HISTOIRE DE FRANCE

TOME PREMIER. — TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE.

DEUXIÈME PARTIE. — DESCRIPTION RÉGIONALE.

LIVRE II. — ENTRE LES ALPES ET L'OCÉAN.

 

La France s'amincit entre les Alpes et l'Océan. Il n'y a guère à vol d'oiseau que 550 kilomètres entre Genève et La Rochelle, moins encore entre Grenoble et l'embouchure de la Gironde. Cette partie de notre territoire ménage ainsi aux populations et au commerce de la Suisse et de l'Italie du Nord une possibilité d'atteindre promptement l'Océan. Les Romains tirèrent parti de cette proximité, et tracèrent de Lyon une voie gagnant directement l'Océan. Des rapports se nouèrent ainsi entre l'Italie du Nord, la vallée du Rhône, le Massif central et la Saintonge.

Toutefois les conditions générales de structure opposent des obstacles. La région qui comprend les Alpes et le Jura, la vallée du Rhône, le Massif central a été plissée et disloquée plus qu'aucune autre. Des chaînes se sont dressées, tandis que des compartiments d'écorce terrestre s'enfonçaient. La direction de ces accidents est généralement du Sud au Nord ou du Nord au Sud : elle se répète dans les vallées du Rhône, de la Loire et de l'Allier, parties enfoncées ; comme dans les chaînes des Alpes et du Jura, dans les massifs du Vivarais et du Beaujolais, parties en saillie.

Ces obstacles qu'il faut successivement traverser de l'Est à l'Ouest, diminuent, il est vrai, vers le Nord. A Lyon, la barrière est déjà atténuée. On gagne par Tarare la vallée de la Loire. Cependant il faut s'avancer encore plus loin vers le Nord et parvenir jusqu'au Charolais pour trouver un seuil où les montagnes s'effacent temporairement, et où il a été facile de pratiquer un canal de jonction entre la Saône et la Loire.

Le Massif central, qu'on rencontre au delà, s'abaisse et s'incline, dans son ensemble, vers l'Ouest. Toutefois les hauts plateaux du Limousin constituent avec les grands volcans d'Auvergne un noyau montagneux que les communications évitent, et qu'elles doivent tourner, soit au Nord par la Marche, soit au Sud par le Quercy et le Périgord.

Telles sont les lignes générales qui doivent nous guider dans ce deuxième livre. La région dont nous abordons l'étude se subdivise naturellement en deux parties principales : 1° le sillon du Rhône et de la Saône avec son encadrement de montagnes ; 2° le Massif central et sa liaison avec les plateaux calcaires qui, à l'Ouest, s'inclinent vers l'Océan.

 

I. — LE SILLON DE LA SAÔNE ET DU RHÔNE.

ENTRE la zone des plissements alpins et le front de résistance   que les anciens massifs leur ont opposé à l'Ouest, il s'est produit, comme entre les massifs de Bohême et les Carpates, une longue dépression. Il faudrait plutôt dire une série de dépressions, car elles diffèrent entre elles de dimensions et de structure. Mais elles sont liées ensemble et tracent ainsi une voie qu'ont suivie les eaux et les hommes. Rien n'y rappelle l'harmonieuse symétrie de la vallée du Rhin. Beaujolais et Jura, Cévennes et Alpes sont dissemblables ; les deux bords se montrent constamment dissymétriques. L'ancien bassin lacustre qui a préparé la vallée de la Saône et le fiord pliocène marin qui a frayé la voie au Rhône, sont deux formes hétérogènes soudées ensemble. Chaque étape vers le Sud amène un changement d'aspect, d'autres rapports. Nous entrons dans une région où les oppositions se pressent, et où le contraste est la règle.

L'unité réside dans la direction que conserve ce sillon tourmenté, souvent rétréci, mais très anciennement esquissé. Ce genre d'unité favorise l'établissement d'une route de commerce, plutôt que la formation d'un État. Une certaine harmonie de proportion est nécessaire pour un développement politique de quelque importance. Cet avantage, que possède le Bassin parisien, manque à la vallée du Rhône. Ce couloir trace un cadre trop étroit pour que la vie d'un État distinct s'y meuve à l'aise.

 

CHAPITRE PREMIER. — LA BOURGOGNE.

SE heurtant aux approches des Vosges, les chaines plissées du  Jura, qui se dirigeaient vers le Nord-Est, s'infléchissent vers l'Est. Un intervalle s'ouvre ainsi, d'environ 20 kilomètres ; c'est la porte de Bourgogne. D'abord la contrée, monotone, ondule entre des étangs, des prairies, des lambeaux de bois. Mais elle ne tarde pas à s'accidenter ; et vers Belfort, pour peu que l'œil soit exercé à saisir les variétés de formes de terrain, des singularités le frapperont. Le pays reste ouvert, partout pénétrable, sans être pourtant une plaine. Quelque chose de morcelé, d'hétérogène, perce dans les diverses aspects du relief et du sol. Les Ballons, brusquement terminés, dominent de 800 mètres une nappe d'alluvions siliceuses dont la surface, semée d'étangs, est colorée par des argiles rouges. La provenance de ces alluvions ne saurait faire doute ; elles viennent des Vosges ; mais le sol vosgien ne s'arrête pas là. Çà et là, au nord et à l'ouest de Belfort, des croupes arrondies, des dômes boisés s'élèvent isolément : Salbert, Chérimont, Forêt de Granges, à la végétation siliceuse, aux pentes humides, trempées de prairies et d'anciens marais. Au contraire, tranchant par leur couleur rousse, leur sécheresse,- leur forme en éperons, des buttes calcaires pointent et s'alignent : le roc armé et sculpté de Belfort, les Perches, le Mont-Vaudois ; toute une série de témoins qui se succèdent vers le Sud-Ouest. Ainsi semblent se pénétrer, s'entrecroiser le pays vosgien et le pays jurassien. Ce morcellement et ce mélange de formes sont bien d'un pays de transition. L'incohérence des traits a été aggravée par les atterrissements confus accomplis par les eaux. Deux régions se rencontrent et semblent s'essayer avant de se déployer à part. L'une, toute vosgienne, est celle des grandes abbayes, des villes rouges construites en grès, Lure, Luxeuil, des vallées ensevelies sous les cerisiers, des sources thermales dans les fentes profondes du sol. L'autre est celle des calcaires encadrant régulièrement des vallées aux eaux brillantes, celle de la belle pierre grise qui communique à Montbéliard et à Besançon l'aspect sévère de leurs édifices.

Ce furent surtout les rocs calcaires qui, comme points de surveillance et de ralliement, dans ce carrefour de l'Europe, fixèrent les premiers hommes. Nombre d'abris, camps, grottes en font foi. Ces forteresses naturelles servirent plus tard de crans d'arrêt au passage des invasions. Le peuple qui en tenait les clefs devint une puissance politique. Strabon dit que les Séquanes étaient maîtres d'ouvrir ou de fermer aux Germains la route de la province romaine. L'avenue dont ils étaient en possession était la vallée du Doubs, voie directe et magnifique, entre le roc de Montbéliard, voisin de l'antique Mandeure, et la boucle fluviale qui enlace étroitement l'oppidum de Besançon. Au pied des talus raides et boisés se pressent les vignes, les cultures, les prés et les villages ; et la vieille cité militaire et ecclésiastique conserve avec ses grandes maisons en pierre, ses portes cintrées, ses fontaines, quelque chose de la gravité romaine.

Si l'on suivait le Jura, une chaîne d'analogies continues de sol et même de végétation nous mènerait, par les Préalpes calcaires, jusqu'au seuil de la Provence. Avec les Vosges, au contraire, la série des massifs anciens s'interrompt pour ne reparaître qu'au Morvan. Une continuité souterraine, il est vrai, relie ces deux massifs ; sous la mince couverture de dépôts sédimentaires qui les dérobe, des pointements de roches archéennes affleurent aux flancs des vallées ; un petit massif primaire, au nord de Dole, fait même pour un moment réapparaître les formes ballonnées et la végétation siliceuse en plein pays jurassique[1]. On retrouve dans les directions des vallées, très fréquemment orientées du Nord-Est au Sud-Ouest, les linéaments d'une structure primitive, archaïque, que n'ont pu entièrement masquer les accidents postérieurs. Il n'en reste pas moins une lacune ; et, par le seuil qui interrompt ici le front du massif, se transmettent librement entre le Bassin de Paris et la vallée de la Saône, les vents, les pluies, mille influences diverses.

Ce seuil est la célèbre région de passages qui fait communiquer la Méditerranée avec la Manche et la mer du Nord, qui a cimenté les deux parties principales de la France. Mais ces passages divergent, et la physionomie même du seuil change suivant la succession des roches qui le constituent. De la Bourgogne au plateau lorrain par Lamarche et Martigny, de Langres à la Meuse et à la Champagne par le Bassigny, de Dijon ou de Chagny par l'Auxois à la vallée de la Seine, les communications profitent de conditions différentes, ouvrent d'autres perspectives, créent entre les populations des rapports de nature diverse.

Une parenté intime relie la Lorraine méridionale et le Nord de la Bourgogne. Dans la région que les géographes appellent Faucilles, et les paysans la Vöge, presque aucune différence de niveau ne sépare les affluents de la Moselle de ceux de la Saône. L'accent local, le vocabulaire géographique avec ses désinences en ey, l'aspect large et trapu des maisons, leur disposition intérieure se continuent d'une contrée à l'autre.

Ce n'est pas là pourtant que se fait la soudure historique entre Lorraine et Bourgogne. La Vöge se termine brusquement vers l'Ouest, devant un talus calcaire qui la domine d'environ 80 mètres. Il y a là un de ces accidents topographiques qui, par suite de l'inclinaison des couches vers le centre du Bassin parisien, vont se répétant entre les Vosges et Paris. On voit ainsi, chaque fois que la pente géologique amène des couches plus dures à la surface, leur base affouillée par les eaux se dresser en forme de talus ayant leur regard vers l'Est. C'est un de ces talus qui sépare la Vöge de la Plaine, les grès du calcaire. Le contraste est frappant. Sitôt que ce calcaire coquillier, d'âge triasique, prend possession de la surface, le sol devient pierreux et sec, les champs remplacent les bois, le pays se découvre. Au lieu des communications sinueuses imposées dans la Vöge par la multiplicité diffuse des eaux, les routes se déroulent en droite ligne. Elles s'allongent, des lieues entières, sans dévier de leur direction : voies romaines, routes modernes. Le long de la voie romaine construite sur la corniche même du talus calcaire, de façon à dominer le pays, les villages agricoles se succèdent à brefs et réguliers intervalles. Ce pays, plan et découvert, fut pratiqué, parcouru, mis en culture avant les pays forestiers qui lui sont contigus, et qui, lorsqu'ils étaient plus intacts, faisaient comme une ceinture forestière à la Lorraine. Entre Lorraine et Bourgogne, là fut un des principaux passages, une des voies par lesquelles le vieux centre de Langres communiquait avec les pays mosellans.

