HISTOIRE DE FRANCE

TOME PREMIER. — TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE.

CONCLUSION.

LA CENTRALISATION ET LA VIE D'AUTREFOIS.

 

I. - LES ROUTES.

IL ne saurait être question, à la fin de ce travail, de tirer toutes les  conclusions historiques qu'il peut suggérer. Ce tableau géographique ne doit pas usurper sur l'introduction historique, ni sur toute l'œuvre dont il est la préface.

Je voudrais seulement attirer l'attention sur un point, de grande importance il est vrai : les changements éprouvés suivant les époques par le système des routes. Une comparaison fondée sur ces faits permet de bien saisir l'action de l'histoire sur les rapports entre l'homme et le sol. Elle isole, en quelque sorte, cette influence. L'intervention des causes d'ordre politique et purement humaine s'y dégage nettement, parmi toutes celles qui s'exercent sur les relations. Il s'agit, en effet, de voies de communication formant un système. Ce n'est donc plus l'état élémentaire d'une contrée où les communications mal reliées entre elles obéissent surtout à des rapports locaux. Un système de routes suppose un développement politique avancé, dans lequel les moyens de communication sont combinés entre eux, tant pour assurer à l'État le libre emploi de ses ressources et de ses forces, que pour mettre la contrée en rapport avec les voies générales du commerce. L'histoire a déjà marqué là-dessus son action ; elle s'imprime directement sur ce réseau, qui est comme l'armure dont elle revêt la contrée.

Il suffira de mettre sommairement sous les yeux le tableau du système de routes à deux époques assez éloignées pour accentuer les différences : d'abord sous la domination romaine, puis à la fin du XVIIIe siècle.

On ne peut parler d'un système de routes dans notre pays qu'à partir de la domination romaine. Sans doute un grand nombre de voies romaines s'adaptèrent à une circulation antérieure, qui était loin d'être inactive. Mais elles la systématisèrent ; et c'est là précisément ce que fait ressortir le tableau, si incomplet qu'il soit, qu'on peut tracer à l'aide des itinéraires. Elles constituèrent un réseau, auquel fut assigné un centre. Lyon, dit Strabon, est le centre des Gaules : entendez d'une contrée dont la Méditerranée et les Alpes, le Rhin et l'Océan forment le cadre. De grandes voies transversales se greffent sur un tronc qui suit la vallée du Rhône ; elles gagnent le Pas de Calais, l'embouchure de la Seine, celles de la Loire, de la Charente et de la Gironde. Le tracé général se rapproche distinctement des principales directions fluviales. Nettement se traduit l'idée-maîtresse que les anciens s'étaient formée de notre pays : médiateur naturel entre l'Italie et l'Océan.

Quelques traits cependant sont à remarquer. Ainsi l'importance particulière de la région entre la Seine, la Meuse et l'Escaut, base des relations avec l'île de Bretagne et avec les pays rhénans, se dessine déjà par le resserrement des mailles du réseau. Les avantages inhérents à la position de Paris se laissent entrevoir ; toutefois rien encore n'annonce clairement la prédominance future de ce point. C'est plus au Nord que se trouvent les nœuds principaux de communication.

Ce que furent ces voies romaines dans la vie passée de notre pays, nous avons eu souvent l'occasion de l'exprimer. Elles régirent longtemps le commerce, les expéditions militaires, le développement des foires et des villes. Les intérêts qui s'y étaient fixés ou qui s'appuyaient sur elles, s'opposèrent sans doute pendant longtemps à des modifications ultérieures inspirées par des intérêts nouveaux. Ceux-ci pourtant prévalurent à la longue et imposèrent un notable changement à la physionomie du réseau. Quand on compare au système des voies romaines celui qu'avait accompli à la fin du XVIIIe siècle la monarchie française, on dirait un feuillet sur lequel on aurait tiré des épreuves différentes.

Le réseau de voies postales, organisé par Colbert et perfectionné par le Corps des Ponts et Chaussées de Louis XV, comprend toutes les voies du Royaume sur lesquelles une circulation régulière, et rapide à la mesure du temps, était assurée. Il est antérieur à la grande révolution qui a transformé la vie moderne : nous voulons parler, non de la révolution politique, mais de celle qui s'est opérée dans les moyens de transport au milieu du XIXe siècle. On avait fait d'assez grands progrès à la fin du XVIIIe siècle pour la rapidité des voyages[1] ; cependant les résultats atteints à cette époque seraient aujourd'hui de nature à nous faire sourire. A la fin du XVIIIe siècle et encore au commencement du me, la circulation des choses, sinon des hommes, restait assujettie aux mêmes difficultés et aux mêmes lenteurs que par le passé. On ne soupçonnait pas encore quelle intensité d'attraction des contrées, même éloignées, peuvent exercer les unes sur les autres.

