I. — LA MONARCHIE D'ESPAGNE EN 1697. APRÈS la paix de Ryswyk, Louis XIV donna toute son attention à la grande affaire d'Espagne, qui le préoccupait depuis longtemps. La succession, qui allait s'ouvrir à la mort de Charles II, était immense. Elle comprenait l'Espagne proprement dite, les îles Baléares, la Sardaigne, et la majeure partie de l'Italie : au nord, le plus beau duché du monde, le Milanais ; au sud, le royaume des Deux-Siciles, et, sur les côtes du golfe de Gènes et de la mer Tyrrhénienne, le marquisat de Finale et les présides de Toscane[2]. Dans le Nord-Ouest de l'Europe, le roi d'Espagne possédait les riches provinces des Pays-Bas catholiques, que la France n'avait réussi qu'à entamer. Dans le Nouveau Monde, il avait le Mexique, l'Amérique centrale, les plus grandes des Antilles et toute l'Amérique du Sud, sauf le Brésil ; en Asie, les Philippines et les Mariannes ; en Afrique, les présides de la côte du Maroc[3] et les îles Canaries. Mais l'Espagne était en pleine décadence[4]. Son roi, Charles II, avait trente-six-ans. Petit, laid, le nez trop fort, les lèvres trop grosses, le front étroit et bas, les yeux sans expression, il était maladif et même toujours moribond. Les indigestions violentes de son estomac délabré lui donnaient des crises de fièvre où l'on croyait qu'il resterait. Après avoir épuisé tous les remèdes de l'empirisme, on apportait dans ses appartements les reliques des plus grands saints, et on sollicitait un miracle pour détourner une catastrophe. Son mariage avec Marie-Louise d'Orléans, qu'il avait épousée en 1679, lui avait donné de la joie, car il aima passionnément cette femme charmante, mais le chagrin de n'avoir pas d'enfant d'elle l'avait replongé dans la mélancolie. Marie-Louise était morte en 1689 ; alors Charles II avait épousé Marie-Anne de Bavière-Neubourg, fille de l'électeur palatin et sœur de l'Impératrice. Marie-Anne était intelligente, hardie et hautaine. Elle offensait les Castillans par son méchant caractère, son avarice et la préférence qu'elle donnait aux Allemands venus avec elle. Elle avait à cœur les intérêts de l'Autriche et les représentait auprès de son mari dont elle dominait la médiocre intelligence et la volonté plus médiocre encore. La Reine, écrivait la marquise de Gudafia, fait trembler le Roi jusqu'aux os. Ce royal ménage vivait dans une solennelle misère. Il arrivait que le Roi ne pût sortir en voiture, faute d'argent pour raccommoder son carrosse brisé. En 1696, il n'avait que six chemises et sa table manquait souvent. Les personnages de l'entourage du Roi étaient divisés en coteries. Ceux qui montraient de l'attachement pour la Reine ou qui dépendaient d'elle avaient seuls du crédit ; la plupart étaient sans réelle valeur ou sans autorité. Le cardinal Porto-Carrero, archevêque de Tolède, jouissait d'une grande influence dans les Conseils. C'était un homme droit, honnête, ouvert, mais d'un esprit borné et timide. Avec un tel gouvernement, un roi moribond, une reine détestée, l'Espagne était incapable de disposer d'elle-même quand s'ouvrirait la crise de la succession. Les prétendants à la succession étaient : le duc de Savoie, le duc d'Orléans, le roi de Portugal, le prince électoral de Bavière Joseph-Ferdinand, l'empereur Léopold et Louis XIV. Ils établissaient leurs droits sur leur mariage ou sur celui de leurs ascendants avec des infantes. Les droits des trois maisons de France, de Bavière et d'Autriche primaient les autres. Louis XIV et Léopold étaient gendres de Philippe IV et petits-fils de Philippe III. Le Grand Dauphin, fils de Louis XIV, était le neveu de Charles II. Le prince de Bavière, par sa mère, fille de Léopold et de Marguerite-Thérèse, était petit-neveu de Charles II. Enfin, Joseph et Charles que Léopold avait eus de sa troisième femme, Éléonore de Neubourg, étaient petits-neveux de Philippe IV. Si l'on suivait l'ordre naturel de succession, les droits de la maison de France l'emportaient, car Marie-Thérèse, femme de Louis XIV, et sa mère Anne étaient aînées de Marguerite-Thérèse et de Marie-Anne, femme et mère de Léopold. Mais, tandis que les deux infantes mariées en France avaient renoncé par actes solennels à leur droit de succéder, aucun acte pareil n'avait été imposé aux infantes mariées en Autriche. Si les renonciations étaient observées, Louis XIV et sa descendance, son fils le Grand Dauphin, ses petits-fils les ducs de Bourgogne, d'Anjou et de Berri, étaient mis à l'écart. Le prince de Bavière se trouvait donc l'héritier par sa mère Marie-Antoinette, morte en 1692. Mais, en mariant sa fille à l'électeur de Bavière, Léopold lui avait imposé une renonciation à la succession d'Espagne ; il s'estimait donc seul héritier et prétendait transmettre ses droits aux archiducs Joseph et Charles. Or, ni la maison de France, ni la maison de Bavière ne reconnaissait la légitimité des renonciations. On disait en Bavière que celle de Marie-Antoinette avait été un abus de pouvoir commis par l'Empereur à l'égard de sa fille, et, d'ailleurs, un simple arrangement particulier, le gouvernement d'Espagne n'y étant pas intervenu, et même le roi Charles II ayant refusé, malgré les sollicitations de Léopold, de reconnaître cet acte comme valable. En France, on soutenait que les renonciations des infantes Anne et Marie-Thérèse étaient nulles en droit parce qu'elles avaient été exigées de princesses qui n'avaient pu agir en pleine liberté ; parce que les droits de souveraineté sont absolument inaliénables, et qu'un simple article d'un traité ne peut pas détruire les maximes fondamentales d'une monarchie... Puis, aucune des conditions auxquelles la renonciation de Marie-Thérèse avait été subordonnée — parmi lesquelles était le paiement de sa dot — n'ayant été remplie, l'acte devenait caduc. D'ailleurs et enfin, la Cour d'Espagne elle-même ne se faisait guère d'illusions sur la valeur de cet acte, et l'Empereur lui-même, en traitant avec Louis XIV du partage de la succession, lui avait reconnu des droits d'héritier. Les renonciations étant considérées comme nulles, les prétendants se classaient donc ainsi par ordre de droits : France, Bavière, Autriche. Mais leurs chances de recueillir la succession paraissaient être en sens inverse de leurs droits. L'Espagne avait été si maltraitée par la France que, bien qu'un parti français eût été créé à la Cour par l'ambassadeur de France, comte de Rébenac, il était très invraisemblable que Charles II oubliât jamais tant et de si légitimes griefs. Et certainement l'Europe ne permettrait pas que la maison de France accrût démesurément sa puissance par l'absorption de la monarchie espagnole. L'avènement du prince de Bavière n'aurait inquiété personne, et Charles II inclinait vers cette solution, qui semblait la meilleure. Au mois de septembre 1696, dans une crise où il crut mourir, il avait écrit un testament en faveur de Joseph-Ferdinand. Mais la Reine le lui avait fait déchirer ; autour d'elle se groupait le parti autrichien, le plus puissant qu'il y eût à la Cour. Au mois de juin 1697, Charles écrivait à Léopold une lettre pleine de promesses. L'Empereur se croyait, d'autre part, sûr de l'alliance des Puissances maritimes, les articles secrets du traité du 12 mai 1689 ayant garanti la succession d'Espagne à un prince autrichien. II. — LA POLITIQUE DES COMPÉTITEURS DEPUIS LA PAIX DE RYSWYK JUSQU'AU TRAITE DE PARTAGE D'OCTOBRE 1698[5]. CE fut après la paix de Ryswyk que les prétendants engagèrent la grande partie. Mais les joueurs n'étaient pas d'égales forces. L'électeur de Bavière, Max-Emmanuel, père de Joseph-Ferdinand, était devenu gouverneur des Pays-Bas belges en 1692 ; il s'amusait à Bruxelles. L'Empereur était un homme médiocre, médiocrement servi. Louis XIV était, en politique, très fin manœuvrier. Il s'agissait de manœuvrer à Madrid, pour gagner la sympathie du roi Charles II, et en Europe, pour se ménager la bienveillance des grands États, en particulier des Puissances maritimes. En Espagne, Bertier, agent de Max-Emmanuel, accablait les Espagnols de révérences et d'honnêtetés, et cherchait à grouper en un parti tous ceux qui voulaient maintenir l'intégrité de la monarchie et croyaient que l'avènement d'un prince français ou d'un prince autrichien serait le signal de terribles guerres, d'où elle ne sortirait pas intacte. L'ambassadeur impérial, le comte Bonaventure de Harrach,
intriguait ferme, mais maladroitement. Il avait pour principal appui la Reine
et sa camarilla allemande, mais cette clique était impopulaire parce qu'elle exploitait
odieusement l'Espagne. En février 1698, pendant une très forte crise de
Charles II, la Reine essaya d'un coup de force. Un de ses cousins, Georges de
Hesse-Darmstadt, s'était fait donner la grandesse et la vice-royauté de
Catalogne, et il commandait le régiment de dragons, qui était toute la
garnison de la capitale. Il fit entrer des troupes impériales dans les places
fortes de la Catalogne et un régiment allemand à Madrid. Mais le Roi se tira
d'affaire et les troupes étrangères furent renvoyées. Cette tentative n'eut