Si l'on continue vers l'Ouest, des couches moins anciennes viennent à la surface ; et, avec elles, des pays nouveaux. Ce sont ici les marnes du lias, essentiellement aptes par leur imperméabilité à retenir les eaux que laissent filtrer les calcaires poreux et fissurés des couches supérieures. Aussi cette contrée est-elle une des plus remarquables réunions de sources. Six lieues environ, sur un plateau largement ondulé que sillonne une voie romaine, séparent la fontaine de Meuse de la Marne naissante. Vers le Rhin, vers la Seine, vers le Rhône divergent dans un étroit rayon des vallées. Ces rivières naissantes ont creusé dans les marnes des combes fertiles entamant par des cirques les plates-formes qui les surmontent. Des éperons, des abrupts, de secs promontoires se détachent ainsi entre des langues de sol arrosé et verdoyant. Il n'y a guère, entre les espaces buissonneux ou forestiers qui s'étalent, que des bandes restreintes, des commencements de vallées qui ne tardent pas à s'écarter. Mais dans ce cadre le mélange des eaux, des prairies et des champs, surmontés de forêts, a suffi pour grouper dans des occupations communes des populations ayant conscience de leur unité, et pour former un pays spécial, que les habitants appellent proprement le Bassigny[2]. Si la vie y était étroite, n'y avait-il pas les routes depuis longtemps fréquentées qui s'y croisent ? Vers les Pays-Bas, vers Reims, vers Sens des voies romaines avaient fixé la circulation.

L'oppidum d'un ancien peuple gaulois occupe le promontoire dont la Marne naissante a entaillé la base. De très loin sur le plateau tacheté de taillis on voit de blancs rubans de routes se diriger vers les grandes et tristes constructions ecclésiastiques qui signalent Langres. L'aspect est en harmonie avec la sévérité des horizons. Il n'y a point ici pour gêner l'évocation de l'histoire l'importunité des bruits du présent. La vie semble éteinte. Peut-être ne fut-elle jamais bien intense ; et cependant ces routes ont vu passer les marchands, les armées, et le sillage historique d'une circulation séculaire.

Les marnes du lias ne tardent pas à plonger, au Sud-Ouest de Langres, sous des couches plus récentes. Imaginez alors de larges plates-formes calcaires inclinées vers l'Ouest, tombant à pic vers l'Est. Entre Langres et Dijon se déroule la Montagne, le sec pays des eaux qui s'engouffrent, des vallées rares dont le fond plat n'est inondé que lorsque les pluies de l'hiver ont fait regorger les eaux souterraines ; pays pauvre, avec ses rares maisons grises couvertes en lauzes, mais sur lequel un air vivifiant distribue la vigueur et la santé. Sur le bord abrupt, qu'une faille presque rectiligne a découpé au-dessus de la vallée de la Saône, les eaux n'ont en général entaillé que de courtes combes. Il semble, lorsqu'on arrive au pied de ces raides talus, qu'on se heurte contre un mur. Cependant, dans cette masse dure, deux brèches ont été entaillées, là où les eaux ont concentré leur effort. Chacune est devenue un passage historique : l'un, aujourd'hui le plus fréquenté, est celui de Dijon, l'autre, plus anciennement connu des hommes, débouche entre Nolay et Chagny. Au pied du mont de Rème, Rome-Château, promontoires calcaires qui gardent les vestiges d'établissements d'âges anciens , s'insinuait la route dont les Romains firent une de leurs grandes voies vers Autun.

La brèche dijonnaise a un aspect imposant. Ruisselant avec impétuosité sur les pentes imperméables de l'Auxois, les eaux ont entamé au plus épais de sa masse le plateau calcaire. Elles l'ont découpé en blocs isolés, entre lesquels de secs ravins sont bordés d'un ruissellement de pierrailles. On les voit, au-dessus de Dijon, échelonner en plans successifs leurs crêtes boisées au profil géométrique. Parmi eux le Mont Affrique se distingue par son cône régulier terminé par un léger ensellement. A travers ce rideau de hauteurs on soupçonne plus qu'on ne voit le passage. L'œil le saisit pourtant à travers les lacunes qui individualisent chacun de ces pans détachés. On sent qu'une force puissante a séparé ici les tranches du plateau, en a morcelé les lambeaux, et que, comme d'habitude, l'action mécanique des eaux a frayé la voie aux hommes.

Dans l'intervalle de ces échancrures, le bord oriental du plateau se déroule rectiligne ; pendant 50 kilomètres, de Dijon à Chagny, les mêmes croupes roussâtres ou grises, vignobles jusqu'à mi-côte, taillis ou bois sur les crêtes, bornent la vue. Mais à leur pied une succession de bourgs, villages et petites villes, où d'un clocher à l'autre il n'y a jamais plus d'une demi-lieue, se déroule en bande non moins régulière que celle des bois qui la dominent, des vignes qui l'entourent et des champs qui la bordent jusqu'à 4 ou 5 kilomètres du pied de la Côte. A cette distance, en effet, commence encore un autre pays ; ce sont maintenant les prairies sur l'alluvion et les forêts sur les sables qui prennent le dessus. Entre cette zone contiguë à la Saône et la Côte d'Or s'allongent parallèlement la voie romaine, la route, le chemin de fer. Un groupe d'une quarantaine de mille habitants se ramasse comme une sorte de bourg continu que relierait une rue principale.

Arrêtons-nous sur ces traits ; ils nous fournissent des éléments caractéristiques. Nulle part ne se concentre mieux l'aspect net et réglé de ce qu'on peut appeler le paysage bourguignon. Il se compose de bandes minces, mais distinctes, communiquant aux habitants des vallées, des coteaux, des plateaux des caractères bien reconnaissables et bien connus des uns et des autres. Entre les vallées, entre les versants et les plateaux, les bois font de vastes taches d'isolement, de sorte que l'ensemble se compose de groupes séparés les uns des autres, mais étroitement agglomérés entre eux. Tout concourt à favoriser ce mode de groupement : l'hydrographie très concentrée, en douix ou fontaines, les cultures de la vigne et d'arbres fruitiers. C'est comme l'avant-coureur de conditions que nous trouverons, exagérées par le climat, aux bords de la Méditerranée, dans le Bas-Languedoc. A l'exception des parties trop arides pour que des populations puissent s'y établir, l'homme trouve en abondance, presque sous la main, la pierre et le bois. II a ainsi facilement pour ses constructions et ses routes les matériaux nécessaires. La pierre, blanche et tendre, signale au loin les villages ; elle forme les gradins sur lesquels la terre est artificiellement retenue. Les routes, faciles à établir sur ce sol sec et presque naturellement empierré, percent les masses de forêts. Une vie concentrée sur des espaces restreints, mais entre lesquels la liaison est facile, résulte de ces dispositions du sol. Si à ces avantages s'ajoutent ceux du climat plus sec et plus ensoleillé du versant oriental, on s'explique comment la Côte d'Or est devenue comme le point lumineux où s'est manifesté le génie bourguignon. Là se trouvait mieux qu'une aisance moyenne : quelque chose de ce superflu qui est nécessaire pour l'épanouissement d'un génie local.

C'est dans ces contrées calcaires plutôt qu'aux bords de la Saône que s'est fixée la physionomie de la Bourgogne. Mais la belle et indolente rivière s'est toujours associée étroitement aux destinées des populations qui, de la Côte d'Or ou du Jura, la regardent.

Qu'une goutte d'eau, déposée par les vents d'Ouest sur les hêtraies de la Vöge, prenne la route du Sud et parvienne, après tant d'obstacles qui sembleraient lui barrer la route, jusqu'à la Méditerranée : c'est là un fait assez anormal en apparence pour mériter explication. L'existence de la Saône a été précédée et préparée par une dépression contemporaine du soulèvement du Jura. C'est là qu'a pris place, aux temps pliocènes, un lac dans le lit duquel se sont déposées les marnes qui forment le sous-sol et le principal niveau de sources de la Bresse et de la Côtière de Dombes. Ce lac se perdait vers le Nord en plages basses où s'est déposé en grains abondants le minerai de fer. Mais au Sud il s'écoulait par la future vallée du Rhône ; de sorte que le fait essentiel de la géographie actuelle, l'association de la Saône avec le Rhône, s'annonce déjà dans la période antérieure où la Saône se laisse deviner sous forme de lac et le Rhône sous celle de fiord. Ce lac de la Saône future a de toutes parts sollicité les cours d'eau. L'existence d'une dépression relativement profonde entre le Jura et les massifs qui lui font face, en abaissant le niveau de base, a attiré de loin les rivières. Le domaine hydrographique de la rivière future s'est ainsi agrandi vers le Nord, aux dépens de celui de la Meuse et de la Moselle. Tout ale faisceau de rivières qui forme jusqu'à Port-sur-Saône la partie supérieure du bassin, et dont le profil se raccorde mal avec celui de la section suivante[3], n'est peut-être que le résultat d'une annexion au domaine méditerranéen.

D'énormes quantités d'alluvions siliceuses décelant une origine vosgienne se sont ainsi répandues dans la vallée de la Saône. Elles ont déposé les sables et galets qui, relevés en talus comme dans la Forêt de Chaux, ou étalés en nappes, supportent les grandes étendues de forêts plates. Celles-ci bordent latéralement la Saône, que l'on devine de loin à son rideau de peupliers. Parfois, lorsque des pluies abondantes ont gonflé le lit de la Saône au confluent du Doubs, elle s'avise de ressusciter en partie l'ancien lac. Une immense nappe d'inondation s'étale sur la plaine, en cet endroit, presque dépourvue de pente. Malheur aux pauvres maisons en pisé construites à portée de la rivière ! Elles sont d'ailleurs isolées et rares. C'est sur les terrasses qui bordent la Saône à distance, à 10 ou 20 mètres au-dessus de son lit, que se sont groupés, mais en moindre nombre qu'au pied des Côtes, les établissements humains.

Cette zone de forêts et de prairies sujettes à l'inondation, a été comme une limite entre la Bourgogne et la Bresse. Le parcours de la voie romaine de Chalon à Besançon souligne une séparation naturelle et historique. Au Sud du Doubs, et sur la rive gauche de la Saône, s'étend sur un lit imperméable la nappe de limon qui constitue la Bresse. Ce lit marneux, d'origine lacustre, arrête les eaux, entretient l'humidité, alimente le lacis compliqué des rivières. Autour de la Côtière de Dombes, sous l'amas de débris glaciaires qui forme un dos de pays, c'est lui qui fait sourdre les eaux et épaissit la ceinture d'arbres qui vers Trévoux contribue à l'agréable paysage des bords de la Saône. Ces mamelons bressans avec les champs cultivés qui en occupent le haut, la maison à mi-côte, les haies d'arbres et le buisson vers le bas, près des prairies, des ruisseaux et des étangs, forment un ensemble très coupé, sous un ciel souvent orageux, capable de changer pour quelques heures les sentiers en torrents. En contraste avec la Bourgogne, les habitations y sont dispersées ; les pierres manquent ; les villes ont un cachet rural. Toutefois la maison, avec ses greniers ouverts où pendent des épis de maïs, a un air d'abondance rustique, auquel répond l'humeur des habitants. C'est bien encore une de ces contrées de vieille France auxquelles la variété des produits permettait presque de se suffire. C'est un pays, au sens propre du mot. On y eût vécu très retiré, si par l'échancrure qui s'ouvre entre le Revermont et la Dombes, par Bourg et Ambérieux, la Bresse n'avait ménagé à la Savoie un passage détourné vers la vallée de la Saône.