C'est surtout une conception politique qui fait la différence entre le réseau romain et le réseau monarchique de la fin du XVIIIe siècle. Examinons-le en effet : les voies qui se dirigeaient directement du Rhône vers l'Océan, de la Saône vers les Pays-Bas, semblent avoir subi une torsion. Elles se détournent vers Paris, s'y nouent ; elles décrivent tout autour une sorte de toile d'araignée. Comme les tentacules d'un polypier, elles s'allongent en tous sens. L'intervalle vide s'accroit avec l'éloignement de la capitale ; il devient énorme vers l'Ouest et le Midi. Au Sud de la Loire, il n'y a que deux routes unissant la vallée du Rhône à l'Océan, l'une par Clermont, l'autre par Toulouse.

Certaines directions fondamentales n'ont pas entièrement disparu : on retrouve encore, par Langres, Chaumont et Reims, une des voies directes unissant la Bourgogne aux Flandres. Mais ces courants d'autrefois ont cessé de se marquer aussi fortement dans la physionomie générale du réseau. On peut en dire autant des rapports directs entre les Alpes et l'Océan, de l'ancienne Province romaine avec l'Aquitaine. Plusieurs causes qui avaient eu de grands effets sur les rapports réciproques des hommes et sur la tournure prise par la civilisation, ont ainsi passé à l'arrière-plan. Parmi un certain nombre de traits qui subsistent, il en est qui n'apparaissent qu'à demi effacés. Et la disparition de tels ou tels anciens rapports emporte avec elle l'explication de nombre de faits historiques.

D'autres traits se sont accentués. Telle est l'importance que prend le réseau vers le Rhin et la mer du Nord. Déjà les voies romaines manifestaient cette idée stratégique. La frontière de Vauban multiplie les routes, renforcées encore, en Alsace comme en Flandre, par des canaux ou des fleuves.

Ce système de routes est, en somme, un type de centralisation. Quels que soient les avantages inhérents à la position géographique de la capitale, il n'y a aucune parité entre eux et les conséquences qui en sont sorties. Le Bassin de Londres, avec des avantages en grande partie semblables à ceux du Bassin de Paris, n'a pas été centralisateur au même degré. Un poids jeté dans la balance a troublé, chez nous, l'équilibre des causes géographiques. Des affinités naturelles ont été exagérées. Ce n'est plus la géographie pure, mais de l'histoire qui se laisse voir dans cet organisme concentré, replié sur lui-même, jaloux de ramener vers un foyer et d'y retenir la vie éparse sur l'étendue de la contrée. Une individualité plus ramassée a succédé à celle qui s'exprime dans le réseau antérieur. Le système s'est nationalisé ; on y sent une tension qui est le résultat artificiel de la politique et de l'histoire.

Il serait intéressant de pousser la comparaison au delà. Nous nous contenterons d'indiquer que l'examen du réseau de voies ferrées, surtout depuis cinquante ans, marque une tendance à s'écarter du type précédent. Des indices de rapports nouveaux, de changements dans la valeur réciproque des contrées, se laisseraient tirer de l'étude analytique des voies de communication, canaux ou chemins de fer, telles que la France du XIXe siècle a été conduite à les constituer.

Tenons-nous-en à la comparaison des deux époques entre lesquelles a évolué notre histoire : il est clair qu'elle s'est développée dans le sens de la centralisation. La position de la France y a certainement poussé. Chez une contrée en contact avec cinq ou six États différents, on pouvait s'attendre à ce que l'action humaine s'exerçât fortement dans un sens tout politique, à ce qu'elle tendit à l'excès les ressorts. Le sens du danger extérieur s'imposait. La France est située de telle sorte que le soleil ne peut y décliner sans qu'elle voie grandir sur elle l'ombre des nations voisines.

Il en est résulté que, parmi les énergies contenues dans le sol natal, une partie s'est oblitérée, pendant que d'autres ont été mises en évidence et que parfois même les conséquences en ont été outrées. Notre histoire obéit à une sorte de logique, qui insiste sur certaines aptitudes géographiques, qui subordonne les autres et les tient à l'arrière-plan. Celles-ci restent alors sans effets, ou plutôt s'expriment par des indications fugitives. On peut dire que la physionomie de l'histoire de France ne se dégage complètement que si l'on tient compte des causes qui n'ont pas trouvé fortune. Il ne manque pas d'échappées subites par lesquelles nous sommes avertis qu'à travers l'ordonnance générale des faits, des causes agissent parallèlement ou à contre-courant. Ce qui parait épisodique, accidentel, n'est souvent que la revanche de causes géographiques gênées dans leur action.

