HISTOIRE DE FRANCE

TOME PREMIER. — TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE.

DEUXIÈME PARTIE. — DESCRIPTION RÉGIONALE.

LIVRE III. — L'OUEST.

 

II.

CHAPITRE PREMIER. — LES CONFINS DE LA BRETAGNE.

VERS son extrémité orientale le Massif de l'Ouest se termine par une zone bordière qui, par Angers, Sablé, Sillé-le-Guillaume, gagne les sources de la Mayenne et de là, par le Bocage normand, se lie au Cotentin. Elle forme la transition entre la Bretagne et les parties limitrophes de la Normandie, du Maine et de l'Anjou. La nature du Massif primaire s'y manifeste par une tonalité générale plus sombre, l'abondance des arbres, la profusion de petites sources et de ruisselets coulant sur des lits pierreux. Mais çà et là une agriculture plus riche et des produits plus variés évoquent le souvenir de contrées différentes. Il a toujours été dans les destinées de cette région de servir, sous une forme ou sous une autre, de marche-frontière. Au reste, cette zone bordière manque d'unité ; des ondulations alternatives de plis longitudinaux s'y succèdent, orientées de l'Est à l'Ouest, et circonscrivant plusieurs petits bassins, comme ceux d'Angers et de Laval.

Le plus méridional est celui d'Angers. Ici surtout est marqué nettement le caractère de marche-frontière. Quand les Normands poussaient leurs expéditions par la Loire, quand les Bretons sortaient de leur péninsule, ou que les Aquitains se révoltaient contre les rois Carolingiens, Angers était le grand point stratégique. L'importance historique de l'Anjou vint de là. Les ancêtres des Capétiens ont été marquis d'Anjou ; en lutte perpétuelle contre Bretons, Normands et Aquitains, ils étaient les vrais chefs militaires du royaume dont Hugues Capet allait devenir le roi.

Le Bassin d'Angers est séparé de celui de Laval par des bandes parallèles de grès que la Mayenne traverse en aval de Château-Gonthier. La jolie et sombre rivière arrose à Laval une terre fertile. Les fours à chaux qui se multiplient annoncent que son sol est pourvu d'éléments qui manquent aux régions voisines.

Le Bassin de Laval, cette marche du Maine fut, avant la Révolution, la limite entre les pays où se percevait la gabelle, et la Bretagne, pays de franc-salé, qui en était exempte. Ces terrains fourrés, entrecoupés de bois et d'étangs, se prêtaient trop bien à la contrebande, pour que celle-ci ne s'enracinât dans la contrée. Entre Laval et Vitré, on peut voir ce qui reste encore, près de Port-Brillet, du fameux bois de Misedon, bien humanisé aujourd'hui, mais jadis de mine suspecte, avec ses taillis de houx et de genêts qui cachent un homme à quelques pas et ce sol tapissé de mousse qui étouffe tout bruit. Ces frontières de faux-sauniers étaient comme un pays d'anarchie, et une terre promise de vagabonds. Trop souvent ils y faisaient la loi. La vie d'aventures profitait des sournoises retraites de ces fourrés, de l'isolement des closeries livrées aux surprises et aux agressions du plus fort. La chouannerie y naquit de la contrebande, qui avait elle-même pour complice la nature du pays, prompte, au moindre relâchement des liens sociaux, à retourner vers la sauvagerie primitive.

Au nord du Bassin de Laval, les lignes maîtresses du plateau septentrional surgissent brusquement au-dessus des campagnes ou plaines calcaires de Conlie, Alençon, Séez et Argentan. Les forêts de Sillé, de Multonne, d'Écouves, de Perseigne, premiers avant-coureurs des chaînes ou bandes qui le sillonnent, étonnent par leur rigidité plus encore que par leur hauteur, bien que celle-ci ne soit pas dépassée dans l'Ouest. Échines de grès injectées de roches éruptives, elles conservent des forêts sur leurs flancs ; mais sur l'étroite crête, le sol de grès dénudé ne porte plus guère que des taillis et des pins. Dans les creux ou bas-fonds l'humidité fait éponge ; et c'est d'innombrables ruisselets suintant à travers les bruyères que se nourrissent les premières eaux de la Mayenne.

