HISTOIRE DE FRANCE

TOME PREMIER. — TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE.

DEUXIÈME PARTIE. — DESCRIPTION RÉGIONALE.

LIVRE III. — L'OUEST.

 

I.

CHAPITRE PREMIER. — VUE GÉNÉRALE DE L'OUEST.

C'EST vers Confolens que les roches anciennes qui caractérisent le Massif central disparaissent de la surface sous un revêtement calcaire. Là se trouve la limite occidentale de cette grande région. Mais dans la contrée de transition qui lui succède, les roches primitives ne s'enfoncent jamais très profondément dans le sol. Après une éclipse de 70 kilomètres, elles reparaissent pour constituer un nouveau massif primaire, moins étendu que le Massif central, mais considérable encore et par lequel la France se projette sur l'Océan.

Qu'on l'aborde par le Sud-Est ou par l'Est, en venant de Poitiers, du Mans, d'Alençon ou de Caen, on est frappé par un certain nombre de traits qui se marquent de plus en plus fortement. Le relief devient plus rigide ; les roches ont une tonalité plus sombre ; les arbres épaississent leurs rangs, sans pourtant former des forêts ; les champs, les prés, les pâtis se morcellent et s'enfouissent entre des haies vives. Ce sont ces derniers traits que le langage populaire a exprimés en donnant le nom de Bocage, en Normandie, comme dans le Maine et le Poitou, aux parties périphériques du Massif de l'Ouest. Dès les approches, on a l'impression qu'on entre dans une région fortement caractérisée, qui rappelle souvent par la nature de ses roches le Massif central, mais où l'âpreté s'atténue par la douceur du climat et l'alanguissement du relief. Le morcellement géologique est extrême ; il en résulte que ce massif forme un ensemble de pays, plutôt qu'un groupe de provinces.

Par quel nom convient-il de le désigner ? Celui de Bretagne serait impropre, car la Bretagne n'en forme qu'une partie, les autres étant : le Cotentin, le Bocage normand, une fraction du Maine et de l'Anjou, et cette portion du Poitou qui a pris le nom de Vendée. Même le nom d'Armorique, qui lui est souvent appliqué, serait inexact ; car ce vieux mot celtique exprime le contact de la mer : or la contrée est intérieure et rurale encore plus que maritime. Le mot d'Ouest, dans l'acception que tend à lui donner l'usage, est encore celui qui parait le plus capable d'exprimer ce qu'il y a de commun entre ces pays et ces peuples qui, à l'exception des marins, se sont peu mêlés à la vie du dehors, mais ne se sont guère davantage fondus entre eux.

La structure s'en accuse par une singulière continuité de traits, qui n'est pas étrangère à l'impression de monotonie que laisse l'ensemble. C'est la partie restée émergée d'un massif plissé à l'époque primaire, qui a subi pendant l'immense étendue des périodes suivantes l'arasion des agents physiques. Diverses transgressions maritimes l'ont envahi, mais seulement en partie. Des oscillations semblent avoir affecté récemment son niveau, mais il n'a pas été atteint par les mouvements orogéniques qui ont relevé le Massif central. Les révolutions y sont dans un lointain énorme. Il y a eu de hautes montagnes, mais elles sont usées jusqu'à la racine. Il y a eu des volcans, mais depuis les temps primaires leur activité a cessé. Les plis primitifs ne se traduisent plus à la surface qu'à travers le modelé qu'a guidé la diversité de consistance des roches. Gneiss, granits, schistes et grès, puis vers le centre, calcaires et schistes de l'époque dévonienne et carbonifère, se succèdent suivant de longues bandes dirigées de l'Est ou Sud-Est vers l'Ouest ou Sud-Ouest.

La structure est celle d'un double plateau anticlinal encadrant et resserrant tour à tour des synclinaux de forme elliptique. Les bandes dont se compose le plateau méridional commencent dès le Poitou et se prolongent en convergeant jusqu'à la Cornouaille et à la pointe du Raz. Celles du plateau septentrional, moins régulièrement ordonnées, se déroulent cependant à partir du Bocage normand, du Cotentin et du Maine, avec une convergence marquée aussi vers l'Ouest. La mer, qui les recouvre en partie, en laisse deviner la continuité dans les /les et écueils du golfe normano-breton. Ils se rapprochent, dans le Léon, des plis correspondants de la Cornouaille ; mais c'est au large d'Ouessant, sous les flots de l'Atlantique, qu'il faudrait en chercher le prolongement.

