HISTOIRE DE FRANCE

TOME PREMIER. — TABLEAU DE LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE.

DEUXIÈME PARTIE. — DESCRIPTION RÉGIONALE.

LIVRE PREMIER. — LA FRANCE DU NORD.

 

III. — LA RÉGION RHÉNANE.

LA Lorraine et l'Alsace s'adossent au Massif des Vosges Ces deux contrées se touchent ; naguère elles se complétaient. Bien que très différentes, au moins par l'aspect, elles sont impossibles à expliquer l'une sans l'autre. Le rapport intime qui les unit se révèle dans leur structure et dans leur participation à une même histoire géologique. Il résulte aussi d'un autre genre de ressemblances qui assaillent l'esprit au seul appel de leur nom. Ces contrées sont des frontières. Elles l'ont été dès l'origine de l'histoire. Elles n'ont cessé de l'être que temporairement, sous les Mérovingiens et les Carolingiens. Leur existence est traversée, dominée même, par les conflits généraux des États et des peuples.

La Lorraine et l'Alsace ne peuvent être considérées isolément ; elles font partie d'une région où elles se coordonnent avec d'autres contrées analogues dans une histoire géologique commune. La rive droite et la rive gauche du Rhin, la Forêt-Noire et les Vosges, les pays du Neckar et ceux de la Moselle forment dans l'évolution du sol un ensemble qu'on ne peut morceler sans nuire à l'intelligence de chaque partie. Cette région, que nous appellerons rhénane, a été primitivement continue ; l'interruption tracée par la plaine du Rhin n'a commencé à exister qu'après de longs âges. Il faut se la représenter, dans cet état primitif, comme un large bombement, un dôme qui se serait graduellement soulevé. Peu à peu, en s'exagérant, ce mouvement produit au point faible, c'est-à-dire, au sommet de la voûte, une rupture, première esquisse de la dépression future. C'est le commencement d'accidents qui désormais ne cesseront pas de se répéter. Lorsqu'arrive l'âge des grands soulèvements alpins, les accidents qui en sont le contrecoup se multiplient sur cette fente qui les attire. C'est alors qu'on voit pour la première fois une dépression, sous forme de bras de mer[1], s'allonger à la place qu'occupe aujourd'hui la plaine rhénane. A mesure que la dépression s'enfonce, les bords se relèvent. Du côté où les Vosges et la Forêt-Noire, chaînes jumelles, se regardent, des fractures ou failles découpent leurs bords ; des pans entiers de roches, entraînés le long de ces fractures, s'appuient aux chaînes restées debout. Du côté opposé, des accidents semblables se sont produits, mais plus locaux, moins pressés, sans la continuité qu'affectent sur l'autre versant les longues dislocations qu'on peut suivre. La Lorraine vers l'Ouest, la Souabe et la Franconie de l'autre côté sont des plateaux inclinés en sens inverse : la plaine rhénane est le résultat final d'une lézarde qui s'est peu à peu agrandie.

Tel est, sommairement, l'enchaînement de faits qu'il est inutile de poursuivre ici en détail. Il présente un ensemble lié. Une conception générale doit présider à l'étude des divers éléments du groupe. On ne peut faire complètement abstraction, même quand on borne son étude à une partie, des autres parties qui lui correspondent.

Mais les ressemblances, dans la région rhénane, ne vont pas au delà des traits généraux de structure. Entre les diverses contrées de ce groupe naturel il y a symétrie, correspondance incontestable, mais non centralisation.

C'est en cela que consiste la grande différence entre cette région et le Bassin parisien. Dans celui-ci, malgré les nuances qui diversifient le climat et le sol, malgré les infidélités commises par quelques fleuves ou rivières au réseau fluvial, les influences générales dominent, les particularités se subordonnent à l'ensemble, tout conspire à créer une vie commune, qui naît des conditions naturelles. C'est à l'épreuve des événements et des habitudes que chaque partie apprend qu'elle ne peut se désintéresser de l'ensemble. Les échanges, les relations liées à la vie agricole ou aux industries locales sont autant d'influences familières et constantes qui entretiennent le sentiment de vie commune.

La région rhénane, telle que nous l'avons délimitée, n'embrasse pas une plus grande étendue que le Bassin parisien ; tout au contraire[2]. Mais les unités secondaires y conservent bien plus de relief et de vigueur. L'hydrographie, le climat, pour ne citer que les agents de diversité les plus puissants, introduisent des différences marquées. L'enfoncement, probablement encore persistant, de la plaine rhénane, a créé un réseau particulier de rivières qui gagnent directement le Rhin. Les rivières nées au contraire sur les plateaux lorrain et souabe obéissent dans une bonne partie de leur cours à des pentes inverses. Elles finissent bien par revenir après un trajet plus ou moins long au fleuve central : le Neckar plus directement ; la Moselle au prix d'un long circuit, et seulement par une voie détournée et sinueuse à travers les solitudes du massif schisteux. Mais, dans cette indépendance de développement, des attractions en sens divers ont tout le temps de se faire jour. La Moselle, continuée par la Meuse, à laquelle elle a jadis donné la main, incline vers le Bassin de Paris. A la suite des vigoureux empiétements qu'ont poussés vers le Nord la Saône et ses premiers affluents, la Lorraine a été profondément mêlée, d'un autre côté, à la Bourgogne. Elle obéit ainsi à des attractions spéciales, qui n'ont rien de commun avec celles des contrées qui lui sont symétriques à l'Est de la Forêt-Noire.

Puis, ces accidents ont produit dans le relief des inégalités assez fortes pour que les climats présentent d'assez notables différences. Là aussi est un principe de divergences dans l'aspect du pays et les mœurs des habitants. Il suffit pour le moment de signaler ces causes. Dans l'ensemble tectonique de la région rhénane, des contrées se détachent, ayant leur vie propre, gardant un certain degré d'autonomie naturelle. Trois exemples, ou plutôt trois types, se présenteront à nous : les Vosges d'abord, puis la Lorraine et enfin l'Alsace. Si étroitement apparentées qu'elles soient par leur origine, ces contrées, en vertu même des lois physiques de leur évolution, n'ont pas cessé d'accentuer leur individualité propre. Relief, hydrographie, climat se sont développés dans le sens de diversité croissante.

 

CHAPITRE PREMIER. — LES VOSGES.

DES lignes d'un vert sombre, parmi lesquelles peu de formes particulières se détachent, annoncent de loin les Vosges, dans l'atmosphère nettoyée par les vents d'Ouest. A mesure qu'on s'en approche, la douceur générale des profils continue à être l'impression dominante, mais on distingue dans les formes quelque chose de robuste. Des montagnes trapues s'élèvent sur de larges bases ; et sans ressauts, comme d'un seul jet, s'achèvent en cônes, en pyramides, en dos allongés ou parfois, quoique plus rarement qu'on ne dit, en coupoles. Au Sud, dans le massif tassé, laminé, injecté de roches éruptives, qui constitue le noyau le plus ancien, les chaînes s'ordonnent en longues rangées compactes, serrées les unes contre les autres, qui font l'effet de vagues accumulées. La vallée n'est entre elles qu'un sillon étroit et profond. Dans la région moins dure que constitue le grès permien[3] aux alentours de Saint-Dié, les lignes se dégagent, les montagnes s'individualisent mieux, tout en conservant leur modelé caractéristique. Elles se campent les unes à côté des autres, dans leur superbe draperie de forêts.

Lorsque les roches archéennes disparaissent sous la couverture des couches sédimentaires qu'elles n'ont crevée qu'en partie, d'autres formes prennent le dessus. Ce sont celles qui caractérisent le grès dit vosgien, dont les roches rougeâtres, au grain très fin, couvrent au Sud le flanc occidental, et vers le Nord, à partir du Donon, toute la chaîne. D'abord les plates-formes de grès coiffent les cimes du granit ; bientôt le grès couvre aussi les flancs. Il devient véritablement expressif, lorsqu'il a été fortement travaillé par l'érosion. Il se délite alors en plaques épaisses, empilées les unes sur les autres, souvent en surplomb. Quelquefois, brusquement, il se termine en corniche au-dessus d'une vallée creusée en abyme. C'est naturellement près des cimes que la désagrégation des grès a engendré ces fantaisies pittoresques, qu'on prendrait de loin pour des constructions faites de main d'homme. L'homme, d'ailleurs, a suivi l'exemple de la nature ; et souvent le burg s'est dressé sur les substructions et même en partie dans les flancs de la citadelle naturelle. L'instinct bâtisseur a emprunté au sol non seulement des matériaux, mais des modèles ; et les constructions de toute âge qui, de Sainte-Odile aux environs de Saverne, attestent son œuvre, s'incorporent à la roche même. Ces grès, très perméables, laissent filtrer les eaux ; et sur les sables produits par leur désagrégation, les rivières coulent dans des vallées étroites au niveau uni. Là, entre des prairies, les eaux glissent sans bruit sur un sable assez fin[4].

D'autres grès, plus argileux et de teintes plus bigarrées, apparaissent sporadiquement et finissent même, dans la région des sources de la Saône, par occuper toute la surface. De nouveau alors la topographie se modifie. Le relief se déroule en ondulations comme celles qu'on voit, entre Épinal et Xertigny, s'allonger à perte de vue vers l'Ouest. Au lieu de cônes à pans découpés, ce sont de molles croupes, le plus souvent cultivées, qui constituent les parties supérieures. Des étangs, faings ou tourbières, y marquent la stagnation des eaux. Quoique dans son ensemble le pays soit encore boisé, la forêt s'éclaircit ; elle se décompose, pour ainsi dire, en un foisonnement d'arbres entremêlés de cultures, toujours assez maigres. Partout où dominent ces grès argileux, on constate le même changement. C'est une clairière de ce genre qui, dans la partie septentrionale des Vosges, constitue, au plus épais du massif forestier, le Pays de Bitche. Un roc de conglomérat, épargné par la dénudation, reste debout ; il a fixé le site du fort et de la ville.

Partout cependant, soit qu'elle domine effectivement, soit que les défrichements l'aient morcelée, la forêt reste présente. Elle hante l'imagination ou la vue. Elle est le vêtement naturel de la contrée. Sous le manteau sombre, diapré par le clair feuillage des hêtres, les ondulations des montagnes sont enveloppées et comme amorties. L'impression de hauteur se subordonne à celle de forêt. Même après qu'elle a été extirpée par l'homme, la forêt se devine encore aux écharpes irrégulières qu'elle trace parmi les prairies, aux émissaires qu'elle y projette, soit isolés, soit en bouquets d'arbres grimpant sur des blocs de roches. De ces prairies brillantes jusqu'aux dômes boisés, c'est une symphonie de verdure qui, par un beau jour, monte vers le bleu cendré du ciel. Mais le charme grave qui s'exhale du paysage ne parvient pas à dissimuler la pauvreté native du sol. Les substances azotées manquent à ces terrains presque exclusivement siliceux. Ces prés, sauf dans quelques parties privilégiées, ne nourrissent qu'un bétail mesquin ; les vaches suisses ont peine à s'y entretenir.

Les distinctions que la géographie actuelle établit dans cet ensemble furent lentes à se présenter à l'esprit des hommes. Pendant longtemps tout se confondit pour eux en une région forestière, où l'arbre était roi, et où l'homme, en dehors de la chasse et des ressources dépendant de son ingéniosité, trouvait peu à vivre. C'était une de ces grandes silves qui de l'Ardenne à la Bohème couvraient la majeure partie de l'Europe. Sans quitter les bois on pouvait aller, vers le Sud-Ouest, comme vers le Nord, bien au delà de la contrée sur laquelle se localise aujourd'hui le nom de Vosges. Tout le pays des sources de la Saône appartient encore par la nature du sol à l'ancienne Forêt : c'est encore la Vöge, au dire des habitants. Et vers le Nord, après que la zone de forêts s'est momentanément amincie au col de Saverne, elle ne tarde pas à s'étaler de nouveau. Un écureuil pourrait sauter d'arbre en arbre dans la Haardt qui entoure en arc de cercle les plateaux que traverse la Sarre. A Forbach, comme à Bitche, comme dans le pays de Dabo, ou au Sud de Baccarat ou d'Épinal, les hêtres se mêlent ou se substituent aux sapins ; mais c'est toujours même sol, même paysage forestier sur le sable et mêmes conditions d'existence. C'est là ce que saisit d'instinct le langage populaire. L'homme désigne et spécialise les contrées d'après les services qu'elles lui rendent. Pendant longtemps il ne put tirer qu'un maigre parti de ces solitudes silvestres. Il les confondit en un vague ensemble ; et c'est ainsi que les habitants des contrées cultivées et fertiles qui en garnissent les abords parlaient, dès le temps de César, d'une Forêt des Vosges allant des environs de Langres jusqu'au pied des Ardennes. Cela voulait dire que dans toute cette étendue régnait une sorte de marche forestière, qui était pour les gens des plaines voisines une région inhospitalière et avare. Plus tard, avec les exagérations qui leur sont propres, les légendes issues des monastères traduisaient la même impression de répugnance. L'installation dans ces solitudes y est célébrée comme une entreprise héroïque.