Bientôt les tronçons de chaînes se combinent. Les crêtes de la forêt d'Andaine se relient aux barres moins élevées, mais toujours très nettes en leur rigidité, qui s'allongent entre Domfront et Mortain, et au delà vers Avranches. Au-dessus du modelé presque amorphe des schistes décomposés, ces barres soutenues de grès marquent le paysage d'un trait vigoureux. Les rivières préexistantes à leur mise en saillie ont réussi à maintenir leur lit à travers l'obstacle : la Varenne à Domfront, la Cance à Mortain suivent des brèches où la rivière s'avise pour un instant de jouer au torrent. Du haut de ces barres on domine et surveille de grandes étendues ; des tours, des châteaux et des villes y ont pris place en vedette, profitant des escarpements subits au pied desquelles les eaux rapides et claires s'offraient en outre à l'industrie humaine. Des sites urbains, dont le pays est ailleurs fort dépourvu, se sont ainsi formés. On les voit à Vire, Falaise, Fougères, comme à Domfront ou Mortain : les unes, villes éteintes, se contentant d'étaler leurs jardins en pente sur les restes de leurs vieux remparts ; d'autres se transformant, ayant puisé dans la force vive des eaux un renouveau de vigueur.

C'est cette ligne de hauteurs qui sépare du Bassin de Laval le Bocage normand, analogue au Bocage vendéen, mais avec la nuance spéciale qu'un autre climat, d'autres rapports de contiguïté et de voisinage lui communiquent. Sous le réseau d'arbres les brouillards s'épaississent et entretiennent l'humidité sur le sol. Les divers plans du paysage se détachent dans la brume, et s'estompent en dentelures boisées les unes derrière les autres. Partout, à travers les arbres brille la prairie. Le bétail, sans autre gardien que les haies, semble maître du pays. Car le regard peut rarement s'étendre ; et du spectacle de la vie rustique qui se poursuit paisiblement tout autour, il ne saisit que quelques détails. Toutefois il ne manque pas de signes par lesquels se manifestent les propriétés intimes du climat et du sol. La végétation d'arbres étale une variété d'essences qu'elle est loin d'avoir dans les plaines voisines. Parmi les genêts et les fougères la fréquence des houx, du lierre, des lauriers, pourrait faire soupçonner au voyageur, du fond des cavées où il est emprisonné, le voisinage de l'Océan, quand même il ne verrait pas les grands nuages qui passent au-dessus de sa tête, et l'aspect souvent orageux du ciel.

C'est entre Saint-Lô, Vire, Falaise, Écouché, Domfront, que s'est à peu près localisé le nom de Bocage normand. Non que l'aspect bocager ne se retrouve ailleurs ; mais ici, comme en Poitou, le contraste immédiat avec les plaines ou campagnes contiguës a suscité des noms distinctifs. C'est la terre brune succédant au sol clair, le fouillis d'arbres aux espaces découverts, la maison de torchis ou de schistes aux maisons de pierre et aux brillants édifices ; le pays maigre au pays gras. Dès le temps du vieux poète du Roman de Rou, la division paraissait fondamentale :

Li paisan et li vilain,

Cil des boscages et cil des plains.

C'était une de ces populations, comme il y en avait plusieurs dans l'ancienne France, que la pauvreté avait rendues ingénieuses. Habiles à combiner les petits profits, à suppléer à l'abondance par la diversité des produits, à joindre aux ressources de la petite culture celle de la petite industrie et de profits cueillis au dehors, les Bocains se tiraient d'affaire ; car, disait d'eux l'intendant de Foucault, leur naturel est assez vif. L'industrie trouvait un aliment dans ce sol ferrugineux, parmi cette abondance d'eaux courantes. Ces petites forges que montre Lenain, dont le forgeron aidé d'un petit garçon compose le personnel, pouvaient s'y multiplier grâce au minerai et au charbon de bois. Peu de rivières dont les eaux ne servissent à mouvoir des moulins, à préparer des peaux, blanchir des étoffes ; peu de hameaux où ne retentit autrefois le battement des métiers, souvent égayé de quolibets et proverbes dont chacun avait sa part. La quincaillerie régnait à Sourdeval, Tinchebray ; la chaudronnerie à Villedieu-les-Poêles. Chaque village avait sa spécialité ; et ces spécialités mêmes contribuèrent, comme en Bretagne, à former des villages[1]. Chaque année les muletiers bretons venaient chercher les produits de ces industries domestiques, qui prenaient le chemin de Granville ou de Saint-Malo ; tandis qu'au printemps des troupes de fondeurs ou chaudronniers ambulants sortaient du pays pour se répandre jusqu'aux extrémités de la France, et faire connaître au loin le nom de Bocains.

