'Ipswich, dans le Suffolk, et qui y resteront presque tous, malgré les efforts de l'ambassadeur de France Bonrepaus. En 1706, au moment où la guerre d'Italie empêche les soies du Piémont d'arriver jusqu'à Lyon, beaucoup d'ouvriers en soie partent pour Turin ; les Lyonnais, très inquiets, réclament les déserteurs, en même temps que le rétablissement du commerce des soies avec le Piémont. De Cherbourg, des ouvriers de la manufacture de glaces cherchent à s'en aller en Lorraine ; ordre est donné de mettre en prison celui qui a fait au duc de Lorraine la proposition de les accueillir. Enfin, l'Espagne, qui tâche de se régénérer, attire des ouvriers et des fabricants français. A l'époque de Colbert, l'industrie ne s'était développée que grâce à l'appel d'ouvriers étrangers, italiens, hollandais surtout : les Van Robais avaient créé l'industrie d'Abbeville ; c'étaient encore des Hollandais qui avaient contribué à la prospérité de la manufacture de Cadeau, à Sedan, de celle de Varenne, à Carcassonne, et de bien d'autres. A la fin du règne de Louis XIV, la France perd la plupart de ces étrangers, et beaucoup d'ouvriers nationaux vont chercher au dehors le travail qui leur manque ou la liberté religieuse qu'on leur refuse. III. — LES CAUSES PROFONDES ET CONSTANTES : LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE. LE système colbertiste, exagéré par les successeurs de Colbert, aggravé par les guerres, fut la principale cause de la décadence de notre activité économique. Restreindre et même entraver l'importation, développer l'exportation des produits fabriqués, acheter peu et vendre beaucoup, faire entrer en France le plus d'or et d'argent possible, ce système, rigoureusement pratiqué, entraînait la guerre douanière. En 1687, au début de la guerre de la ligue d'Augsbourg, le Gouvernement français établit sur les marchandises anglaises et hollandaises des droits supérieurs à tous ceux que l'on avait connus jusqu'alors. En 1.701, au commencement de la guerre de la Succession, le droit de fret, de 50 sous est porté à 3 livres 10 sous par tonneau. Les Anglais, les Hollandais, frappent alors nos denrées. En Angleterre, les vins de France doivent payer 800 livres françaises par tonneau de quatre muids[3], et les eaux-de-vie et les vinaigres sont taxés en proportion : droits vraiment prohibitifs, égaux et même supérieurs au prix de la marchandise. Les Anglais et les Hollandais délaissent nos ports. C'est en Portugal, en Espagne, en Italie, qu'ils vont acheter les vins, les eaux-de-vie, les vinaigres, les fruits. Les denrées de Guyenne et de Saintonge ne s'écoulent plus au dehors : les prix s'avilissent, à Bordeaux surtout où les navires sont trop peu nombreux et où le fret est très coûteux. Porto, Lisbonne, Cadix s'enrichissent aux dépens de Bayonne, de Bordeaux, de La Rochelle et de Nantes. Tout dans la réglementation de notre commerce avec l'étranger semble devoir porter préjudice à l'exportation. Les draps anglais, frappés de droits très élevés, ne peuvent entrer en France que par Calais et Saint-Valéry ; là, on peut surveiller facilement l'importation et percevoir les taxes. Mais ce sont deux petits ports où les navires étrangers ne peuvent trouver de fret de retour. Il aurait fallu choisir un port, comme Le Havre, débouché naturel d'une grande et riche région agricole. Ainsi, peur protéger les industries, la draperie, a toilerie, pour développer la manufacture de soieries, on entrave la vente des produits agricoles de l'Ouest et, du Midi. Les prix s'en trouvent avilis ; mais cela fait l'affaire du Gouvernement, préoccupé surtout de l'intérêt des industriels — moins chères sont les denrées, et pins bas se tient le prix de la main-d'œuvre. Il continue d'appliquer une politique frumentaire qui, interdisant presque toujours l'exportation des blés, tend à faire baisser les prix ; d'ailleurs, à n'y réussit point ; pendant les deux grandes guerres de la fin du règne, son calcul est déjoué et les blés atteignent à des cours très élevés. De même quelques fabricants voulurent, à la fin de la guerre de la Succession, interdire l'exportation de la laine, et provoquer un abaissement des prix. Mais le contrôleur général Desmaretz, qui commençait à réagir un peu contre l'ancien système économique, ne les suivit pas et refusa énergiquement de favoriser encore les industriels aux dépens des agriculteurs. Au reste l'industrie elle-même et le commerce furent directement