II. — LE BASSIN PARISIEN.LE seuil du Cambrésis, les coteaux de l'Artois séparent les Flandres du Bassin parisien. On entre alors dans une grande région dont les lignes principales se coordonnent entre l'Ardenne, les Vosges, le Massif central et l'Armorique, révélant une unité de structure qui, malgré beaucoup d'accidents locaux, reste burinée sur l'ensemble. C'est un champ d'enfoncement, où les zones se succèdent d'après une disposition généralement concentrique autour de Paris. Cette disposition, entrevue dès le XVIIIe siècle par Guettard[1], a été formulée en termes qui l'ont rendue classique par Elie de Beaumont, dans son Introduction à l'Explication de la carte géologique[2]. Le Bassin parisien excède notablement le bassin fluvial de la Seine : la Meuse jusqu'à l'Ardenne, la Loire dans toute sa boucle septentrionale, les tributaires de la Manche entre Caen et Boulogne, en font partie. Le tout embrasse une étendue supérieure au quart de la France ; et cette région que distinguent entre toutes la convergence des rivières, l'abaissement des seuils intermédiaires, la variété des terrains, remplit ainsi les conditions les meilleures pour rapprocher les populations et leur inspirer, par la communauté des intérêts, des invasions, des dangers, un sentiment de solidarité réciproque. Ce fait géologique est par là un grand fait historique. Il n'y a pas dans le reste de la France de région naturelle taillée à plus grands traits ; pas une non plus, sauf les Flandres, qui communique plus librement avec le dehors. Ce que l'ampleur des surfaces, la facilité des rapports, la variété et la richesse agricoles comportent d'influence politique, est réuni dans le Bassin parisien. D'où la prépondérance qu'il a acquise dans les destinées historiques de la France. Une certaine subordination des parties est nécessaire à la formation d'un État : le rôle qu'ont joué le Bassin de Londres, celui du Volga, la Plaine germanique dans leurs contrées respectives, est celui que le Bassin parisien était naturellement appelé à exercer par rapport au reste de la France. CHAPITRE PREMIER. — PARTIE SEPTENTRIONALE. - LA PICARDIE.LA bande jurassique qui marque la périphérie du Bassin parisien fait défaut entre Hirson et Boulogne. Elle disparaît d'abord sous les couches argileuses qui forment le pays d'herbages et de haies vives de la Thiérache ; puis, vers le Cateau, ces argiles sont remplacées à leur tour par la craie blanche qui façonne les larges croupes agricoles du Cambrésis. Là seulement commence la vaste zone crayeuse qui se déroule en Champagne comme en Picardie. Nous allons étudier, en Picardie, la physionomie qu'elle imprime au paysage. Mais auparavant un accident remarquable, vers l'Ouest, doit attirer l'attention. Si l'on suit de Cambrai vers Arras la route qui se déroule en ligne droite sur les traces d'une ancienne voie romaine, on voit peu à peu vers la gauche le relief s'accidenter davantage. C'est d'abord, au-dessus d'Arras, sous forme de collines découpées qu'il s'accuse ; mais au delà, vers Lens et Béthune, une ligne continue de hauteurs commence à se dégager. Le regard s'y attache avec d'autant plus de curiosité que cette crête uniforme, garnie de bois, diffère par son allure des monticules frangés qui parsèment la Flandre. Elle domine d'une hauteur soutenue de 100 mètres les dépressions qui en suivent le bord. Du Nord, on la prendrait pour une simple colline ; mais derrière cette colline il y en a d'autres, séparées par un sillon de vallée ; et puis des plateaux sans fin, que découpent en larges croupes de rares cours d'eau suivant un parallélisme qui ne se dément pas jusqu'aux limites de la Normandie. C'est qu'en effet le Bassin parisien est sillonné, dans sa partie septentrionale, par une série alternante de bombements et de plis qui en ont affecté les couches profondes, préparant les voies des vallées actuelles. Le bombement de l'Artois est le principal de ces anticlinaux, comme la vallée de la Somme est le principal de ces synclinaux. Une suite d'ondulations, sensibles dans le réseau fluvial, mais se traduisant surtout par l'apparition de couches diverses, fait succéder ainsi tour à tour dans une direction uniforme les plis où ont trouvé place les rivières, et les crêtes dont l'érosion a échancré le sommet. La craie, après s'être relevée dans les coteaux d'Artois, plonge dans la vallée de la Somme, pour se relever de nouveau ensuite dans le Pays de Bray. Et dans ce pays, comme dans le Boulonnais qui va d'abord nous occuper, la similitude du phénomène géologique a engendré de remarquables analogies dans l'aspect du sol. Vers l'Ouest, le bombement de l'Artois s'est exagéré. Les couches crayeuses ayant été relevées à une grande hauteur, n'ont pu résister à la dénudation : elles ont été démantelées, et comme un coin du ciel dans une échancrure de nuages[3], les couches antérieures qu'elles recouvraient, argiles, grès et calcaires, ont apparu à la surface. Un pays tout différent s'est ainsi formé, ni picard ni flamand : le Boulonnais ; pays qui, malgré son exiguïté, reste distinct dans la géographie comme dans l'histoire. L'exagération d'un mouvement mécanique dans les profondeurs de l'écorce terrestre a suffi pour changer entièrement la physionomie de la surface. Le Boulonnais est une enclave creusée par affouillement dans la carapace de craie. Interrompu par la brèche du détroit, il se continue, entre les North et South Downs, dans le Weald anglais. On en gravit lentement les bords par des rampes uniformes et pelées, que signalent, au Sud, de grandes fabriques de ciment : tout à coup un paysage se découvre, verdoyant, accidenté, entièrement différent du bourrelet crayeux qui l'enveloppe. C'est que la venue au jour de couches plus variées et généralement plus tendres a permis au travail des eaux de sculpter inégalement la surface, de créer un modelé où la diversité des affleurements se traduit par de fréquents niveaux de sources. Bois et prairies se remplacent tour à tour ; des rivières courent avec rapidité sur des lits pierreux ; des haies vives, où le houx se mêle souvent à l'aubépine et aux saules, encadrent de petits chemins, tandis qu'un peu partout, mais de préférence sur les hauteurs, s'éparpillent des maisons longues et basses dont les fenêtres se décorent de fleurs et qui revendiquent chacune leur parcelle de vergers, de prés ou de champs. Quelques roches plus dures, d'âge jurassique, sont demeurées en saillie, et forment, près de Boulogne, le mont Lambert ou les falaises calcaires du Griz-Nez. Mais au Nord, vers Marquise, l'intensité du bombement a été poussée à tel point que ce sont les roches primaires elles-mêmes qui apparaissent : les mêmes schistes, les mêmes marbres qui depuis l'Ardenne semblaient définitivement enfouis dans les profondeurs. On a dans une échappée subite, sur la croupe nue et battue des vents qui domine les carrières de Marquise, la brusque et courte vision des landes, pâtis et ajoncs. Instructive et fugitive réminiscence ! Quelques pas de plus, et vers Landrethun on atteint de nouveau la crête du bourrelet crayeux ; de là une vue immense se découvre. C'est le pays plat qui descend et fuit vers Calais et qui, par delà les forêts assombrissant les abords de Guines, se perd au loin jusqu'à la bande grise de la mer du Nord. Le spectacle n'est pas sans grandeur. On se sent au seuil de deux grandes régions : là confinent, et s'opposent visiblement près d'un coin d'Ardenne un instant ressuscitée, les Pays-Bas et le Bassin de Paris. Au Sud du Boulonnais, la craie prend décidément possession de la surface. Soit que du Boulonnais on entre dans les plaines picardes, soit que des pays sub-ardennais de la Thiérache et du Porcien on débouche dans la Champagne, l'impression première qui vous saisit est une impression de vide. Sur ces croupes larges et molles où le relief n'est arrêté par aucune tranche plus résistante, la rareté des formes en saillie, des arbres, de l'eau, des maisons, supprime tout ce qui distrait et égaie Ce relief et cet aspect sont engendrés par la craie. Les mers chargées d'organismes, dont les menus débris, profondément modifiés, constituent la craie blanche, ont couvert, à la fin des temps secondaires, une étendue bien supérieure à celle qu'occupe aujourd'hui la craie dans le Bassin parisien. Mais, après tout ce qui a disparu par démantèlement ou dissolution, il reste en Champagne et en Picardie de grandes surfaces dont elle constitue le sol. En Champagne, où elle est à nu, elle se manifeste par ce tuf blanc, particulièrement étudié aux environs de Sens[4], dont les grumeaux gluants rendent les chemins difficiles. En Picardie le limon la recouvre. Elle apparaît çà et là sur certains versants de vallées par des écorchures blanches où croissent quelques genévriers ; elle se devine dans les champs à des teintes pâles qui font tache dans le limon roux. Toutefois, pour apprécier sa puissante épaisseur, il faut profiter des coupes naturelles que fournissent, du Tréport au Havre, les falaises de la côte. C'est là qu'on la voit étager ses assises tranchées par la mer. Elles sont interrompues par des rangées parallèles de silex roux ou noirs. La silice contenue dans les substances minérales et organiques de la craie s'est précipitée. Elle a formé en se combinant ces rognons dont les rangées régulières s'arrêtent aux assises plus dures qui leur ont servi de supports. Mais la masse dans son ensemble reste perméable ; à la base seulement une couche marneuse arrête les infiltrations et produit des sources. Pour être moins crûment visible qu'en Champagne, la craie n'est pas moins en Picardie la roche essentielle dont le caractère du pays dépend. Sa surface, quand on l'atteint sous le limon qui la recouvre, se montre rongée par des érosions ou des dissolvants chimiques. Elle est perforée, creusée de poches où se sont amassés des sables et des argiles. Ces sables étaient depuis longtemps exploités pour ciments ; on a reconnu de nos jours de précieux éléments de fertilité dans les grains de phosphate de chaux dont parfois ils se composent. Par endroits s'intercalent des bancs assez durs pour fournir des moellons de construction. Dès les temps les plus anciens on savait ramener la craie du sous-sol à la surface pour y servir d'amendement calcaire. Quant aux silex, après avoir livré des outils aux hommes de l'époque paléolithique, ils n'ont pas cessé d'être exploités : ils fournissent un empierrement aux routes, et aux maisons en torchis, supplantées aujourd'hui par la maison de briques, un soubassement solide, dont la bigarrure ne manquait pas de pittoresque. Des transgressions marines ont recouvert, du moins en partie, ces nappes de craie ; et les dépôts qu'elles ont superposés restent encore reconnaissables par lambeaux. Ces transgressions se sont produites surtout par une porte de communication qui s'ouvrit plusieurs fois entre Douai et Mons, sur les confins du Hainaut et de la Flandre. A diverses reprises, pendant l'époque tertiaire, les mers du Nord pénétrèrent par là jusqu'au centre du Bassin parisien. Cet ancien détroit est encore un seuil bas ; car lorsque des formes aussi arrêtées ont persisté jusque dans les âges voisins du nôtre, il est bien rare qu'elles s'effacent entièrement dans la topographie actuelle. C'est lui qui donne le plus directement accès entre la Flandre et la partie centrale du bassin. Sur ce passage des anciennes mers, où aujourd'hui les sources de l'Escaut et de la Somme se rapprochent, des plaques d'argile et de sables éocènes recouvrent la craie, associées à des couches de limon qui nulle part ne sont plus épaisses. Toutefois, il y a de vastes surfaces, surtout quand on a dépassé vers l'Ouest l'Amiénois, où ces dépôts ont manqué ; en tout cas ils n'ont pas été assez abondants pour résister aux agents destructeurs. La superficie de la craie a subi alors une altération profonde. On voit dans la partie occidentale de l'auréole crétacée, dans le Vimeu, le Ponthieu, le Pays de Caux, affleurer une argile rouge qui contient de nombreux silex à divers états de décomposition. C'est le résidu de dissolution de la craie ; l'élément calcaire ayant disparu, il n'est resté que les parties insolubles, argile et silex[5]. Cette substance de décomposition, partout où elle domine à la surface, en modifie l'aspect. Elle est assez imperméable pour maintenir des mares auprès des masures du Pays de Caux, pour imprimer même un régime accidentellement torrentiel qui étonne, à certains cours d'eau de la craie. Lorsque l'argile à silex est drainée, ameublie, amendée par la craie sous-jacente, elle fournit un bon sol agricole. Bien des forêts ont été défrichées ainsi, surtout au nie siècle et de nos jours. Mais il en reste assez, soit tapissant les flancs des vallées, soit étalées sur les plateaux, pour dénoncer l'apparition de ce sol rocailleux. La forêt d'Eu dans le Ponthieu, et sur la lisière du Pays de Caux celles d'Eauvy, de Lyons, la Forêt-Verte sont les débris encore imposants de massifs forestiers, dont la conservation parait liée à la présence de l'argile à silex. Mais quand ce terrain cesse de se montrer et que, d'autre part, ont disparu aussi les marnes ou dièves argileuses, propices aux herbages, c'est-à-dire à l'Est et au Sud d'une ligne passant environ par Amiens, Albert, Bapaume, Cambrai et le Cateau, la physionomie de la contrée limoneuse à sous-sol de craie atteint sa pleine expression. Dans le Cambrésis, le Vermandois, le Santerre surtout, l'épais manteau couvre et amortit toute saillie. On voit parfois des pans verticaux de limon se dresser de trois à quatre mètres entre les chemins creux qu'il encadre. Ce n'est souvent qu'à sept ou huit mètres en profondeur qu'on trouve la craie. Ce limon n'est pas argileux comme celui des Flandres : sa couche supérieure est généralement décalcifiée, mais au-dessous il présente une texture sableuse et friable à travers laquelle les eaux de surface trouvent un écoulement naturel. Par quel procès naturel, sous quelles influences mécaniques et climatériques ce puissant dépôt s'est-il formé ? Il n'est pas douteux qu'ici les apports sablonneux des mers éocènes n'aient largement contribué à lui fournir les matériaux. Mais, d'autre part, comme nous l'avons vu dans un des précédents chapitres[6], ce limon des plateaux se lie à une série de sols analogues qui, par leur structure et surtout les restes organiques dont ils sont parsemés, semblent traduire aussi, à travers les différences locales qui les distinguent, l'influence de conditions de climat communes à une partie de l'Europe centrale. Dans la France du Nord, où ces sols couvrent une surface considérable, où ils tapissent non seulement la région picarde, mais le Vexin et la Beauce, ils n'atteignent nulle part autant de puissance que sur la zone qui va de Cambrai à Montdidier ; et nulle part ils n'impriment aussi fortement leur cachet sur l'existence des population. Ce limon est essentiellement le sol d'éducation agricole où se sont formées les habitudes qui ont permis plus tard de conquérir sur la forêt les terres argileuses et froides, et d'étendre ainsi le domaine nourricier dans lequel la France de l'histoire puisa sa force. La charrue ne risque pas de s'y heurter aux pierres ; elle trace librement de longs sillons sur ce terrain aplani et facile, où le laboureur put de bonne heure adopter la charrue à roues. Il était d'autant plus facile d'extraire la craie du sous-sol que, notamment dans le Santerre, aucun lit de pierres ou de rocailles ne la sépare du limon. Pour construire ses demeures, l'homme avait à sa disposition le limon même, ou pisé, dont il faisait avec un mélange de menue paille un torchis, reposant sur une base de silex, et appliqué sur des poutres en bois. Depuis plus de vingt siècles la charrue fait donc pousser des moissons de blé sur ces croupes, livrées à sa domination exclusive. Le chemin se creuse dans le limon aux abords des éminences qu'occupent les villages. Entre les champs nus, sillonnés de routes droites, qui souvent sont des chaussées romaines, le regard est attiré çà et là, généralement au sommet des ondulations, par de larges groupes d'arbres, d'où émerge un clocher. De loin, dans la campagne désolée de l'hiver, ces agglomérations d'arbres, que la platitude de l'horizon permet d'apercevoir dans leur répartition quasi régulière, font des taches sombres qui feraient songer aux fies d'un archipel. En été ce sont des oasis de verdure entre les champs jaunis. C'est ainsi que s'annoncent, dans le Cambrésis, le Vermandois, le Santerre, les villages où se concentre la population rurale. Entre eux, presque pas de maisons isolées ; un moulin à vent, un arbre protestent à peine contre la solitude générale. C'est que, dans ce sol perméable, le niveau de l'eau est si bas qu'il faut creuser, jusqu'à 80 mètres parfois, des puits coûteux pour l'atteindre. Les habitants se serrent autour des puits et des mares. Ces villages sont nombreux, à peine distants de 3 kilomètres les uns des autres. Plusieurs ont recherché les plaques de sable argileux dont l'humidité favorise la croissance des arbres. Ce sont des villages ou des bourgs ruraux, dont les noms souvent terminés en court (cortis) indiquent l'origine agricole. Presque invariablement ils se composent d'un noyau de bâtiments contigus, disposés sur le même type. C'est en réalité une agglomération de fermes, chacune avec sa cour carrée. On ne voit de la rue que la pièce principale de la ferme, la grange au mur nu percé d'une grande porte. En face d'elle, formant la face opposée de l'enceinte carrée qu'occupe la cour, la maison proprement dite, c'est-à-dire la partie réservée à l'habitation, suivie à son tour d'un verger et d'un plant où des peupliers s'élancent entre les arbres fruitiers. Le village est ainsi enveloppé d'arbres. Cette périphérie boisée qui embrasse plusieurs kilomètres donne l'illusion d'une étendue singulière. En réalité il est rare, même dans les parties les plus fertiles, que les groupes comprennent plus de quelques centaines d'habitants. Encore diminuent-ils aujourd'hui, à mesure que le sol exige moins de bras et que s'en vont les industries rurales qui servaient d'auxiliaires. Les maisons où résonne encore le cliquetis du métier à tisser se font rares. Après s'être multipliée jusqu'à un degré qu'atteignent rarement les pays agricoles, la population éclaircit ses rangs. Mais le mode de peuplement ne change pas. Ces unités agricoles subsistent, telles que les conditions du sol les ont très anciennement fixées, dans le cadre monotone et grave des champs ondulant sous les épis ; et j'imagine qu'un contemporain de Philippe-Auguste ne s'y trouverait pas dépaysé. Pourquoi ces villages souffrent-ils souvent en été de la sécheresse ? Pourquoi des lieues se passent-elles sans voir eau courante ? Et que deviennent les 6 à 700 millimètres d'eau qui tombent par an, dans un climat où l'évaporation n'est pas capable d'en soustraire beaucoup à son profit ? Cette eau s'infiltre dans la masse fissurée et homogène de la craie blanche. Elle l'imbibe entièrement, comme une éponge ; mais elle finit pourtant par trouver des couches plus compactes, qui l'arrêtent. Ainsi s'établit un niveau au-dessus duquel les croupes et les vallées faiblement creusées sont à sec, au-dessous duquel au contraire la nappe souterraine, par suintements, par sources, affleure à la surface. Pas de source à flancs de coteaux, comme celles que signalent des peupliers sur les collines des environs de Paris. Une source initiale, somme, fait son apparition dans le fond d'une vallée qui se prolonge en amont, mais sans eau permanente. Elle est sujette à reculer vers l'aval, si le plan d'eau s'abaisse. Mais à partir du moment où le courant définitif s'établit, il ne cesse pas de se renforcer d'afflux souterrains. Désormais, entre les croupes molles et jaunes, l'eau surabonde sous toutes les formes, rivière, étangs, canaux, marais ou tourbières. Tandis que les villages des hauteurs souffrent de la soif, l'hortillonneur ou maraîcher circule en barques autour de Péronne ou d'Amiens. Il y a ainsi, dans ces régions de la craie, une vie des vallées, et une vie des plateaux. Chacune se meut dans un cadre et des conditions diverses. Elles coexistent en Picardie, grâce à la fertilité des plateaux et à l'humidité qu'entretiennent çà et là les argiles éocènes ; tandis qu'en Champagne la vie est absente ou languit sur les plateaux presque réduits à leur maigre tuf. Mais dans l'une et dans l'autre de ces contrées une vie particulière s'éveille avec la réapparition des eaux courantes. Les rivières sortent toutes formées. Moulins, usines, villes se succèdent presque dès leur source. C'est surtout autour du dos de pays qui s'élève lentement jusqu'au bord du grand sillon de l'Oise que la craie laisse échapper les eaux qu'elle avait emmagasinées. Les sources de la Somme et de l'Escaut sont à peine distantes de 12 kilomètres. Ce renflement, bien qu'il ne dépasse pas 140 mètres de hauteur, prend un aspect particulier de monotonie et même de solitude. L'intervalle s'étend entre les villages ; les croupes se déroulent plus ternes que jamais ; et de l'eau enfouie en profondeur il n'y a d'autre trace que des ravins, des fossés, des riots secs que signale de loin quelque ligne d'humbles saules. Ces laides campagnes méritent pourtant attention : ce fut et c'est encore une des portes de la France. Les communications générales, celles qui créent des relations politiques de longue portée, ont dû rechercher la zone de moindre obstacle. Ces espaces élevés et découverts, d'où l'on domine les environs, où il n'existe ni rivières, ni marais à traverser, étaient faits à souhait pour les ingénieurs romains qui ont fixé pour longtemps la viabilité de nos contrées. On peut voir, entre la source de l'Escaut et celle de la Somme, la grande voie qui reliait Vermand à Bavay, deux points qui ont aujourd'hui cédé leur importance aux