La Bourgogne est, au contraire, au plus haut degré une contrée politique, placée sur les routes de l'Europe. Les positions de villes, de centres féodaux, tiennent aux passages si nombreux que nous avons décrits.

La réapparition même des roches granitiques dans le Morvan et le Charolais n'interrompt guère vers l'Ouest la liberté des communications. Car toute cette extrémité septentrionale du Massif central a été étonnamment morcelée. Au cœur du Morvan, un ancien bassin permien, dont les schistes offraient aux eaux moins de résistance, subsiste : c'est le bassin d'Autun, centre de voies romaines. Entre l'Autunois et le Charolais, une dépression allongée, que signalent les plus anciennes cartes de France[4], partage ses eaux entre la Loire et la Saône. Entre le Charolais et le Mâconnais, des accidents géologiques ont, par effondrement, produit une sorte de golfe de plaine que sillonne la Grogne et où s'est placé Cluny. Au point où la rivière quitte les terrains primitifs et débouche parmi les calcaires, dans un horizon de prairies et de forêts, la célèbre abbaye dresse ses blanches tours romanes. Avantageusement placé pour influer à la fois sur la Loire et sur la Saône, Cluny est néanmoins tout bourguignon, par le site et. par les hommes. On laisse derrière soi les vieux pays retirés, les landes de genêts et bruyères où de vieilles femmes filent leur quenouille au bord des haies. Les sommets des montagnes, usés par la culture, deviennent gris et chauves ; mais sur leurs pentes s'étale, entre des murs de pierre sèche, la grande rangée de vignobles, parsemés de fermes riantes et ouvertes, de villages, de châteaux, qui descend sans interruption jusqu'à la plaine aux hauts peupliers, dont Mâcon tient l'entrée.

En face de ces ouvertures multiples, le Jura tourne vers la Saône sa belle vallée du Doubs, ses riants bassins ou reculées taillées par les eaux dans la bordure marneuse qui longe les calcaires. A. Salins, siège d'un comté puissant, s'amorce la route qui, par Pontarlier, coupe le Jura. Les grandes diagonales européennes, du Pas de Calais aux passages principaux des Alpes, traversent la vallée de la Saône.

Ainsi s'ouvre en directions différentes, largement associée à ce qui l'entoure, la Bourgogne. La Méditerranée et les Pays-Bas, les pays rhénans et la France du Nord y ont mêlé leurs influences de civilisation et d'art. Les monastères bourguignons, Cluny et Cîteaux, pépinières de fondations lointaines, centres d'organisation et de gouvernement, furent de vraies capitales de la Chrétienté. La rivière n'a créé sur ses bords que des villes de batellerie et d'entrepôt ; c'est surtout au pied des montagnes que se sont, de part et d'autre, fixés les sièges d'influence politique.

Il en est résulté un dualisme qui date de loin : il se montre dans la domination rivale des Édues et des Séquanes, qui se disputaient les péages de la Saône ; puis dans la juxtaposition des diocèses ecclésiastiques de Langres et de Besançon, dans celle enfin de la France et de l'Empire. Trop envahie par les forêts et par les eaux, la vallée n'a pas l'ampleur et la force nécessaires pour fixer un centre de gravité politique. Il manqua toujours à la Bourgogne une base territoriale en rapport avec l'étendue des relations qui s'y croisent. La position est propre à inspirer des tentations illimitées d'accroissement et de grandeur ; on s'explique le rêve de Charles le Téméraire. Mais il y a dans la structure géographique un principe de faiblesse interne pour les dominations qui essayèrent d'y prendre leur point d'appui.

 

CHAPITRE II. — LA RÉGION LYONNAISE.

AUX approches de Lyon, les traits se concentrent. L'intervalle entre le bord de l'ancien massif et les chaînes du Jura se réduit à 40, puis à 30 kilomètres. La dissymétrie et les contrastes, entre la zone plissée, d'un côté, et le massif d'achoppement, de l'autre, s'accusent mieux. Ils cessent d'être atténués par l'écartement des lignes, par l'existence de couches sédimentaires en couverture sur les roches archéennes ou en rideau devant elles. Après le Mont d'Or, dernière et grande vague qui se dresse au nord de Lyon, les coteaux calcaires disparaissent pour longtemps du bord oriental de la vallée. On ne les retrouvera qu'aux abords de Valence, avec la Montagne de Crussol, dont la silhouette signale par sa couleur autant que par sa forme la réapparition des roches calcaires et le commencement du Midi.

Entre le Jura méridional et les monts du Lyonnais, si voisins qu'ils soient, les contrastes abondent, dans le relief comme dans la végétation et les habitants.

Il est impossible de traverser le Jura sans conserver une image très définie, très nette. Cela tient à la simplicité et à la fréquente répétition des mêmes formes. Lorsqu'on peut, de quelque distance, en embrasser une certaine étendue, ses chitines semblent se confondre en une série de lignes soutenues, allongées, qui ne sont ni dentelées comme dans les Alpes, ni arrondies comme dans les vieux massifs. Lorsqu'on pénètre, il est vrai, dans ce petit monde jurassien, on perd l'illusion de cette régularité. Les crêts abrupts, les cluses étroites et courtes , les combes arrondies , les vals allongés, donnent un ensemble de formes qui n'est pas assurément sans grâce et parfois sans grandeur. Mais les lignes soutenues reviennent sans cesse ; elles obsèdent le regard et l'esprit.

Le regard ne se promène pas sans fatigue sur les blanches rocailles sans eau. C'est seulement de loin en loin que, sur les plateaux fissurés et secs, quelque ravinement a été poussé assez bas pour mettre à découvert les trésors cachés d'hydrographie souterraine. Alors des sources magnifiques miroitent entre les parois moussues des roches. Des rivières surgissent, formées dès leur naissance[5]. Brusquement, par des coudes, ces rivières passent d'un val à un autre ; elles prêtent leur force à l'industrie, au flottage, mais non à la navigation ; elles ne forment pas une vallée unique, mais elles relient un chapelet de vals successifs.

Le tout donne l'impression d'une masse homogène qui a conservé en partie sa structure primitive. La simplicité de cette structure se montre sinon intacte, du moins assez clairement encore à découvert. Ces plis longitudinaux qui se déroulent en faisceaux, divergeant ou convergeant tour à tour, enferment entre eux des sillons de forme elliptique. C'est bien le canevas du dessin, celui qui retrace les voies primitives d'écoulement des eaux. Il est arrivé souvent, il est vrai, que le sommet des voûtes, détruit par l'érosion, s'est transformé en combe ; les rivières sont parvenues à amincir, puis à détruire les parois interposées entre deux sillons limitrophes. Cependant es traits fondamentaux subsistent. Le val, entre les plis qui l'enlacent, reste l'unité principale, autonome dans son cadre. Des traînées de lacs montrent que le drainage est encore inachevé. En se frayant à travers chaînes et, plateaux les voies capricieuses qu'elles ont adoptées, les rivières n'ont pas encore entièrement réussi à entraîner les couches de marnes et d'alluvions qui remplissent les parties synclinales des plis.

Ces vals occupent les parties les plus hautes. Ils se répartissent surtout à l'Est et au Sud. Il faut franchir la zone du vignoble, puis celle des plateaux arides et forestiers qui lui succède au-dessus de 400 mètres. On voit alors, entre l'Ain et la Valserine, entre celle-ci et la Bienne, entre la Bienne et l'Ain, le long du cours supérieur de l'Ain et du Doubs, se dessiner de petites unités cantonales qui ont leur nom spécial. Le Valromey, le val Mijoux, le val de Mièges, et plusieurs autres, sont des noms et des entités vivantes. C'est d'après ces divisions que les habitants se connaissent et se distinguent.

Entre les barres ou crêtes de calcaires qui en dessinent l'encadrement, l'existence de ces populations des Vals tient aux qualités du sol marneux, d'âge néocomien, qui en occupe le fond. Assez argileux pour garder l'humidité, ce sol doit aux débris calcaires qui s'y combinent avec l'argile une abondance de sels savoureux et une facilité à se désagréger et à s'échauffer, qui le rendent très propre à la formation de prairies. Souvent, par bouquets épars, les arbres se mêlent aux prés, et composent ainsi ces prés-bois où le feuillage filtrant les pluies, tamisant les rayons, prête son ombre aux vaches qui errent sur ces hauts lieux. C'est alors une impression de grande douceur. Des pâtis communaux s'étalent sur les versants rocailleux qui séparent le fond du val et le sommet des hauteurs. Enfin, bordant les cimes, des forêts de sapins et d'épicéas semblent isoler du reste du monde ce petit coin écarté.

A la faveur de cette avantageuse combinaison de bois, de prairies, de pâturages, à laquelle s'ajoute la pierre à bâtir, naquit, sans doute au Moyen âge, sous l'influence des églises ou des seigneurs qui cherchèrent par des franchises[6] à y attirer des colons, un type intéressant de vie pastorale. L'originalité de la géographie politique du Jura tient au développement harmonique qu'a pris ce mode d'existence. Les ressources des pâtis communaux se combinent avec celles des prairies. Pendant les longs hivers séparés du monde, une industrie domestique des plus variées[7] a pu élire domicile dans les belles et larges maisons de pierre, qu'on s'étonnerait de trouver à des hauteurs de plus de 800 mètres, si la montagne n'en fournissait pas les matériaux. Ces cadres fermés de faible étendue ont rendu naturelle et facile la pratique des associations ou fruitières. Ils conviennent à de petites sociétés concentrées. Cependant aux ressources locales s'ajoutaient, autrefois surtout, des habitudes d'émigration temporaire. Ces habitants des Vals, qui revendiquent pour eux seuls le titre de montagnots, étaient connus dans l'ancienne France. Ceux de Grand-vaux se livraient au roulage ; ceux de Nantua allaient peigner le chanvre ; d'autres encore avaient leurs métiers ambulants et temporaires. Bien des causes travaillent aujourd'hui à désagréger ces communautés cantonales ; il est à souhaiter que l'esprit d'association et d'industrie les défende. Elles sont, dans le corps national, un ferment d'esprit d'initiative et d'entreprise.

