HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LA POLITIQUE ET LA GUERRE, DE LA TRÊVE DE RATISBONNE À LA PAIX DE RYSWYK (1684-1697).

CHAPITRE III. — LES DERNIÈRES HOSTILITÉS. PAIX DE TURIN ET DE RYSWYK[1].

 

 

I. — ÉPUISEMENT DES BELLIGÉRANTS.

MALGRÉ la prétention que manifestait Guillaume de continuer la guerre avec la plus grande vigueur, les hostilités languirent, et le renouvellement solennel de la Grande Alliance, en août et septembre 1695, n'empêcha pas les alliés de suivre chacun sa visée particulière. Tous étaient épuisés. En Angleterre, une crise commerciale et financière, augmentée par une refonte des monnaies, sembla le prélude d'une banqueroute. En juillet 1696, le roi Guillaume songeait à emprunter sur son crédit personnel. En France, les affaires extraordinaires ne donnaient plus rien. Ce fut le moment où on essaya la capitation[2]. Puis on renonça à tenir une flotte à la mer, et les troupes de la marine furent débarquées pour contribuer à la défense des côtes. La déchéance de nos forces maritimes se précipitait.

Les opérations militaires furent plus médiocres que jamais. En 1695 et en 1696, les Anglais attaquèrent quelques-uns de nos ports, Saint-Malo, Granville, Dunkerque, Calais, Saint-Martin-de-Ré et les Sables-d'Olonne ; mais, comme dans les années précédentes, leurs bombardements ne causèrent que des dégâts insignifiants. Nos marins infligèrent de grandes pertes au commerce anglais et hollandais. Dans une croisière de trois semaines, Jean Bart captura ou détruisit quatre vaisseaux, cinq frégates et cinquante bâtiments de commerce.

Aux Pays-Bas, Villeroy, un favori de Louis XIV, avait succédé à Luxembourg, qui venait de mourir. Les débuts du maréchal dans le commandement en chef furent malheureux. Il laissa Guillaume prendre Namur. Lui, il bombarda Bruxelles, en août 1695 : Nous bombardâmes la ville, dit Berwick, pendant deux fois vingt-quatre heures. Jamais on ne vit un spectacle plus affreux et rien ne ressemblait mieux à ce que l'on nous raconte de l'embrasement de Troie. On estime que le dommage causé par cet incendie montait à vingt millions. Ce fut un grand succès pour le roi d'Angleterre de reprendre Namur, dont la conquête par Louis XIV avait été tant célébrée, mais il s'en contenta. En 1696, sa principale préoccupation fut d'empêcher ses troupes de mourir de faim.

Toujours on négociait ; mais les alliés avaient des prétentions croissantes. Dans un mémorandum hollandais, il ne fut pas seulement question des restitutions à faire par la France — Lorraine, Pignerol, Luxembourg, Strasbourg et toutes les réunions, — d'avantages commerciaux pour les Hollandais, de sûretés pour les protestants étrangers établis en France, mais encore de la reconnaissance, sans délai et préalablement à toute entente, de Guillaume III comme roi d'Angleterre. Louis XIV alla très loin dans les concessions ; il promit la restitution de Luxembourg, ou d'un équivalent ; il proposa différents moyens pour résoudre la question de Strasbourg, notamment de restituer la place soit aux Strasbourgeois, soit au corps germanique. Dans le premier cas, les fortifications seraient rasées ; dans l'autre, elles seraient réduites à ce qu'elles étaient au moment de l'entrée des Français et ne pourraient être augmentées à l'avenir. Il consentit à tolérer l'exercice du culte protestant, en France, dans les maisons des consuls hollandais. Par contre, il refusa absolument de reconnaître Guillaume III avant la signature de la paix.

Tel était l'état des négociations au moment où les Puissances maritimes apprirent la défection de Victor-Amédée.

 

II. — LE TRAITÉ DE TURIN.

DEPUIS l'année 1693, Victor-Amédée négociait. Il demanda d'abord à la France l'évacuation de ses États, de l'argent, la restitution de Pignerol. A ce prix, il sortirait de la Ligue ou même se déclarerait contre elle. Comme otage de sa bonne foi, il enverrait en France sa fille Marie-Adélaïde, et il espérait qu'elle épouserait le duc de Bourgogne, fils allié du Dauphin. Louis XIV ne s'empressant point d'entendre ces propositions, le duc révéla ces pourparlers à l'Empereur, pour se faire payer la continuation de son alliance. De ce côté aussi il offrit sa fille, qui aurait épousé Joseph, fils de l'Empereur. Léopold ne se pressant pas non plus, Victor-Amédée se retourna vers la France.