Cette structure pourrait faire supposer que le Massif de l'Ouest trouve un centre dans le pli ou sillon qui, de Laval à Châteaulin, s'intercale entre le plateau méridional et le plateau septentrional. Là, en effet, se rattachent les deux ailes relevées du Massif ; et l'inclinaison des couches a permis à des terrains un peu plus récents, un peu plus variés, moins dépourvus de chaux, de s'y conserver. Mais les efforts de compression latérale se sont exercés avec une telle intensité que les couches intermédiaires qui constituent le synclinal intérieur ont été laminées, interrompues et par endroits supprimées de la surface. Elles se prolongeaient primitivement de l'Est à l'Ouest sur toute l'étendue du Massif, du Maine au Finistère ; elles ont été sur la majeure partie de leur parcours si bien réduites qu'il faut l'œil du géologue pour les discerner. Deux lambeaux un peu considérables subsistent seulement : l'un à l'extrémité orientale qui est le bassin de Laval ; l'autre à l'extrémité occidentale, qui est celui de Châteaulin. Mais ces deux bassins sont relativement exigus ; et rien ne les fait communiquer entre eux. Il n'y a dans ce synclinal que des tronçons de rivière ; aucun fleuve continu n'a réussi à s'y établir. Les eaux courantes n'ont pas rencontré dans le Massif de l'Ouest les conditions favorables qui dans des régions de pénéplaines analogues, comme le sont aux États-Unis les Appalaches, ont permis de creuser une grande vallée, c'est-à-dire une sorte de couloir la sillonnant dans leur longueur. Ce trait général, qui eût servi de correctif au morcellement qui est le fond de l'Ouest, fait défaut.

Cette structure hachée fait apparaître à la surface des sols différents, au contact desquels des sources jaillissent, petites mais très nombreuses. A côté des grès stériles, des âpres granits il y a, sans parler de quelques riches alluvions, des schistes ; et le roc schisteux, comme on l'appelle, quand il est travaillé à la main, amolli et lubrifié par le climat, ne refuse pas de produire. Mais c'est un sol incomplet, et prompt à s'épuiser si des amendements ne viennent réveiller sa vigueur. Or il n'y avait guère d'autres voies de transport autrefois que les chemins creux coupés d'ornières, hérissés de chitons ou saillies pierreuses, si fréquents encore dans tout l'Ouest. Ils n'offraient passage qu'à une bote de somme, et c'était dans des paniers suspendus aux deux extrémités du bât que voyageaient à grand'peine les grains ou les substances destinées à améliorer le sol. Là donc se constitua un type d'agriculture demi-pastorale, fondée sur la nécessité de longues jachères pour rendre au sol ses éléments nutritifs et trouvant un auxiliaire dans l'abondance des biens communaux. Près de la maison, dans les courtils ou bordages, était l'endroit privilégié auquel on réservait les soins assidus, la bonne terre, le peu d'engrais, mais autour duquel la culture subissait suivant la distance une proportion décroissante. Dans l'impossibilité de renouveler les sucs nourriciers, on laissait au climat, à l'humidité naturelle de ce sol argileux, le soin de faire croître l'herbe. Ces habitudes ont marqué d'une empreinte ineffaçable la physionomie du pays. Si, en bien des endroits, grâce aux progrès modernes, les champs ont cessé de revêtir périodiquement l'aspect de genetières et de landes, ils sont toujours restés minuscules, enclos de haies que rehaussent souvent des levées de terre pour enfermer le bétail, toujours prêts en apparence à revenir sans changement à leur destination périodique de pâtis ou pâturages.

La dissémination des fermes est l'accompagnement naturel de ce mode d'exploitation. Tel est en effet le mode de peuplement. Ce qui montre sa corrélation avec la nature du sol, c'est qu'il cesse dans les campagnes calcaires qui bordent immédiatement le Massif. Sans communications faciles avec le dehors, dans ces enclos d'arbres, parmi ces closeries et ces pâturages, entre les étangs et les flaques bien plus multipliées autrefois et garnissant les moindres creux de terrain, s'éparpillaient sur toute la surface du pays les maisons basses et, le plus souvent, faute de matériaux, mal construites des habitants. Ainsi ont-ils toujours vécu, isolés par les longues saisons pluvieuses, en rapport seulement aux jours de fête ou de foire avec le monde extérieur.