Plusieurs fois nos mers semblent protester contre l'oubli auquel les condamne le tour général de notre politique. Dieppe, La Rochelle, jettent un vif éclat ; mais elles passent à travers notre histoire comme des météores. La vie urbaine, après s'être éveillée avec énergie dans le Nord de la France, s'affaiblit sans nous avoir donné ce type de civilisation qu'elle a légué à la Flandre, à une partie de l'Italie et de l'Allemagne. Les rapports se sont noués entre Paris et les provinces, mais au détriment de ceux que les provinces entretenaient les unes avec les autres. Ainsi les relations fécondes qui avaient existé entre l'Est et l'Ouest de notre pays, des Alpes à l'Océan, se sont atténuées au point qu'elles ne sont plus guère qu'un souvenir historique.

L'histoire de notre pays nous fait assister à un riche développement de dons variés, mais elle ne nous fournit qu'une traduction incomplète des aptitudes de la France. Nos générations auraient tort de se complaire au spectacle du passé au point d'oublier que dan s nos montagnes, nos fleuves, nos mers, dans l'ensemble géographique qui se résume dans le mot France, bien des énergies attendent encore leur tour.

II. — LA VIE D'AUTREFOIS.

Mais revenons à la France d'autrefois, puisque l'œuvre dont nous venons d'écrire l'introduction géographique s'arrête à la date de la Révolution.

Il ne faudrait pas non plus exagérer les effets de cette centralisation sur la vie de notre ancienne France. Elle a obstrué plutôt que tari certaines sources d'activité. Sous le filet dont elle enveloppait la France, la vie de la contrée subsistait variée, multiple, s'échappant par toutes les mailles. Le sentiment de cette vie s'éloigne de plus en plus de nous. Ce n'était pas une chose qui s'exprimât directement par des faits, mais l'atmosphère même dans laquelle se formaient les idées et s'entretenaient les habitudes. Pour s'en rapprocher aujourd'hui, il convient de poursuivre dans le détail les manifestations de la vie locale, d'entrer autant que possible dans l'intimité de la contrée. C'est ce que nous nous sommes proposé dans les descriptions qui précèdent. Elles ont pour but de dissiper une partie du voile qui chaque jour va s'épaississant entre la vie d'autrefois et celle d'aujourd'hui.

On entrevoit alors le fond sur lequel se détachent d'autres personnages que ceux dont s'entretenaient la Cour et la Ville : le paysan, le bourgeois agriculteur, le petit noble vivant sur ses terres ; artisans obscurs de l'utile besogne qui ne s'interrompt jamais ; ceux qui ont maintenu la France et plusieurs fois l'ont restaurée. Tout ce monde se tient. De la campagne à la petite ville rurale, où le bourgeois passe une partie de l'année, se nouent les relations de foires et de marchés. La petite ville recrute son aristocratie dans un monde de propriétaires, d'ecclésiastiques et de gens de loi. Elle a fourni à l'ancienne France de petits centres sociaux, dont les railleries même auxquelles ils étaient parfois en butte, prouvent l'existence. Et à travers ces classes sociales la pensée atteint et découvre ce qui en est le fond et la raison d'être, le sol français. Lui aussi est un personnage historique. Il agit par la pression qu'il exerce sur les habitudes, par les ressources qu'il met à la disposition de nos détresses ; il règle les oscillations de notre histoire.

Parmi les causes qui obscurcissent pour nous le sentiment du passé, la principale tient précisément à un changement d'habitudes. L'histoire de l'ancienne France s'est déroulée pendant une période où les rapports entre la puissance humaine et les obstacles de pesanteur et de distance, étaient tout différents d'aujourd'hui. Les moyens qui permettent aux produits d'être transportés en masse et avec régularité d'une partie de la terre à une autre, n'existaient pas. Aussi ne pouvait-il entrer dans l'idée de personne qu'une contrée pût confier à une contrée éloignée le soin de nourrir ses habitants. Chacune restait comme un petit monde en soi veillant à sa propre subsistance. Ici l'on craint de manquer de blé ; là de manquer de bois[2] ; et l'on prend ou sollicite des mesures préservatrices. Dans cet état, l'estime et la confiance vont exclusivement à la terre. Dans la psychologie de l'ancienne France la prééminence de l'agriculture comme forme de travail et de richesse est une idée de sens commun. Entre le paysan qui ne quitte pas le sol et le bourgeois ou petit gentilhomme qui va vivre dans la ville voisine du revenu de ses terres, il y a différence d'habit et d'éducation et aussi différence de conditions sociales ; mais les sources de l'avoir et de la vie sont les mêmes. Voyez le sens expressif que prend pour le peuple de France le mot héritage ; il se matérialise dans la terre ; dans la langue de Jeanne d'Arc, il s'applique au Royaume même. Du laboureur ou du métayer au bourgeois et au noble existe une hiérarchie terrienne se superposant et, faut-il ajouter, se dédaignant mutuellement. Sur les transactions et les litiges auxquels donne lieu la terre, s'échafaude la classe coûteuse des gens de loi, autre caractéristique, non la plus enviable, de l'ancienne France.