Pour nous, aujourd'hui, cependant, les vraies Vosges, avec le petit monde vosgien qui s'y est formé, se concentrent dans le vieux massif archéen et la région de grès qui en recouvrent immédiatement les flancs. Elles s'arrêtent au Nord vers le col de Saverne. A l'Ouest elles enveloppent la vallée de la Moselle jusqu'aux environs d'Épinal. Le massif semble, il est vrai, brusquement s'arrêter au Nord de Belfort ; mais il est facile de s'assurer que par une sorte de torsion, il s'infléchit ; car des fractures en étoilement montrent jusqu'aux abords de Plombières avec quelle intensité s'est encore exercée dans ce coin extrême des Vosges l'action dynamique.

Ainsi délimité, ce massif n'offre pas, comme les Alpes, un système ramifié de vallées ; mais il n'est pas non plus un simple compartiment découpé de failles, comme le Han ou la Forêt de Thuringe. Des vallées profondes, des plis étroits sans continuité absolue, mais en succession marquée, quelques longs couloirs comme ceux qui entaillent les grès permiens de Saint-Dié à Schirmeck ou à Villé, articulent l'intérieur et tracent les cadres d'une vie vosgienne originale. Aujourd'hui les influences extérieures l'assaillent de deux côtés ; l'usine s'introduit par les vallées qui remontent de Lorraine et d'Alsace ; mais au-dessus de 400 mètres vit encore une région plus purement vosgienne, dont la nomenclature est presque une description[5], et indique les formes de relief, d'hydrographie ou de végétation remarquées ou utilisées par l'homme.

Dans le vert des prés, dans l'étendue des faings, assemblages de tourbières et d'étangs qui s'étalent sur les plateaux rocheux, dans le nombre des lacs qui dorment dans les vallées ou qui garnissent les alentours des cimes, se montre l'empreinte du climat humide qui a contribué à modeler les Vosges. Souvent une brume obstinée voile les cimes. En hiver et en automne, des rafales du Sud-Ouest, n'ayant rencontré sur leur route aucune chaîne de la taille des Vosges, s'abattent avec leur fardeau de vapeurs sur les versants occidentaux, font rage sur les promontoires, tels que le Ballon de Servance, qu'elles frappent de plein fouet. Une immense faigne, d'aspect tout scandinave, s'étend aux sources de l'Oignon. Les rivières, sur le flanc occidental, s'enfoncent très loin vers l'intérieur du massif ; elles se nourrissent de réservoirs spongieux qui criblent la surface. Les masses énormes de débris quartzeux répandues par les courants diluviens autour des Vosges, mais notamment en Lorraine, sont des phénomènes pleinement en rapport avec cette direction des courants pluvieux. Ils nous enseignent que si c'est à l'Est que les forces mécaniques internes ont produit les principaux accidents, c'est par l'Ouest que s'est exercée surtout la force destructive du climat : les traces laissées par les anciens glaciers jusqu'au delà de Gérardmer attestent quelle fut, de ce côté, leur longueur.

Sur le Hohneck, des entassements de blocs granitiques arrondis montrent l'effet de ces destructions. Mais ce n'est pas seulement sur les roches que le climat a mis son empreinte. Au-dessus d'un niveau bien inférieur à celui qu'atteignent les arbres dans le Jura ou dans les Alpes, la végétation silvestre est mal à l'aise. Dès que les cimes dépassent environ 1200 mètres, la forêt, si robuste dans les parties inférieures, végète, se change en taillis buissonneux de hêtres tordus marquant l'extrême résistance des arbres. Au-dessus de 1.300 mètres les arbres n'existent plus. On s'est étonné de cette limite relativement basse : pourtant l'humidité spongieuse entretenue sur la surface peu perméable de roches, et au-dessus des plantes basses auxquelles la neige prête un abri, le déchaînement des vents, ne laissent à la végétation que la ressource de se faire rampante et humble ; buissons ou gazons remplacent les arbres. A la forêt succède la chaume. C'est sous ce nom qu'apparaît, dans les Vosges, cette forme de végétation des hauteurs. A la différence des faignes, qui se trouvent à tous les étages, elle n'appartient qu'aux parties les plus élevées. Mais comme dans l'Ardenne, le Harz, c'est le même climat humide et venteux, qui substitue une nature tantôt herbeuse, tantôt marécageuse à la nature forestière.

Les chaumes ne sont pas dues à un recul de la forêt ; peut-être ont-elles été élargies par l'usage séculaire des pratiques pastorales, mais elles ont toujours couvert une assez grande étendue dans les Vosges. On ne pourrait guère expliquer autrement la longue persistance de la faune originale de grands animaux dont parlent les témoignages historiques. Il y avait dans les Vosges, encore vers l'an 1000, des bisons, des aurochs, des élans, hôtes des grandes forêts hercyniennes, et qui ont disparu ou se réduisent à quelques individus confinés en Lithuanie ou sur les bords de la Baltique, gibier magnifique qui fit des Vosges un domaine de chasse cher aux Carolingiens. Une race de chevaux sauvages persistait encore au XVIe siècle. Plusieurs traits, dans cette faune, indiquent une nature de steppe. Elle se développa à la faveur du climat sec, dont l'apparition parait bien prouvée aujourd'hui dans les intervalles glaciaires. C'est dans le lœss des coteaux sous-vosgiens d'Alsace qu'ont été trouvés en abondance les ossements de chevaux sauvages, grands cerfs, rennes, chamois, marmottes, etc.[6] Plus tard, les Chaumes, les éclaircies entre les forêts offrirent un refuge et des moyens de subsistance qui permirent à quelques espèces de se maintenir longtemps.

Dans le développement de la vie, comme dans la structure, les Vosges offrent l'intérêt d'un fragment de monde ancien, curieusement situé entre des contrées que des courants de circulation sillonnent et renouvellent. Peu à peu l'ensemble des formes animées qui s'y était concentré disparaît, cède à l'intrusion de formes nouvelles. La flore de physionomie boréale, héritage des époques glaciaires, restreint de plus en plus son domaine, limité désormais aux parties les plus hautes ou les moins accessibles. Tel a été aussi le sort de ces animaux, également legs du passé, que leur taille et leurs exigences de nourriture livrèrent à une destruction plus ou moins rapide. Les Vosges se modernisent dans leur population d'êtres vivants, comme dans leur aspect. Les populations humaines qui les ont primitivement habitées, et qui nous ont légué dans les dolmens, les abris sous roches, les enceintes fortifiées, des traces de leur occupation, ont sans doute laissé des éléments dans la population actuelle ; mais il semble que leurs débris, émiettés dans quelques vallées, soient destinés aussi à se fondre prochainement. La redoutable force de l'industrie moderne, avec les habitudes qu'elle semble trop généralement entraîner, portera peut-être le dernier coup à ces survivants.

L'élément le plus ancien de la population vosgienne appartient au même type brachycéphale que celui qui prévaut dans le Morvan et le Massif central. Traversé par d'autres couches de populations, que l'exploitation des mines ou une colonisation sporadique ont, à diverses époques, implantées jusque dans l'intérieur des Vosges, il subsiste néanmoins dans les hautes vallées des deux versants. Il descend sur le versant oriental avec les vallées dites welches, qui ont conservé leur patois roman. Une empreinte gauloise prononcée reste sur les Vosges. Les plus anciens monuments où se marque la main de l'homme ressemblent à ceux qui existent en différentes parties de la Gaule. Le Donon, comme le Puy de Dôme, a son culte perpétué plus tard par un temple. Sur le promontoire fameux où la légende de sainte Odile a succédé peut-être à quelque ancien sanctuaire, se dressent les restes d'une enceinte fortifiée semblable à celles qui couronnaient le mont Beuvray et d'autres sites stratégiques d'oppida gaulois. Ce fut sans doute un refuge, rendu nécessaire par les invasions qui vinrent de bonne heure assaillir la riche plaine. Chaque jour, les découvertes préhistoriques nous font mieux apprécier l'importance des groupes de population qui avaient occupé les fertiles terrasses limoneuses bordant le pied oriental du massif. Menacées par des ennemis, les populations du versant alsacien recherchèrent sur les sommets l'abri des fortifications naturelles. Ce sont elles qui ont dressé sur les cimes ces camps retranchés dont on voit des restes non seulement à Sainte-Odile, mais à Frankenburg, à l'entrée du Valde-Villé. C'est partout le rôle de la montagne d'offrir asile aux races refoulées.

Bien plus âpre, bien plus longue est la pénétration par le versant opposé. La vallée lorraine, irrégulière et raboteuse, serpente péniblement sur le flanc occidental du massif. Elle est tournée vers les vents pluvieux. Elle n'a ni le climat, ni les ressources naturelles des vallées du flanc opposé, ni le châtaignier, ni la vigne. C'est par saccades et par des efforts répétés qu'une population parvint à s'y constituer. Plus encore que sur le côté alsacien, il fallut l'action systématique des monastères pour introduire dans ces solitudes forestières la culture et la vie : Épinal, Remiremont, Saint-Dié, Senones, Étival, etc. La vallée lorraine des Vosges ne s'est peuplée et n'a vécu que par l'appui des petites villes qui se sont formées sur sa périphérie. Plusieurs de ces villes gardent encore quelque chose de la physionomie de ces marchés urbains qui, à proximité des montagnes, s'établissent pour servir aux transactions avec les montagnards. Leurs grandes halles, leurs rues à arcades, leurs larges places les caractérisent, aussi bien que les eaux vives de leurs fontaines. C'est là que le Vosgien venait, à époques fixes, troquer son bétail ou les produits de son industrie, pour le grain nécessaire à sa nourriture, pour le lin qui devait occuper son travail d'hiver.

Avec la ténacité caractéristique de nos vieilles races de montagnes, une population s'implanta jusque dans les intimes replis du massif. Elle se fit place aux dépens des forêts, sur les flancs inférieurs des vallées, sur les versants où s'attardent les rayons du soleil. Dans les basses, le long des collines, tant qu'il fut possible de faire pousser entre les pierres quelques-unes de ces récoltes de seigle ou de méteil qu'on voit encore à moitié verts à la fin d'août, s'éparpillèrent les granges, séjours permanents de ces montagnards. Ces maisons larges et basses, dont les toits en bardeaux s'inclinent et s'allongent pour envelopper sous un même abri le foin, les animaux et les hommes, sont les dernières habitations permanentes qu'on rencontre avant les chalets où les marquaires viennent, en été, pratiquer leur industrie[7]. Quelquefois un coin de terre plus soigné où l'on cultivait un peu de chanvre, où croissent quelques légumes, avoisine ces granges. On voit, dans les vallées qui confluent à la Bresse, le domaine qu'elles se sont taillé sur les versants tournés vers le Sud, entre les champs pierreux qui montent jusqu'à lisière de bois et les talus de moraines qui leur fournissent souvent un meilleur sol. Jusqu'au-dessus de 800 mètres, les dernières granges se hasardent ; ensuite, il ne reste plus qu'à s'élever encore de 200 ou 300 mètres pour atteindre les chaumes, les pâturages d'été qui, dès le VIIIe siècle, commencèrent à être méthodiquement exploités. Par eux et par les seuils tourbeux qui les avoisinent on franchit aisément la ligne de faîte qui sépare des riches vallées d'Alsace. Il y avait ainsi près du Rothenbach, au sud du Hohneck, un vieux chemin des Marchands, que pratiquaient les gens de la Bresse pour se rendre dans la vallée de Münster. Ces hameaux épars dans les vallées formèrent de petites autonomies. Sous le nom de Bans, qu'on retrouve dans toutes les parties des Vosges, ils se groupèrent en petites unités distinctes, ayant leurs relations, leurs costumes et leurs mœurs. On ne s'étonne pas, dans quelques-uns de ces replis retirés, de voir encore de petites communautés d'anabaptistes vivant à part.