villes voisines. Pendant 80 kilomètres elle suit presque imperturbablement la ligne droite, à peu près toujours au même niveau. Sorte de voie Appienne du Nord de la Gaule, elle se dirigeait de là, toujours de préférence par les plateaux limoneux, vers Tongres et Cologne. Cette ligne maîtresse était donc en réalité une voie naturelle. Jalonnée, en Belgique comme en France, de restes de la civilisation gallo-romaine, elle a cimenté entre les pays wallon et picard un rapport déjà préparé par l'analogie du sol et qu'à défaut de lien politique la ressemblance de dialectes met encore en lumière. A ce pivot de communications venaient aboutir les routes de l'Ile-de France en Flandre. Il est significatif de trouver une série de villes échelonnées près de la naissance des principales rivières, avant que leur sillon s'approfondisse. Ce sont les étapes fixées par les commodités naturelles d'un transit ancien. Saint-Quentin, héritier de Vermand, puis Roye, Montdidier, Bapaume[7], correspondent aux routes qui de Reims par Laon ou Soissons, de Paris par Crépy-en-Valois, gagnaient les Pays-Bas. Qui tenait ces villes interceptait une des grandes voies de commerce. La Somme est une des rivières dont l'existence remonte le plus haut dans l'histoire du sol. Sa vallée est, avons-nous dit, un synclinal vers lequel s'abaissent les couches au Nord et au Sud, en harmonie avec l'allure générale des plis qui ont affecté le Bassin parisien. Elle a certainement de très bonne heure fixé son lit dans la vallée qu'elle occupe ; mais ce n'a pas été sans passer par d'étonnants changements de régime. Cette rivière paisible, au débit uniforme, laissant déposer tranquillement la tourbe le long de son chenal, a eu jadis un cours diluvial capable de transporter pierres, graviers et galets. C'est dans les graviers qu'abondent les traces de l'âge paléolithique dans la vallée de la Somme. En Picardie, comme en d'autres pays de lentes rivières, la Flandre et la Beauce, subsistent les traces d'un régime tout différent. Rien d'exceptionnel dans ce fait. Aucun trait n'est plus frappant dans ce que nous commençons à savoir aujourd'hui de l'histoire des rivières, que ces vicissitudes de régime ; sinon peut-être leur tendance à persister, malgré des changements de relief, dans le cours une fois tracé. On qualifierait volontiers de sénilité l'état actuel du régime de la Somme, si l'application de cette métaphore à des faits d'ordre inorganique n'était pas sans inconvénients. Elle ne roule plus d'alluvions ; mais elle travaille à sa manière, par la végétation qu'elle favorise, à combler la vallée trop large dont elle dispose. Cette vallée est à fond plat ; de la base des croupes de craie qui se dressent assez brusquement de part et d'autre, les eaux suintent avec assez d'abondance pour qu'une série de marais et d'étangs longe le pied des coteaux. Le chenal reste toutefois distinct, grâce à un léger renflement qui relève vers le centre le profil de la vallée. Mais soit par des brèches naturelles, soit par des fossés de main d'homme, il communique souvent avec les sillons parallèles qui l'accompagnent. La vallée ressemble ainsi à un labyrinthe aquatique où dort une eau pure, profonde et herbeuse. Lorsque quelque ville aux remparts de brique se mire dans ces eaux dormantes, c'est une étrange apparition qui fait songer à des cités lointaines ; tel est, par exemple, le site de Péronne. Dans la limpidité de ces eaux les sphagnes, dont les racines décomposées se transforment en tourbes, ont beau jeu pour se propager. La tourbe occupe une grande partie de la vallée. Elle ne tarderait pas à l'envahir tout entière, si une sorte de culture très spéciale n'avait pris possession de ce terreau noir et végétal : celle des hortillons. On voit aux abords des villes la vallée découpée comme un damier par des aires, petits lopins aménagés en jardins maraîchers. De petites barques longues et effilées, maniées à la perche, circulent entre ces mottes sises presque à fleur d'eau, et qui seraient à la merci d'un caprice de la rivière, si la Somme avait encore des caprices. Ailleurs la vallée garde encore sa physionomie primitive, et l'on voit s'épancher les eaux, entrecoupées de halliers et d'épais fourrés. La pèche est abondante, le gibier pullule, car à l'époque des migrations les volées d'oiseaux aquatiques s'abattent sur ces nappes marécageuses. Quelque cahute de pécheur, en bois ou en roseau, est installée dans les postes favorables. On a ainsi la surprise inattendue d'une échappée sur la vie que durent pratiquer les tribus anciennes qui trouvaient dans ces labyrinthes asile, refuge et moyen de subsistance. Mais pour le paysan d'aujourd'hui ces refuges aquatiques des restes d'une vie primitive ne représentent pas un domicile habitable : suivant son expression, on rentre dans le pays quand on regagne les flancs secs de la vallée. Les sites urbains, dans de pareilles conditions physiques, ont été fixés par les points où la traversée était le moins difficile. C'était un avantage décisif que l'existence de gués, ou d'un roc resserrant la vallée, ou d'appuis solides pour construire un pont. L'histoire, en multipliant les rapports, aida à la multiplication des villes. Après des bourgades gauloises vinrent des postes ou cités romaines, des monastères, des villas carolingiennes, des châteaux contre les Normands ; et de tout cela se forme cette ligne de places, tant de fois disputée, qui fut le front de résistance de la monarchie française, le rempart compact dans lequel il ne pouvait se produire une brèche sans que l'émoi gagnât tout le royaume. C'est grâce à la vie urbaine née le long des rivières que ce pays agricole et rural accentua sa personnalité. Il n'y a pas à proprement parler de villes sur les plateaux ; l'empreinte urbaine est au contraire marquée même sur les plus petites des villes baignées par les rivières picardes. Celles-ci fournirent à la vieille France des lignes stratégiques et politiques, comme le Havel et la Sprée au Brandebourg. Et c'était bien en effet une sorte de marche frontière que cette contrée située au seuil du germanisme. L'ancien nom d'Amiens, Samarabriva, veut dire passage de la Somme. Ce n'est pas seulement parce que le coteau sur lequel se dressa depuis sa cathédrale offrait, au-dessus des marais où baignent encore les bas quartiers, un terrain solide : ce poste gaulois marquait sans doute le point extrême où la vallée restait franchissable, à une époque où les marées pénétraient plus profondément qu'aujourd'hui. Il existe à partir de Pecquigny, un peu au-dessous d'Amiens, une série de petites buttes dans lesquelles des coquilles marines s'associent à des formations fluviales ainsi qu'à des débris de poterie ; elles indiquent un niveau anciennement plus élevé de la mer. Elle a déposé, en effet, un cordon littoral dont la trace est visible au pied de la falaise de Crécy, ainsi que dans les molières ou marais de Cayeux. Le long des falaises du Pays de Caux on voit des affouillements à 6 ou 7 mètres au-dessus du niveau actuel des hautes marées. On comprend qu'à l'époque où le Pas de Calais était encore fermé ou incomplètement ouvert, des marées beaucoup plus élevées aient assailli nos côtes. Aujourd'hui le flot recule. La mer comble les baies et accumule les débris à l'entrée de la Somme. Du roc de craie où végète Saint-Valery,, on voit un estuaire vaseux où se traînent quelques chenaux d'eau grise. Des montagnes de galets s'entassent au Hourdel ; l'ancien port de Rue est à l'intérieur des terres. La vie maritime s'éteint à l'embouchure de la Somme. Peut-être n'a-t-elle jamais été bien forte. La Picardie est moins ouverte à la mer que la Normandie ou la Flandre. Ses principales communications furent toujours avec l'intérieur. Encore même faut-il distinguer. A mesure que les sillons marécageux s'élargissent, les tranches qu'elles divisent parallèlement deviennent plus étrangères les unes aux autres. Le Ponthieu, comme pays, est séparé du Vimeu par la Somme. La Bresle sépare la Normandie de la Picardie, comme l'archevêché de Rouen de celui de Reims, comme jadis la deuxième Lugdunaise de la deuxième Belgique. Le nom de Picard, quel que soit sa signification, ne s'est jamais étendu aux habitants du pays au sud de la Bresle : au contraire il s'appliquait et s'applique encore dans l'usage à ceux du Laonnais, du Soissonnais, du Valois[8]. Union significative, qui n'est pas fondée sur une conformité de sol, mais par un phénomène analogue à celui des Flandres, sur des rapports de position et de commerce. Ce groupement, cimenté déjà dans les divisions de l'ancienne Gaule, s'exprima plus tard par une dénomination plus ethnique que politique, la nation picarde. Il y eut là, en effet, un peuple. Il occupait la grande zone agricole qui s'étend le long de la Meuse et de la Sambre jusqu'aux pays de la Somme et de l'Oise. Il tenait les abords de la principale voie romaine. Il parlait des dialectes étroitement voisins. Ses mœurs, sa manière de vivre, son tempérament étaient analogues. Mille dictons rappellent, chez le Picard et le Wallon, un genre d'esprit qui n'existe pas chez le Brabançon ou le pur Flamand. Des contes ou proverbes devenus populaires dans la France entière ont une origine wallonne ou picarde. Ce peuple, demeuré roman, se détache devant le germanisme en physionomie tranchée. Il est fortement lui-même. Pour la France il fut la frontière vivante. CHAPITRE II. — LA PARTIE SEPTENTRIONALE DE LA RÉGION TERTIAIRE : LAON ET SOISSONS.DANS l'uniformité des régions de la craie, les pays nettement individualisés sont rares. Il ne s'en offre guère que lorsque l'enlèvement de la couverture crayeuse met à jour des couches plus anciennes, comme c'est le cas pour le Boulonnais et le Bray. Voici pourtant entre les deux zones picarde et champenoise une région qui tranche nettement sur ce qui l'entoure, mais par l'effet de causes contraires. Elle s'annonce du côté de la Picardie vers Noyon, Clermont-en-Beauvaisis ; du côté de la Champagne vers Laon, Épernay, Montereau ; et il est impossible de ne pas être frappé des différences qui se révèlent aussitôt dans le relief, la coloration, le réseau fluvial, la végétation, et par mille détails locaux. Mais ce n'est pas à un bombement des couches qu'est dû le changement de physionomie ; c'est à un enfoncement. La craie plonge en profondeur, et les couches qui viennent affleurer à la surface, au lieu d'être plus anciennes, sont plus récentes. Elles se succèdent, suivant que l'érosion les a épargnées, apportant chacune dans le paysage leur note distincte. Cette région, bien qu'en saillie dans le relief, est géologiquement la partie la plus déprimée du Bassin parisien, la seule qui ait pu conserver les dépôts tertiaires. Mais leur extension fut autrefois bien plus grande. Tout dépôt que les mouvements du sol avaient porté à un niveau élevé était condamné à disparaître par l'effet des grandes dénudations. Ce qui a résisté n'a pas laissé d'être déchiqueté et morcelé. C'est ainsi que sur les bords, des parties détachées, véritables témoins, précèdent la masse. Celle-ci a été maintenue surtout par des formations de calcaire marin ou de travertin d'eau douce qui, très dures dans leur partie centrale, ont résisté à l'assaut des courants diluviens venant de l'Est. Ces calcaires, qu'on voit à l'état de massifs isolés dans le Laonnais, de larges plateaux dans le Soissonnais, le Valois et la Brie, ont des origines et des dates diverses. Mais par leur propriété commune de dureté ils ont servi de noyau à la région tertiaire. Ils en constituent l'ossature, en règlent la topographie. Ils sont la barrière dont les eaux ont affouillé le pied. De Montereau à Reims, c'est par un arc de cercle de hauteurs boisées, faisant alterner des cirques et des promontoires, qu'ils se dessinent ; à Craonne, à Noyon, à Clermont, c'est par des coteaux isolés, mais de silhouette plus nette, plus fière que les molles croupes auxquelles ils succèdent. C'est une histoire compliquée, sinon dans l'ordonnance générale, du moins dans le détail, que celle de cette dépression du Bassin parisien, dont le débrouillement depuis Cuvier a occupé des générations de géologues. On la voit tour à tour envahie par des débris argileux du Massif central, occupée à plusieurs reprises par des sables et des calcaires marins en communication avec les mers de Belgique, couverte tantôt par des lagunes saumâtres, tantôt par des lacs d'eau douce. Quoique naturellement ces formations successives n'aient pas eu la même extension, elles ont souvent empiété les unes sur les autres, car les envahissements étaient faciles sur ces plages amphibies, par lesquelles se terminait un golfe de mers peu profondes. En fait, les formations les plus diverses se superposent en bien des régions, notamment aux environs de Paris. Bien que quelques-unes remontent aux premières époques de l'âge éocène, leur origine est encore relativement assez récente pour que l'usure des âges n'ait pas aboli, en les métamorphosant, les différences de texture et de composition qui les spécialisent. Elles ont ainsi conservé ce qu'on pourrait appeler leur fonction géographique. Comme autant de feuillets intacts, elles traduisent chacune des phases de cette évolution par des formes de relief et par des caractères de végétation. Les considérations géologiques nous conduisent d'elles-mêmes à établir dans la région tertiaire une distinction importante. Le Laonnais et le Soissonnais se différencient assez nettement du Valois et de l'Île-de-France proprement dite. En effet, les couches géologiques se relèvent sensiblement au Nord-Est de Paris. Le relèvement est assez rapide pour que, de Paris à Laon par exemple, on voie successivement des roches de plus en plus anciennes affleurer à la surface. Aussi, tandis que, dans la partie septentrionale, l'érosion a enlevé les parties les plus récentes, celles-ci subsistent, d'abord par lambeaux, puis par nappes étendues dans la partie méridionale. Dans le Nord de la région tertiaire les étages inférieurs ont seuls résisté et constituent la surface. Dans le Sud, le couronnement supérieur est resté intact. Il en résulte une notable différence d'aspect, dont la mince chaîne boisée qui se déroule au Nord de Villers-Cotterets, entre les plates-formes du Valois et du Soissonnais, dessinerait assez exactement la limite. Cette arête s'allonge dans le sens des courants qui ont balayé la surface ; mais, épargnée par eux, elle a conservé son couronnement de sables supérieurs et même de meulières de Beauce, c'est-à-dire les premiers vestiges de formations que l'on ne rencontre largement étalées que tout à fait au Sud de la région tertiaire. Pourtant, à ne considérer que les plateaux, la physionomie ne changerait guère entre le Valois et le Soissonnais. Dans l'un et dans l'autre cas, la dureté de la roche a façonné la surface en vastes plates-formes. Sur le limon roux qui les recouvre, le blé et aujourd'hui la betterave trouvent un sol à souhait. Mais l'eau n'existe qu'à une grande profondeur ; et les villages, dont les noms s'accompagnent parfois d'épithètes significatives[9], ont-ils dû presque exclusivement choisir leur site au bord des vallées, sur les corniches entaillées dans l'épaisseur des plateaux. Ils s'y sont portés en nombre ; on voit leurs maisons serrées en garnir les découpures. Mais les intervalles que laissent entre elles les vallées sont assez larges pour qu'on fasse des lieues sans en rencontrer un seul. De loin en loin quelque grand bâtiment carré signale une de ces fermes typiques, où se centralise l'exploitation agricole de toutes les surfaces ou parcelles qui se trouvent sur le plateau. Ces campagnes ont une certaine majesté dans leur vide, quand les jeux de lumière passent sur leurs moissons à perte de vue. La jachère autrefois y jouait un grand rôle, et la pâture des moutons était la ressource naturelle dans l'intervalle des assolements. Ils produisent encore aujourd'hui l'effet de solitudes, quand on les compare aux deux foyers de population dont l'existence distincte, au Nord et au Sud de l'Île-de-France, fut un fait de grande conséquence historique. La différence entre ces deux pays limitrophes, comme d'ailleurs entre tous ceux de la région tertiaire, consiste dans les vallées. Celles du Valois sont d'étroits couloirs, serrés entre les rampes du travertin lacustre ou du calcaire marin qui les encadrent jusqu'au bas. Perforées d'anciennes habitations de troglodytes, les roches tombent en escarpements, sur lesquels on voit, à Crépy, grimper les remparts d'une vieille ville. L'eau s'infiltre à travers leurs flancs fissurés ; mais sur le fond plat de la vallée brille un ruisseau d'eau bleue, parfois une belle source, tête de la rivière, site naturel d'établissement humain (Nanteuil). Découpées par de petits jardins maraîchers aux approches des villes, herbeuses ailleurs et couvertes de grands rideaux de peupliers, ces vallées offrent un lit fertile ; mais entre leurs versants raides et nus une vie variée n'a pu s'épanouir. Les percées des rivières sont autrement importantes dans le Soissonnais et le pays de Laon. Celle de l'Aisne à Soissons, de la Vesle à partir de Fismes, de la Lette au pied de Coucy, sont de spacieuses vallées auprès desquelles paraissent mesquines les vallées mêmes de la Marne et de la Seine en amont de Paris. Le travail des eaux, favorisé ici par la nature des couches, est arrivé à un degré de ciselure qui partout festonne et rétrécit les plateaux. Il a été facile aux eaux de se tailler de larges passages à travers les sables et les argiles de l'étage inférieur de l'éocène. Aussi les plateaux, au Nord de l'Aisne, sont-ils de plus en plus découpés ; ils s'individualisent en petits massifs (Saint-Gobain), ou se réduisent à de simples buttes (Montagne de Laon). Entre eux les vallées, creusées dans les sables, ont adouci leurs flancs ; les éboulis des couches supérieures ont pu s'y maintenir et composer de leur mélange avec les sables ces fertiles terres franches où sont cultivés des fruits, des légumes, la vigne même dans les endroits abrités. Ici, en effet, grâce aux découpures et aux articulations du sol, agit une autre cause de diversité, où le climat se combine avec le relief : c'est l'orientation. Déjà l'éloignement de la mer a diminué un peu la nébulosité, accru légèrement l'intensité des rayons solaires : aussi l'orientation prend une valeur inconnue dans le modelé amorphe de la Picardie crayeuse. Les versants tournés vers l'Est et le Sud-Est sont particulièrement favorisés. Sur les flancs orientaux du Massif de Saint-Gobain, des monts voisins de Laon, des coteaux de Craonne se déroule une ceinture presque ininterrompue de villages, pratiquant sur un sol très morcelé les cultures les plus variées. Tandis que la grande culture règne sur les plateaux, là pullule cette population de petits cultivateurs, horticulteurs ou vignerons, qui est une des créations de nos coteaux. Car, à quelques différences près, on la retrouve sur les pentes orientales des côtes bourguignonnes ou lorraines. Plus loin, au delà de la Montagne de Reims, toute autre culture a disparu devant la vigne ; mais les célèbres coteaux, assombris en été par la verdure glauque des ceps, qui s'étendent de Vertus à Ay et dont Épernay est le centre, sont strictement limités aussi à l'orientation Sud-Est. Le lit des vallées est formé par le fond d'argile plastique qui retient les eaux et entretient une végétation épaisse et drue d'arbres et d'herbes. Les eaux que laissent filtrer les calcaires des plateaux et les sables des pentes, s'y rassemblent assez abondantes et assez irrégulières parfois pour nourrir des marécages, qu'il a fallu assécher en leur donnant un écoulement. On voit ainsi, au Sud de la Montagne de Laon, s'allonger, jusque vers Anizy-le-Château, une ligne d'anciens marais, fossé naturel qui a contribué à renforcer la position stratégique de l'ancienne cité épiscopale. Ce sont, en général, les calcaires qui de leurs plates-formes résistantes constituent le couronnement des vallées. Mais, par endroits, comme dans le Massif de Saint-Gobain, la couverture de sables et grès[10] qui leur succède dans l'ordre chronologique n'a pas été emportée ; elle surmonte les larges plateaux agricoles. Avec elle apparait la forêt, fidèle compagne des sables dans toute l'étendue de la région tertiaire. Elle se montre ici avec ses futaies de hêtres, entre lesquelles se dessinent nettement quelques vallées sèches, mais propres à la culture. Des abbayes, parmi lesquelles celle de Prémontré, d'où partit au Moyen âge la colonisation des marais du Brandebourg, sont l'expression historique de la partie forestière du petit massif. Prémontré, Saint-Gobain, héritier des verriers d'autrefois, sont nés sur les sables et dans les forêts ; Laon s'est fièrement cantonné sur sa montagne isolée, d'où sa cathédrale aux quatre tours, veuve de deux autres, d'inspiration guerrière autant que religieuse, domine au loin la contrée ; Soissons s'est étalée comme au fond d'un cirque, dans le plus ample des bassins que dessine la vallée de l'Aisne. Mais la zone de peuplement par excellence est celle qui se déroule sur le bord des plateaux, à la naissance des fertiles talus d'éboulis, c'est-à-dire dans les conditions les plus favorables pour profiter des divers éléments de richesse locale qui se concentrent sous la main. Entre les prairies de la vallée et les forêts des parties supérieures, s'étagent les vergers, puis les champs, dans un rayon de quelques kilomètres, avec des différences d'altitude qui ne dépassent pas 150 mètres. On ne saurait guère imaginer de pays plus complet, plus harmonique. L'excellence du sol s'y combine avec la présence de matériaux de construction, le bois, et surtout l'admirable pierre calcaire aux vives arêtes, aussi apte aux fines ciselures qu'aux entassements gigantesques, qui ajoute au pays un aspect monumental, devenu inséparable de sa