atteints par une réglementation excessive, une fiscalité inouïe et le régime des privilèges. Taxes à l'entrée, taxes à la sortie, multiples, diverses, énormes, frappent tous les produits, même ceux qu'il y avait le plus grand intérêt à importer ou à exporter. Les frais augmentent, selon le caprice des péageurs. Une balle de marchandises, descendant la Loire, qui n'aurait dû en tout que 10 écus, en paie 30 à 40, les matelots se voyant obligés, pour ne pas faire de trop longues haltes, de donner quelques petits présents à chaque péager. Des droits subsistent en fait, bien que supprimés en droit. C'est ainsi que, malgré le tarif de 1664, les fermiers généraux ont toujours fait percevoir à Ingrande, sur la rivière de Loire, des droits si importants, si litigieux et si embrouillés qu'aucun marchand n'a jamais pu les pénétrer et a préféré les payer pour éviter des procès. En attendant, le commerce d'Orléans à Nantes a diminué considérablement[4]. La France de Louis XIV semble ne plus être qu'un immense bureau chargé de prélever des taxes innombrables sous les formes les plus variées et les plus arbitraires. Rien d'important, rien même de secondaire dans l'activité économique, qui ne soit rigoureusement réglementé. Le paysan ne peut cultiver comme il veut, ni vendre ses produits comme il l'entend ; son blé, il ne peut, pendant des années entières, l'exporter 'à l'étranger, ni le transporter, librement et sans droits, à l'intérieur du royaume. Le commerçant ne peut recevoir certains produits prohibés, comme les toiles et les étoffes des Indes, et les consommateurs ne doivent même pas lui en demander. L'industriel est surveillé jusque dans ses moindres actes. La qualité de' la matière première est fixée ainsi que la quantité ; puis la longueur et la largeur des étoffes, le nombre des fils à la chaîne et à la trame, la teinture, la marque de fabrique. Tous les produits doivent porter une marque, même les chapeaux ; la marque certifie la bonté de la marchandise, mais surtout elle est un moyen de percevoir une taxe. Ces règlements sont faits par le pouvoir seul. Sans doute, les fabricants sont appelés à examiner chaque projet et à donner leur avis. Dans les lieux de fabrique, les assemblées de marchands, composées seulement de notables, sont convoquées, au moins une fois l'an, par l'intendant et l'inspecteur des manufactures ; mais on n'y admet que quelques maîtres, pris parmi les notables les plus complaisants. Une armée de fonctionnaires royaux : intendants et subdélégués, inspecteurs des manufactures, maîtres chacun dans leur circonscription, lieutenants généraux de police, prépare les règlements et veille à l'exécution. La fiscalité royale, presque chaque année, invente de nouvelles charges, comme celles d'inspecteurs généraux des manufactures, d'ailleurs aussi vite supprimées qu'établies (1704). Pour assurer l'exécution des règlements, le pouvoir royal tend à développer l'organisation corporative et à l'appliquer à la grande industrie. Les ouvriers et les fabricants de lainages sont obligés der se grouper en corporations jurées autour des bureaux de fabrique. Louvois, successeur de Colbert dans la direction des manufactures, organise et multiplie ces bureaux où l'on doit visiter les étoffes de laine avant qu'elles soient foulées. Ainsi réglementation et fiscalité vont du même train ; elles se renforcent mutuellement. Ajoutez toutes les pratiques financières d'un Trésor toujours en détresse, la charge croissante des anciens impôts, la création de nouvelles impositions, les emprunts forcés, les variations continuelles des espèces d'or et d'argent, enfin l'émission du papier-monnaie et le cours forcé des billets. Les espèces manquèrent ; on s'en aperçut après la paix de Ryswyk ; il était entré pendant la guerre fort peu d'argent, et pour tout de suite en ressortir. Les variations de monnaies faisaient passer nos espèces à l'étranger. Les Hollandais, les Génois, les Genevois tenaient le change bas, au moment de la baisse des espèces, pour les attirer à eux ; ils profitaient ensuite des augmentations et élevaient le change. Ils obtenaient ainsi des bénéfices considérables. Toutes les mesures extraordinaires à l'égard de la monnaie faisaient peur aux commerçants. A la fin de chaque période de diminution, dans l'espoir d'une hausse prochaine, les créanciers ne voulaient pas recevoir le montant de leurs créances. Le papier, trop abondant, était tombé en