PENDANT les trente dernières années du règne, qui presque toutes furent des années de guerre, aucun grand changement ne s'est produit dans les institutions politiques et administratives, mais le régime de la monarchie absolue et de la centralisation s'est affermi et s'est développé. Les derniers vestiges de libertés disparaissent. Des habitudes et des pratiques de gouvernement sont érigées en règles, et le fait devient le droit. Le pouvoir central atteint le peu de choses qui était resté en dehors des règlements et des cadres. Les services administratifs se complètent et se compliquent ; l'administration financière est de plus en plus ingénieuse, subtile, vexatoire. Bureaucratie et fiscalité, tels sont les caractères que le gouvernement monarchique revêt à cette époque. C'est alors que le roi de France peut se dire véritablement le maitre des personnes et des biens de ses sujets. I. — LE POUVOIR CENTRAL. AUCUNE modification importante dans les Conseils du Roi, sauf la création ou plutôt le rétablissement, en 1700, du Conseil de Commerce, destiné à donner au Gouvernement, par une plus exacte connaissance des besoins du royaume, une compétence et une autorité plus grandes dans le domaine économique. Louis XIV continue à écarter du Conseil d'en haut les ecclésiastiques ; quant aux nobles, il ne les y admet que tard dans le règne et par exception : le duc de Beauvillier devient ministre d'État en 1691, et il a pour successeur en cette dignité le maréchal, duc de Villeroy, en 1714 ; le duc de Chevreuse l'est aussi, non pas en titre, mais en fait ; le Roi lui accorde, en cette qualité, des audiences particulières. Des nobles entrent aussi — mais c'est toujours une rare exception — au Conseil des finances ; le duc de Beauvillier, en 1685, et Villeroy, en 1714, sont chefs de ce Conseil aux appointements de 100.000 livres. Enfin les princes du sang font quelquefois partie des Conseils. Trois seulement entrèrent au Conseil d'en haut : le Grand Dauphin en 1691, — il avait trente ans, — ensuite les ducs de Bourgogne et de Berri. Une nouveauté de cette période fut que les Conseils — à l'exception de celui d'en haut — perdirent leur importance. On ne leur soumit pas les affaires capitales, ou bien ce ne fut que pour la forme, quand tout était décidé entre le Contrôleur général ou les secrétaires d'État et le Roi. Ainsi on ne consulta pas le Conseil des finances quand on établit la capitation et le dixième. Le Gouvernement se resserrait de plus en plus autour du Roi. Avec les ministres d'État, les principaux membres du Gouvernement étaient, on l'a vu, le Chancelier, le Contrôleur général des finances, les quatre secrétaires d'État. En 1683, le Chancelier était Le Tellier ; le Contrôleur général, Le Peletier ; les secrétaires d'État, Louvois à la Guerre ; Seignelay, fils de Colbert, à la Maison du Roi et à la Marine ; Colbert de Croissy, aux Affaires étrangères ; de la Vrillière, aux Affaires de la R. P. R. La Chancellerie changea souvent de titulaire : après Le Tellier, en 1685, Louis Boucherai, personnage effacé ; puis, en 1699, Louis Phélypeaux de Pontchartrain, qui redonna à ce grand office tout son prestige ; enfin, en 1714, Voysin. Le Contrôle général, après Colbert, changea quatre fois de mains, à cause de la très grande difficulté de gérer les finances en détresse. La Guerre passa, après Louvois, à son fils Barbezieux en 1691, puis à Chamillart en 1701 et à Voysin en 1709 ; la Maison du Roi, après Seignelay, en 1690, à Louis Phélypeaux de Pontchartrain, qui la quitta pour la Chancellerie, en 1699, et la laissa à Jérôme Pontchartrain, son fils ; les Affaires étrangères, après Colbert de Croissy, au marquis de Torcy, son fils, en 1696 ; les affaires de la R. P. R., après Louis Phélypeaux, marquis de Châteauneuf, à son fils la Vrillière en 1700. Ce qui frappe dans l'histoire des ministères, c'est une véritable instabilité à la Guerre et aux Finances ; puis le cumul des places : Chamillart est, en 1701, secrétaire d'État de la Guerre et Contrôleur général, et Voysin, en 1714, à la fois Chancelier et secrétaire d'État de la Guerre ; enfin la fréquence de plus en plus grande des survivances et l'accaparement des hautes fonctions par quelques familles[2]. Le Roi, on l'a vu, avait pris soin de tenir la balance égale entre les familles Colbert et Le Tellier. Après la mort de Colbert, des quatre ministres d'État il n'y eut plus qu'un seul Colbert — Colbert de Croissy — contre deux Le Tellier — le Chancelier et Louvois — au parti desquels se rangea le nouveau ministre Le Peletier, créature de Le Tellier. Alors domina Louvois. Son influence se fit sentir partout, dans la politique extérieure et dans le gouvernement intérieur aussi bien qu'aux armées, et elle ne commença de décliner que vers 1689. Le tout-puissant ministre supportait impatiemment de travailler avec le Roi dans l'appartement de Mme de Maintenon. Ma présence gêne Louvois, écrivait-elle le 4 décembre 1688 ; je ne le contredis pourtant jamais ; le Roi lui a dit plusieurs fois qu'il pouvait parler en toute liberté. Survint la capitulation de Mayence en 1689 ; la responsabilité de cet échec retombait sur Louvois. Le Roi lui ôta la direction de l'expédition d'Irlande pour la confier à Seignelay qui fut nommé en même temps, grâce à Mine de Maintenon, ministre d'État, le 4 octobre 1689. Il y avait désormais deux Colbert au Conseil. Aussi Mme de Maintenon, écrivait-elle : L'inquiet Louvois ne tient plus qu'à un fil. Il mourut en pleine disgrâce, en 1691, à cinquante-deux ans. Une grande place restait vacante : le Roi la prit. Après Louvois, le Roi devient vraiment son propre