Le Massif central projette au sud de Lyon son promontoire le plus occidental ; éperon de roches de gneiss et de granit, qui semble avoir refoulé devant lui les dernières chitines méridionales du Jura. Dès qu'on a dépassé vers le Sud la route qui par Beaujeu mène de la Saône à la Loire, les altitudes augmentent ; et le Massif, si défiguré auparavant par les dislocations récentes, laisse de nouveau entrevoir les linéaments de sa structure. En saillie et surtout en creux, dans les dépressions où l'érosion a rencontré des couches moins dures, la direction du Sud-Ouest au Nord-Est se répète avec une insistance marquée[8]. Ce ne sont plus ici les lignes rigides, les crêts abrupts, les chaînes minces du Jura, mais des formes bombées, trapues, largement modelées. L'érosion a été poussée assez loin pour que la houille affleure dans les principales dépressions. Par son extrémité occidentale, le Massif s'avance par delà la Saône ; elle le coupe près de son embouchure. Le Rhône, au sortir de Lyon, commence par en raser le pied, et finit par s'y engager à son tour. De Givors à Condrieu ses eaux filent avec rapidité entre des croupes qui les enveloppent de larges ondulations, comme le Rhin à Bingen. On suit encore, bien loin au delà, à la trace des signalements de houille, le prolongement souterrain des roches anciennes vers l'Est.

Pourtant le Massif robuste a subi l'usure des âges. Il s'élève d'abord par une rampe brusque d'une centaine de mètres immédiatement sur la rive droite du fleuve. C'est la transition vers une large terrasse qu'on voit d'un mouvement continu suivre lentement une allure ascensionnelle. La surface n'en est échancrée que de loin en loin par des anfractuosités, sur les flancs desquelles pendent des lambeaux de bois. Elle est cultivée, couverte jusqu'à 400 mètres de nombreux villages. Un vieux nom de pays, Jarez, la désigne. C'est au-dessus de ce socle qu'en arrière-plan se montrent les véritables montagnes du Massif. Leur saillie correspond aux parties dures sur lesquelles l'érosion a eu moins de prise. La montagne porphyrique de Tarare se dresse ainsi au passage de la célèbre route de Roanne à Lyon, route ordinaire jadis entre Paris et l'Italie ou la Provence, que remémore Rabelais, que redoute Mme de Sévigné pour sa fille. La masse granitique du Mont Pilat monte, au sud de Vienne, jusqu'à 1434 mètres. La neige couvre encore à la fin de mai sa cime. Si, à travers les forêts qui garnissent ses versants, on y parvient, on voit comme à nu le noyau de la montagne. Comme sur le Bœhmerwald ou sur le Brocken, le sommet est encombré d'amas de blocs ; ce sont les chirats ou cheires, suivant l'expression usitée dans le Massif central. Là seulement le vieux colosse se montre encore sensible à l'attaque des météores. Tandis que les flancs des Alpes calcaires disparaissent souvent sous les éboulis, sur les flancs inférieurs du Pilat les débris d'usure ont disparu, balayés au loin, ensevelis sous la végétation, ou transformés, cimentés en roches nouvelles.

C'est donc une masse peu articulée qui s'étale ainsi entre la vallée de la Saône et du Rhône et celle de la Loire. Presque partout défrichée, elle ne garde de la forêt primitive que des lambeaux, des bouquets d'arbres, mais partout répandus. Il n'y a point ici place pour la vie pastorale du Jura ; quand ce n'est pas la culture qui remplace la forêt, ce qui apparaît c'est la lande, l'épais fourré d'ajoncs et de bruyères. De petites sources disséminées partout rendent les prés humides. La contrée se présente comme un assemblage de hameaux, maisons, villages et petites villes couvrant de leurs champs, de leurs prés et de leurs petits bois les larges croupes et les vallées étroites. Les rivières qui rayonnent autour du Pilat ont un débit qui fut de bonne heure utilisé pour des moulins, des scieries et, disent les anciennes cartes, toute espèce d'artifices. Partout ailleurs le tissage s'implanta, dans ces maisons de paysans-montagnards, comme une nécessité de l'existence. L'industrie n'est pas d'hier dans toute cette région qui va de Tarare à Saint-Étienne et à Annonay. Elle y est née sous forme de travail local, domestique, épars, en conformité avec des conditions de sol qui répugnaient à la concentration. Les industries urbaines qui ont grandi à proximité ont communiqué la vitalité et la sève. Mais ces humbles origines se retrouvent dans le caractère de l'industrie lyonnaise, qui est régionale autant qu'urbaine.

Contre ce promontoire avancé du Massif central sont venus battre les torrents des Alpes. Avec la force empruntée aux anciens glaciers, ils en ont entamé la base ; ils ont plaqué des amas de débris sur les coteaux de Fourvière ; des blocs erratiques sont restés gisants jusqu'aux Brotteaux et sur le plateau de la Croix-Rousse. C'est là, sur cette raide barre de coteaux que rase de près la Saône, puis dans la presqu'Ile fluviale qui s'allonge, à leur base, qu'est né Lyon. Il adhère étroitement au Massif. Il lui emprunte la force de sa position naturelle. Il y tient par les racines de son industrie.

Nous voilà en face d'un phénomène nouveau : une grande ville historique, qui est en même temps une des métropoles commerciales et industrielles du monde moderne ; un de ces centres d'activités diverses, qui, après s'être formés sous l'influence des conditions locales, modifient à leur tour, par le rayonnement qu'ils exercent, le milieu ambiant.

C'est presque toujours quelque chose de fort humble que les premiers germes qui décident sur un point la fixation d'un groupe d'hommes : germe frêle qui a besoin de s'appuyer à une défense naturelle. Celle-ci ne manqua pas à Lyon. Il est significatif que le premier mot prononcé par un géographe sur Lyon soit le mot d'acropole : ώσπερ άκρόπολις, dit Strabon. C'est une protection, en effet, que ce raide coteau de Fourvière, mais surtout le double fossé que tracent en s'allongeant parallèlement, avant de se confondre, le Rhône et la Saône. En déposant latéralement leurs alluvions, en formant une série d'Iles destinées à se souder ou à être soudées ensemble, les deux fleuves ont circonscrit un berceau de ville. Elle a dû, pour s'adapter à l'espace, hausser ses maisons, multiplier les étages, rétrécir ses rues, multiplier ses ruelles ; ainsi s'est gravée sur la physionomie un air de sévérité un peu sombre qui étonne aux abords du Midi.

La protection n'était pas superflue, car nulle position n'était plus menacée. La vallée du Rhône fut longtemps une grande voie d'aventures et de guerres. Il suffit de voir ses coteaux hérissés de châteaux en ruines, ses vieilles villes fortifiées, ses bourgs qui escaladent des pitons rocheux, pour revivre cette ancienne histoire. Jadis toute la population était cantonnée sur les hauteurs. Dans la plaine sans défense, il n'y a guère que des choses d'hier, maisons disséminées, usines, quelques bourgades neuves. Lyon avait de tous côtés des voisins qui pouvaient être dangereux. Entre le Forez et le Beaujolais, dont les seigneurs tenaient les passages du Massif central, et d'autre part entre la Savoie et le Dauphiné, états rivaux souvent en conflit, la constitution d'une autonomie municipale était aléatoire.

Aussi Lyon est-il resté longtemps confiné derrière son fossé du Rhône. Il ne l'a franchi que tard. Peu à peu, cependant, la tête de pont sur la rive gauche appela la convergence des routes. Sur ces grands fleuves, Rhône, Rhin, Danube, dont le passage est difficile, le dualisme urbain des deux rives est presque de rigueur. Tard venue dans la croissance normale de la métropole lyonnaise, cette nouvelle ville, La Guillotière, n'a conservé dans son aspect rien de la première ; elle s'y ajoute, sans s'y incorporer. Elle ne participe pas à sa physionomie historique.

C'est donc une agglutination de villes diverses qui se groupe aux bords de la Saône et du Rhône. L'ensemble pourtant n'est pas discordant. Ce mélange de collines de ravins, de cours d'eau différents de couleur et de régime, avec la plaine immense qui vers l'Est se perd dans la fumée et la brume, compose un site urbain pittoresque, qui ferait plutôt penser à Budapest, Édimbourg ou Stockholm qu'aux grandes villes à topographie plate qu'a multipliées notre époque.

Les voies fluviales ont été pendant longtemps les principales voies de circulation et de transport. Lyon est une étape nécessaire. Il se trouve à vrai dire au confluent de trois rivières, car le cours supérieur du Rhône a son régime et sa batellerie spéciales, qui s'y terminent. De là venaient les rigues ou savoyardes, souvent dépecées à l'arrivée, qui apportaient à Lyon les fruits de ce grand verger de la Savoie, et surtout les pierres calcaires qui en ont fait une cité monumentale. Là se terminait l'antique et importante navigation de la Saône. Il fallait, en effet, d'autres formes de bateaux, d'autres pilotes pour se livrer au courant rapide du Rhône : c'est dans les bas quartiers de la péninsule lyonnaise, ou vers Vienne, Condrieu, que se recrutaient les mariniers habitués au danger du fleuve, un de ces types de corporations originales que la vieille France a connues. Par cette batellerie qui de Lyon à Pont-Saint-Esprit et Arles se liait à la Méditerranée, l'Orient remontait en droite ligne jusqu'au cœur de la vieille Gaule. Parmi la série de villes à aqueducs et amphithéâtres qui se déroule le long du fleuve, Lyon est la plus éloignée vers le Nord ; et pourtant cette ville regarde plus loin que toutes les autres vers le Sud. Hellénique et romaine, elle regardait jadis vers la Syrie et l'Orient ; ses perspectives aujourd'hui s'étendent jusqu'à l'Extrême-Orient et la Chine.

C'est que, par vocation, par tradition, Lyon est un grand marché, un centre de négoce et de capitaux. Son importance a commencé par ses foires. Comme port fluvial, son rôle a été dépassé, il l'est aujourd'hui de beaucoup par Paris, Berlin, Mannheim. Mais l'originalité de Lyon est dans les multiples attaches qui lient son développement à celui des contrées voisines. Les racines de sa prospérité sont complexes ; elles tiennent avec d'autant plus de solidité. C'est une cité régionale qui, pour la contrée qui gravite autour d'elle, est la ville par excellence ; mais c'est aussi une cité européenne. La Méditerranée eut sa part dans la précoce fortune de cet emporium, mais la principale part en revint aux Alpes.

Il est bien rare que du haut des coteaux, souvent embrumés, de Lyon, les Alpes se laissent apercevoir. Elles ne sont pas loin pourtant. Elles sont même présentes, peut-on dire, sous la forme de graviers, de blocs, de débris de tout calibre que leurs glaciers d'autrefois ont laissés. Si le Massif central pénètre dans Lyon même, Lyon n'en est pas moins une ville de l'avant-pays alpin. Sur la périphérie extérieure des Alpes, des bords de la Saône à ceux du Danube, s'étend une bande de contrées vers laquelle affluent les routes de l'Europe. A distance encore, mais à portée des passages, combinant les avantages de la plaine avec la surveillance des cols internationaux, une brillante ceinture de villes a grandi : villes de commerce, de relations lointaines, d'entreprises, sur lesquelles l'art a souvent jeté son auréole. Augsbourg, Zurich, Bâle, Lyon, entre autres cités de même type, font partie de la même constellation urbaine. Avec toutes les différences qui d'ailleurs les séparent, elles gardent des traits communs, qu'elles doivent au mouvement de relations internationales qui se nouent autour des Alpes. Lyon, comme Bâle, est nourricier d'industries dans tout le rayon de contrées qui l'entoure.