physionomie. C'est elle qui dresse partout, dans les moindres villages, ces maisons sveltes et blanches, auprès desquelles les anciennes masures de torchis et de chaume de la Picardie crayeuse ou de la Champagne devaient sembler humbles et souffreteuses. Avec l'apparence de sculpture que leur donnent les pignons découpés en gradins, elles respirent une sorte d'élégance générale à laquelle répondent la beauté des édifices, la majesté des arbres, la variété des cultures. L'énorme donjon de Coucy, assis au-dessus des pentes de vergers, au bout du promontoire qui surmonte la fraiche et large vallée, est la plus frappante évocation du passé local. C'est une puissance née sur place, du sol et de la pierre dans laquelle elle est taillée, en parenté avec ce qui l'entoure, l'insolente expression d'une large opulence rurale : Roi ne suis, disait le maitre du lieu : je suis le sire de Coucy. Nous sommes habitués à faire pivoter notre histoire autour de Paris : pendant longtemps elle a pivoté entre Reims, Laon, Soissons et Noyon. C'est à la convergence des rivières que Paris a dû progressivement son importance ; Reims a dû la sienne au remarquable faisceau de vallées qu'il commande. A portée des ressources de la falaise dont le talus s'incline lentement jusqu'à ses faubourgs et d'où se détachent quelques monticules, à l'entrée d'une des larges et plus directes ouvertures fluviales qui pénètrent dans la région tertiaire, Reims appelait naturellement à lui les voies de la Bourgogne, de la Champagne, de la Lorraine vers la Flandre et la Grande-Bretagne. Elles pénétraient par là dans une des régions les plus propres à réaliser un précoce développement politique, car tous les éléments d'aisance et de bien-être s'y trouvaient concentrés. Reims devint ainsi, grâce au réseau des voies romaines, un carrefour où, de la Marne, de la Meuse à l'Escaut, tout aboutissait, d'où tout partait. Ce fut la métropole de la Deuxième-Belgique, c'est-à-dire d'un groupement très ancien, qui a failli rester dominant dans notre histoire. Reims capitale politique de la France, comme elle en fut longtemps la capitale religieuse, eût joué entre le Rhin moyen et les Pays-Bas un rôle de rapprochement dont l'absence se fait sentir dans notre histoire. Du moins c'est autour de ce centre politique et religieux qu'a gravité cette région de Noyon, Soissons et Laon, qui prolonge la Picardie jusqu'au seuil de la Champagne. Il suffirait de rappeler, comme une preuve de précoce importance nationale, la floraison de souvenirs, contes, légendes, qu'elle a légués au patrimoine commun dont notre enfance est encore bercée. Ce fut un foyer riche et vivant. Ses saints sont des hommes d'actions, qui par là plurent à ce peuple, et qu'il s'amusa à ciseler à son image. Saint Remi, saint Éloi, saint Médard, saint Crépin sont des saints familiers, que l'imagination populaire adopte et avec lesquels elle prend ses libertés. Reims résume et incarne tout un cycle de légendes. C'est bien, comme on l'a dit, la plus française de nos cathédrales ; toujours prête et parée pour le sacre ; traduisant en sculpture la légende de Clovis et de saint Remi. Quand une contrée a été vraiment le berceau d'une civilisation originale, elle garde l'empreinte ineffaçable du moment où celle-ci a atteint son apogée. Le reflet de la civilisation du XIIIe siècle brille encore sur ce pays du Laonnais ; un coin de ruine, le style d'un moulin, d'une vieille ferme, d'une église de village montrent qu'un souffle d'art et de richesse a pénétré partout. Il fut un temps en effet où ce pays n'avait guère de rival au monde en prospérité et en civilisation. On y sent quelque chose comme cette impression diffuse d'élégance et d'art qu'on respire si pleinement en Toscane et en Ombrie. Autre art sans doute, autre civilisation et autre pays ; mais dont on goûte le charme, pour peu qu'on le parcoure en détail avec un esprit sensible au passé. CHAPITRE III. — LE BASSIN PARISIEN EN AMONT DE PARIS.UN premier coup d'œil sur la région tertiaire du Bassin parisien nous a fait soupçonner dans le modelé du sol le résultat d'un énorme travail accompli par les eaux. C'est vers Paris que cette action a atteint son maximum d'intensité. C'est là que les principaux courants réunis ont concouru pour accomplir ensemble une œuvre de déblaiement dont l'ampleur étonne. Il est naturel, avant d'aborder l'étude de la région où est né Paris, d'envisager l'ensemble de la contrée dont les cours d'eau lui parviennent. On y verra l'origine des causes agissant sur une grande échelle, qui ont préparé l'emplacement historique de la capitale et frayé les voies aux rapports qui s'y croisent. Ces cours d'eau traversent une série variée de terrains géologiques. Ce n'est pas seulement, en effet, du Nord que s'inclinent les couches dans la direction de Paris ; de l'Est et du Sud-Est elles s'enfoncent aussi vers le même centre d'affaissement. Les terrains qui se succèdent ainsi à la surface ont été labourés par des courants partis de l'Est et du Sud-Est. Que l'on vienne de Nancy ou de Langres, on rencontre la même série instructive de formes. On voit successivement affleurer, suivant une disposition concentrique, tantôt des crêtes ou des croupes, tantôt des sillons qui, les uns et les autres, mettent à jour des roches de plus en plus récentes[11]. L'action mécanique des courants est manifeste sur la formation de ces cannelures du relief. Les eaux ont affouillé les parties tendres, et mis en relief les formations les plus dures. Les roches dures ont engendré ce que les savants ont appelé d'un mot, d'ailleurs expressif et juste, des montagnes de circumdénudation, ce que le peuple appelle des côtes, des monts. Devant ces barres de résistance les eaux courantes, arrêtées ou forcées de dévier, ont pratiqué des dépressions qui, par leur, rapprochement ou leur réunion, esquissent des vallées. C'est ainsi qu'une sorte de rainure, remarquée par le langage populaire, se déroule en arc de cercle depuis l'Armançon à Nuits-sous-Ravières jusqu'à la Meuse à Neufchâteau. C'est la Vallée, par opposition à ce que les gens du pays appellent tout court la Montagne et les savants le Plateau de Langres. Elle est, il est vrai, traversée, et non suivie par les rivières ; mais le dessin en est resté assez net et la direction assez soutenue pour que des voies romaines, des routes, un chemin de fer y aient tour à tour été établis. L'apparition successive de terrains s'enfonçant en commun vers le centre parisien a donc fourni au travail des eaux les matériaux différents qu'il a sculptés à sa guise. Ce n'est là toutefois qu'une partie des phénomènes dont témoigne l'aspect du sol. Les limites actuelles des divers terrains sont loin en réalité de représenter les anciennes lignes de rivages tour à tour occupées par les mers des périodes jurassiques, crétacées et tertiaires. Le relief du bassin est le résultat d'un démantèlement d'ensemble qui n'a laissé subsister que les masses les plus résistantes et comme le noyau des anciennes formations. En avant de ce qui subsiste, l'existence de lambeaux plus ou moins importants est là pour témoigner de l'extension plus grande qu'elles ont eue autrefois. Partout, sur le front d'attaque des courants, des témoins isolés se montrent : tels sont, à l'est de l'Argonne, les monticules isolés de gaize qui dressent leur silhouette exotique sur le plateau calcaire ; l'une d'elles a servi de site à la petite ville de Montfaucon. Tel est surtout, entre Troyes et Joigny, en plein pays de craie, le curieux massif du Pays d'Othe, qui se dresse, avec ses bois, comme un avant-coureur isolé de la région tertiaire, à la rencontre des courants venus du Sud-Est. Changements de formes, mais avec les changements de végétation et d'aspect qu'implique la différence des sols. La succession régulière des zones géologiques ne suffit donc pas à expliquer la variété des éléments du relief dans le Bassin parisien ; il faut tenir compte du chevauchement de ces zones les unes sur les autres. Des lambeaux, dont plusieurs ont une véritable importance, introduisent comme des pays de transition entre les pays nettement tranchés où l'une des formations prend la domination exclusive. Nous sommes ainsi préparés à comprendre tout ce que contient d'éléments de variété, et par conséquent de principe interne de mouvement et d'échanges la région qui nous occupe. Ce n'est pas aux rivières actuelles, mais à des courants incontestablement plus violents dans leur régime et moins définis dans leur cours qu'on peut attribuer les dénudations dont le Bassin parisien porte les traces. Ces courants ont préexisté à l'établissement du réseau fluvial. Ils le surpassaient, non seulement en force, mais par l'étendue du domaine qu'ils embrassaient. Parmi les débris de roches dont ils ont jonché le sol, il en est qui proviennent d'au delà des limites actuelles du Bassin de la Seine. Le Massif central a fourni son contingent aux traînées de sables de certains environs de Paris. Si l'esprit est tenté d'hésiter devant l'intensité d'action que supposent les effets produits, il faut considérer que ces courants tiraient leur origine de montagnes moins démantelées qu'aujourd'hui et certainement plus hautes. Ils furent certainement aussi en corrélation avec des mouvements orogéniques. On ne peut guère attribuer qu'au relèvement récent du bord méridional de l'Ardenne l'action torrentielle qui a arrosé la partie septentrionale de la Champagne, au point de n'y laisser que le tuf crayeux, tandis que plus loin, vers Sens, Joigny et Montereau, des lambeaux tertiaires ont, au contraire, subsisté à la surface. Ces conditions, combinées avec le fait incontestable d'un climat plus humide, nous rapprochent sans doute de la conception de tels phénomènes. Il reste enfin la durée, non moins nécessaire que l'intensité pour en mesurer la grandeur. Cela semble presque une dissonance de comparer le réseau fluvial actuel à ces courants diluviens. Certes, il ne rappelle que de bien loin ses violents ancêtres par son régime et ses allures. D'abord il a subi un démembrement notable. Des accidents récents, sur lesquels nous aurons à revenir, ont détourné la Loire, héritière des grands courants que le Massif central poussa jadis vers le Nord, de la voie que semblait lui tracer la direction des couches. Il est impossible de ne pas reconnaître toutefois que les directions générales des courants diluviens ont guidé les directions de la plupart des rivières actuelles. Le centre d'attraction vers lequel ces masses d'eau se sont portées du Nord, de l'Est et du Sud-Est, est bien encore celui vers lequel converge avec une régularité frappante le réseau fluvial. Les rivières principales ont tracé indifféremment leur lit à travers les formations diverses, dures ou tendres, qu'elles rencontraient. Elles sont restées fidèles à la pente géologique et, pour emprunter l'expression aujourd'hui consacrée, conséquentes par rapport à la direction générale des couches. Elles coupent ainsi successivement autant de zones différentes qu'il y a de formations géologiques. Elles établissent le rapport le plus direct et le plus court possible entre des zones que distinguent des différences de sol et par conséquent de produits. Elles traduisent elles-mêmes ces variétés successives par la forme de leurs vallées, la nature de leur régime, la couleur de leurs eaux : limpides et lentes dans les terrains perméables des calcaires et de la craie, troubles et inquiètes sur les sols d'argile ou de marnes. Si, au lieu d'être transversal, leur cours s'était déroulé longitudinalement, la région aurait gardé sa variété, mais sans le bénéfice des relations naturelles qui en ont doublé la valeur. Ces variétés vont devenir plus sensibles par l'examen rapide des contrées que ces rivières mettent en rapport. Nous commencerons par la région supérieure. I. — LE MORVAN. DE Vézelay, belvédère naturel, on voit à une lieue vers l'Est le paysage, tout bourguignon jusque-là, changer d'aspect. Le Morvan s'annonce comme une croupe à peine accentuée en saillie, mais qui contraste par son uniformité, sa tonalité sombre avec le pays calcaire. Lentement il s'élève vers le Sud, d'où seulement, vu du bassin d'Autun, il présente l'aspect d'une chaîne. Le pays dont les différences s'accusent ainsi est bien une de ces contrées à part qui, pour le cultivateur ou vigneron des terres plaines, éveillent l'idée d'une vie ingrate, et dont les usages, les cultures, les patois constituent pour lui un monde étranger. Ce n'est pas que le Morvan soit considérable par sa hauteur ni par son étendue[12] ; mais, fragment mis à nu du massif primaire, il oppose aux belles cultures des plaines qui l'avoisinent la pauvreté d'un sol siliceux, privé d'éléments fertilisants, moins propre aux moissons et à l'engraissement du bétail qu'aux arbres et aux landes, aux genêts à balai, aux grandes digitales, aux taillis de hêtres et de chênes. Ce n'est pas ici l'aspérité des pics qui rebute la circulation : le Morvan, arasé depuis les âges les plus anciens, quoique temporairement envahi dans la suite par diverses transgressions marines, n'a plus que le socle de ses anciennes cimes ; il ne présente guère à la surface que des croupes d'un modelé large et d'apparence parfois presque horizontale. Les grandes routes, à l'exemple des voies romaines, n'ont pas eu de peine à s'établir sur la convexité des parties hautes. Mais ce qui manque, c'est la chose dont dépend vraiment la physionomie d'un pays, car elle règle le mode d'habitation et les relations quotidiennes : la circulation de détail. Entre ces croupes il n'y a que des ravins ou des vallées trop étroites ; une infinité de petites sources imbibent les vallons et les creux, y suintent en vernis ou marais semés d'aulnes et de joncs, noient les prairies, creusent d'ornières profondes les sentiers raboteux, multiplient des ruisseaux qu'on ne pouvait jadis traverser que sur des troncs équarris ou des pierres disposées au travers. C'est ce qui a tenu isolés ces petites fermes ou ces hameaux entre leurs sentiers couverts, leurs ouches ou petits terrains de culture aux abords des maisons, leurs haies d'arbres et leurs ruisseaux. Le contraste était grand entre cette dissémination et les bourgs agglomérés des pays calcaires ; moins frappant toutefois encore que celui qu'offrait l'aspect des maisons. Privée de la belle pierre de taille qui imprime même aux plus humbles demeures un air d'aisance, la vieille maison du Morvan, celle que les progrès actuels de la richesse font chaque jour disparaître, mais qu'on retrouve encore çà et là, a un aspect informe et sauvage. Basse et presque ensevelie sous son toit de chaume, elle dit ce que fut longtemps la condition de l'homme dans ce pays arriéré de terres froides, pays de loup, a dit un de ses enfants. De grandes routes pouvaient le traverser, mais rien n'y attirait, rien n'y fixait ; il fallait en sortir pour s'élever à un mode meilleur d'existence. Comme le bord oriental du Massif central, le Morvan, trop rigide pour obéir aux plissements qui ont achevé de dresser les chaînes des Alpes et du Jura, a été fracturé sous l'effort de ces mouvements terrestres. C'est à ce réveil relativement récent du relief qu'est dû le grand travail de déblaiement qui en a dégagé le pourtour. Non contentes de ne laisser à sa surface que de rares et petits lambeaux des couches sédimentaires qui l'avaient couvert, les eaux, se précipitant sur la pente nouvelle créée vers le Nord et vers l'Ouest, ont labouré de leurs efforts combinés le pied du Morvan, déchiré le plateau calcaire qui l'enveloppait, et au-dessous des buttes isolées qui en laissent voir l'ancienne continuité, mis à nu les terrains marneux et fertiles du lias[13]. Un large sillon déprimé, où abondent les eaux, les cultures, les herbages même et les riches villages, s'est ainsi dessiné en contiguïté avec le Morvan. Une ceinture de pays fertiles, que le langage populaire a su parfaitement distinguer, se déroule au Nord, au Nord-Est et à l'Ouest. Au Nord, où l'action des eaux s'est exercée avec le plus de force, ce sont les terres plaines au contact desquelles Avallon, dernière ville morvandelle, se dresse sur ses roches de granit rouge. Au Nord-Est, c'est l'Auxois, largement labouré par les sillons de l'Armançon et de ses tributaires. A l'Ouest, les accidents tectoniques ont plus profondément morcelé la topographie ; les formes de terrains se mêlent et s'enchevêtrent davantage : cependant les sillons qu'entre les débris des plateaux calcaires et les fragments soulevés de roches anciennes, ont creusé l'Yonne et ses premiers affluents, continuent distinctement le pays d'herbages, d'eaux et de cultures qui forme, sous le nom de Bazois, la plus riche partie du Nivernais. Nulle part le caractère de la contrée ne se laisse mieux saisir que de Vézelay. Peu de sites donnent plus à penser. La vieille église romane, debout entre les humbles maisons, les murailles croulantes et les enclos de vignes à flanc de coteau, domine la plaine où la Cure, au sortir des granits, a tracé son cours. Çà et là, vers le Nord ou le Sud, des collines semblables par leur profil géométrique, leur sol roux et rocailleux, leurs plates-formes de même hauteur, se détachent et s'isolent de la grande masse calcaire avec laquelle elles ont fait corps. Le vaste et grave horizon qui se déroule de Vézelay permet d'en distinguer un certain nombre entre les plans auxquels l'œil s'arrête. Mais ce qu'on peut apercevoir n'est qu'une partie de ce qui existe. En réalité, ces témoins se répartissent tout le long d'une zone qui, sauf dans le Sud, environne le Morvan. On les retrouve avec leur air de parenté depuis la vallée de la Nièvre jusqu'à celles de l'Yonne, de la Cure, de l'Armançon, et jusqu'aux chauves collines qui dominent, vers Chagny, l'ouverture du grand passage central entre la Saône et la Loire. Ainsi, en avant du plateau compact qui s'est maintenu entre Chatillon-sur-Seine et Langres, et qui constitue ce qu'on appelle la Montagne, se déroule une zone déchiquetée où ce plateau n'existe plus que par lambeaux. Un pays de plateaux a été changé en pays de collines ; et celles-ci se dressent sur le soubassement d'une plaine marneuse dont le contact leur fournit des sources. Elles veillent ainsi, en avant de la grande formation calcaire dont elles ont été plus ou moins séparées, comme autant d'observatoires naturels. Nombreuses sont les petites villes qui, depuis le Nivernais jusqu'à l'Auxois, ont pris position sur ces coteaux ; nombreux aussi, les vieux établissements dont il ne reste qu'un village, comme Alise-Sainte-Reine ; ou moins encore, des vestiges de vagues fortifications, comme sur ce mont de Rème, qui surveille, près de Chagny, l'entrée de la dépression entre la Saône et la Loire. Un passé de souvenirs lointains plane sur tout ce pays. C'est moins à l'abaissement de niveau qu'à l'abondance de ses ressources propres que la périphérie du Morvan dut sa précoce signification humaine. Sur le Morvan elle a l'avantage d'un terrain riche et propre à tous les genres de culture. Sur le plateau calcaire aux dépens duquel elle a été taillée, et qui ne tarde pas à se reconstituer dans sa masse, elle a celui que ménagent les eaux partout présentes ou voisines, faciles à diriger et à réunir en canaux. Aussi parmi les régions de passage qui ont servi à relier la vallée du Rhône à la Manche, elle apparaît comme la plus anciennement connue et fréquentée. Avec une persistance remarquable, la géographie politique traduit le rôle d'intermédiaire que la nature lui a départi. La domination du peuple gaulois des Éduens était à cheval sur les versants de la Loire, de la Saône et de la Seine. Il en fut de même plus tard de la première Lugdunaise, puis de la province ecclésiastique de Lyon, et du duché féodal de Bourgogne. Il y eut là un groupement qui maintint en un seul faisceau les avenues de ce grand passage des Gaules. Bientôt et graduellement le plateau, qu'avait déchiré l'irruption des eaux, se reforme, s'étend, finit par régner sans partage. Entre la source de la Seine et celle de la Marne, sur une longueur d'une soixantaine de kilomètres se déroule une des régions les plus sèches, les plus boisées et les plus solitaires de France. Une grande plate-forme de calcaire oolithique absorbe dans ses fissures presque entièrement les eaux. Les vallées assez profondes pour atteindre le fond marneux qui assure l'existence des prairies et des eaux, sont rares ; dans l'intervalle qui les sépare, quelques pauvres villages meurent de soif[14]. Il n'y a de place sur ces plateaux que pour de maigres cultures et des jachères à moutons et surtout pour d'immenses forêts de chênes, hêtres et frênes revêtant le cailloutis rougeâtre où se décèle le minerai de fer. Une industrie naquit ainsi, autour de l'abbaye de Châtillon-sur-Seine, de la présence du fer et du bois. Mais la vie, concentrée dans un petit nombre de vallées ou dans leur voisinage immédiat, reste morcelée. Dès que la nappe oolithique commence à s'étaler entre les découpures des vallées, apparaît le nom qui en résume les caractères aux yeux des habitants : la Montagne[15]. Dès qu'elle s'enfonce à son tour pour céder la place à un terrain moins aride, ce qualificatif vague fait place à un véritable nom de pays. Le Bassigny succède à la Montagne, comme celle-ci avait succédé à l'Auxois. Une vie plus riche reprend possession de la contrée. Ce changement, dû à la réapparition d'un sol plus marneux et plus friable, s'annonce aux approches de Langres. Le paysage, sans cesser d'être sévère, se découvre davantage. Un petit réseau de vallées se dessine et se ramifie. Entre celle de la Marne naissante et d'un petit affluent, un promontoire se détache ; et la vieille cité monte sa faction solitaire entre Bourgogne, Champagne et Lorraine. C'est donc des deux extrémités opposées de la Montagne que viennent les deux rivières qui se mêlent entre les