Ces barres de grès ou de granit qui, vers Alençon et Argentan, se dégagent des formations plus récentes par lesquelles, vers l'Est, elles sont recouvertes, se poursuivent jusqu'à la côte. Ce sont elles qui, à Avranches, se parent de végétation avant de se perdre dans les marais et les grèves ; qui, à Granville, projettent le roc où la ville serre avec méfiance ses maisons grises. Mais elles ne se terminent pas en réalité sur la côte. Elles plongent sous les flots, et la continuité des plis, à travers l'archipel normand jusqu'à la péninsule bretonne, est en partie dissimulée. Les portions que la mer ne dérobe pas au regard se décomposent en îles ou s'émiettent en écueils frangeant les côtes. Ces innombrables découpures sont les saillies émergées du socle continental envahi par la mer. C'est ainsi qu'entre la Bretagne et le Cotentin s'enfonce un grand golfe, qui a quelque chose d'un viii scandinave par sa forme générale et par les découpures qui le bordent. Les côtes se rapprochent graduellement. Du haut des flèches effilées de la cathédrale de Coutances on aperçoit au large Jersey dans la brume. Enfin les deux rivages s'enlacent en une immense courbe autour du roc du Mont Saint-Michel.

Le site est solennel. Là se rencontrent et se sont heurtés deux peuples, deux races : Normandie et Bretagne. Leurs luttes ont disjoint, jusqu'à la réconciliation dans la patrie commune, ce que la nature paraissait unir. Encore même îles et continent ont suivi des fortunes diverses. Ne semble-t-il pas pourtant que la nature dans cette combinaison de côtes et d'îles avait disposé les éléments d'une puissance commune, d'une sorte d'amphictyonie maritime dont le Mont Saint-Michel eût été l'autel ? Peut-être une ambitieuse vision d'unité traversait-elle l'esprit du Breton Nomenoé, quand, au IXe siècle, voulant constituer une Église indépendante de la métropole de Tours, il choisissait l'évêché de Dol, près du point d'intersection des deux rivages, pour y placer le siège archiépiscopal de la péninsule.

 

CHAPITRE II. — LA BRETAGNE.

I. — L'INTÉRIEUR.

A la hauteur du 4e degré de longitude Ouest, vers Dol, Rennes et Nantes, la Bretagne se détache du Massif primaire. Elle semble alors s'élancer au large. Elle s'enfonce, comme un coin, sur un développement de 280 kilomètres, entre la Manche et l'Atlantique, s'écartant ainsi de plus en plus des grandes voies intérieures et de l'ensemble du sol français. Elle va accentuant son autonomie dans le réseau fluvial, dans le climat, le système de routes. Lorsque finalement elle expire sur l'Atlantique, elle est assez écartée du corps continental pour prendre rang au nombre des contrées de l'Ouest, des Hespéries, eussent dit les anciens, qui se projettent à l'extrémité de l'Europe. Ses dimensions, qui atteignent près de 30 000 kilomètres carrés, conviennent bien au développement d'une individualité régionale.

A y regarder de près toutefois, cette individualité est assez complexe. Au moment où le caractère péninsulaire commence à s'affirmer, la largeur de la Bretagne, du Nord au Sud, est de 170 kilomètres ; cette largeur est encore de 100 kilomètres, deux degrés de longitude plus loin vers l'Ouest, sur la ligne où se détachent les derniers promontoires occidentaux. H en résulte que la péninsule bretonne n'est pas autant que d'autres articulations moindres, telles que Jersey ou le Cotentin, soumise à l'influence dominante de la mer. Par l'étendue d'un littoral que le morcellement multiplie encore, la Bretagne aspire les influences du dehors ; mais en même temps, par sa structure intérieure, elle les repousse. De là deux zones juxtaposées en ce pays : une zone maritime, l'Armor, ouverte sur le dehors ; une zone intérieure, reculée et comme repliée sur elle-même. Ce contraste n'est pas une des moindres originalités de la Bretagne.

Cette structure est visiblement le prolongement de la partie continentale du Massif de l'Ouest ; mais le faisceau de plis dont l'éventail très ouvert s'épanouit à l'Est, entre le Poitou et la Normandie, se resserre et se contracte en Bretagne. Comparée au reste de l'Ouest, elle se distingue par une structure plus ramassée, une ossature où il y a moins de chair que de nerfs et de muscles. Les deux plateaux, celui du Nord et celui du Sud, convergent ; et dans l'intérieur de chacun d'eux les plis se pressent en bandes de plus en plus serrées.

De Nantes à l'extrémité de la Cornouaille, parallèlement à l'Atlantique, le bord du Plateau méridional est formé par une bande très  régulière de roches micaschisteuses injectées de bancs granitiques. Des sources et des sillons temporairement suivis par les rivières jalonnent le contact des deux roches. Les croupes granitiques s'étalent surtout entre la Vilaine et le Blavet ; et le pays alors devient plus grand, plus découvert, plus nu ; ce sont les landes qui ferment régulièrement au Nord l'horizon du pays de Vannes, landes arides, mais plus ou moins fleuries, et dont l'âpreté n'exclut pas une certaine douceur. Derrière se déroulent des arêtes parallèles de grès alternant avec des schistes plus tendres, mais laissant encore à ces différents faisceaux assez de largeur pour que la Vilaine, qui les traverse entre Rennes et Redon, trouve entre les défilés du grès d'assez spacieux bassins pour s'épanouir. La topographie ne traduit pas moins nettement le resserrement des plis vers l'Ouest. Une mince vallée rectiligne s'allonge entre Rosporden et Quimper ; sources, étangs et prairies s'y pressent entre des croupes largement convexes. Les hauteurs dites Montagnes Noires sont couronnées par une double crête amincie de grès et de quartzites, entre lesquels un étroit sillon moule en creux le banc moins consistant des schistes.