discrédit ; pour le soutenir, on l'a vu, la déclaration royale du 18 octobre 1707 décida que les billets de monnaie devaient être pris pour un quart en tous paiements dans diverses provinces du royaume. On exceptait de la règle le Pays conquis, le Roussillon, l'Alsace et la Franche-Comté qui commerçaient librement avec l'étranger et où l'on n'aurait pu lutter contre le discrédit du papier. Alors les commerçants de Lyon, de Marseille, de Rouen, etc., se plaignirent. Il leur fallait de l'argent, disaient-ils, pour payer les matières premières, leurs employés et ouvriers. Les grandes villes de province auraient voulu restreindre le cours de ces billets à la place de Paris qui les connaissait déjà depuis quelque temps ; mais Chamillart voulait établir une correspondance entre Paris et les provinces. Il répondait avec vivacité aux plaintes des villes et des intendants, que l'on ne pouvait se servir de ces billets que dans des paiements supérieurs à 800 livres, et que le petit commerce ne serait pas atteint. Et, apprenant par l'intendant Trudaine qu'à Lyon on avait vivement protesté par une cessation partielle du travail, il n'hésitait pas à le réprimander. Il fallait déployer l'autorité, envoyer en prison le premier qui aurait manifesté contre le Gouvernement. A Paris, à la fin du règne, le discrédit des papiers et des affaires est complet. A Nantes, notre principal port, les faillites ne sont pas rares. Le crédit des plus riches est altéré, disent les négociants de Nantes, en juillet 1715. Les marchandises sont sans vente. Personne n'ose s'en charger, dans la crainte d'être embarrassé pour payer à l'échéance des termes, et on n'ose aussi les vendre à crédit, parce qu'on n'en recevrait pas de secours présents. Les effets d'un négociant sont en marchandises qui ne se vendent point ou en lettres de change sur Paris qui ne s'acquittent point, car on n'y paye plus ; ces lettres de change reviennent à protêt, ce qui accable les provinces, d'où, pour comble de malheur, tes trésoriers et les receveurs voiturent leurs fonds et espèces à Paris. Mêmes plaintes à Bordeaux, à Saint-Malo, à Lyon. Cependant la réglementation ne va pas jusqu'à l'uniformité absolue. Dans le domaine économique, connue dans l'administration financière, les privilèges abondent : monopoles commerciaux concédés à de grandes compagnies, monopoles de divers produits, privilèges spéciaux pour quelques villes et quelques ports du royaume. A la fin du XVIIe siècle, on compte en France cinq grandes compagnies à privilèges exclusifs : celles dos Indes orientales, de Chine, de Guinée, du Sénégal, et celle du commerce des castors du Canada, auxquelles on pourrait ajouter celle des fournissements de la marine. Elles sont maîtresses du prix des produits et des denrées qu'elles apportent des Indes, d'Afrique ou du Canada ; or, il arrive très souvent qu'elles ne savent pas profiter de leurs privilèges et que, toujours sûres de gagner, elles limitent le commerce maritime au lieu de l'étendre. Le commerce de certains produits a été accaparé par l'État. Il n'y a dans le royaume qu'une manufacture de grandes glaces, celle de Saint-Gobain ; elle appartient au Roi. Le plomb et la poudre à gibier deviennent, un monopole d'État, que des fermiers exploitent. La vente de l'eau-de-vie en détail n'est pas libre, non plus ; elle fait aussi partie des fermes du Roi ; les fermiers font venir peu d'eau-de-vie, ce qui entraîne la hausse des prix et la diminution de la consommation, au grand détriment des populations de la Saintonge et de la Guyenne. La vente du thé, du café, du chocolat, du cacao est l'objet d'un privilège en 1692. Depuis le contrôle général de Colbert, le tabac a été mis en parti, ce qui augmente les revenus du Roi de 1.200.000 livres ; ce monopole nuit à Saint-Domingue, à Bordeaux, La Rochelle et Tonnay-Charente, à notre commerce au Portugal, fondé en grande partie sur l'importation du tabac ; il tourne même contre le Trésor, les échanges que permettait le tabac ne se faisant plus. Enfin certaines villes jouissaient de monopoles, Marseille, qui concentrait tout le commerce de la France avec le Levant, était, en principe, exempte de toutes taxes sur les produits que ses navires rapportaient des Échelles ; mais elle en payait cependant, on le verra, même après le rétablissement de la franchise du port, en 1703. Lyon :avait son privilège, qu'elle défendait jalousement. Toutes les soies étrangères, toutes