A mesure que la population augmenta dans les Vosges, elle demanda davantage aux ressources de la nature ambiante, et principalement à la silve immense et aux eaux courantes. On exploita les forêts pour vendre des arbres à la plaine ; et de bonne heure la Meurthe vit s'établir un flottage important vers les riches campagnes de Metz. Des scieries, des moulins à papier profitèrent de la force des rivières. On en comptait un bon nombre dans les Vosges au XVIe siècle ; et longtemps même avant cette époque, des verriers utilisaient les sables des Vosges gréseuses, à Darney, comme à Bitche ou à Forbach. La vie industrielle y naquit de bonne heure. Forcée de joindre les ressources du tisserand aux trop maigres profits qu'elle tire du sol, de se mouvoir et de s'entremettre pour vivre, cette population fut soustraite par ses habitudes mêmes à la fixité monotone où s'engourdit parfois l'âme du campagnard. Grâce aux mines autrefois importantes, une colonisation artificielle y assembla comme une marqueterie d'habitants tirés du dehors. Les rangs de la population devinrent peu à peu assez denses pour que l'industrie moderne, en quête d'une main-d'œuvre économique, vint largement y puiser. L'industrie autour et au pied des Vosges a commencé par être humble, issue des besoins élémentaires de l'existence ; et néanmoins un lien ne manque pas entre ces pauvres industries de tisserands nées spontanément dans la montagne, et les usines qui s'étalent aujourd'hui dans la plaine d'Alsace ou dans la vallée de la Moselle.

 

CHAPITRE II. — LA LORRAINE.

LE mot Lorraine est un nom historique qui, après avoir flotté des Vosges aux Pays-Bas, a fini par se fixer dans la région de la Moselle. Là s'est constitué un petit État qui a assuré la conservation du nom. De lierne qu'après des fortunes diverses le nom de France a reçu du Royaume sa délimitation et sa sanction définitives, celui de Lorraine s'est finalement adapté à la partie de son ancien domaine où naquit une individualité politique. Mais sous cette création en partie artificielle, on retrouve une région géographique qui la dépasse et la complète. Celle-ci ne s'étend pas jusqu'aux Pays-Bas assurément ; il y a entre ces deux parties du vieux royaume lotharingien toute l'épaisseur de l'Ardenne et de l'Eifel. Mais elle correspond à un faisceau fluvial nettement individualisé, celui de la Moselle.       

Sur le plan incliné qui se déroule à l'Ouest des Vosges, toutes les rivières ont été entraînées vers un sillon qui s'est creusé de bonne heure par affouillement au pied des roches calcaires de la bande oolithique. Les couches marneuses qui en constituent la base offraient à l'érosion une proie facile. Des environs de Mirecourt à ceux de Thionville, sur plus de 120 kilomètres, cette zone de moindre consistance traçait le lit prédestiné d'une rivière maîtresse, apte à recueillir toutes les eaux du versant occidental des Vosges. La Moselle, non sans tâtonnements, finit par s'installer, à Frouard, dans cette dépression. La pente qui l'attirait vers le Bassin de Paris fut en concurrence avec celle qui sollicite vers le Nord les eaux de la région rhénane : c'est celle-ci qui l'emporta, maintenant la Moselle sur la bordure jurassique. Elle devint ainsi l'artère principale d'un réseau, presque unilatéral il est vrai, mais riche et puissamment ramifié.

Une grande rivière vosgienne semblait pourtant vouloir échapper à l'attraction de la Moselle, et esquisser un cours indépendant. La Sarre, née au pied du Donon, pénètre au Nord dans le bassin houiller et ne rejoint qu'après un long détour la grande rivière lorraine. Elle vient cependant se confondre avec elle, au moment où les deux courants réunis s'apprêtent à accomplir, entre le Hunsrück et l'Eifel, une percée analogue à celle du Rhin à travers le massif schisteux. La Moselle n'aura plus désormais qu'à achever romantiquement son cours en méandres sinueux dans un pays accidenté et solitaire. Son confluent avec la Sarre, comme celui du Main et du Rhin, marque l'achèvement d'un faisceau fluvial autonome. A l'extrémité de la riante vallée chantée par Ausone, entre des coteaux de vignes, Trèves, la ville romaine, occupe une position qu'on peut comparer à celle de Mayence. Si celle-ci fut la métropole de la province de Première Germanie, Trèves fut celle de la Première Belgique.

Il est utile de se reporter à ces vieilles divisions, dans lesquelles s'expriment les premiers groupements politiques de peuples. La province romaine s'est d'ailleurs continuée par la circonscription ecclésiastique de Trèves, et de nombreux rapports ont longtemps maintenu un reste de cohésion. Mais à la longue les morcellements féodaux, princiers ou ecclésiastiques, ont prévalu ; ils ont séparé diverses parties, sans réussir toutefois à abolir entièrement l'empreinte d'autonomie régionale qui s'étend à toute la contrée dont la Moselle est le lien.

Une autre cause d'autonomie fut l'isolement. Ces roches de grès rouge qui encadrent sur la rive gauche la Moselle à Trèves, sont l'extrémité de la longue zone, arénacée et forestière, qui entoure d'une sorte d'arc de cercle la région lorraine. Nous avons vu, au Sud-Ouest, se détacher du flanc des Vosges une zone de forêts et d'arbres qui enveloppe les sources de la Saône. Vers le Nord aussi elle se prolonge par les bois sans fin de la Haardt. Puis, vers Deux-Ponts, elle tourne à l'Est, se rapprochant ainsi de la Sarre, qu'elle enveloppe à Sarrebruck de ses profonds replis. C'est comme une réapparition du pays vosgien que ce massif de Forbach à Saint-Avold, où d'étroites vallées, servant d'asile aux villages et aux cultures, entaillent les tranches rouges des roches boisées. Un vaste croissant de forêts enveloppe presque ainsi la Lorraine à l'Est, au Nord et au Sud. Il a contribué à l'isoler ; car on ne pouvait le traverser que par les éclaircies naturelles ou par des amincissements qui çà et là réduisaient le domaine de la forêt ; par exemple à Saverne et à Bitche, par la dépression de Kaiserslautern entre Metz et Mayence, ou encore au Sud-Ouest, par les plateaux découverts qui mènent vers la Meuse naissante. Pendant longtemps ces longues vallées ont dormi solitaires sous leur épais massif forestier. Et quand, plus tard, l'industrie et la population pénétrèrent dans cette région d'existence pénible, elle resta encore une sorte de marche frontière, que la pauvreté de ressources rendait peu pénétrable.

Plusieurs causes ont ainsi contribué à individualiser la Lorraine. Ce qui a le plus frappé les habitants, c'est la différence de sol avec les régions voisines. Il faut un contraste saisissable à l'œil pour qu'une contrée se détache, se précise par un nom spécial. Ce contraste ne manquait pas, lorsqu'au sortir des solitudes boisées de la Haardt on passait dans le Westrich, ou lorsque des grès de la Vöge on débouchait dans les calcaires de la Plaine. L'impression en est plus subite encore, lorsque, du seuil de Saverne, on voit devant soi se dérouler les coteaux lourds et nus qui précèdent Sarrebourg. C'est un nouveau pays qui commence, avec un autre sol, d'autres produits et d'autres mœurs.

La Lorraine, homogène par rapport aux pays environnants, ne l'est pas en elle-même. Elle présente des différences de sol et de relief. A l'Est c'est un plateau ; à l'Ouest une contrée sillonnée de longues rangées de côtes.

Le sol lorrain est constitué par des affleurements de couches de moins en moins anciennes, à mesure qu'on s'éloigne des Vosges vers l'Ouest. C'est la disposition par zones qui se continue ensuite dans le Bassin de Paris. L'ordonnance générale des terrains, les principales lignes de relief obéissent à cette disposition fondamentale. Mais la surrection des Vosges semble avoir déchaîné de bonne heure des forces torrentielles dont la contrée a fortement subi l'empreinte. Quelle idée ne faut-il pas se faire de leur action, quand on retrouve sur des coteaux de plus de 400 mètres, près de Nancy, des blocs roulés d'origine vosgienne ! II est certain que les eaux courantes, avant de se combiner dans le réseau actuel, ont dans leurs divagations largement déblayé la surface. Elles lui ont imprimé ce modelé singulier dont Élie de Beaumont a magistralement résumé les principaux traits, tels qu'on peut les embrasser d'ensemble du haut des Vosges. Voilà bien, entre des surfaces planes ou mollement ondulées, ces monticules isolés qui se dressent comme des témoins. Ici les eaux ont librement vagabondé ; elles ont déposé d'énormes nappes d'alluvions siliceuses qui, couvertes de forêts, font des taches noires dans la plaine. Là elles ont été arrêtées par des roches plus dures. Un combat, dont nous pouvons suivre les phases et les résultats dans la sculpture du sol, s'est engagé. Les roches calcaires, d'origine en partie récifale, dont la ligne s'opposait vers l'Ouest à l'irruption des eaux vosgiennes, ont fini par en avoir raison. Déchiquetée et même temporairement rompue, cette ligne a pu néanmoins prévaloir comme barrière. Les rivières se rangent, se réunissent à ses pieds ; elles infléchissent leur direction d'après celle de l'obstacle. Elles cessent de suivre entre elles ce cours presque parallèle qui est le mode normal de ruissellement sur un talus incliné. Dès ce moment aussi cesse le type de Plaine ou Plateau, qui caractérisait jusqu'alors la région lorraine. Il fait place à un type différent, de dessin plus ferme, d'architecture plus soutenue : au plateau succède un pays de coteaux et de terrasses.

La combinaison de ces deux formes constitue la Lorraine : le tout dans un espace restreint. C'est un ensemble qu'il est aisé d'embrasser d'un coup d'œil. Que ce soit de quelque cime des Vosges, ou de quelque belvédère situé le long de la côte oolithique, le regard, prévenu de ces contrastes, les retrouve, les compare, va de l'un à l'autre. Des raides coteaux qui enserrent à demi Nancy, on voit lentement s'élever vers l'Est les lignes assez tristes qui marquent la pente ascensionnelle du plateau. Ou bien il faut monter sur la colline si nettement détachée, si naturellement dominante que les hommes en ont fait de bonne heure une forteresse et un temple. Le coteau de Sion-Vaudémont est un excellent observatoire naturel. A l'Ouest les lignes sombres et plates de forêts s'enfoncent à l'horizon ; à l'Est se déroule, dans sa gravité, la terre lorraine. Ni bois, ni prairies ne manquent, mais ce qui domine, ce qui revient toujours entre les villages disposés en échiquiers, c'est le champ de labour, c'est-à-dire le sol nourricier dont s'est formé un peuple.

Il y a dans le plateau même autant de nuances et de variétés que de zones de terrain. Avec la nature du sol changent la forme des vallées, l'aspect topographique, les cultures. Aux calcaires d'époque triasique correspondent ces campagnes pierreuses d'où les céréales ont presque éliminé les bois. Puis, la topographie se mamelonne davantage. Une glaise blanche, veinée de rouge, apparaît dans les fossés ou les tranchées. Dans les champs, de puissants attelages de chevaux ont peine à remuer cette terre gluante. Les eaux ont largement affouillé ces marnes irisées ; c'est à leurs dépens que se sont étendues les alluvions siliceuses dont le sol gris et spongieux porte les forêts plates à l'Est de Lunéville. Plus bas, les grands courants ont hésité devant la digue que leur opposaient les calcaires qui constituent l'étage inférieur du lias. Ce premier obstacle ne devait pas réussir à les arrêter ; mais l'indécision du lit, les ramifications des rivières, l'effacement momentané des vallées montrent les difficultés qu'en ce passage a rencontrées leur écoulement. La Meurthe à Rosières-aux-Salines, la Seille en amont de Château-Salins, se traînent à la surface du plateau. Des étangs parsèment la région déprimée où se forme la Seille.