d'autre effet que d'aigrir les esprits et de leur
faire craindre d'autant plus la domination allemande. Le Roi lui-même
parut vouloir reprendre sa liberté. On écrit de Madrid : La reine connait fort bien que le roi se dégoûte d'elle... Elle se désespère en son âme de voir que son mari se refroidit, jusque-là qu'il ne veut pas rester seul avec elle ; et lorsqu'elle est tournée, il tire la langue et lui fait la grimace, Elle se met tout en œuvre pour lui plaire ; elle se pare extraordinairement et lui fait mille caresses. Il est donc question de savoir s'il sera assez hardi pour faire un coup de maitre. Charles II ne fit pas le coup de maître ; il continua de trembler devant la Reine ; mais il refusa du moins à l'ambassadeur de l'Empereur toute promesse relative à l'héritage. Le comte de Bausch quitta, en octobre 1698, la Cour d'Espagne où son fils le remplaça. La France était représentée par le marquis d'Harcourt, grand seigneur et lieutenant-général des armées du Roi. Il avait pour instructions de bien regarder, de s'attacher les grands, de contrarier les menées de l'Autriche. En ce qui touchait la succession, il dirait dans le public que le Roi n'avait pas à s'en occuper, tant qu'elle ne serait pas vacante. Mais, pour le cas où Charles II viendrait à mourir, ses instructions étaient claires : Vous établirez comme un principe certain, et qu'on no peut révoquer en doute, la validité des droits de mon fils, fondés sur le droit commun, sur les lois, particulièrement d'Espagne, et sur les coutumes de tous les États qui composent cette monarchie. Vous ferez voir que mon fils, étant le plus proche héritier, rien ne pourrait l'empêcher de prendre le titre de roi d'Espagne, de se servir de toutes mes forces pour recueillir cette grande succession... que mes troupes sont sur les frontières, qu'elles sont en état de soutenir les droits du légitime héritier, qu'elles préviendront facilement les entreprises de ceux qui voudraient disputer à mon fils une couronne qui doit lui appartenir. Afin d'éviter une guerre européenne, qu'une pareille augmentation de la puissance française ne manquerait pas de déchaîner, et aussi pour laisser à l'Espagne son indépendance et son rang dans le monde, Louis XIV permettrait à son fils le Dauphin de transmettre ses droits à celui de ses petits-fils que les États Généraux de tous les royaumes d'Espagne voudront choisir et il proposait à leur choix les ducs d'Anjou et de Berri, comme les plus éloignés de sa couronne et afin d'ôter tout lieu de craindre que l'Espagne y puisse jamais être réunie. Mais il terminait par une menace claire : Si les Espagnols, oubliant la justice qu'ils doivent aux légitimes héritiers de leurs rois, reconnaissaient un des fils de l'Empereur pour maître, ce serait alors que je me verrais obligé de soutenir, malgré moi, par la force, la justice des droits de mon fils.... Le marquis d'Harcourt mit dans ses rapports avec les grands autant d'habileté, de souplesse et de générosité que de Harrach y mettait de brusquerie, de raideur et d'avarice. Peu à peu les grands sortent de la réserve où ils se tenaient : le cardinal Porto-Carrero donne à l'ambassadeur l'assurance de son dévouement à Louis XIV. Le duc de Saint-Jean, membre du Conseil de guerre et vice-roi de Sardaigne, va jusqu'à lui dire que l'irritation contre la Reine était générale et que dès la mort du Roi, l'ambassadeur de France trouverait de son côté, non seulement tous ceux qui ne s'étaient point déclarés, mais même ceux qui paraissaient avoir pris un parti contraire, aussi bien que les ministres. Grâce au P. Blandinières, de l'ordre de la Merci et prédicateur du Roi, qui avait accompagné l'ambassadeur à Madrid, d'Harcourt entretenait des relations dans le monde des couvents. Un jour, le Général de la Merci lui affirma que tout l'Aragon, la Navarre, l'Andalousie et la meilleure partie des provinces d'Espagne étaient disposés à avoir recours à Sa Majesté Très Chrétienne, dès que leur roi aurait les yeux fermés. L'ambassadeur faisait très bien sa cour à l'Espagne : il fréquentait les courses de taureaux, il déployait un grand luxe, jusqu'à s'endetter. Quant à Louis XIV, il offrit au gouvernement espagnol le concours de la flotte française, pour débloquer Ceuta que les Maures tenaient assiégé, et, un peu plus tard , pour assurer l'arrivée en Espagne des galions d'Amérique, que menaçaient les pirates barbaresques. Le parti français se fortifia au point que la Reine, qui voulait prendre des précautions pour l'avenir, fit des avances au marquis d'Harcourt. Cependant Louis XIV n'avait obtenu de Charles II que l'assurance de ne rien innover au préjudice de la paix. Il croyait à des sentiments irréductiblement hostiles de la part de ce prince. Convaincu qu'il serait mis par lui hors d'héritage, ne voulant pas tout perdre, et désireux, d'autre part, d'éviter une guerre générale, il eut la sagesse de prendre des mesures avec les autres puissances. L'Angleterre et la Hollande souhaitaient une entente, c'est-à-dire un partage entre les héritiers. Si l'accord ne pouvait se faire entre eux, elles entendaient que la monarchie espagnole ne fût réunie ni à la France, ni à l'Autriche, comme il serait arrivé si l'héritier avait été soit Louis XIV ou le Dauphin, soit l'Empereur ou l'archiduc Joseph. Entre les deux princes cadets, le duc d'Anjou et l'archiduc Charles, elles auraient mieux aimé celui-ci. Mais leur préférence allait naturellement au prince de Bavière. Il s'agissait pour elles de ne pas laisser s'accroître une des grandes puissances, la France surtout. Maître des Pays-Bas, Louis XIV menacerait l'indépendance des Provinces-Unies ; maitre de l'Espagne et des Deux-Siciles, il pourrait ruiner le commerce des Puissances maritimes dans le Levant ; maitre des Indes Occidentales, il monopoliserait les richesses de l'Amérique. L'électeur Max-Emmanuel espérait le succès de son fils du concours des Puissances maritimes. Depuis 1698, vingt-deux bataillons hollandais tenaient garnison dans plusieurs places de son gouvernement des Pays-Bas, Luxembourg, Namur, Charleroy, Mons, Ath, Audenarde, Courtrai, Nieuport, qu'on appelait places de barrière. Par une convention secrète, signée au mois d'août 1698, les Provinces-Unies garantissaient, moyennant d'importants privilèges commerciaux, la possession des Pays-Bas au prince électoral de Bavière, lors du décès de Charles II. L'Empereur essaya de renforcer le traité conclu en mai 1689, entre l'Angleterre et la Hollande, qui avait garanti à un prince autrichien l'héritage de Charles II. Il se proposait d'envoyer l'archiduc Charles à Madrid avec un corps de 10.000 hommes et demandait l'aide des Puissances maritimes pour transporter les troupes impériales. Guillaume III et le pensionnaire de Hollande Heinsius ne voulurent pas provoquer Louis XIV, qui seul avait des troupes sur pied et qui détenait encore des places que le traité de Ryswyk l'obligeait à évacuer. Ils voulaient savoir, d'ailleurs, si Charles II se prononçait en faveur de l'archiduc. Et enfin la Hollande était mécontente que Léopold ne s'engageât pas à céder les Pays-Bas au prince de Bavière, comme elle le désirait, pour être débarrassée du voisinage d'un État puissant. Le traité de 1689 ne fut pas modifié. Guillaume se félicita de ce que les Puissances gardassent leur indépendance. Il écrivit le 16 avril 1698 à Heinsius : Je considère comme un bonheur que nous n'ayons pas de nouvel engagement avec l'Empereur et qu'on peut se demander si la Grande Alliance subsiste ou non. Entre Louis XIV et les Puissances maritimes, le jeu fut très compliqué. Le Roi s'y montra très habile. Guillaume et Heinsius savaient que les Français pourraient s'emparer facilement de l'Espagne. La paix de Ryswyk signée, Louis XIV avait commencé à réformer ses troupes, mais il avait encore plus de 150.000 fantassins et plus de 30.000 cavaliers. Pendant l'été de 1698, vingt-trois vaisseaux de guerre français étaient à Cadix ; une flotte de galères croisait entre Bordeaux et la Corogne ; une autre, entre Toulon et Naples. Sur la frontière des Pyrénées, en Navarre et en Roussillon, étaient réunis soixante bataillons et quatre-vingts escadrons ; vingt bataillons et autant d'escadrons, établis dans le Dauphiné, étaient prêts à franchir les Alpes. De fréquentes revues, les grandes manœuvres du camp de Compiègne en septembre 1698 tenaient les troupes en haleine. Or, après la paix de Ryswyk, le Parlement anglais et les États Généraux hollandais avaient considérablement réduit le nombre des troupes, autant par défiance à l'égard du roi-stathouder que par économie, et ils ne songeaient qu'à maintenir la paix. Guillaume avouait à Heinsius que l'opinion publique paraissait absolument réfractaire à toute lutte nouvelle et que même les hostilités étant engagées, il y aurait à craindre que la nation ne laissât son prince succomber en lui refusant son concours. Guillaume continuait à se défier de Louis XIV. Il lui envoya un ambassadeur pour se plaindre de l'hospitalité que Jacques II recevait à Saint-Germain. Mais