La place de Casai, que Louis XIV avait achetée au duc de Mantoue, était étroitement bloquée au printemps de 1695. Une armée, composée d'Impériaux, d'Espagnols et de Piémontais, allait en faire le siège. Il était impossible de la secourir. Victor-Amédée, qui craignait autant de voir Casal aux mains des Impériaux ou des Espagnols qu'en celles des Français, pria Louis XIV de donner au gouverneur l'ordre de se rendre — après s'être défendu pour l'honneur — à condition qu'on démantèlerait la place. Le Roi y consentit. Le 9 juillet, après huit jours de siège, le gouverneur français capitula et livra la place au duc de Savoie, qui en fit raser les fortifications avant de la restituer au duc de Mantoue, son possesseur légitime.

Débarrassé de la présence des Français à Casai, Victor-Amédée ne songea plus qu'à recouvrer Pignerol. Or, il apprit par son représentant à La Haye que cette ville n'entrait pas dans les conditions de paix offertes par Louis XIV. Inquiet au sujet des conférences secrètes tenues en Hollande, irrité de ne pas avoir obtenu le gouvernement perpétuel du Milanais qu'il avait demandé au roi d'Espagne, il informa Louis XIV qu'il signerait aussitôt la paix avec lui, moyennant la restitution de Pignerol. Le Roi essaya d'abord de retenir en échange soit Nice, soit la vallée de Barcelonnette ; puis, abandonnant toute idée de compensation, prétendit ne rendre Pignerol que trois mois après la ratification du traité à intervenir. L'entrée en Italie de Catinat, à la tête de 50.000 hommes qui marchèrent vers Turin, mit fin aux chipoteries du prince. Un traité secret fut signé le 29 juin 1696. Victor-Amédée se retirait de la Ligue et se chargeait d'employer tous ses soins pour obtenir des alliés, au nom de l'Empereur et du Roi Catholique, la neutralité pour l'Italie, jusqu'à la paix générale. S'ils acceptaient, Louis XIV restituerait au duc de Savoie, dès que les troupes étrangères auraient évacué l'Italie, la place de Pignerol démantelée, Montmélian, Nice, Villefranche et Suse sans démolition, tous ses États enfin. S'ils refusaient, Victor-Amédée joindrait contre eux ses forces à celles de Louis XIV pour faire la guerre contre le Milanais. Ce duché, une fois conquis, serait attribué à Victor-Amédée qui céderait la Savoie à la France. Il y avait, en outre, promesse de mariage entre Marie-Adélaïde de Savoie et le duc de Bourgogne, et, en considération de cette union, les ambassadeurs des ducs de Savoie recevraient en France les mêmes honneurs que les représentants des rois. Louis XIV n'exercerait à l'avenir aucune contrainte sur les affaires intérieures de la cour de Turin.

Le duc joua parfaitement la comédie pour masquer sa défection. Il commença par représenter aux alliés comme de simples offres les clauses déjà signées, et leur demanda de lui envoyer des secours ou de lui permettre de traiter avec le Roi, qui avait résolu d'exterminer entièrement le pays. Quand il jugea que toutes les précautions étaient prises contre ses anciens amis, il signa officiellement à Turin, le 29 août, un acte public, qui n'était que la reproduction du traité secret.

Bientôt même, en exécution de son engagement, il joignit ses troupes à celles de Catinat. On le vit, à la tête de l'armée franco-piémontaise, entrer dans le Milanais et brûler le pays. Cette démonstration suffit. L'Empereur et le roi d'Espagne, pour éviter de nouvelles pertes, s'engagèrent par le traité de Vigevano, le 7 octobre, à rappeler leurs troupes d'Italie.