Dans les contrées de sol moins morcelé et de circulation assez facile pour que, sans dommage pour l'exploitation des terres, les hommes puissent vivre groupés, c'est le bourg ou le village qui est devenu l'unité essentielle de la vie rurale. Cet état existe dans le Nord et dans l'Est. Chez la population rurale agglomérée autour du clocher s'est développée une vie propre, qui a eu sa force et son organisation dans l'ancienne France, la vie de village. Si borné qu'y soit l'horizon, si affaiblis qu'y parviennent les bruits du dehors, le village compose une petite société accessible aux influences générales. Au lieu d'être dispersée en molécules, la population y forme noyau ; et ce rudiment d'organisation suffit pour donner prise sur elle.

En Lorraine, en Bourgogne, en Champagne, en Picardie, l'habitant de la campagne est surtout un villageois ; dans l'Ouest, c'est un paysan. Parmi les variétés de caractères qui ont pu se développer chez lui subsistent, comme trait commun, les qualités ou défauts qui tiennent à l'isolement. Le village est un organe qui est resté languissant, par rapport au pullulement des fermes et des hameaux. La population ne s'y est pas concentrée. Si tenaces sont les habitudes contractées en conformité avec les conditions naturelles que, même de nos jours, il n'y a rien à reprendre à la description que traçaient, au XVIIe siècle, les intendants : Les paroisses, disait Miroménil, sont assez peuplées, mais il y a peu de gens dans les bourgs. Ce qui, dans les mouvements populaires de la Révolution, servait de lieux de ralliement, c'était, sur mot d'ordre, des auberges de campagne, ou même une lande, un arbre, une chapelle isolée. On a construit en Vendée des routes stratégiques : elles n'ont point formé d'agglomérations ; la route de Cholet à La Roche traverse des lieues sans rencontrer un village. L'industrie même y répugne à la concentration dans les villes, et donne ainsi le spectacle d'une résistance aux influences présentes.

Il y a là entre les diverses régions de la France le principe de différences profondes. L'aspect des cartes topographiques où sont figurés les hameaux et les fermes isolées peut donner une idée de ces variétés de répartition. Les fermes n'ont jamais été en France l'objet d'un recensement ; mais du moins le dénombrement de 1891 nous a-t-il fait connaître le nombre des hameaux et principaux groupes distincts du chef-lieu de la commune[1]. Il a permis aussi d'évaluer le chiffre de la population agglomérée et de la population éparse, en résumant ce rapport dans un croquis que nous croyons devoir reproduire, si sommaires et si imparfaites qu'en soient les indications.

Sans doute ce régime de population disséminée n'est pas particulier à l'Ouest, puisqu'il prévaut aussi dans le Centre et une partie du Midi. Mais dans cette région seulement il s'associe à une densité considérable de population, qui, même en Bretagne, est aux trois quarts au moins rurale. L'Ouest est une masse compacte, où, sur une étendue de plus de 60.000 kilomètres carrés, règnent des conditions relativement uniformes d'existence. Là sont les principaux contingents de cette France paysanne qui vit à côté de la France surtout urbaine et villageoise du Nord-Est et des bords de la Méditerranée. Malgré les variétés que les côtes, le contact de la mer et des influences extérieures ont çà et là introduites, l'impression dominante, conforme à celle que ses paysages laissent dans le souvenir, est celle d'un grand pays rural, où les changements ne se produisent ni de la même manière ni du même pas qu'ailleurs.

 

CHAPITRE II. — LE POITOU ET LA PARTIE MÉRIDIONALE DU MASSIF DE L'OUEST.