C'est un lieu de rencontre de peuples, une de ces villes que la Chrétienté du Moyen âge aimait à choisir pour des assises œcuméniques. Soit qu'on gagnât le Petit Saint-Bernard ou le Mont Cenis, soit même qu'on s'acheminât vers le Mont Genèvre, il était sur la route. Par Aoste, Bourgoin, ou Crémieu, par. Vizille, Grenoble et Moirans, par Die et Valence, les voies romaines, si longtemps suivies, convergeaient vers Lyon ou Vienne. Trop enfermée dans son cirque de montagnes, Vienne a dû céder devant son ancienne rivale. C'est à Lyon que les voies alpestres se sont nouées au faisceau des routes gagnant la Loire ou remontant la Saône.

Lorsqu'on a traversé la grande plaine de graviers qui s'étend à l'Est, et qu'envahit graduellement la banlieue industrielle, on trouve une série de collines, s'allongeant en mince écharpe, étranges par l'isolement de leur silhouette. D'anciens bourgs fortifiés, des châteaux en ruines les couronnent, anciennes sentinelles en vedette aux abords des routes de l'Italie. Au delà, et séparée par une dépression de prairies et de marécages, la ville de Crémieu occupe avec sa vieille enceinte l'entrée des défilés d'un petit massif calcaire, dernier lambeau du Jura s'avançant jusqu'à huit lieues de Lyon.

Tout le cadre de la topographie lyonnaise se ramasse sous les yeux. Tandis qu'à l'Ouest le regard s'arrête à la barre des côtes de Fourvière, on voit au Nord se dérouler, sans accidents, la monotone ligne boisée de la Dombes. C'est par cette plaine, ouverte au passage des armées, aujourd'hui aux envahissements de l'industrie, que les Alpes, poussant leurs glaciers, atteignirent le front du Massif central. Lorsqu'ils commencèrent à se retirer, de grandes moraines furent abandonnées par eux. Les collines qui se dressent étrangement d'Heyrieux à Anthon sont d'anciennes moraines, et la plaine de graviers qui s'incline en avant par une pente rapide, quoique à peine sensible, jusqu'au fleuve, n'est autre chose qu'un talus de débris étalé par les torrents qui s'en échappaient[9].

Nous venons de voir quel concours remarquable de causes géographiques se résume en Lyon. Il y a quelque chose de plus. Le développement de cette ville montre une suite logique, un effort sans cesse renouvelé. L'esprit urbain y est fondé sur des traditions très anciennes ; et il est vivace, avec pleine conscience de lui-même. Ses manifestations sont diverses ; l'originalité qui se marque dans l'indus -trie et les affaires respire aussi dans l'art, la pensée, la charité lyonnaises. Dans cet esprit urbain si fort est le principal gage de l'avenir que peut encore se promettre la grande cité. Lyon a-t-il réalisé toutes ses possibilités géographiques ? A-t-il tiré parti de toutes les ressources que la nature a réunies en ce lieu ? La question se justifie pour une ville qui a donné tant de preuves d'initiative. Il sera temps d'y répondre affirmativement lorsque Lyon sera devenu un port fluvial vraiment moderne, et quand il aura plié au service de son travail la force que lui offre la pente du Rhône, principe d'inépuisable énergie.

 

CHAPITRE III. — LES ALPES FRANÇAISES.

IL y a une contrée où se montre d'une façon saisissante le rapport entre la géographie du présent et celle du passé, c'est la vallée du Rhône. Guettard, l'un des précurseurs de la géologie en France, l'appelait le pays des cailloux. D'énormes destructions ont laissé partout leurs débris. Les cours d'eau ont tâtonné ; plusieurs sont nouveaux dans les lits qu'ils ont adoptés, et l'on voit les traces de ceux qu'ils ont délaissés. Tout annonce une région jeune, où les forces de destruction et de transport ne sont pas encore parvenues à un état complet d'équilibre.

C'est qu'en effet l'histoire de la vallée est celle même des Alpes ; et les Alpes occidentales sont, par l'âge des plissements qui ont achevé de les constituer, une des chaînes qu'on peut appeler jeunes. La dépression correspond au soulèvement ; elle est en relation avec la compression des plis contre un massif de résistance. Elle apparaît très anciennement, mais ce n'est que depuis la période miocène qu'elle prend la forme que nous voyons. Pendant que les Alpes traversaient leur crise définitive de redressement, la mer qui, semblable à une Adriatique, longeait leur zone extérieure, se remplit de grès, de mollasse, des débris de roches qu'y précipitait une destruction intense ; d'énormes masses de poudingues s'entassèrent sur ses bords. Quand elle se dessécha, les torrents affluant du cœur des Alpes creusèrent des vallées. La place future du Rhône et de ses principaux affluents était déjà marquée. Mais auparavant un mouvement d'immersion, datant de l'époque pliocène et contemporain de la dernière série d'éruptions volcaniques du Massif central, ramena encore la mer jusqu'au sud de Lyon, aux environs de Vienne. On reconnaît ses contours aux marnes qu'elle a déposées : ce sont ceux de la vallée actuelle.

L'ère pliocène n'est pas encore finie que déjà commence la période de refroidissement qui enfle démesurément les glaciers et les fait descendre dans les plaines. Le lit du fleuve, qui suit la direction de l'ancien fiord marin, est remblayé, creusé successivement à divers niveaux ; mais son chenal est désormais tracé ; on peut dire que le Rhône, l'Isère, etc., sont constitués, sauf les déplacements partiels que des amas accumulés au hasard leur feront encore subir.

Ainsi ces cours d'eaux gris et troubles, alimentés par les glaciers, sont les descendants directs des torrents qui, depuis les grands mouvements alpins, ont entaillé des vallées et des coupures à travers les Alpes et sur leurs abords. Ils continuent à charrier et à détruire ; leur pente est encore considérable, parfois énorme ; leur débit (Rhône, Isère) est puissant. Mais toute cette énergie n'est qu'une image affaiblie du passé. Elle se résume en un mot : ce sont les agents de destruction des Alpes. Celles-ci sont une ruine. L'étendue de leurs débris l'emporte encore sur la majesté de leur hauteur.

Une sorte de paradoxe topographique nous frappe à l'examen de la carte[10]. En avant du débouché des rivières alpines dans la vallée du Rhône, entre ce fleuve et l'Isère, un énorme plateau de débris s'élève, haut en moyenne de 4 à 500 mètres, dominant par un brusque ressaut le niveau de l'Isère au coude de Voreppe. C'est une masse de poudingues, encore en voie de décomposition, qui résulte d'une phase antérieure de destruction des Alpes. La décomposition a engendré une sorte de glaise qui couvre en nappe ces plateaux. Ce limon imperméable et décalcifié, çà et là recouvert de terrains de transport, en a fait un sol de forêt, d'étangs, de terres froides. Il est raviné par des vallées étroites et parallèles. L'une d'elles, celle des Bièvres, étonne par sa largeur. Semée de galets, elle est presque sans eau à la surface ; mais l'eau n'est pas loin, elle filtre en dessous et nourrit les racines des arbres. C'est une ancienne voie suivie par l'Isère, et qu'elle a abandonnée pour se frayer à travers la molasse le profond ravin où elle coule aujourd'hui vers Saint-Marcellin.

Ces plateaux sylvestres n'ont été peuplés que tard ; ils ne le sont encore que faiblement. A leur extrémité sur le Rhône, entre Vienne et Saint-Vallier, une vieille forteresse en ruines, Albon, fut le berceau des princes du pays, les Dauphins.

A la région des plateaux succède à l'Est celle des vallées. Ces coupures transversales, une des originalités les plus remarquables du système alpin, sont des cluses pratiquées, comme dans le Jura, perpendiculairement à la direction des plis ; mais tandis que dans le Jura elles ne coupent que des chaînons, elles tranchent les Alpes presque de part en part. Reliées, communiquant entre elles, elles ouvrent des avenues jusqu'au cœur de la chaîne. Elles correspondent à des cassures, qu'ont élargies les glaciers et les torrents. Rien ne ressemble moins à un sillon régulier. La même rivière traverse tour à tour des brèches abruptes, de longs couloirs, d'anciens bassins lacustres. Ainsi ces bassins, que relient ensemble les flots de l'Arve, de l'Isère, de l'Arc, ne constituent pas une seule vallée, mais une série de compartiments qui vivent chacun sous leurs noms distinctifs. Ici la vallée de Chamonix, puis le bassin de Sallanches. Là, entre les glaciers d'où sort l'Isère, le val de Tignes ; puis la riante Tarentaise ; puis l'étincelant Graisivaudan. L'Arc relie par de sombres couloirs la haute et la basse Maurienne. Autant de pays divers, quoique unis par la même rivière. Leur niveau, raboté par les glaciers qui, dans les parties étroites et encombrées, ont exercé une corrosion intense, puis creusé par des rivières de pente énorme, s'abaisse rapidement. Celui de l'Isère tombe à moins de 400 mètres à Moutiers, à 300 au confluent de l'Arc, et ne tarde pas à se déprimer jusqu'à un point extraordinaire (208 mètres devant Grenoble). Ce sont alors des plaines qui s'insinuent dans les replis des montagnes.

Ainsi des contrastes de relief, de formes, de végétation se ramassent sans cesse sous les yeux. Au-dessus de Gex, du Chablais, du Faucigny, les grands patriarches blancs que domine à peine le dôme culminant de l'Europe ; au-dessus de Grenoble, les dentelures neigeuses de Belledonne ; puis, le peuple des massifs calcaires, monde de créneaux et de corniches, d'où surgissent par moments des pics aigus auxquels le Jura ne nous a pas habitués : Tournette, Parmelan, Grand Som, Chamechaude ; les calcaires éclatants et marmoréens, de structure corallienne, enfermant dans leurs enceintes d'étroites et longues vallées, celles d'Entremont, des Bauges. Et partout ailleurs, enveloppant tout, rayonne une nature luxuriante où une chose surtout frappe, l'abondance des arbres : forêts de cerisiers à Évian, Saint-Gingolph ; châtaigniers du Chablais ; lisière de châtaigneraies entre les prairies et les sapins dans la vallée d'Albertville ; forêts de noyers dans la vallée de Saint-Marcellin. Arbres au feuillage clair et large, qui préludent déjà à la nature de la Méditerranée. Le soleil, qui fait épanouir leur feuillage, mûrit la vigne jusqu'à 800 mètres dans la Maurienne, tapisse de bois les parois calcaires.

