HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE VI. — LE GOUVERNEMENT DE LA RELIGION.

CHAPITRE II. — LE GALLICANISME[1].

 

 

I. — COMMENT SE PRÉSENTAIT LA QUESTION GALLICANE.

L'AFFAIRE gallicane se présente pour ainsi dire en deux problèmes.

L'Église de France est unie étroitement au Roi et presque confondue dans l'État. Elle a une doctrine sur le régime général de l'Église. Elle croit que l'autorité des conciles œcuméniques, où toute l'Église est assemblée, est supérieure à celle du Pape. Elle croit que le pouvoir épiscopal a été institué directement par Dieu, en sorte que chaque évêque est, comme le Pape, un successeur des apôtres. A la vérité, l'évêque a des supérieurs dans la hiérarchie catholique, il est soumis à une discipline ; mais cette discipline, doit demeurer telle qu'elle a été définie par les anciens canons. L'Église de France entend maintenir les bornes qui ont été posées par nos pères, comme disait Bossuet, à l'autorité des Papes. Depuis longtemps, elle défend ses droits, libertés et franchises contre les abus de l'autorité pontificale et du fisc romain. Mais, en même temps, elle reconnaît la primauté romaine et se fait une gloire de son attachement indéfectible au siège de Rome. Comment conciliera-t-elle et sa doctrine et ses obligations politiques envers l'État avec ses devoirs envers la papauté ? Jamais le Pape n'admit qu'un pouvoir temporel s'interposât entre lui et l'Église. Et, depuis qu'au XVIe siècle le resserrement autour du chef a paru être la condition du salut, il aspire à la monarchie spirituelle absolue, dont le symbole et le moyen serait l'infaillibilité.

Le roi de France croit tenir sa couronne de Dieu directement. Il entend être le maitre dans son royaume clos de frontières. Mais il est membre d'une Église universelle. Le chef de cette Église réside au dehors. Il est le supérieur des évêques de France comme de tous les évêques, le pasteur souverain des catholiques français comme de tous les catholiques. Son autorité ne s'arrête pas devant des poteaux de frontière. Comment le Roi accordera-t-il ses droits et ses prétentions de monarque absolu avec son devoir de fils de l'Église ? Quel partage permettra-t-il à ses évêques et à ses sujets de leur obéissance envers le Pape et envers lui ?

Au temps de Louis XIV, les deux problèmes se confondirent à plusieurs reprises, mais le second occupa le premier plan. Aussi vieux que la monarchie, il avait reçu au cours des temps des solutions partielles, dont il semblait que le roi de France dût être content. Ce roi disposait, en effet, par la collation des bénéfices, d'une grande partie des biens de l'Église, il nommait les évêques et presque tous les abbés. D'autre part, un certain nombre de maximes étaient devenues des lois de l'État. Le Roi n'a pas de supérieur au temporel ; il ne peut être excommunié, ni ses sujets être déliés de la fidélité qu'ils lui doivent. Aucun de ses sujets — aucun évêque ou clerc, par conséquent — ne peut être jugé hors du royaume. Le Roi peut convoquer des conciles, mais aucun concile ne peut être tenu en France sans qu'il le permette. Aucune bulle pontificale, aucun canon de concile, même œcuménique, n'y sont admis, s'il ne les agrée. Le Roi est donc protégé par des barrières serrées contre toute invasion cléricale ultramontaine dans la politique. Il l'est même contre l'usage régulier de l'autorité spirituelle. De cette autorité, lui-même a sa large part, étant promoteur d'évêques, juge des bulles et des canons de conciles.

Le roi de France était bien armé pour défendre les positions conquises.

L'Église de France, outre qu'elle était portée, par les raisons que nous connaissons, à lui faire une grosse part dans le partage de son obéissance entre le Pape et lui, avait besoin du Roi pour défendre contre Rome ses droits, libertés et franchises.

La magistrature était anticléricale. Il y avait entre elle et l'Église des ressemblances, mais par lesquelles les deux corporations s'opposaient chacune à chacune. Le magistrat et le clerc, tous les deux personnages solennels, portaient une robe romaine, mais qui ne venait pas de la même Rome. Ils étaient instruits à l'éloquence sur des modèles antiques, mais point de la même antiquité. Ils déclamaient sur des tons différents. Ils apprenaient à interpréter des textes, à en tirer ce qu'ils contenaient et ce qu'ils ne contenaient pas, à raisonner scolastiquement ; mais ces textes, textes d'Église, textes d'État, se contredisaient. Le magistrat et le clerc étaient des juges concurrents. Le clerc avait étendu sa juridiction au moyen âge sur presque tous les actes de la vie, attendu que, dans tout acte répréhensible, il y a un péché. Le magistrat avait ressaisi le justiciable au nom du Prince et de la Loi. Étant laïque, il fut laïcisateur. En même temps qu'il ruinait la juridiction de l'Église en France, il surveillait. jalousement les actes et les intentions des papes. Il détestait l'autorité ultramontaine, rivale de l'autorité du Roi, et, par conséquent, de la sienne. Il défendait, lui aussi, les droits, libertés et franchises de l'Église gallicane. Mais il ne donnait pas à ce mot le sens qu'y donnaient les évêques. Ce qui lui plaisait dans ces droits, libertés et franchises, c'est qu'en diminuant l'autorité du Pape sur l'Église, ils permettaient d'accroître l'autorité du Roi sur cette même Église. Il convertissait des libertés à l'égard du Pape en servitude envers la couronne. Il ne pouvait manquer de se montrer plus royaliste que le Roi, si le Roi entrait en querelle avec le Pape.

Enfin le Roi avait autorité sur la Faculté de théologie, puissance spirituelle, qui, d'ailleurs, était, par tradition, anti-ultramontaine[2]. Il avait une autorité plus grande encore sur l'Assemblée du clergé, qui était aussi, pour partie, puissance spirituelle, et dont le caractère mal déterminé pouvait se prêter à des combinaisons utiles. Et lui-même, le Roi, était réputé l'une des plus saines et meilleures parties de l'Église. On disait qu'en lui la dignité ecclésiastique était unie à l'autorité royale par l'onction divine. Le roi de France était donc chef de son Église autant qu'il était permis de l'être, sans devenir schismatique. Il apportait de grandes forces dans le conflit entre les deux pouvoirs, qui se heurtaient à tout moment, parce qu'une exacte distinction entre le spirituel et le temporel est impossible, conflit entre deux majestés, deux orgueils et deux ambition, Louis XIV usa de ces forces avec beaucoup plus de prudence et de tempéraments qu'on ne le croit d'ordinaire.

 

II — CONFLITS DIVERS.

LA Cour de Rome et la Cour de France négociaient perpétuellement sur toutes sortes de litiges, et le ton des négociateurs était aigre d'habitude. Le Pape et le Roi se faisaient à tout propos des chagrins... par pique plus que par raison. Au début du gouvernement personnel de Louis XIV, l'affaire des Gardes corses, qui se retrouvera en son lieu, faillit amener la guerre entre le pape Alexandre VII et le Roi. L'affaire était d'ordre politique, mais elle mit les deux cours de mauvaise humeur, et elle envenima les débats d'ordre spirituel.

En l'année 1666, Colbert proposa, comme un moyen de diminuer le trop de prêtres et de moines, que l'ordination des prêtres fût reculée à l'âge de vingt-sept ans, les vœux des religieuses à vingt ans et ceux des religieux à vingt-cinq. A cette nouvelle, le nonce alla trouver le P. Annat, confesseur du Roi. Il lui dit ce qu'il avait l'intention de dire au Roi lui-même, à savoir que si, comme prince très chrétien, il ne voulait pas déférer aux conciles et à l'Église, au moins il suivit l'exemple de l'Angleterre, où le Roi, qui se prétendait le chef de l'Église, consultait au moins les évêques dans les choses spirituelles, les Hollandais leurs ministres, le Turc le Moufti, et qu'au moins le Roi devait considérer le Pape comme le Moufti ; que l'on soutenait en France que le concile était au-dessus du Pape, mais qu'il fallait ajouter le Roi au-dessus du concile ; que pour une affaire purement spirituelle, le Roi ne consultait que des personnes laïques, que l'on aurait le sohisme, qu'assurément le Pape le ferait. Ces paroles furent rapportées au Roi  ; il tes trouva si horribles qu'il n'osait les redire.