C'est là qu'affleurent les puissantes couches de sel qui se déposèrent par évaporation dans les lagunes des mers d'âge triasique. Quelle est au juste leur étendue ? On l'ignore. Mais on sait que de temps immémorial les hommes exploitèrent les ressources de ce pays à sel. On a relevé des traces d'établissements anciens sur les terrains consolidés entre les marais, des vestiges de briquetages destinés peut-être à en rendre les abords praticables. Là sans doute, comme à Hallstatt, ou comme à Kissingen en Franconie, prirent place d'antiques exploitations : but de routes, source convoitée de richesse dont il importait d'assurer la défense. Ce pays, le Saulnois, est certainement ainsi une des parties de la Lorraine où se déposèrent le plus tôt des germes de vie urbaine. Les petites villes qui le peuplent, Marsal, Château-Salins, appartiennent à la famille nombreuse en Europe de celles qui doivent leur nom au sel. Le transport de cette denrée donna lieu à des transactions étendues. Sur les berges de la rivière par laquelle les chargements de sel gagnaient Metz et Trèves, la forteresse en ruines de Nomény semble en sentinelle. Au nombre des causes de l'importance précoce de Metz il faut probablement compter sa position au confluent de la rivière de la Seille ; il y eut là sans doute, comme sur la voie du sel entre les Alpes et la Bohême, une étape anciennement fréquentée par ce genre de commerce.  Déjà, au-dessus de ces plateaux, des coteaux isolés attirent l'attention. La côte de Virine domine de plus de 120 mètres son piédestal ; des témoins semblables surgissent çà et là, vers Dieuze, Gros-Tenquin, etc. Ce sont les avant-coureurs de la formation marneuse et calcaire (de l'époque du lias), qui d'abord par lambeaux, puis avec continuité, va prendre possession de la surface. Le Madon à Mirecourt, la Moselle à Charmes, la Meurthe à Saint-Nicolas, la Seille à Château-Salins pénètrent dans cette zone, qui est celle du plus riche sol de la Lorraine. Paysage médiocre que ces vallées à berges molles encadrant le fond de prairies qui borde la rivière ! Mais la vigne, à peu près absente jusque-là, garnit ces croupes ; des villages situés dans toutes les positions, dans la vallée, à mi-côte, sur les plateaux, attestent la variété des ressources. Quelques forêts encore assombrissent la plaine, mais sur de grandes étendues le sol roux ne porte que des moissons. Des pays agricoles se sont formés ainsi et gravés dans la nomenclature populaire : le Xaintois à l'Ouest de Mirecourt, le Vermois entre la Moselle et la Meurthe, renommés de bonne heure pour leur fertilité. Quand le Xaintois et le Vermois sont emblavés, la Lorraine ne risque point de mourir de faim : et dans ce dicton local on retrouve le persévérant instinct d'autonomie qui fait que pour ses habitants la Lorraine représente quelque chose qui se suffit à lui-même, qui vit de ses propres ressources.

Elles sont grandes en effet, bien qu'achetées toujours au prix d'un dur travail. Ce plateau, qui vient à l'Ouest expirer au pied des côtes oolithiques, est le noyau constitutif de la Lorraine. La frange des coteaux qui le terminent ajoute une parure à cet ensemble ; mais le sol nourricier qui permit à des groupes d'hommes de se multiplier, de se constituer en force et en nombre, appartient à cette grande surface battue des vents, qui garde longtemps un niveau élevé et conserve encore dans sa végétation sauvage des restes d'espèces arctiques. La température y est rude ; un ou deux mois de gelée sont, environ chaque année, le triste contingent de l'hiver ; la végétation montre un retard de près de deux semaines sur celle des coteaux. Cependant ce climat apporte en été assez de chaleur pour qu'au-dessous de 300 mètres la vigne puisse prospérer, quand elle a eu la chance d'échapper aux gelées tardives. De la variété des couches entretenant de fréquents niveaux d'eau, de l'abondance des phosphates de chaux et des substances fertilisantes, s'est constitué un sol fécond et largement habitable. Les champs, les bois, et même les prairies, quoiqu'en moindre étendue, y sont enchevêtrés et assez rapprochés pour que, si voisins que soient les villages, ils disposent chacun de ces diverses commodités d'existence. Les matériaux de construction s'offrent sur place et en abondance : ici pierres calcaires, là briques ou tuiles, le bois partout. Cette terre, pourvu que des attelages robustes en déchirent les flancs, fournit à l'homme tout ce qui lui est utile ; elle est reconnaissante, mais, il est vrai, sans grâce et sans sourire.

La population qui en tire parti se compose de petits propriétaires ; race économe, calculatrice et utilitaire. Des lots d'exploitation agricole très morcelés forment le patrimoine de ces habitants strictement groupés en villages ; ceux-ci, très uniformes, très régulièrement répartis. Le passé n'y a guère laissé de châteaux ; le présent n'y a pas implanté d'usines. La monotonie de l'aspect n'est que le juste reflet de l'uniformité d'occupations et de conditions sociales. Dans la plate campagne, des communautés rurales aux noms généralement terminés par les désinences court ou ville, s'espacent à trois ou quatre kilomètres de distance. Il est rare qu'elles contiennent plus de 300 personnes ; souvent il y en a moins. Là se concentrent tous les travailleurs et propriétaires, y compris le berger communal. Tout rentre dans le village : les pailles, qu'il est nécessaire d'engranger ; le bétail, qui ne peut passer la nuit dehors.

De loin, on n'aperçoit qu'un groupe pelotonné de maisons presque enfouies sous des toits de tuiles descendant très bas. Une ou deux routes, bordées de peupliers, sont le seul ornement des abords. L'organe central est une large rue irrégulière, où se trouvent les puits, les fontaines, ou parfois de simples mares. Fumier, charrettes, ustensiles agricoles se prélassent librement sur l'espace ménagé des deux côtés de la chaussée, le long des maisons. La force d'anciennes habitudes, un certain dédain de l'agrément transpirent dans l'aménagement de ces villages agricoles lorrains : le jardin n'est qu'un potager ; un toit commun abrite hommes, bêtes et granges. Néanmoins la maison est en réalité ample, bien construite. Elle paraît triste quand on vient d'Alsace ou des Vosges ; rien n'est sacrifié au pittoresque. C'est la demeure d'une population depuis longtemps figée dans ses habitudes, ennemie des innovations. Sur cette terre, qui nourrit sans enrichir, les rapports de l'homme et du sol semblent manquer d'élasticité. Le pays vosgien nous avait offert le spectacle de rapports en perpétuel mouvement, s'assouplissant aux conditions d'une nature variée, substituant tour à tour le hameau au chalet, l'usine à l'abbaye. Rien de semblable ici : le contraste n'est pas seulement dans l'aspect, le relief, la nomenclature : il est aussi dans l'homme.

On se sent en présence d'un type frappé à l'effigie du sol. Cette population de villageois-campagnards représente un groupe plutôt géographique qu'ethnique. Sur les limites de la Bourgogne comme du Luxembourg, les mêmes aspects de vie rurale se présentent. Les traits sont communs, à peu de chose près, dans la partie de langue française et dans celle de langue allemande. Ces analogies générales paraissent confirmées par les observations anthropologiques. Il y a un fond de caractères communs, sur lequel le germanisme a inégalement influé, sans le faire disparaître. La limite linguistique ne répond à aucune division naturelle ; elle croise successivement toutes les zones. Plus capricieuses encore et plus arbitraires ont été les limites historiques. L'unité de la région repose exclusivement sur ce fond très ancien d'habitudes agricoles, contractées en conformité avec le sol. Cette population a traversé les siècles. Elle avait subsisté, à travers des guerres et, des invasions dont les épreuves plus récentes n'étaient pas parvenues à effacer le souvenir : il semble qu'aujourd'hui ses rangs s'éclaircissent de plus en plus, sous l'influence des causes générales qui atteignent les vieilles contrées agricoles, mais ici avec une intensité accrue par la proximité de deux grands foyers d'industrie, celui de Nancy et celui des Vosges.

Lorsque, venant de l'Est, on s'approche de Nancy, des formes nouvelles attirent le regard : en avant d'un rideau dont les lignes uniformes se prolongent à perte de vue, des coteaux isolés, des monts se projettent, comme des piliers détachés d'une masse. Leur parenté ne saurait échapper à l'attention ; partout en effet se répètent les mêmes profils. A une inclinaison douce et ménagée des pentes inférieures succède, généralement aux deux tiers environ de la hauteur, un escarpement raide, rocailleux, tapissé d'abord de taillis, couvert enfin de bois. Ce sont des talus surmontés de corniches. Le ressaut peut être plus ou moins amorti par les éboulis ; mais il est toujours aisé de reconnaître que le chapiteau n'appartient pas à la même formation que la base. Celle-ci fait partie des couches marneuses d'âge liasique, dans lesquelles les eaux ont largement déblayé ; elle continue par son modelé la bordure fertile que nous avons vue se marquer vers Mirecourt, Charmes, Saint-Nicolas. L'escarpement qui la surmonte appartient aux calcaires, dits oolithiques, du jurassique inférieur. Sec et profondément fissuré, il introduit non seulement un autre relief, mais une autre nature.

Cette association n'est pas un fait local. Les mêmes éléments du paysage coexistent devant Langres, comme devant Nancy. On les retrouve au-dessus de Sedan, comme au-dessus de Metz. Tout le long d'une zone concentrique qui part des confins de la Bourgogne et va, à travers la Lorraine et le Luxembourg, se terminer en face de l'Ardenne, on suit la continuité d'une dépression fertile que bordent les lignes toujours reconnaissables des côtes oolithiques. C'est un des traits essentiels par lesquels la Lorraine se lie à la Bourgogne d'une part, au Luxembourg de l'autre. Il reste gravé dans la topographie et la physionomie de nos contrées de l'Est. Les contrastes qu'il recèle sont riches en conséquences sur la géographie politique. Ils méritent d'attirer la réflexion, car c'est d'eux surtout que dépendent la position des groupements humains et la formation des villes.

Les corniches fissurées du sommet absorbent l'eau, soutiennent des plates-formes arides ; tandis que sur les flancs les eaux infiltrées réapparaissent en sources, lorsqu'elles atteignent les couches marneuses. Ce niveau de sources est la ligne d'élection auprès de laquelle se sont établis villes ou villages. Ils se succèdent rangés entre les bois des sommets et les cultures des flancs. Les débris calcaires qui ont dévalé des corniches amendent et ameublissent le sol des pentes. La teinte rousse du minerai de fer imprègne les chemins et les parties nues. Et çà et là, sur les cimes, d'anciens bourgs fortifiés à mine sévère rappellent un passé politique et guerrier. C'est une note historique dans le paysage ; car, dans la plaine, les villages n'étaient groupés que suivant les sources et les commodités de culture ; aucune préoccupation stratégique n'avait présidé à leur construction.

En Lorraine, de Vaudémont à Metz et même à Thionville, la façade des coteaux oolithiques est tournée vers l'Est. C'est le versant plus ensoleillé, qu'épargnent relativement les vents de pluie. Nancy n'a guère plus de 70 centimètres de pluie annuelle. Mais, en même temps qu'il est le plus sec, ce versant est aussi celui qu'ont plus directement attaqué les courants diluviens venus des Vosges. Dans ces côtes d'apparence unie, il est facile d'entrevoir des plans successifs. Des promontoires terminés en coudes brusques signalent les points vulnérables où les eaux ont fait brèche. Dans les parties détachées comme dans les rangées demeurées continues, les traces d'affouillement se révèlent par des formes variées : des anses, des hémicycles, comme ceux qui sculptent si curieusement la côte de Vaudémont ; des échancrures étroites comme celles qui entaillent le plateau de Haye, au Sud et au Nord de Nancy. Ces articulations contribuent, avec le climat et le sol, à favoriser la variété des cultures. Grâce aux abris qu'elles ménagent, les arbres fruitiers, les vergers règnent, avec la vigne, à mi-côte, prêtant aux villages un cadre d'opulence riante. Si, lorsqu'on vient de Belgique ou de l'Ardenne, la Lorraine fait l'effet d'une contrée plus lumineuse et plus variée, où déjà la flore prend des teintes méridionales, c'est à cette zone particulière qu'elle le doit. La nature y revêt un aspect d'élégance, qu'on chercherait vainement dans la plaine. La fine végétation a des ciselures, dont l'art local s'est maintes fois inspiré, qu'il fait revivre dans le fouillis de ses fers ouvragés et dans la svelte décoration de ses vases de verre.