De ces choses d'autrefois, le paysan seul, dépositaire et conservateur des idées anciennes, garde encore quelques traces. Par lui on peut, quoique de moins en moins chaque jour, se rendre compte de ce qu'était jadis l'existence de la très grande majorité de la population de la France. Elle se composait d'une trame continue d'occupations revenant périodiquement, et qui directement ou indirectement, qu'il s'agit de travail agricole ou d'industries domestiques, se rapportaient toujours à un même objet, la terre. Les artistes inconnus qui ont animé de leurs sculptures les portails de nos vieilles cathédrales, se sont plu quelquefois à retracer les scènes qu'amenait ainsi le retour de chaque saison ou de chaque mois. C'est que leurs contemporains aimaient à retrouver dans ces sculptures, comme le font encore nos vieux paysans dans les almanachs qui leur sont restés chers, l'image des travaux et des jours, l'expression régulière d'une vie à laquelle suffisaient les changements qu'amènent le cours du soleil et les renaissantes métamorphoses de la terre suivant les saisons.

Ni le sol ni le climat n'ont changé ; pourquoi cependant ce tableau parait-il suranné ? pourquoi ne répond-il plus à la réalité présente ?

Nous sommes amenés par là au seuil d'une question que nous ne devons ni ne voulons ici aborder. Disons seulement qu'il n'y a rien dans ce qui arrive qui ne soit conforme aux faits que nous avons déjà eu occasion de reconnaître. Une contrée, — la France moins que toute autre, — ne vit pas seulement de sa vie propre ; elle participe à une vie plus générale qui la pénètre ; et la pénétration de ces rapports généraux ne peut qu'augmenter avec la civilisation même. Lorsque se produisent de grandes révolutions économiques, comme celles que les découvertes du XIXe siècle ont amenées dans les moyens de transport, quels habitants du globe pourraient se flatter d'échapper à leurs conséquences ? Elles atteignent la chaumière du paysan comme la mansarde de l'ouvrier. Elles se répercutent dans les salaires, la vente des produits du sol, la durée des occupations rurales. De telles transformations sont de nature à entraîner des conséquences que l'esprit humain peut difficilement mesurer.

Nous croyons fermement que notre pays tient en réserve assez de ressources pour que de nouvelles forces entrent en jeu et lui permettent de jouer sa partie sur l'échiquier indéfiniment agrandi, dans une concurrence de plus en plus nombreuse. Nous pensons aussi que les grands changements dont nous sommes témoins n'atteindront pas foncièrement ce qu'il y a d'essentiel dans notre tempérament national. La robuste constitution rurale que donnent à notre pays le climat et le sol est un fait cimenté par la nature et le temps. Il s'exprime par un nombre de propriétaires qui n'est égalé nulle part. En cela réside, sur cela s'appuie une solidité, qui peut-être ne se rencontre dans aucun pays au même degré que chez nous, une solidité française. Chez les peuples de civilisation industrielle qui nous avoisinent, nous voyons aujourd'hui les habitants tirer de plus en plus leur subsistance du dehors ; la terre, chez nous, reste la nourricière de ses enfants. Cela crée une différence dans l'attachement qu'elle inspire.

Des révolutions économiques comme celles qui se déroulent de nos jours, impriment une agitation extraordinaire à rame humaine ; elles mettent en mouvement une foule de désirs, d'ambitions nouvelles ; elles inspirent aux uns des regrets, à d'autres des chimères. Mais ce trouble ne doit pas nous dérober le fond des choses. Lorsqu'un coup de vent a violemment agité la surface d'une eau très claire, tout vacille et se mêle ; mais, au bout d'un moment, l'image du fond se dessine de nouveau. L'étude attentive de ce qui est fixe et permanent dans les conditions géographiques de la France, doit être ou devenir plus que jamais notre guide.

 

FIN DU TOME PREMIER - I

 

 

 



[1] Durée de quelques trajets en 1765 : De Paris à Lille, 2 jours ; à Besançon, 7 jours ; à Nancy, 8 jours ; Rennes, 8 jours ; Nantes, 9 jours ; Marseille, 12 jours ; Toulouse, 16 jours.

[2] Par exemple, cahier des doléances du bailliage d'Epte, en 1789, demandant la suppression des usines établies sans permission, le prix du bois ayant presque doublé.