les étoffes de soie, fabriquées en France et exportées à l'étranger ou expédiées dans la zone des Cinq grosses fermes, devaient passer par la douane de Lyon, y subir une visite et y payer une taxe. Sur les côtes du Ponant, seules Rouen et Dunkerque pouvaient importer des marchandises du Levant moyennant une taxe de 20 p. 100 de la valeur ; Rouen, Nantes, La Rochelle et Bordeaux possédaient en commun le privilège du commerce des 'les d'Amérique ; seules, elles pouvaient recevoir directement le sucre, le cacao, le tabac. En vain les ports du Ponant protestaient-ils contre le privilège de Marseille ; Tours, Nîmes et les villes du Languedoc, contre celui de Lyon ; seul Dunkerque, sur l'insistance de sa Chambre de commerce, obtint, en 1701, le même privilège que Rouen, Nantes, La Rochelle et Bordeaux, et put envoyer des navires aux fies d'Amérique. Il s'établit des monopoles de transports à l'intérieur du royaume : d'abord ceux des fermiers des postes. Puis les voituriers se forment en véritables compagnies, tuent les entreprises particulières, et par l'augmentation du prix des transports, empêchent la circulation de mille choses de petite valeur et de grande utilité qui croupissent trop en un lieu et défaillent en d'autres, lorsque la liberté de ce mouvement fait défaut. Au commencement du XVIIe siècle, beaucoup de monopoles s'établissent : tels celui de Lyon à Roanne, celui du sieur Lagardette sur la Loire, de Saint-Rambert à Roanne (1702). Les villes se défendent ; Lyon ne veut ni du transport de Lyon à Roanne, ni du transport par eau de Saint-Rambert à Roanne ; ce serait la ruine d'une infinité de rouliers, qui, se faisant concurrence, transportent à bon marché. Mais c'est un mouvement irrésistible contre lequel tous les intérêts ne peuvent rien. Ainsi, protection confinant à la prohibition des produits étrangers, réglementation excessive, fiscalité habile à s'insinuer partout sous mille formes vexatoires, privilèges et monopoles de compagnies, de villes, de particuliers, subordination des intérêts agricoles aux intérêts industriels et de ceux-ci aux besoins d'un État obéré par les dépenses de luxe, plus encore par les dépenses de guerre, et que la nécessité oblige à recourir aux altérations de monnaies et au cours forcé du papier ; grande déperdition de forces, après la révocation de l'édit de Nantes : tels sont les caractères généraux du système économique et financier que suivit le gouvernement de Louis XIV et qui diminua considérablement les ressources de la France. IV. — LES ESSAIS DE RÉFORME. LE Gouvernement ne pouvait pas ne pas s'inquiéter du mauvais état des affaires. En 1697, il chargea les intendants d'une enquête générale, sur la proposition du duc de Beauvillier, ministre d'État, chef du Conseil royal des finances et gouverneur du duc de Bourgogne. L'enquête était destinée à l'éducation politique de ce jeune prince. Elle rappelle celle que Colbert avait ordonnée en 1663. Chaque mémoire d'intendant devait fournir une carte administrative de chaque généralité, avec la division en quatre gouvernements ou services administratifs : les gouvernements ecclésiastique, militaire, de justice et de finances, résumer l'histoire de la province, décrire le caractère moral des habitants. L'agriculture, le commerce et les manufactures, les rivières navigables, l'influence du système fiscal sur l'économie sociale, devaient surtout être étudiés avec soin. L'instruction descendait aux détails ; ainsi, disait-elle, Sa Majesté désire être informée des raisons pourquoi tous ceux qui nourrissaient ci-devant des cavales, soit les paysans pour leur service journalier, soit les gentilshommes et personnes de qualité pour leur utilité, service et plaisirs, ont cessé, ce qui a donné lieu à l'introduction des chevaux étrangers dans le royaume. Il était difficile de répondre à un tel questionnaire, surtout si l'on songe que le travail devait être achevé en quatre ou cinq mois. Beaucoup de mémoires, tels que ceux des généralités de Bourgogne, de Franche-Comté, d'Alsace, ne contiennent presque rien sur l'état économique. Dans les autres, les éléments statistiques, sur l'agriculture surtout, sont, en général, trop rares. Quelques-uns de ces mémoires sont remarquables ; mais ce n'est pas dans des dissertations officielles, destinées à une certaine publicité, que des intendants pouvaient dire toute leur pensée. A confronter leurs mémoires avec leur correspondance, on