ce fut justement à cette occasion que le roi de France commença de causer avec les Anglais. Il reçut avec distinction cet ambassadeur, le Hollandais Bentinck, le conseiller et l'ami de Guillaume, qui l'avait fait lord Portland. En mars 1698, Torcy et Pomponne, que Louis XIV venait de rappeler au ministère, entretinrent lord Portland de la succession d'Espagne, et proposèrent une entente à ce sujet entre la France et la Grande-Bretagne. Mais l'ambassadeur demanda : Pourquoi ne pas prendre le prince électoral pour régner en Espagne et faire cesser par ce choix l'ombrage que toute l'Europe conçoit de la trop grande puissance du Roi et l'inquiétude que la France témoigne de celle de l'Empereur ? Et Guillaume, convaincu que Louis XIV ne faisait ces ouvertures que pour l'endormir, donna l'ordre à Portland de ne faire qu'écouter les propositions françaises. Louis XIV fit des offres précises. Il annonça que, malgré les droits incontestables du Dauphin, il consentirait à ce que les Espagnols prissent pour roi l'un de ses petits-fils, soit le duc d'Anjou, soit le duc de Berri, et que les Pays-Bas fussent détachés de la succession et donnés au prince de Bavière. Il promettait aux Puissances maritimes des traités de commerce avantageux. Guillaume s'entretint, de son côté, avec l'ambassadeur de France à Londres, Tallard. Le 10 avril 1698, il proposa cette répartition de l'héritage : à l'un des fils du Dauphin, l'Espagne et les Indes ; à l'archiduc, le Milanais et le royaume de Naples ; à l'électeur de Bavière, les Pays-Bas, dont on régulariserait la frontière aux dépens du territoire français. Louis XIV ne voulait pas entendre parler d'un agrandissement des Pays-Bas aux dépens de la France, mais il ordonna à Tallard de continuer les pourparlers. Il n'est pas impossible, disait-il, de trouver un milieu entre mes sentiments et ceux du prince, et de former sur ce fondement un plan de ce qu'il y aurait à faire... Il proposa, pour base de discussion, cette alternative : l'attribution du Luxembourg et du royaume des Deux-Siciles au Dauphin ; du Milanais à l'archiduc, et du reste de la monarchie au prince électoral ; ou bien le royaume de Naples reviendrait à l'archiduc, le Milanais au duc de Savoie, les Pays-Bas au prince électoral, le reste, c'est-à-dire le gros de l'héritage, à l'un des fils du Dauphin. Guillaume III ne s'attendait pas à de pareilles offres, qui, en effet, étaient plus modérées qu'il ne pouvait l'espérer. On discuta. La seconde combinaison avait pour les Puissances maritimes ce défaut que les Pays-Bas, aux mains des Bavarois, ne seraient pas de force à se défendre contre la France, si on ne leur donnait pas une frontière plus solide. Ces Puissances répugnaient, d'ailleurs, à mettre au pouvoir d'un prince français les Indes avec l'Espagne. Elles voulaient prendre des précautions : les Pays-Bas seraient agrandis, et l'Angleterre se ferait donner Dunkerque ; pour la sûreté de leur commerce dans la Méditerranée et en Amérique, les Puissances maritimes recevraient Ceuta, Oran, Port-Mahon, Gibraltar, La Havane. La première combinaison eût été agréée avec un grand empressement, n'eût été la clause relative à la cession du Luxembourg, que la Hollande ne voulut pas consentir, parce qu'elle la trouvait dangereuse pour elle. Ce fut cette question du Luxembourg que discutèrent à Londres le roi Guillaume et Tallard. Guillaume offrit à la place du duché les présides de Toscane ; Louis XIV demanda le Milanais, mais il aurait fallu tout refaire pour trouver une part à l'archiduc. Un moment, le Roi s'impatienta. Il croyait que Guillaume était mal établi sur le trône d'Angleterre et qu'il avait besoin de l'alliance française ; d'autre part d'Harcourt lui annonçait le progrès de la cause française à Madrid. Le il juillet 1.698, le Roi écrivit à Tallard qu'il ne conviendrait pas de céder pour de médiocres avantages ceux qu'il peut raisonnablement attendre de l'état de ses forces et de la disposition des peuples de l'Espagne. Mais il revint aux idées de modération ; les pourparlers reprirent au château du Loo, en Gueldre, où Guillaume avait l'habitude de passer la belle saison. Tallard l'y avait suivi. Là on réexamina toutes les combinaisons antérieures, et l'on proposa de nouveaux arrangements. Pour faciliter le partage, on parla de diviser l'Espagne entre le Dauphin, qui aurait les provinces de Navarre et de Guipuzcoa, et le prince électoral, qui aurait le reste. Mais, à tous les plans Heinsius avait des objections. Il était naturel qu'il ne voulût pas qu'un prince français régnât à Madrid, mais il n'admettait pas davantage que le Dauphin reçût le royaume des Deux-Siciles : ce serait, disait-il, la ruine du commerce anglo-hollandais dans la Méditerranée ; ni qu'on lui donnât le Milanais : ce serait livrer l'Italie entière à la domination de la France. Dans ces conditions, les négociations menaçaient de s'éterniser. On en revint à la première combinaison, et l'on chercha l'équivalent du Luxembourg. Enfin, le 14 août, le roi d'Angleterre offrit de remplacer le duché par les présides de Toscane, — avec le marquisat de Finale, — et par la province de Guipuzcoa. Louis XIV, qui était disposé à faire des propositions semblables, s'empressa d'envoyer à son ambassadeur un pouvoir à l'effet de conclure. Ainsi, la part du Dauphin se composerait du royaume des Deux-Siciles, des présides de Toscane, avec le marquisat de Finale, et de la province de Guipuzcoa, avec les villes de Fontarabie, de Saint-Sébastien et le port du Passage. L'archiduc Charles se contenterait du Milanais. Le reste de la monarchie reviendrait au prince électoral de Bavière. Le 8 septembre, Guillaume III signa un engagement provisoire et purement personnel, car toutes les négociations avaient eu lieu entre lui et Tallard ou par l'entremise de Portland. Il avisa ensuite ses ministres qui lui envoyèrent en Hollande les pleins pouvoirs qu'il demandait, revêtus du sceau de l'État. Après quoi, Heinsius fit accepter les clauses de l'accord anglo-français par les États Généraux. Le traité fut signé avec Guillaume le 24 septembre 1698, au château du Loo, et avec les représentants de la Hollande le 13 octobre[6], à La Haye. Dès le début des pourparlers, Guillaume et Heinsius avaient été d'avis d'en faire part à l'Empereur. Louis XIV avait objecté que Léopold aviserait Charles II, qui s'empresserait d'appeler en Espagne l'archiduc comme l'héritier nécessaire pour sauvegarder l'intégrité de la monarchie. Il fut alors entendu qu'on remettrait la notification après le fer janvier 1699. L'ambassadeur autrichien Auersperg avait cependant fini par s'émouvoir des allées et venues de Tallard en Hollande, et s'était plaint à Heinsius. Le grand-pensionnaire lui avait répondu qu'il ne pouvait rien lui dire d'une chose qui n'existait pas. Ainsi Léopold était abandonné et dupé par ses anciens alliés. Louis XIV a-t-il été sincère dans ces négociations ? Il semble qu'on n'en puisse pas douter en lisant ses lettres au marquis d'Harcourt : J'ai longtemps balancé, lui écrit-il, le 15 septembre 1698, toutes les raisons que je voyais ou de profiter de l'inclination présente des Espagnols ou de me contenter d'un avantage moindre en apparence, mais bien plus solide en effet, et d'assurer par ce moyen le repos de l'Europe, quelque événement qui puisse arriver.... De justes considérations m'ont porté à traiter avec le roi d'Angleterre et à prendre avec lui les mesures nécessaires pour le maintien de la paix. J'ai jugé que rien ne convenait davantage au bien général de toute l'Europe que d'abaisser encore la puissance de la maison d'Autriche.... Passant de là à donner ses instructions, il ajoute : Vous continuerez, pendant la vie de ce prince (Charles II), à tenir la même conduite que vous avez tenue jusqu'à présent. Il est également nécessaire de maintenir les bien intentionnés dans les sentiments qu'ils vous ont fait paraître et de les empêcher de recourir à l'Empereur, comme ils pourraient le faire s'ils croyaient que j'eusse formé des projets pour le démembrement de cette monarchie. Il ordonne enfin que si, la mort de Charles II arrivant, les Espagnols réclament un prince français pour assurer l'intégrité de la monarchie, d'Harcourt leur représente l'impossibilité de conserver cette intégrité et leur dise au besoin que le prince électoral, reconnu par la France et par l'Empereur, sera le plus capable de maintenir en paix le royaume. III. — LE TESTAMENT DE CHARLES II EN FAVEUR DU PRINCE ÉLECTORAL DE BAVIÈRE ET LA MORT DE L'HÉRITIER DÉSIGNÉ. LE NOUVEAU TRAITÉ DE PARTAGE (MARS 1700). CEPENDANT la nouvelle qu'un traité de partage avait été conclu entre le roi de France et les Puissances maritimes s'était répandue. Elle excita à Madrid une vive indignation. Les patriotes, qui se révoltaient à l'idée d'un démembrement de la monarchie, virent qu'il n'y avait qu'un moyen efficace de la garder intacte : c'était de la léguer au seul prétendant qui pût devenir roi d'Espagne sans alarmer l'Europe, le prince électoral. La plupart des grands et le cardinal