 

III. — LE CONGRÈS ET LES TRAITÉS DE RYSWYK.

A la nouvelle que l'entente était près d'être conclue entre les cours de Versailles et de Turin, Guillaume III avait fait part de ses inquiétudes à Heinsius. Grand-pensionnaire de la province de Hollande depuis 1689, Heinsius était, pour ainsi dire, premier ministre de la République des Provinces-Unies ; une étroite amitié et une mutuelle confiance unissaient le pensionnaire et le roi-stathouder. La France sera certainement moins facile, disait Guillaume. Il redoutait surtout la signature d'un armistice en Italie, qui permettrait aux Français de reporter toutes leurs forces sur le Rhin et aux Pays-Bas. Dans ce cas, écrivait-il, je ne vois pas que nous puissions continuer la guerre sans nous exposer à une ruine certaine, et nous serons contraints de recevoir la paix telle que la France jugera bon de nous la donner. Aussi espérait-il que, malgré la trahison de Victor-Amédée, Léopold continuerait les hostilités dans la plaine du Pô jusqu'à la pacification générale. La cause de la Grande Alliance n'était-elle pas avant tout la sienne ? La question de Strasbourg n'était-elle pas parmi les questions les plus importantes qui arrêtaient les négociations secrètes ? Mais le traité de Vigevano est signé le 7 octobre. Aussitôt, Guillaume marque à Léopold son ressentiment pour ce qu'il considère comme une désertion.

En même temps que ses relations se gâtent avec Vienne, elles s'améliorent avec la France. Louis XIV fait un pas vers le roi d'Angleterre. Il refuse toujours de reconnaître Guillaume III préalablement à tout traité, mais il lui fait savoir que, moyennant la conclusion, et lors de la signature de la paix, il reconnaîtrait le prince d'Orange roi de la Grande-Bretagne, sans y faire aucunes difficulté, condition, restriction ou réserve. Dès lors, Guillaume III se décide à mener les négociations préliminaires rapidement, et même à traiter un peu cavalièrement le ministre impérial. Il informe les alliés des dernières offres françaises au sujet de Strasbourg et propose de les discuter en congrès sous la médiation de la Suède. C'était l'alternative suivante : ou bien la restitution de Strasbourg dans l'état où la place se trouvait en 1681, et à condition que les fortifications n'en fussent pas augmentées à l'avenir, et le rétablissement des ducs de Lorraine dans leur duché, suivant la clause du traité de Nimègue ; ou bien le maintien de Strasbourg moyennant un équivalent raisonnable, et la remise de la Lorraine à des conditions plus avantageuses pour le duc.

Le 4 février 1697 tous les belligérants, sauf l'Espagne, acceptèrent la médiation suédoise. L'Espagne ne voulait pas entendre parler de paix, si l'on n'en revenait aux conditions du traité des Pyrénées, ou si on ne lui promettait, tout au moins, la restitution d'un grand nombre de localités des Pays-Bas, dont plusieurs avaient été conquises par la France avant le traité de Nimègue. L'Empereur acceptait comme fondement des négociations le traité de Westphalie, mais compris dans le sens naturel et véritable, c'est-à-dire suivant l'interprétation allemande[3]. Il réclamait encore la restitution de la Lorraine à son duc, entièrement et sans aucune réserve, et celle de Bouillon à l'évêque de Liège. C'étaient des conditions inacceptables pour la France.

Léopold avait intérêt à prolonger la guerre jusqu'à la mort du roi d'Espagne, afin de trouver dans l'Europe, coalisée et en armes, un appui contre la maison de Bourbon. Mais Guillaume III voulait en finir. Sur ses instances, les Hollandais demandèrent à l'Empereur de ne pas s'opposer à l'ouverture des conférences, moyennant l'engagement de leur part d'appuyer les prétentions autrichiennes de tout leur pouvoir.

Le 9 mai, le congrès se réunit au Nieuwbourg, près du village de Ryswyk, au sud de La Haye. Ce château, résidence des princes d'Orange, s'élevait au milieu de jardins rectangulaires bordés de canaux. Il semblait avoir été bâti pour abriter une assemblée de diplomates. Au centre était une vaste salle, qui fut réservée au médiateur ; à droite et à gauche s'étendaient deux ailes exactement pareilles, qui furent assignées aux plénipotentiaires des deux parties.

Dans les premières séances, le représentant du roi de Suède, Lillieroot, qui était médiateur, essaya d'organiser des conférences communes, mais on ne parvint pas à s'entendre par suite de difficultés protocolaires. Il fut décidé que les deux parties resteraient séparées et que le médiateur transmettrait les demandes et les réponses de l'une à l'autre. Ces négociations par écrit auraient pu se prolonger indéfiniment, mais les plénipotentiaires français, Callières, Harlay de Bonneuil et Verjus de Crécy firent savoir, le 8 juin, qu'ils ne pouvaient rien accorder au delà du traité de Nimègue. C'était une déclaration catégorique, qui ne se prêtait pas aux négociations vagues et indécises, sur lesquelles comptait la cour de Vienne. Elle devait amener ou la rupture ou la paix.