quais de Paris. L'une d'elles, non la plus forte à l'origine, est, par un usage traditionnel, considérée comme l'artère maîtresse. Pourquoi la Seine, plutôt que les rivières si abondantes et si pures du Morvan, ou que celles qui, comme la Marne ou l'Armançon, arrosent dès leur naissance des contrées de culture et de passages ? Les hommes ne se guident pas, dans ces attributions hiérarchiques, par des considérations d'ingénieurs et d'hydrauliciens. Les eaux dont ils commémorent de préférence le souvenir, sont ou bien celles qui les ont guidés dans leurs migrations, ou plutôt encore celles qui, par le mystère ou la beauté de leurs sources, ont frappé leur imagination. Telle est sans doute la raison qui a donné la primauté à la Seine. Elle est, non loin des passages, la première rivière permanente qui sorte d'une belle source, nourrie aux réservoirs souterrains du sol. Cette première douix de la Seine est une surprise pour l'œil dans l'étroit repli des plateaux qui l'encaissent[16]. Entre ces solitudes, elle est le seul élément de vie ; auprès d'elle se rangent moulins, villages, abbayes et forges, s'allongent de belles prairies. Les affluents lui manquent, il est vrai ; quelques-uns défaillent en route ; mais voici qu'au pied du roc de Châtillon une douix magnifique vient encore subitement la réconforter. Lentement d'abord, comme un gonflement des eaux intérieures, elle sort, pure et profonde, de la vasque qui l'encadre ; puis à travers les prairies et les arbres s'accélère vers la Seine, comme pour lui communiquer la consécration divine que lui attribuait le culte naturaliste de nos aïeux. Au pied de Châtillon, le sillon marneux dont l'interposition produit la ligne des sources interrompt un instant la série des plateaux calcaires. Mais, après la traversée de la Vallée, une nouvelle bande de calcaires durs se dresse en travers du cours des rivières. Ce sont les roches appartenant aux étages moyen et supérieur des formations jurassiques. Elles constituent le Tonnerrois, le Barrois, et dessinent une nouvelle zone concentrique du Bassin parisien. Un moment élargies, les vallées se resserrent de nouveau. Ce ne sont plus des talus marneux coiffés de corniches rocheuses, qui les encadrent, mais des escarpements raides, caverneux, parfois d'une blancheur éclatante. Les roches qui bordent l'Yonne à Mailly-le-Château, la Cure à Arcy, sont perforées d'un labyrinthe de grottes ; à Tonnerre, Lézinnes, Tanlay, Ancy-le-Franc elles fournissent les belles pierres dont églises et châteaux ont libéralement usé. Pétries de polypiers, ce sont des roches coralligènes ; et, comme celles qui leur font suite de Commercy à Stenay, les tronçons d'un anneau de récifs bordant d'anciennes terres émergées. Mais cette roche éclatante est trop sèche pour que les plateaux y soient fertiles. Une nouvelle bande forestière s'étend ainsi. Elle va des bords de l'Armançon à ceux de la Meuse, de Tanlay à Vaucouleurs, n'interrompant les forêts que pour des champs rocailleux, au bout desquels on retrouve toujours les lignes sombres, et sur lesquels courent des routes solitaires qui semblent sans fin. La forêt de Clairvaux couvre plus de 4.000 hectares. Entre l'Ornain et la Meuse, de Gondrecourt à Vouthon-Bas on fait 12 kilomètres sans rencontrer une maison. Toutefois ces plateaux s'inclinent lentement vers le centre du bassin, et leur aridité s'atténue à mesure. Des lambeaux de grès ferrugineux ou d'argiles, avant-coureurs de la nouvelle zone qui va succéder aux calcaires jurassiques, se répandent de plus en plus nombreux à la surface. Le sol devient plus varié ; il prend une teinte roussâtre. Une nouvelle région métallurgique, le pays du fer entre Joinville et Saint-Dizier, exprime cette transition. D'ailleurs, même entre les plateaux les plus arides, les vallées sont déjà plus larges et surtout plus voisines les unes des autres. C'est par les vallées que cette région calcaire reste bien bourguignonne. Si sèches, ces roches imprégnées de substances organiques ont pourtant de merveilleuses propriétés de vie. On voit, des moindres interstices dans les escarpements, sortir un fouillis buissonneux ; les pierrailles assemblées en talus par les paysans s'enfouissent sous une fine et folle végétation de lianes et de ronces ; entre ces rocailles elles-mêmes mûrissent les meilleurs vins. Les substances nutritives de ce terroir, concentrées, il est vrai, dans un étroit espace, communiquent aux plantes une vigueur savoureuse, qui passe aux animaux et aux hommes. Ce sont déjà maintenant de belles et pures rivières qui, nourries de sources, méandrent sur le fond plat de ces vallées. Là-haut, dans la partie supérieure des versants, quelques taillis ou sèches pâtures annoncent la forêt qu'on ne voit pas : domaine vague que la culture dispute à la friche. Sur les flancs toujours assez raides de la vallée, mais plus bombés quand on a dépassé la formation corallienne, les talus, les croupes, ou les promontoires, ont fourni à l'homme les terrains propices à l'aménagement de ses vignes, de ses fruitiers ou vergers, qu'on dirait, comme le reste, perdus dans la pierraille. C'est le long de la ligne où le niveau de la vallée se raccorde avec le pied des versants que sont établis les villages. Entre eux et la rivière s'étend le tapis des champs de blé et des prairies jusqu'au lit sinueux, mais bien défini, que désignent des files d'arbres. Les eaux et le sol, aussi bien que les diverses zones de culture, tout est nettement délimité. Les maisons ne se disséminent pas non plus en désordre. Sur les plateaux elles se serrent autour des puits ou fontaines comme les cellules d'une ruche. Mais dans les vallées mêmes, où plus de liberté serait permise, elles restent agglomérées en villages ; et ceux-ci, sur la bande qu'ils occupent, se placent de façon à profiter à la fois des champs et des vergers d'une part, et, de l'autre, des matériaux fournis par le bois et la pierre. Hautes et bien bâties, les maisons empruntent au sol jusqu'aux dalles plates ou laves qui, à condition d'être supportées par une robuste charpente en chêne, constituent la plus solide des toitures. Ces procédés de construction donnent aux villages une sorte d'aspect urbain. Ils se succèdent nombreux dans la vallée, formant comme autant d'unités cohérentes en rapports faciles[17]. De distance en distance, un bourg un peu plus grand ou une ville se détache de la colline et vient empiéter sur les précieuses terres de la vallée ; mais au-dessus ou à peu de distance on reconnait l'éperon ou le promontoire dont la position stratégique a créé le château, le vieil oppidum dont la ville est sortie : ainsi à Bar-sur-Aube, Bar-sur-Seine, Bar-le-Duc, Gondrecourt, etc. Ce pays bâtisseur a une vie urbaine limitée comme ses ressources, mais ancienne et fortement établie. On ne le soupçonnerait pas, d'après la faible densité générale de sa population. Remarquons toutefois que les ressources qu'il possède en propre et dont il peut disposer en faveur des régions voisines, sont de celles qui nécessitent par leur volume et leur poids un degré avancé d'outillage commercial. Ce sont les bois, les fers, les pierres à bâtir, les vins. Il faut, pour desservir ce commerce, des ateliers de manipulation, des entrepôts, surtout de puissants moyens de transport. De là, les efforts précoces pour développer l'usage des rivières. La batellerie ne put guère dépasser jamais Tonnerre sur l'Armançon, Troyes sur la Seine, Saint-Dizier, au seuil, mais en dehors de la zone des plateaux calcaires. Mais sur l'Yonne et la Cure, le flottage parvint jusqu'à Clamecy et Arcy. Ce sont les villes du bois ; comme Joinville, Vassy, Saint-Dizier sont les villes du fer ; Auxerre et Tonnerre celles du vin et des belles pierres. Il est vrai que spécialisées dans un genre particulier de travail et de trafic, elles sont des étapes plutôt que des centres. Elles semblent plutôt faites pour transmettre le mouvement que pour en être le but ; mais ainsi précisément s'exprime la solidarité naturelle qui unit les différentes parties du Bassin parisien et les complète les unes par les autres. II. — CHAMPAGNE. CE nom de Champagne n'éveille généralement l'idée que d'une vaste plaine de craie. Il y a pourtant, entre cette plaine et les plateaux calcaires que nous venons de traverser, une Champagne humide, mais si coupée d'étangs, de ruisseaux et de forêts qu'elle n'a jamais eu de nom générique. Les argiles ferrugineuses, sables et grès qui précèdent dans l'ordre chronologique la craie proprement dite, se déroulent en arc de cercle de la Puisaye à l'Argonne. Sur ce sol imperméable les eaux vagabondent, elles forment des étangs, d'innombrables noues ; elles envahissent des forêts basses et fangeuses, salissent de leurs troubles les rivières que les calcaires jurassiques avaient maintenues si pures. Aux reliefs réguliers succède une topographie qui se perd dans la multiplicité menue des accidents de terrain ; aux pierrailles et aux vignes, une zone d'humidité verdoyante et bocagère ; aux chênes, les bouleaux ; à la fine végétation de lianes, une végétation filamenteuse de genêts et bruyères. Les fruitiers se dispersent dans les champs ; des lambeaux de forêts traînent un peu partout ; et les maisons en torchis, en bois, ou en briques, brillent disséminées dans les arbres. On ne se doute pas de l'aspect du pays, quand on le traverse suivant les vallées des principales rivières : on ne voit alors que des alluvions étalées en vastes nappes, à peine assombries au loin par des lignes de forêts. Le peu de consistance du sol, incapable d'offrir une grande résistance aux eaux, donne une grande ampleur aux vallées. Celle de la Seine en amont de Troyes, de l'Aube à Brienne, et surtout celle de la Marne entre Saint-Dizier et Vitry, sont de véritables campagnes enrichies par les dépôts limoneux enlevés aux plateaux calcaires. Là s'établirent les centres précoces de richesse agricole. Les parties argileuses de la zone champenoise n'étaient encore que des fondrières fangeuses dont seulement au XIIe siècle les Cisterciens et les Templiers tentèrent le défrichement, tandis que depuis des siècles des populations étaient établies et concentrées dans ces plaines. Celle du Perthois, que traverse la Marne, est, sous ce nom anciennement connu, la première plaine fertile d'ample dimension que l'on rencontre entre le Rhin et Paris. Dans la vallée de la Seine, Troyes est la première grande ville que baigne le fleuve ; bien située au contact de régions agricoles et forestières, voisine de la forêt d'Othe qui lui a fourni non seulement les charpentes de ses vieilles maisons, mais de précieux germes d'industrie, elle domine la batellerie supérieure de la Seine. Ces plaines d'alluvions furent les passages par lesquels la Champagne se relie à la Bourgogne et à la Lorraine. La circulation était difficile à travers les fondrières des forêts plates d'Aumont, d'Orient, du Der, du Val, etc., autant qu'à travers celle d'Argonne. Celle-ci est un pays de même nature. Si, au lieu d'être déprimé, il s'élève en saillie, c'est qu'un mélange de silice a rendu l'argile dont il est constitué assez résistante pour former, sous le nom de gaize, une sorte de banc glaiseux et compact. A l'Est, les dômes qui surmontent la petite ville de Clermont, ont, par exception, des silhouettes assez vives ; le modelé est en général informe. Les versants, boisés comme les sommets, s'élèvent d'un jet. Les eaux ont isolé ce pâté d'argile, en ont pétri les contours, mais n'ont pas réussi à en entamer l'intérieur. Rares sont les brèches qui le traversent. Le défilé des Islettes coupe un long couloir, qu'aucune autre ouverture, pendant cinq lieues, ne dégage. On y chemine entre un double rideau de forêts sur des sentiers gluants et blanchâtres. Des maisons en torchis et poutres croisées, dont les toits en forte saillie ne sont que trop justifiés par le ciel pluvieux, font penser aux loges qu'élevaient les compagnons des bois : charbonniers, tourneurs, forgerons, briquetiers, potiers. On s'imagine volontiers ces figures hirsutes à physionomies un peu narquoises, un peu étranges, telles que Lenain, dans la Forge, les représente, si différentes de ses paysans. Il y avait en effet entre ces hôtes de l'Argonne et les paysans voisins une vieille antipathie nourrie de méfiance. Encore aujourd'hui l'habitant de l'Argonne a conservé l'humeur vagabonde, errante : il circule, émigre en été, exerce des métiers roulants, va louer ses bras au dehors. Au sortir de l'Argonne, des mamelons écrasés, de laides successions de guérets annoncent la Champagne crayeuse. Cependant une ligne de sources, correspondant à l'affleurement de la craie marneuse de l'étage turonien, fait naître à la lisière des deux régions une rangée de villages, dont l'un est Valmy. Mais ensuite l'eau disparaît sous l'immense filtre de la craie blanche. La contrée change encore une fois d'aspect. Dans l'encadrement des prairies et des rideaux de peupliers, les principales rivières lèchent de larges vallées effacées. Mais dans l'intervalle qui les sépare, rien que des plaines ondulées, dont le petit cailloutis blanchâtre du tuf crayeux forme le sol. Un pli de terrain suffit pour masquer l'horizon ; et quand, par hasard, on peut embrasser de grandes étendues, on éprouve un sentiment de vide, car les hommes ont l'air de manquer, comme les eaux. Que sont donc devenus les ruisseaux et les rigoles si nombreux dans la zone d'amont ? Une partie s'est infiltrée avec les eaux de pluies sous les argiles à travers les sables, et a pénétré par des fissures dans le massif de la craie champenoise. Sur toute l'étendue du talus bordier, toute circulation de surface semble confisquée en dehors des grandes rivières. Celles-ci continuent à se grossir des eaux de sources qui affleurent dans leur thalweg ; elles augmentent et deviennent navigables. Mais les affluents manquent. C'est seulement après 30 ou 40 kilomètres, vers Somme-Suippe, quand la plaine dans son inclinaison graduelle retrouve le niveau de 150 à 160 mètres, que l'eau revient au jour ramenée en vertu de sa pression. Une ligne de sommes ou fortes sources correspond au niveau que la force hydrostatique assigne à la réapparition des eaux. Ces yeux de la Champagne ramènent la population et la vie. Une ligne presque ininterrompue de villages et de villes commence dès l'apparition de la source. La plupart des villages s'étendent en longueur, parallèlement à la rivière. Leurs maisons, rapprochées mais non contiguës, s'égrènent en chapelets, de telle façon qu'on passe parfois sans s'en apercevoir d'un village à l'autre. Autrefois toutes rustiques sous le chaume qui les enveloppait presque, elles se transforment aujourd'hui en maisons de briques, mais le site reste le même, entre les prairies qui tapissent le lit largement plat de la vallée et les champs qui se déroulent en minces bandes perpendiculaires. Quoique souvent tourbeuses, les prairies suffisent à l'entretien d'un bétail qui permet, à son tour, d'amender les parties voisines de vallées. Mais celles-ci sont rares ; des déserts de 10 à 20 kilomètres s'étendent dans l'intervalle des rivières convergentes. Ce mode de répartition suggère l'explication d'une chose qui peut sembler contradictoire. La Champagne est une région géographique des mieux tranchées, dont l'unité a été depuis longtemps reconnue. De Reims à Sens, même sol à peu près et même aspect. C'est une grande arène découverte par laquelle des invasions ont pénétré jusqu'au cœur de la France. Mais historiquement elle n'a jamais été une unité ; un dualisme a prévalu. On ne s'en étonne pas, quand on voit à quelles règles les établissements et les rapports humains y ont obéi. Ils suivent exclusivement les rivières, et celles-ci, conformément à la loi des terrains perméables, sont rares, et en outre presque parallèles. Le long des rivières les villages se touchent et se confondent presque ; entre elles règnent des intervalles solitaires. C'est ainsi que l'espace entre la Marne et l'Aube fut la marche frontière des Rèmes et des Sénons, comme plus tard des archevêchés de Reims et de Sens. La Champagne du Nord, celle de Reims, comme dit Grégoire de Tours[18], suit des destinées à part : elle touche à la Picardie, lui ressemble par la forme de ses maisons de culture aux grandes cours intérieures. Les monuments d'époques préhistoriques montrent d'étroits rapports avec la Belgique, presque pas avec la Bourgogne. Ses destinées plus tard sont liées à celles de la grande région picarde. Au contraire, le faisceau des rivières méridionales a son centre politique à Troyes ; il est en rapports, par les passages de l'Auxois, avec la Bourgogne et le Sud-Est. Là circulent les marchands venus du Rhône et de l'Italie. C'était à Troyes, Arcis-sur-Aube, Provins et Lagny que se tenaient les fameuses foires, se succédant les unes aux autres comme un marché permanent. Cette partie de la Champagne se relie à la Brie et gravite vers Paris. Par les rapports naturels, comme dans les anciennes divisions politiques, l'autre gravite vers Reims et les Pays-Bas. CHAPITRE IV. — LES PAYS AUTOUR DE PARIS.NOUS voici ramenés par le cours des rivières à la région où s'est formé Paris. La Marne et la Seine s'y réunissent, l'Oise ne tarde pas à les rejoindre. Ces rivières sont les héritières des courants diluviens venus du Nord, de l'Est et du Sud-Est, qui ont eu à labourer dans la région parisienne une des successions les plus diverses qu'on puisse imaginer de couches sédimentaires. Depuis l'argile plastique, la plupart des formations que nous avons rencontrées dans la partie septentrionale de la région tertiaire sont représentées dans la région parisienne. La mer où vivaient les fossiles que rendent familiers à nos yeux les pierres des constructions parisiennes (le calcaire grossier) a même sensiblement dépassé Paris vers le Sud. Puis, après une nouvelle transgression de sables marins, le régime est devenu différent. De grands lacs d'eau douce ont formé des couches de travertin. Ces lacs se sont à leur tour transformés en lagunes, qui par évaporation ont déposé le gypse ou sulfate de chaux dont elles étaient chargées. Grâce à ces argiles, à ces calcaires et à ces gypses, Paris a trouvé sur place tous les matériaux dont il avait besoin[19]. Les vicissitudes persistèrent pendant la période oligocène. De nouveau une période lacustre succéda à la phase lagunaire : c'est au fond de lacs d'eau douce que se déposèrent les travertins qui constituent les plateaux de la Brie. Enfin, par un revirement inattendu, au moment où l'on pouvait croire la région définitivement émergée, la mer reconquiert le domaine qu'elle semblait avoir perdu. Elle vient toujours de la direction du Nord ; mais cette fois elle pénètre plus loin vers le Sud qu'aucune transgression marine antérieure. La zone de sables qui s'étend de Fontainebleau à Rambouillet indique les limites qu'elle a atteintes. C'est la dernière des invasions marines qu'ait connues la région parisienne. Elle fut remplacée par ces lacs d'eau douce qui prirent vers le Sud une extension très considérable, et dont les dépôts ont formé le calcaire de Beauce. Il était nécessaire de retracer cette histoire. Si différentes que paraissent les scènes qu'elle évoque devant l'esprit, leurs vestiges n'en constituent pas moins les éléments de la topographie actuelle de la région parisienne. Ils se traduisent dans les formes, les cultures, les positions de villages ou de villes. On distingue, par échelons successifs, la composition du sol sur laquelle se sont exercés les courants diluviens, le bloc complexe qu'ils ont dégrossi et façonné. Car ce sont ces puissants sculpteurs qui finalement ont introduit dans cette matière le modelé, la ciselure, et donné à la topographie cette variété minutieuse qui ouvre un jeu si riche aux combinaisons de l'activité humaine. L'effort des eaux, là comme partout, s'est arrêté aux roches les plus dures, qu'il a façonnées en plates-formes. Elles constituent le plan de surface. Au-dessous se creusent des vallées dont les bords montrent par tranches l'affleurement des couches inférieures, jusqu'à l'argile plastique qui, par sa consistance imperméable, définit le fond du lit. Au-dessus se dressent, réduits à des crêtes amincies, mais visibles par leurs tranches jusqu'au calcaire de Beauce, les lambeaux des couches supérieures. Vallées, collines et plateaux, autant de faces différentes de l'action des courants quaternaires, s'entremêlent et se croisent dans la topographie parisienne. De tous côtés, au Nord comme au Sud, à l'Est comme à l'Ouest, le plateau entre dans la physionomie de la région parisienne. Il forme l'encadrement de la dépression que la convergence des courants a modelée entre Meaux et Corbeil en amont, Poissy en aval. Ces plateaux diffèrent, d'ailleurs, entre eux. Au Nord s'élèvent lentement les sèches plates-formes de travertin lacustre qui constituent le Valois. Au Sud, c'est par lambeaux seulement qu'apparaissent les hautes plaines qui ne prendront leur développement qu'après Étampes, sous le nom de Beauce. A l'Ouest, les belles rampes calcaires que traverse l'Oise avant son confluent annoncent le Vexin ; tandis qu'à l'Est, le plateau compact à travers lequel la Marne et la Seine ont dû se frayer passage cerne l'horizon parisien de ses lignes boisées et unies ; il pénètre même dans la ville par lambeaux détachés. I. — LA BRIE. Ce plateau est la Brie. Sa surface est imperméable et humide. Aux temps anciens c'était une forêt. Dans la partie orientale, qui est la plus élevée, la fréquence de marnes et glaises, l'absence de revêtement limoneux entretiennent de nombreux étangs ; c'est un sol pauvre et froid qui conserve ses grandes forêts. Les vallées s'enfoncent profondément, et sur les corniches qui les bordent se tiennent en vedette villes et villages, ceux-ci pauvrement bâtis. Le préfixe mont, si multiplié autour de Montmirail, convient à cet air de