trouve des différences sensibles, des contradictions même ; on est étonné du silence que gardent plusieurs d'entre eux sur des faits capitaux, comme la révocation de l'édit de Nantes et ses conséquences économiques. On surprend des altérations ou, tout au moins, des adoucissements de la vérité. Néanmoins, les mémoires s'accordent sur l'état malheureux du royaume. Cette enquête officielle est, à sa manière, une critique du gouvernement de Louis XIV. La misère du pays s'y étale en plein jour. Les intendants montraient le mal, sans indiquer les remèdes ; on ne leur demandait qu'un état de leur généralité. Les commerçants et les industriels proposèrent des réformes. Ils en eurent l'occasion, lorsque le Roi rétablit en 1700 le Conseil de commerce, que Colbert avait créé, puis laissé tomber. Ce conseil devait éclairer le Contrôleur général des finances, Chamillart, et le secrétaire d'État de la marine, Pontchartrain fils, qui, suivant un règlement fait en 1699, se partageaient l'administration du commerce. Le Conseil tient sa première séance le 29 novembre 1700. Il se compose de deux conseillers d'État, du Contrôleur général, du secrétaire d'État de la marine, de deux maîtres des requêtes, chargés des rapports, et de douze députés des villes de commerce. Ceux-ci représentent les principales villes commerçantes et les grands ports : Paris, Lille, Dunkerque, Rouen, Saint-Malo, Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Bayonne, Marseille, Lyon, ou une province entière, le Languedoc. Ils ont été élus, en général, par la municipalité et les marchands négociants de chaque ville, la plupart des grandes cités commerçantes du royaume, sauf Marseille et Dunkerque, ne possédant pas encore de chambre de commerce, et, dans la suite, par les chambres qui ont été créées à Lyon en 1702, à Rouen, Toulouse, Montpellier, Bordeaux en 1705, à La Rochelle, à Lille en 1714. Résidant à Paris, indépendants des chambres de commerce, obligés de compter avec les intérêts divers et parfois opposés des différentes parties du royaume, les députés du commerce prennent l'habitude d'embrasser l'ensemble des affaires commerciales. Ils deviennent les représentants du commerce français. Et c'est ainsi qu'ils sont tout désignés pour la direction des grandes négociations commerciales de la fin du règne : Mesnager, de Rouen, Anisson, de Lyon, Fénelon, de Bordeaux, et Piécourt, de Dunkerque, sont envoyés par le Roi en Angleterre et en Hollande pour discuter les traités de commerce d'Utrecht. Enfin deux intéressés aux fermes, désignés par le Contrôleur général, pouvaient, en cas de besoin, assister aux séances. La composition du Conseil varia de 1700 à 1715 ; en 1708 furent créés six intendants du commerce, chargés de faire des rapports et d'assurer l'exécution des décisions prises par le Conseil. Sur ce Conseil ainsi constitué le président exerce une grande influence. Le président fut, en 1701, Henri Daguesseau, ancien intendant du Languedoc, conseiller d'État, procureur général du Parlement. Amelot, conseiller d'État, lui succéda. Ils furent les véritables maîtres des décisions commerciales ; le Contrôleur général des finances et le secrétaire d'État de la marine semblent n'avoir rien arrêté d'important sans les avoir consultés. Les députés du commerce profitent du rétablissement du Conseil de commerce pour demander des réformes dans des mémoires qui forment une enquête très importante et intéressante, sinon toujours impartiale, sur l'état économique du pays. Tous se plaignent de la Multiplicité, de l'élévation et de l'arbitraire des impôts et des taxes qui font prendre le commerce en dégoût. Ils attaquent le préjugé social qui tint en petite considération les commerçants et contre lequel Colbert a tant lutté'. Il suffit, dit le député de Dunkerque, d'être négociant pour être regardé avec mépris. Les commis des fermiers abusent de leur autorité et les gens de justice revêtus d'une charge de 8.000 livres traitent le négociant avec tant de mépris que, pour s'en mettre à l'abri, il quitte son commerce pour se retirer à la campagne ou achète une charge pour lui-même pour sortir de cet esclavage. Et, s'il ne le fait pas, les enfants qui ont. vu les traitements que les pères ont reçus s'en retirent eux-mêmes, employant leur argent en charges, ou bien en fonds qui seraient restés dans le commerce, si l'on y avait trouvé lb protection nécessaire et quelques marques de distinction