Des pluies, croissant de l'hiver à l'automne, dépassant un taux annuel d'un mètre, réparties, en Savoie, sur plus de cent cinquante jours, contribuent, avec la nature du sol, à entretenir une humidité verdoyante. Paysage unique dans l'Europe occidentale, qui fait pendant à la Brianza milanaise ; verger magnifique qu'on ne trouve plus vers le Sud au climat plus sec, au delà du Lans, du Vercors, du Devoluy, du Lautaret. Cette nature parle à l'imagination et à la pensée ; elle a inspiré Jean-Jacques, elle a nourri ses souvenirs et son génie.

Le Graisivaudan en est, sinon le type le plus achevé, du moins l'expression la plus ample et, pour l'histoire des hommes, la plus importante. On voit, en amont de Grenoble, s'étendre au-dessous des cimes de Belledonne les larges terrasses marneuses du lias, ferrugineuses et noirâtres, aux dépens desquelles la rivière a pu largement creuser sa vallée. Jusqu'à 900 mètres les hameaux et les villes s'y étagent. Ils occupent les pentes de talus, les cônes de déjection, les anciennes terrasses fluviatiles. Au milieu coule le torrent gris et sauvage, aujourd'hui endigué. Des bauches, des oseraies, des halliers marécageux rappellent encore çà et là l'état primitif. Mais partout ailleurs, sous les vignes courant en feston entre les arbres fruitiers, se succèdent de petits carrés de luzerne, blé, chanvre, maïs : une merveille de petite culture.

La vallée transversale a attiré ainsi la population jusqu'au cœur des Alpes. Des groupes ont pu se constituer, qui ont gardé le caractère montagnard, non sans jouir des avantages de la plaine, recevant des contrastes qui les entourent des impulsions diverses. Ils ont occupé de bonne heure, entre les torrents qui sont sur leur tête et celui qui coule à leur pied, les parties les moins exposées. C'est de là qu'ensuite ils ont entrepris la conquête de la vallée. Ils l'ont colmatée, assainie, endiguée, changée en jardin. On trouve des peuples très anciens établis jusqu'aux abords immédiats des cols, étapes nécessaires où il fallait s'outiller pour le passage. A mesure que croit l'importance des passages alpestres, croit aussi l'importance politique de la contrée. Qui possède le burg de Charbonnières à l'entrée de la Maurienne, qui domine le seuil de Chambéry, vrai détroit entre le Rhône et l'Isère, ou qui du haut du promontoire d'Albon surveille les anciennes voies romaines se dirigeant vers Vienne, qui surtout dispose des ressources du Graisivaudan, devient un personnage avec lequel l'empereur d'Allemagne, le roi de France, la république de Lyon doivent compter, comme jadis l'empereur Auguste avec le roi Coffins. Ainsi des noms d'États politiques, tels que Savoie et Dauphiné, se sont superposés aux noms de pays, petites unités naturelles qui persistent dans le langage et le souvenir.

Les vallées transversales insinuent la plaine dans la montagne. Elles lui servent de prolongement. Avec elles s'introduisent le monde extérieur et la vie urbaine. Elles conduisent vers les passages historiques où, dès les premiers âges de l'Europe, Celtes, Germains, peuples méditerranéens se sont rencontrés. Le Brenner, le Grand Saint-Bernard, le Mont Genèvre furent, avant le Cenis, le Saint-Gothard et le Splügen, des carrefours par où a passé la civilisation européenne. Une traînée de villes, de monuments et d'influences trace le sillage de ces voies de pénétration et d'échange. Les villes ont un air de parenté. Quelque chose d'italien flotte sur la physionomie de Botzen, Chambéry, Embrun, etc. Mais il y a plus qu'une ressemblance extérieure. Si la romanisation s'est maintenue dans une partie de la plaine suisse, c'est grâce à la série de villes échelonnées sur la voie romaine du Grand Saint-Bernard à Vindonissa[11]. Entre la Durance et le PÔ, sur la route d'Italie en Espagne, à travers la Provence, le Mont Genèvre est le lieu où se concentrent les relations du monde roman occidental ; le nœud de cette civilisation provençale, qui a conservé quelque chose de commun depuis le Piémont jusqu'à la Catalogne.

Mais, en sens inverse de ces grandes coupures, il y a, sur le socle de près de 40.000 kilomètres carrés de la partie française des Alpes, des vallées qui se déroulent dans le sens longitudinal par rapport aux plissements des chaînes. On sait quelle variété de bandes géologiques se déroule dans le sens longitudinal ; tour à tour des roches calcaires, cristallines, des grès, des schistes, des granits, se succèdent pour le voyageur qui traverse les Alpes entre le Dauphiné et le Piémont. Parmi ces roches d'inégale dureté, il était facile aux eaux courantes de trouver le défaut de résistance. Des vallées se sont ainsi formées le long des lignes de contact des couches tendres et dures : soit dans les marnes liasiques qui s'intercalent entre les avant-chaînes calcaires et la zone cristalline du Mont-Blanc, de Belledonne et de l'Oisans ; soit, plus près de l'axe du système, dans les grès, les ardoises, les schistes calcaires et micacés qui longent intérieurement les chaînes cristallines du bord piémontais. Les eaux ont pu ainsi pratiquer des sillons, aplanir des cols, qui se succèdent par séries dans un sens parallèle à l'axe de plissement.

Mais, par leur aspect comme par leur origine, ces vallées sont bien différentes des coupures transversales. Bien mieux que celles-ci, elles restent en rapport intime avec la nature de la montagne. Entaillées au voisinage des lignes de faite , et conservant une altitude soutenue, qui dépasse souvent un millier de mètres, elles sont l'asile où se conservent les exemplaires plus intacts de la vie alpestre.

La plupart se développent suivant un parallélisme régulier, accouplées les unes aux autres. Ainsi se déroule, entre les coupures profondes de la Tarantaise et de la Maurienne, le groupe longitudinal des vallées de Belleville, des Allues, de Pralognan ; entre la Maurienne et la Durance, la Valloire, le Val-Meynier. Ou bien, comme les vallées du Queyras entre la Durance et l'Ubaye, elles se groupent en faisceau sur les croupes de désagrégation facile que constituent les schistes lustrés.

A l'écart des voies de commerce, ces hautes vallées ont un charme auquel l'archaïsme des usages contribue. On les soupçonne à peine, du fond des basses vallées. Les escarpements et les forêts ne permettent d'apercevoir que par échappées le monde différent qui se superpose : un bout de prairies et de pâturages, quelques hameaux dont on voit briller les feux dans la nuit. Le plus souvent d'étroites et longues brèches en interceptent les abords. Entre les profonds sillons burinés suivant les lignes de plus forte pente, et les sillons plus légèrement creusés dans le sens des couches, la correspondance ne s'établit qu'au prix de brusques ruptures de niveau. Le creusement des basses vallées a été trop rapide pour que les rivières aient eu le temps de régulariser le profil de leur pente. C'est par des gorges qu'on passe d'un étage à l'autre. Le temps n'est pas loin où, à travers ces tourniquets ou ces combes, il n'y avait que des sentiers de mulets, accessibles seulement pendant quelques mois.

Mais quand on a remonté, parfois sur une longueur de 15 à 20 kilomètres, ces combes, le niveau s'aplanit, les bords s'évasent ; coulant sur une pente plus régulière, les eaux gardent leur vivacité, en perdant leur turbulence. Sur les pentes où s'attarde le soleil sont les hameaux, les cultures, les prés. C'est qu'il importe ici de profiter des moindres avantages que ménagent la position et le sol : orientation, abri, placages de terre fertile, cônes d'éboulis. Là où ces avantages sont réunis, les hameaux se ramassent par essaims. On les voit, à peu de distance les uns des autres, avec leurs maisons pelotonnées luisant toutes ensemble sous l'ample toit de plaquettes grises qui les couvre. Tout est strictement assujetti aux conditions physiques, âprement calculé, disputé par la prévoyance de l'homme à l'avarice de la nature. A l'adroit, sur le flanc ensoleillé qui regarde le Sud et l'Ouest, s'étage au-dessus des hameaux et des cultures un éparpillement de chalets d'été, de granges, d'écarts, d'habitations temporaires. La forêt occupe l'ubac, le côté d'ombre ; elle le couvre d'un merveilleux manteau de verdure, avec le feuillage clair et gai du mélèze.

Ce rapprochement des hameaux, ce mélange d'habitations temporaires et permanentes, donnent l'illusion d'une population plus nombreuse qu'elle n'est en réalité. Tantôt par groupes de hameaux comme autour de la Grave, tantôt par maisons échelonnées le long de la vallée comme dans la Vallouise, tantôt par gros bourgs distants de 4 à 5 kilomètres comme dans le Queyras, le nombre des habitations semble hors de proportion avec les ressources que parait offrir la vallée. C'est qu'il y en a d'autres en réalité. C'est dans le sens vertical que s'étend le domaine exploitable dont vit chacun de ces groupes. La population n'est redevable à la vallée que d'une partie de ses ressources. Comme dans une forêt les arbres filent en hauteur, c'est vers les Montagnes, c'est-à-dire les hauts pâturages, les Alpes, suivant l'expression qui de la partie a fini par s'étendre au tout, que ces communautés alpestres trouvent leur richesse, ou tout au moins le supplément de ressources sur lequel est fondée leur existence. Dans ces hauts pâturages fertiles en herbes savoureuses, vers lesquels les troupeaux s'acheminent joyeusement, sont les réserves dont pendant l'été prend possession la vie pastorale. Ces espaces verdoyants et naturellement découverts où l'homme n'a pas eu à extirper la forêt, furent ceux qui donnèrent naissance à la vie alpestre. La longue durée des neiges et des frimas se charge d'en éliminer les arbres. L'exploitation de ces pâturages précéda certainement celle des prairies que l'homme dut se tailler à grand'peine dans la zone des bois.

Cette harmonie de rapports dans laquelle les prairies et cultures de la vallée, les forêts des versants, les pâturages des hauteurs se prêtent un mutuel concours, n'est malheureusement pas partout réalisée dans nos Alpes. Elle existe, grâce à un climat plus régulier, à des pluies mieux distribuées, en Savoie et dans une partie du Dauphiné comme dans le Jura et en Suisse. C'est elle qui sur les hauteurs entretient la vie de chalets, où, avec la régularité d'un flux et reflux annuel, les vaches apparaissent aux beaux jours pour se retirer aux premiers froids. L'été finissant, la vie se contracte dans les vallées. Mais c'est alors que dans les bourgs des vallées basses et de la périphérie des montagnes commence le mouvement de foires dont la périodicité correspond aux phases de l'activité pastorale. Ce sont les foires d'automne, pour la vente du bétail qu'on ne pourra nourrir en hiver.