forteresse, justifié pour qui les voit du bas des vallées. Mais en s'inclinant graduellement vers le centre du Bassin parisien, le plateau devient à la fois plus homogène et plus fertile. Le travertin de Brie avec ses meulières, et surtout l'épais limon qui le recouvre, prend définitivement possession du sol. C'est alors que se dessine la véritable Brie, sans épithète. On voit se former sa physionomie opulente et grave : dans la régularité des champs, de beaux arbres distribués par files ou par groupes ; et ces grands horizons au bout desquels il est bien rare que l'œil ne s'arrête encore à quelque lisière de bois estompé dans la brume. Ce fut une conquête agricole, de grande conséquence pour le développement de la région tout entière, que la mise en valeur de la Brie. Il fallut qu'un aménagement présidât à l'écoulement des eaux, triomphât des obstacles opposés par l'horizontalité fréquente du niveau ; que par des cavités naturelles ou faites de main d'homme, par des rus artificiels on réussît à drainer et à égoutter le sol : opérations sans lesquelles la Brie serait restée ce qu'était encore il y a quarante ans le Gâtinais, une terre misérable où des manouvriers agricoles vivaient dispersés dans l'air lourd et malsain des étangs. Nous ne savons à quelles générations il faut faire honneur des premiers travaux d'assainissement, qu'encouragea évidemment la présence d'une couche épaisse de limon fertile. Ce fut, en tout cas, à une date très ancienne, puisque déjà un peuple gaulois, celui des Meldi, s'était constitué dans la partie occidentale du plateau. La population s'y répartit à l'état disséminé, mais d'après un mode original. Ce qui représente ici l'unité constitutive de groupement, c'est la grande ferme carrée, bien plus fréquente que dans les plaines picardes où la rareté des eaux fait dominer le village. Durant des milliers d'hectares, au Sud et au Nord de Coulommiers, il n'y a pas d'autre forme d'établissement humain que ces fermes qui se répartissent à 7 ou 800 mètres de distance, au milieu des champs, rarement au bord des routes, chacune avec ses chemins d'exploitation. Un bouquet d'arbres ou un petit verger, des rangées de meules coniques les signalent. Les quatre murailles nues de l'enceinte n'avaient autrefois qu'une seule ouverture ; quelques-unes étaient de vraies citadelles, entourées de fossés, garnies de tourelles, capables de soutenir un siège. Cet aménagement stratégique n'est plus qu'une curiosité du passé ; il disparaît ; mais, malgré le prosaïsme nécessaire qui a comblé les fossés, percé plus d'ouvertures, le contraste subsiste entre l'enceinte muette et la cour grouillante[20]. Au centre, le fumier où picore la volaille ; autour, les étables, les bergeries et la maison, c'est-à-dire l'habitation où se maintenait rigoureusement autrefois la hiérarchie de cette république agricole. Là se groupait en deux tablées, l'une pour les fermiers, l'autre pour le personnel de manouvriers, bergers et ouvriers agricoles, le peuple de la ferme. C'était jadis un peuple attaché en permanence à la ferme, dont la tête et les bras mettaient en valeur les 100 ou 150 hectares, qui dépendent, soit réunis, soit morcelés, de ce centre d'exploitation. Cette physionomie rurale de la Brie se modifie aux approches de Paris ; elle s'ennoblit à mesure que le faisceau des vallées se resserre et qu'entre elles recommencent à se montrer les grandes forêts, conservées pour la chasse et la vie seigneuriale. Dans ce massif compact les courants n'ont pratiqué que des vallées rares, mais de plus en plus profondes et sinueuses. Par le large couloir d'Épernay, taillé dans les sables, la Marne s'enfonce entre les calcaires et travertins où, comme ses affluents, elle s'imprime en vigoureux méandres. Des châteaux, des fertés ont ainsi trouvé, sur les parois qui bordent immédiatement l'alluvion, des sites favorables. Mais ce qui, à partir de Château-Thierry, caractérise plus encore ces vallées briardes, c'est, conformément à la pente géologique, l'apparition des couches supérieures, que constituent des gypses, puis des marnes et un cordon de glaises et argiles vertes, surmonté par le calcaire et les meulières de Brie. Les flancs des vallées montrent dès lors un aspect plus varié. Le soubassement de calcaire grossier se déroule en talus raide et uniforme, rayé de champs ; mais au-dessus, dès qu'affleurent les bandes de gypse et d'argile, le modelé change, il s'évase en cavités douces où trouve à se nicher, avec ses vignes et ses vergers, la petite culture. Désormais le type de la vallée parisienne est fixé. Cette bande argileuse, déroulée à flanc de coteau, accompagne fidèlement le profil de toutes nos collines ; l'œil cherche instinctivement, dans la région parisienne, les peupliers qui la signalent. Elle est peu épaisse, mais singulièrement continue. Comme elle trace sur son parcours un niveau d'eau et de sources, elle constitue une des lignes les mieux caractérisées d'établissements humains. Parfois, dans les carrières de gypse si fréquentes aux environs de Paris, on voit le contact de ces argiles se déceler par des teintes finement verdâtres qui se mêlent au gris de la roche. Le plus souvent on ne peut que les deviner aux touffes d'arbres, aux rangées de villages qui suivent la zone à proximité. La seule différence entre la vallée briarde au-dessous de Château-Thierry et celle des environs de Paris, c'est que, dans la Brie parisienne elle s'étale généralement à flanc de coteau. C'est que près de Paris l'édifice géologique est resté plus complet ; il a conservé le couronnement des couches supérieures qui là-bas ont disparu de la surface. La Marne a franchement entamé le massif de la Brie : la Seine a cherché à s'échapper vers le Sud-Ouest. Elle s'est détournée pendant 65 kilomètres de sa direction normale. Elle a même abdiqué temporairement sa forme de vallée dans le large sillon qui borde le pied du Massif tertiaire et que les suintements de la craie, de concert avec les inondations de la rivière, transforment périodiquement vers la fin de l'hiver en une plaine noyée. Il fallut à la Seine la poussée de l'Yonne, le choc de la ligne directrice des grands courants du Morvan, pour qu'elle se décidât à creuser, dans l'extrémité de la Brie, de Melun au cap de Villeneuve-Saint-Georges, une vallée plus courte, mais analogue à celle de la Marne. Ramenées ainsi l'une vers l'autre, les deux rivières ont tâtonné pour se rencontrer. Des tramées d'alluvions anciennes montrent les issues successives par lesquelles elles ont communiqué. La Seine a contribué à déblayer la grande plaine qui s'ouvre au Nord du débouché de Villeneuve-Saint-Georges. Mais elle y a été puissamment aidée par la Marne[21]. Il est impossible de ne pas être frappé de la prépondérance qui appartient aux grands courants de l'Est et du Nord-Est, dans le déblaiement de ce. qui est devenu la dépression parisienne (30-20 m. d'altitude absolue). La Marne, secondée par l'Ourcq, a fait irruption par Claye et Gagny et déblayé au Nord des coteaux de Vaujours et des collines d'Avron, de Romainville et de Montmartre, la dépression qui s'appelle la Plaine de Saint-Denis. Le mince arc de cercle des coteaux de Vaujours et de Montfermeil s'interpose, laminé par les courants, entre cette plaine d'alluvions et l'anse abritée dans laquelle les remous laissèrent tomber les sables et graviers de la station préhistorique de Chelles. Puis, par le détroit de Nogent, la Marne vint mêler son champ d'action à celui de la Seine. Avant de fixer son confluent à Charenton, elle a poussé jusqu'entre Sucy et Bonneuil un méandre aujourd'hui atrophié, mais dont la trace est visible. Confondant enfin leurs efforts, les deux courants ont largement entaillé une vallée commune, qui ne se ferme qu'à 35 kilomètres de leur confluent, devant les coteaux de l'Hautie, dont l'obstacle contient et dirige vers le fleuve principal le cours de l'Oise. La vallée a pris dès lors la forme et les proportions d'un grand cirque. La Seine y promène ses méandres. Au Nord, l'horizon est accidenté par les étroites rangées des collines ou par les buttes qu'ont respectées les courants. Au Sud, règne la ligne continue à laquelle la Seine appuie ses puissants méandres. Des hauteurs s'y rattachent et s'allongent en forme de terrasses entre les sinuosités du fleuve. Le spectacle de l'ample cirque revient ainsi successivement à Saint-Cloud, Saint-Germain, Andrésy, toujours le même dans son ordonnance générale, mais varié dans le détail. Les rampes qui bordent l'ouverture et le sommet des méandres ménagent des abris qui, dans les replis de cette vallée très déprimée, suffisent à créer, aux orientations favorables, de petits climats locaux. L'empereur Julien parle des vignes et des figuiers qu'il y avait vu cultiver ; il les y verrait encore. II. — LA VALLÉE DE L'OISE DANS LA RÉGION PARISIENNE. L'OISE, dans ce faisceau de rivières, a une physionomie à part. Depuis Compiègne jusqu'au moment où, au pied du roc de Beaumont, elle pénètre dans les calcaires, son cours est généralement tracé à travers des argiles et des sables qui donnent à la vallée un aspect tout autre. C'est qu'en effet les terrains qui dominent dans cette vallée sont les couches meubles situées à la base des formations éocènes, qui se superposent immédiatement à la craie. L'Oise a établi cette section de son cours dans une sorte de charnière qui suit à peu près le contact de la craie blanche et des terrains tertiaires. On se souvient que nous avons signalé en Picardie l'existence d'une série d'ondulations par lesquelles la craie se relève et s'enfonce alternativement : après l'anticlinal du Boulonnais, le synclinal de la vallée de la Somme, enfin l'anticlinal du Bray. L'extrémité orientale de ces accidents est traversée à plusieurs reprises par le cours de l'Oise. Lorsque ce sont les voûtes anticlinales de ces ondulations dont le prolongement croise la vallée, le bombement crayeux affleure à la surface, et immédiatement au-dessus de lui les sables et les argiles qui le suivent dans la série chronologique. Ce cas se reproduit plusieurs fois entre le confluent de l'Aisne dans l'Oise et celui de l'Oise dans la Seine : d'abord en face de Compiègne, puis en face de Pont-Sainte-Maxence ; enfin entre Précy et Beaumont-sur-Oise. Chaque fois, le phénomène se traduit par un élargissement anormal de la vallée et l'apparition d'une dissymétrie qui est une surprise pour le regard. Tandis qu'à gauche le net dessin du relief et les couronnements boisés ne cessent pas d'indiquer la présence du Massif tertiaire, l'œil se perd, à droite, sur de grandes surfaces agricoles, nues, répondant au type connu des paysages de la craie. Ce sont ces croupes qui, en face des coteaux de Luzarches, constituent, sur l'autre rive de l'Oise, le pays appelé la Thelle. Ces élargissements successifs de la vallée de l'Oise donnent lieu à des marais ou à des tourbières. L'eau surabonde à la surface, partout où la craie rencontre la couche imperméable des argiles[22] ; elle entretient les marais qui parsèment encore une partie de la vallée au Nord de Pont-Sainte-Maxence. C'est le spectacle que présentait aussi autrefois le dernier élargissement de la vallée de l'Oise, entre Précy et Beaumont. Lorsque d'un des points de l'hémicycle calcaire qui l'encadre sur la rive gauche, soit des coteaux de Luzarches, soit des abords de Chantilly, on regarde à ses pieds, on voit une grande plaine plate qui n'a pas moins de 8 kilomètres de large. Superbe aujourd'hui dans son foisonnement d'arbres et de prairies qui lui donne, en été, l'aspect d'un parc anglais, cette plaine trahit encore la nature marécageuse. Elle a des rivières qui se perdent en étangs, quelques marais encore (marais du Lys), des prés envahis par les joncs ; c'est parmi des fossés pleins d'eau que se dressent les ruines de l'abbaye de Royaumont. Autour de cette plaine, le cadre est formé au Nord, à l'Est et au Sud par les coteaux calcaires qui, de Saint-Leu-d'Esserent, par Chantilly et Luzarches, se déroulent jusqu'à Beaumont-sur-Oise. Un air de richesse précoce respire dans les nombreux villages ou petites villes. La belle pierre de construction y donne vie et couleur à d'intéressants édifices. Mais une surprise attend celui qui franchit vers l'Est l'hémicycle de coteaux. Au lieu d'être surmontés, comme dans le Soissonnais et le Vexin, par des plates-formes agricoles, ils servent de soubassement à de grandes forêts. Cela tient à la présence de sables qui s'étendent entre Senlis et Ermenonville. Ces sables interrompent toute culture. La svelte flèche de Senlis, qu'on aperçoit de loin, semble planer sur des solitudes. Ce n'est plus, ici, la forêt humide. Pour peu qu'on s'avance vers Mortefontaine, on voit des bruyères, des landes et d'immenses forêts de pins se dérouler dans la direction d'Ermenonville. La vraie nature du sol apparaît : sables et grès, tantôt mêlés à un peu de limon, tantôt purs et alors stériles. Certains aspects rappellent la forêt de Fontainebleau. Cependant les sables ne sont pas de même âge. Ceux-ci sont plus anciens ; ils appartiennent à la série moyenne de l'éocène[23]. Mais souvent aussi secs, ils forment, comme ceux de la célèbre forêt une vaste nappe d'infiltration. Les eaux ne reparaissent qu'à la périphérie ; et c'est alors qu'à la lisière des bois, devenus plus variés eux-mêmes, brillent les étangs et jaillissent les sources. Des châteaux et des parcs ont pris possession de ces sites pittoresques, sans parvenir à en dénaturer entièrement le fond primitif. Chantilly, Mortefontaine ne laissent pas oublier qu'il y eut là jadis des marches forestières sauvages, d'abord et de pénétration difficiles. Cette bande de forêts, chère aux Mérovingiens, n'est qu'une partie de la lisière qui se déroule au Nord de Senlis par la forêt d'Halatte, et de là se rapproche du massif de Compiègne. Mais la largeur de cette bande est limitée : à l'Est d'Ermenonville, comme à l'Est de Senlis ou de Pierrefonds, on ne tarde pas à voir se reconstituer la plaine limoneuse et fertile, aussi chargée de moissons que dépourvue d'arbres. On retrouve les paysages du Soissonnais et du Valois. Les sables, les couches marneuses ont disparu de la surface, ou ne s'y montrent que par lambeaux. La région que nous venons de décrire, avec ses lignes de sources, d'étangs et de marais, ses forêts humides et ses forêts sur le sable, fut une ancienne limite de peuples. Le pays appelé France y confine au pays appelé Valois[24] ; mais en réalité cette distinction, encore vivante dans le langage populaire, en cache une autre plus ancienne et plus profonde. Il y a là une sorte de joint géographique, qu'une longue communauté d'histoire n'a pas entièrement aboli. Cette ville de Senlis, presque environnée par des forêts et des eaux et communiquant vers l'Est seulement de plain-pied avec le plateau agricole du Valois, occupe un de ces sites stratégiques tels que César en décrit chez les Nerviens. Le petit peuple qui s'y était cantonné se rattachait aux confédérations du Belgium, comme plus tard il est resté incorporé à la province ecclésiastique de Reims. Senlis encore aujourd'hui se dit picarde. C'était un autre groupe de peuples gaulois, d'autres rapports et peut-être d'autres usages qui commençaient avec la plaine fertile qui, au Sud de Dammartin, s'incline vers la vallée de la Seine. La Celtique succédait ici au Belgium ; et ces différences ethnographiques, consacrées plus tard dans les divisions romaines, correspondaient à des distinctions géographiques que l'analyse permet encore fort bien de découvrir. III. — VEXIN. L'OISE s'encaisse à Beaumont dans la zone calcaire qui lie le Vexin à l'Île-de-France. Elle a reçu la plupart de ses affluents ; elle a déposé la plus grande partie de ses alluvions : il ne reste plus à la rivière picarde qu'à se frayer une voie à travers les roches blanches et tendres qui forment comme une architecture naturelle sur ses bords. Au point où elle s'achève dans la Seine, l'imposante masse de l'Hautie, avec ses rangées étagées de villages, se superpose à la plate-forme calcaire, et ferme dignement le cirque de la dépression parisienne. Le Vexin déroule à l'Ouest de l'Oise ses grandes plates-formes calcaires, où courait la voie romaine vers Rouen. Elles sont surmontées, çà et là, comme la plaine parisienne, de quelques monticules sableux. La convexité du plateau porte de grandes fermes, et de loin en loin des villages agglomérés, cernés d'arbres. Ceci rappellerait la Picardie ; mais la roche étant plus solide, le relief est plus net ; presque plat dans les parties hautes, assez abrupt dans les vallées. C'est par un talus rectiligne formant terrasse, que le Vexin domine les mamelonnements verdoyants de la Thelle et du Bray. A l'Est, c'est par des rampes raides qu'il fait. front sur l'Oise. Mais les argiles qui servent de soubassement au calcaire entretiennent à sa base une fraiche végétation ; le limon des plateaux a coulé par-dessus les épaules des vallées en couches assez épaisses pour que l'usage d'y creuser des caves y soit général. Enfin surtout le calcaire se prête admirablement à la construction. De ses entrailles sont sortis ces tours et ces clochers qui signalent le moindre village. Ces conditions ont fait naître une des lignes d'établissements les plus nettes et les plus remarquables de la région parisienne : celle qui, par Valmondois, Pontoise, Jouy-le-Moûtier, Andrésy, s'est emparée du bord de la rampe calcaire. Là se succèdent, en disposition linéaire, châteaux, forteresses, églises, et ces riches villages qui, par des rampes ou des gradins taillés dans la pierre, descendent vers des vergers. Notons ce trait caractéristique. C'est sur les contours toujours nets du calcaire marin qu'ont pris position les plus anciens camps, les plus vieilles villes, souvent les plus beaux édifices ; les sites de Pontoise, Clermont, Saint-Leu-d'Esserent, Luzarches, en sont des exemples ; comme aussi ce castrum de la rive gauche de la Seine qui s'élevait sur la butte Sainte-Geneviève et dominait la petite Lutèce insulaire. IV. — SABLES, GRÈS ET FORÊTS AU SUD DE LA SEINE. TANDIS qu'au Nord de la Seine ce sont généralement les couches les plus anciennes (éocènes) des formations tertiaires qui occupent la surface, ce sont au contraire, sur la rive gauche, des couches plus récentes qui graduellement prennent la prépondérance. Aux calcaires de Brie, qui ne tardent pas à disparaître, se substituent, vers La Ferté-Aleps, Arpajon, Montlhéry, les sables de Fontainebleau surmontés des calcaires de Beauce. Une autre topographie, d'éléments plus simples, s'introduit avec eux. Le calcaire de Beauce s'était déjà montré, mais par petits lambeaux, au Nord de la Seine. Au sommet du mont Pagnotte qui, vers Pont-Sainte-Maxence, s'élève jusqu'à 220 mètres au-dessus des futaies de la forêt d'Halatte, apparaît un fragment de ce calcaire. Sur les sommets de l'Hautie, on le retrouve, surmontant les sables, par 168 mètres. Au Sud de la Seine, sur les plateaux découpés par la petite rivière d'Orge, le niveau où il existe est déjà abaissé entre 160 et 150 mètres. Mais jusqu'à Dourdan et à Étampes, il ne se montre que dans les intervalles que festonnent des lisières de forêts croissant sur des sables. C'est seulement au Sud d'Étampes qu'il prend entière possession de la surface ; et désormais son niveau ne dépasse plus guère 140 mètres. En ces différences d'altitude s'exprime un fait important dans l'histoire géologique du Bassin parisien. Les calcaires lacustres ont subi, postérieurement à leur dépôt, un mouvement d'inclinaison rapide vers le Sud-Ouest. Au Nord de la Seine, ils ont été presque totalement emportés par les courants ; au Sud du fleuve, ils subsistent par lambeaux plus étendus ; ce n'est qu'à une distance de 50 kilomètres au delà qu'ils règnent sans partage à la surface du sol, et que le Hurepoix fait place à la Beauce. On a pris l'habitude de désigner sous le nom de Hurepoix le pays qui résulte de cet enchevêtrement de plateaux calcaires et de vallées sablonneuses. Les plateaux n'ont point encore la sécheresse que leur extrême perméabilité leur communique dans la Beauce : des argiles meulières, dues à une transformation siliceuse à laquelle le voisinage des sables n'est pas étranger, entretiennent de l'humidité et même quelques étangs à la surface. Quoique l'affinité soit réelle et sensible avec la Beauce[25], les fermes sont moins espacées, et partout des pommiers moutonnent dans les champs. On n'a jamais d'ailleurs à aller bien loin sur ces surfaces agricoles, sans voir quelque lisière de bois, au-dessous de laquelle, en forme de cirque, s'ouvre le commencement d'une vallée, qui se rétrécit bientôt et s'enfonce entre des grès et des sables, des pins, des bruyères et des bouleaux. Ces sables, restes de la dernière transgression marine qui a fait irruption dans le centre du Bassin parisien, appartiennent à une longue zone qui, de Nemours et Fontainebleau, se déroule en diagonale jusqu'au delà de Rambouillet et Montfort-l'Amaury. Partout ils se manifestent par les mêmes traits dé physionomie : tantôt ce sont des bosses de grès qui, comme à Nemours ou à Milly, hérissent les talus aux approches de la grande forêt ; ou c'est la forêt elle-même avec son dédale d'éboulis et de creux, ses maquis de genévriers et de fougères, ce sol léger et brûlant d'où s'exhale une senteur capiteuse d'aiguilles de pins. Tantôt, comme vers Lardy et Bouron, le grès se déroule en longues barres brunies par les arbres, qui semblent enclore l'horizon ; ou, comme à Montlhéry, il se projette en promontoire sur la plaine. Auprès de Fontainebleau et de Rambouillet, les eaux s'infiltrent sous la surface ; mais au Sud de Paris, le prolongement des calcaires imperméables de Brie sert de support et retient les eaux à proximité du sol. La formation de vallées s'est donc accomplie aisément à travers les sables friables jusqu'à la rencontre des