Je fus arrêté, dit-il dans ses Mémoires, par ce sentiment de respect que nous devons toujours avoir pour l'Église, en ce qui est de sa véritable juridiction, et je résolus de ne déterminer ce point que de concert avec le Pape.

C'est-à-dire que l'affaire, comme écrit d'Ormesson, fut échouée.

En l'année 1663, la Faculté de théologie censura en Sorbonne des écrits où était soutenue la doctrine de l'infaillibilité. Le Pape protesta et demanda que la censure fût abolie. Le Roi s'excusa, par les lois et usages de son royaume, de ne pouvoir complaire à Sa Sainteté. Le Pape insista, et, finalement, en 1665, condamna la censure par une bulle[3]. Sur quoi, le Procureur général appela comme d'abus, et le Parlement, après l'avoir reçu appelant, lui ordonna d'exposer ses moyens dans les trois jours (29 juillet).

L'Assemblée du Clergé était alors réunie. Elle releva, dans l'arrêt du 29 juillet, des termes qui prouvaient que le Parlement prétendait prendre connaissance entière de la doctrine au préjudice de l'autorité et juridiction épiscopale. Elle prit à partie l'avocat général Denis Talon à propos d'un réquisitoire prononcé le 12 décembre de l'année d'avant. Talon[4] était un des représentants du gallicanisme parlementaire. Il cherchait et trouvait dans des textes de toute sorte, — lettres des papes des premiers siècles aux empereurs de Constantinople, textes de conciles d'où il appert que des empereurs et des rois avaient participé à des actes concernant la foi, — les arguments pour établir la théorie de la puissance du Roi en matière religieuse. L'Assemblée rédigea pour le Roi un mémoire contre la maxime hérétique avancée dans le Parlement, à savoir que les princes temporels ont le droit et le devoir de juger et de décider des dogmes de la foi, et de la discipline ecclésiastique ; qu'ils ont un sacerdoce royal, une plénitude de puissance légitime, un pouvoir de tout faire, une éminence d'autorité, non seulement quant à la discipline et au règlement des mœurs, mais encore quant au dogme de la foi et à l'extinction des hérésies. L'Assemblée concluait :

Votre Majesté est trop éclairée pour ne pas pénétrer dans les pernicieuses conséquences de cette doctrine, dont une seule partie a été, dans le dernier siècle, l'origine des schismes et de l'hérésie de l'Angleterre.

Plusieurs fois le Roi entendit les doléances des évêques, qui le trouvèrent embarrassé. Ce que je viens d'entendre, disait-il, est considérable. Il donnait des réponses équivoques. Au lieu de décider d'autorité, il entreprit une sorte d'arbitrage entre le Parlement et le Clergé. Il exprima le désir que l'incident fût clos et qu'aucune mention n'en parût au procès-verbal de l'Assemblée, mais l'Assemblée ne voulut rien entendre, et il n'insista point :

Je crus que le plus court était de leur laisser écrire ce qui leur plairait dans leurs prétendus registres, lesquels n'étant à vrai dire que des mémoires particuliers ne pouvaient tirer à aucune conséquence.

Louis XIV céda, ce qui est plus grave, sur la condamnation par Rome de la censure prononcée en Sorbonne. Le Procureur Général, reçu appelant le 29 juillet, ne se présenta point le 1er août, ni les jours suivants pour donner ses moyens. On continua de négocier avec Rome, mais en douceur. On chercha des expédients convenables, comme dit encore le Roi, qui ajoute :

J'étais bien aise que cela se terminât au plus tôt, étant persuadé que, dans les importantes occasions qui m'étaient présentées de toute part, il était toujours plus avantageux que cette cour me fût plutôt favorable que contraire.

La modération du Roi fut d'autant plus remarquable qu'il avait des conseillers de violence ; ses ministres étaient passionnés contre la doctrine ultramontaine. La prétention à l'infaillibilité leur était odieuse. Ils enseignaient au Roi qu'un pape infaillible pourrait, comme des papes firent autrefois, lui ôter la couronne de dessus la tête. Lionne, anti-ultramontain véhément, menaçait la cour de Rome dans ses dépêches. Après l'arrêt du 29 juillet : Ce n'est, écrivit-il, qu'une ébauche de ce qui se pourra faire, si on n'est pas plus sage et prévoyant par delà. Ou bien, il plaisantait :

Après tout, qu'importe au Pape que la France soit catholique ou hérétique ?... En est-il moins pape pour avoir perdu l'Angleterre ? Serait-il pas plus grand prince s'il n'était que le seigneur de Rome et de l'État ecclésiastique ?

Ainsi Lionne pensait au schisme d'Angleterre, et aussi l'Assemblée du Clergé, et le nonce avait dit : Si l'on veut le schisme, on l'aura. Mais le schisme, c'était sans doute cette parole horrible que le Roi ne voulut pas redire.

Le débat sur l'infaillibilité l'engageait dans des contradictions qui, tout de suite, parurent au grand jour. Le gallicanisme des évêques et celui des magistrats s'accordaient pour refuser au Pape le droit de définir la foi sans le consentement de l'Église universelle. Mais ce consentement, on ne voyait pas comment il pouvait être exprimé. Le schisme avait détaché de l'Église plusieurs grandes nations, et celles qui étaient demeurées catholiques se détestaient. Il avait été très difficile de réunir le concile de Trente et de le mener à bonne fin. Les princes appréhendaient ces assemblées, desquelles ils pouvaient toujours attendre quelques attentats à la puissance laïque ; le Pape y redoutait une concurrence à son autorité. Aussi, un concile œcuménique ne se réunira plus avant l'année 1870. Même les conciles nationaux étaient tombés en désuétude, et le Roi se gardait bien de les faire revivre ; un concile de l'Église de France aurait représenté, mieux que ne faisait l'Assemblée du Clergé, une puissance en face d'une puissance. Louis XIV ne voulait point permettre ce tête-à-tête.

D'ailleurs un concile national n'aurait pu à lui seul décider de la foi pour l'universelle Église. Il y fallait ou le consensus de l'Église entière, ou celui du Pape, ou les deux réunis. C'est pourquoi, bon gré mal gré, les évêques et le Roi avaient recouru à l'autorité pontificale contre les jansénistes. C'est le Pape qui a condamné la secte, à la prière instante du Roi. Très justement le Pape marquait la contradiction qu'il y avait à lui demander de tels services, au moment qu'on lui contestait le droit de les rendre en lui déniant l'infaillibilité. On disait à Rome que la doctrine qui tend à faire passer en France le Pape, comme s'il n'était qu'évêque de Rome, causerait au Roi du préjudice dans les pieux desseins qu'il a entrepris d'exterminer le jansénisme de ses États, vu que les bulles et constitutions que l'on a faites contre eux à l'instance de Sa Majesté seraient de nul effet.

A quoi, certainement, il n'y avait rien à répondre. En effet, s'il n'y a plus de conciles, qui donc définira la foi et condamnera l'hérésie ? Ce ne peut être que le Pape ou le Roi. Le Roi n'ose, ni ne veut. Ce sera donc le Pape ? Mais alors il sera le seul juge, l'infaillible juge. Le Roi ne veut pas aller jusqu'à en convenir. Comment sortir du dilemme ? On n'en sortira pas. Louis XIV avait trop de bon sens pour ne pas comprendre combien il était périlleux d'entreprendre une exacte définition du pouvoir pontifical. Aussi peut-on croire que ce ne fut pas de son plein gré qu'il s'engagea dans cette entreprise à l'occasion du droit de régale[5].

 

III. — LA RÉGALE : LES DÉBUTS DE L'AFFAIRE.

EN 1673, une déclaration affirma le droit de régale appartenir universellement au Roi dans tous les évêchés du royaume, à la réserve de ceux qui en étaient exempts à titre onéreux.