A quelles époques remonte cette vie organisée ? Assez haut sans doute, du moins dans ses éléments essentiels, puisqu'elle est fondée sur la nature physique du pays. En fait, les traces d'habitants relativement nombreux sont très anciennes dans les vallées des Alpes. Toutefois cette vie ne représente pas un état primitif. Elle est fondée sur une combinaison méthodique des ressources de la vallée, des bois, des pâturages, qui suppose l'existence de relations commerciales, de débouchés extérieurs. Elle s'est constituée peu à peu, par de sages règlements. De l'esprit d'association qu'elle favorise sont nés ces mandements, ces syndicats d'irrigation, ces coutumes dont plusieurs ont été rédigées, et sont l'expression d'une civilisation originale, très propre à augmenter par la variété d'occupation, par la prévoyance et le calcul qu'elle exige, la valeur individuelle de l'homme. Cette harmonie, quand elle est réalisée, conserve à la montagne sa fertilité et sa santé, et pour emprunter une expression de Le Play, sa vie morale.

Les bandes géologiques longitudinales, qui servent de socle aux hautes vallées, ont assez de largeur, dans nos Alpes, pour donner place, comme nous avons dit, à des groupes de vallées analogues. Ces vallées contiguës communiquent entre elles, grâce à leur altitude commune, par des cols nombreux et peu élevées. C'est par ces montées que de tout temps la vie a circulé dans l'intérieur et jusqu'au plus épais des Alpes. Ces relations ont créé le réseau de sentiers muletiers, œuvre locale et séculaire que n'ont remplacée qu'en partie nos routes modernes. Ces sentiers sont l'œuvre des montagnards ; car en été surtout la vie alpestre est un déplacement continuel. Les mémoires militaires des siècles derniers montrent quel parti une stratégie habile pouvait en tirer pour la circulation dans l'intérieur des Alpes. Les hautes vallées communiquent entre elles par leurs parties supérieures. Ce n'est point en suivant le fil de l'eau, comme nos habitudes nous portent à le croire, mais en le remontant au contraire qu'on peut comprendre les relations de ce petit monde alpestre. Soucieux d'économiser la pente, se maintenant volontiers à mi-côte, les sentiers atteignent facilement, au prix de quelques lacets, le faite de séparation. On est souvent dérouté de la signification qu'ont certains mots dans le langage alpin ; des termes tels que monts, collines, montagnes ont des sens spéciaux qui résultent des habitudes et du genre de fréquentation associées à la vie des Alpes.

Comme tout ce qui est fondé sur la nature, ces relations subsistent, en partie du moins, malgré les mutilations parfois inintelligentes que leur ont infligées les frontières politiques. Encore aujourd'hui les habitants des hautes vallées du Verdon, du Var, de la Tinée, qui s'ouvrent vers le Sud, sont bien plus liés par leurs échanges, leurs dialectes, avec la vallée de Barcelonnette, au Nord, qu'avec la côte de Nice. Le petit monde vaudois de notre Queyras et des hautes vallées italiennes du Pellis et du Cluson se sent encore parent. Le groupe des vallées briançonnaises, politiquement disjoint par un démembrement à jamais regrettable, se rencontre plus qu'il ne se divise au Mont Genèvre.

Il y eut là jadis de petites communautés politiques, embryons de démocraties cantonales, auxquels il n'a manqué, pour devenir une Suisse, que l'appui de fortes républiques urbaines. L'histoire a été dure pour elles. Elle les a mutilées, quand elle ne les a pas détruites. La diplomatie a trouvé commode de régler les frontières d'après la ligne de partage des eaux, qui souvent brise dans les Alpes les rapports naturels. Cependant la communauté de langues eût pu être un avertissement ; elle exprime ici une véritable communauté d'intérêts et de traditions. Ces groupes de hautes vallées composent un petit monde étroit, mais harmonique. Des usages patriarcaux, de sages règlements, des canaux d'irrigation remontant aux me et mye siècles, inspirent une estime mêlée de regrets. Telles qu'elles sont, ce sont de petites patries. Le monde extérieur, le pays étranger commence à l'issue des sauvages défilés qu'il faut franchir pour atteindre les basses vallées. Une fois l'obstacle passé, le montagnard ne craint pas d'aller au loin, parfois de franchir l'Océan ; mais il aime à revenir dans sa vallée natale pour finir ses jours.

Mais ces rapports n'ont pas abouti, sinon temporairement, à une forme politique. Seul le Briançonnais, maitre, comme Uri, d'un des principaux passages, s'en est approché. Sur les roches à pic qu'ont isolées les torrents de Monestier, de Névache, de Cervières, du Mont Genèvre, Briançon est le carrefour central des Escartons ou vallées briançonnaises. Mais entre la vie cantonale des hautes vallées et la vie féodale et ecclésiastique qui se forma le long ou aux débouchés des vallées de passage, il y eut antagonisme et guerre. L'abbaye de Pignerol fut un centre de persécutions contre les Vaudois. L'évêché de Saint-Jean-de-Maurienne ne fut pas toujours un bon voisinage pour les hautes vallées pastorales. Ce qui l'emporta définitivement, ce fut la forteresse féodale, le château qu'on voit encore, debout ou en ruines, dressé sur son roc et barrant la route. De celui de Charbonnières naquit la force des ducs de Savoie, comme de celui d'Albon celle des Dauphins. Mais avec eux, par le développement de leur puissance, l'axe politique s'écarta de plus en plus des Alpes. Il n'y eut plus, et ce fut dommage, d'État véritablement alpestre.

Pourquoi donc ces vallées qu'on dirait perdues dans les Alpes retiennent-elles l'attention ? C'est qu'elles montrent un rapport original des sociétés avec le sol. Si exiguës qu'elles paraissent, elles ajoutent un trait à la physionomie générale de la France. Dans ces replis des Alpes, c'est une petite France qui s'est conservée. Par la langue, les sympathies, elle s'incorpore à la grande. Elle tient à nous par des souvenirs communs, et surtout par le rôle que ses enfants actifs, industrieux, prompts à se déplacer, jouent dans notre vie économique. Ils apportent à Lyon, surtout à Marseille leurs habitudes de travail et d'épargne. Ils franchissent même l'Océan : depuis près d'un siècle, les Barcelonnettes se rendent au Mexique, où ils fondent des établissements commerciaux se recrutant entre parents. Et de plus jeunes vont remplacer leurs acnés, quand ceux-ci, fortune faite, rentrent dans leur solitaire vallée.

 

CHAPITRE IV. — LA VALLÉE DU RHÔNE ET LA TRANSITION VERS LE MIDI.

LE fiord marin pliocène qui fut le précurseur immédiat du Rhône  avait occupé des vallées déjà creusées très profondément par

l'érosion des cours d'eau de l'époque précédente. Son niveau, comme celui du fleuve qui lui a succédé, fut très bas, et vers ce niveau de base très déprimé affluèrent de toutes parts les eaux. C'est ainsi que la limite septentrionale du fiord rhodanien, qui se trouvait vers Givors, attira à elle les eaux du grand lac bressan devenu plus tard la Saône. Et dans l'intérieur des Alpes l'attraction ne cessa de s'étendre : d'abord elle entraîna les eaux échappées du Mont-Blanc ; puis jusqu'au fond du Valais, ce fut le tour des rivières qui primitivement avaient coulé vers le Nord et. suivi par le seuil de la Venoge, au Nord-Ouest de Lausanne, une voie visible encore vers le Rhin.

Assurément le Rhône coule à un niveau supérieur à celui du fiord qui l'a précédé ; il a comblé et élevé son lit ; en reculant de plus en plus son embouchure il a notablement diminué sa pente. Néanmoins cette pente est encore rapide. Elle ne s'adoucit légèrement, entre la Saône et l'Isère, que pour s'accentuer de nouveau (0 m. 80 par kilomètre) entre la Drôme et l'Ardèche. Pour emprunter la terminologie de l'École américaine, le Rhône est un fleuve envahissant, qui continue à faire des conquêtes, à empiéter sur les domaines fluviaux voisins. L'étrange configuration de ce long bassin fluvial, projetant des bras jusqu'aux Vosges et au Saint-Gothard, est due à une série d'empiétements.

L'évolution du réseau fluvial met en évidence un fait qu'il faut signaler à cause de sa signification générale : à partir de l'époque éocène, la dépression fut de plus en plus rejetée vers l'Ouest. La direction qu'a adoptée finalement le Rhône, tout contre le Massif central, l'écornant même entre Vienne et Tournon, doit être regardée comme la dernière phase d'un mouvement progressif. Elle s'explique par la marche que les plissements alpins ont suivie, procédant graduellement de l'intérieur vers l'extérieur du système, de la concavité vers la convexité de l'arc, et n'envahissant qu'à l'époque miocène l'espace où se dressent actuellement les chaînes subalpines.

Vers Tournon, les terrains primitifs entre lesquels le Rhône venait de couler se retirent sur la rive droite. Bientôt, dans la plaine découverte où l'Isère mêle ses alluvions à celles du Rhône, l'œil est averti d'un changement de nature. Tous ceux qui ont descendu la vallée du Rhône ont remarqué, aux approches de Valence, une montagne de forme conique, de couleur grise et rousse, qui tranche sur l'uniforme rangée des croupes gneissiques ; les ruines du château de Crussol grimpent sur sa cime chauve. Isolée, presque insolente, elle se campe par le travers de la vallée, comme un défi du Midi dont elle est une apparition.

Ce n'est encore qu'un avant-coureur, un témoin détaché d'une formation qui se révèle pour la première fois. Mais à une douzaine de kilomètres vers le Sud, à La Voulte, commence désormais sans interruption une bande de calcaires jurassiques qu'on peut suivre du Nord-Est au Sud-Ouest pendant 80 kilomètres. Ces calcaires, d'ailleurs fissurés, sont d'un grain si pur qu'ils ne laissent que très peu de particules insolubles pour contribuer à la formation de l'humus. Ils étendent un désert de pierre entre la vallée du Rhône et le bord du Massif central. Les roches, découpées en forme de parallélépipèdes, s'étagent comme des degrés d'escaliers, des gras (gradus), suivant le nom local qui les désigne. Dans les fentes perpendiculaires qui les séparent un pulvérin roussâtre, échappé aux vents et aux eaux, a pu se loger : c'est dans ces pincées de terre végétale qu'un peu de culture trouve asile. L'Ardèche à Vogüé, puis la Baume, le Chassezac traversent en cluses ces plateaux.

Ce serait entre la vallée et le Massif central un écran de séparation. Mais cette zone inhospitalière n'adhère pas immédiatement au bord cristallin du Massif ; elle s'y appuie par l'intermédiaire d'une zone marneuse, étroite, mais assez tendre pour que les eaux y aient creusé des vallées et des bassins. Un pays s'est formé à la faveur de ces articulations, le Vivarais. C'est là qu'a pris place un petit monde à part, nid de culture et d'industrie. Privas, Aubenas ont abrité dans un isolement relatif leur indépendance de villes protestantes. Il semble que le protestantisme méridional ait de préférence élu domicile dans ces plis étroits qui, des deux côtés mais à distance, accompagnent la vallée du Rhône. La position des pays protestants du Dauphiné, Trièves, Diois, correspond, derrière le rideau des Alpes calcaires, à celle de la zone urbaine et protestante du Vivarais.