 La Vilaine, le Blavet et bien d'autres rivières traversent par une pente lente vers le Sud les bandes successives de roches : aucune n'a eu la force de combiner le réseau de ce Plateau méridional en un système hydrographique commun. Seule, l'Aune ou Rivière de Châteaulin, sinueuse dans son ancienne cavité lacustre, trouve sa voie vers l'Ouest en suivant un cours tracé en partie dans la dépression centrale.

 Des plis allongés d'un vert sombre dessinent à l'horizon cette structure monotone. Les creux verdoyants alternent avec les croupes sèches ; et il faut, par des rampes continuellement répétées gravir la barrière multiple qui sépare la mer de l'intérieur.

 Le Plateau septentrional borde la Manche depuis Dol jusqu'au Pays de Léon. Mais il est moins étendu, plus coupé, jalonné en sens divers par des axes anticlinaux, dont la racine mise à nu apparaît sous forme de traînées granitiques. La plus soutenue de ces traînées, la mieux marquée dans le relief est celle qui des Landes du Méné, près de Moncontour, aux monts d'Arrée, sépare par une ligne irrégulière le versant de la Manche de celui de l'Atlantique. Tantôt allongés en sillons, tantôt proéminents en bosses de forme elliptique, les granits, ainsi que les grès armoricains et les quartzites qui les bordent, dressent entre les dépressions de schistes désagrégés ces formes en saillie, parmi lesquelles le vocabulaire breton sait distinguer des méné (monts pierreux), des creach (pointements rocheux), des quim (échines), etc. Nulle part ainsi la rude ossature ne se laisse oublier ; partout elle se fait jour à travers la végétation épaisse et velue. Par la hauteur ces reliefs, dont les plus élevés n'atteignent pas 400 mètres, sembleraient à peine des montagnes. Mais ce sont des échappées de nature stérile et sauvage, des espaces vides où les routes d'aujourd'hui poursuivent pendant des lieues un trajet solitaire. Les monts d'Arrée se dressent sans vallées, sans contreforts, comme une côte unie et raide dont le faîte est entrecoupé de distance en distance par des buttes sombres et déchiquetées. C'est à peine une montagne, et cependant l'impression est la même que dans les plus sévères solitudes des hauts lieux. C'est en effet une ruine de montagne, une chaîne contemporaine des premiers âges du globe, usée maintenant jusqu'à la racine. A ses pieds, au Sud, vers la chapelle Saint-Michel de Brasparts, s'étend un désert de landes ternes et couleur de rouille, de bruyères naines, d'ajoncs rabougris, encombré de blocs et de marécages. Il y a là, entre les bosses de grès, des tourbières où l'on enfonce, où le bétail risque de se perdre. Les rafales font rage et imbibent ce sol spongieux d'où suintent les eaux dont une partie va tomber en cascades à travers les granits d'Huelgoat. Ce n'est qu'un coin perdu aux confins de la Cornouaille et du Léon, mais qui évoque, dans une vision subite, une scènerie digne du Connaught et des bogs d'Irlande.

Telles sont les formes de terrain qui prennent le dessus en Bretagne. Elles sont en général plus âpres que dans le reste de l'Ouest. En Bretagne aussi cependant, dès que la surface est constituée par des sols de conformation plus tendre, se montrent des réminiscences parfois étendues de nature bocagère. Un véritable bassin intérieur s'est creusé ainsi dans les schistes de Rennes ; une dépression qui descend jusqu'à 30 mètres. L'érosion y avait de longue date accompli son œuvre, car l'invasion marine de l'époque miocène trouva le bassin déjà préparé pour s'y répandre, et y laisser les faluns ou sables coquilliers qui contribuent avec les schistes à la formation de la nappe limoneuse. Toute roche a disparu de la surface ; le sol argileux, ramolli par les agents atmosphériques, n'a que de faibles ondulations et se morcelle dans l'encadrement des haies. Les rivières convergent de toutes parts, et celle qui, après les avoir recueillies, s'engage vers le Sud à travers la barre de grès qui ferme l'horizon, la Vilaine, est la plus considérable de la Bretagne. Sans doute le pays est restreint ; entre les forêts qui le bordent il serait excessif d'estimer à plus d'un millier de kilomètres carrés son étendue. Mais c'est, dans une région morcelée, un point naturel de concentration. Entre Nantes et Saint-Malo la Bretagne orientale prit fixité et assiette dans ce pays des Redones, et quand la Bretagne se chercha une capitale, c'est dans ce bassin intérieur qu'elle la trouva.