Guillaume HI prévint la rupture. Malgré une entente avec le Danemark, qui se déclara contre la France, il ne pouvait que perdre à la prolongation des hostilités. Trois armées françaises opéraient, une en Allemagne, une en Catalogne, une aux Pays-Bas. Celle-ci, que renforcèrent les troupes devenues inutiles en Italie, s'empara d'Ath, le 6 juin, et marcha sur Bruxelles. En Amérique, les colonies anglaises étaient fort menacées par Frontenac[4]. D'Iberville s'est approché de Boston, puis, dans une expédition contre Terre-Neuve, a enlevé Saint-Jean et a fait la conquête de l'île presque entière. Au début de l'année 4697, deux expéditions sont organisées, l'une contre les établissements de la baie d'Hudson, l'autre contre Boston et New-York. Ainsi partout la France paraissait avoir l'avantage.

Guillaume avait encore une autre préoccupation : enlever aux Jacobites l'appui de la France, et consolider sa dynastie. Pour décider Louis XIV à abandonner le roi Jacques, il chargea son confident, le Hollandais Bentinck, devenu lord Portland, de s'aboucher avec Boufflers, qui commandait aux Pays-Bas. Quelques entrevues près de Hal, en juillet 1697, suffirent pour amener une entente. Louis XIV renonça à réclamer pour les partisans du roi déchu une amnistie générale et la restitution de leurs biens. De son côté, Guillaume donna sa parole secrète de ne pas recevoir dans sa principauté d'Orange des protestants français. Guillaume voulait obtenir du Roi Très Chrétien la promesse en termes formels de ne plus soutenir Jacques II et de le faire sortir du royaume. Louis XIV refusa de souscrire à ces conditions. Il donna seulement l'assurance de ne plus assister ni directement ni indirectement les ennemis du roi d'Angleterre. Guillaume se contenta de cet engagement.

Tandis que les généraux faisaient la paix, les ambassadeurs faisaient la guerre. Les Espagnols gardaient leur air d'arrogance et ne cédaient sur rien. Quelques revers les rendirent plus traitables. Le 9 août, Pointis revenait en France après une croisière qui tient du roman. Il avait, au mois d'avril, pris et pillé Carthagène, le principal entrepôt du commerce espagnol en Amérique. Le butin en or, argent, pierreries était inconcevable. Le 9 août également, le duc de Vendôme s'emparait de Barcelone après cinquante-deux jours de tranchée et deux assauts. L'escadre de Toulon avait profité du départ de la flotte anglo-hollandaise pour bloquer le port. L'Espagne était réduite à demander la paix.

Les Hollandais, comme toujours, désiraient la fin des hostilités et la reprise des relations commerciales. Pendant la guerre, Louis XIV avait rétabli le tarif très rigoureux de 1667. Il promit de le remplacer par un autre plus modéré à discuter dans les trois mois ; à défaut d'entente dans ce délai, le tarif de 1664 s'appliquerait de plein droit. Il leur accorda l'exemption du droit de 50 sous par tonneau ainsi que l'autorisation de vendre en France le hareng salé et le sel étranger. Je vois — écrivait le Roi, le 27 août 1697, — les inconvénients qu'il y aura pour mon royaume d'accorder en même temps ces deux articles, mais la continuation de la guerre cause trop de malheurs à la chrétienté, pour ne pas contribuer de tout mon pouvoir à les terminer.

L'Empereur n'avait encore consenti à aucun accord lorsqu'arriva la fin d'août, qui était le terme fixé par Louis XIV pour la signature. Aussitôt le Roi fit savoir au congrès qu'il n'était plus lié par ses propositions antérieures à l'égard de l'Empereur et qu'il entendait conserver Strasbourg. Encore ces conditions devaient-elles être acceptées avant le 20 septembre. Passé ce délai, il serait libre de faire de nouveaux changements. Guillaume, les États Généraux, le médiateur intervinrent en faveur de l'Empereur. Une nouvelle entrevue, en septembre, entre Portland et Boufflers n'amena aucun résultat. Un moment, il fut question de la reprise des hostilités. La politique française subissait alors deux mécomptes. Louis XIV aurait voulu placer le prince de Conti sur le trône de Pologne, vacant par la mort de Sobieski en juin 1696, mais ce fut le candidat des alliés, l'électeur Auguste de Saxe, qui l'emporta[5]. Il fut sacré roi à Cracovie le 15 septembre 1697. En Hongrie, les Turcs reculaient devant le prince Eugène. Cependant, les Hollandais et les Anglais n'étaient pas disposés à se ruiner pour faire rendre à l'Empereur la ville de Strasbourg, au sort de laquelle ils n'avaient aucun intérêt direct. Les représentations de Léopold et des princes de l'Empire ne purent empêcher les Provinces-Unies, l'Angleterre et l'Espagne de signer la paix avec la France dans la nuit du 20 au 21 septembre.