premier ministre ; il dicte ou écrit lui-même les lettres importantes aux maréchaux et commandants d'armée, établit le plan des opérations militaires, intervient dans toutes les questions, assume de plus en plus la responsabilité de toute l'administration et de toute la politique. Activité étonnante, si l'on songe que, depuis 1700, ce sont deux royaumes, celui d'Espagne et le sien propre, que Louis XIV gouverne et administre, et parmi tant de calamités. Au-dessous des secrétaires d'État, du Chancelier, du Contrôleur général, une foule de plus en plus grande de fonctionnaires. Le Contrôle général accroit ses bureaux avec ses attributions et ses affaires. A la Guerre, les services spéciaux se développent et acquièrent même parfois une véritable autonomie : tel celui des fortifications, dont le surintendant général, Le Peletier de Souzy, devient, à la fin du XVIIe siècle, une sorte de ministre indépendant du secrétaire d'État de la Guerre. Pour l'administration du commerce et de l'industrie on crée des intendants du commerce, on multiplie les inspecteurs des manufactures de draps et de toiles. Et ainsi, dans chaque département, se poursuit une spécialisation du travail de plus en plus grande ; le personnel augmente, l'année des commis se répand partout. II. — LE POUVOIR DANS LES PROVINCES : LES INTENDANTS. L'INSTITUTION des intendants, ces vrais agents de l'autorité royale, s'étend à tout le royaume : le Béarn reçoit un intendant permanent en 1682, et la Bretagne en 1688. Au-dessous de l'intendant, des subdéléguée, ses hommes de confiance, auxquels il délègue une partie de ses pouvoirs dans des circonscriptions de sa généralité. Ces agents sont en nombre très variable ; à la fin du règne, les intendants en ont un dans chaque chef-lieu des élections et dans chaque diocèse ou bailliage des pays d'États. Il semble bien que la subdélégation devienne alors, comme l'intendance, générale et permanente. Nommés par l'intendant, payés et révocables par lui, les subdélégués qui résident dans de petites villes ou même parfois dans de gros bourgs, font les recensements et les enquêtes sur la population, le commerce, l'industrie ; ils exécutent les ordres de l'intendant, contrôlent les Élus dans la répartition de la taille, répartissent les nouveaux impôts, capitation et dixième ; leurs pouvoirs n'ont d'autres limites que celles que l'intendant leur a fixées dans sa lettre de commission. Par eux, t'autorité royale est enfin présente partout. La situation de l'intendant varie de province à province, et aussi de personne à personne. Elle n'est pas aussi considérable dans les pays d'États que dans les pays d'élections. Pourtant, lutine dans les pays d'États, les nouvelles impositions extraordinaires — capitation, dixième, ventes d'offices — accroissent son pouvoir financier ; lorsque ces pays obtiennent des abonnements ou des rachats d'impôts, il intervient pour leur faire accepter les sommes demandées par le Gouvernement. D'autre part, les officiers créés vers la fin du règne, maires perpétuels, magistrats, etc., auxquels il a vendu les offices, lui forment une clientèle. Certains intendants, par suite de circonstances exceptionnelles et de leur valeur propre, deviennent de grands personnages. Les affaires religieuses ont fait la fortune de
l'intendant du Languedoc, Basville. Il a été,
écrit-il en 1685 à Le Peletier, dans un mouvement si
rapide pour les affaires de la religion, qu'il n'y a pas eu moyen de penser à
d'autres. Soutenu par le Roi, les ministres et les Jésuites, il est le
roi de sa province. C'était, dit Saint-Simon, un dangereux homme, que les ministres avaient toujours tenu éloigné en le consolant par une autorité absolue, et une des meilleures tètes qu'il y eût en France, dont la capacité et le naturel absolu, avec beaucoup d'esprit, se firent également craindre de tous les gens en place. En Provence, Le Bret adjoint à l'intendance la charge de premier président au Parlement d'Aix et la fonction d'inspecteur du commerce du Levant. Il est le martre de tout ce qui compte dans sa province, de la magistrature, des négociants, des armateurs. Dans les pays placés aux frontières, les attributions de l'intendant, en temps de guerre, s'accroissent naturellement. Les Bernières, les Le Blanc deviennent, dans la Flandre maritime, des espèces d'intendants militaires, de commissaires du Roi aux armées et de grands vivriers ; ils amassent des subsistances pour les troupes, empruntent des sommes considérables en leur propre nom, soutiennent de tout leur pouvoir le crédit du Roi, surtout en ces années 1708 et 1709, où les armées sont réduites à la dernière misère, les officiers obligés de vendre ou de mettre en gages jusqu'à leurs habits, quelques-uns ne sortant point de leurs chambres, faute de souliers. Ces intendants, qui ont, grâce aux circonstances ou à leur situation personnelle, un pouvoir presque absolu, prennent à l'égard du Gouvernement une indépendance que l'on chercherait vainement chez les agents du pouvoir central au XXe siècle. Si, pour se conformer aux ordres du Contrôleur général des finances, ils exigent beaucoup de leur province, ils se font aussi, au besoin, ses défenseurs. Basville en Languedoc, Le Bret en Provence, arrivent à empêcher des exactions, font modérer beaucoup d'affaires extraordinaires en représentant au Contrôleur général l'épuisement des peuples. Ils défendent avec une énergie singulière leurs projets et leurs actes ; ils font sentir aux secrétaires d'État ou au Contrôleur général, qui, de leurs bureaux, veulent tout juger et ordonner, qu'ils sont mieux placés qu'eux pour voir et pour