couches consistantes. Ainsi la Bièvre, l'Orge et l'Yvette ont pu ciseler un petit pays de vallons ramifiés, qui est une exception remarquable, unique même dans la région parisienne. Que ce soient les sables ou les grès qui forment les parois de ces vallées, qu'elles s'évasent en hémicycles ou se resserrent entre deux raides talus boisés, leur fond se creuse jusqu'aux couches qui ramènent, avec l'eau, des étangs, des marais, des prairies. L'eau, filtrée par les sables, court très pure. On voit, comme en un pli du sol, se constituer un petit monde restreint, entre bois et prairies. La verdure sombre des pins donne quelque austérité à ces petits paysages. Là-haut, bien à part, sont les campagnes, les pays occupés et exploités de temps immémorial. On comprend que ces vallons humides et retirés aient servi d'asile à des abbayes, avant d'être recherchés par la vie de châteaux et de villégiature ; Gif, Cernay, Port-Royal étaient ici à leur place. Mais ces vallées à versants de sable et à fonds noyés offraient peu de ressources. La pauvreté de la vie rurale s'y trahit encore, en dépit de la villégiature moderne, par la mesquinerie chétive des habitations. Les villages serrés au pied des pentes n'ont de place qu'aux confluents des vallées. Rien de semblable à l'aspect opulent des villages du calcaire parisien, ni à ce développement varié qui permet à la population de s'étager sur les flancs des vallées. Les monuments caractéristiques du passé sont, avec les abbayes, des ruines féodales debout à la lisière des bois, dominant les passages, surveillant les horizons, évoquant je ne sais quel passé d'inquiétude et de brigandage. CHAPITRE V. — PARIS.ENTRE les forêts qui occupent les sables des hauteurs et les graviers qu'enserrent autour de Paris les bras fluviaux, on distingue des intervalles qui ont toujours été découverts, ensoleillés, plus ou moins à l'abri des inondations. Au Sud, le plateau limoneux à sous-sol calcaire, de Villejuif, dominant de 60 mètres la vallée de la Seine, s'intercale entre les massifs forestiers qui subsistent encore dans la Brie, et ceux du Hurepoix. Il est percé de carrières et de galeries souterraines. Des nappes de moissons le couvrent encore jusqu'aux portes de la capitale. Au Nord, entre les forêts de Bondy d'une part et de l'autre celles de Montmorency et de Carnelle, on ne tarde pas à voir grandir une plate-forme fertile et sèche, qui se soude à celle du Valois. Ce sont ces campagnes limoneuses et perméables, immédiatement contiguës à la grande boucle de la Seine, qui, avant que la Brie se fût dépouillée de ses forêts, permirent l'existence d'un groupement de populations ; ce sont elles qui formèrent ce premier noyau de cristallisation qui est le rudiment de toute société humaine. Les hommes y trouvaient aisément et à la fois nourriture et matériaux de construction, c'est-à-dire les conditions de stabilité et d'accroissement. Il fut facile ensuite, aux populations qui s'y établirent, de tirer parti peu à peu des avantages variés que recelait la région où elles avaient élu domicile. Dans les sinuosités des rivières, les ciselures des coteaux, les éclaircies des forêts, une foule de combinaisons nouvelles s'ouvrirent à leur ingéniosité et à leur choix. L'homme, dans notre pays, a toujours occupé dès les temps préhistoriques des contrées moins favorisées que celles-là. Les vestiges d'anciennes stations abondent autour de Paris, à Chelles, Villejuif, Grenelle. Comme en d'autres sites privilégiés de l'Europe centrale, Prague et Vienne par exemple, la vertu du lieu se manifeste de bonne heure. Les établissements se succèdent sur place, en s'incorporant de plus en plus au sol. Les populations s'y assurent des positions de refuge ou de défense, justifiées par les convoitises qu'excite le lieu. Elles se maintiennent et se ravitaillent aux points occupés. Ce sont là des germes d'importance politique. Aussi loin que peut pénétrer l'histoire, les villages, bourgs ou petites villes apparaissent nombreux dans la région parisienne. On le voit par les chartes de donation, les cartulaires, comme dans les récits de guerre et de ravages. Tant d'amorces avaient été ici préparées par la nature au choix des hommes ! Les îles qui succèdent au confluent de la Marne et de la Seine offraient, avec un asile, l'avantage du contact immédiat du fleuve. Au pied ou au-dessus des rampes calcaires, il y avait place pour des rangées d'établissements, que la belle pierre semblait solliciter : les uns s'alignent en effet à la base ; les autres, plus anciens peut-être, ont pris stratégiquement position sur les promontoires, les plateaux, les terrasses. Mais il y avait aussi, à flanc de coteaux, sur la lisière des sables, au-dessus et au-dessous du niveau de sources des argiles vertes, dans les dentelures des gypses, des sites avantageux pour varier les cultures, pour accrocher des plantations et des vergers. Les mêmes coteaux virent à diverses lignes de hauteurs se superposer les villages. Si le fleuve exerçait son attrait, la forêt finit aussi par exercer le sien, grâce aux sources qui en garnissent le pourtour. Les moindres reliefs, dans cette région où, sans être puissants, ils abondent, donnèrent lieu à quelque village, quelque point de groupement. La région s'humanisa ainsi de bonne heure. Les indices d'une vie active et spontanée s'y manifestent dès les temps les plus anciens. De tout temps, on peut le dire, les environs de Paris eurent un aspect animé et vivant, qui manqua toujours à Rome, qui manque même encore maintenant à Berlin. Aujourd'hui, c'est la grande ville qui est le foyer d'émission de cette avant-garde de maisons la précédant comme une armée en marche, qui envahit la plaine, escalade les hauteurs, submerge des collines entières. Mais autrefois les bourgs ou villages, dont plusieurs ont été englobés dans la capitale grandissante, avaient leur existence propre, due aux conditions locales qui favorisaient partout la naissance de petits groupes. L'impression qu'on recueille dans les premiers témoignages qui s'expriment sur cette région parisienne, est celle d'une nature saine et vivante, où le sol, le climat et les eaux se combinent en une harmonie favorable à l'homme. Ce pays garda longtemps, grâce aux abondantes forêts qui l'entourent presque, le pénètrent même par endroits, une physionomie de terre de chasse. Et néanmoins ce même pays était depuis longtemps déjà assez développé et civilisé, pour qu'un esprit raffiné, comme Julien, pût s'y plaire. On se reporte toujours volontiers à ce passage du Mysopogon où, comme par un amer retour sur les grandes villes populacières avec lesquelles il fut toujours en antagonisme ou en querelle, il décrit sa chère Lutèce. L'accent en est vraiment délicat, comme imprégné de fraîcheur matinale. L'écrivain philosophe et l'homme d'action qui se réunissaient en lui, ont bien senti le charme et la saveur du lieu. Cette petite station de bateliers et de pêcheurs, cantonnée dans une île, tenait un précieux gage d'avenir dans le fleuve dont les ramifications l'enveloppaient. Le fleuve fut l'âme de la ville grandissante. Celle-ci se dessine autour de lui, se moule également à ses deux rives ; elle le suit pendant les 12 kilomètres de la courbe immense et vraiment souveraine qu'il trace entre ses murs. Bien ouvert par son orientation aux rayons du soleil, dont les premiers feux l'éclairent et dont les feux couchants illuminent un des plus merveilleux panoramas urbains qu'on puisse voir, le fleuve trace à travers la ville un grand courant d'air et de lumière. Il fait essentiellement partie de l'esthétique parisienne. Il s'associe aux scènes pittoresques que représentent les vieilles estampes, quand ses rives d'aval, encombrées de barques et couronnées de moulins, donnaient encore librement accès aux troupeaux. Il reflète aussi sa physionomie historique. Dans la courbe bordée d'édifices, qui va de Notre-Dame à la place de la Concorde en passant par le Louvre, se déroulent successivement la gravité du nue siècle, la grâce de la Renaissance, l'élégance du avine siècle. Paris pourrait donner à son fleuve les qualifications reconnaissantes qu'obtiennent de leurs riverains le Volga, le Rhin ou le Gange. La Seine centralise à son profit toutes les ressources du Bassin. Entre Romilly et Paris, en 130 kilomètres, elle reçoit coup sur coup presque tous ses affluents. Il ne faut pas juger de la Seine d'après ses humbles débuts et la longueur modeste de son cours. Elle a sa grandeur, faite d'accroissement progressif, d'harmonie élégante, reflet de la beauté paisible des campagnes où s'écoulent ses eaux. Jusqu'à Montereau, c'est une rivière d'un débit restreint[26], croissant lentement lorsque les pluies prolongées de l'hiver ont élevé le niveau des sources de son bassin, et tamisant alors d'un flot limpide les prairies pendant des semaines. Sa pente, déjà très ménagée, diminue encore et n'est plus que de 15 centimètres par mètre aux approches de Paris, trois fois moindre que celle de la Loire à Orléans. Elle triple de volume et double de largeur par l'arrivée de l'Yonne, cours d'eau plus puissant et surtout plus irrégulier, dont les crues, notamment les bouillons de mai peuvent monter jusqu'à 1.200 mètres cubes par seconde. Mais elles sont écoulées quand la Seine entre à son tour en crue. Enfin, lorsque la Marne a versé son flot vert, mais souvent trouble, qui se mêle peu à peu entre les quais de Paris aux teintes plus foncées de la Seine, le débit du fleuve s'accroît encore d'un tiers ; désormais, dans ses plus faibles moments, il ne descend plus au-dessous de 45 mètres cubes. Le régime est dès lors équilibré. Amortie par la pente et par la grande proportion de terrains perméables qu'elle traverse, la Seine ne connaît pas les brusques palpitations qui font monter et descendre de 11 mètres la Garonne en moins de 10 jours. Elle met des semaines à accomplir de bien moindres oscillations. C'est surtout en décembre et en mars, parfois un peu plus tard, que des crues se produisent à Paris. Il y a même, de loin en loin, comme en février 1658, en décembre 1740, des inondations mémorables, dont les ravages pouvaient être grands, avec l'encombrement de moulins, de ponts à arches étroites qui resserraient le fleuve. Rien pourtant de comparable aux furies de la Loire ou du Rhône. Ainsi, à Paris, le fleuve a acquis toute sa force ; il n'est plus menacé de maigres excessifs ; jamais il ne descend aussi bas que la Loire à Orléans ou la Garonne à Toulouse. Sans être inoffensif, il est disciplinable. L'Oise l'accroit, mais ne change pas son régime. La Seine à Paris peut être considérée comme achevée. La station des Nautæ Parisiaci n'était qu'une étape de batellerie ; elle devint un entrepôt grâce à la variété de produits que recèle l'intérieur du Bassin. Pour toute la région qui s'étend depuis Clamecy, Auxerre, Troyes, Arcis-sur-Aube, Saint-Dizier, il n'y avait de communication avec la mer que par l'intermédiaire de Paris. Pour l'échange des vins et des bois de Bourgogne contre les sels, les laines, les poissons fumés de Normandie, la position géographique désignait Paris. C'est l'étendue des entreprises fluviales qui créa là un centre d'abbayes florissantes, et plus tard la grande association de la Marchandise de l'eau. A mesure que la population s'y accumula, un groupe de satellites gravita aux alentours. Il y eut les étapes d'où l'on pilotait vers Paris, et celles vers lesquelles on avalait de la capitale : Meaux et Lagny, Melun et Corbeil, Creil et Pontoise, Poissy et Mantes. C'étaient les ports dont dépendait son approvisionnement, et d'où, comme on le vit en mainte occasion, l'on pouvait faire faire une diète à ceux de Paris. Les relations terrestres, sans être aussi décisives, présentaient aussi des avantages. L'Ile parisienne offrait un passage facile pour gagner le Sud. Elle est immédiatement dominée par le plateau calcaire dont l'obstacle a fait dévier la Bièvre vers le Nord, et qui s'avance, comme une chaussée naturelle, vers la direction d'Orléans. L'annexion de longs faubourgs, coupant la Seine à angle droit au Nord comme au Sud, est un des premiers linéaments qui se dessinent dans la topographie de la ville grandissante. C'est qu'au Nord, entre les buttes Chaumont et Montmartre, en face environ de la Cité, il existe une lacune dans l'amphithéâtre de coteaux. Par une sorte de dépression, large d'environ 2.800 mètres, on accède directement vers la plaine Saint-Denis et les plateaux agricoles qui lui font suite de plain-pied. Aucun obstacle ne s'oppose de ce côté aux communications avec le Valois et le Soissonnais. Ce fut de tout temps un point commercial. Là aboutissait la route des Flandres par Crépy, Roye, Péronne et Bapaume. Les marchands venus de Crépy-en-Valois atteignaient à Saint-Denis la boucle septentrionale de la Seine sans avoir à traverser ni rivières ni forêts. Les foires du Lendit, de Saint-Ladre, de Saint-Laurent s'établirent dans cette région ; la première près des berges de la Seine, les autres dans la trouée entre Chaumont et Montmartre. Avec la persistance remarquable qui tient à la netteté des lignes de la topographie parisienne, c'est encore de cette trouée, aujourd'hui enfumée d'usines, que partent les principaux courants de vie commerciale, canaux et chemins de fer, ceux qui vont vers les Pays-Bas, Londres et l'Allemagne. Malgré tout, pourtant, Paris n'est pas sur la diagonale la plus directe du Rhône à la mer du Nord, d'Italie aux Flandres. Ses foires n'eurent jamais l'importance internationale de celles de Champagne. Autrefois comme aujourd'hui, il fut surtout une capitale intérieure. Nous n'avons pas à le suivre dans son développement historique. Après que la Royauté s'y installe définitivement, que l'Université se constitue, ce développement se lie d'une façon de plus en plus intime à l'histoire même de la France. La géographie ne s'en désintéresse pas assurément, mais elle n'a plus le premier rôle. Il nous suffit d'avoir étudié où et comment se déposa le germe de l'être futur, comment grandit une plante vivace qu'aucun vent de tempête ne put déraciner, et d'avoir montré que dans cette vitalité se fait sentir une sève puissante qui vient du sol, et un entrelacement de racines qui ont si bien poussé en tous sens, qu'on ne peut les extirper ni les couper toutes. CHAPITRE VI. — LIEN DE PARIS AVEC LA LOIRE : BEAUCE.LA Beauce s'annonce dès le voisinage immédiat de Paris. Elle est constituée par les mêmes travertins lacustres qui revêtent le plateau que découpent les vallées de l'Orge et de l'Yvette. Mais les sables, qui ont ici facilité le travail des eaux, s'enfoncent de plus en plus dans le sous-sol, et finissent par perdre toute influence sur la physionomie de la surface. Au Sud d'Épernon, de Dourdan, d'Étampes, le calcaire lacustre, dépourvu désormais des couches d'argile à meulières qui entretenaient quelque humidité, règne en couches profondes. L'aspect de la contrée change entièrement. Il suffit de monter une dernière et courte rampe à travers les sables, et brusquement l'on voit s'étendre des plaines continues qui semblent sans fin. Ce calcaire fissuré et perméable est incapable de retenir les eaux ; de sorte que sur de grandes étendues manquent aussi bien vallées que rivières. On ferait plus de 50 kilomètres entre Chartres et Artenay, vers la lisière de la forêt d'Orléans, sans rencontrer un cours d'eau. Les arbres se font rares ; nulle part ne se montrent de traces d'une végétation silvestre, comme celle dont la Brie offre partout des lambeaux. Heureusement une couche de limon, moins épaisse qu'en Picardie, mais suffisante dans l'espace compris entre Étampes, Chartres, Artenay et Pithiviers, couvre la surface. La vie du pays est attachée à l'existence de cette nappe rousse et friable que la charrue sillonne en longues bandes minces, sans arbres ni fossés. Là où elle manque, et où l'apparition de l'eau ne vient pas vivifier la surface, le pays est un désert. C'est ce qui arrive vers l'Est, aux confins du Gâtinais, où l'on peut voir, entre Puiseaux et Château-Landon, une plaine sans pente, qui, sur un espace de 28 kilomètres carrés, offre à peine quelques habitations[27]. Mais sur le limon, au contraire, à défaut d'arbres et de prairies, règne l'opulence des moissons ; elles y étendent ce tapis d'or blondissant et nourrissant qui a rendu ce pays proverbial ; puis les grands troupeaux de moutons prennent possession de la jachère, et en hiver de grands vols de corbeaux s'abattent sur les champs. C'est la nature du sol, avec le mode d'existence qui en dérive, qui définit ce pays. Par le relief il se distingue peu des régions voisines. Aucune partie de la France ne présente, à surface égale, une telle uniformité de niveau que celle qui s'étend au Sud de la Seine, d'Elbeuf à Montargis. Entre de rares vallées qui les divisent en compartiments distincts, les plaines succèdent aux plaines, les campagnes aux campagnes, sans que sur ces plates-formes unies l'altitude s'écarte guère de la cote moyenne de 150 mètres. Campagne de Neubourg, Plaine de Saint-André, Thimerais, Beauce, Gâtinais se font suite ainsi, formant en apparence une seule et vaste contrée ouverte entre le Perche, la Seine et la Loire. Dans cet ensemble, toutefois, la Beauce a son individualité. Sans que le relief change notablement, l'aspect se modifie autour d'elle, parfois assez brusquement, parfois par degrés ; assez nettement toutefois pour que l'instinct populaire, seul auteur responsable de sa dénomination, discerne les cas où elle s'applique. Où les différences sont le plus graduelles et le plus atténuées, c'est vers le Nord-Ouest de la Beauce, dans la direction du Perche. En effet les nappes limoneuses s'étendent aussi dans cette direction, sur les plaines que découpent l'Eure et ses affluents, mais moins continues, moins étendues, interrompues déjà à l'Ouest de Chartres dans le Thimerais, davantage vers Dreux et plus encore aux approches d'Évreux, par de larges plaques d'un sol tout différent. Des argiles rouges empâtant des poudingues de silex s'étalent à la surface des plateaux, ou garnissent les corniches des vallées. C'est qu'en effet, dans ces régions déjà situées hors des limites du calcaire de Beauce, c'est la craie qui forme le soubassement du sol, comme on peut le voir aux flancs secs et doucement évasés des vallées. L'argile à silex, qui parait être une forme spéciale d'altération de la craie, engendre un sol à peu près stérile où ne peuvent venir que des bois. La forêt, inconnue en Beauce, apparaît alors en massifs de plus en plus étendus ; et avec elle les étangs, la nature et le nom de Gâtines[28]. Un sorte de transition s'établit ainsi entre les campagnes agricoles et le Perche. On s'en aperçoit, en dehors même des forêts, au foisonnement des arbres, aux haies vives qui se multiplient autour des borderies. Ce n'est pas encore le vrai Perche ; mais déjà des noms accrédités par l'usage, et significatifs, tels que Petit-Perche, Perche-Gouet spécifient des pays qui lui ressemblent. Des bourgades, comme Illiers, Brou, lieux d'échange entre la Beauce et ces avant-coureurs du Perche, ont déjà un caractère mixte. Les poutrelles et les bois qui entrent dans la construction des maisons, les vergers qui les entourent, comme les pommiers qui se multiplient dans les champs, rendent sensible en mille détails l'altération du caractère de la Beauce. Le Loir et ses affluents naissants y promènent déjà leur cours herbeux, lent et profond. Le passage d'une région à une autre est plus tranché au Sud-Ouest, dans la langue de terre que délimitent la Loire et le Loir. La vaste forêt qui, au Moyen âge, couvrait le sol siliceux de la Gâtine tourangelle, se montre encore par quelques lambeaux détachés entre Blois, Châteaurenault et Montoire. Mais au contact immédiat du pays différent qui commence, le nom de Beauce s'affirme, avec une insistance qu'explique le contraste, dans une foule de localités. Huisseau, Marcilly, Saint-Amand, Champigny, etc., se disent en Beauce, et y sont en effet, malgré la forêt de Marchenoir qui les couvre au Nord. De même, vers l'Est, Pithiviers maintient avec énergie son caractère beauceron ; mais, à une vingtaine de kilomètres plus loin, le limon disparaît : à Beaumont, Beaune-la-Rolande, Mézières, la Gâtine commence. C'est qu'avec le changement de paysage et de sol commencent aussi d'autres modes d'existence. Depuis longtemps la grande culture était installée, constituée sur les campagnes de Beauce, que le pays voisin n'était qu'un pauvre terroir semé d'étangs et noyé de brouillards où s'établissaient au hasard, le plus souvent incapables de payer la rente dont ils étaient grevés, quelques manouniers misérables. La Beauce n'est donc pas une circonscription territoriale ; elle est l'expression d'une forme de sol et d'existence, dont la notion très nette existe dans l'esprit populaire. Il serait chimérique de lui chercher d'autres limites ; et il ne faut pas s'étonner si le nom revient sporadiquement parfois, ramené par la nature des lieux. On le retrouve ainsi, fourvoyé en apparence, jusque sur les confins du Perche ou en plein Hurepoix. Mais il restera toujours un pays, qui est la Beauce par excellence, parce que ce type de nature y accuse franchement et pleinement ses caractères : c'est celui qui, d'Étampes à Pithiviers, Artenay, Patay, Anneau, se déroule dans son uniformité sans mélange. Les petites rivières qui découpent en petit nombre la périphérie de la Beauce ne se laissent soupçonner sur cette espèce de bouclier convexe que par quelques légères entailles à sec, ou par le commencement de rouches ou lignes de marais. La vie de plaine y existe seule, à l'exclusion de la variété qu'amène toujours la vie de vallée. Elle se concentre en de gros villages, agglomérés autour de puits qui n'atteignent l'eau qu'à une grande profondeur, dépourvus de cet entourage d'arbres et de jardins dans lequel s'épanouit le