Un mois après, le 30 octobre, Léopold céda enfin, après avoir essayé d'obtenir de Louis XIV une renonciation à la succession d'Espagne. Il reconnaissait à la France la possession de Strasbourg et il promettait de maintenir la religion catholique romaine dans les localités restituées à l'Empire.

 

IV. — LES RÉSULTATS DE LA GUERRE DE 1688.

LOUIS XIV avait ouvert les hostilités en 1688, à un moment où il croyait pouvoir régler promptement l'affaire des réunions, celles du Palatinat et de l'archevêché de Cologne, et faire ainsi avorter la Ligue qui se formait contre lui. Il n'avait pas réussi. La Grande Alliance de Vienne avait été conclue. Une guerre s'en était suivie, guerre terrible, mémorable par ses cruautés et par ses batailles sanglantes, guerre indécise : toutes les puissances occidentales réunies n'étaient pas venues à bout de la France, seule et sans alliés, mais Louis XIV n'avait pu triompher de tant d'ennemis.

En fin de compte, les alliés ont dû renoncer à ramener la France aux limites des traités de Westphalie et des Pyrénées, mais la France a fait des concessions nombreuses et graves. Louis XIV restitue la Lorraine, où il ne conserve que deux places, Sarrelouis et Longwy, et se contente du droit pour ses troupes de traverser le duché. Il renonce à la souveraineté des quatre chemins. Il rend à l'Empire tous les lieux situés hors de l'Alsace, qui avaient été occupés tant par voie de fait durant la guerre, que par voie d'union et de réunion : Trèves, les villes du Palatinat, le duché de Deux-Ponts, Kehl, Fribourg, Vieux-Brisach et Philippsbourg. Il est vrai que la possession de Strasbourg lui était reconnue en tout droit et propriété. Pour le Palatinat, il était convenu que les prétentions de la duchesse d'Orléans seraient soumises à un arbitrage[6]. En ce qui concerne l'électorat de Cologne, la possession en restait à la maison de Bavière, mais le prince de Fürstenberg devait être rétabli dans ses biens et honneurs. Quant à l'Espagne, elle recouvrait Luxembourg et toutes les places annexées depuis Nimègue, à l'exception de quelques petites localités[7].

D'autre part, le duc de Savoie avait recouvré Pignerol et assuré son indépendance. Les Hollandais, satisfaits de la restitution à l'Espagne des places belges, obtenaient des avantages commerciaux. Les Anglais reprenaient leurs établissements de la baie d'Hudson et de Terre-Neuve, c'est-à-dire le monopole des pelleteries et des pêcheries. Par contre les Hollandais restituaient Pondichéry à la France. Enfin, Louis XIV reconnaissait en Angleterre un gouvernement qui lui était opposé naturellement et que la guerre avait consolidé. Il s'engageait même à ne plus fui susciter d'ennemis, et abandonnait ainsi la cause des Stuarts.

Dans cette guerre commencée en 1688, comme dans celle qui commença en 16'72, Louis XIV a donc manqué son espérance. Il a cru finir vite en prenant l'offensive. H s'est trompé. Le coup manqué, il a essayé de sortir d'affaire. Il a négocié de très bonne heure et s'est montré accommodant. Mais ses adversaires, se fiant à leur nombre, se sont fait prier. La guerre a donc continué et elle s'est tramée pour les mêmes raisons que la précédente. La France, bien qu'égale ou supérieure en forces, n'a point frappé de coups décisifs, parce que ses efforts ont été partagés entre la mer et. la terre, — et sur terre, entre ses frontières du Nord, de l'Est, du Sud-Est, du Sud, — aussi parce que la tactique a été continuée d'éviter les risques de grandes batailles. La principale raison de cesser fut l'épuisement des belligérants. Peut-être aussi, en vue de la succession d'Espagne, dont l'ouverture est toujours attendue, Louis XIV a-t-il voulu, par ses concessions, se concilier l'Angleterre et la Hollande, et ramener à son alliance les princes de Savoie et de Lorraine, afin que l'Empereur ne trouvât pas d'alliés, le jour venu de se disputer l'héritage.