agir. Lorsque, en 1708, le Contrôleur général écrit à l'intendant de Bernières qu'il a eu tort de se servir des fonds des receveurs généraux pour les affecter au service de l'armée, celui-ci répond que, sans cet expédient. les troupes seraient passées à l'ennemi, et il accuse les trésoriers généraux de l'extraordinaire des guerres de ne pas lui donner d'argent. Le Blanc tient au Contrôleur général mi langage semblable. Basville, souvent consulté par les ministres et les secrétaires d'État, n'hésite pas à critiquer les projets qui lui paraissent dangereux et vexatoires, comme cet impôt extraordinaire du dixième que Desmaretz finira par établir en 1710. Il est vrai qu'ils se consacrent au service du Roi de toute leur âme, lui sacrifiant jusqu'à leurs affections de famille. Basville reste plus de trente ans en Languedoc, sans jamais s'absenter ; quand, en 1709, son fils, M. de Courson, intendant de Bordeaux, va le trouver à Montpellier, il y a douze ans qu'il ne l'a pas vu ; il ne le garde que trois jours, et encore profite-t-il de l'occasion pour conférer avec lui sur des affaires communes à la Guyenne et au Languedoc. Tous les intendants ne sont pas aussi zélés. Beaucoup ne songent qu'à avancer. Passer d'une intendance à une autre plus grande, plus voisine de la Cour, puis entrer au Conseil d'État, et, dans ce poste nouveau, attirer l'attention du Roi et de Mme de Maintenon, pour obtenir peut-être une secrétairerie d'État ou le Contrôle général, tel est le rêve de presque tous. De ceux-ci le Gouvernement peut attendre plus de souplesse, parfois même de la servilité, en réalité moins de dévouement et de services. III. — LES ANCIENS POUVOIRS LOCAUX : GOUVERNEURS, PARLEMENTS, ÉTATS, VILLES. LES intendants ont encore quelquefois des conflits avec les gouverneurs ; par exemple en Dauphiné, l'intendant Bouchu avec le duc de la Feuillade. Celui-ci, gendre du ministre Chamillart, s'appuie, pour lutter contre l'intendant, sur la noblesse et sur le Parlement. Bouchu est détesté de tous les privilégiés du Dauphiné, du clergé, des officiers, du lieutenant-général du gouverneur, maréchal de Tessé. C'est qu'il cherche à tout niveler sous la volonté du Roi. Toute la province, écrit La Feuillade à Chamillart, voudrait le voir mort ; le maréchal a pour lui une aversion qui ne se peut exprimer ; mais La Feuillade reconnaît les qualités de l'homme ; quoique son autorité ne puisse jamais être bien établie en Dauphiné tant que Bouchu sera intendant, il se félicite de le voir en ce poste. Peut-être a-t-il peur d'en voir arriver un autre, plus intraitable encore. Partout, même dans les provinces, comme le Languedoc, où les gouverneurs sont de famille princière, c'est l'intendant qui dirige tout. Que pourrait, d'ailleurs, dans le gouvernement du Languedoc, un duc du Maine, jeune et sans expérience, à côté d'un Basville ? Ce sont les intendants, non les gouverneurs et les lieutenants généraux, qui correspondent régulièrement avec le Contrôle général, centre de toute l'administration du royaume. La politique à l'égard des Parlements reste la même : on les confine dans leur rôle judiciaire, on cherche à surveiller de plus en plus leur manière de rendre la justice, surtout dans les pays éloignés et turbulents comme le Béarn. Quand Foucault arriva dans cette province, en 1682, il eut à réformer le Parlement de Pau, qui ne voulait pas suivre, en procédure, l'ordonnance de 4667, n'avait pas une jurisprudence fixe, et où la discipline intérieure était extrêmement relâchée. L'intendant s'astreignit à une fréquentation assidue des séances du Parlement, et les magistrats finirent par se soumettre. Les intendants surveillaient les magistrats, veillaient au maintien d'une bonne discipline. Mais c'était souvent le Chancelier lui-même qui, en sa qualité de chef suprême de la magistrature, et pour ménager l'amour-propre de la noblesse de robe, réprimandait, par lettres aux premiers présidents, les conseillers dont la vie privée provoquait le scandale. Les Parlements avaient un pouvoir de réglementation qu'ils essayaient d'étendre ; des conflits d'attribution s'élevèrent entre eux et les intendants au sujet de la police des métiers et de celle des approvisionnements, surtout aux époques de disette. L'intendant finit par l'emporter : il avait pour lui l'autorité et la force armée. Les créations fiscales d'offices nouveaux dans les Parlements furent une source féconde de conflits. A la fin du règne, des Parlements — par exemple celui de Besançon — essaient de résister par des remontrances. En ces cas, le Contrôleur général intervient en personne, écrivant, d'une manière très sèche et très dure, au premier président ou au procureur général, et les sommant de s'exécuter sous peine d'encourir le mécontentement du Roi. Mais il est remarquable que la fiscalité excessive, la disette et la misère générale aient enhardi des Parlementaires, comme ceux de Besançon et de Dijon, à recouvrer la voix. Le Parlement de Paris semble grandir à la fin du règne. Le procureur et, les avocats généraux reçoivent parfois des missions spéciales qui augmentent leur prestige et celui du Parlement. Ainsi, en 1697, l'avocat général Daguesseau, fils du conseiller d'État, contribue à élaborer le tarif qui réglera en 1699 les échanges entre la France et la Hollande. Et, au commencement du XVIIIe siècle, le procureur général, surtout dans les années de crise, est amené à intervenir plus souvent dans la police des approvisionnements et dans celle des métiers, dans l'administration des hôpitaux et des prisons. Il tend à devenir une espèce de secrétaire d'État sans titre, d'auxiliaire actif du