Porto-Carrero lui-même, malgré ses protestations de dévouement à Louis XIV, étaient partisans de cette solution. La Reine, mécontente de l'Empereur qui lui reprochait son peu de zèle à défendre la cause de l'archiduc, était découragée. Le 14 novembre 1698, le Roi parut dans le Conseil d'État, et lui annonça que, supplié de tous côtés, depuis sa dernière maladie, de pourvoir à sa succession, il avait fait son testament. Le secrétaire d'État, Antoine de Ubilla, donna lecture de l'acte par lequel le Roi désignait le prince électoral de Bavière comme l'héritier légitime de tous ses droits et de tous ses États. Au reçu de la nouvelle, l'Empereur entra dans une violente colère. Il parla d'envahir la Bavière. De nouveau il s'adressa aux Puissances maritimes pour renouveler le traité de la Grande Alliance. En même temps il tâtait le terrain du côté de la France. A Madrid, Louis de Harrach disait au marquis d'Harcourt que le testament réunirait — il l'espérait du moins — le roi de France et l'Empereur, son maître ; que la succession était ample et qu'il y avait de quoi contenter les uns et les autres... qu'il y avait eu un traité autrefois sur ce sujet, et qu'il avait écrit à l'Empereur qu'il ne voyait plus d'autre sûreté pour lui que de le renouveler. A Vienne, Bonaventure de Harrach et le ministre Kinsky accablèrent de politesses l'envoyé de France et s'efforcèrent de le faire parler ; mais il avait ordre d'éluder toute conversation sérieuse. Louis XIV s'adressa aux Puissances maritimes pour assurer l'exécution du traité de partage. Il proposa une commune démarche auprès de l'électeur de Bavière afin d'obtenir qu'il renonçât, au nom de son fils, aux parties de la succession réservées aux autres héritiers, et une autre à Madrid, pour protester contre le testament. Mais le 6 février 1699, le petit prince de Bavière mourut. Ce fut un grand coup de théâtre. Il arriva si à propos pour l'Autriche qu'on accusa l'Empereur d'avoir fait empoisonner cet enfant, dont la mort s'explique tout naturellement par sa débilité. Le roi Charles, qui s'était décidé à contre-cœur à faire son testament, ne dissimula pas la joie qu'il ressentait de survivre à son successeur ; mais toute l'Europe s'inquiéta. L'Empereur dit cette parole très juste : Les gens de guerre se réjouissent de cet événement comme d'une cause infaillible de guerre. La France et l'Autriche se trouvaient, désormais, en effet, en présence l'une de l'autre. Comment les départager ? Très inquiet, le roi d'Angleterre écrivait au grand-pensionnaire : Cette mort change à tel point les affaires que je ne peux prévoir les graves inconvénients qu'elle peut avoir pour nous... Nous ne sommes pas dans un petit labyrinthe et Dieu veuille nous aider à en sortir. Il craignait que Louis XIV ne refusât de s'accommoder avec l'Empereur et qu'il ne voulût s'emparer de toute la succession. Moins que jamais il n'aurait pu l'en empêcher. En Hollande, l'opinion se prononçait hautement pour le maintien de la paix. L'Angleterre, peu disposée à se laisser entraîner dans une nouvelle guerre, montrait une langueur mortelle et un manque universel d'énergie. Le Parlement diminuait le nombre des troupes et votait le renvoi des régiments hollandais. Le découragement de Guillaume était tel qu'il parlait de se retirer en Hollande. Aussi vit-il avec plaisir Louis XIV entamer de nouvelles négociations. Elles durèrent longtemps. On discuta si le plus simple ne serait pas de substituer l'électeur de Bavière à son fils ; mais l'accord ne se fit pas sur cette idée. Le 13 février 1699, Louis XIV proposa le choix entre des combinaisons : l'archiduc aurait la part assignée par le premier traité de partage au Bavarois, et la part du Dauphin serait accrue du Milanais ; ou bien le Dauphin renoncerait et au Milanais et au royaume des Deux-Siciles ; en échange, il recevrait la Lorraine, dont le duc irait régner à Milan, et le Piémont, la Savoie et le comté de Nice, le duc de Savoie quittant ses États pour le royaume des Deux-Siciles ; ou bien l'Espagne et les Indes seraient données au duc de Savoie, Naples et la Sicile à l'archiduc : le Guipuzcoa, la Savoie et la Lorraine au Dauphin, et le Milanais au duc de Lorraine. Quant aux Pays-Bas, ils seraient attribués soit à la reine d'Espagne, soit à l'électeur de Bavière ; ou bien on les mettrait en république, ou bien on les partagerait. Ces propositions du roi de France s'inspiraient d'une politique très sage : ne pas effrayer l'Europe, rassurer surtout les Puissances maritimes sur les intérêts de leur commerce, fortifier le corps de la France par des acquisitions précieuses aux frontières. Bien qu'elles fussent très modérées, elles ne furent pas tout de suite accueillies ; Guillaume et Heinsius n'admettaient pas que la part du Dauphin frit accrue ; ils voulaient que les Pays-Bas demeurassent attachés à la couronne d'Espagne ; séparés, ils eussent été une proie facile pour la France. Ils exigeaient que la convention à intervenir fin communiquée à l'Empereur, avec invitation à y adhérer. Il fut enfin convenu que la couronne d'Espagne reviendrait à l'archiduc, que les Pays-Bas y demeureraient attachés, et que la part du Dauphin serait accrue du Milanais ou, plus exactement, de la Lorraine, par échange avec le duché. Quant au traité de partage, il serait laissé pendant trois mois aux réflexions de l'Empereur, mais il deviendrait ensuite exécutoire, quoi qu'il décidât ; si, après le décès de Charles II, il refusait encore la part assignée à l'archiduc, les deux rois et les seigneurs États Généraux conviendraient d'un prince auquel ledit partage serait donné. On envisagea le refus possible du duc de Lorraine d'entrer
dans la combinaison. Louis XIV proposa de lui substituer en Milanais soit le
duc de Bavière, soit le duc de Savoie. Dans le premier cas, la France
s'agrandirait du Luxembourg avec le comté de Chiny ; dans le second, du comté
de Nice et de la Savoie. C'était donc toujours l'heureuse idée de fortifier
les frontières nationales. Si le roi d'Angleterre
n'accepte aucune de ces alternatives, vous lui direz — ordonnait Louis
XIV à Tallard — qu'il propose lui-même ce qu'il croit
devoir ajouter au partage de mon fils, en cas que le duc de Lorraine ne
consente pas à l'échange du Milanais... Portland et Tallard se mirent
enfin d'accord et, le 4 mai, ils décidèrent que, si le duc de Lorraine
refusait d'être transféré à Milan, on insérerait dans le traité définitif,
soit une des alternatives présentées par Louis XIV, soit une combinaison
nouvelle et à sa convenance. Le 11 juin 1699, un traité provisoire fut conclu. L'Espagne, les Indes, les Pays-Bas reviendraient à l'archiduc Charles, second fils de l'Empereur, avec la condition que jamais ils ne seraient conjoints à l'Empire ; au Dauphin, pour être unis à la couronne de France, les Deux-Siciles, le Guipuzcoa, les places de Toscane, le marquisat de Finale et enfin la Lorraine, ou un équivalent pour ce duché. Restait à négocier avec l'Empereur. Depuis la mort du petit Bavarois, il se croyait sûr de son fait. Il était content des progrès du parti autrichien à Madrid. Ses victoires sur les Turcs et la soumission de la Hongrie laissaient ses forces libres. Et il croyait que jamais les Puissances maritimes ne tomberaient d'accord avec la France. Heinsius le détrompa. Il ordonna à l'ambassadeur des Provinces-Unies à Vienne, Hop, de parler à l'Empereur sur l'état de santé du roi d'Espagne et de tâcher à pénétrer ses sentiments sur ce qu'il croirait qu'il y aurait à faire pour prévenir les malheurs que la mort de ce dernier pouvait produire dans l'Europe. Quelques jours après, il le chargea de faire remarquer à l'Empereur qu'il était impossible d'exécuter le traité fait avec ce prince en 1689, parce que la France ayant déclaré ses prétentions sur la succession d'Espagne, étant plus armée elle seule que tous les princes de l'Europe, et si voisine qu'elle serait en possession de tout avant qu'on eût le temps de s'y opposer, le roi d'Angleterre et les États Généraux, à qui il ne convenait pas de recommencer une guerre, croyaient qu'il était impossible de maintenir la paix si Louis XIV et l'Empereur ne convenaient ensemble du partage de la monarchie d'Espagne. Enfin Heinsius fit savoir à Léopold qu'il avait fait sonder les intentions de Louis XIV sur le cas de la mort de S. M. Catholique et qu'il ne paraissait pas éloigné d'en venir à un partage. Le 5 juillet, Léopold accepta l'idée de partage et ses ministres prièrent les Puissances maritimes de vouloir bien pressentir Louis XIV sur ses prétentions. Alors Heinsius s'empressa de répondre qu'il connaissait par les ambassadeurs français les intentions de Louis XIV. Ce dernier, dit-il, consentirait à laisser à l'archiduc l'Espagne et les Indes, à la condition que son propre fils reçût la Navarre, le Guipuzcoa, les Deux-Siciles, la Sardaigne, le Milanais, les places de Toscane et Finale, et que les Pays-Bas fussent attribués à un tiers. Heinsius exagérait à dessein les demandes françaises, afin d'amener plus facilement Léopold, par