En ce temps où le Clergé vivait de sa propre richesse, il y avait dans chaque évêché des biens et rentes attribués à l'évêque — c'était son temporel. — L'évêque disposait en outre de bénéfices, dont le revenu pourvoyait à l'entretien des archidiacres, archiprêtres, curés et autres chargés d'âmes. Il conférait encore d'autres bénéfices, qui n'avaient point de destination particulière. La régale était le droit royal de percevoir les fruits du temporel et de nommer aux bénéfices épiscopaux, à la mort d'un évêque, jusqu'au moment où le successeur, institué et sacré, avait fait enregistrer son serment à la Chambre des comptes ; ce qui était la clôture de la régale.

Un effet rétroactif fut donné à la déclaration de 1673. Les évêques des diocèses jusque-là exempts furent requis de faire enregistrer leurs serments ; tant qu'ils ne l'auraient pas fait, leur siège serait réputé vacant, et le diocèse soumis à la régale. Bien que cinquante-neuf diocèses — la moitié des diocèses de France — fussent atteints par cette mesure, deux évêques seulement protestèrent, celui de Pamiers et celui d'Alet. En 1675, le Roi renouvela la déclaration  ; les deux évêques refusèrent de se soumettre, mais aucune autre réclamation ne se produisit. L'Assemblée du Clergé, réunie en 1675, ne dit mot de l'affaire, quoi qu'elle y eût été portée.

A la vérité, le Clergé n'aimait pas le droit de régale. Il le considérait comme une servitude, consentie par l'Église, et ne faisait que le tolérer. En 1608, un arrêt du Parlement avait déclaré le droit appartenir au Roi dans tout le royaume ; le Clergé avait protesté et plaidé au Grand Conseil, et perdu son procès. Il se résignait. Aussi bien, l'usage que faisait le Roi de son droit était-il très modéré au XVIIe siècle. La régale se décomposait en temporelle et spirituelle ; elle était spirituelle par la collation de bénéfices ayant charge d'âmes, et, en cela, dangereuse pour l'Église. Mais des rois comme Louis XIII et Louis XIV étaient incapables de donner par pure faveur et de leur seule autorité des bénéfices chargés d'âmes. Quant aux autres bénéfices, depuis le temps de Louis XIII, le Roi en réservait le fruit à l'évêque futur auquel il en faisait présent. Ce régime, que l'Église supportait, était en effet supportable. Ce ne pouvait être un grand scandale qu'établi depuis longtemps dans plus de la moitié du royaume, il fût étendu au royaume entier. Personne ne prévoyait donc que la régale pût devenir la cause d'un conflit. C'était, disait Bossuet, une affaire légère dans le fond. Pas plus que l'Assemblée du Clergé, Rome n'avait protesté contre les déclarations de 1673 et de 1675.

Mais les deux protestataires, Caulet de Pamiers et Pavillon d'Alet, l'un et l'autre jansénistes, regardaient les droits de leur église comme un dépôt, qu'ils devaient, sous peine de capital péché, transmettre intact à leurs successeurs. Et il n'y avait pas de doute que l'introduction de la régale dans leurs diocèses diminuait ces droits. Ils refusèrent d'investir les pourvus en régale, c'est-à-dire les bénéficiaires que le Roi envoya dans leurs diocèses en vertu du droit de régale qu'il venait d'y introduire.

Or les Jésuites se rangèrent contre les Jansénistes du côté du Roi. Caulet accusa le Père de la Chaise, confesseur de Louis XIV, et qui tenait la feuille des bénéfices, d'avoir voulu étendre le droit de régale, uniquement pour faire nommer des bénéficiaires à sa convenance et à sa dévotion dans les diocèses demeurés exempts. Il est certain que les Jésuites cherchaient à se faire des créatures dans les familles importantes par le moyen de ces bénéfices. Mais ils s'alarmaient à voir bâtir deux forteresses jansénistes, qui, défendues par des évêques, seraient plus redoutables que le monastère féminin de Port-Royal et son entourage de solitaires. Ils disaient, rendant aux Jansénistes injure pour injure, que ce grand bruit sur la régale était plutôt un effet d'une cabale envenimée que d'un zèle pour la religion.

La régale devint ainsi un champ de bataille pour les deux grands partis, Jansénistes et Jésuites.

 

IV. — L'INTERVENTION DU PAPE

CEPENDANT le Pape n'intervenait pas, et le temps passait. Pavillon d'Alet mourut à la fin de l'année 1677  ; Caulet de Pamiers soutint seul la lutte. Il refusa l'obéissance à un arrêt du Conseil ordonnant qu'il reçût les pourvus en régale. Sur quoi, son temporel fut saisi. Caulet, après que son métropolitain, l'archevêque de Toulouse, eut condamné son opposition, en appela à Rome.

 Innocent XI, élevé au pontificat en 1676, était un pape de mœurs austères, très pieux, d'imagination visionnaire. Il avait l'esprit, hanté par les grands souvenirs de la papauté. Il distribuait entre les rois les rôles de la guerre contre le Turc. Il offrit à Louis XIV le trône de Constantinople et des royaumes pour les enfants de France. Occupé de son autorité par-dessus toutes choses, dont il ne connaissait pas assez les bornes, il s'affligeait et s'irritait si on lui contestait l'infaillibilité. On disait que lui parler, c'était se casser la tête contre la muraille. Il déclarait : Lorsqu'il s'agit de conscience, il faut satisfaire à Dieu et à son devoir, et, après laisser à Dieu le soin de ce qui pourrait arriver. Cela n'empêchait pas qu'il n'eût rien à désirer pour la finesse, l'application au secret et, à la dissimulation. Tantôt on le voyait emporté, rageur, se remuant sur sa chaise, avec peu de décence pour un pape et tantôt il câlinait et il larmoyait. Il était tourmenté par des pierres qu'il avait dans les reins, et dormait très mal. Il était mélancolique ayant nourriture perpétuelle de chagrins et de dégoûts.

Lorsque l'affaire de la régale fut portée devant lui, Innocent XI s'y précipita. Dans un premier bref, écrit au Roi en mars 1678, il déclara qu'il ne pouvait laisser dépouiller de leurs libertés les églises qui viennent d'être soumises à la régale, et il conclut en ces termes raides :

Nous avons été saisi d'un étrange étonnement, en voyant que la considération d'une vérité si constante et d'une justice si manifeste a eu moins de pouvoir sur l'esprit de Votre Majesté que les conseils de ceux qui, ayant plus d'égards à leurs intérêts terrestres et temporels qu'aux biens célestes et éternels, pendant qu'ils ne pensent qu'à lui faire leur cour par leurs flatteries en augmentant sa puissance, ne se mettent pas en peine s'ils lui causeront un jour — ce qu'à Dieu ne plaise — de terribles tourments de conscience, lorsqu'il faudra comparaître devant le tribunal de Dieu.... Ce sont des gens qui n'ont que des vues basses et intéressées....

Après une pareille lettre, écrite à Louis XIV, l'affaire de la régale, si petite à l'origine, mais déjà grossie du conflit entre les Jansénistes et les Jésuites, devenait un épisode de la lutte entre le Sacerdoce et l'Empire.

Tout se mit en mouvement : jansénistes contre jésuites, ministres, conseils et Parlement contre Rome. Les mondains s'en mêlèrent. Ce qui était de sympathie janséniste ou bien avait gardé un tempérament d'opposition — Mme de Sévigné, par exemple — admirait ce pape hardi. De Paris, le nonce et d'autres correspondants faisaient savoir à Rome que la bonne cause avait des amis. A Rome, c'était un chassé-croisé d'intrigues — toute une histoire qui est encore à débrouiller. — L'évêque de Pamiers y avait une agence. Les jansénistes ne juraient plus que par le Saint-Siège. Ils disaient :

 Les jésuites, qui se font gloire d'être unis plus que le reste des fidèles à ce centre de l'Unité,... publient hautement que le chef visible de l'Église ne peut faire entendre sa voix dans ce royaume que sous le bon plaisir du Roi et de ses officiers.

Les jésuites semblent bien avoir joué double rôle, en tenant à Rome pour le Pape, et à Paris pour le Roi. Mais il est singulier que les jansénistes soient devenus les fils dévots de Rome, qui a condamné leur doctrine, et que le Pape les choie comme des fils chéris.