qui les eussent mis à couvert des mépris qu'ils essaient à tout moment des gens d'affaires et de justice. Par l'effet de ce dégoût, l'argent qui est l'âme du commerce en sort. Le négoce ne se fait trop souvent, dit le député de Bayonne, que par des jeunes gens sans expérience, sans fonds et sans crédit, ce qui cause journellement des banqueroutes et de mauvaises affaires. C'est par l'invitation répétée aux nobles de faire le commerce de gros, c'est par des distinctions honorifiques, des lettres de noblesse, données aux grands négociants, qu'on pourra relever la condition du commerçant. La plupart des députés du commerce critiquent le système des monopoles des grandes compagnies : Ces compagnies, dit Des Queux du Halley, député de Nantes, étaient bonnes il y a quarante ans ; maintenant que le public a assez de lumières et d'émulation pour taire par lui-même ce commerce, il est de l'intérêt du Roi et de celui de l'État de lever les exclusions et de laisser la liberté.... Toute la France respire cette liberté. Elle relèverait le courage des négociants, et les revenus du Roi augmenteraient à un point qu'on en serait surpris. Ces compagnies sont indolentes ; elles limitent leur trafic, tout en entravant celui des particuliers ; le peuplement des Iles n'irait-il pas plus vite si la traite des nègres était libre ? Et le commerce des îles d'Amérique, exploité au début par une compagnie, n'a-t-il pas fait des progrès rapides, depuis qu'il a été accordé à Rouen, à Nantes, à La Rochelle et à Bordeaux ? Même à cette époque de détresse, on sent que la vie fermente dans les villes maritimes de la Manche et de l'Océan. Il faut remarquer ces mots : Toute la France respire la liberté. Mais la principale cause de la diminution du commerce est, d'après les mémoires des députés, la tension des rapports économiques avec l'étranger. Pour régler l'économie sociale de la France, explique le député de Bordeaux, il faut l'exacte connaissance des denrées et des matières que nous pouvons produire, et dont les étrangers ont besoin, et de celles que les étrangers ont eu abondance et que nous devons leur demander, les ayant par eux à meilleur compte que si nous les produisions. H faut donc faire le tableau de notre superflu et de ce qui nous manque, pour en favoriser la sortie ou l'entrée. Ce sera, avec l'étranger, un système de bonne réciprocité. Les députés de Bordeaux, de Bayonne, de La Rochelle, de Dunkerque, condamnent le régime qui consiste à se passer le plus possible de l'étranger. Dunkerque fait remarquer que, en frappant de droits exorbitants les manufactures d'Angleterre au profit de quelques manufacturiers français, les provinces de l'Ouest, du Sud, ta Champagne et la Bourgogne s'encombrent de vins et d'eaux-de-vie que les Anglais ne viennent plus chercher. On subordonne tout aux manufactures. Continuera-t-on à sacrifier les intérêts de l'agriculture et du commerce à ceux de l'industrie ? Il faut convenir, dit, avec quelque exagération, le député de Nantes, que si les manufactures méritent une grande considération en France, la vigne est bien d'une autre conséquence et le doit emporter. On doit la regarder comme la mère nourricière du royaume. Elle fait le principal revenu des provinces de Guyenne, Languedoc, Provence, Bourgogne, Champagne, Anjou, Poitou, d'une partie de la Bretagne, de la Saintonge, de l'Auvergne, du Roussillon, du pays d'Aunis et de tout le pays de la Loire. Il n'y a que l'étranger qui puisse décharger le royaume de l'excédent de nos denrées. Le député du Languedoc va jusqu'à dénoncer tout le système de Colbert : Il faut revenir, dit-il, de la maxime de M. Colbert qui prétendait que la France pouvait se passer de tout le monde et qui voulait encore obliger les étrangers de recourir à nous. C'était aller contre la nature et les décrets de la Providence qui a distribué ses dons à chaque peuple pour les obliger à entretenir entre eux un commerce réciproque. Ce ne serait plus un commerce que de fournir nos denrées et nos manufactures aux étrangers et de ne tirer d'eux que de l'argent. Ces attaques directes au colbertisme sont fréquentes dans les mémoires des députés. Et ce ne sont pas seulement les pays agricoles, comme le Languedoc, ou les grands ports du Ponant, débouchés de riches régions ; ce sont des villes industrielles, comme Lille, qui protestent contre ce régime. Il est bon de donner l'essor aux manufactures du royaume, dit le député de