le moyen de prétendues concessions, aux conditions du traité du il juin. Pour ne pas trop effrayer l'Empereur, Hop devait ajouter aussitôt que Louis XIV renoncerait vraisemblablement à la Navarre et aux Pays-Bas, qui seraient réunis à l'Espagne, et qu'on trouverait un expédient pour mettre tout le monde d'accord au sujet du Milanais. A Vienne, on jeta les hauts cris : l'Empereur aurait consenti tout au plus à laisser au Dauphin le Pérou ou le Mexique, les Antilles et les Philippines. On était bien loin du traité de partage. Mais Heinsius insista et pressa. Hop fut chargé de remettre à Léopold une proposition finale et de lui déclarer que c'était là toutes les concessions que Guillaume III avait pu obtenir de la France. Le 31 août et le 7 septembre cette proposition fut discutée en conférence. De Harrach déclara qu'en abandonnant la Lorraine, l'Empire céderait en quelque sorte la clef de la France, et que le royaume des Deux-Siciles valait à lui seul plus que tout ce qu'on accordait à l'archiduc. Le Guipuzcoa, dit le ministre Mannsfeld, ouvrirait aux Français la porte de l'Espagne. Quant au Milanais, — tous les ministres autrichiens sont d'accord sur ce point, — on ne peut pas s'en désister, même en faveur du duc de Lorraine, car ce duché met en communication, par la Méditerranée, les territoires autrichiens et l'Espagne. Il n'était pas question des colonies, les seules parties de la succession dont on se serait désintéressé à Vienne. Le conclusum de la discussion fut : La situation serait vraiment trop misérable, si nous donnions au Français ce qu'il demande ; il serait trop puissant. Statua valde miserabilis si daremus Gallo quæ peteret ; esset potentior. Cependant le délai stipulé par le traité provisoire du il juin pour l'adhésion de l'Empereur était écoulé. La négociation ayant été éventée, la Cour d'Espagne protesta par ses représentants à Paris, Londres, La Haye et Vienne contre cette façon de disposer de l'héritage d'un vivant. L'Empereur cessa les pourparlers avec les Puissances maritimes, mais Guillaume III — que la protestation insolente de l'ambassadeur espagnol à Londres avait blessé — se décida à en finir. Le 4 octobre, Tallard et Bonrepaus, ministre de France à La Haye, tombèrent d'accord avec Heinsius et Portland sur les articles du traité définitif. Les changements apportés aux dispositions du il juin étaient avantageux à la France. On y mentionnait l'échange de la Lorraine contre le Milanais. Il était convenu que l'entente serait communiquée à l'Empereur immédiatement après l'échange des ratifications, qu'il aurait trois mois pour y adhérer, et que, ce délai passé, on substituerait un autre prince à l'archiduc. Toutefois, d'après un article secret, l'Empereur aurait jusqu'à la mort de Charles II pour se décider. Avant d'en venir à la signature, il fallut vaincre la résistance de la province de Hollande. Amsterdam craignait que la cession des Deux-Siciles au Dauphin n'eût pour effet de ruiner son commerce dans la Méditerranée, et sa bourgeoisie aurait eu plaisir à donner une leçon au roi-stathouder, qui s'était engagé comme il avait fait avec la France. L'affaire ayant été portée devant les États Généraux des Provinces-Unies, toutes les autres provinces approuvèrent le traité ; mais la Hollande se fit prier. Enfin, le 14 janvier 1700, ses députés donnèrent leur assentiment, à condition que l'on laissa à l'Empereur, pour se décider, deux mois à compter de la mort de Charles II, et que le traité fût enregistré au Parlement de Paris. Louis XIV accepta. Le traité de partage fut signé le 3 mars 1700 entre la France et l'Angleterre, et le 25 du même mois entre la France et les Provinces-Unies. IV. - EFFET PRODUIT PAR LE TRAITÉ DE PARTAGE. - LE TESTAMENT DE CHARLES II. - LOUIS XIV L'ACCEPTE. AUSSITOT les ratifications échangées, les alliés s'occupèrent de notifier le traité aux autres puissances de l'Europe et de les inviter à y adhérer. Les ministres autrichiens apprirent l'acte de partage et
qu'un délai de trois mois était donné à l'Empereur pour y adhérer. Ils
s'emportèrent contre leurs anciens alliés qu'ils qualifièrent de traîtres, fœdifragi. Harrach disait naïvement à l'envoyé
de France : Enfin, voilà nos bons amis ! Je vous
avais bien dit, Monsieur, qu'ils ne songeaient qu'à leurs intérêts. La
Cour de Vienne alla jusqu'à proposer à Louis XIV une entente directe en
trompant les Puissances maritimes. Le Roi prêta l'oreille un moment à ces
propos ; mais, soit que les offres de l'Empereur lui parussent insuffisantes,
soit qu'il eût peur qu'il ne les fit que pour le brouiller avec l'Angleterre
et la Hollande, il déclara qu'il ne s'agissait pas
de faire un nouveau traité, mais d'adhérer à celui qui avait été
présenté. Pour le rendre plus acceptable il aurait consenti à sacrifier
l'article IX, qui interdisait à jamais l'union de la monarchie espagnole et
de la couronne impériale. Mais Léopold ne se laissa pas séduire. Le 17 août,
aux dernières limites du délai fixé par les puissances, il fit répondre
verbalement à l'envoyé de France que, voyant le roi
d'Espagne d'une santé parfaite, il croirait manquer à toutes les règles de la
bienséance d'entendre à aucun partage de sa succession, tant que ce prince
vit et peut encore avoir des enfants Léopold comptait sur la
Providence. Il était sûr des bonnes dispositions de la Cour de Madrid.
Charles II, à l'annonce du nouveau traité de partage, lui avait demandé
d'envoyer l'archiduc en Espagne. Il lui avait promis de faire — et peut-être
avait-il fait — un nouveau testament. On lui disait, d'autre part, que les
marchands de Londres, comme ceux de Hollande, étaient inquiets pour leur
commerce dans la Méditerranée ; qu'une partie du Parlement anglais voyait de
très mauvais œil l'accroissement de puissance que donnait à Guillaume
l'alliance du roi de France. Léopold pensa qu'il n'avait rien de mieux à
faire que d'attendre. Dans le reste de l'Europe, les négociations eurent des succès divers. Le duc de Lorraine consentit, par le traité de Nancy du 16 juin 1700, à échanger contre le Milanais son duché, où il savait bien qu'il n'y aurait plus de sécurité pour lui. Mais Victor-Amédée convoitait le Milanais. Louis XIV, qui tenait fort à ne point le mécontenter, lui aurait volontiers cédé les Deux-Siciles en échange de la Savoie, du Piémont et du comté de Nice. Le duc ne se prêta pas à cette combinaison. Il faisait dire à l'Empereur qu'il préférait manger du pain bis à son service plutôt que le pain blanc que la France pourrait lui offrir. Louis XIV fit demander à Guillaume III la transformation du partage : le Milanais irait au duc de Savoie ; Naples au duc de Lorraine ; le Dauphin conserverait les présides de Toscane et la Sicile et il aurait de plus la Savoie, le comté de Nice et la vallée de Barcelonnette. Le Roi pensait en outre à échanger la Sicile contre le Luxembourg. On retrouve donc encore ici, plus nette et plus large, l'idée d'employer l'occasion de la succession d'Espagne à fortifier la France. Mais ces questions ne seront pas encore résolues au moment où mourra le roi d'Espagne. Le duc de Savoie était libre, comme l'écrivait l'ambassadeur de France à Turin, Phélypeaux, de retourner à ses artifices ordinaires, ménager tout le monde et ne se déclarer qu'à l'extrémité. Le roi de Portugal, Don Pedro, prétendait à une partie de l'héritage de Charles II. A cause de cela et aussi du voisinage des deux royaumes, il était indispensable de s'arranger avec lui. Il demandait à être admis à choisir le prince qui serait substitué à l'archiduc, si l'Empereur refusait le partage, et, en outre, la cession d'Alcantara et de Badajoz, s'il fallait faire la guerre aux Espagnols pour les contraindre à exécuter le traité. Guillaume III refusa de prendre des engagements à ce sujet. Louis XIV seul garantit au Portugal l'acquisition de ces deux villes. Le traité fut signé le 18 août 1700, mais la ratification de Don Pedro resta subordonnée an choix du prince, qui remplacerait Charles II sur le trône de Madrid. Les Cantons suisses et la République de Venise, qui pouvaient interdire aux Autrichiens l'entrée de l'Italie, firent savoir qu'ils garderaient la neutralité. La plupart des princes italiens, le grand-duc de Toscane, les ducs de Mantoue, de Parme, de Modène, inquiets de voir un Bourbon prendre pied au delà des Alpes, entendaient sauvegarder leur indépendance en invoquant au besoin l'appui de l'Empereur. Le Pape, qui approuvait le traité, refusa d'y adhérer positivement. Dans l'Empire, les alliés obtinrent seulement l'adhésion de l'électeur de Cologne et de son frère l'électeur de Bavière, qui depuis longtemps était attaché à leur politique. L'électeur de Brandebourg, Frédéric III, qui espérait obtenir de l'Empereur la couronne royale, tenait pour lui. L'électeur de Saxe, roi de Pologne, mettait aux enchères à Versailles et à Vienne la promesse de son concours ; de mime faisaient les petits princes, l'électeur palatin, le duc de Wolfenbuttel, l'évêque de Munster, etc. Enfin, les puissances du Nord n'osaient pas s'engager. Pendant