Cependant le Roi, au reçu du bref pontifical de mars 1678, garda tout son sang-froid :

Je témoignai au nonce, écrit-il à son ambassadeur à Rome, duc d'Estrées, combien j'étais surpris que le Pape entrât avec moi sur une matière qui était purement des droits de ma couronne ; que, dans toutes celles qui regardaient l'Église et la religion, j'écoutais toujours ce qui me venait de lui avec un profond respect, mais que je ne pouvais rien entendre sur ce qui touchait mon État et ma couronne, qu'ainsi je n'avais aucune réponse à lui rendre sur une affaire dans laquelle je ne pouvais entrer.

Lorsqu'il se décida, le fer juillet, après plusieurs mois écoulés, à répondre au Pape, il ne fit que lui répéter la déclaration qu'il avait faite au nonce. Le Pape voulut traiter l'affaire avec le duc d'Estrées. Le duc s'excusa, sur l'ordre qu'il avait de n'en parler d'aucune manière, vu qu'un droit de la couronne, et qui ne touche pas le Pape, ne peut être mis en négociation. Innocent parut résigné à n'en pas parler davantage.

Mais les incidents se succédaient à Pamiers, où l'évêque persistait à ne pas recevoir les pourvus en régale. Par un second bref au Roi, en janvier 1679, Innocent XI déclara qu'il prenait l'évêque sous sa protection. En août, il écrivit à Caulet pour le féliciter d'être le prêtre fidèle, suscité par Dieu, et qui demeure ferme comme un mur d'airain. Enfin, au mois de décembre, le Roi n'ayant pas répondu au second bref, le Pape lui en adressa un troisième. Il répéta son blâme contre ces conseillers sans foi, qui n'ont que des vues et affections terrestres, et qui, par des suggestions, utiles en apparence, et pernicieuses en effet, ébranlent les fondements de votre monarchie affermis sur la vénération des choses saintes, et sur la défense des droits et de l'autorité de l'Église. Il finit par cette menace :

Nous ne traiterons plus désormais cette affaire par lettres, dit-il, mais aussi nous ne négligerons pas les remèdes que la puissance dont Dieu nous a revêtu met en nos mains.

Voilà un étrange pape, écrit alors Mme de Sévigné. Comment ! Il parle en maître ! Vous diriez... qu'il ne tremble pas ; il menace !... Voilà un homme étrange.... C'est un style si nouveau à nous autres Français que nous croyons que c'est à un autre qu'il parle ! Mais, si étrange et hors de proportion avec les choses que fût ce langage, Louis XIV laissa sans répliquer six mois passer, pendant lesquels coururent toutes sortes de bruits : que l'excommunication était préparée, qu'elle allait être publiée ; que le Pape ne gauchirait pas même si le Roi descendait des monts avec 200000 hommes. Enfin, en juillet 1680, quelqu'un répondit, mais ce ne fut pas le Roi ; ce fut l'Assemblée du Clergé, sous forme d'une lettre au Roi.

L'Assemblée y disait l'extrême déplaisir qu'elle avait éprouvé de la lettre pontificale :

Nous avons cru, Sire, qu'il était de notre devoir de ne pas garder le silence dans une occasion aussi importante où nous souffrons avec une peine extraordinaire que l'on menace le Fils allié et le protecteur de l'Église.— Nous regardons avec douleur cette procédure extraordinaire, qui, bien loin de soutenir l'honneur de la religion et la gloire du Saint-Siège, serait capable de les diminuer et de produire de très méchants effets. Nous sommes si étroitement attachés à Votre Majesté, que rien n'est capable de nous en séparer. Cette protestation pouvant servir à éluder les vaines entreprises des ennemis du Saint-Siège et de l'État, nous la renouvelons à Votre Majesté avec toute la sincérité et toute l'affection qui nous est possible, car il est bon que toute la terre soit informée que nous savons comme il faut accorder l'amour que nous portons à la discipline de l'Église avec la glorieuse qualité que nous voulons conserver à jamais, Sire, de vos très humbles, très obéissants, très fidèles et très obligés serviteurs et sujets.

Nous sommes si liés à Votre Majesté que rien n'est capable de nous en séparer, était une déclaration grave. Mme de Sévigné félicite sa fille d'avoir comparé l'Église de France à une femme qui veut être battue :

Votre comparaison est divine.... Oui, disent-ils ; je veux qu'on me batte. De quoi vous mêlez-vous Saint-Père ! Nous voulons être battus. Et là-dessus ils se mettent à le battre lui-même, c'est-à-dire à le menacer adroitement et délicatement.

Cependant, en ce même mois de juillet, où l'Assemblée du Clergé menaçait en effet le Pape, l'ambassadeur de France remettait à Innocent XI une lettre du Roi, annonçant qu'il envoyait à Rome le cardinal d'Estrées, frère du duc ambassadeur, pour parler de la régale. Le cardinal avait pour instructions de négocier sans négocier, d'exposer les droits du Roi, non de les laisser discuter et juger. Mais, après que Louis XIV avait déclaré qu'il ne voulait pas entrer avec le Pape en cette affaire, l'envoi du cardinal était un acte de bonne grâce courtoise. Le Pape fut charmé. Il dit plusieurs fois combien il était étonné que son bref eût pu offenser le Roi ; il ajoutait même que, si quelque chose s'y trouvait qui eût pu déplaire à Sa Majesté, il lui en faisait excuse. Ce fut un moment d'accalmie.

De nouveaux incidents survinrent. L'évêque de Pamiers étant mort, en août 1680, après avoir vu l'intendant Foucault saisir très brutalement son temporel, le chapitre, tout, janséniste, élut vicaire capitulaire un des chanoines dépossédés par les pourvus en régale. Le Roi fit enlever ce vicaire, puis le successeur que lui donna le chapitre Le métropolitain, l'archevêque de Toulouse, qui, depuis le début du conflit s'était rangé du côté du Roi, nomma un vicaire capitulaire, que l'intendant Foucault alla installer, escorté de cavalerie. Mais le chapitre avait élu le P. Cerles, qui se cacha, et, du lieu de sa retraite, administrant le diocèse, écrivait, protestait, déférait sa cause au Saint-Siège. Le Père fut condamné à mort, exécuté en effigie à Toulouse, puis à Pamiers, et dans tous les lieux où ses mandements avaient été affichés.

Le Pape s'indigna. Il disait que la régale, c'était l'affaire de Dieu, et qu'il ne pouvait l'abandonner. Il comptait, pour le soutenir dans la lutte, sur l'appui de M. de Pamiers qui est au ciel. En janvier 1681, il excommunia le vicaire général nommé par l'archevêque de Toulouse, et l'archevêque parut enveloppé dans l'excommunication. A ce moment, on parut être tout près d'une rupture.

 

V. — LES ASSEMBLÉES DE 1681 ET DE 1681-82.

IL semble bien que la méthode du Roi en cette affaire fut de mettre entre le Pape et lui son clergé de France. C'est lui certainement qui avait désiré la lettre que la dernière Assemblée lui avait écrite en se séparant. Mais une Assemblée ne devait plus se réunir avant l'année 1685 ; on s'avisa d'un expédient. Au début de 1681, les agents généraux du Clergé furent conseillés de demander au Roi la permission de réunir les évêques présents à Paris, afin qu'ils pussent trouver les moyens de pacifier toutes choses. On en trouva cinquante-deux, ce qui prouva, comme le dit Racine,

Que nous avions cinquante-deux prélats

Qui ne résidaient pas...

Ces prélats, interposés entre leurs deux maîtres par l'un des deux, étaient des hommes bien embarrassés. L'archevêque de Reims, Le Tellier, nia, en somme, le droit du Roi : Le Roi, dit-il, ne peut avoir l'autorité qu'il a par la Régale, que par la concession de l'Église. Mais il conclut qu'il fallait se soumettre pour le bien de la paix. Au reste, il regrettait l'obligation où il était de prendre parti. Il écrivait au cardinal d'Estrées : Je suis fâché que la circonstance présente m'a forcé à m'expliquer si publiquement et si fortement sur ces matières que je sais n'être point agréables à la cour de Rome. Il aurait voulu que le Pape comprit bien que l'affaire n'est pas si commode à décider que l'on lui a fait croire. C'est à peu près comme s'il avait dit : Voilà une affaire fort ennuyeuse.