village picard. Le calcaire, toujours assez voisin de la surface, fournit de bons matériaux, soit pour la construction des maisons, soit pour l'empierrement des routes. Le fermier beauceron, largement logé, circule en carriole sur les longues routes qui s'enfilent vers l'horizon. L'idée d'une vie abondante et plantureuse s'associe au pays qu'il habite, entre dans ses habitudes et ses besoins. Ici, comme tout le long de la périphérie, le pays forestier s'oppose à celui du limon. Mais les bois ne sont pas loin. De n'importe quel clocher de la plaine, on voit la ligne sombre qui signale l'immense forêt de plus de 34.000 hectares que les sables ont créée au Nord d'Orléans. C'est l'antithèse de la Beauce, et son complément : c'est le cadre forestier dont elle a besoin. Dans la vie uniforme et traditionnelle du cultivateur beauceron, c'était une fête périodique que d'y aller faire chaque année la provision de bois. La forêt est pour lui un pays extérieur, comme la montagne pour l'habitant de la plaine. Il ne s'y sent plus chez lui ; il s'y rend en partie de plaisir. Il y trouve d'autres hommes et d'autres mœurs[29]. On en fait ensuite des contes et d'étranges histoires. Parfois, dans ces forêts si vastes d'autrefois, quelque coin retiré ou quelque arbre plus vénérable gardent leur légende, pénétrée de quelque souvenir de vieux naturalisme païen. Parmi les choses qui manquent à la Beauce, la principale est la variété de relief. Il n'y a pas, dans la partie centrale que nous avons définie, de vallée, par conséquent pas de promontoire rocheux où pussent s'accrocher, comme aux bords du Loir, des villes et des châteaux forts. En l'absence d'autres moyens de défense, les habitants ont, à une époque reculée, creusé dans le tuf marneux du sous-sol ces curieux labyrinthes dont il existe des exemples, notamment près de Maves, de Suèvres, de Pithiviers. C'est près des villages les plus anciens qu'on trouve ces souterrains disposés pour servir de refuge temporaire, et qui presque toujours aboutissent à un puits[30]. Ils sont comme la contrepartie souterraine du village de la surface. La pénurie de sites défensifs, aussi bien que le peu de variété d'occupations dans ce pays purement voué à la grande culture, n'offraient pas des conditions favorables au développement d'une vie urbaine. Il y a dans la Beauce proprement dite des bourgades et de gros marchés agricoles plutôt que des villes. La vie urbaine, comme l'industrie, se montre attachée à la réapparition des rivières. C'est seulement sur les flancs des coteaux baignés par l'Eure, le Loir, l'Avre et la Blaise, que les villes ont trouvé des sites propices. Le pays se particularise alors ; au nom générique et rural de Beauce se substituent ou se superposent ceux de Dunois, Chartrain, Drouais. La cathédrale dont les deux tours, visibles à 30 kilomètres à la ronde, règnent sur cette antique terre de moissons, marque l'endroit où ce pays sans villes alla jadis chercher sa capitale. Depuis plus de deux mille ans un caractère sacré s'attache à ce point. Il n'y avait encore à la place où Paris et Orléans devaient grandir qu'une bourgade de pêcheurs ou un rendez-vous de marchands, quand quelque chose de semblable à un peuple se groupait autour du sanctuaire des Carnutes. Cette domination, fondée sur l'ampleur d'un territoire uni et fertile, réalisait au centre même des Gaules un type ancien de formation politique. Entre la Seine et la Loire, c'était comme une vaste clairière agricole entre des forêts. De véritables marches, en terrains boisés ou marécageux, la séparaient des peuples voisins, Sénons ou Cénomans. De tout temps ces plaines ont été disputées, car elles sont le vestibule des avenues intérieures de la France. Ce n'est pas seulement au XVe siècle et de nos jours que les destinées générales de notre pays s'y sont débattues. Ces plaines de Beauce font partie d'une série de plates-formes qui, jadis, quand les Normands établissaient leur domination sur nos côtes, était pour eux une tentation de s'avancer jusqu'au centre de la Loire. Une voie d'invasions naturelles semblait tracée par les plaines fertiles qui s'intercalent entre la Seine et les régions coupées et boisées du Perche. L'importance décisive des événements qui se passaient alors dans cette région et l'attention dont elle devint l'objet ne furent pas étrangères à l'origine d'une dénomination commune qui se forma pour la désigner. C'est en effet du IXe au XIe siècle qu'on signale[31] chez les chroniqueurs l'application du nom de Neustrie, détourné de son ancien sens, au pays situé entre la Seine et la Loire ; et parfois aussi, l'introduction d'un nom géographique nouveau, celui de Hérupe ou Hurepoix, désignant la même région. Ce sont là des apparitions passagères sans doute, mais significatives, dans la nomenclature. Elles s'expliquent par le retentissement des événements historiques dont ces contrées étaient le théâtre. Elles mettent aussi en lumière les rapports naturels qui unissent les plaines comprises entre le cours supérieur de l'Eure et l'embouchure de la Seine. De Chartres à Rouen la circulation est aisée ; la voie romaine qui reliait Rouen et Lillebonne à la vieille cité des Carnutes indique des relations anciennes. Elles étaient sans doute plus fréquentes, avant que Paris eût attiré à lui le réseau des routes[32]. Je verrais volontiers une marque de ces rapports étendus d'autrefois dans le zèle qu'excita, au XIIe siècle, chez les Normands de Rouen la construction de la cathédrale de Chartres : en grand nombre, dit leur archevêque, ils s'y transportèrent pour contribuer à l'œuvre commune. Mais ce qui a prévalu historiquement, ce n'est pas l'attraction normande, c'est celle du centre parisien. La soudure des deux fleuves qui se rapprochent entre Paris et Orléans, résultat qui n'a pas été atteint sans effort, a dirigé vers Paris les routes du Centre et du Sud de la France. Rien n'a plus contribué à méridionaliser Paris. CHAPITRE VII. — PARTIE MÉRIDIONALE DU BASSIN PARISIEN : NIVERNAIS, BERRY, VAL DE LOIRE, TOURAINE.LA partie méridionale du Bassin parisien s'appuie au Massif central et au Morvan. Elle reproduit dans ses lignes générales l'ordonnance par zones qui caractérise l'ensemble ; successivement les types argileux et calcaires du système jurassique, puis du système crétacé, introduisent leur note connue dans l'aspect des contrées. Aux argiles correspondent les herbages du Nivernais, aux calcaires les Champagnes de Bourges et de Châteauroux, à la craie les roches qui encadrent les vallées tourangelles. Toutefois des éléments nouveaux viennent modifier la physionomie. Il faut signaler surtout l'étendue considérable que prennent à la surface les nappes de dépôts tertiaires. De divers côtés, sans régularité apparente, des sables ou argiles recouvrent les couches plus anciennes. Déjà au Nord de la courbe septentrionale de la Loire, les sables sur lesquels est assise la vaste forêt d'Orléans, nid de brouillards et autrefois de marécages, font prévoir l'apparition de ce type de contrée qui va devenir plus fréquent vers le Sud. Les forêts ne manquent pas assurément dans le Nord du Bassin parisien ; mais celles du Sud ont souvent un aspect différent : ce sont des brandes, mélange de bois, de landes et d'étangs. Le relief n'a que contours indécis, horizons bas et mous. C'est surtout vers la périphérie de ces brandes que les bois s'épaississent ; on voit ainsi les coteaux qui encadrent les vallées de la Loire et du Cher s'assombrir, au sommet, par des lignes de forêts. La vie seigneuriale et princière se complut à certaines époques dans ces demi-solitudes giboyeuses ; elle y dressa des châteaux. Chambord découpe comme dans un paysage de contes de fées les silhouettes de ses tourelles. Mais en général, dans cette France centrale où tant de rapports se nouent, ces pays, Brenne, Sologne, représentent et surtout représentaient une vie à part, pauvre, souffreteuse, défiante. Un certain charme pittoresque n'en est pas absent ; mais il a lui-même quelque chose d'étrange ; il tient surtout aux effets du soir, aux obliques rayons dont s'illuminent ces mares dormantes, ces bruyères et ces ajoncs entre les bouleaux et les bouquets de pins. C'étaient des taches d'isolement, de vie chétive, interrompant la continuité des campagnes fertiles. Ces sables quartzeux à particules granitiques, associés à des graviers et à des argiles, sont des dépôts de transport qui tirent leur origine du Massif central. Lorsque, dans la période tertiaire, l'ancien massif, presque réduit par l'usure des âges à l'état de plaine, commença à se relever dans le Sud et dans l'Est, toutes les forces de l'érosion se ravivèrent. La région sur exhaussée livra ses flancs à une destruction dont les dépouilles, entraînées vers le Nord et l'Ouest, formèrent de larges nappes détritiques. Des terrains argileux et froids jonchent ainsi la surface. Chacune de ces nappes correspond à un pays que signale un nom d'usage populaire, traduisant à la fois la nature du sol et le caractère des habitants. Ici les noms de Sologne et de Brenne s'opposent aux Champagnes berrichonnes. La partie méridionale du Bassin parisien a par là le caractère d'une région de transition. On n'y trouve plus la même netteté de zones que dans l'Est, la même ampleur et régularité que dans le centre du bassin. Nous avons indiqué une des causes qui contribuent à brouiller les traits : il en est une autre, sur laquelle nous aurons à revenir : c'est le divorce accompli tardivement entre le faisceau fluvial de la Seine et celui de la Loire. Ce démembrement n'a pas suffi pour détruire l'unité fondamentale du bassin, mais il a donné naissance à des rapports nouveaux. Les influences de l'Ouest et du Sud le disputent à celles du Nord. Les vieilles divisions historiques seraient là pour nous en avertir. Nous allons quitter la Lugdunaise pour l'Aquitaine romaine ; une Aquitaine, il est vrai, d'extension factice, qui comprend le Massif central presque en entier, et qui, dans la suite, est devenue la province ecclésiastique de Bourges. I. — NIVERNAIS. POURTANT entre le Morvan et la Loire, il y a une contrée qui est toujours restée distincte aussi bien de l'Aquitaine première que du Berry et du siège métropolitain de Bourges. Le cours de la Loire, de Nevers à Cosne, marque une des limites les plus persistantes de notre histoire : limite ecclésiastique, puis de gouvernement militaire, de département aujourd'hui. Elle résulte moins du fleuve que d'une différence de structure et de genre de vie entre les pays de la rive gauche et ceux de la rive droite. Ceux-ci ont été, comme le Morvan auquel ils confinent, fracturés par des dislocations répétées. Au lieu de se dérouler en zones régulièrement concentriques, la contrée se fractionne en bandes étroites, séparées par des failles et orientées du Sud au Nord. Successivement de l'Est à l'Ouest on passe des argiles du lias, sur lesquelles s'étalent les prés d'embauche du Bazois, au petit massif granitique, injecté de porphyres et couvert de bois, du canton de Saint-Saulge, brusque réapparition du Morvan ; puis enfin aux affleurements primaires que signale la houille au Nord de Decize. Plus loin, vers l'Ouest, les argiles reparaissent dans le pays des Amognes ; mais bientôt les calcaires jurassiques ramènent les vallées à fond plat, avec les carrières de pierres, les lignes de sources et les profils réguliers des coteaux. L'un d'eux s'avance comme un promontoire que, du Sud, on aperçoit de fort loin dominant la plaine élargie de la Loire. Là seulement le Nivernais trouva un centre, un point de cristallisation politique. Nevers est une de ces primitives étapes de batellerie qui, comme Decize, jalonnaient le cours de la Loire ; mais, plus favorisée que cette bourgade insulaire, elle avait à sa portée des éléments de progrès : mines de fer, belle pierre, eaux thermales, et le confluent d'une de ces petites rivières abondantes et limpides, comme en fournit le calcaire jurassique, mais dont le sort est souvent d'achever leur cours entre les ruelles d'un faubourg industriel. Cette petite capitale donne à la région une apparence d'unité. Mais en réalité cette région, restée une des plus forestières de France, reproduit dans sa population, où se rencontrent des bûcherons, des mineurs, des éleveurs, des vignerons, les contrastes de son sol hétérogène. Entre la Bourgogne et le Berry, elle est à part. Sa structure heurtée interrompt la continuité des relations naturelles sur la périphérie du bassin. Au Nord seulement le pays se découvre. Les calcaires coralligènes que l'Yonne a traversés de Clamecy à Cravant prolongent jusqu'à la Loire leurs sèches plates-formes, dominées par le roc historique de Donzy. Une zone, étroite il est vrai, mais où la circulation est facile, succède aux lignes de forêts et de rivières qui, au Sud, faisaient obstacle. Là se trouve, depuis les temps préhistoriques, le point de jonction entre l'Est et le Sud du Bassin parisien, les Édues et les Bituriges, la Bourgogne et le Berry. Le vieux bourg celtique de Condate, aujourd'hui Cosne, marque un des plus anciens passages de la Loire[33]. Entre le Nivernais et le pays bocager qu'engendrent au Nord les sables et les argiles de la Puisaye, les abords du grand fleuve se dégagent. -Il coule, entrelaçant les Îles, dans une ample vallée bordée de vignes, terre promise de riches abbayes. La vieille église de la Charité, fille de Cluny, domine un de ces horizons qui annoncent pour la première fois sur le fleuve à peine échappé au Massif central les aimables et opulents paysages qu'il baignera plus tard. On penserait déjà à la Touraine, si un promontoire montagneux, où s'est campé Sancerre, ne se dressait, sur l'autre rive, de plus de 200 mètres au-dessus de la vallée, et n'avertissait pas qu'il ne faut pas songer encore à la molle Touraine. C'est en effet vraiment une région montagneuse en petit ; la dernière qui, vers l'Ouest, témoigne des accidents qui ont régénéré le relief. L'effort orogénique qui s'est fait sentir dans les dislocations tertiaires du Morvan et du Nivernais a surélevé le Sancerrois le long de grandes failles qui en ont porté le point culminant jusqu'à 474 mètres, altitude qu'on ne retrouverait plus, si loin qu'on allât vers l'Ouest. Surveillant les passages de la Loire, Sancerre occupait un site unique. Au delà commencent les ondulations d'un sol argileux où, vers Neuvy, pays des briques et des tuiles, s'évase la vallée de la Loire. De part et d'autre se déroulent, sans ordre, des croupes molles qui, avec leurs haies d'arbres s'entrecroisant en zigzags, prennent un aspect bocager. On se trouve en effet sur le prolongement de la zone argileuse qui, de l'Argonne à la Puisaye, s'intercale entre les calcaires jurassiques et la craie. Mais lorsque, s'avançant toujours vers le centre du bassin, on devrait s'attendre à rencontrer la craie blanche, on voit à sa place s'étaler l'argile à silex, son résidu. Des plateaux sans pente, au sol rocailleux et boisé, très solitaires, se déroulent de Chatillon-sur-Loire à Vierzon sur le Cher. Ce n'est pas encore la vraie Sologne ; le qualificatif de pierreuse, qu'on lui donne dans le pays, indique bien la différence du sol. C'en est pourtant la préface. II. — SOLOGNE. LORSQUE les nappes grises des sables argileux prennent possession de la surface, que les étangs, ou les mares couvertes de joncs et d'herbes se multiplient, on est vraiment en Sologne. Jadis on les voyait partout, entre Romorantin et La Motte-Beuvron, luire à la surface. Beaucoup aujourd'hui ont fait place à des prairies où s'ébattent des troupeaux d'oies, canards et dindons. Mais le paysage déroule toujours ses ajoncs et bruyères, ses champs de sarrasin et ses mares, cernées de petits bois de pins et bouleaux. Il attriste par quelque chose de borné et de languissant. Les rivières, sans lit, se traînent comme un chapelet d'étangs. Il manque les ressources d'empierrement naturel qui, du moins, sur l'argile à silex, offrent des facilités à la circulation. On juge de ce qu'était l'existence humaine, dans ces maisons en argile et en bois, sans fenêtres, recouvertes de toits de roseaux, qui subsistent encore dans quelques parties écartées ; misérables locatures isolées entre les fondrières impraticables qu'on appelait des sentiers. Tant qu'on n'a pu apporter à ce sol ingrat ce qui lui manque, chaux et acide phosphorique, la Sologne a été misérable ; c'était encore, au milieu du dix-neuvième siècle, presque un désert (24 habitants par kilom. carré). III. — BERRY. LE Sancerrois et la Sologne contribuent à isoler du Val de Loire le Berry. Les destinées du Berry se sont développées entre des pays de brandes, bois ou bocages qui l'enserrent au Nord et au Sud. Il correspond physiquement à la série des Champagnes qui se déroulent autour de Bourges, Issoudun, Châteauroux, en connexion avec celles de la Bourgogne d'une part, du Poitou de l'autre. Ce sont les plateaux de calcaires jurassiques, par lesquels s'achève au Sud-Ouest l'arc concentrique qu'ils décrivent. La contrée rentre ainsi dans l'ordonnance générale du bassin. Dans les intervalles que les rivières, rares mais pures et herbeuses, laissent entre elles, des plateaux secs à pierrailles blanches s'étendent, assez solitaires. Les substances fertilisantes ne manquent pas, et quand ce sol est recouvert d'une couche de limon, il donne des terres fromentales, où de temps immémorial alternent moissons et jachères, champs de blé et pâtures à moutons. Ainsi s'est fixé un mode d'existence fidèlement suivi de génération en génération. Autrefois, le fer était partout à la surface, sous forme de petits grains, dans les sables ; en peu de pays on trouve autant de vestiges d'anciennes ferrières. C'est une contrée dont les ressources étaient faciles à mettre en œuvre, mais sujettes à s'épuiser, d'ailleurs limitées, et insuffisantes pour permettre un degré élevé de densité de population. Souvent le limon fait défaut ; et alors, sporadiquement, reparaît la forêt. La vie urbaine est restée médiocre en Berry. Les sites où elle s'est fixée paraissent rentrer dans deux types différents. Quelques villes ont utilisé les positions défensives formées par escarpements au contact des roches différentes : ainsi Châteauneuf-sur-Cher, Dun-le-Roi. D'autres ont recherché les sites où les plates-formes s'inclinent doucement vers des rivières coulant presque à plein bord. Cinq rivières se rencontrent au pied de la légère éminence que surmonte la cathédrale de Bourges, et l'enlacent presque de leurs marécages et de leurs bras morts. Ces rivières sont belles et claires. En entrant dans les plateaux calcaires elles ont modifié leur physionomie. Le Cher s'épure au delà de Saint-Amand, après avoir laissé sur sa droite, sans se laisser entraîner par elle, la large rainure que l'érosion a entaillée dans les marnes du lias, comme pour tracer d'avance dans ce fossé, où les eaux abondent, le lit du canal entre le Cher et la Loire[34]. Désormais, dans les roches fissurées et perméables à travers lesquelles il s'écoule, il perçoit le tribut des eaux souterraines. Car le Berry calcaire, comme tous les pays qu'ont affectionnés les Gaulois, a des sources rares, mais fortes, où se résument les infiltrations de larges surfaces. L'Indre, au sortir du Massif central, baigne de ses eaux encore assombries les vieux murs de La Châtre ; des pointements de roches primitives percent même encore sa vallée ; mais elle va s'épanouir dans les prairies de Nohant. La Creuse se dégage, à Argenton, des roches de gneiss à travers lesquelles lui parvient la Gargilesse ; et sa vallée, désormais, jusqu'au Blanc, ressemble moins à un de ces sauvages couloirs rocheux qui éventrent les plateaux de gneiss et de micaschistes qu'à une vallée tourangelle. Aux débouchés de ces rivières vers le Berry une série de villes très anciennes, La Châtre, Château-Meillant, Argenton sont installées le long de la zone de passage. Positions stratégiques et surtout lieux d'échange entre des contrées de sol et de produits différents ; villes déjà riantes dans leur architecture de bois et de pierres. Les traits assez nets du Berry calcaire — le vrai Berry — se brouillent aux approches du Massif central. Le changement. s'annonce d'abord par de grandes forêts qui, au Sud de Dun-le-Roi, d'Issoudun, de Châteauroux, s'étalent, parfois marécageuses, sur les larges plaques de sable argileux. Ces lignes noires de forêts plates, empâtant l'horizon dans l'aplanissement du relief, sont, au sortir du Massif central, un des premiers traits définis qui frappent les yeux. Tel n'est pas cependant l'aspect de la région immédiatement contiguë aux terrains primitifs, dans la partie qui s'étend à l'Ouest de Saint-Amand jusque vers Château-Meillant et La Châtre. Le sol se mamelonne, se couvre d'arbres, soit en haies le long des champs, soit en groupes autour des mares, plutôt qu'en forêts. L'œil est déconcerté par l'affleurement de couches diverses, par les différences de produits et de cultures ; tantôt terres grasses et fortes où croit le froment, tantôt maigres varennes ou même brandes. Cette diversité se traduit par l'incertitude du modelé, un certain désordre de formes. Autant la viabilité paraît simple sur les plateaux calcaires, autant elle se morcelle et se complique ici ; ce sont partout petits sentiers, tracés capricieusement au gré de l'éparpillement des fermes sur cette surface où nulle part ne manque l'eau. Mais c'est une circulation menue, rendue difficile par la nature argileuse des terrains : au lieu des rapides carrioles des plaines calcaires, de petites charrettes traînées par des ânes en sont le véhicule le mieux approprié. Ajoutez à ces traits les mantes à capuchon du costume des femmes, les intonations lentes et un peu chantantes du parler : et vous avez quelque chose d'archaïque ou plutôt d'un peu vieillot, qui se dégage comme une impression d'ensemble du pays et de ses