Lille, mais il n'est pas possible qu'on y établisse toutes les manufactures du monde. Tout le peuple deviendra fabricateur, au lieu que chacun doit subsister par différentes occupations. Le progrès artificiel et factice des industries est chose funeste : Lorsqu'une manufacture est bien établie, elle se soutient d'elle-même. Presque toutes les grandes villes de commerce demandent des traités de commerce, notamment avec l'Angleterre : c'est le vœu de Dunkerque, de Bayonne, de Bordeaux. Mais, en même temps, ces marchands, contredisant leurs maximes libérales, redoutent l'invasion des marchandises étrangères. Dunkerque voudrait que le royaume ne demandât plus de laines à l'étranger. Rouen écrit : Le bien de l'État demande qu'on diminue la consommation de plusieurs superflus que nous achetons chèrement des étrangers. Ils veulent que la balance du commerce soit favorable à la France. On critique le traité de Ryswyk qui a exempté les Provinces-Unies du droit de 50 sous par tonneau. On admire la libre activité des Hollandais, mais on la redoute plus encore : Dunkerque demande qu'on lève le droit de fret à l'égard des Anglais et des peuples du Nord, pour susciter aux Hollandais une concurrence redoutable ; Nantes veut qu'on les oblige à prendre dans nos ports autant de marchandises qu'ils en apportent. On désire une bonne réciprocité avec l'étranger, mais en même temps on en craint les effets, on veut garder pour soi le plus d'or possible. On n'est pas encore délivré de l'esprit protectionniste ; on se contredit, on hésite. Cependant l'idée d'un régime plus libéral s'établit dans le gouvernement. Desmaretz écrivait, en 1712, à Mesnager, chargé d'une mission en Angleterre : Je vous avoue que je ne crois pas qu'il y ait à craindre des suites préjudiciables au commerce de la France en donnant à toutes les nations une égalité réciproque. Mon opinion est que, plus on donnera de facilité aux étrangers de nous communiquer leurs marchandises et les productions de leur pays, plus on facilitera le débit des nôtres. L'uniformité et la liberté en fait de commerce font toujours la richesse du pays où elles sont établies. Le Gouvernement est disposé à conclure des traités de commerce ; il y travaille sincèrement et patiemment. De 1697 à 1713, c'est une ère nouvelle de traités commerciaux[5]. Ce sont, d'abord, le traité de Ryswyk et le tarif commercial de 1699 accordant aux Provinces-Unies des conditions beaucoup plus avantageuses qu'avant la guerre. Puis le rétablissement de la franchise des ports, de Dunkerque en 1700, de Marseille en 1703, de Lorient, de Bayonne : nouvelle réforme propre à attirer l'étranger chez nous ; en 1711, la concession aux Anglais, aux Danois, aux ports hanséatiques, des privilèges déjà accordés aux Hollandais ; enfin, en 1713, le traité de commerce d'Utrecht avec les Provinces-Unies, qui confirme celui de Ryswyk, un traité également avec les Pays-Bas autrichiens, avec la Prusse, et une tentative sérieuse, quoique malheureuse, de traité avec l'Angleterre. Ces accords sont une sorte de compromis équitable entre des intérêts divers et opposés. Mais la politique économique est encore indécise ; on s'engage timidement dans une voie nouvelle. Et puis demeurent l'excessive réglementation, la fiscalité, l'intolérance religieuse, le mépris des clercs, des nobles d'épée ou de robe, de tous les privilégiés, même des moindres, pour le travail servile, et enfin l'habitude de faire la guerre. Par toutes ces causes, où la responsabilité de son gouvernement est grande, la France du XVIIe siècle a perdu l'occasion, qui ne devait pas se retrouver, de s'emparer du commerce maritime et de l'exploitation d'une grande partie des mondes nouveaux. |
[1] L'histoire économique de cette période n'a été l'objet d'aucune étude d'ensemble ; de plus, les bons livres relatifs à quelques parties de ce vaste sujet sont très rares. On a donc, non seulement consulté les livres, les recueils de documents dont quelques-uns n'avaient pas été utilisés, mais encore on a puisé beaucoup aux Archives Nationales, fonds du Contrôle général et Archives de la Marine, et aussi à la Bibliothèque Nationale. On renverra à quelques-uns de ces documents inédits dont la consultation a été absolument nécessaire pour tracer un tableau d'ensemble. On trouvera une bibliographie critique (sources et livres) de cette histoire dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine, oct. et nov. 1902.