les années 1698 et 1699, la Russie, la Pologne et le Danemark avaient formé une coalition contre la Suède pour lui enlever la domination de la mer Baltique, et une guerre venait de commencer, qui allait écarter ces puissances des affaires de l'Europe occidentale. Pendant que s'étaient poursuivies les négociations en vue du second traité de partage, d'Harcourt avait continué à Madrid à contrecarrer le parti autrichien et à maintenir le droit d'un héritier de Marie-Thérèse à toute la succession. Le traité signé, il jugea que c'était la ruine du parti français et demanda son rappel. La direction de l'ambassade fut laissée à un chargé d'affaires, le marquis de Blé-court, ce qui semble bien prouver que Louis XIV, sûr de ses alliés et décidé à s'en tenir au traité, renonçait à toute action particulière sur la Cour de Madrid. Mais alors il se passa une chose tout à fait inattendue. Quand le traité fut communiqué à la Cour de Madrid, Charles II se mit dans une extraordinaire colère et la Reine cassa tout dans sa chambre. L'opinion publique manifesta violemment contre cet acte. Mais ce ne fut pas à la France que s'en prirent la Cour et le peuple d'Espagne, ce fut aux Puissances maritimes. On accusa l'Angleterre et la Hollande d'avoir machiné le démembrement de la monarchie. Quelques grands allèrent jusqu'à dire que Louis XIV n'avait négocié cet accord que par stratagème pour ouvrir les yeux aux Espagnols. Ceux-ci savaient à présent que l'Empereur, ayant contre lui France, Angleterre et Hollande, serait incapable de maintenir intacte la monarchie, comme ils le souhaitaient par-dessus tout. Mais un seul prince était capable de donner cette satisfaction au peuple espagnol, — le roi de France, qui était sorti vainqueur de tant de coalitions. Le marquis de Villafranca, Espagnol jusqu'aux dents — suivant l'expression de Saint-Simon, — s'entendit avec les autres chefs du parti national, Porto-Carrero, Mancera, San Estevan, et le marquis del Fresno remit au Conseil un Mémoire où il exprima l'opinion de l'Espagne : Prions, disait-il, le Roi Très Chrétien de consentir à ce que la succession entière de la monarchie d'Espagne passe à son second petit-fils ; qu'on proclame sans retard le duc d'Anjou prince des Asturies, afin de pouvoir le proclamer immédiatement roi de cette monarchie, si le nôtre vient à mourir sans enfants, et pour qu'il ait à la posséder, à tout jamais, séparément de la couronne de France, ainsi qu'elle appartient et est possédée aujourd'hui par Sa Majesté Catholique. Le Conseil d'État, eu égard à la justice, ne peut que donner son consentement à un semblable projet. Remarquons que toutes nos lois, suivant leur véritable sens et suivant la lettre, favorisent dans cette question le sang de la maison royale de France, et qu'il faudrait s'écarter des maximes du droit primitif, en déférant la succession à la maison impériale. Toutes les provinces composant la monarchie d'Espagne et le peuple espagnol réclament l'accomplissement d'un semblable projet, et la Providence parait avoir miraculeusement disposé l'esprit de la multitude vers ce résultat, car il ne peut y avoir d'autre raison du changement général qui s'est opéré chez les Espagnols, animés jadis d'un sentiment de haine et d'aversion si prononcé contre les Français.... Donc, si le droit et la justice le commandent, si la raison l'indique, si l'inclination des peuples nous y porte, si la voix publique le proclame comme un moyen de salut et que la Providence l'appuie, embrassons ce parti. L'union indissoluble de cette vaste monarchie doit être, avant toute autre chose, le but de tous nos efforts ; c'est en elle que réside notre gloire nationale ; nous y sommes tous également intéressés, depuis la grandesse de ce royaume jusqu'à la dernière classe du peuple. Cette union nous impose le devoir de déférer la succession au sang de la maison de France ; c'est encore le seul moyen de sauver, non seulement l'Espagne, mais aussi l'Europe, du pouvoir exorbitant de la France... Le Conseil d'État, à l'unanimité moins une voix, adopta les conclusions du mémoire. Charles II, sur qui veillaient sa femme et le comte de Harrach, ne donna pas réponse tout de suite. Il écrivit au Pape pour lui demander son avis, promettant de prendre, lorsqu'il aurait reçu du Saint-Père l'infaillible vérité, la résolution la plus utile au maintien de l'intégrité du royaume et de la religion, ainsi qu'au repos de sa conscience. Innocent XII aurait voulu éviter la responsabilité d'une pareille décision ; il allégua la difficulté de juger entre deux princes catholiques. Mais l'ambassadeur d'Espagne lui présenta plusieurs consultations de théologiens et de juristes espagnols qui s'étaient prononcés dans le même sens que le Conseil d'État. Trois cardinaux[7] furent du même avis, que le Pape adopta le 6 juillet. La Cour de Rome avait surtout considéré que si l'Empereur devenait roi de Naples, sa puissance en Italie serait dangereuse à l'État romain. Le Pape — a dit Voltaire — traitait ce cas de conscience d'un souverain comme une affaire d'État, tandis que le roi d'Espagne faisait de cette grande affaire d'État un cas de conscience. Après qu'il eut reçu la réponse pontificale, Charles II hésita encore. Il était cruel à ce Habsbourg de laisser son héritage à un Bourbon. Un moment, il eut l'idée d'appeler l'archiduc. En prévision de cette possibilité, une croisière française veillait sur la Méditerranée. Charles s'acharnait à l'espoir d'avoir un enfant ; il acheva de s'épuiser. Ses accès d'épilepsie se rapprochèrent. Il devint à peu près fou. Un jour, il eut la fantaisie de descendre dans les caveaux de l'Escurial et de faire ouvrir le tombeau de sa première femme. On lui faisait croire que des démons le possédaient et l'empêchaient d'être père. Des exorcistes chassaient ces mauvais esprits, et suivant qu'ils étaient du parti de France ou du parti d'Autriche, ils accusaient les démons d'être Autrichiens ou d'être Français. Au mois de septembre, la mort apparut proche ; le roi d'Espagne n'était plus que comme un cadavre dans son lit. Le 28, il reçut les sacrements ; exhorté par son confesseur à mourir en bon chrétien, il appela Porto-Carrero et lui déclara qu'il lui confiait son âme, son royaume et son honneur. Le cardinal fit venir les membres du Conseil de Castille qui s'était, comme le Conseil d'État, prononcé pour un prince français. Il dépeignit au Roi les dangers du royaume et lui fit peur d'une guerre civile, s'il ne testait pas en faveur du duc d'Anjou. Il en appela à sa conscience, et Charles finit par céder. Après une dernière consultation avec les théologiens, Sébastien de Cotès et Ferdinand de Mier, président du Conseil des finances, furent chargés de rédiger l'acte ; Antoine de Ubilla, secrétaire du Despacho Universal, l'écrivit, en qualité de notaire mayor de Castille. Malgré les prières de la Reine en faveur de l'archiduc, Charles II signa, le 2 octobre, le testament, qu'il remit, le lendemain, à Ubilla, en présence de sept témoins[8]. Un mois après, le 1er novembre 1700, ce roi souffre-douleur, moribond depuis sa naissance, expira. Par son testament, Charles II instituait pour son héritier universel le second de ses petits-neveux, le duc d'Anjou. Pour maintenir à toujours la séparation entre les deux couronnes, il déclarait que, si le duc d'Anjou venait à mourir sans enfants, ou s'il préférait conserver ses droits éventuels au trône de France, le duc de Berri, troisième fils du Dauphin, lui serait substitué. A défaut du duc de Berri, il appelait à la succession l'archiduc Charles, deuxième fils de l'Empereur, et, à défaut de celui-ci, le duc de Savoie et ses enfants. Dans toutes les hypothèses, le testament interdisait tout démembrement ou diminution quelconque de la monarchie espagnole. Le véritable inspirateur de ce testament fut. un sentiment de patriotisme et d'orgueil national. Les grands et le peuple d'Espagne voulurent sauvegarder l'intégrité du grand empire sur les terres duquel le soleil ne se couchait pas. La diplomatie française ne fut pour rien dans l'événement. De Blécourt n'avait guère d'autorité. Il était si peu au courant que, le 28 septembre, il annonçait à Louis XIV un testament en faveur de l'archiduc. Le parti autrichien était plus fort que celui de France. La Reine serait peut-être arrivée à faire révoquer l'acte du 2 octobre, si Charles II n'était entré en agonie. La lettre de Blécourt, annonçant à Louis XIV la mort de Charles II et la teneur du testament, arriva à Fontainebleau, où se trouvait la Cour, le 9 novembre 1700. Le Roi ne fut pas tout à fait surpris. Blécourt, rectifiant en octobre les renseignements donnés en septembre, avait écrit que le bruit courait d'un testament en faveur d'un prince français. Le 4 novembre, le Roi avait réuni, chez Mme de Maintenon, Tallard et Torcy. Sur leurs conseils, il avait décidé et fait savoir en Hollande qu'il s'en tiendrait au partage. Mais, la grande nouvelle étant arrivée, et le testament chose certaine, et une décision prompte nécessaire, il délibéra de