Cependant la petite Assemblée, composée d'évêques qu'on avait pu réunir, parce qu'ils étaient où ils ne devaient pas être, ne pouvait décider de rien. Elle se contenta de donner un avis ; ce fut que le Roi convoquât soit un concile national, soit une assemblée générale du Clergé en session extraordinaire. Le Roi délibéra. Il espéra que le Pape s'inquiéterait à l'idée d'un conflit possible entre lui et le clergé de France. Il le menaçait de tout ce que la juste liberté d'un concile national peut opposer aux injustes nouveautés de la cour de Rome. Il écrivait au cardinal d'Estrées : Sa Sainteté ne pourra attribuer qu'à ses préventions toutes les suites. Il sous-entendait le schisme possible, par bravade pour faire peur à l'adversaire. Le Pape parut un moment se préoccuper, mais ne céda pas. Le Roi ne pouvait plus reculer.

L'Assemblée du clergé fut convoquée au mois de juin 1681. On lui donna un caractère exceptionnel. Dans le projet de procuration dressé pour les députés, elle fut définie assemblée générale extraordinaire représentant le Concile. C'étaient là des termes singuliers et bien choisis. Auprès du Roi, les ennemis de Rome suivaient leur pointe. On lit dans un mémoire présenté à Colbert : Il est important de donner crédit à ces assemblées sous l'autorité du Roi, et encore : Il peut arriver que le Roi sera bien aise d'opposer cette autorité aux entreprises de la cour de Rome. C'est comme un nouvel organe qui apparaît, un concile domestique à l'usage des conflits avec Rome. Et le Roi répétait le sous-entendu du schisme : il avertissait qu'il n'enfermerait pas l'Assemblée dans l'affaire de la régale :

Il est de ma justice de permettre aux prélats de mon royaume la liberté de pourvoir, par les voies raisonnables et permises, aux justes sujets de plainte qu'ils prétendent avoir contre les entreprises de la cour de Rome.

L'Assemblée se réunit en novembre 1681. Le principal personnage en fut Bossuet, qui venait d'être nommé évêque de Meaux. Bossuet était gallican et serviteur passionné du Roi, mais il reconnaissait et il aimait la primauté romaine. Comme l'archevêque de Reims, comme bien d'autres prélats de France, il avait beaucoup de raisons, grandes et petites, de ne pas mécontenter le Roi et il en avait aussi de grandes et de petites de ne pas mécontenter le Pape. A ce moment critique, il sollicitait à Rome le gratis de ses bulles. Il envoyait en Italie un ouvrage que j'ai donné depuis peu, dit-il — c'est le Discours sur l'histoire universelle. — Il priait qu'on fit un peu valoir le livre auprès des savants, et l'auteur auprès des cardinaux :

Aidez-moi de vos offices auprès de Messeigneurs les Cardinaux, et faites-moi la grâce d'entrer dans ce que feront M. le cardinal et M. le duc d'Estrées... pour mes intérêts. Il obtint le demi-gratis, et remercia avec effusion, se comparant à de la poussière et de la cendre, et à un petit enfant qui, attaché au sein de sa mère, y puise le lait nourricier. Ce remerciement fut écrit au moment où s'ouvrait l'Assemblée. Gêné comme il était, né complaisant d'ailleurs, aimant à plaire à tous, excepté aux ennemis de la foi catholique, il aurait mieux aimé aller faire sa première visite pastorale dans son diocèse de Meaux que de siéger à l'Assemblée. Le Roi, qui savait l'autorité de l'évêque et sa complaisance, le requit de se faire élire.

On veut que j'en sois, écrivit Bossuet. Il en fut, et même prononça le sermon de l'ouverture.

Ce sermon est une belle épopée embarrassée d'une plaidoirie médiocre. C'est aussi un document d'histoire. Il exprime la beauté de l'idéal catholique, comme il apparaissait à la foi éloquente de Bossuet. Et il fait bien voir que le problème proposé à l'Assemblée était insoluble.

Pour parler du haut de la chaire à tant d'évêques réunis, Bossuet avait trouvé dans sa mémoire biblique l'exclamation de Balaam regardant le camp d'Israël : Quam pulchra tabernacula tua, o Jacob, et lentoria tua, Israel ! Et c'est un vrai fragment de poème épique, la description de cette armée en marche au travers du désert vers la Terre promise : douze tribus sous leurs étendards, mais une seule armée, en ordre et discipline, et qui figure l'Église de Jésus-Christ. Dieu est au milieu d'elle, invisible ; Aaron et Moïse s'accordent pour la conduire. C'est le sacerdoce étroitement uni avec la magistrature ; tout en paix par le concours de ces deux puissances.

L'orateur entre ensuite au conseil de Dieu. Il écoute la conversation du Père et du Fils : Comme vous êtes en moi, et moi en vous, ô mon Père, ainsi qu'ils soient en nous ! Qu'ils soient un comme nous ! Et il commente : Je vous entends, ô Sauveur ! Vous voulez faire votre Église belle et vous commencez par la faire parfaitement une ! Mais il ne peut demeurer à cette hauteur : Une si grande lumière nous éblouirait. Descendons. Il arrive au chœur des anges, et là il admire le bel ordre qu'il rêve :

La lumière s'y distribue sans s'y diviser ; elle passe d'un ordre à un autre, d'un chœur à un autre avec une parfaite correspondance, parce qu'il y a une parfaite subordination. Les anges ne dédaignent pas de se soumettre aux archanges, ni les archanges de reconnaître les puissances supérieures.... Selon cet ordre admirable, toute la nature angélique a ensemble une immortelle beauté, et chaque troupe, chaque chœur des anges a sa beauté particulière, inséparable de celle du tout.

Descendons, plus bas encore, jusqu'à la terre : Cet ordre a passé du ciel à la terre, mais il y est troublé par le péché, par notre infirmité d'orgueil, qui nous arme les uns contre les autres. Comment se retrouver dans ce désordre ? Le dire est l'objet du sermon : Écoutez, voici le mystère de l'unité catholique, et le principe immortel de la beauté de l'Église. L'orateur annonce ses divisions : l'Église belle et une dans son tout ; l'Église belle et une en chaque membre ; la beauté particulière de l'Église gallicane dans ce beau tout de l'Église universelle.

Mais sa pensée, qu'il faut faire effort pour tirer hors du flot d'éloquence, est obscure volontairement. A la vérité, il soutient contre les docteurs de l'infaillibilité romaine l'institution divine des évêques. Le Seigneur, qui a dit à Pierre : Tout ce que tu lieras sera lié, tout ce que tu délieras sera délié, a donné le même pouvoir à tous les apôtres, dont les évêques sont les successeurs. A tous a été adressée la parole : Comme mon père vous a envoyés, ainsi je vous envoie. Donc on ne peut voir ni une puissance mieux établie, ni une mission plus immédiate. Même, comme preuve de cette égalité des apôtres, Bossuet relève que, Pierre ayant commis une faute dans la conduite de l'Église, Paul lui a dit en face qu'il ne marchait pas droitement selon l'Évangile. Même il rappelle — ce qui était plus hardi — que, si les hérésies n'ont pu prendre racine à Rome, elles y ont passé au temps d'un ou deux souverains pontifes. Il affirme que l'Église universelle est seule infaillible : La puissance qu'il faut reconnaître au Saint-Siège est si haute et éminente, si chère et si vénérable à tous les fidèles, qu'il n'y a rien au-dessus que toute l'Église catholique ensemble. Enfin, parlant de l'Église de France, il se réclame des anciennes règles et des anciens canons. Il demande la conservation de la puissance ordinaire à tous ses degrés, en laquelle conservation il voit les libertés de l'Église gallicane.