LE Poitou forme la transition vers l'Ouest. Il représente entre le Massif primaire de l'Ouest et le Massif central un seuil déprimé qui fut un détroit à l'époque où les mers de l'époque jurassique vinrent à interrompre leur continuité primitive. Lorsque, dans l'époque suivante, il eut émergé, les mers du Bassin parisien et de celui d'Aquitaine s'avancèrent à la rencontre les unes des autres, sans parvenir pourtant à se rejoindre. Ainsi le seuil est resté pendant une énorme période exposé à l'érosion. Cependant elle n'a pas réussi à enlever de la surface les couches sédimentaires déposées par les anciennes invasions marines. On voit. à une vingtaine de kilomètres au Nord de Poitiers, l'horizon barré par une ligne de coteaux uniformes : c'est le talus des grès et sables dits cénomaniens qui terminent le pays verdoyant de Châtellerault et. forment la transition entre Touraine et Poitou. Dès lors, les secs et durs calcaires de la plaine poitevine prennent possession de la surface. Ils la couvrent d'une couche en réalité très mince, car çà et là dans le lit des vallées des pointements de roches trahissent le voisinage du substratum archéen. Mais c'est assez pour imprimer au sol et aux habitants une physionomie autre que dans les massifs anciens, et pour ouvrir à la circulation générale des passages dont nous avons déjà montré l'importance.

A quelques lieues des reliefs mouvementés du Limousin, on voit s'étaler entre le Clain et la Charente une plate-forme calcaire que traversent en ligne droite chemin de fer et routes. La roche se décompose en une mince couche de terre rousse appelée groie, empâtant d'innombrables plaquettes d'un calcaire légèrement marneux. Ces pierres assemblées en tas forment des chirons, ou sont disposées en murs de clôture autour des champs. Sur les parties plus renflées de la surface, la groie devient plus argileuse et plus chargée de silex ; mais entre ces chitines, la terre, disent les paysans, est douce comme de la soie. C'est la terre légère, mais tout imprégnée de phosphore et de chaux, qu'il suffit de gratter avec l'araire primitif ou de remuer à la bêche pour obtenir les récoltes de blé et de noix qui suffisaient jadis à l'existence des habitants.

L'eau est rare ; à défaut de puits, qui doivent descendre parfois jusqu'à 50 mètres, c'était jadis fort loin aux rivières et aux sources qu'il fallait recourir. Mais rares aussi sont les vallées. Souvent leur fond est à sec. Il y a des pertes de rivières, des cirques où l'eau disparait, mais parfois aussi, comme le veut la nature perméable et fissurée de ces roches, des cavernes engendrant de belles sources, des dives aux eaux claires. Seules, quelques grandes rivières ont pu creuser, à travers ces roches dures et cimentées de silex, des vallées profondes aux flancs garnis de sources ; mais le bas est souvent trop marécageux ; la rouche s'y substitue aux prairies. Sur leurs bords escarpés, sur leurs promontoires en saillie, sur leurs rampes éclatantes et rocailleuses, d'anciens oppida, plus tard devenus des châteaux forts ou des villes, Poitiers, Lusignan, se sont installés. Celles-ci garnissent les corniches, elles s'inscrivent dans les courbes des rivières, elles s'étagent comme Poitiers entre la rivière lente et herbeuse et une ligne de marais. Dans l'intervalle des vallées, la population, d'ailleurs rare, est plutôt disséminée en hameaux que groupée en gros villages.

Ce pays, où de toutes parts les lignes horizontales obsèdent les yeux, n'est pourtant pas une surface dépouillée après la moisson, un vaste champ de labour triste et sans arbres. Si l'on parvient à l'embrasser d'un point élevé, il parait garni d'arbres. C'est que la plaine poitevine est parsemée de terrains de transport arrachés par d'anciens ruissellements au Limousin ou à la Gâtine. Ces sols quartzeux, qui ont perdu par lavage la potasse dont ils étaient imprégnés, introduisent sur le plateau poitevin un élément exotique, quelque chose comme l'apparition subite d'un autre pays. Dès que s'élève à un certain niveau la convexité du plateau calcaire, on voit s'étendre des plaques argileuses et blanchâtres, dont jusqu'à ces derniers temps la culture n'avait pu faire la conquête. D'assez grandes forêts y subsistent : au nord de Poitiers celle de Moulière, où les loups sont encore nombreux ; ou, aux abords du Limousin, celle de Charroux, d'où les charbonniers acheminent par baudets leur denrée vers Niort et les ports du Marais. Mais en général ce qui caractérise ces sols lourds et infertiles, c'est la brande, c'est-à-dire la lande semée d'étangs, fourrée d'ajoncs et de genêts à taille d'homme.