La bande de plateaux calcaires ne se termine pas en réalité au Vivarais. Une série de petits causses se prolonge jusqu'à travers le Gévaudan, surtout dans la zone fracturée qui sépare le mont Goulet du mont Lozère. On distingue à leur couleur et à leur forme, à travers les croupes granitiques qui les entourent, ces petits îlots calcaires. Ce sont les témoins par lesquels les Gras se relient à la grande zone sédimentaire de Causses dont il sera question plus loin. Avec eux commence donc une des zones les plus caractéristiques de la nature du Midi français.

En avant de ce plateau des Gras, une nouvelle série de roches vient prendre place sur les bords du Rhône. On voit à partir du Teil se dresser des roches de calcaire urgonien, pétries de polypiers, d'une éclatante blancheur. Le Teil est, grâce à elles, le pays du plâtre, où la poussière blanche couvre tout, maisons, arbres, routes, visage des ouvriers. Entre Viviers et Châteauneuf, ces roches resserrent le Rhône dans un défilé. Elles font partie d'une longue chaîne de récifs coralligènes qui, de Grenoble aux Garigues du Bas-Languedoc, enserre en forme semi-annulaire le bord oriental du Massif. Ces récifs, par leur dureté, ont résisté mieux que les parties marneuses qui sont intercalées entre eux. Ils forment l'ossature de la contrée, les parois des escarpements éclatants entre lesquels file le fleuve vers Châteauneuf, Viviers et Donzère. C'est ce passage, remarquable au point de vue du climat comme de la structure, qui est définitivement la porte du Midi.

On voit combien peu la vallée du Rhône ressemble à ces vallées à pente continue et régulière qu'évoque d'ordinaire ce nom. Elle se compose d'une série saccadée de paliers, reliés par des cluses. Tantôt elle s'élargit à perte de vue ; tantôt, comme à Vienne, elle se réduit à un cirque étreignant le fleuve ; tantôt enfin ce n'est qu'une brèche étroite à travers une bande calcaire qui barre la vallée. C'est qu'en effet le cours du Rhône marque les étapes du passage critique à travers cette zone plissée et tourmentée du Bassin méditerranéen, où, pendant la durée de l'époque tertiaire, le sol a été en mouvement.

Aujourd'hui, des refoulements qui ont affecté la vallée, des volcans même qui ont poussé leurs coulées jusqu'au bord du fleuve, y laissant pour témoin le roc de Rochemaure, de toutes les énergies du passé, tout semble éteint. Il y en a une cependant qui travaille encore avec une force à peine amortie, c'est l'érosion. Exaspérée par la violence du climat et le bas niveau de la vallée, elle s'exerce surtout sur le flanc que lui oppose le Massif central. Elle y a entaillé des cirques, creusé des escarpements de plus de 600 mètres, affouillé entre des parois amincies des vallées profondes. Lorsque dans ces cirques s'engouffrent, en automne, les bourrasques du Sud-Est, ce sont des déluges à tout emporter. Le 10 septembre 1857, après une crue du Doux et de l'Erieux, le Rhône, au Pouzin, ne présentait d'une rive à l'autre qu'un vaste train de bois, si compact qu'avec un peu d'audace on aurait pu traverser le fleuve[12].

La sculpture de la montagne a tracé les cadres naturels où se sont cantonnées de petites sociétés individualisées. Si, près de Tournon ou de Lavoulte, nous pénétrons dans une de ces anfractuosités par lesquelles, de temps à autre, se déchargent ces débâcles, tout d'abord ce ne sont qu'escarpements sauvages au fond desquels la rivière, en été, n'est plus qu'un chapelet de vasques dormantes entre lesquelles ruissellent quelques filets limpides ; hypocrite mansuétude que démentent les arbres qu'on voit çà et là couchés dans les graviers. Mais à mesure qu'on s'élève, les rampes déchirées font place à des bassins en amphithéâtre, cultivés en gradins, où de petites villes fortifiées attestent la présence d'une vie historique. C'est surtout aux environs de 400 mètres qu'elles s'échelonnent[13] : les cultures de vignes et de fruitiers y confinent à la zone des châtaigneraies. Celles-ci montent désormais, enveloppant presque seules, pendant 300 mètres, les croupes de plus en plus arrondies de la montagne, sous leurs dômes de feuillage. Vers 800 mètres elles cèdent à leur tour la place à des pâturages coupés de petits bois de sapins et bouleaux. Ainsi, sur les flancs entaillés de la montagne ; s'étagent les zones. Dans les cultures disposées en gradins, dans les rigoles ingénieusement distribuées, se fait sentir un aménagement minutieux, qui indique une population longtemps repliée sur la terre natale et obligée d'en tirer sa vie.

Tel fut en effet le pays qui, sous le nom de Boutière, a abrité, entre le Mont Pilat et le Tanargue, une vie autonome. Il ressemble par là au couloir du Vivarais et aux profondes vallées que, plus loin vers le Sud, entre le Tanargue et l'Aigoual, les forces vives de l'érosion ont entaillées dans les schistes, et qui sont par excellence le pays cévenol. De toutes parts ainsi dans les replis des chaînes se dessine l'encadrement d'une vie cantonale semblable à celle de l'Apennin, du Pinde, de l'Atlas même, en un mot de la ceinture montagneuse de la Méditerranée.

Cependant, à travers tous ces changements d'aspect, entre ces pays alpins, vivarais, cévenols, coule le grand fleuve historique, leur lien commun. Plus on va vers le Midi, plus le contraste s'accuse entre le roc et la plaine. Celle-ci a les saules, les peupliers, les oseraies parmi les eaux vives ; seule une vigueur inaccoutumée de lianes, de clématites, de roseaux dans les Iles du fleuve ou sur les flaques de débordement, atteste l'action d'un soleil plus puissant. Les roches, de plus en plus décharnées, encadrent les bassins que traverse le fleuve ou pointent brusquement au-dessus de l'alluvion. Villes, bourgs et châteaux forts s'y sont nichés. Sur leurs flancs s'accrochent des villages aux maisons presque sans fenêtres, pelotonnées ensemble ; de vieilles petites villes aux ruelles caillouteuses et grimpantes, des ruines de forts, jaunes et croulantes comme les roches elles-mêmes. Mais de son flot verdâtre le fleuve enlace des fourrés de végétation. Peu à peu de petites maisons en cailloutis, presque des huttes, parsemant des cultures de vergers, se sont aventurées sur l'alluvion, ont osé se détacher des versants rocheux et des anciennes terrasses fluviatiles. Les cultures s'y blottissent à l'abri des palissades de roseaux et de cyprès que courbe le mistral. On voit courir en rigoles l'eau vive. C'est la vallée qui vit de sa vie propre entre les pays différents qui la bordent.

Ce contraste est, lui aussi, un signe de nouvelles régions qui commencent. La civilisation de la Méditerranée, s'est développée sous l'influence d'un contact étroit entre deux choses qui nulle part n'engendrent plus de différences sociales, parce que nulle part elles ne sont plus opposées et plus contiguës : la montagne et la plaine. C'est ce que Strabon exprimait en parlant de la juxtaposition de l'élément agricole et politique et de l'élément guerrier[14]. Cette juxtaposition de la vie cantonale et de la vie urbaine, de l'excès de simplicité et de l'excès de raffinement, est un des contrastes heurtés dont abonde la région de la Méditerranée ; un de ces contrastes qui sont la source d'une foule de relations. Du Vivarais à la vallée du Rhône, des Cévennes au Bas-Languedoc s'échangent de temps immémorial des rapports qui rappellent ceux qui se transmettent des Apennins au Latium, des Abruzzes à la Pouille. Un mouvement en quelque sorte rythmique règle la vie méditerranéenne, en vertu des conditions si tranchées de relief et de climat. On y voit, de la montagne à la plaine et inversement, les troupeaux se déplacer suivant les saisons, en franchissant de grandes distances. Et l'histoire nous montre aussi un afflux continuel de population coulant de la montagne rude et pauvre vers la plaine pour lui infuser une nouvelle vie, et remplacer tout ce que l'excès de civilisation, dans les grandes villes de la côte, ne tarde pas à dévorer. La montagne, il est vrai, renvoie, chaque hiver, à la plaine les troupeaux qui lui en sont venus ; tandis que la plaine ne rend guère à la montagne les forces humaines qu'elle en reçoit.

 

 

 



[1] Forêt de la Serre, sur 17 kilomètres de long et 4 de large, atteignant 380 mètres de haut.

[2] Le nom, comme il est arrivé souvent, s'est étendu historiquement au delà de son cercle naturel. Ce qu'on appelle ainsi, dans le pays, c'est la haute vallée de le Meuse jusque vers Bourmont. (L. Gallois, Le Bassigny, dans Annales de Géog., t. X, 1901, p. 115.)

[3] Pente de la Saône : de la source à Port-sur-Saône, 0 m. 25 par kilomètre ; de Port-sur-Saône à Chaton, 0 m. 04.

[4] Geografia di Francesco Berlinghieri, Fiorentino, in terza rima (Florence, vers 1478, in-fol.), carte 6.

[5] Sources de la Loue, du Dessoubre, du Doubs. Orbe au-dessus de Vallorbe, etc.

[6] Les Francs de Mièges ; les Franches-Montagnes.

[7] Boissellerie, tabletterie, plus tard horlogerie.

[8] La direction du Sud-Ouest au Nord-Est est celle des anciennes rides formées à l'époque des plissements qui signalèrent la fin des temps primaires. Ces traits primitifs de structure ne se montrent plus que çà et là dans le relief actuel, à cause des bouleversements qui les ont remaniés pendant la période tertiaire. Alors, en effet, à travers les anciens plis, se sont produites les grandes fractures, principalement dirigées du Sud au Nord, qui dominent aujourd'hui dans la physionomie du relief.

[9] Voir la feuille de la carte d'état-major au 1/80.000e (n° 168, Lyon).

[10] On peut consulter, pour l'ensemble des phénomènes décrits dans ce paragraphe, la carte de France à l'échelle de 1 : 500000 (Carte de France dressée au dépôt des fortifications, feuille IX).

[11] Aujourd'hui Windisch, au confluent de l'Aare et de la Reuss.

[12] Annales des Ponts et Chaussées, 4e série, t. I, 11361, p. 5. (Rapport sur les inondations du département de l'Ardèche.)

[13] La Mastre, 386 mètres ; Desaignes, 429 mètres ; Le Cheylard, 432 mètres.

[14] Strabon (II, V, 26) dit, en parlant du monde méditerranéen : στε πανταχο κα τ γεωργικν... κα τ πολιτικν κα τ μχιμον παρακεσθαι.