Partout où se concentrent ces conditions favorables, fertilité du sol, présence de l'eau, facilités de défense, elles ont tenté les hommes ; elles les ont groupés. On trouverait aisément, en Allemagne le long du Jura souabe, en Angleterre sur le bord septentrional de la zone jurassique de Gloucester à Lincoln, l'équivalent des lignes d'occupation précoce qui signalent le bord oriental de la falaise lorraine. Les points fortifiés y ont précédé les châteaux et les villes. C'étaient des refuges, des points de surveillance. Mais les mêmes raisons qui les avaient fait naître ont plus tard favorisé la formation d'une vie urbaine. Elle y a pris racine, pas toujours sur le même emplacement que ces antiques stations, mais à proximité et dans des conditions analogues. Il est rare que la chaîne des établissements historiques ne se rattache pas à une série antérieure d'établissements primitifs. Si l'on excepte le pays Saulnois, où le commerce fit naître aussi des établissements précoces, c'est sur le bord des côtes oolithiques que se concentrent en Lorraine les plus anciens vestiges de vie urbaine et d'influence historique.

Bourgs perchés au sommet des monts, villages établis à mi-côte, villes formées à l'entrée des passages ou au confluent des rivières, châteaux historiques qui garnissent les monticules avancés ou les promontoires[8] : tout cet épanouissement urbain est en rapport avec la plaine située à l'Est. Il se lie aux besoins de la population qui, aux pieds des côtes, a prospéré sur les riches terres des marnes et calcaires liasiques. Ces sites défensifs étendent leur regard et leur protection sur la zone déprimée et fertile qui, d'un seul côté, leur est contiguë.

De l'autre, au contraire, vers l'Ouest, sur les hauteurs, derrière les sombres et régulières lignes de bois, règnent des plateaux rocailleux au sol rouge et sec, moins sec toutefois qu'en Bourgogne. La contrée est sévère. Sur ces plains la population est rare et se raréfie chaque jour. Presque sans interruption les forêts s'étendent des environs de Neufchâteau à ceux de Nancy, de Frouard aux environs de Metz sur la rive gauche de la Moselle. La zone forestière est confondue sous un seul nom, la Haye, désignation vague à laquelle il serait difficile d'assigner d'autres limites ; contrepartie des noms de pays mieux spécialisés qui s'échelonnent sur le bord oriental des Côtes. Cette zone de plateaux oolithiques forestiers est étroite, comme toutes celles qui se succèdent en Lorraine ; sa largeur moyenne ne dépasse guère une vingtaine de kilomètres. Mais, par les sentiers fangeux en automne ou au printemps, le manque d'eau en été, la rareté des habitations, elle est de traversée difficile ; contrée propice aux pièges et aux surprises, qui en dirait long si elle évoquait ses souvenirs ! Il y a là une barrière, où tout ce qui pratique une brèche, tout ce qui fraie passage prend une grande importance.

La Moselle fut le principal ouvrier. Le plateau de Haye, au Sud de Nancy, lui servit de front d'attaque. On suit assez facilement encore les étapes du travail qu'elle a accompli. Une dépression isole à l'Est ce fragment des plateaux oolithiques : elle est semée de graviers vosgiens, dont les tramées jalonnent l'un des anciens lits suivis par la Moselle. Ce lit dut être abandonné à mesure que la rivière, accentuant l'érosion dans le soubassement marneux du plateau calcaire, fut guidée vers l'Ouest par l'inclinaison des couches. Elle s'enfonça ainsi à travers les fissures du massif. Elle put le traverser de part en part et déboucher dans la plaine argileuse qui s'étend au nord de Toul. Mais là elle stationna. Son cours, auparavant resserré et rapide, se traîne à travers prairies, marais et faux bras. Des vestiges d'anciens méandres, des monticules détachés entre Toul et Commercy, des débris d'origine vosgienne, témoignent qu'un moment le torrent vosgien poussa jusqu'à la vallée de la Meuse. Mais les affouillements profonds, pratiqués par la Meurthe sur le flanc oriental du plateau de Haye, permirent à un affluent de cette rivière de pousser vers l'Ouest ses empiétements assez loin pour ressaisir la Moselle, et la ramener, par une sorte de capture, sur le versant qu'elle avait quitté. Maintenant, dans l'étroite cluse que domine le vieux bourg fortifié de Liverdun, toutes les communications se pressent : canal, chemin de fer, routes. C'est le passage historique qui de Nancy à Toul, du Rhin à Paris, est naturellement indiqué au commerce, aux invasions, aux rapports des hommes. Un épisode dans la vie d'une rivière en a frayé les voies.

Nancy n'est pas une ville ancienne, mais son site ou ses abords immédiats sont de très anciens centres de groupement. Sa position justifie la pensée politique qu'eurent les ducs en y fixant leur capitale. Nul poste meilleur pour dominer la falaise, surveiller le Barrois, grouper les éléments territoriaux d'un duché qui se constitua et se maintint, de Bourmont à Longwy, par la possession de la falaise oolithique, l'épine dorsale de la Lorraine.

Metz, toutefois, représente des rapports plus amples, plus généraux. La Moselle, au-dessous du coteau de Mousson, a diminué sa pente. Elle s'étale, se ramifie dans une vallée plus large. Pour la première fois, de grandes plaines d'alluvions fertilisées par les éléments calcaires se font place. Le Sablon de Metz s'étend entre la Moselle et la Seille. La Moselle s'émancipe davantage de la falaise contre laquelle elle avait multiplié ses attaques ; elle continue néanmoins à la côtoyer. A cette falaise Metz emprunte ces riches sources au voisinage desquelles elle dut sans doute son nom primitif, Divodurum. La noble ville, dont la cathédrale s'aperçoit de loin, est née comme un vieux centre gaulois dans un enlacement d'îles, sur un tertre de terrasses diluviales. Elle a grandi comme ville de commerce et de guerre. Dans ses rues étroites, ces humides quartiers qu'étreignent des bras de rivières, revit non seulement le souvenir d'une histoire dont les dates se marquent par des sièges ; mais aussi celui d'une forte et économe bourgeoisie qui sut cultiver avec succès l'industrie et le commerce. C'est la partie la plus ouverte de la Lorraine qui a son centre à Metz, au confluent des routes de Trèves, de Mayence, de Luxembourg et de l'Ardenne, celle qui se montra capable, aux temps du royaume d'Austrasie, de grouper autour d'elle les contrées voisines.

 

CHAPITRE III. — LE PAYS MEUSIEN.

ENTRE le Plateau de Lorraine et le Bassin de Paris s'introduit le Pays meusien. Si l'on peut dire de la Lorraine qu'elle est combattue entre attractions contraires, que dire de ce pays ? Qu'il soit partie intégrante du Bassin parisien : cela n'est pas douteux. La Meuse même reste associée par sa source, et longtemps par sa direction, au faisceau des affluents de la Seine. Pourtant ce pays a dans sa nature et son aspect une originalité qui ne se laisse pas oublier. Il a eu longtemps des destinées propres, explicables par les obstacles sérieux qui le séparent de la Champagne. La zone d'étangs et de forêts qui va des environs de Troyes à l'extrémité de l'Argonne rendait les communications difficiles par terre ; et elles n'étaient pas plus faciles par eau, puisque la navigabilité des rivières champenoises ne dépassait pas Troyes et Saint-Dizier.

Ce pays tient de la Lorraine par le sol, par l'horizon forestier qui l'enveloppe, par le fond même de la race. Ses roches pétries de coraux, riches en belles pierres, qui l'encadrent vers l'Est, de Neufchâteau à Stenay, sont un récif-bordure du Massif vosgien. Ce sont des eaux vosgiennes qui ont raviné le seuil entre Toul et Commercy. Le pays argileux qui, sous le nom de Woëvre, s'étend au pied des Côtes de Meuse, est le résultat d'une formation qui, presque insignifiante en Bourgogne, ne prend de développement qu'en Lorraine. Les populations sont de même souche sur les bords de la Meuse que sur ceux de la Moselle, mais la teinte germanique s'efface : c'est une Lorraine au parler plus doux, moins guttural et moins aspiré ; avec plus de gaîté, et peut-être plus d'ouverture de cœur. Tout le vocabulaire géographique y est imprégné de ces vieux noms gaulois d'eaux ou de hauteurs, deue, nant, couse, dun, qu'on retrouve presque d'un bout à l'autre de la France[9].

La Meuse mêle profondément la Lorraine à la vie française. C'est une médiatrice. Cette longue rivière qui, presque privée d'affluents, rappelle sur la carte la silhouette des minces peupliers qui bordent ses rives, n'en est pas moins le lien qui rapproche la Saône et l'Escaut, la Bourgogne et les Flandres, le Rhin et la Seine. Elle a beau suivre, à travers l'Ardenne, une pente qui finira par la conduire parmi d'autres contrées et d'autres hommes. Elle garde obstinément l'empreinte française. Elle soutient avec une remarquable persistance la même unité ethnique. Elle ne cesse d'être lorraine que pour devenir wallonne. Après Liège seulement le germanisme l'emporte ; là expire la petite France de la Meuse.

Lorsque, à quatre ou cinq lieues de Langres, la Meuse sort de la fontaine qui lui donne naissance, le pays n'a pas changé, bien que dirigeant ses eaux vers une autre mer. Entre la plaine de Chalindrey, que domine la vieille cité gauloise, et celle du Bassigny, où la Meuse borde les hauteurs de Clefmont, Bourmont, etc., même aspect de la vallée, mêmes lignes de relief, même structure particulièrement expressive de la contrée. Nulle part le type de coteaux et de terrasses ne se déroule avec plus de régularité et de netteté. Au-dessus des riches prairies de la vallée, les côtes calcaires du système oolithique se découpent en angles saillants, s'évasent en forme de cirques, s'étagent en gradins successifs et comme tirés au cordeau, d'après une architecture naturelle qui emprunte la noblesse de ses lignes à la conformation des matériaux sur lesquels elle s'exerce. Ce modelé se grave dans les yeux. Tout y est précis et arrêté. La plupart de ces coteaux découpés ont leur nom. Souvent, sur les promontoires ou les monticules isolés, des bourgs endormis maintenant, jadis guerriers, souvent hostiles entre eux, se regardent. Quelques-uns ont eu une histoire tragique ; tel, au bord du Monzon, ce plateau de la Mothe qui fut une ville dont il ne reste pas pierre sur pierre. D'éternels souvenirs de guerre planent sur ces frontières entre Lorraine, Bourgogne et Champagne. Ce fut longtemps une contrée de passage, hérissée de bourgs fortifiés, sillonnée de voies romaines ; une des attaches intérieures par lesquelles se lient les rapports entre une grande partie du sol français.

Cette partie supérieure de la vallée en est, en effet, la plus ouverte. Entre Neufchâteau et Domrémy la rivière a fini de se constituer. Quoique déjà blessée au contact des calcaires fissurés du bathonien (perte de Bazolles), elle se maintient, grâce aux affluents qu'elle continue à recruter sur sa droite dans les argiles du lias ; et pendant plus de 200 kilomètres, c'est-à-dire jusqu'au moment où elle vient toucher le pied de l'Ardenne, son régime et ses crues resteront réglés par les pluies de ce bassin supérieur. Ici la vallée est ample. Les terrains imperméables, sur lesquels le ruissellement a eu prise, ne manquent pas ; et à droite et à gauche autour de Neufchâteau des déblaiements ont aplani ou articulé le modelé du sol, ouvert des voies. Dans la large vallée qui vient obliquement, du Sud-Ouest, croiser celle de la Meuse, Liffol-le-Grand était le point de départ d'un roulage resté actif presque jusqu'à nos jours vers le Barrois et la Champagne. En aval de Neufchâteau, le village de Soulosse marque l'étape où la voie romaine de Langres quittait la vallée de la Meuse pour gagner directement Toul. Le dernier des affluents importants, le Vair, vient ici, sur la droite, atteindre la rivière ; et de toutes parts des monticules détachés se profilent dans la vallée. Des lambeaux de bois les couronnent, mais des cultures garnissent leurs flancs. Ils dominent l'horizon, mais en laissant entre eux des intervalles par lesquels se glissent des routes, par où l'on devine des échappées vers le monde extérieur.