Tout autour, des landes imparfaitement défrichées, quelques-unes à demi noyées sous les étangs, des bouquets de bois, des lambeaux de forêts, des arêtes ou des buttes de grès signalées de loin par des pins, isolent ce Bassin de Rennes. Entre Rennes et Fougères, l'aspect de bocage fait place à une nature plus aride et plus ingrate dès qu'on approche des rocs de grès que surmonte la forteresse de Saint-Aubin-du-Cormier. Au Sud, il n'y a pas longtemps que le territoire haché de bandes de grès qui s'étend jusqu'à Châteaubriant et au Pays nantais portait le nom de désert. Mais c'est surtout vers l'Ouest que régnait jadis une large zone d'isolement. Sur les grès stériles du Massif de Paimpont, et au delà jusqu'à Loudéac, Quintin, Lanouée s'étend une région d'aspect forestier, encore à demi boisée, célèbre dans les souvenirs de la Bretagne. C'était la forêt centrale, la Brocéliande légendaire des romans de la Table Ronde. Tout le pays, comme l'indique son nom de Poutrecoët ou Porhoël, était réputé forêt : marches solitaires, livrées aux guerres et aventures ; région politiquement neutre, et dont la population, assurément rare, vivait chichement de culture pastorale et du produit des bois. Ce n'est pas sans ; tristesse qu'on traverse encore entre Quintin et Loudéac ces maigres taillis sans fin. Il y avait là jadis de grandes forêts de chênes, que des siècles de négligence ont mutilées, mais qui tiennent une grande place dans la physionomie historique et dans la vie domestique de la Bretagne. Une grande partie de son matériel ethnographique est sortie de là. Il est impossible encore aujourd'hui d'entrer dans une maison bretonne, si pauvre et si écartée qu'elle soit, sans remarquer à combien d'usages, dans le mobilier, les constructions, les ustensiles, la main bretonne a su assouplir le bois. Jusqu'où s'étendait cette région de solitudes silvestres ? Peut-être à l'Ouest jusqu'aux approches de Carhaix, c'est-à-dire sur presque toute la vicomté de Rohan. Ce fut en tout cas un vaste territoire arriéré qui ne fut pas sans influence sur les destinées de la Bretagne. Là s'amortirent les immigrations celtiques venues d'outre-mer au vie siècle. Dans les textes des IXe et Xe siècles, la contrée occidentale appelée bretonne ne dépasse pas cette zone : On sort du Pays de Rennes pour entrer en Bretagne. La limite actuelle des dialectes bretons est encore aujourd'hui en rapport visible avec cette marche frontière. Au delà, vers l'Ouest, l'intérieur n'offre plus que des centres factices, tels que celui que les Romains avaient créé à Carhaix, et nous-mêmes à Pontivy.

Il y a donc, à défaut de vraies montagnes, des espaces solitaires et sauvages qui déterminent une séparation réelle entre les pays de l'intérieur. Sous l'empreinte commune d'une nature au fond assez monotone, subsistent des différences de pays, qui, tiennent au peu de rapports qui existent entre les habitants. Celui qui, habitué aux campagnes du reste de la France, où généralement se croisent des types divers, examine une foule bretonne, a souvent l'impression d'une homogénéité plus grande, d'une ressemblance physique plus générale. L'aspect indique un moindre mélange que dans les autres parties de la France, non seulement avec l'extérieur, mais d'un groupe à l'autre. Isolées dans leurs fermes perdues entre les sentiers fangeux et sous les arbres, les populations bretonnes de l'intérieur forment une masse de pénétration lente et difficile. Les marchés de petites villes, où elles se rencontrent périodiquement, n'ont pas une vie assez forte pour effacer toute autre impression. D'autant mieux reste gravée dans l'âme l'image du pays même. Cette nature où se combinent la lande, les bois, les champs de culture, les espaces vides, se fixe dans un ensemble inséparable dont l'homme emporte le souvenir avec lui. Pâtre autant qu'agriculteur, le paysan breton n'a pas pour ces landes incultes le dédain mêlé d'aversion qu'éprouve ailleurs notre cultivateur pour les mauvaises terres. Elles sont comprises dans l'image qu'il se fait de son pays. Nulle part plus qu'en ces endroits sauvages il n'a édifié de chapelles de saints, dressé de Christ en granit. Ce ne sont pas les parties riantes, mais les sources des hauts lieux, les rocs, les blocs isolés dans les landes, qu'il recherche pour les assemblées où il semble périodiquement se retremper dans la conscience de son pays. Dans ces contrées où l'horloge du :temps retarde, c'est encore pour lui une manière inconsciente de pratiquer les vieux cultes, et de revenir aux anciens dieux.