Contrôleur général des finances. Cette évolution se poursuivra au cours du XVIIIe siècle. Et ainsi, pour le Parlement, se prépare la reprise du rôle politique que Louis XIV lui a enlevé. Colbert avait réduit les États provinciaux à l'obéissance ; mais, dans la dernière partie du règne, les États, à force de financer, d'emprunter pour le Roi, s'endettent, et, comme les demandes du Trésor se multiplient et se haussent à mesure que le royaume s'appauvrit, ils finissent par résister. Ils se servent de leur puissance financière, qui est grande ; ils lèvent, en effet, des impôts sur les provinces ; ceux du Languedoc ont de très riches trésoriers, capables de faire de grosses avances d'argent. Les États du Languedoc font durer leur session deux et trois mois, au grand mécontentement du Roi qui les voulait très courtes. Les syndics des États ont, à la fin du XVIIe siècle, l'habitude de choisir comme commissaires-rapporteurs les évêques de Rieux et de Saint-Papoul. Ces prélats, nés dans la province, traitent les affaires avec une lenteur infinie et sont toujours moins bien disposés que les autres à ce qui peut être utile au service du Roi, étant retenus par des liaisons de famille ou par de certaines maximes de pays d'États que l'on y prend en naissant et qui ne sont pas toujours conformes à l'autorité royale. Si Basville croit pouvoir, en 1700, limiter le temps de la session à six semaines, les États l'allongent si bien que, en 1702-1703, ils restent assemblés deux mois et six jours, et, en 1704-1705, deux mois et demi. Et ce sont alors, de part et d'autre, des discussions, des atermoiements, une diplomatie sans cesse en travail. Basville a lutté contre le président-né des États, archevêque de Narbonne, le cardinal de Bonzi, et il a su ruiner cette grande influence ; mais il sent bien qu'il faut des ménagements et de la prudence. Lorsque, en 1705, le Gouvernement désire établir dans la province du Languedoc des offices de receveurs généraux des finances, et, dans les diocèses, des sortes d'élus, Basville s'oppose à ces créations : Cette affaire des receveurs généraux, répond-il au Contrôleur général, renverse entièrement toute l'économie et le gouvernement de cette province et elle y donne une nouvelle forme. Elle renverse aussi tous les prétendus privilèges des États, et l'on peut dire qu'elle est au nombre de celles qui doivent souffrir les plus fortes oppositions ; quant à la création d'élus, ce serait une innovation qui détruirait, elle aussi, tout l'ordre établi dans cette province. Les États auraient en effet perdu le droit de discuter le montant de la taille, de le répartir et de le lever, et ils n'auraient plus eu qu'un simulacre de pouvoir. L'intendant rappelle souvent le grand soulèvement du Languedoc en 1628, comme une leçon que le Gouvernement ne devrait pas oublier. Il est vrai que Basville, en 1708, dans un moment de grande crise financière, écrit : Les finances devraient être régies uniformément par tout le royaume ; mais ce n'est que l'expression d'un idéal cher à tous les agents du pouvoir absolu, ce n'est pas l'exposé de sa politique. Les États, de même que les Parlements, prennent, par suite des excès de la fiscalité, un regain de vie. Ils rachètent les charges de finances et les offices municipaux créés par le Roi, quand les villes ne veulent ou ne peuvent pas le faire, ce qui arrive souvent. Alors les maires, les receveurs et contrôleurs des deniers patrimoniaux deviennent les agents des États, surtout dans les petites villes, trop pauvres pour se racheter elles-mêmes. Les États, ceux de Bourgogne notamment, héritent ainsi des pouvoirs des communes, surtout des petites et des moyennes. En Bourgogne, en Languedoc, le pouvoir financier des États sur les communautés s'accroit ; ils interviennent de plus en plus dans la répartition et le recouvrement des impositions, et ils usent de toute sorte de moyens pour remédier à l'impuissance des répartiteurs municipaux : visites des communautés, cotes d'office atteignent les principaux habitants trop peu imposés. En Bourgogne, ils exercent un droit de suite qui permet d'imposer pendant cinq ans les contribuables qui, pour se soustraire au logement des gens de guerre et à des taxes plus fortes, quittent les villes pour les campagnes. C'était là un moyen employé dans les pays d'élections. Les États maintiennent ainsi leurs pouvoirs de contrôle sur la province. Mais, d'autre part, la répartition des nouveaux impôts, capitation, dixième, par l'intendant, et les créations d'offices accroissent d'autant le pouvoir du Roi. Enfin, très grande est demeurée la docilité aux volontés royales. Ainsi on peut saisir deux mouvements dans l'histoire des États provinciaux : un progrès de ces pouvoirs locaux, un progrès du pouvoir central ; d'où un conflit qui remplira l'histoire de l'administration provinciale jusqu'à la réforme de Louis XVI et à la création, dans tous les pays d'élections, d'assemblées à peu près semblables aux États. On a vu qu'à l'époque de Colbert les intendants avaient placé les villes sous leur tutelle, liquidé leurs dettes, choisi, en réalité, leurs maires ; les élections n'étaient plus que des comédies réglées par le pouvoir, qui recommandait et imposait son candidat. On a vu aussi l'ordonnance de 1683 établir la tutelle administrative. Des actes nouveaux la répètent en 1687 et en 1703. L'intendant continue d'intervenir dans les affaires financières des villes, qui ton tes ont une tendance à augmenter leurs octrois plutôt qu'à établir un impôt personnel frappant chacun en raison de sa fortune. Les intendants sont ainsi les défenseurs des petits contre