De l'autre côté cependant, sur la rive gauche de la Meuse, en aval de Neufchâteau, l'encadrement est plus continu. Il n'est interrompu que par des échancrures profondes et courtes. Dans ces ravins remplis d'arbres coule un ruisseau, rarement plus long que 6 à 7 kilomètres, à l'origine duquel est une source qui a un nom, et le plus souvent aussi un village. Ces petites vallées, ou vaux, se répètent entre Coussey et Vaucouleurs, comme autant d'annexes de la vallée principale, c'est-à-dire de la Rivière. Si raide est la pente, que, du haut des plateaux qui les enserrent, on ne découvre qu'en arrivant immédiatement au-dessus vallon et village. Là-haut règnent des plateaux solitaires. Des bois les couvraient autrefois, les parsèment aujourd'hui ; dans les parties éclaircies, entre les friches rocailleuses et de maigres guérets, s'allongent des routes sans fin ; mais le long de ces routes pas une maison, et l'on aperçoit à peine dans les champs quelques êtres humains. Cependant ce pays fut jadis un lieu de passage. C'est une étrange surprise que de rencontrer, sur le plateau nu que creuse le ravin sec de la Maldite, des restes d'amphithéâtre, de mosaïques, d'une ville romaine en un mot, sur laquelle végète le village de Grand. D'où venait ce mouvement ? Et pourquoi des routes convergeaient-elles vers des lieux d'où la vie semble avoir disparu ? L'énigme s'explique, à notre avis, par la vallée de l'Ornain, dont ces ravins sont la naissance. Cette vallée a tracé la voie naturelle entre le Bassigny et la Champagne. Bordée d'anciens marchés et de places fortes, Gondrecourt, Ligny, Bar-le-Duc, surmontée d'anciens oppida[10], c'est une des plus anciennes voies par lesquelles aient communiqué les populations de ces contrées. Elle tient les avenues de la Champagne, car on évite par elle les forêts marécageuses qui en défendaient jadis les abords ; et elle donne directement accès à la plaine limoneuse et agricole du Perthois, vestibule de la grande plaine. Ces anciens rapports, qui contribuèrent à l'importance politique du Barrois, impriment à toute la contrée une sorte de noblesse historique.

Ces vieilles routes sont une partie de la vie d'autrefois. Elles nous disent comment circulaient les nouvelles, comment se formait chez les habitants l'idée du monde extérieur, quels étaient les noms qui s'incrustaient dans les imaginations et les souvenirs. Quand les villes qu'elles traversaient ont décliné ou péri, les routes demeurent comme un dernier témoignage de relations qui ont éveillé des sentiments et fait battre des cœurs[11].

Notre système moderne de routes, il faut y prendre garde, a oblitéré en grande partie ces anciens rapports. Tout y converge vers Paris. Ce n'était pas vers Paris que regardaient autrefois ces hauts pays de Bassigny et de la Meuse ; la cité qui, pour eux, représentait le foyer lumineux, était Reims. Quel nom, plus que celui-là, était répété le long des routes qui de Langres ou de Toul convergeaient vers l'antique métropole ? Le nom de saint Rémy revient fréquemment dans la nomenclature géographique des pays de la haute Meuse : champs, bois, villages, fontaines se recommandent à l'envi du patron de l'église de Reims[12].

Cette répercussion de rapports lointains, dans une nature discrète et recueillie, fait le charme singulier de la contrée. Les routes sont nombreuses au voisinage de Domrémy-la-Pucelle. Les villages de la vallée se voient, se touchent presque. Ils se partagent les champs et les prairies entre lesquels serpente la Meuse ; mais chacun a aussi sa part des versants rocailleux où m4rit la vigne, des taillis où paissent les moutons et, par-dessus tout cela, des bois qui s'étendent, parfois interrompus, mais toujours renaissants, couronnement sans fin des plateaux. Prairies et cultures, pâtures et bois se succèdent, se superposent, composent enfin le petit monde d'où les communautés villageoises, bien groupées, tiraient leurs ressources. L'ensemble forme une sorte de canton naturel. On y est profondément chez soi ; mais rien n'y sent l'isolement. On n'éprouve pas du tout, sur ces confins de Lorraine, l'impression de sauvagerie qui nous assaille encore, par moments, au tournant de quelque chemin creux, dans certains pays de l'Ouest. La vie de village, surtout de villages rapprochés entre eux, voisins de routes menant au loin, entretient des conceptions et des habitudes bien différentes de celles qui naissent dans les hameaux, les fermes isolées parmi les landes et les arbres.

La Meuse semble déjà, vers Vaucouleurs, s'être définitivement établie dans sa gaine de roches calcaires coralligènes. Déjà de grands méandres abandonnés se dessinent, comme si la rivière était devenue impuissante à remplir sa vallée. Cependant cet aspect, qu'elle conservera plus loin depuis Commercy jusqu'à Dun, n'est encore ici qu'une apparition temporaire. Le seuil entre Pagny et Toul, qu'elle ne tarde pas à atteindre, a, comme on l'a déjà vu, gardé la trace de la pénétration des eaux venues des Vosges. Sur la plaine, encore en partie marécageuse, des coteaux, découpés avec une régularité surprenante, sont les lambeaux que le démantèlement a respectés. Il semblerait facile à la Meuse de s'écouler par la plaine qui s'ouvre à elle au nord de Commercy. Les Côtes sont interrompues. La plaine argileuse de la Woëvre communique librement par plusieurs passages avec sa vallée, et s'étend ensuite sans obstacle. Des routes ont profité de ces passages. Commercy fonda jadis sur la possession de ces routes la petite puissance féodale de ses dam oiseaux.

Mais si la Meuse a tâtonné dans ces parages, elle a fini par se laisser ressaisir par le plateau calcaire dont les parois venaient momentanément de s'ouvrir. C'est à ses dépens ; car dans ce plateau fissuré une partie de ses eaux se perd ; et probablement ces infiltrations sont tout le secret des défaillances qui, jusqu'au moment où elle en sort, lui donnent l'aspect d'une rivière devenue impuissante à soutenir ses anciens méandres, et succombant en quelque sorte sous l'étendue de sa vallée. Elle retrouvera, entre Stenay et Sedan, dans la traversée des terrains marneux qui bordent l'Ardenne, un renouveau de vigueur ; les affluents lui reviendront alors, et, certes, le méandre qu'elle dessine en aval de Sedan, et qui enserre la tristement fameuse péninsule d'Iges, n'a rien à envier à ceux des rivières réputées les plus vigoureuses. Mais en attendant cette régénération de son régime, la Meuse, dans son trajet à l'intérieur de la zone calcaire, fait l'effet d'une rivière déchue[13]. Elle coule, ou plutôt se traîne, à travers ses prairies, où pendant les sécheresses d'été on la cherche presque. Elle laisse se détacher d'elle des bras sinueux qui languissent, s'endorment en petits bassins envahis par les herbes, se séparent du chenal principal. L'hiver, pourtant, la vallée de prairies est parfois sous l'eau. Aussi est-ce au pied des côtes, sur les versants enrichis par les éboulis calcaires que courent les routes, naissent les sources, s'échelonnent les villages. Des gués assez nombreux relient les deux rives, de sorte que le même village a souvent ses prairies d'un côté et de l'autre. Parfois, à un détour de vallée, quelque éperon rocheux s'avance et barre presque l'issue. C'est une position dominante. Comme tout est concentré dans la vallée (appelée ici la Rivière), routes, villages, champs, la possession du barrage permet de maîtriser tout le pays : c'est le site de Saint-Mihiel, celui surtout de Verdun, où depuis les temps préhistoriques n'ont pas cessé de se succéder les citadelles.

Au-dessus, autour, on peut dire partout, la forêt règne en effet ; seule végétation que permette l'aridité de ces roches calcaires[14]. Pour l'habitant de la Rivière, c'est la Montagne, pauvre, solitaire, sauf quand il lui arrive d'être traversée par quelque vallée argileuse. Mais sur le versant oriental le nom de Montagne fait place à celui de Côtes. Avec les sources reparaissent les riches cultures, les noyers, mirabelliers, la vigne ; et les villages se pressent au pied des Côtes, à moins d'un kilomètre parfois l'un de l'autre. On a à ses pieds ce spectacle, quand on monte sur un des promontoires au profil busqué par lesquels la Montagne fait saillie du côté de la Woëvre. Et celle-ci, avec sa plaine où miroitent les étangs et ondulent les champs de blé, ne se termine que bien loin vers l'Est ; elle va jusqu'à la sombre ligne boisée qui accompagne la Moselle.

Entre la Woëvre d'une part, et de l'autre l'Argonne, dont les premiers témoins ne tardent pas à se dessiner à l'ouest de Verdun, la vallée de la Meuse vit de sa vie propre. Des bourgs, des groupes de villages sont le type ordinaire d'établissements humains. Une très petite partie de la population, à peine 5 p. 100, est à l'état épars. Chaque village a son individualité précise. Les mesures, souvent encore, varient de l'un à l'autre. Plusieurs se spécialisaient jadis dans une industrie, qui donnait lieu à des tournées périodiques s'étendant au loin dans tout le Nord et l'Ouest de la France. C'est ainsi que de la haute vallée, du Bassigny notamment, partaient des fondeurs et des chaudronniers qui allaient exercer leur métier en différentes régions, et par lesquels le nom de Lorrain, entendu d'une façon très générale, sinon inexacte, se répandait dans les autres provinces de France. Contenue dans une enceinte de plateaux et de collines, la contrée ne disposait pas, il est vrai, d'assez amples ressources pour qu'une puissante vie urbaine pût s'y développer. Les villes vécurent pourtant d'une vie active par le commerce de transit. Tant que le commerce resta fidèle aux anciennes directions que lui avaient tracées les voies romaines, il y eut à Verdun, à Neufchâteau, une fréquentation notable de marchands, banquiers, changeurs, sur les routes qui, de Champagne et des Flandres, tendaient vers l'Allemagne du Sud et le Danube. Peu s'en fallut que ces villes ne devinssent, comme d'autres plus illustres sur les passages de l'Europe centrale, des républiques marchandes soudoyant et guidant des caravanes armées[15]. Mais la prospérité qui tient surtout au commerce de transit, est éphémère. Elle est à la merci des changements commerciaux ou politiques. Sur les confins des grandes nationalités en formation, le maintien de ces autonomies républicaines était condamné d'avance. Ce petit pays digne et fier n'en a pas moins rempli ses destinées, en scellant l'union intime entre la Lorraine et la France.

 

CHAPITRE IV. — L'ALSACE.

UN large souffle de vie générale court à travers la vallée du Rhin. Les 300 kilomètres de routes le long des montagnes, qui courent de Mayence à Mulhouse ou de Francfort à Bâle, sont pour l'habitant du Nord l'initiation de contrées nouvelles. Le contraste est déjà grand entre cette nature riante et variée et les plates Néerlandes ou les monotones plaines de l'Allemagne du Nord ; mais au delà il en laisse entrevoir, ou soupçonner de plus grands encore. Toute une vision de rapports lointains se résume dans ce fleuve chargé de villes, qui serpente entre les coteaux de vignobles et les vieux châteaux. Dans le paysage idéal, dont le peintre des vierges flamandes, Jean Van Eyck, aime à faire le fond de ses tableaux, ce qui apparaît par delà les sinuosités infinies du fleuve, ce sont les Alpes neigeuses brillant par ciel clair à l'horizon.

Ce fut, en effet, et c'est encore pour le Nord de l'Europe une des routes des pays d'outre-mont, comme aussi la voie par excellence de la Bourgogne et de la Provence. L'Ouest y trouve, de son côté, l'accès du Danube ou, par les passages de Hesse ou de Thuringe, celui de la Basse-Allemagne. Les rapports se croisent dans ce carrefour vraiment européen. Le jour où la France, échappant au cercle où s'était d'abord enfermée sa vue entre l'Escaut et la Loire, entra en contact avec la vallée rhénane, fut pour elle la date d'une foule de rapports nouveaux. Elle apprit à connaître une forme de germanisme très différente de celui des Flamands et des Anglo-Saxons : le germanisme continental, lié avec l'Italie, imprégné de civilisation ancienne. Elle entra plus pleinement dans la vie européenne.