Cet ensemble complexe compose une contrée qui rappelle encore d'assez près un type ancien d'établissement de peuple. Entre les marches forestières et sauvages qui l'entourent, il y avait assez de terre fertile pour qu'avec l'outillage médiocre et les récoltes de faible rendement dont se contentait une population peu dense, un noyau politique pût se former. Il n'y manquait ni le blé, ni les arbres fruitiers, ni la pierre à bâtir, ni l'argile à poteries, ni le silex qui facilite l'empierrement des routes ; rien de ce qui permet à un pays de se suffire. Et de fait un trait persistant d'archaïsme perce dans les habitudes, dans les vieilles industries mourantes. Le paysan garde sa prédilection et sa tendresse pour ce sol un peu maigre, mais facile à travailler. Çà et là, des logis des derniers siècles marquent l'existence d'une bourgeoisie ou d'une petite noblesse rurales.

Presque au milieu de cette plaine, au point où la Charente, très encaissée, vient de tourner brusquement au Sud, un trait singulièrement net frappe les yeux. Sur la rive droite de la rivière commence une ligne de collines qui, de Montalembert à La Motte-Saint-Héraye, se déroule du Sud-Est au Nord-Ouest, avec la rectitude des barres qui raient les paysages bretons. Elle se dresse en brusque saillie vers le Nord, le long d'une faille qui relève à 190 mètres les terrains marneux du lias, ceux mêmes qui vers Poitiers forment le fond des vallées. La Sèvre-Niortaise, indécise sur sa direction, traverse le bord septentrional, serpente à sa base, pour le recouper ensuite à travers les schistes, qui ne tardent pas à apparaître. Une montée de 50 mètres suffit pour découvrir, au Nord, de grands horizons. Tout parait plat : cependant, à mi-chemin de Poitiers, à Champagné-Saint-Hilaire, se dresse, comme une île, une colline qui conserve aussi un lambeau de roches schisteuses sur un anticlinal. Tels sont, avec les pointements granitiques que le creusement des vallées a mis à nu à travers le Poitou calcaire, les vestiges de la liaison entre le Limousin et le Bocage vendéen. A l'aide de ces rares linéaments, comme sur une inscription aux trois quarts effacée, l'ossature intime se devine.

Le Bocage vendéen est la réapparition des roches anciennes. Ce n'est pourtant pas le Limousin qui reparaît. Désormais les hauteurs ne dépassent pas 286 mètres : maximum atteint par les croupes granitiques de la Gâtine. La surface a été envahie à plusieurs reprises par des transgressions marines, et de grandes plaques limoneuses en attestent l'extension. Pourtant l'âpreté du sol se découvre sous les cultures qui l'ont presque entièrement envahi. Les arbres deviennent plus clairsemés, vers le sommet des croupes ; entre leurs haies de plus en plus espacées les champs de seigle ou de sarrasin font en été de larges taches rousses et blanches. Partout, sur les talus, dans les jachères, reparaît la végétation de fougères et de genêts, d'où s'exhale, aux heures de rosée, une senteur âcre. Quelques points culminants se signalent par des files de moulins à vent : pacifiques constructions qui furent pourtant des signaux de guerre civile. Ceux du mont des Mouettes, près des Herbiers, étaient épiés de plusieurs lieues à la ronde.

Comme en Bretagne, la structure rayée du Massif se décèle par de longs sillons parallèles aux croupes. Celui de la Sèvre-Nantaise borde, au Nord, fidèlement la Gâtine. Elle coule lentement, dans une anfractuosité verdoyante, baignant de ses eaux noires le pied d'anciens châteaux forts, Mortagne, Tiffauges, Clisson. C'est un des traits caractéristiques de ces massifs anciens, que ces profondes déchirures. Les inégalités sont en creux plutôt qu'en relief ; rien souvent ne les fait prévoir. C'est ainsi qu'à Thouars, on voit tout à coup dans la plaine uniforme s'ouvrir un escarpement au fond duquel, parmi les roches primitives, serpente la rivière, et que domine la petite cité féodale.