nouveau. Garder ses engagements avec les Puissances maritimes, c'était se concilier l'Europe en faisant preuve de modération. Mais, par le refus du testament, toute la succession était légalement abandonnée à l'archiduc. Il pouvait se faire, il est vrai, que l'Empereur, se voyant sans allié en face de la coalition franco-anglo-hollandaise, se décidât à accepter le partage, de peur de tout perdre en voulant tout gagner. Dans ce cas, la France s'agrandirait de la Lorraine, du Guipuzcoa, des Deux-Siciles et des présides de Toscane, ou peut-être du Luxembourg, de Nice et de la Savoie, par échange avec les possessions italiennes. Mais il était plus que probable qu'il refuserait tout accommodement, et alors ce serait la guerre, non seulement contre lui, mais contre l'Espagne. Elle serait courte et le succès certain, si les Puissances maritimes s'unissaient à la France. Mais leur bonne foi était-elle assurée ? Personne ne pouvait se fier à personne. L'Angleterre et la Hollande n'avaient pas encore fixé le contingent des secours qu'en cas de guerre elles fourniraient. Elles prétendraient que le Dauphin attendit, avant de se mettre en possession de sa part, l'échéance du délai de deux mois, laissé à l'Empereur pour adhérer au traité. Attendre deux mois ce serait permettre aux Impériaux de prendre des avantages sérieux. Accepter le testament, c'était recueillir un héritage qui devait légitimement revenir à un enfant de France, répondre à l'appel d'un roi et d'un peuple, exalter la puissance et la gloire de la maison de Bourbon. Mais alors c'était la guerre, non seulement avec l'Empereur, mais peut-être aussi avec les Puissances maritimes, et, en ce cas, une guerre longue, d'issue incertaine. Il est vrai qu'il était permis d'espérer que le parti de la paix en Angleterre et en Hollande forcerait Guillaume III et Heinsius à reconnaître le duc d'Anjou comme roi d'Espagne. Le Dauphin, le duc de Beauvillier, gouverneur des enfants de France, le chancelier Pontchartrain, et le secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Torcy, se réunirent dans l'appartement de Mme de Maintenon, le 9 novembre, à trois heures. Ils donnèrent leur avis au Roi. Torcy, qui s'était déclaré quelques jours auparavant pour l'exécution du traité, proposa, cette fois, d'accepter le testament. Suivant lui, l'Empereur repousserait absolument tout partage. Donc, quelle que fait la solution adoptée, on n'éviterait pas la guerre. Il valait mieux la faire avec l'Espagne que contre elle, pour toute la succession que pour une partie. Beauvillier fit valoir les avantages immédiats qu'offrait le traité de partage et le danger qu'il y avait à s'engager dans une lutte interminable contre l'Europe. Pontchartrain exposa les arguments pour et contre, sans se prononcer. Le Dauphin parla peu, et, sans hésiter, il conclut à l'acceptation du testament. Tout noyé qu'il fût dans la graisse et dans l'apathie, ce prince aurait énergiquement insisté, d'après Saint-Simon. Se tournant vers le Roi d'un air respectueux mais ferme, il lui dit qu'après avoir dit son avis, comme les autres, il prenait la liberté de lui demander son héritage puisqu'il était en état de l'accepter. Louis XIV leva le Conseil sans faire connaître sa décision. Le soir, il causa encore avec Torcy, Barbezieux et Mme de Maintenon. Le lendemain matin, 10 novembre, Torcy arrêtait la tactique d'une campagne diplomatique[9] : avertir en secret les Espagnols que le Roi agréait la succession, et faire des démarches auprès de l'Empereur et de Victor-Amédée, en feignant le désir d'obtenir leur consentement au partage. Ces princes, auxquels l'héritage de Charles II était dévolu, si les Français abandonnaient leurs droits, refuseraient certainement. Alors on réclamerait l'aide des Puissances maritimes pour mettre le Dauphin en possession de la part qui lui était assignée par le traité conclu avec elles. Si elles étaient disposées à accorder des secours, on leur démontrerait que l'exécution du partage allait entraîner la guerre qu'on voulait éviter. Si elles repoussaient la demande, elles manquaient les premières au traité. Dans l'un comme dans l'autre cas, Louis XIV aurait le beau rôle. Pour mener à bien cette combinaison, il fallait quelque temps, et l'Espagne demandait une réponse immédiate. On renonça donc au stratagème ; les lettres qui étaient préparées pour les ambassadeurs ne partirent pas, et le Roi réunit de nouveau le Conseil, qui se tint depuis six heures du soir jusqu'à près de dix. Là fut prise la résolution d'accepter le testament. Louis XIV l'annonça le lendemain à l'ambassadeur d'Espagne, Castelldosrius, mais il lui demanda le secret pendant quelques jours, par déférence pour les Puissances maritimes qu'il voulait prévenir avant que l'événement fût public. Le 12 novembre, il informa le gouvernement de Madrid de sa
décision. Le 16, après son lever, il fit introduire son petit-fils et
Castelldosrius dans son cabinet à Versailles, et dit à l'ambassadeur : Vous pouvez le saluer comme votre roi.
L'ambassadeur se jeta à genoux, baisa la main du prince et lui fit un assez
long compliment en espagnol. Le Roi dit : Il
n'entend pas encore l'espagnol ; c'est à moi de répondre pour lui.
Ensuite, il fit ouvrir à deux battants les portes du cabinet donnant sur la
grande galerie et dit aux courtisans qui attendaient : Messieurs, voilà le roi d'Espagne ; la naissance
l'appelait à cette couronne ; toute la nation l'a souhaité et me l'a demandé
instamment ; ce que je leur ai accordé avec plaisir : c'était l'ordre du Ciel.
Puis, se retournant vers le nouveau Roi, il ajouta : Soyez
bon Espagnol, c'est présentement votre premier devoir, mais souvenez-vous que
vous êtes né Français, pour entretenir l'union entre les deux nations ; c'est
le moyen de les rendre heureuses et de conserver la paix à l'Europe.
Quand il annonça que Philippe V partirait le 1er décembre, Castelldosrius dit fort à propos que ce voyage devenait aisé et que
présentement les Pyrénées étaient fondues[10]. Louis XIV semblait le monarque le plus heureux et le plus puissant de la terre. La lettre qu'il adressait, le 17 novembre, à d'Harcourt, créé duc et nommé ambassadeur extraordinaire à Madrid, était un véritable chant de victoire : ... Vous êtes instruit de l'état des affaires : ainsi vous pouvez, sans donner aucune jalousie aux Espagnols, dissiper celle qu'on voudrait peut-être leur inspirer de mes desseins, savoir les projets qu'ils font pour le bien de leur monarchie, établir enfin le fondement solide d'une intelligence perpétuelle entre ma cour et celle d'Espagne.... Vous pourrez dire au cardinal Porto-Carrero que, les places des Pays-Bas étant remplies de troupes étrangères, si les Espagnols ont besoin de quelque assistance de ma part pour les chasser ; les secours qu'ils me demanderont seront toujours prêts.... L'honneur de la nation espagnole est engagé à ne pas souffrir plus longtemps que les Maures continuent le siège de Ceuta. II sera de la gloire de la nation de les chasser au commencement d'un nouveau règne. Elle ne doit plus avoir de défiance de mes secours.... Le bien de son royaume demandera un jour que le roi d'Espagne prenne des mesures pour exclure les Anglais et les Hollandais du commerce des Indes. Mais il n'est pas temps encore d'approfondir ce projet et vous pouvez seulement en parler au cardinal Porto-Carrero comme d'une vue éloignée.... Enfin, vous devez principalement lui faire voir les avantages certains que la religion recevra de l'intelligence parfaite entre ma couronne et celle d'Espagne.... La France apprit avec joie la nouvelle de l'acceptation. En Espagne il y eut une explosion d'enthousiasme extraordinaire : les grands et le clergé adressèrent à Louis XIV l'assurance de leur fidélité au nouveau Roi. Quelques mécontents se montrèrent seulement en Catalogne. Le voyage de Philippe V, depuis son entrée en Espagne jusqu'au Buen Retiro, du 22 janvier au 18 février 1701, fut triomphal. Torcy avait adressé à toutes les puissances un mémoire justificatif. Louis XIV, y était-il dit, n'avait accepté le legs de Charles II que comme le seul moyen de maintenir la paix. La succession, s'il l'avait refusée au nom des princes français, passait à l'archiduc. L'Empereur n'aurait pas tenu compte du traité de partage auquel il n'avait pas adhéré ; il aurait donc fallu faire la guerre pour l'y contraindre et les Espagnols auraient pris les armes pour défendre l'intégrité de la monarchie. Par l'accession du duc d'Anjou à la couronne, la paix était assurée, puisque jamais les deux couronnes de France et d'Espagne ne pourraient être réunies sur la même tète ; l'équilibre de l'Europe était maintenu. Le mémoire ajoutait qu'en acceptant le testament, le roi de France avait donné une preuve de sa modération, puisqu'il renonçait aux acquisitions directes et définitives que le traité de partage lui assurait. L'Europe, a dit Voltaire, parut d'abord dans l'engourdissement de la surprise et de l'impuissance, quand elle vit la monarchie d'Espagne soumise à la France, dont elle avait été trois