Le Rhin est un hôte récent dans la vallée qui porte son nom. Lorsque, vers le commencement de la période diluviale, ses eaux, par la porte dérobée de Bâle, commencèrent à se frayer passage dans la vallée, ce fut d'abord dans la direction de l'Ouest qu'elles s'écoulèrent. Une tramée de cailloux et graviers alpins, qu'on suit au sud d'Altkirch et de Dannemarie, dénonce l'ancienne liaison qui se forma, aux débuts de la période actuelle, avec la vallée du Doubs. Ce fut la première invasion de débris alpins. La dépression formée entre la Foret Noire et les Vosges s'ouvrit alors pour la première fois aux eaux sauvages des Alpes. Cependant il fallut encore attendre, pour que la vallée eût son fleuve, que l'enfoncement progressif de son niveau eût détourné vers le Nord l'irruption des eaux rhénanes. Le Rhin prit alors sa direction définitive ; il sillonna dans le sens de la longueur cette fosse où il n'avait pénétré que tard, par effraction. Encore en sort-il, vers Bingen, comme il y entre, à Bâle, par un chemin de traverse, en sens contraire du prolongement de la vallée ! N'importe : par la longueur de son trajet et le travail qu'il a accompli, le Rhin s'associe inséparablement à la vallée dont il n'est pas l'auteur. Il la personnifie. Il symbolise son rôle historique. Son nom seul est comme la condensation d'un long et mémorable passé. On ne voit pas ses eaux vertes fuir à travers les peupliers et les saules sans ressentir le frisson de l'histoire.

Mais l'Alsace n'est pas simplement une portion de la vallée du Rhin ; c'est, dans ce cadre, une contrée distincte. La vallée s'infléchit nettement et se prolonge vers le Sud-Ouest. Là commence l'Alsace, au vestibule qui mène vers la vallée de la Saône.

Les traits caractéristiques dont se compose l'Alsace ne se dégagent pas tout de suite, quand on y pénètre par Montbéliard ou par Belfort. Au sortir de la brillante vallée du Doubs, c'est d'abord une impression de tristesse. Les argiles lacustres d'époque tertiaire ont déposé un manteau de terres froides, parsemées d'étangs, uniforme, où dominent les prairies et les bois[16]. Les eaux indécises se trament dans ce paysage effacé.

Mais bientôt, vers l'Est, commence un pays de collines, entre lesquelles l'Ill a nettement creusé sa vallée. La vigne s'y montre avec les calcaires. Le pays s'élève jusqu'aux plissements jurassiens de Ferrette. Sec et accidenté, il tranche sur ce qui l'avoisine à l'Ouest et au Nord. Mais c'est encore la physionomie de la Franche-Comté plus que de l'Alsace.

La physionomie de l'Alsace commence à se dessiner, comme en raccourci, vers Thann, au pied des Vosges. A l'entrée d'une riche vallée qui s'enfonce profondément dans la montagne, la vieille cité tortueuse inaugure la série des localités prospères qui se pressent à la lisière des Vosges. Celles-ci présentent à l'Alsace leur bord fracturé, le long duquel subsistent des lambeaux de roches calcaires, qui donnent à ce versant une ceinture de collines dites sous-vosgiennes. Là se déroule le glorieux vignoble. En longs talus adoucis, ces collines s'inclinent vers la plaine, finissant par disparaître sous le lœss ou limon qui suit à distance la bordure montagneuse. Les routes se pressent, la contrée s'anime : c'est le commencement de la zone vivante où des vallées basses débouchent entre des coteaux exposés au soleil, en face des champs où tout vient à souhait.

Ici pourtant le lœss n'est qu'une étroite frange ; et la plaine qui s'étend au delà vers l'Est a un aspect de taillis et de landes. Les maisons sont rares sur les 13 kilomètres qui séparent Cernay et Mulhouse, car le sol de gravier, qui laisse filtrer l'eau, est quasi rebelle aux cultures. L'origine de cet ingrat cailloutis est vosgienne ; ce sont les débris que la Douter et la Thur ont entraînés au cours des démantèlements qui ont réduit au niveau actuel les montagnes voisines. Souvent balayée par des vents secs, aucune autre partie de l'Alsace ne rappelle mieux l'état de steppe par lequel, à en juger d'après la faune, a passé, aux époques interglaciaires, l'Alsace entière. On y suit, le long d'un lambeau de forêt, un tronçon de la voie romaine qui venait de Besançon. Ce fut un lieu de passages et de foires. Situé au seuil de contrées diverses, il servait aux échanges et transactions périodiques avec Bourguignons, Comtois et Lorrains. L'Alsace s'y fournissait de bétail, dont le manque s'est toujours fait un peu sentir dans ses campagnes ; et la plaine a conservé, de ce fait, son nom populaire, Ochsenfeld ou Champ des bœufs.

Partout, dans la physionomie complexe de l'Alsace, persiste le souvenir des actions torrentielles. Les puissantes masses de débris qui furent entraînées des montagnes, et, sous forme de graviers ou de cailloux, étalées dans la plaine, entrent pour beaucoup dans l'aspect actuel et l'économie générale du pays. A l'ouest de l'Ill, leur provenance est vosgienne. Souvent elles ont été recouvertes par des couches de lœss, et n'existent plus alors que dans le sous-sol, à l'état de lits de graviers et de sables. Mais parfois elles occupent la surface même et s'y étalent. Aussitôt revient, comme compagne inséparable de ces sols infertiles, la forêt ; chênes et pins continuent à occuper encore en maltres de vastes espaces que la culture a renoncé à conquérir. On voit ainsi se succéder, en correspondance avec les débouchés des vallées, d'anciens deltas torrentiels sous forme de nappes boisées, qui, sporadiquement, interrompent la campagne plantureuse et féconde. La Forêt de Brumath, et surtout la Forêt Sainte, l'antique solitude silvestre et giboyeuse qui s'étend sur 14.000 hectares au nord de Haguenau, se maintiennent sur les sables rouges que la décomposition des grès vosgiens a livrés à l'action torrentielle. Dans la vie historique, comme dans l'évolution géologique de la contrée, ces forêts sont un trait essentiel. Jadis plus vastes, elles furent des domaines de chasse, ou même des lieux de sépulture, à en croire les tumulus nombreux dont elles sont parsemées. Elles s'associent aux souvenirs et aux légendes ; elles font partie de l'image que l'Alsacien se fait de l'Alsace.

La Hart, la forêt par excellence du Sud de l'Alsace, qui commence à Huningue et par une série de démembrements se prolonge jusque vers Markolsheim, est d'origine non vosgienne, mais alpine. Ses taillis de chênes et de charmes assez clairsemés croissent sur le cône de débris, de plus en plus allongé par les eaux courantes, dont s'est déchargé le Rhin au détour de Baie. Dans cette construction gigantesque qu'il a édifiée lui-même avec les matériaux arrachés aux Alpes, le Rhin n'est pas encore arrivé à creuser assez profondément son lit pour atteindre le substratum tertiaire. Il continuerait, sans le chenal où il a été artificiellement contenu, à divaguer comme autrefois en sillons parallèles, en sinueux méandres, en un lacis compliqué embrassant des marais ou des fies de verdure, Ried ou Grün. Il reviendrait visiter de temps à autre le labyrinthe pittoresque des fourrés d'osiers, de joncs, de roseaux et de saules, où s'ébat le gibier aquatique et qu'épient du haut des airs les oiseaux migrateurs.

Cependant, dans la masse de débris qui constitue le talus édifié à l'époque diluviale, le fleuve a entaillé de lui-même des terrasses successives. A Huningue elles se dessinent au nombre de trois ; elles s'abaissent ensuite et se simplifient graduellement, non sans former, entre le Rhin et la Hart, un talus toujours sensible qu'ont suivi les routes anciennes et modernes. Mais la nappe des eaux souterraines n'est pas arrêtée par ce talus ; elle s'introduit sous les graviers perméables qui forment le sol de la Hart et des parties défrichées, bien qu'analogues, qui lui font suite. Ces graviers sont secs à la surface ; les cours d'eau s'y infiltrent et disparaissent ; mais dans 11e sous-sol une couche de cailloutis cimentés, toujours voisine de la surface, retient l'eau et la rend facile à atteindre par des puits. Si le sol de graviers manque de fertilité, la présence de l'eau fournit du moins aux établissements humains une des conditions indispensables d'existence.

Mais il suffit que cette nappe perméable de graviers soit interrompue par quelque couche moins perméable d'argile ou de limon, pour qu'une partie des eaux, dont le sous-sol est gorgé dans la bande de plaine entre l'Ill et le Rhin, soit ramenée à la surface. Alors naissent des rivières parasites, simples réapparitions de la nappe souterraine où fraternisent alternativement les crues du Rhin et de l'Ill. La plupart des Graben qui, entre Colmar et Schlestadt, accompagnent parallèlement le cours de l'Ill, n'ont pas d'autre origine. La plaine prend alors un aspect marécageux, bien sensible encore, malgré les digues, les dérivations et les travaux de drainages qui représentent l'œuvre de longues générations. Ce n'est plus la campagne, Land ; mais le marais, Ried. Comme le mot Hart règne le long de la terrasse diluviale, celui de Ried revient souvent, soit aux abords de l'Ill, soit aux abords du Rhin. On devine de loin ces prairies marécageuses entre les taillis de saules qui les bordent.

Ces particularités de l'hydrographie sont étroitement liées aux conditions d'établissement et de circulation. Les bords immédiats du fleuve ont attiré de bonne heure des stations humaines ; le monde de vie animale qui s'y concentrait, surtout autrefois, était un appât qu'ont dû rechercher les plus anciens habitants. Mais le fleuve est un voisin incommode : il fallut utiliser, pour y bâtir des établissements durables, les terrasses que l'inondation ne pouvait atteindre, ou bien les endroits resserrés où le passage était momentanément affranchi des complications d'un large lacis fluvial. Ainsi commencèrent des établissements dont plusieurs ont subsisté, dont d'autres n'ont eu qu'une existence précaire. De bonne heure toutefois, la terrasse de la Hart offrit une voie commode, permettant de suivre le fleuve parallèlement à faible distance. La voie romaine de Bâle à Strasbourg se conforma à cette direction, qu'avaient utilisée sans doute de plus anciennes relations commerciales. Les tumulus nombreux de la Hart laissent entrevoir quelle fut l'importance des échanges qui avaient lieu dans ces parages, dès l'âge du bronze, entre le Nord et le Sud.

Mais autant les routes se déroulent naturellement dans le sens des rivières, autant la circulation transversale rencontre, ou surtout rencontrait d'obstacles. Villages et chemins de toute espèce se concentrent sur les minces langues de terre qui s'allongent entre les lignes fluviales et marécageuses. On voit, à intervalles réguliers, les villages se succéder en files sur un seul rang. Ces lignes d'établissements jalonnent les directions suivant lesquelles se meut la vie de la contrée. Plus écartées vers le Sud, elles se rapprochent graduellement, comme les rivières elles-mêmes, vers le Nord. Vers Strasbourg, le faisceau se noue. Jusque-là, c'est seulement entre Bâle et le Doubs, au seuil de la Porte de Bourgogne, que les rapports sont multiples et aisés en tous sens. On comprend ainsi le lien qui rattacha la Haute-Alsace à la Séquanie celtique, qui plus tard la retint sous la dépendance de la métropole ecclésiastique de Besançon.

Importante comme région de transit, l'Alsace est aussi et surtout une terre qui a attiré et fixé de bonne heure la population, qui a nourri un développement politique original.

Le climat est remarquable. Il frappait par quelque chose de plus clair, de plus lumineux, l'attention de Gœthe. Ce Rhénan de Francfort revoyait dans ses souvenirs d'Alsace les nuages qui pendant des semaines restent attachés aux montagnes, sans troubler la pureté du ciel[17] La remarque est fine et vraie. C'est au sud de Strasbourg et surtout sur le bord oriental des Vosges que la nébulosité accuse une décroissance. Au tournant des Vosges méridionales, les vents pluvieux du Sud-Ouest se sont déchargés de leur fardeau de vapeurs ; ils sont descendants, c'est-à-dire plus secs. En fait, il ne tombe à Colmar que la moitié de la hauteur moyenne de pluie qu'on constate à Fribourg-en-Brisgau. Il arrive ainsi que, sur le bord occidental de cette plaine où les eaux regorgent, où l'on a vu dans des inondations restées fameuses l'Ill et le Rhin réunir leurs eaux, il y a une zone sèche où l'eau s'infiltre, parfois même fait défaut. Les rayons d'un soleil généreux activent la végétation et en prolongent la durée. L'apparition des feuilles est de quinze jours en avance sur l'Allemagne ; et, en automne, de belles journées chaudes achèvent de faire mûrir les vins capiteux des coteaux sous-vosgiens. De Thann à Mutzig, au bord des Vosges, la vigne marque le paysage d'une empreinte aussi impérieuse et exclusive qu'à Épernay ou qu'à Beaune. On ne voit qu'elle entre les gros villages blancs aux maisons serrées. Un trait de nature méridionale se prolonge par la lisière orientale des Vosges. Le châtaignier y atteint son extrême limite vers le Nord. La faune alsacienne compte même plusieurs animaux d'origine franchement méridionale — genette et lézard vert entre autres, — qui retrouvent leur midi dans la zone calcaire et sèche des collines sous-vosgiennes.