II. — L'ARMOR.

LA Bretagne expire, à demi noyée, dans l'Atlantique. La partie de cette surface, arasée et ravinée de longue date, qui plonge  aujourd'hui sous les eaux, laisse encore deviner entre des chaussées d'îles ou d'écueils l'existence et la direction de vallées submergées. Aux basses mers, c'est à perte de vue que se découvrent souvent les débris émiettés qui prolongent les rivages. La partie émergée n'a, pour les mêmes causes, que des pentes si faibles et des niveaux si bas, qu'elle ouvre à l'Océan de longues et multiples voies de pénétration. Chaque jour ramène périodiquement, jusqu'à des distances de 20 kilomètres et au delà, la même transformation : la rivière insignifiante, bordée de bancs vaseux, se change pour plusieurs heures en un courant tourbillonnant à pleins bords ; les chenaux marécageux s'animent tout à coup et dessinent un réseau de veines par où l'eau vive et l'air salin circulent à travers les croupes verdoyantes. Jusqu'au pied des châtaigniers et des chênes qui bordent les pentes, le flot pénètre. Il va réveiller un peu de vie à l'extrémité des estuaires, dans ces vieilles petites villes où parmi les arbres et les prés sommeillent quelques barques. Il pénètre entre les archipels du Morbihan ; et jusque dans les replis reculés où les eaux semblent dormir au milieu des arbres, un léger tressaillement périodique fait chuchoter la voix de l'Océan.

Ainsi l'abaissement général du niveau et la multiplicité des découpures, qui tiennent au passé géologique de la Bretagne, se combinent avec l'amplitude des marées pour étendre beaucoup la largeur de la zone que le langage confond sous le nom de côte. Ce n'est pas ici une simple ligne de contact entre la terre et la mer, mais une bande régionale qui tout le long de la péninsule engendre des phénomènes variés, au point de vue de la nature et des hommes. Les dimensions qu'elle atteint justifient et expliquent son importance dans la vie de la Bretagne.

Cette côte reflète dans ses formes de détail les traits de structure de la péninsule. Régulièrement parallèle à la direction longitudinale du Plateau méridional et lentement inclinée, comme lui, vers l'Ouest, elle se compose, au Sud, d'une bande insulaire qui, à l'archipel de Glénan, se déprime et s'émiette, et d'une bande continentale qui s'affaisse, en vrai fin des terres, à Penmarch. Insensiblement, dans un paysage empreint de monotonie grandiose, où à défaut d'arbres se dressent de toutes parts des restes de clochers ou de tours, le continent expire ; et d'énormes amoncellements de blocs laissent à nu son soubassement granitique sapé par une houle sans fin.

La côte occidentale est l'affleurement des bassins synclinaux qui continuent, entre les deux ailes relevées du Massif, le Bassin de Châteaulin. Mais entre la baie de Douarnenez et la rade de Brest quelques-unes des roches les plus dures de l'ossature bretonne, hachées en outre de nombreux filons éruptifs, se dressent en forme de caps et de péninsules. Elles se découpent d'autant plus vivement que, sous l'effort direct des vents et des vagues, toute formation susceptible d'être enlevée a presque entièrement disparu. La roche elle-même taillée en arcade, sculptée en tours, jonchée à la base d'une mosaïque de galets vivement bariolés, dit assez, à Morgat ou à la Chèvre, quels assauts elle soutient contre les vagues.

A Brest commence, avec les gneiss du Pays de Léon, le Plateau septentrional, dont les bandes successives, sommets des anticlinaux qui relient le Cotentin et la Bretagne, viennent s'amorcer au littoral. Ils lui impriment cette allure irrégulière, qui se traduit par des alternances de larges promontoires et de spacieuses baies. Nulle part il n'est plus déchiqueté dans le détail. Ces granits, injectés de porphyres et de diabases, ces gneiss, ces grès armoricains s'émiettent en écueils, qui bordent la côte comme une cuirasse. Entre le Passage du Fromveur en face d'Ouessant et les roches de Saint-Quay dans le golfe de Saint-Brieuc, se déroule sans interruption un véritable skaer scandinave. Plus loin, la ville de Duguay-Trouin, Saint-Malo, se barricade derrière une rangée d'écueils. Des épées ou héaux, longs sillons de galets, dardent leurs pointes. Un petit archipel bizarre de roches rouges, piliers mis à nu de syénite ou de porphyre, hérisse les abords de la petite lie de Bréhat, près de Paimpol.