cents ans la rivale. A Vienne seulement on se fâcha et l'on se résolut à la guerre. L'envoyé de France, Villars, fut insulté dans la rue, et craignit un moment pour sa vie. L'Empereur cherchait des alliés. Il était sûr de l'électeur palatin et de l'électeur de Hanovre, qui devait lui fournir 6.000 hommes. Il donna satisfaction à l'électeur de Brandebourg, Frédéric III, qui convoitait la couronne royale. Par le traité de novembre 1700, il le reconnut roi en Prusse et s'assura ainsi un secours de 8.000 hommes. Mais le point essentiel était une alliance avec les Puissances maritimes. Un ambassadeur fut donc envoyé à Londres pour redemander le renouvellement du traité de 1689, et pour décider les Anglais et les Hollandais à déclarer la guerre à la France. Guillaume III et Heinsius avaient pensé que Louis XIV tiendrait ses engagements envers eux et qu'il préférerait le partage au testament. A la nouvelle de l'acceptation, ils se figurèrent qu'il avait joué une longue comédie pour les tromper. Guillaume parla de pousser l'affaire jusqu'au bout et même de s'en prendre personnellement à Tallard. Heinsius était d'avis de renouveler l'alliance de 1689 et de commencer les hostilités. Mais, le premier moment de colère passé, ils se bornèrent à réclamer auprès de Louis XIV l'exécution du traité de partage, et ils entrèrent en négociation avec lui. Tous les deux étaient obligés de reconnaître que ni l'Angleterre ni la Hollande ne voulait la guerre. En novembre, Guillaume se plaignait à Heinsius que les Anglais préférassent l'acceptation du testament à l'exécution du partage, — qui, en annexant à la France les présides de Toscane et les Deux-Siciles, ferait de la Méditerranée un lac français, — et il lui disait : Le seul jeu que j'aie à jouer avec ce peuple, c'est de l'engager insensiblement à la guerre. Quelques jours après, il lui écrivait : Tout le monde me presse pour que je reconnaisse le roi d'Espagne... je ne prévois pas que je puisse le différer bien longtemps... vous ne sauriez croire combien mes ministres me pressent là-dessus. Au mois de janvier 1701, Guillaume avouait à l'ambassadeur impérial qu'il ne pouvait faire la guerre. D'autre part, en Hollande, l'acceptation du testament par Louis XIV avait amené la hausse des fonds publics. Les Hollandais étaient tout occupés à refaire leurs finances et leur commerce, qui avaient souffert beaucoup de la dernière guerre. Le parti républicain, vieil ennemi des Orange, savait bien qu'une guerre accroîtrait la puissance de Guillaume et les mettrait sous le joug. Une seule chose les inquiétait dans cette grande affaire de la succession : la possession par un prince français des Pays-Bas espagnols. Louis XIV, s'il le voulait, pouvait les rassurer par certains arrangements. Ainsi, Léopold ne devait pas compter sur les Puissances maritimes pour commencer les hostilités. La plupart des autres puissances étaient prêtes à reconnaître le fait accompli. Sollicité par l'Angleterre et par la France, Don Pedro de Portugal s'allia avec Louis XIV. Le duc de Savoie, après un moment de mauvaise humeur, écrivit au Roi pour le féliciter et prit des engagements avec lui. Le duc de Bavière et son frère l'électeur de Cologne en firent autant. Le nouveau pape Clément XI reconnut Philippe V ; les autres princes d'Italie étaient disposés à se laisser forcer la main. Les petits potentats d'Allemagne, irrités par l'érection de la Prusse en royaume, ne demandaient qu'à vendre leur alliance à la France. |
[1] Les sources et les ouvrages à consulter pour toute la période sont décrits en partie dans l'Avant-Propos de l'ouvrage de Legrelle, La diplomatie française et la succession d'Espagne, t. I, p. I-XXX, de la seconde édition, 1895.
SOURCES.
Dumont, Corps universel diplomatique du droit des gens, t. VII et VIII et
supplément, t. III. Recueil des Instructions données aux ambassadeurs et
ministres de France depuis les traités de Westphalie jusqu'à la Révolution,
voir notamment Espagne par Morel-Fatio et Léonardon, les deux premiers
volumes, 1894 et 1897, et Autriche par A. Sorel, 1884. De Lamberty, Mémoires
pour servir à l'histoire du XVIIIe siècle, contenant les négociations, traités,
résolutions et autres documents authentiques... 1724-1734, les 9
premiers volumes. Torcy, Mémoires pour servir à l'histoire des négociations
depuis le traité de Ryswick jusqu'à la paix d'Utrecht. Collection Petitot,
2e série, t. LXVII et LXVIII. Comte de la Torre, Mémoires et négociations
écrites de diverses cours de l'Europe, contenant ce qui s'est passé depuis le
premier traité de partage de la succession d'Espagne jusqu'à la paix de Bade,
suivie du traité de la Barrière, 5 volumes, 1721-1725. Mémoires du duc
de Saint-Simon, édition Chéruel en 21 vol., t. II à XIII. Edition A. de
Boislisle (Collection des Grands Écrivains), en cours de publication, t.
V à XX (1711), 1879-1908. Mémoires du duc de Noailles, rédigés par
l'abbé Millot, Collection Petitot, 2e série, t. LXXII et LXXIII. Mémoires du
Maréchal de Villars, édition du Marquis de Vogüé (Société de l'Histoire
de France), 6 vol. (1884-1904), les 4 premiers et le 6e Journal du
marquis de Dangeau (1684-1710), 19 vol., du t. VII au t. XVI et l'appendice
du t. XVIII. Marquis de Sourches, Mémoires sur le règne de Louis XIV,
édition Cognac, Bertrand et Pontai, 13 vol., à partir du t. VI. Madame des
Ursins et la succession d'Espagne, Fragments de correspondance publiés par le
duc de La Trémoille, 6 vol., 1902-1906. Louville, Mémoires secrets sur
l'établissement de la maison de Bourbon en Espagne, Extraits de la
correspondance du marquis de Louville (par Scipion du Roure), 2 vol., 1818.
OUVRAGES.
Outre les histoires générales, consulter : Moret, Quinze années du règne de
Louis XIV (1700-1715), 3 vol., 1859. Von Noorden, Europllische
Geschichte im 18e Jahrhundert, 2e partie : Der spanische Erbfolgekrieg,
3 vol., 1870-1882. Reynald, La guerre de la succession d'Espagne, dans
le Bulletin des séances et travaux de l'Académie des sciences morales et
politiques, années 1877-1878. Legrelle, La diplomatie française et la
succession d'Espagne, 2e édition, Paris, 1888-1892, 4 vol., 2e édition,
Braine-le-Comte, 6 vol., 1895-1900. L'ouvrage du général Kirkpatrick de
Closeburn, Les renonciations des Bourbons et la succession d'Espagne,
Paris, 1907, est une compilation sans critique. G. Scelle, Histoire
politique de la traite négrière aux Indes de Castille. Contrats et traités
d'assiento, Paris, 1906, 2 vol. Comte d'Haussonville, La duchesse de
Bourgogne et Vaillance savoyarde sous Louis XIV, 1888-1908, 4 vol. Coxe, Memoirs of the Rings of
[2] Finale Marina assurait par sa situation au fond du golfe de Gènes les communications entre le Milanais et les possessions méditerranéennes de l'Espagne. Les présides de Toscane étaient, sur la côte de la presqu'île : Orbitello, Telamone, Piombino, Porto-Ercole, Monte-Filippo, Porto San-Stefano, et enfin Porto Longone dans l'île d'Elbe.
[3] Les présides du Maroc comprenaient Oran, Melilla et Ceuta sur la Méditerranée, El-Araïch (Larache) et Mehdiga sur l'Océan.
[4] Stanhope (Alexandre),
[5] SOURCES. Letters or William III and Louis XIV and their ministers (1697-1700) (en anglais), édit. Grimblot, 1848, 2 vol. Lettres de Louis XIV au comte de Briord, ambassadeur de S. M. Très Chrétienne auprès des bals Généraux (1700-1701), 1728. Hippeau, Avènement des Bourbons au trône d'Espagne. Correspondance inédite du marquis d'Harcourt, 1875, 2 vol. Comte de la Torre, Mémoires et négociations secrètes de Ferdinand Bonaventure, comte d'Harrach... depuis l'année 1695 jusqu'au traité de partage, 1720, 2 vol. (authenticité contestée).
OUVRAGES. Macaulay, Histoire du règne de Guillaume III, trad. Pichot, 1861, 4 vol. Sirtema de Grovestins, ouvrage cité plus haut. Gaedeke, Die Politik Œsterreichs in der spanischen Erbfolgefrage, 1877, 2 vol. Heigel, Kurprinz Ferdinand-Josef von Bayern und die spanische Erbfolge (1692-1699), 1879. F. van Kalken, La fin du régime espagnol aux Pays-Bas, 1907. Reynald, Louis XIV et Guillaume III, Histoire des deux traités de partage et du testament de Charles II, 1883, 2 vol. G. F. Preuss, König Wilhelm III, Bayern und die Grosse Allianz, dans l'Historische Zeitschrift, 1904, t. II.
[6] L'instrument définitif du traité est antidaté de deux jours : 11 au lieu de 13 octobre.
[7] Spada, Albano et Spinola San Cesareo.
[8] Déposé à Simancas par ordre de Philippe V, le 30 janvier 1704, le testament a été rapporté ensuite en France où il est conservé aux Archives nationales (carton K, 1684, n° 12).
[9] C'est ce qui ressort nettement des projets de lettres à adresser à Villars, à Briord (dans Legrelle, t. IV, p. 821 et 391) et à Blécourt (résumé dans Saint-Simon, Ed. de Boislisle, t. VII, p. 632) et des Propositions à faire au roi (dans Legrelle, t. IV, p. 816).
[10] Le Mercure de France transforme ainsi les paroles de l'ambassadeur : Quelle joie ! Il n'y a plus de Pyrénées, elles sont abîmées et nous ne sommes plus qu'un. C'est le mot que plus tard on a attribué à Louis XIV en simplifiant.