les riches ; mais les derniers vestiges de l'indépendance municipale disparaissent. Pontchartrain, qui déjà avait créé, en 1688 et en 1690, des charges municipales — receveurs d'octrois et gardes des archives — crut trouver un bon moyen de remplir le Trésor dans la mise en vente d'offices de maires perpétuels. Il avait longtemps préparé son édit. Il avait reçu des lettres qui le dissuadaient de cette entreprise. Le Président du Parlement de Dijon lui rappela l'usage ancien de la province. Créer ces offices, disait-il, ce serait démembrer l'autorité municipale, lui retirer de sa considération ; ce serait une nouveauté qui fâcherait beaucoup les principaux officiers des villes. Sans doute, ajoutait-il, il n'y a plus que des vestiges de liberté ; mais la recommandation d'élire tel ou tel n'est pas un commandement, et l'on reste religieusement attaché à ces débris d'une liberté d'autrefois. Le gouverneur de Bayonne protesta, lui aussi, contre une pareille création en Béarn. Les magistrats municipaux, les jurats, dit-il, ayant au-dessus d'eux un maire perpétuel, seront désolés ; et ce sont des gens dont l'esprit est léger et remuant et que les nouveautés effarouchent. Ce ne furent pas, sans doute, les seules oppositions. Mais le Contrôleur général avait un besoin pressant d'argent : l'édit fut publié au mois d'août 1692. Dans le préambule le Roi se plaint des abus qui, suivant lui, résultent du système de l'élection. La cabale et les intrigues ont eu le plus souvent beaucoup de part à l'élection des maires des principales villes du royaume... d'où il est presque toujours arrivé que les officiers ainsi élus, pour ménager les particuliers auxquels ils étaient redevables de leur emploi et ceux qu'ils prévoyaient leur pouvoir succéder, ont surchargé les autres habitants et surtout ceux qui leur avaient refusé leurs suffrages. Dissimulant ainsi, selon sa coutume, le caractère fiscal de son édit, sous des apparences de bonnes raisons, le Roi crée des maires au titre perpétuel dans toutes les villes, sauf à Paris et à Lyon, qui gardent leurs prévôts des marchands. Il énumère les bienfaits de la loi nouvelle : les nouveaux officiers, étant perpétuels, seront en état d'acquérir une connaissance parfaite des affaires de leur communauté et se rendront capables par une longue expérience de satisfaire à tous leurs devoirs et aux obligations qui sont attachés à leur ministère. Ensuite, ils auront l'impartialité qui manquait aux anciens ; ils feront régner la justice et l'égalité ; n'ayant plus lieu d'appréhender leurs successeurs, ils exerceront leurs fonctions sans passion et avec toute la liberté qui leur est nécessaire pour conserver l'égalité dans la distribution des charges publiques. Ils recevront des assesseurs pris par le Roi parmi les notables ; les prévôts des marchands de Paris et de Lyon en auront douze, et les maires des villes le nombre qui sera jugé nécessaire. La création des offices de maires perpétuels entrains bien des disputes entre les nouveaux officiers et les anciens, surtout dans les villes du Midi, où la vie municipale, avec ses traditions anciennes et ses intrigues, semble avoir été plus active. A Toulouse, un membre du Parlement, ayant acheté la mairie perpétuelle, les conseillers du Parlement se fichent, et même une petite émeute populaire éclate. Basville écrit au Contrôleur général : On ne peut douter que le cœur des Toulousains ne soit affectionné au service du Roi ; mais il y a dans cette ville un libertinage d'esprit qu'il serait bon de réprimer, s'il était possible, et qui consiste à parler très mal à propos sur toutes les affaires nouvelles et à les censurer. Il voudrait, en conséquence, réduire le Conseil de bourgeoisie de 100 membres à 20, et substituer un Conseil nommé à un Conseil élu ; ainsi les sages gouverneront et les esprits inquiets et turbulents en seront exclus. A Montpellier, dispute entre le consul, chef traditionnel de la municipalité, et le nouveau maire, à qui le consul cherche à enlever une part de ses attributions. A Grenoble, les gentilshommes ne veulent plus devenir consuls, parce que le maire de Grenoble — maire par achat — est un marchand. Ici, c'est la lutte du noble, appauvri par la diminution de la valeur de ses terres, et du magistrat, limité à ses gages et à des rentes chaque jour plus faibles, contre le bourgeois enrichi par le gros commerce ou l'industrie. Des difficultés s'élèvent aussi entre l'intendant et les principaux personnages de la province, gouverneur ou autres, quand il y a plusieurs candidats à la mairie perpétuelle. A Montpellier, plusieurs acquéreurs se présentèrent ; ce fut l'occasion d'une véritable lutte entre l'intendant Basville et le cardinal de Bonzi, archevêque de Narbonne, président des États du Languedoc. Basville l'emporta : son protégé, M. de Belleval, devint maire. Les créations continuelles d'offices, de lieutenants de police, d'inspecteurs des manufactures, etc., provoquent de nouveaux conflits dans les villes. Le Roi, en 1699, a donné aux lieutenants de police des attributions très larges : police des métiers et des corporations, des approvisionnements, des hôpitaux, des prisons, qui restreignent considérablement l'autorité des corps municipaux. Aussi s'élève-t-il souvent des difficultés entre les nouveaux officiers et les municipalités ; par exemple, entre Boisguillebert, lieutenant de police à Rouen, et la municipalité de cette ville. Le lieutenant général en Normandie, M. de Beuvron, a fait tout ce qu'il a pu pour établir entre eux un accommodement. Il faudrait, dit-il, que les choses se fissent doucement, et réglementer le moins