On peut évaluer, en somme, à plus de 2.500 kilomètres, dont les îles formeraient environ la dixième partie, les ciselures principales de la côte bretonne.

Les variétés de conditions d'existence créées par ces inflexions et ces sinuosités, par ces différences de dimensions insulaires et péninsulaires, qui vont jusqu'au morcellement, sont innombrables. L'orientation prend ici presque autant d'importance qu'en pays de montagnes. Dans les parties abritées, surtout sur la côte méridionale, la tiède température océanique favorise une végétation de lauriers, buis, figuiers, fuchsias arborescents. Pommiers et poiriers prospèrent, presque à l'extrémité de la Cornouaille, sur la rive bien garantie de Fouesnant, toute moutonnée d'arbres. Les côtes, au contraire, qu'assaillent directement les vents d'Ouest, les Iles, les promontoires, trop imprégnés d'air salin, n'ont plus guère d'arbres ; et les cultures minuscules s'y blottissent plus que jamais derrière les enclos de pierre. Toutefois, jusque sur la plate-forme désolée de Penmarch, l'orge et le blé viennent à maturité ; et si le climat du Léonnais est déjà moins propice aux céréales, on sait quelle précocité précieuse il communique aux produits du jardinage. D'ailleurs il y a, dans les larges plis de la côte septentrionale, des parties sur lesquelles les vents d'Ouest ne parviennent qu'après avoir amorti leur violence : arbres et cultures se multiplient aussitôt, surtout sur les plateaux. La côte exposée à l'Est, entre Paimpol et Saint-Brieuc, est la contrée la plus populeuse de la Bretagne. Partout s'éparpillent de petites fermes, et dans de petits champs un petit bétail ; tandis que sur les croupes s'élèvent de minces clochers élancés, qui servent de repère aux marins.

Un trait d'endémisme, qui s'accentue dans les îles bretonnes, mais n'est pas étranger aux découpures continentales, court à travers les diverses manifestations de la vie. Il a été étudié dans la flore des îles, notamment de Glénan et de Groix ; il frappe les yeux dans cette petite race de moutons noirs qui pullule à Ouessant et de ces petits chevaux qui, il est vrai, ne tarderont pas à disparaître. Et s'il s'agit de groupes humains, ce n'est pas seulement parmi les insulaires de Groix ou de Bréhat qu'on peut le constater, mais chez les habitants de la presqu'île de Plougastel, ou chez les Bigouden, si curieux par leur type trapu et fruste, des environs de Pont-l'Abbé, et ailleurs encore. Mais ces conséquences d'un certain degré d'isolement trouvent un correctif dans d'autres dispositions naturelles ; car les courants côtiers, l'action combinée des vents et des pluies, les chenaux intérieurs qui pénètrent dans les terres ou qui s'insinuent entre les rangées d'écueils et la côte, sont autant de voies dont profitent soit la propagation spontanée des espèces végétales, soit la circulation des hommes.

Cette côte, tour à tour sauvage et douce, où les plages succèdent aux rocs, les anses de sable aux brisants, est hospitalière à la vie. Mieux que les rigides falaises normandes heurtées par l'incessant frottement des galets, ces rivages découpés offrent à la vie végétale et animale les abris dont la nature génératrice a besoin. Il y a entre ces anfractuosités de calmes replis, des fonds de sable où le poisson peut frayer, des chenaux pierreux où se tient le homard. Les algues, sous la vague, ruissellent en lames d'argent sur les platures des roches. Elles revêtent de tapis glissants les blocs et galets, ou recouvrent à fleur d'eau des refuges sous lesquels pullule une vie de poissons et de mollusques. Ce littoral est un creuset où s'élaborent les principes fertilisants. Le goémon et le varech, doués de la propriété de s'assimiler les carbonates de chaux et de magnésie contenus dans l'eau marine, sont un réservoir de vie, non pas inépuisable, mais toujours renouvelable s'il est ménagé. C'est seulement, sauf en quelques occasions permises, le goémon d'épave, masses déracinées et rejetées par le flot, que les femmes recueillent et transportent pour amender les champs. Parfois on le dispose en tas espacés de distance en distance sur les plages, et on le brûle pour obtenir la soude. On voit, à certains moments de l'année, ces fumées s'élever au loin. La mer a ainsi ses pâturages, où les débris de coquilles et d'algues s'accumulent en assez grande quantité pour composer le trez, le merl, la tangue. Et par ces précieux amendements la nature organique fournit au littoral, dans un rayon de 10 à 20 kilomètres, le calcaire qu'en général la nature des roches lui refuse.