L'homme a prospéré aussi, il a profité de cette clémence accueillante de la nature. La clarté du ciel et la douceur de vivre ont mis en lui de la gaieté. Le naturel de ce peuple est la joie, écrivait le premier intendant français qui gouverna l'Alsace. Pour bien des peuples venus de contrées plus ingrates et plus sombres, ce pays a marqué le commencement d'émancipation de la vie besogneuse, l'épanouissement joyeux dans une nature qui invite à la fécondité et en donne l'exemple.

Le secret de cette fécondité tient à cette espèce de sol qu'on appelle en Alsace le lœss. Ce terrain privilégié occupe le long des montagnes une bande interrompue par les débouchés des rivières. A la surface, c'est un sol brun, limoneux, propre à la fabrication des briques, animé par de nombreuses tuileries ; mais dans les tranchées verticales qui l'entrouvrent, le long des carrières ou des ravins secs qui le coupent, on voit, sous cette épiderme, des couches friables d'un jaune clair où le calcaire dissous à la surface se retrouve sous forme de concrétions ou poupées. Les eaux s'infiltrent à travers ces couches. C'est comme un épais manteau qui couvre les pentes allongées des collines, où il s'élève jusqu'à 380 et 400 mètres de hauteur absolue ; il a été déblayé au contraire et il manque dans la région basse des Ried et des alluvions récentes. Cette masse terreuse, à y regarder de près, est loin d'être homogène. Elle se compose de couches de transport, différentes par l'âge du dépôt et par les éléments qui la constituent. Des lits de graviers, argiles, sables fluviatiles existent à la base et reparaissent par intervalles entre des couches épaisses de particules plus fines, où rien n'indique l'action des eaux. Quelques-unes de ces couches sont décalcifiées, preuve qu'elles ont été longtemps exposés à l'action de l'air et des pluies. Ainsi la formation de ces dépôts est l'œuvre de longues périodes alternativement sèches ou marquées par des retours offensifs de régime torrentiel. Une masse énorme de débris, depuis les graviers grossiers jusqu'à la poussière impalpable, a été livrée par les grandes destructions vosgiennes, à l'action tour à tour prépondérante des eaux torrentielles et des vents.

Ces terrains constituent un sol nourricier qui a attiré les animaux et les hommes. Partout où il règne, soit à Tagolsheim dans le Sundgau, soit à Egisheim et en d'autres stations près de Colmar, soit à Achenheim près de Strasbourg, des objets d'industrie primitive, des ossements humains parfois, indiquent une prise de possession très ancienne, qui s'est poursuivie sans interruption sur les mêmes lieux. C'est par cette zone que l'homme a fait la conquête de l'Alsace. Avant de dessécher ses plaines noyées, de s'aventurer près des eaux vagabondes, de défricher forêts et vallées, c'est sur ces terrains naturellement secs, faciles à travailler et fertiles, qu'il a fondé, puis multiplié ses établissements. Sans la présence de ce terroir bienfaisant, on s'expliquerait peu le caractère précoce qui distingue nettement la civilisation de la contrée.

La bande de lœss est inégalement répartie le long des Vosges : Au Sud elle est étroite, souvent interrompue ; elle abandonne encore aujourd'hui près de la moitié de la Haute-Alsace aux bois ou aux landes. Mais au nord de Schlestadt et surtout entre Hochfelden et Strasbourg, dans le pays appelé Kochersberg, elle s'étale : c'est la région rurale et agricole par excellence. Limitée au Sud par la Bruche, à l'Est et au Nord par les forêts de Brumath et de Haguenau, elle s'élève vers l'Ouest par petits ressauts jusqu'au voisinage de Saverne. Les cultures y couvrent tout ; le type exclusif de peuplement est le village : villages atteignant rarement 500 habitants, mais très rapprochés, d'aspect riche et cossu, avec leurs larges maisons en pisé qu'égayent leurs poutres entrecroisées, leurs balcons, leurs sculptures, leur entourage de vergers.

L'Alsace est une contrée de zones géographiques bien tranchées, dont chacune a marqué son empreinte distincte sur l'homme. Le plantureux et riant village des plaines de lœss ; le village étroitement serré, bâti en calcaire blanc, sur le vignoble ; la petite ville impériale et murée à l'entrée des vallées ; puis çà et là, planant sur les hauteurs, les châteaux ruinés, les mystérieuses fortifications de temps plus anciens encore : telles sont, dans leur rapport particulier avec les différences de relief et de sol, les formes très déterminées, très individuelles et très précises que les établissements humains ont gardés en Alsace. Partout de petites autonomies, tirant des conditions locales leur vie et leur physionomie propres.

Il est un point de la plaine où les terrasses de lœss se prolongent plus avant que partout ailleurs. Dentelées à la base par des échancrures concaves qu'ont entaillées d'anciens méandres de la Bruche, elles ne se terminent qu'aux bords de l'Ill, à l'endroit où il multiplie ses bras avant de se jeter dans le Rhin. A Schiltigheim et Kœnigshofen, leurs dernières éminences dominent l'île fluviale où se forma le noyau de Strasbourg. Un camp romain y succéda à quelque établissement celtique. Ce fut une ville rhénane, mais surtout la ville des routes. De bonne heure, c'est vers l'Ouest, vers Kœnigshofen et les premières terrasses de lœss que s'étendent des faubourgs. Là aboutit la voie romaine qui vient de Saverne. Elle eut soin de se tenir sur ces plates-formes découvertes que l'inondation n'atteint pas, qui n'opposent pas de marais, où les rivières mêmes sont rares, et qui par là ressemblent à un pont naturel entre le Rhin et les Vosges.

Celles-ci s'interrompent presque au nord-ouest de Strasbourg. Lorsque, vers Niederbronn, Wœrth, Bouxwiller, Saverne, on se rapproche de leur bord, l'œil est dérouté par les traits du paysage, il n'y retrouve plus le cadre habituel de la plaine. Des collines semées sans ordre remplacent le rideau des côtes sous-vosgiennes ; il est visible qu'elles sont constituées par des pointements de roches diverses. Des sources minérales nombreuses se font jour. Ces indices font pressentir ce que l'observation géologique a constaté : l'existence d'un champ de fractures très étendu et très morcelé, tout un système de dislocations et de failles, qui, dans cette partie de la façade vosgienne, hache la structure. Entre des compartiments enfoncés se dressent des lambeaux de roches, témoins épars de rangées presque entièrement détruites. La continuité même des Vosges semble atteinte. Les grès qui, au nord du Donon, en composent à peu près exclusivement la surface, se réduisent entre Saverne et Sarrebourg à une bande qui n'a pas plus de 20 kilomètres de large. La montée même, malgré les hardis lacets de la route dont Gœthe parlait avec admiration, se réduit à 250 ou 300 mètres au-dessus de Saverne : un étage à franchir plutôt qu'un col. Dans toute l'étendue de cette région effondrée, les passages faciles se multiplient. Bitche, non moins que Saverne, offre une voie naturelle ; elle conduit vers Metz, comme celle de Saverne vers Toul et Paris.

Cette chitine de relations se lie, à Strasbourg, avec la navigation désormais plus facile du Rhin, avec les voies qui, par la dépression de Pforzheim, se dirigent vers le Neckar et le Danube. L'importance de la cité où se nouent ces rapports ne pouvait que s'accroître. Elle tenait les passages. On retrouvait la domination de ses évêques sur les roches qui surmontent Saverne, comme sur les coteaux d'Offenburg, qui surveillent la rive droite du Rhin.

Ce fut ainsi une nouvelle personnalité urbaine, commerçante et guerrière, qui grandit dans la famille des cités d'Alsace. Elle les domine, comme la flèche de sa cathédrale domine au loin les arbres parmi lesquels elle s'élance ; mais elle est des leurs. C'est une république urbaine plutôt qu'une capitale de province. L'Alsace resta toujours le pays fortement municipal, dont la vie ne s'est jamais concentrée dans un seul foyer. De cette vie urbaine sont sorties les fécondes initiatives, aux temps de l'humanisme comme aux débuts de l'industrie moderne.

Chose remarquable cependant, l'autonomie de ces robustes individualités, urbaines, villageoises ou régionales, n'a pas nui au sentiment de l'unité de la contrée. Celle-ci a été aimée et étudiée comme peu d'autres. Une harmonie toujours présente s'exhale de cet ensemble que le regard peut presque partout embrasser : la montagne, la plaine, le fleuve. Le monde de souvenirs et de légendes qui s'y rattache s'associe aux premières imaginations de l'enfance. Enfin même cette nature d'Alsace, tout empreinte encore de l'action puissante des phénomènes géologiques, garde certains traits de nature primitive, pour lesquels est ordinairement mortel le contact d'une civilisation avancée : là peut-être est son charme le plus exquis, le principe de son action profonde sur l'homme.

 

 

 



[1] Époque oligocène.

[2] Lorraine, Vosges, Plaine du Rhin = 34.000 km2. environ ; Forêt-Noire, Souabe et Franconie = 39.000 km2. En tout, 73.000 km2.

[3] On distingue dans les Vosges trois espèces de grès. Ce sont, par ordre d'ancienneté, le grès permien dit aussi grès rouge ; le grès vosgien, très quartzeux ; le grès bigarré. Ces deux derniers constituent l'étage inférieur du système triasique.

[4] Élie de Beaumont et Dufrénoy, Explication de la carte géologique de la France, t. I, 1841, p. 286.

[5] Basses, Creux, Collines, Faings, Voivres, Rapts, Feys, Chaumes, ou First etc. First, synonyme allemand de Chaume, se change, par un quiproquo fréquent d'une langue à l'autre en fêtes, et même en fée (Hautes-Fêtes, Haut des Fées, Gazon de Fête).

[6] Trouvaille faite en 1887 à Vöklinshofen, près de Colmar. (Voir Döderlein, Die diluviale Thierwelt von Vöklinshofen, Mitteilungen der Philomathischen Gesellschaft in Elsass-Lothringen, t. V, p. 86-92.)

[7] Marquaire, altération française de melker (celui qui trait les vaches).

[8] Citons : La Marche, Vaudémont, puis, autour de Nancy, Ladres, Amance, Bouxières, Liverdun ; enfin, entre Nancy et Metz, Dieulouard (ancienne Scarpona), Mousson.

[9] Ex. : Dieue, Sommedieue, au sud de Verdun ; Nant-le-Grand, Nant-le-Petit, Nantois dans le Barrois ; Cousance, rivière entre la Meuse et l'Argonne, Cousante-aux-Bois près de Commercy ; Dun-sur-Meuse, etc.

[10] Camp du mont Châté, entre Naix et Boviolles.

[11] Bien des choses du passé ne se perpétuent que par les routes qui en conservent le souvenir. Des abbayes, dont il ne reste pas une pierre, sont connues par leur chemin. On parle encore, dans certaines parties de la France, des maisons de force, sur le trajet que suivaient les forçats vers Toulon.

[12] Exemple : fontaine de Saint-Rémy, entre les bois de Pagny et de Saulxures ; id. dans le eau d'Amanty ; bois de Saint-Rémy, à l'ouest de Châtenois ; Domrémy-aux-Bois, près de Lérouville, etc.

[13] Sa masse s'étant amoindrie, elle est incapable aujourd'hui de suivre les courbes du lit primitif, dit M. W. M. Devis (La Seine, la Meuse et la Moselle, dans les Annales de Géographie, t. V, 1895, p. 43).

[14] Plus de 78 p. 100 de la surface de ces roches (calcaire corallien) est encore aujourd'hui boisé. Aucune autre nature de terrain, dans l'Est de la France, n'atteint cette proportion.

[15] Ce que fut un instant Neufchâteau, par exemple, au XIIIe siècle.

[16] Ajoie.

[17] Dichlung und Wahrheit, 3e partie, liv. II.