Mais au moment où il introduit l'Église gallicane d'un grand geste — Paraissez maintenant, Église gallicane, avec vos rois très chrétiens — ce qu'il célèbre en elle, c'est d'abord sa perpétuelle union avec l'Église de Rome : Nos saints prédécesseurs regardaient toujours l'Église romaine et se gouvernaient par ses traditions. A l'endroit où il a parlé des fautes et des erreurs commises à Rome, il a appelé Rome la chaire éternelle. Il a dit encore, célébrant la sécurité que donne à la foi catholique la perpétuité, la pérennité :

La foi romaine est toujours la foi de l'Église  ; on croit toujours ce qu'on a cru ; la même voix retentit partout, et Pierre demeure dans ses successeurs le fondement des fidèles. C'est Jésus-Christ qui l'a dit, et le ciel et la terre passeront plutôt que ses paroles.

Or, ce qu'on attendait de l'orateur et ce qu'il fallait qu'il dit, c'étaient les conditions de l'accord entre le chef et les membres. Et, à la fin d'une prosopopée superbe, où il admire la force de l'unité catholique, sa langue s'embarrasse : Voyez, dit-il à l'Église, Jésus-Christ votre chef vous mouvant d'en haut et vous unissant, mais vous mouvant et vous unissant par des instruments proportionnés, par des moyens convenables, par un chef qui le représente, qui vous fasse en tout agir tout entière et rassemble toutes vos forces dans une seule action....

Qu'est-ce que ces instruments proportionnés et ces moyens convenables ? Veut-il dire que l'Église se gouvernant elle-même, sous la présidence du Pape, l'instrument et le moyen de ce gouvernement est le concile universel ? Il rappelle en effet que ce fut la doctrine du concile de Constance, mais, ajoute-t-il, de ces maximes de Constance les esprits inquiets et turbulents peuvent se servir pour brouiller. Il espère que ne se produira pas la déplorable nécessité d'un concile œcuménique. Comment donc sera réglée la collaboration de l'Église avec le Pape ?

Au fond Bossuet pensait, et avec raison, que c'était affaire de bon sens et de bonne volonté. Il demandait au Pape de limiter lui-même sa puissance : L'Océan même a ses bornes dans sa plénitude, et, s'il les outrepassait sans mesure aucune, sa plénitude serait un déluge qui ravagerait tout l'univers. Le vrai dernier mot de sa pensée, c'est que l'unité de l'Église est un mystère : J'ai, Messieurs, à vous prêcher un grand mystère, le mystère de l'unité de l'Église ; Écoutez, voici le mystère de l'unité catholique.

Après qu'il eut accompli ce tour de force, d'avoir si bien parlé pour n'à peu près rien dire, Bossuet s'inquiéta de l'accueil que Rome ferait à son discours. Il expliqua sa conduite à un de ses correspondants romains :

En exposant avec tout le respect possible l'ancienne doctrine de France, je m'étudiai autant à donner des bornes à ceux qui en abusaient qu'à l'expliquer elle-même.... Les tendres oreilles des Romains doivent être respectées et je l'ai fait de mon mieux. Trois points les peuvent blesser : l'indépendance de la temporalité des rois, la juridiction épiscopale immédiatement de Jésus-Christ, et l'autorité des conciles. Vous savez bien que, là-dessus, on ne biaise pas en France  ; et je me suis étudié à parler de sorte que, sans trahir la doctrine de l'Église gallicane, je pusse ne point offenser la majesté romaine. C'est tout ce qu'on peut demander à un évêque français qui est obligé par les conjonctures à parler de ces matières....

J'ai été obligé, dit-il ; en un autre endroit il avait dit indispensablement obligé. Il pense, au fond, comme l'archevêque de Reims, que tout cela n'est pas si commode, et qu'il aurait mieux valu qu'on restât tranquille.

Cependant l'Assemblée se tira d'affaire convenablement. Elle ne fut pas toute servile. Le Roi avait été conseillé de lui signifier ses volontés pour qu'elle en prit acte simplement. Les choses ne se passèrent pas ainsi ; l'Assemblée fut saisie de la question, et elle en délibéra. Elle demanda au Roi une déclaration qui équivalait au renoncement à la régale spirituelle. Le Roi consulta son conseil. Des conseillers furent d'avis qu'il ne cédât rien  ; il céda quelque chose : Nul ne pourra être pourvu de bénéfices ayant charge d'âmes, s'il n'a l'âge, les degrés et autres qualités requises ; les pourvus de bénéfices, avant de faire aucune fonction, devront demander l'approbation et mission canoniques soit aux vicaires capitulaires, si l'épiscopat est encore vacant, soit à l'évêque, s'il y a un évêque nommé. L'Assemblée donna son consentement, le 3 février 168e, à l'édit ainsi dressé. Elle voulait, dit-elle, prévenir les divisions qu'une plus longue contestation pourrait exciter entre le Sacerdoce et l'Empire.

Le même jour, elle écrivait au Pape une longue lettre, où elle se félicitait de son œuvre. Elle rappelait que la sûreté des États est appuyée sur la pieuse union de la royauté et du sacerdoce ; que lorsque l'une des deux puissances attaque l'autre, toutes les deux sont en danger. Naïvement, elle priait le Pape de ne pas oublier à quel prince avaient affaire les évêques et lui-même : Très saint Père, nous vous prions d'être attentif pour considérer un peu quel roi nous avons. Plus naïvement, après avoir exposé la théorie des magistrats de France sur la régale, elle confessait : Les raisons dont se servent les magistrats ont fait de si fortes impressions sur leurs esprits qu'il n'est pas possible de les effacer. Ces raisons des magistrats, les évêques ne les proposaient pas comme indubitables, mais ils ne les rejetaient pas comme erronées et contraires à la foi. Enfin, ils conseillaient respectueusement au pontife de ne suivre que les mouvements de sa bonté, dans une occasion où il n'est pas permis d'employer le courage.

Le Roi se complimentait aussi. Il vantait le sacrifice qu'il avait fait à la paix : J'ai bien voulu me démettre en faveur de l'Église des plus beaux attributs du droit de régale, dont les rois mes prédécesseurs et même saint Louis ont toujours joui sans aucune opposition. Il attendait donc une meilleure disposition de la part de Sa Sainteté. Bossuet aussi trouvait l'expédient admirable. Il espérait que de Rome ne viendraient pas des difficultés.

Le Pape resta muet. Alors ceux qui avaient, comme dit Bossuet, la volonté d'humilier Rome, parmi lesquels était Colbert, pensèrent que l'occasion était bonne pour renouveler la doctrine de France sur l'usage de la puissance des papes. Bossuet, encore une fois, et plus fort, s'inquiéta ; mais il fut obligé d'entrer dans la commission qui prépara la déclaration, et même ce fut lui qui la rédigea finalement. Il fit encore une fois le possible pour ménager les tendres oreilles des Romains.

La Déclaration du 19 mars 1682 se compose de quatre articles. Le premier établit, sur l'autorité d'un texte de saint Paul, que les rois et souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique, par l'ordre de Dieu, dans les choses temporelles, et qu'ils ne peuvent être déposés ni directement ni indirectement par l'autorité des clés de l'Église. Cet article est clair. Le second traite de la plénitude de puissance que les papes ont sur les choses spirituelles ; il vise les décrets du saint concile œcuménique de Constance, et déclare : L'Église de France n'approuve pas l'opinion de ceux qui portent atteinte à ces décrets. Ce second article est moins franc ; les textes de Constance n'y sont pas cités, et la forme négative — n'approuve pas — est un adoucissement. Le troisième dispose que les règles, les mœurs, les constitutions reçues dans le royaume doivent être maintenues, et les bornes posées par nos pères demeurer inébranlables ; les termes sont vagues, aucune règle ni constitution n'étant invoquée. Le quatrième est presque inintelligible :

Quoique le Pape ait la principale part dans les questions de foi et que tous ses décrets regardent toutes les églises et chaque église en particulier, son jugement n'est pourtant pas irréformable, à moins que le consentement de l'Église n'intervienne.

Qu'est-ce que principale part et que regardent ? Et le consentement de l'Église, de quelle façon, sous quelle forme ?

Bossuet avait fait pour le mieux. Encore une fois, il espéra que Rome lui rendrait justice. Il se trompait encore une fois.