Au Nord, la Gâtine s'efface en s'étalant dans les plateaux à larges ondulations qui, de Chalonnes à Champtoceaux, bornent d'une rampe continue la vallée de la Loire. Au-dessus de l'aimable vallée, ce raide talus, surmonté de hauts et anciens villages, inquiète, comme une barrière. Ce fut en effet la limite du vieux pays appelé Mauges, foncièrement rural même dans ses industries, plus poitevin qu'angevin, et malgré les rapports de commerce qu'il eut de bonne heure avec la mer, hostile à la vie urbaine des bords de la Loire. Il le fit voir en 1793.

Au Sud, dès que le granit fait place aux schistes plus tendres, la Gâtine prend décidément l'aspect de Bocage. Plus d'espaces découverts ni de champs étalés ; le pays se morcelle en lopins verdoyants, il devient le petit pays, suivant une très juste expression locale. Chaque lopin de champs ou de prés est entouré de chintres ; tout est enclos. Les chemins creux s'enfoncent sous les haies d'arbres. De toutes parts, près des ruisseaux, des suintements et des sources, s'éparpillent les borderies, isolées ou par petits hameaux. Les maisons aux toits en tuiles, peu inclinés, avec des figuiers et parfois leurs treilles, ont une teinte méridionale qui manque dans le Bocage breton ou normand. De grosses meules de paille décèlent les ressources nourricières de ce sol, pauvre toutefois dans les parties où manque la couverture de limon. Partout, même sur les espaces en friches dont les genêts et fougères ont pris possession, la charrue finit par passer, sauf à prolonger pendant plusieurs années les jachères. Les villes et même les villages ne tiennent qu'une faible part de la population. C'est une complète expression de l'Ouest rural.

 

CHAPITRE III. — POSITION MARITIME ET ESTUAIRE DE LA LOIRE.

COMME une frange le long de la partie poitevine du Massif de l'Ouest se déroulent des marais, des golfes atrophiés, des plaines  envasées, des îles dont quelques-unes sont rattachées à la terre ferme, enfin l'estuaire d'un grand fleuve. Un grand nombre de pays individualisés se détachent ainsi, quelques-uns en frappant contraste avec l'intérieur, le long de la côte vendéenne. Bocage et Marais s'opposent, non seulement par l'aspect et le mode de circulation, mais par le sang et la race. Une vie de pèches, avec ses habitudes, ses costumes et une variété spéciale de population de type brun, s'est nichée entre les dunes de sable du pays d'Olonne. Dans le marais de Brière, les habitants, adaptant leur existence à la nature amphibie du sol, se font alternativement exploiteurs de tourbe et éleveurs de moutons. Les salines bordent une partie du littoral, et des tribus de paludiers ont vécu à part, surtout autrefois, absorbées dans leur exploitation. Sur tout ce littoral prévaut, sauf exception, une vie morcelée, dont les différents aspects sont en rapport avec la marche inégale des empiétements de la terre sur la mer.

En effet, la terre semble aujourd'hui, sur cette partie du littoral, gagner sur la mer : le golfe du Poitou n'est plus qu'une réminiscence de temps d'ailleurs peu éloignés ; le Morbihan s'envase, et la Loire construit un delta sous-marin. Mais ce recul de la mer n'est qu'un épisode dans une série d'oscillations alternantes. Autant qu'on peut remonter dans la période tertiaire, les rapports de la terre et de la mer ont été soumis à un régime d'instabilité dont ils ne semblent pas être sortis. Plusieurs fois la mer s'est avancée, a pénétré par transgression dans les dépressions et vallées où le travail des cours d'eau lui avait d'avance comme ménagé un accès. Ce travail d'érosion recommençait aussitôt après qu'un nouveau recul de la mer succédait à l'un de ses retours offensifs. Et c'est ainsi que se préparait, par voie de successives retouches, la configuration actuelle du littoral. Les eaux marines ont tourné, dans leurs envahissements, les massifs saillants pour s'étaler dans les dépressions qu'elles occupent encore en partie. Elles ont été guidées par un modelé préexistant, qui présentait des inégalités en saillie et en creux ; et le bas niveau auquel il était réduit par l'usure des âges, leur a permis de pousser fort loin leurs pénétrations. Ce sont maintenant les traits en partie submergés de ce modelé qui apparaissent soit dans les alignements d'îles, soit dans les rias, petites mers ou estuaires qui découpent le littoral. Ils continuent, à travers les oscillations de la ligne de côtes, à dessiner la configuration du socle continental par lequel le Poitou se lie à la Bretagne méridionale, et qui reste encore à demi caché sous les flots.