possible. On avait beau faire : les conflits étaient inévitables. Pour les éviter, beaucoup de villes : Lyon, Marseille, Toulon, Bordeaux, les villes de Bourgogne, rachetèrent. ces offices ; mais la plupart laissèrent s'installer des lieutenants de police. En même temps les offices des inspecteurs de draps, de toiles, etc., enlevaient aux municipalités à peu près tout pouvoir de réglementation, et mettaient tout le travail sous l'autorité de ces officiers et de leur chef, l'intendant. Ainsi les intendants deviennent les maures à peu près absolus dans les provinces ; à peine laissent-ils quelque parcelle de l'autorité publique aux gouverneurs et lieutenants généraux, aux États et aux villes. Tous les rouages administratifs sont créés ; ils fonctionnent, entravant toute liberté, toute initiative ; et c'est alors que se fait vraiment l'assimilation des provinces éloignées aux provinces du centre du royaume, au moins l'assimilation dans l'obéissance. IV. — INTERVENTION DE L'ÉTAT DANS LA VIE PRIVÉE. POLICE. L'ÉTAT intervient plus que jamais dans la vie privée. Ce n'est pas seulement par des lois somptuaires, comme celles qui interdisent la vaisselle d'or et d'argent et les meubles en argent massif, ou par des règlements qui, dans l'intérêt des manufactures et du commerce, enjoignent aux particuliers de ne plus porter de toiles peintes ou soieries des Indes, ni de boutons d'étoffe. L'autorité royale intervient dans toute la vie ; elle prête son aide aux parents et renforce leur pouvoir sur leurs enfants. Dès le avili siècle, la royauté, pensant que la naturelle révérence des enfants envers leurs parents est le lien de la légitime obéissance des sujets envers leurs souverains, avait commencé à transformer par ses ordonnances tout le droit familial des coutumes. Ce mouvement marqué par la Déclaration du 26 novembre 1639, s'accentua, surtout par le règlement du 20 avril 1684. Les pères et mères, artisans et pauvres habitants de la ville et des faubourgs de Paris, ont le droit de faire emprisonner leurs enfants jusqu'à vingt-cinq ans. Quiconque a maltraité son père ou sa mère, se conduit en libertin ou en paresseux, se livre à la débauche, ou seulement est en péril évident de le faire, peut être enfermé, sur la demande des parents, à Bicêtre ou à la Salpêtrière, où l'on doit travailler le plus longtemps et aux ouvrages les plus rudes que les forces peuvent le permettre. Des parents usent et abusent de cette faculté, vont jusqu'à faire emprisonner des enfants mariés en secondes noces, des hommes de trente ans et plus, et même des prêtres, sous prétexte de désobéissance à leur autorité. Alors les Parlements se voient obligés d'intervenir pour restreindre le pouvoir domestique dans ses bornes légitimes. Mais souvent aussi des parents, effrayés des peines que l'on infligera à leurs enfants, se ravisent et veulent retirer leur plainte ; les Parlements, les lieutenants de police ne les écoutent pas, et condamnent leurs enfants à dix et vingt ans de galères ou même aux galères perpétuelles, pour avoir osé lever la main sur leurs père ou mère. A Paris, le pouvoir du lieutenant général du prévôt de Paris pour la police augmente sans cesse, à la fin du règne de Louis XIV. Il prend une grande partie des attributions du prévôt des marchands ; la limitation réciproque de leurs prérogatives par l'édit de juin 1700 lui est toute favorable. Il dépend directement du secrétaire d'État de la Maison du Roi ; mais il est aussi en rapports constants avec le Chancelier, chef de la justice, et surtout avec le Contrôleur général, qui de plus en plus devient l'organe de centralisation par excellence. Le lieutenant de police travaille avec le Roi lui-même. Comme très souvent il n'est que l'exécuteur d'arrêts rendus par le Parlement, il a des rapports fréquents avec le procureur général, dont l'autorité administrative, on l'a vu, ne cesse d'augmenter. On connaît ses vastes et diverses attributions. Il exerça plus souvent à la fin du règne les attributions politiques. Il dut poursuivre plus fréquemment les auteurs de livres séditieux, de pièces obscènes ou de gazettes clandestines. C'est le chancelier Pontchartrain et le lieutenant général d'Argenson qui menèrent toutes les poursuites contre Vauban, après la publication, en 1707, de sa Dîme royale, où il proposait toute une refonte des impôts et de la société elle-même. Par le lieutenant de police à Paris, par les intendants et les lieutenants de police en province, l'administration monarchique est complétée : le Roi sait tout et peut agir avec sûreté et promptitude. V. — L'OPPOSITION AU DESPOTISME. LE despotisme de Louis XIV, le nouveau système d'administration porté par lui à sa perfection, ses guerres ruineuses, ne furent pas subis sans protestation. L'opposition exprimée par les écrivains fut très vive, violente même. Les premiers opposants furent des protestants, réfugiés à l'étranger, comme le pasteur Jurieu, qui écrivit de 1686 à 1689 ses célèbres Lettres pastorales aux fidèles qui gémissent dans la captivité de Babylone. Peut-être aussi, l'auteur anonyme des Soupirs de la France esclave, qui parurent en 1689, fut-il un protestant. Puis ce furent Boisguillebert, Vauban, Saint-Simon, Fénelon, c'est-à-dire un lieutenant général de police à Rouen, un maréchal de France, un duc et pair du royaume, un archevêque. Dans la Dîme royale de Vauban, publiée en 1707, c'est surtout le système financier ; dans les écrits de Fénelon ou dans les Soupirs de la France esclave, c'est toute l'organisation politique, religieuse, militaire, sociale, qui est jugée et condamnée. L'Église est serve, dit l'auteur des