Quoi qu'il en soit, l'état de l'Europe s'est modifié au détriment de la France. La maison d'Autriche s'est consolidée en Allemagne ; Léopold a fait élire son fils roi des Romains. Après la Hongrie, il reconquiert la Transylvanie. Le grand événement, c'est la victoire des Puissances maritimes, de l'Angleterre surtout, qui, décidément, prend le pas sur sa rivale, la Hollande. Avec raison, la Chambre des Communes qualifia la paix de Ryswyk de si honorable et si avantageuse et remercia Guillaume III de l'honneur, qu'il avait redonné à l'Angleterre, de tenir la balance de l'Europe.

Un autre événement important, c'est la fin de la monarchie de droit divin en Angleterre. Guillaume III est roi par la volonté de la nation. Désormais le souverain règne en vertu d'un droit qui ne diffère en rien du droit d'après lequel tout propriétaire choisit le représentant de son comté. Les conditions du nouveau gouvernement sont fixées ; les droits du Roi et du Parlement, précisés : les Chambres doivent être convoquées fréquemment. Elles veillent à J'exécution des lois et contrôlent le pouvoir exécutif. Sans leur vote aucun impôt ne peut être levé, aucune armée ne peut être maintenue en temps de paix. On proclame la liberté des élections, la liberté de pétition, la liberté individuelle, en un mot toutes les libertés que les Stuarts avaient violées. En 1693, la presse est libre. Ainsi, le triomphe du régime parlementaire est assuré.

Enfin, à cette date, le danger semble passé pour l'Angleterre d'une compétition française à l'empire des mers. La force navale de la France, les aptitudes de ses populations maritimes, leur vaillance, leur esprit d'aventure ont apparu clairement pendant cette guerre. On y a vu aussi le rôle de la marine diminuer, s'effacer, se réduire à rien. Le grand rêve de Colbert s'est dissipé. Ce fut la faute, peut-are, de la nature amphibie de la France, la faute peut-être aussi de la politique d'orgueil et de magnificence.

 

 

 



[1] SOURCES. Outre les sources générales indiquées plus haut, Vast, Les grands traités du règne de Louis XIV, dans la Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire, 2e fascicule, 1898. Actes et mémoires des négociations de la paix de Ryswick, 2e édit., La Haye, 1797, 4 volumes. Grimblot, Letters of William III and Louis XIV and or their ministers (1697-1700) (en anglais), Londres, 1848, le premier des deux volumes. Wijnne, Négociations du comte d'Avaux en Suède, en 1693, 1697 et 1698, 3 vol., 1884.

OUVRAGES. J.-C. Neuhaus, Der Friede von Ryswick and die Abtretung Strassburgs an Frankreich, Fribourg en Brisgau, 1873. Legrelle, Notes et documents sur la paix de Ryswick, Lille, 1894. G. Koch, Die Friedensbestrebungen Wilhelms von England in den Jahren 1694-1697. Ein Beitrag zut Geschichte des Ryswyker Friedens, Tübingen, 1908.

[2] Voir plus loin.

[3] Voir, sur cette question, Comte d'Haussonville, Histoire de la Réunion de la Lorraine à la France, t. III et IV, Paris, 1860. Bardot, La question des dix villes impériales d'Alsace depuis la paix de Westphalie jusqu'aux arrêts de réunions du conseil souverain de Brisach (1648-1680), Lyon, 1899. A. Overmann, Die Abtretung des Elsass an Frankreich im Westfälischen Frieden, Carlsruhe, 1905.

[4] Lorin, Le comte de Frontenac. Étude sur le Canada français à la fin du XVIIe siècle, 1895.

[5] Sur les affaires de Pologne, voir notamment Marius Topin, L'Europe et les Bourbons, 1867.

[6] L'arbitrage confié au pape Clément XI aboutit le 17 février 1702 à une décision qui obligeait l'Électeur à payer 300.000 écus à la duchesse.

[7] Un traité de limites fut signé à Lille, le 3 décembre 1699, entre les commissions française et espagnole.