L'estuaire de la Loire se rattache par ses origines à ces vicissitudes de progrès et de recul des côtes. Il ne correspond pas à un pli de la structure du Massif. Il occupe simplement une vallée d'érosion, formée et agrandie sans doute dans les intervalles d'anciens empiétements marins. Lorsqu'après avoir rasé le pied des Manges, le fleuve se resserre au pied du roc et du château de Champtoceaux, il s'engage à travers une des larges bandes de granit qui constituent l'ossature du Plateau méridional. Ses rives irrégulières s'accidentent de brusques promontoires. A Nantes la barre de granit serre de près le fleuve et la ville ; et la rivière qui vient ici du Nord se jeter dans la Loire, a un lit à demi lacustre dans les brèches du Sillon de Bretagne.

Avec ce fleuve qui draine près d'un quart de notre territoire, qui jadis transportait vers la mer les fers du Nivernais, les chanvres de la Limagne, les vins de l'Orléanais et de la Touraine, il semble que la France elle-même pénètre dans les vieilles terres bretonnes. Il vient d'accroître sa puissance au confluent de la Maine ; mais, sous le poids de son énorme alluvion, il se ramifie entre des grèves dessinant de rousses arabesques, entre les îles dont les saules et peupliers s'estompent dans les buées des eaux. Au point où pénètre la marée et où le fleuve divisé fournit vers le Sud un passage commode, s'installa de bonne heure une ville de confluent (Condé)[2], une tête de pont et un emporium maritime. Ce fut, dans ces contrées stériles en vie urbaine, un germe vigoureux qui se fit place et jour aux dépens des territoires voisins. L'importance politique de la cité nantaise s'exprime par le développement territorial que représente le Pays nantais. Un groupement s'opéra au profit de l'emporium maritime, devenu ville épiscopale ; et tandis que, sur la rive gauche, le Pays poitevin de Rézé (Retz) ne tardait pas à graviter dans son orbite, le territoire nantais s'étendit au Nord sur les plateaux qui d'Ancenis, par Nor et Blain, centre de voies romaines, gagnent Redon, et sont comme les racines de la Bretagne méridionale. D'anciennes traces de métallurgie s'y voient encore ; mais surtout, — fait décisif, — de là partent les voies de pénétration qui atteignent directement les villes échelonnées, de Redon à Quimper, à l'extrémité des estuaires. Une cité bretonne s'est greffée ainsi sur la ville que la Loire, moins bretonne que française, avait fait naître.

Le Massif de l'Ouest dispose donc, grâce à une échancrure de son plateau méridional, d'une porte vers l'Océan. Dans le procès qui se débat entre la terre et les eaux, le petit pays de Guérande, isolé par le marais de la Brière, est devenu presqu'île ; le traict du Croisic a cessé de séparer entièrement du continent la petite île granitique où se forma le port de ce nom. Les pêcheries, les salines, les rapports avec La Rochelle et les îles créèrent là un petit foyer qui eut son éclat : Le Croisic, avec ses maisons de pierre et ses balcons sculptés, a l'air d'une miniature de Nantes ; un moment, le protestantisme y prit pied.

La vie du dehors semble assiéger ces rivages ; mais c'est en vain. Les barres uniformes et basses qui encadrent l'horizon ramènent l'esprit au sentiment vrai de la contrée. Du haut de ses murailles, la morte Guérande domine ce pays étrange, où le granit étincelle entre les champs et le sel brille sur les eaux, et, au delà, elle embrasse un horizon parsemé d'îles, animé de barques de pèche. Mais derrière cette façade, où le soleil est plus clair et le climat plus sec, s'étendent les tourbières, s'allongent les sillons de landes qui séparent ces articulations littorales de la pauvre et mélancolique Bretagne intérieure.

 

 

 



[1] Exemple de contraste : 18.926 hameaux dans le département de la Manche ; 824 dans celui de l'Aube.

[2] Condevicum.