Soupirs de la France esclave ; les rois de France se sont faits papes, muftis, grands pontifes... La foi même et les mystères dépendent absolument de la volonté du souverain. Les privilèges des nobles ne sont plus que des ombres et des toiles d'araignée qui ne les mettent à l'abri de rien. Les Parlements sont sans autorité et quasi sans honneur, à cause des bassesses et des injustices qu'on les oblige de faire pour plaire à la cour. Les villes sont pressurées. Enfin le Roi est tout et l'État n'est plus rien. Et ce ne sont pas seulement des paroles et des termes, ce sont des réalités ; on ne connaît plus à la cour de France d'autre intérêt que l'intérêt personnel du Roi, c'est-à-dire sa grandeur et sa gloire. On n'a plus parlé de l'État ni des règles, écrit Fénelon dans sa lettre au Roi, en 1695 ; on n'a parlé que du Roi et de son bon plaisir ; et une foule de flatteurs ne cessent de l'engager dans une voie funeste. Ils ont voulu, dit-il à Louis XIV, vous élever sur les ruines de toutes les conditions de l'État, comme si vous pouviez être grande en ruinant tous vos sujets sur qui votre grandeur est fondée. C'est surtout le pouvoir ministériel qu'attaquent Fénelon et Saint-Simon. Ils dénoncent l'invasion de la bureaucratie, l'avilissement graduel des Conseils, sorte de fantômes, d'instruments entre les mains du Contrôleur général et des ministres. Et ainsi, dit Fénelon au Roi, vous et vos ministres avez changé d'état, et ces messieurs qui ne doivent être que les expéditionnaires de vos volontés :, vous l'ont rendu des leurs, sans que qui ce soit l'ignore que vous seul. L'idée que les ministres sont responsables de tous les maux, souvent exprimée par Saint-Simon et Fénelon, deviendra populaire au cours du XVIIIe siècle, et les cahiers du tiers état et surtout des paysans en 1789, la traduiront souvent ainsi : Ah ! si le Roi savait ! Après la bureaucratie centrale, c'est la bureaucratie provinciale. Fénelon, Saint-Simon, tous les réformateurs du temps sont hostiles au pouvoir des intendants. Ils réprouvent la fiscalité qui diminue la consommation et tarit jusqu'aux sources de la richesse, et la vénalité des offices, cette gangrène qui ronge depuis longtemps tous les ordres et toutes les parties de l'État et sous laquelle il est difficile qu'il ne succombe. Enfin ils s'indignent de l'esprit de domination et de violence qu'apporte Louis XIV dans ses rapports avec les autres États. N'avez-vous point fait quelque injustice aux nations étrangères ? écrit Fénelon. On pend un pauvre malheureux pour avoir volé une pistole sur un grand chemin dans son besoin extrême, et on traite de héros un homme qui fait la conquête, c'est-à-dire qui subjugue injustement le pays d'un État voisin ! Prendre un champ à un particulier est un grand péché ; prendre un grand pays à une nation est une action innocente et glorieuse ! Où sont donc les idées de justice ?... Des millions d'hommes qui composent une nation sont-ils moins nos frères qu'un seul homme ? Ce qu'ils demandent, c'est la paix, la modération dans les relations avec les autres pays. Plus de politique de conquêtes. Plus de guerre économique avec les peuples rivaux, mais une sage liberté commerciale qui sera la source d'une grande prospérité. Pour lutter contre le despotisme, tout récent encore, il faut seulement, pensent-ils, restaurer le passé, revenir aux vrais principes de la monarchie française, rétablir les anciennes traditions d'un gouvernement tempéré par des assemblées et des Conseils. Saint-Simon veut remplacer les secrétaires d'État par des Conseils, composés de membres de la haute noblesse, qui décideront de tout. Il propose la division du royaume en douze provinces dont chacune aura ses États qui répartiront et percevront l'impôt. Les États Généraux répartiront l'impôt entre les provinces avec droit d'adresser des remontrances au Roi, mais ils n'auront aucun pouvoir politique : ils ne pourront pas consentir ni refuser des subsides. Les ducs et pairs des Conseils gouverneront à la place des secrétaires. d'État. La monarchie sera polysynodique. Fénelon, ancien précepteur du duc de Bourgogne, exilé dans. l'archevêché de Cambrai, après 1695, devint le centre d'un groupe de réformateurs qui comprenait son royal élève, les ducs de Chevreuse, de Beauvillier et de Saint-Simon. Comme Saint-Simon, il désirait un gouvernement aristocratique. Mais les idées qu'il exprima dans le Télémaque (1699), l'Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, les Plans de Gouvernement concertés avec le duc de Chevreuse pour être proposés au duc de Bourgogne (1711), étaient beaucoup plus vastes et hardies que celles du duc et pair. La mort prématurée du duc de Bourgogne, en 1712, en empêcha l'application. Fénelon, en effet, propose une hiérarchie d'assemblées : assemblées de diocèses, États provinciaux, États Généraux. Les deux premières répartiront l'impôt, en régleront la perception et diminueront ainsi l'action des intendants. Les États Généraux seront convoqués tous les trois ans et feront durer leur session tout le temps qu'ils voudront. Ils voteront la levée des subsides, donneront leur avis sur la politique extérieure, le système économique et fiscal ; ils devront corriger les abus, abolir les privilèges excessifs, s'opposer aux empiétements des seigneurs, etc. C'est déjà presque une Assemblée constituante. Quant à la Salente du Télémaque, c'est une fiction poétique, où Fénelon, à l'imitation de Platon, décrit la cité idéale ; ce n'est pas une doctrine politique. Si, par son rave de royauté féodale, Fénelon regarde vers le passé, par son amour de la liberté, de la paix et des réformes, il annonce l'avenir. Tous les réformateurs s'accordent dans la critique du régime et proposent des transformations plus ou moins grandes. Leur éloquence, leur science aussi, viennent de la pitié qu'ils ont pour un pays que l'on mène à la ruine. Tous sont des patriotes comme Vauban, qui avait été toute sa vie touché de la misère du peuple et de toutes les vexations qu'il souffrait, ou comme Fénelon qui, en 1695, dans sa lettre au Roi, montrait la France entière transformée en un grand hôpital désolé et sans provision. Par cette pitié et ce patriotisme ils sont les précurseurs des philosophes du XVIIIe siècle. |