L'Assemblée reçut du Pape, en réponse à sa lettre du 3 février, un bref du il avril adressé à ses vénérables frères et fils chéris de l'église gallicane, où il leur disait à peu près qu'ils étaient des lâches. Il leur refuse le droit de dire qu'ils ont été vaincus, qu'ils ont succombé ; comment, en effet, peut succomber celui qui ne s'est pas tenu debout, être vaincu, qui n'a pas combattu ? Ce que vous écrivez, que vous avez été vaincus par les magistrats séculiers, nous voudrions, dit-il, l'effacer de vos lettres pour qu'il ne restât pas dans les actes du clergé gallican, au déshonneur éternel de son nom. Enfin, après avoir rappelé que c'est à Pierre que les clés ont été données et les brebis confiées ; que, s'il y a d'autres portiers du ciel et d'autres pasteurs de brebis, ceux-ci ont leurs troupeaux particuliers, tandis que toutes les brebis ont été confiées à Pierre, et que le successeur de Pierre est le pasteur non seulement des brebis mais des pasteurs, il conclut :

Nous improuvons, déchirons, cassons tout ce qui a été fait dans cette assemblée pour l'affaire de la régale.

L'Assemblée se cabra sous le fouet. Elle répondit au Pape, le 6 mai, par une protestation d'un début fier : L'Église gallicane se gouverne par ses propres lois ; elle en garde inviolablement l'usage. Elle se plaignit que, dans l'affaire de Pamiers, le Pape, par une procédure engagée contre l'archevêque de Toulouse, eût violé les droits les plus anciens de l'Église et les coutumes les mieux établies de l'État. A Rome, dit-elle, on prononce contre nous des jugements sans nous entendre  ; on y foule aux pieds notre juridiction épiscopale contrairement aux canons. Les termes vont s'exaspérant : liberté des églises asservies, honneur de l'épiscopat avili. C'est pourquoi l'Assemblée, bien qu'elle admire le pontife dont les mœurs ont tant de rapport avec la vie des premiers siècles de l'Église et qu'elle soit résolue à garder les liens d'un profond respect et d'une entière obéissance à la chaire de Saint-Pierre où elle reconnait l'excellence de la primauté, a résolu de protester par un acte public et solennel et de se décharger du blâme d'un honteux silence.

Deux jours après, le promoteur de l'Assemblée , accompagné d'un notaire et de deux huissiers de l'officialité de Paris, se présentait au domicile du Sieur Lauri, protonotaire apostolique et auditeur  de la nonciature, qu'il gérait en l'absence du nonce. Il voulut lui remettre la protestation. Le protonotaire refusa de recevoir un acte contraire au respect dû au Saint-Siège. Le promoteur glissa l'acte sur la table du Monsignor, et en remit signification à un domestique.

 

VI. — LA DISSOLUTION DE L'ASSEMBLÉE.

L'AVENTURE était extraordinaire. Une petite pierre — cette affaire de la régale — avait été jetée dans l'eau. Des cercles avaient couru à la surface, s'élargissant toujours. Les grands principes contradictoires avaient reparu et les grands personnages adverses, le Pape et les Églises particulières, le Pape et le Prince. Et l'Église de France eut raison de regretter la grandeur détruite de l'épiscopat, et le Roi de se ressouvenir des prétentions et des ambitions de la cour de Rome, et Rome de reprocher au clergé de France sa servitude ; car, si le clergé avait estimé que l'occasion n'était pas de celles où il est permis d'employer le courage, il n'avait pas témoigné que, de montrer du courage, il eût la moindre envie. Mais la conclusion de ce débat violent pouvait-elle être le schisme ?

Que l'origine de ces conflits eût été un accident médiocre, cela n'aurait pas empêché que les plus graves conséquences en sortissent — tout peut sortir d'à peu près rien, si le moment est venu d'une révolution ; — mais, à part quelques magistrats ou ministres qui acceptèrent certainement l'idée du schisme, et peut être le désirèrent, personne n'imaginait que la France pût rompre le lien qui l'attachait au siège de Rome. Même les évêques de cour, ou presque tous, se seraient refusés à la séparation. Enfin, et cela fut décisif, le Pape ne voulut pas rompre avec le Roi, ni le Roi rompre avec le Pape.

Le Pape était certainement mal informé de l'état des esprits en France, et de toutes les réalités. Il avait saisi l'occasion de parler grandement, comme les papes des temps passés. Il se persuadait que la régale était l'affaire de Dieu  ; la Vierge l'assurait qu'elle en prendrait soin. Comme il avait un langage hyperbolique, il disait volontiers qu'il aimerait mieux mourir, être écartelé, que d'abandonner rien de son droit. Mais il était trop timide au fond, trop fin aussi, trop de son pays et de sa fonction pour aller jusqu'aux extrêmes. Il parlait et laissait parler d'un schisme. Un cardinal lui représentant la possibilité et la gravité de l'événement, il répondit : Vous avez raison, mais, pour la France, elle est déjà détachée de nous, en dehors des quatre baïoques que nous recevons pour les bulles. Mais le cardinal répliqua : Outre les quatre baïoques qui ne font de mal à personne, ceci conserve l'autorité de Votre Sainteté sur les évêques. Cela montre leur dépendance et, sans cela, sans les bulles, plusieurs ne vous connaîtraient quasi pas. Saint-Père, l'affaire est de grande importance. Le Saint-Père ne pouvait pas n'en pas convenir. Un autre jour, un cardinal l'avertit que la perte de la France, si on avait le malheur de la faire, était mille fois plus considérable que celle de l'Angleterre et de presque tout le Nord, parce que la France est dans une telle situation que de son changement dépend la durée et la dignité du siège apostolique. Le Saint-Père ne pouvait pas ne pas le savoir.

S'il avait voulu chercher des raisons d'humilier Louis XIV, le Pape les aurait trouvées dans les scandales publics de la vie privée du Roi. Il s'en garda bien. Même, apprenant que M. de Montespan parlait de poursuivre en cour de Rome l'annulation de son mariage pour cause d'adultère de sa femme avec le Roi, il déclara cette idée ridicule et impertinente. Le Roi lui en sut gré. Encouragé par cette bienveillance, il demanda, le 2 février 1682, les dispenses nécessaires pour que son fils naturel et légitimé, le comte du Vexin, qui témoignait une grande inclination pour l'Église, pût recevoir les abbayes qu'il lui destinait :

Je m'assure, dit-il, que Sa Sainteté ne fera pas difficulté de m'accorder, pour une affaire qui me touche de si près, toutes les grâces qui dépendent d'Elle, tant pour le manque d'âge que pour ce qui peut regarder la naissance.

Le manque d'âge : ce futur abbé avait dix ans  ; la naissance : il était né d'un double adultère. Le Pape s'empressa d'accorder la dispense. Le Roi remercia  ; il n'a pas douté un moment, dit-il, que Sa Sainteté ne voulût lui accorder sa prière, mais il se sent obligé de sa promptitude :

Nous le considérons comme une marque de votre affection paternelle, à laquelle nous serons toujours aussi sensible que le demande de nous notre obéissance filiale envers Votre Sainteté, et nous prions Dieu, très saint Père, qu'il vous conserve longtemps au régime et gouvernement de notre sainte mère l'Église.

Cette lettre fut écrite le 17 avril 1682, au plus fort de la querelle. Il ne faut pas regarder les personnages historiques seulement quand ils sont en scène. En scène, ils déclament, ils causent dans la coulisse.

Tout d'un coup, cette affaire. obscurément commencée et devenue si éclatante, retomba dans une obscurité. Le 10 mai, deux jours après la signification faite au sieur Lauri de la protestation du Clergé, le Roi suspendit les séances de l'Assemblée, qui en fut surprise. Il est vrai qu'il continuait de parler très haut : Je laisserai, écrivait-il le 22 mai, à l'Assemblée du Clergé et à mes parlements la liberté tout entière de s'opposer aux entreprises de la cour de Rome,... en sorte que Sa Sainteté sera désabusée, mais peut-être trop tard, des faux avis qu'on lui a donnés. Mais, au même moment, on parlait à Rome d'une surséance des affaires de France, qui fut convenue en juin 1682. Le 29 juin, le Roi prorogea l'Assemblée jusqu'au 1er novembre, pour la raison que les évêques étaient absents depuis trop longtemps de leurs diocèses, et que, très occupé en ce moment par les affaires de l'État, il n'avait pas le temps de s'occuper de celles de l'Église. Le 1er novembre venu, il ne rappellera pas les évêques.