Une grande variété de métiers est née de l'exploitation et du transport de ces ressources. La forme des barques, les détails de gréement et de voilures, se sont adaptés à la nature différente des fonds et des genres de pêche : grosses chaloupes de pêcheurs de goémon, bateaux homardiers, coutres, chasse-marées ; ou, s'il s'agit d'affronter la haute mer, les bateaux robustement charpentés, surmontés d'une haute voilure rouge, avec lesquels les Grésillons poursuivent le germon ou thon parfois jusqu'aux côtes d'Espagne. Les formes variaient jadis d'un port à l'autre : de là presque partout, au fond des anses et sous les arbres, quelque petit chantier de construction, aujourd'hui languissant, dont les marteaux mêlaient leur son cadencé au calme des vieux petits ports bretons.

Ces fonds d'estuaires et les points extrêmes jusqu'où dans les rivières la marée porte les bateaux, ont naturellement fixé la place des marchés. Là cessent, en effet, les indentations qui découpent la côte et interrompent les routes : les communications désormais plus stables permettent une petite concentration de produits. Ce fut, en Bretagne, l'origine de la plupart des villes. Comme il arrive dans les montagnes, il y a souvent le long de la côte une zone dont les ressources propres sont insuffisantes, et où la population surabondante ne dispose pas de l'étendue qui lui serait nécessaire : les habitants de petites péninsules ou d'îles sont forcés de remonter vers l'amont pour s'approvisionner vers les marchés intérieurs. Ou bien encore les plus entreprenants et les mieux outillés ont recours à l'émigration périodique et à l'exploitation de quelque champ de ressources distant, pour suppléer à l'insuffisance des ressources locales. Chaque été des gens de Paimpol se rendent avec leur famille à Sein pour la pêche du homard, et doublent pour quelques mois la population de la petite île. D'autres vont pendant trois mois récolter ou brûler le varech aux îles de Glénan, aux Chausey. Ailleurs, c'est l'exploitation des grès ou des granits qui attire des immigrants temporaires. Le cabotage, autrefois l'industrie la plus lucrative, était fondé sur les habitudes familières et les besoins d'existence.

Cette vie élémentaire a, dans son originalité, un caractère très ancien. L'homme parait avoir été attiré de bonne heure vers cette côte, sur laquelle se pressent les monuments mégalithiques. Les indications circonstanciées dont elle est l'objet chez les auteurs anciens semblent indiquer une population nombreuse. Celle-ci dut subir pourtant des vicissitudes ; car, à l'époque des invasions parties de l'île de Bretagne au VIe siècle, il semble bien que le littoral ait été dépeuplé. Mais elle reprit son essor. Les noms de ports bretons se pressent dans les portulans du XIIIe siècle. La côte est aujourd'hui partout en Bretagne plus peuplée que l'intérieur, et les îles, pour la plupart, bien plus peuplées encore que la terre ferme.

Dans ce pays où rien ne se perd, les conditions fondées sur la nature des lieux continuent à faire la loi. C'est sur ce fond qu'il convient d'envisager les transformations historiques et économiques qu'a traversées la Bretagne. Lorsque, vers le milieu du XIVe siècle, le commerce entre l'Italie et le Nord de l'Europe adopta de plus en plus la voie maritime, la Bretagne tira profit de sa position, mais surtout comme contrée de transit et de pêche. Nantes toujours exceptée, le défaut d'arrière-pays se fit sentir. Il n'y eut place sur cette longue étendue de côtes ni pour un Dieppe ni pour quelque La Rochelle. Dans la découverte du Nouveau-Monde, c'est comme pêcheurs que les Bretons intervinrent. Là leur initiative fut énergique et prompte, et leur position dans les parages de Terre-Neuve était si bien établie dès les premières années du XVIe siècle, que les rois d'Espagne recommandaient de se munir d'équipages bretons. Puis, avec la France, ce furent d'autres perspectives : la chasse à l'Espagnol ou à l'Anglais, la vie de corsaires. Saint-Malo, Concarneau se serrèrent dans leurs ceintures de granit ; Brest entassa les bâtisses dans son estuaire. Aujourd'hui, grâce à la rapidité des communications, l'influence de grands marchés urbains extérieurs à la Bretagne se fait puissamment sentir sur la côte. Mais toujours, qu'il s'agisse de marin ou d'agriculteur ou de l'un et l'autre à la fois, c'est le morcellement, la petite propriété, l'esprit d'entreprises par groupes restreints, l'effort familial auquel la femme, partout présente et partout active en Bretagne, prend une remarquable part, — qui fournissent l'expression caractéristique de la vie bretonne.

 

 

 



[1] Saint-Jean-la-Poterie, près de Redon.