[1] BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE. — SOURCES. Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants, 1683-1715, publiée par de Boislisle, Paris, 8 vol. in-4°, 1874-1898. — Mémoires des intendants sur l'état des généralités. — Correspondance, papiers d'intendants, de chanceliers, à la Bibl. Nat. (voir la bibliogr. des chapitres suivants), collection Joly de Fleury, à la Bibl. Nat., essentielle pour l'histoire du Parlement de Paris au XVIIIe siècle (Inventaire sommaire, par Monnier, 1881, avec Introduction). — Depping, Correspondance administrative du règne de Louis XIV, 4 vol. Esnault, Correspondance de Chamillart, 2 vol. 1884. Emmen, Mémoires (1680-1719), éd. Bandry, 1862 (Coll. des Doc. inéd.). Delamare, Traité de la police, 4 vol. in-folio, 1706-1788. Spanheim, Relation sur la cour de France en 1690, éd. B. Bourgeois, 1900. Journal de Dangeau, 19 vol., 1864-68. Mémoires de Saint-Simon, éd. de Boislisle, 20 vol. (jusqu'à l'année 1711) ; éd. Chéruel, complète, 21 vol., 1856. Mémoires du marquis de Sourches, éd. Cosnac, 1882. Rapports inédits du lieutenant de police d'Argenson (1697-1715), publiés par P. Collin, 1891. Larchey et Mabille, Notes de René d'Argenson, 1896. Archives de la Bastille, publiées par Ravaisson, t. XI et XII, 1868-1886. Jurieu, Lettres pastorales, 3 vol. in-12°, 1686-1689. Les soupirs de la France esclave (anonyme), 1889. La Gazette d'Amsterdam. Saint-Simon, Écrits inédits, publiés par Faugère, 8 vol. 1880-93. Projets de gouvernement du duc de Bourgogne, publiés par P. Mesnard, 1880. Fénelon, Œuvres, éd. Gosselin, 1820, 22 vol. Vauban et Boisguillebert, Œuvres, dans Daire, Collection des économistes, t. I, 1843. Oisivetés de M. de Vauban, 2 vol., 1843. Mémoires inédits de Vauban, publiés par Augoyat, 1841.
OUVRAGES À CONSULTER. De Boislisle, Les Conseils du Roi, 1891. P. Clément, Le gouvernement de Louis XIV de 1683 à 1689, 1848. La police sous Louis XIV, 1868. De Lucay, Les secrétaires d'État depuis leur institution jusqu'à la mort de Louis XV, 1881. Cans, Les registres d'expéditions du secrétariat d'État de la maison du Roi (Revue d'Histoire moderne, t. IV). Ch. Godard, Les pouvoirs des intendants sous Louis XIV, 1901. Al. Thomas, La situation politique et administrative de la Bourgogne de 1661 à 1715, 1844. H. Monin, Essai sur l'histoire administrative du Languedoc pendant l'intendance de Basale (1685-1718), 1884. Marchand, Étude sur l'administration de Lebret, intendant de Provence, 1889. Reuss, L'Alsace au XVIIe siècle, 2 vol., 1898. De Saint-Léger, La Flandre maritime et Dunkerque sous la domination française, 1900. Babeau, La province sous l'ancien régime, 2 vol. 1894. La ville sous l'ancien régime, 2 vol., 1880. Le village sous l'ancien régime, 1379. Ch. Normand, Étude sur les relations de l'État et des communautés aux XVIIe et XVIIIe siècles. Saint-Quentin et la royauté, 1881. — Sur les idées politiques et sociales : H. Sée, Les idées politiques de Fénelon (Revue d'histoire moderne, t. I) ; Les idées politiques de Saint-Simon (Revue historique, t. LXX). De Boislisle, Mémoire sur le projet de dîme royale et la mort de Vauban (Comptes rendus de l'Acad. des Sciences morales, t. CIV) ; éd. de Saint-Simon, t. XIV, p. 323. Horn, L'économie politique avant les physiocrates, 1887. G. Michel, Histoire de Vauban, 1879.
[2] Trois secrétaireries d'État, par suite des grandes guerres et des longues négociations qui remplissent cette période, grandissent en importance : celle de la Guerre, celle des Affaires étrangères, enfin celle de la Maison du Roi et de la Marine. A la fin du règne, le secrétaire d'État de la Guerre devient, en fait, avec le Contrôleur général des finances, le principal personnage du Gouvernement. Le Contrôle est de plus en plus ce que Colbert a voulu qu'il soit : l'instrument le plus actif de centralisation. Le secrétaire des Affaires étrangères, jusqu'alors contrôlé plus ou moins par Colbert, Louvois ou même Chamillart — ces ministres d'État ayant eu la prétention d'entretenir avec les agents diplomatiques une correspondance directe — tend à prendre plus d'indépendance. Devenu ministre d'État en 1699, Torcy finit par rendre son département tout à fait autonome. Désormais le secrétaire des Affaires étrangères sera ministre d'État. Le secrétaire d'État de la Maison du Roi et de la Marine, surtout à partir du ministère de Pontchartrain Els, étend ses attributions commerciales ; tout le commerce par mer, les grandes Compagnies, dépendent de lui. Après la révocation de l'édit de Nantes, le secrétaire d'État de la R. P. R. est à peu près réduit à l'administration des généralités de son ressort. Phélypeaux de la Villière, marquis de Châtaeuneuf, sorte de cinquième roue à un chariot, dit Saint-Simon, perd de plus en plus la connaissance des affaires protestantes. Ce secrétariat d'État, sorte de fief de la famille de la Vrillière, n'est qu'une charge caponne, qui ne peut faire, pendant tout le règne de Louis XIV, un seul ministre d'État.