SOURCES. Lois et règlements (collections Isambert ; Néron et Girard, 1720, 2 vol. in-f° ; Rondonneau aux Archives Nationales. Mémoires des intendants de 1698 à 1700, dont beaucoup sont inédits, sauf, notamment, ceux de Paris, publié par A. de Boislisle, 1881 (Coll. des doc. inéd.), des Flandres maritime et wallonne (Bulletin de la Comm. histor. du Nord, t. XI et XII), de Lyon (Revue d'histoire de Lyon, 1902), etc. Correspondance des intendants ; extraits dans le recueil de Depping et dans le recueil, déjà cité, de A. de Boislisle, 3 vol. in-4° ; elle fait partie du fonds du Contrôle général, G7, aux Archives Nationales. Mémoires des députés du commerce, restés pour la plupart inédits, Bibl. Nat., ms. fonds français, 18597. Papiers du Contrôle général sur le commerce, Arch. Nat., G7, 1685 à 1704. Archives du Conseil de commerce : Inventaire des procès-verbaux, publié par Bonassieux, in-4°, 1900. Correspondance d'Amelot, *F12, 114-120 ; des intendants du commerce, F12, 121-125. Archives de la Marine, surtout la série B1, etc. H. Vast, Les grands traités du règne de Louis XIV, t. II et III. Inventaire sommaire des archives départem., Gironde, t. III (introd. de Brutails sur la Chambre de commerce de Bordeaux et documents).
OUVRAGES GÉNÉRAUX. Boulainvilllers, L'État de la France, 1727, 2 vol. in-folio. Piganiol de la Force, Nouvelle description de la France, 1717, 6 vol. in-12°. Jacques Savary, Le parfait négociant, 1675, éd. de 1721, in-4°. Savary des Brasions, Dictionnaire universel du commerce, 1728, éd. de 1741, 8 vol. in-4°. Delamare, Traité de la police, 1706-1788, 4 vol. in-4. Forbonnais, Moreau de Beaumont, Encyclopédie méthodique (Finances), déjà cités.
[2] Sur les effets des guerres, consulter, outre les sources et les livres déjà cités, Gabory, La marine et le commerce de Nantes sous Louis XIV, 1902. Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, 1896. Garnault, Le commerce rochelais au XVIIIe siècle, t. I, 1887. Vignola, La piraterie sur l'Atlantique au XVIIIe siècle, 1890.
Sur la révocation de l'édit de Nantes. Ch. Weiss, Histoire des réfugiés protestants de France, depuis la révocation de l'édit de Nantes jusqu'a nos jours, 1853, 2 vol. Natalis Roudet, Les protestants de Lyon au XVIIe siècle, Lyon, 1891, in-8°. Tollin, Die französische Colonis von Magdeburg, 1886, 3 vol. (résume toute l'histoire des réfugiés en Allemagne ; voir sa bibliographie). Agnew, Protestant exiles from France...., 1886, 2 vol. P. de Ségur-Duperron, Histoire des négociations commerciales et maritimes de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1872-73, 8 vol. (dissertation sur les réfugiés en Angleterre et en Hollande, t. II).
Sur les effets de la politique économique. Boissonade, Essai sur le régime du travail en Poitou, t. II. E. Pariset, Histoire de la Chambre de commerce de Lyon, 1886. Bonassieux, Les grandes compagnies de commerce, 1892. E. Bouchet, Dunkerque sous Louis XIV (Mémoires de la Société dunkerquoise, 1903). Charléty, Le régime douanier de Lyon (Revue de Lyon, 1902).
Sur les essais de réforme. Marchand, Étude sur l'administration de Lebret, intendant de Provence, 1889. H. Menin, Essai sur l'histoire administrative du Languedoc pendant l'intendance de Basville, 1884. Masson, Ouvr. cité. A. de Salat-Léger, La Flandre maritime et Dunkerque sous la domination française, 1900.
[3] Le muid contient 268 litres.
[4] La fraude se fait facilement ; les fermiers des douanes introduisent des marchandises de prix, des produits prohibés, et les placent dans des magasins d'où ils ne les font sortir que par petites quantités. Les commis, trafiquant pour leur compte sous des noms empruntés, n'hésitent pas à arrêter quelque temps les marchandises des négociants pour pouvoir vendre les leurs. Ce sont des visites, des inspections, des tracasseries continuelles ; ce qui irrite beaucoup d'étrangers qui s'en vont, jurant de ne plus revenir, et qui tiennent leur promesse.
[5] Pour tous les détails des traités, voir le Commerce, chap. IV.