Louis XIV était entré dans l'affaire sans croire qu'elle le commettrait si gravement avec Rome. Le conflit s'était étendu au delà de toutes les prévisions. La manière pontificale et royale de parler au-dessus du ton naturel, l'habitude de grandiloquence et d'aigreur avait faussé le débat. Et, profitant des circonstances, quelques hommes, parlementaires et ministres, avaient rêvé de conduire très loin le Roi et l'Église de France : Si je les avais crus, aurait dit Louis XIV, j'aurais coiffé le turban. Il ne voulut pas les croire.

L'affaire n'était point close, ni la paix faite. La déclaration avait été enregistrée au Parlement. Un édit de mars 1682 avait prescrit l'enseignement des quatre articles dans tous les collèges, et l'obligation, pour tous les candidats aux grades théologiques, d'y souscrire et même de prendre un des articles pour sujet d'une de leurs thèses. Le Pape répliqua en refusant les bulles demandées pour les évêques choisis par le Roi parmi les députés qui avaient participé aux actes de l'Assemblée. Le Roi s'obstina à ne choisir les évêques que parmi ceux-là. Bientôt, quantité de sièges se trouvèrent vacants. Le Roi s'en émut ; il invita son ambassadeur à faire rentrer le Pape dans les justes réflexions qu'il doit faire sur toutes les fâcheuses suites que pourrait avoir une plus longue obstination. Il répéta cette menace, mais en l'adoucissant par un ton de doléance. La suite de cet te histoire montrera qu'il dut à la fin s'avouer vaincu ; mais déjà, au point où nous sommes arrivés, on voit bien que le progrès, espéré par quelques-uns, pour le pouvoir royal, ce pouvoir ne le ferait pas, et que, la question, plus haut posée, des relations entre l'État et la papauté, se trouve ainsi résolue : un État catholique ne peut clore sa frontière ; un roi catholique doit compter avec une autorité extérieure ; un catholique a deux patries, le pays où il est né, et l'Église universelle. L'Église de France, malgré le nationalisme gallican et le nationalisme parlementaire, demeurera internationale. Au reste, l'Église gallicane, cliente du Roi, domestiquée, asservie, et qui jamais plus ne se réunissait selon les formes canoniques, était une puissance déchue, à laquelle l'histoire ne peut s'intéresser. Quant au régime du sacerdoce royal, rêvé par l'avocat général Talon et qui aurait doublé d'un despotisme religieux un despotisme politique, il eût, été intolérable. La parole du Christ : Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu fut une parole libératrice. Avoir deux maîtres au lieu d'un, c'est un commencement de liberté.

 

 

 



[1] SOURCES. Recueil des actes, titres et mémoires concernant les affaires du clergé de France (en abrégé : Mémoires du Clergé), Paris, 1716, 12 vol. Collection des Procès verbaux des assemblées générales du Clergé de France depuis 1560 jusqu'à présent, Paris, 1767-1778, 9 vol. Duplessis d'Argentré, Collectio judiciorum de novis erroribus qui... in ecclesia proscripti sunt, Paris, 1724, 3 vol. Magnum Bullarium romanum, éd. Cherubini, Luxembourg, 1727-1742, 19 l. en 12 vol. Mention, Documents relatifs aux rapports du Clergé avec la royauté, de 1681 à 1705, Paris, 1893. Bossuet, Sermon sur l'unité de l'Église, dans les Œuvres oratoires de Bossuet, éd. Lebarq, Lille, Paris, 1892-1897, 7 vol. Isambert, Recueil..., tt. XVIII et XIX. Depping, Correspondance administrative..., t. IV. Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert (voir à l'index analytique les mots : Clergé, Concile, Régale). Rome, par Hanotaux, dans le Recueil des instructions données aux ambassadeurs de France, t. I, Paris, 1888. De nombreux documents diplomatiques sont cités ou analysés par Gérin, Recherches historiques sur l'assemblée du Clergé de France de 1682, 2e éd., Paris, 1870, par Michaud, Louis XIV et Innocent XI, d'après les correspondances diplomatiques inédites du ministère des Affaires étrangères de France, Paris, 1882-1883, 4 vol., par Chantelauze, Le cardinal de Retz et ses missions à Rome, Paris, 1879 ; par Cauchie, Le gallicanisme en Sorbonne, dans la Revue d'histoire ecclésiastique, tt. III et IV (1902-1904).

Les correspondances et mémoires du temps, notamment les Lettres de Mme de Sévigné (collection des Grands Écrivains de la France), de Bossuet dans ses Œuvres, éd. Lachat, Paris, 1875, 31 vol., aux tt. XXVI-XXX. Les Mémoires et les Lettres du cardinal de Retz, dans ses Œuvres (collection des Grands Écrivains). Les Mémoires du P. Rapin, éd. Aubineau, Paris, 1865, 3 vol. ; de l'abbé Legendre, éd. Roux, Paris, 1863 ; de l'abbé Ledieu, éd. Guettée, Paris, 1856, 4 vol. ; les Mémoires de Louis XIV pour l'instruction du Dauphin, éd. Dreyss, Paris, 1860, 2 vol. Le Journal d'O. Lefèvre d'Ormesson (collection des documents inédits).

OUVRAGES. L.-E. Dupin, Histoire ecclésiastique du XVIIe siècle, Paris, 1727, 4 vol. Ranke, Die Romischen Päpste in den letzten vier Jahrhunderten, 7e éd., Leipzig, 1878, 3 vol. Les livres plus haut cités de Gérin, Michaud, Cauchie, Abbé Loyson, L'assemblée du Clergé de France de 1682, Paris, 1870. Philipps, Das Regalienrecht in Frankreich, Halle, 1873. De Bausset, Histoire de Bossuet, Versailles, 1814-1819, 4 vol. Rébelliau, Bossuet, 2' éd., Paris Hachette, 1905. Buonamici, De vita et rebus gestis Innocentii XI, Rome, 1876. Berthier, Vita del Innocentio XI, Rome, 1889.

[2] Le Pape et le Roi se disputaient l'influence sur la Faculté, dont l'histoire est à ce moment très curieuse.

[3] Voir sur cette affaire, qui fit grand bruit, et sur les écrits pour et contre l'infaillibilité : Gérin, Recherches historiques sur l'assemblée de 1683, et Cauchie, Le Gallicanisme en Sorbonne, cités plus haut. Voir aussi Bouix, La Faculté de théologie de Paris, de 1663 à 1681, dans la Revue des Sciences ecclésiastiques, au t. VIII. — En 1663, la Sorbonne fit une déclaration de principes gallicane en six articles qui est comme le prototype de la Déclaration gallicane dont il sera parlé plus loin. Voir aussi Allier, La Cabale des dévots, pp. 370 et suiv.

[4] Œuvres d'Omer et de Denis Talon, Paris, 1821, 6 vol. Roux, Omer et Denis Talon, Agen, 1893.

[5] Au reste, que le Roi le voulût ou non, la dispute sur l'infaillibilité continuait, comme on voit par la correspondance du nonce Bargellini (Cauchie, op. cit.). La Sorbonne discute à nouveau la question de la supériorité des conciles. Le Roi essaie d'apaiser cette polémique (1668-69). Au même moment, les évêques entrent en conflit contre les réguliers et sont soutenus par le Parlement et par le Gouvernement. L'évêque d'Agen, Claude Joly, entre autres, veut obliger les Jésuites à lui demander chaque année la permission de prêcher et de confesser (1668). Le Parlement rend un arrêt conforme (mars 1669). Le nonce écrit : Dans cette grave affaire, j'ai le Roi, les ministres, les évêques et tout le monde contre moi (mars 1669). Une bulle pontificale ayant réglé les privilèges des réguliers (juin 1670), la publication en est interdite (sept. 1670). Dans ces affaires, gallicans et jansénistes opéraient ensemble contre les ultramontains.