habitants. L'aspect général du pays est donc difficile à définir ; pourtant, dans ce curieux mélange, c'est l'abondance d'arbres qui domine. Tel est bien le trait que semble avoir saisi l'instinct populaire. Le nom de Boischot (de boschetum), synonyme de Bocage, est le signalement le plus caractéristique qu'on en puisse donner. Comme toujours le langage a saisi ces distinctions. Dans ces traînées de sables granitiques qui forment des brennes et des brandes aux principaux débouchés de rivières, dans ce modelé puissamment fouillé par les eaux, s'exprime la dépendance de la contrée envers le Massif central. Partout se multiplient les signes de transition. De quelque côté qu'on se tourne, tout indique indécision et mélange. Le Massif lui-même s'atténue vers le Nord, il expire souvent par une pente insensible. Les noms historiques de marche limousine, marche poitevine expriment l'effacement de limites. La Sologne se répète dans le pays d'étangs et de bois qui s'étend entre la Loire et l'Allier. Seul, parmi ces pays d'affinités incertaines, le Berry a son assiette naturelle, son caractère régional marqué. Mais il a beau occuper une position géométriquement centrale par rapport à l'ensemble de la France, il marque la fin, et non le centre d'une région. A peine sortis du Massif central, l'Indre et le Cher dévient vers l'Ouest : le Berry penche avec eux vers la Touraine et le Poitou. Bourges, Tours et même Poitiers sont plus naturellement liés ensemble que Bourges et Orléans. Du côté du Nord, le Berry s'est trouvé séparé de la Loire par des contrées boisées, de circulation difficile, Sancerrois et surtout Sologne. Ce n'est que partiellement et par un seul côté qu'il touche à la Loire. C'est au contraire avec l'Ouest que l'unissent les relations, les anciens pèlerinages, les affinités de dialectes[35], probablement aussi les affinités ethniques. Il est le vestibule de cette région où les monuments mégalithiques, dolmens ou menhirs, vont se multiplier. Historiquement c'est entre la Bourgogne et l'Aquitaine qu'il a servi de passage[36] ; les plus anciennes voies sont celles qui, profitant des plates-formes calcaires, le traversaient en diagonale de l'Ouest-Nord-Ouest à l'Est-Sud-Est. Par là son rôle n'a pas été insignifiant ; mais il a été autre que celui qui semble résulter de sa position géométrique. A mesure que d'autres courants ont prévalu, le Berry s'est trouvé relégué sur une voie de traverse ; il a cessé d'occuper une des voies principales. Cet isolement relatif a nui à son développement. Son activité, si considérable dans la Gaule ancienne, s'est ralentie peu à peu. Le livre est resté ouvert à l'un de ses premiers feuillets. I. — LA LOIRE. AU fond du Vivarais, dans une des contrées les plus étranges de la France et du monde, vaste plate-forme herbeuse toute hérissée de cônes et de pitons phonolithiques, dépassant 1.500 mètres, naît le premier ruisseau de la Loire. Du haut du cône élancé qui lui donne naissance on verrait se dresser la cime provençale du mont Ventoux ; on n'est qu'à 120 kilomètres de la Méditerranée. L'hiver, ces pâturages de laves ou ces croupes arénacées de granit disparaissent sous d'épais tapis de neige. En automne et au printemps, de furieux combats s'y livrent entre les vents. Du Sud-Est viennent les grands orages d'automne qui produisent des crues terribles vers la vallée du Rhône, et dont les éclaboussures atteignent la Loire et l'Allier ; de l'Ouest, les vents humides qui, d'une bouffée subite, peuvent engendrer des pluies générales, de brusques fontes de neiges. C'est un laboratoire de phénomènes violents. Comme il n'y a guère plus de 45 kilomètres entre les sources de la Loire et de l'Allier, les deux rivières en ressentent presque simultanément les effets. La Loire en dévale par des pentes très rapides[37]. Entre les gorges où successivement elle s'encaisse jusqu'à son entrée dans le Forez, elle se donne à peine, dans quelques petits bassins comme celui de Bar, l'espace nécessaire pour calmer son cours, amortir sa rumeur de torrent, étendre des grèves dans la concavité des méandres. Partout l'érosion s'est exercée avec d'autant plus de force que les gneiss et granits que traversent la Loire et l'Allier sont peu perméables, et qu'ainsi l'effort intact du ruissellement attaque tous les matériaux moins résistants qui s'offrent à lui. Les marnes de formation lacustre oligocène qui s'échelonnent le long de leur cours, surtout les débris des éruptions volcaniques qui jusqu'à la Limagne et jusqu'au Forez encombrent leurs vallées, voilà l'inépuisable masse de matériaux que tantôt lentement, tantôt par soubresauts, la Loire finit par entraîner jusqu'à la mer. C'est séparément que les deux fleuves jumeaux, la Loire et l'Allier, l'un au débouché du Forez, l'autre à celui de la Limagne, entrent dans le Bassin parisien. Une longue mésopotamie, formée de sables et argiles siliceux, les tient encore longtemps séparés ; non sans laisser leurs vallées s'élargir en grandes prairies où paissent des bœufs blancs. Le paysage est modifié à Digoin, Decize, Saint-Pierre-le-Moutier : transition entre la physionomie de la région tourmentée dont ils sortent et celle de la région plus paisible où ils vont entrer. Toutefois le régime reste ce que l'ont fait les conditions d'origine. Les deux rivières, entre leurs rideaux de saules, peupliers et oseraies, se réduisent parfois à des filets limpides. Mais dans ce même lit on peut voir, si quelque bourrasque a frappé le Vivarais et les Cévennes, une trombe d'eau noirâtre se précipiter, égale pour quelques heures au débit moyen du Danube. Le fleuve, définitivement formé au Bec d'Allier, entre comme un personnage étranger dans le Bassin parisien. La pente, l'indécision de son lit, les scèneries qui l'encadrent, jusqu'à la teinte gris-clair de ses eaux, contrastent avec les rivières du groupe de la Seine. Dans sa traversée, de Decize aux Ponts-de-Cé, il a plus de 400 kilomètres à parcourir ; et néanmoins il ne perd jamais sa marque d'origine. Du Bec d'Allier à Orléans sa pente dépasse encore notablement celle que conserve entre Laroche et Montereau le plus rapide des affluents de la Seine. C'est toujours le fleuve à lit mobile, sorte de grève mouvante qui va des montagnes à la mer. Dans les grandes crues, le fond même du lit s'ébranle. En temps ordinaire chaque remous, chaque tourbillon entraîne quelques particules de vase ou de sable. Les grèves elles-mêmes, qui paraissent oubliées par les courants paresseux, se désagrègent et s'égrènent silencieusement au fil des eaux. Elles coulent peu à peu vers la mer ; et les vases qui jaunissent la surface de l'Océan jusqu'à Noirmoutier et qui se prolongent même jusqu'à Belle-Isle, indiquent le terme final du travail de transport, les substructions du futur delta qu'il est en train d'édifier. Un reste des énergies torrentielles que déchaîna la surrection du massif survit dans la physionomie de ce fleuve. Pendant plus de la moitié de son cours, jusqu'à Briare[38], la Loire conserve la direction qui guida vers le Nord les torrents des âges miocènes ;. elle semble leur héritière directe. Pourtant elle n'a pas suivi jusqu'au bout leurs traces. Celles-ci, par des traînées de sables granitiques, se prolongent vers le Nord, de façon à atteindre la Seine aux environs de Paris. La dépression occupée avant eux par le vaste lac qui déposa les calcaires de Beauce, leur avait frayé la voie. Il paraissait naturel qu'à son tour le fleuve continuât à s'y conformer. II y était invité par les grandes lignes générales de pente qui, entre Briare et Montargis, continuent à s'incliner vers le centre du Bassin parisien. Aucun obstacle de relief ne se dresse entre son lit et celui des affluents de la Seine ; l'espace intermédiaire est une plate-forme presque unie ; si bien qu'il a été facile de réparer la mutilation du réseau hydrographique et de restituer par des canaux la continuité fluviale interrompue. Cependant, la Loire, infidèle à la pente si marquée que décèle la différence d'altitude entre son niveau à Briare (130 m.), et celui du Loing à Montargis (90 m.), sur un intervalle d'environ 40 kilomètres, a été détournée et a échappé à l'attraction de la Seine. D'abord le divorce ne semble pas définitif ; c'est par une légère déviation que la Loire s'écarte, de Briare à Orléans. Cessant de couler suivant l'orientation des failles qui du Sud au Nord ont découpé la partie orientale du Massif central, elle s'incline légèrement vers le Nord-Ouest. Après Orléans seulement elle tourne au Sud-Ouest, et le divorce avec la Seine est opéré. Vers le sommet de la courbe qu'elle décrit ainsi vers le Nord s'étend une dépression, largement entaillée dans le calcaire de Beauce. Le fleuve y perd temporairement une partie de ses eaux, car ces calcaires sont très fissurés. Il ne les retrouve que peu à peu ; avec le Loiret seulement, la plus belle de ces dérivations souterraines, la restitution est complète. Cette partie septentrionale du cours de la Loire forme ce qu'on appelle le Val d'Orléans, véritable unité géographique d'environ 15.000 hectares. II. — VAL D'ORLÉANS. LE fleuve, dès Briare, est attiré vers la dépression ; mais c'est plus bas, au-dessous de Gien, vers Sully, qu'il s'y engage. Sept kilomètres séparent alors les deux bords de la vallée ; les molles croupes de Sologne d'un côté, et, de l'autre, les terrasses de sable rougeâtre de la forêt d'Orléans s'écartent : dans ce cadre agrandi, la Loire dessine de larges courbes entre les digues ou turcies qui l'enserrent. Partout l'alluvion vaseuse qu'elle a déposée, la laye bienfaisante, s'étend. Quelques plis marécageux subsistent encore au pied des coteaux du front septentrional : ils sont rares. Depuis longtemps la culture a pris possession de ces alluvions, et les a victorieusement disputées aux crues. Les vignes et les vergers garnissent les rampes du Val ; plus on avance vers Orléans, plus ils envahissent le Val lui-même ; ils s'y mêlent alors aux parcs et aux grands bouquets d'arbres qui répandent sur le pays un aspect d'élégance seigneuriale. Mais en amont, c'est plus humblement, par des champs de labour, que s'annonce le Val. La glèbe luisante et onctueuse donne le secret de l'abondance précoce qui y attira des populations, créa un foyer de travail humain, fixa un centre historique. C'était entre les régions ingrates qui couvrent le fleuve au Nord et au Sud, comme une oasis de fertilité. Ce val, parmi ceux qu'arrose la Loire, semble la contrée qui fut le plus tôt aménagée, purgée de marécages, dépouillée de bois, protégée contre les reprises du fleuve. Aujourd'hui, une foule de petites maisons qui ont dû se contenter des matériaux, cailloux ou briques, fournis par le sol, garnit l'intervalle entre les nombreux villages. Mais dans ceux-ci des vestiges d'art roman subsistent de toutes parts. La masse découronnée de l'église de Saint-Benda, en belle pierre de Nevers, domine, écrase presque champs, maisons et villages. Bâtie sur l'emplacement d'un établissement romain, l'église bénédictine de l'ancienne abbaye de Fleury évoque les grandes écoles carolingiennes, l'ancienne richesse et la fleur de civilisation née en pleine barbarie grâce à cette richesse. Le vieux Capétien qui dort sous les dalles du chœur[39] témoigne à sa façon que, pendant une assez longue période, ce fut là, entre Gien et Orléans, que parut se fixer le centre de notre histoire. De Saint-Benoît, Saint-Aignan, Germigny à Orléans, c'est un voyage au pays des Capétiens. Ce qui vit ici dans les monuments, ce n'est pas, comme au Nord, le classique XIIIe siècle, mais quelque chose de plus ancien et de plus méridional, où l'on sent davantage des influences venues de Bourgogne et d'Aquitaine. Le langage s'épure et s'affine ; dans les vieilles locutions dont il est imprégné remonte la sève vivante dont s'est formée et nourrie notre langue. Jusqu'à Blois et à Tours, rien que de purement et foncièrement français ne résonne à l'oreille. Cette vie de la Loire est une de ces choses à demi éteintes, qui se dérobent aujourd'hui, et qu'il faut saisir à travers les fuyants du passé. Des marchés fluviaux se formèrent aux deux extrémités de ce Val, en rapports faciles avec la Seine. Gien et Orléans allongent parallèlement au fleuve leurs sombres et vieilles rues. Comme dans les anciennes villes marchandes où affluaient les étrangers, de nombreuses églises, quelques-unes entourées de cloîtres, évoquent le passé de l'emporium orléanais. On n'y voit plus, comme au temps de La Fontaine, une majesté de navires, ce mouvement montant et descendant de bateaux à amples voiles, qui semblait une image du Bosphore à ce bourgeois de Château-Thierry[40]. Mais la Loire a eu jadis, comme chemin qui marche, comme médiatrice entre les fers du Nivernais, les vins d'Orléanais et de Touraine, une importance dont l'Anjou et le pays de Nantes profitaient encore largement au siècle dernier. C'est presque un devoir de rappeler cette activité, que notre époque a été incapable jusqu'à présent de lui rendre. Ce sommet de la courbe septentrionale de la Loire est un point vital. Le site d'Orléans, par les rapports généraux qui s'y croisent, est une des attaches historiques du sol français. Tandis que les voies venant de Bordeaux et de Lyon sont infléchies vers ce point par la convergence des deux éléments de la courbe fluviale, c'est également là que le Massif central trouve l'accès le plus commode et le plus sûr vers Paris. En effet, les abords septentrionaux d'Orléans se découvrent. Là s'amincit et se termine la vaste bande forestière qui s'étend jusque près de Gien. L'existence de cette région peu attractive et difficile a rejeté vers Orléans les voies venant de la Champagne et du Nord-Est. Elles s'y rencontrent avec celles qui viennent des parties opposées de la France. Metz et Orléans sont en 1870, comme au temps d'Attila, les étapes d'une même voie d'invasions. Rien d'étonnant que l'importance de ce carrefour et point de passage se manifeste à toutes les époques de notre histoire. Depuis qu'entre les bords de la Meuse et de la Garonne il y a eu des âmes conscientes de participer à une vie commune, cette partie du sol français a attiré leur attention. Chaque grande crise ramène les yeux sur elle. De bonne heure la Royauté comprit son importance : sa possession précoce lui donna le levier nécessaire pour agir très loin vers le Sud, pour relier les membres épars de l'héritage romain. Paris fut dès lors irrévocablement lié au Midi de la France. III. — TOURAINE. APRÈS l'époque de la dispersion de sables granitiques venus du Massif central jusque dans la Sologne et la forêt d'Orléans, un événement important vint modifier le Sud-Ouest du Bassin parisien. Une transgression marine, partant de l'Atlantique suivant les uns, du Sud de la Manche suivant d'autres observateurs, venue en tout cas, non pas du Nord, comme celles des âges antérieurs, mais de l'Ouest, envahit cette région. On suit la trace de ses anciens rivages : ce sont des amas de sables mêlés de coquilles d'espèces marines dont la plupart ne sont pas éteintes. Quand ils n'ont pas été enlevés par la dénudation, on les voit en plaques blanches affleurer sur les plateaux de Touraine, à Pontlevoy sur les confins de la Sologne, à Manthelan sur ceux du Poitou. Depuis longtemps remarqués à cause de leur contenu calcaire sur ces plateaux d'argile à silex, ils sont désignés sous le nom de faluns. Aujourd'hui ils se montrent à une altitude d'environ 120 mètres : ce niveau représente la hauteur dont s'est élevé le sol après avoir de nouveau émergé. L'existence temporaire et récente d'une mer ou d'un golfe dont l'extrémité pénétrait vers l'intérieur jusqu'aux environs de Blois, a détourné tout le système hydrographique qui était déjà en voie de formation. Vers cette dépression les eaux furent attirées de toutes parts : des courants, dont on peut mesurer l'importance à la largeur des vallées qu'ils ont creusées, frayèrent les voies aux rivières actuelles. Au Sud-Ouest, c'est la Vienne et la Creuse qui ont pris place dans l'ample sillon qui aboutissait à l'extrémité méridionale du golfe. Le Cher et l'Indre venus de l'Ouest, la Loire et le Loir venus du Nord, subirent l'attraction commune : la Touraine est ainsi devenue une région de convergence fluviale. La Loire, dans la personne de son devancier, le fleuve torrentiel des sables granitiques, ne se trouvait plus à Orléans qu'à une quarantaine de kilomètres de ce lit marin : elle fut donc facilement captée par lui. Son niveau qui, au sortir du Val, est encore supérieur à 90 mètres, tombe, au confluent du Cher, à 38. Le plan de la vallée s'abaisse, et le climat, qui ne tarde pas à se ressentir des premières effluves marines, acquiert un nouveau degré de douceur. L'épisode maritime que nous venons de rappeler n'a pas détruit l'ordonnance générale de la structure du Bassin parisien. Les étages inférieurs de la craie reparaissent ponctuellement à la surface, ramenés sur le bord occidental par l'ordre chronologique des couches. La craie se présente ici sous un aspect particulier, qui est pour beaucoup dans l'originalité de la Touraine. C'est une roche micacée, d'une remarquable finesse de grain, assez tendre pour se laisser entailler, assez dure pour former des escarpements. Elle met dans le paysage une note caractéristique. C'est un peu au-dessous de Blois que ces blanches parois font leur apparition. Sur le Loir on les salue vers Vendôme. A Saint-Aignan elles encadrent l'ample vallée du Cher. A Palluau elles se dessinent en saillie au-dessus de la plaine que l'Indre a déblayée dans les sables. Partout l'œil les accueille avec plaisir, sinon pour leurs formes qui restent un peu monotones, du moins pour l'éclat dont elles brillent au soleil, pour la végétation fine et touffue qui se loge dans leurs interstices, garnit leurs bases, parfois trempe et flotte à leur pied sur les eaux d'une rivière limpide. Il est rare qu'on ne puisse distinguer dans une contrée une zone qu'animent plus particulièrement la présence et l'activité de l'homme. En Touraine, et dans les parties limitrophes de l'Anjou et du Poitou, c'est manifestement la craie qui est la zone de prédilection, celle qui trace la ligne de cristallisation des établissements humains. C'est à l'abri de ces roches, sur leurs rampes ou leurs talus que les hommes se sont accoutumés à leur occupation favorite, la culture des vignes et des arbres fruitiers. Ces roches sont des espaliers naturels ; et surtout quand elles regardent le Sud, leur sécheresse est assez grande pour que des êtres humains puissent impunément y élire domicile. Les parages de Troll et des Roches sur le Loir, de Vouvray près de Tours, de Bléré sur le Cher, méritent, entre beaucoup d'autres, d'être célèbres comme survivance d'habitations troglodytiques. Souvent une sorte de coquetterie se fait jour dans la taille de ces excavations, dans la disposition des treilles ou des clématites qui les garnissent. Quand l'habitant humain s'est détaché de la roche, il ne s'en est guère écarté. Presque toutes les villes et la plupart des bourgs importants de la Touraine se serrent le long de ces rampes crayeuses. De Montsoreau à Saumur, les bourgs s'allongent ainsi en file presque ininterrompue. Parfois au-dessus du troupeau des blanches maisons, un château ou une ruine se dresse. A cheval entre la vallée et les plateaux forestiers, il surveille l'horizon ; c'est lui qu'on aperçoit de loin, à Amboise, comme à Lavardin sur le Loir, à Saint-Aignan sur le Cher, à Loches ou Chinon. Une autre vie commence au delà, sur les landes ou dans les forêts giboyeuses. Mais la vallée elle-même est souvent assez ample pour développer une vie propre. C'est le cas au confluent du Cher, et surtout à celui de la Vienne. Les alluvions combinées du Cher et de la Loire ont formé en amont et en aval de Tours le pays des Varennes par excellence. Ces sables gras sont d'une fertilité merveilleuse, à condition d'assainir, drainer, endiguer, le sol de la vallée : ce fut une œuvre progressive et longue. Le même travail s'accomplit dans la magnifique vallée, longue de 70 kilomètres et large de 14, qui succède au confluent de la Vienne. Là aussi, il fallut conquérir les varennes sur les eaux, marais, bras morts, boires ou ramifications des rivières. Peu à peu des rangs serrés qui bordaient de part et d'autre les versants crayeux, un essaim de petites maisons se détacha pour se disséminer dans la vallée. Par hameaux ou rues, elles se dispersent entre les champs, le long des routes qui ont rendu le pays praticable, jusqu'au rideau de peupliers du fleuve. Aucune concentration. Souvent même les maisons ne sont que des bouques, c'est-à-dire des chaumières sommairement construites, comme une chose qui ne vaut pas la peine qu'on s'y applique, sous la menace, toujours à craindre, du fleuve. Un proverbe de ce pays, qui abonde en dictons populaires, peint ainsi Chinon : Assise
sur pierre ancienne ; En haut le bois, en bas la Vienne. Le bois couvrait autrefois la plus grande partie des plateaux entre lesquels s'insinuent ces vallées ; il n'en revêt plus aujourd'hui qu'une partie. Il n'y a guère plus d'une centaine de mètres, et souvent moins, de différence de niveau ; mais ce sont les maigres terres de l'argile à silex qui constituent souvent la surface, et l'on sait quelle est leur pauvreté. La vaste Gâtine, qui s'étend au nord de Langeais jusqu'à Châteaurenauld, n'a commencé à être défrichée qu'au ne siècle. Au Sud, les plateaux sont moins ingrats ; calcaires ou faluns ont vers leur centre fourni les éléments d'une précoce culture ; des voies anciennes les sillonnent : eux aussi pourtant montrent une périphérie encore en grande partie occupée par des bruyères ou des bois. En ces contrastes est le secret de l'infirmité de la Touraine. Entre ces vallées riantes et populeuses, beaucoup d'intervalles sont pauvres, presque vides. Il manque généralement à ces plateaux la précieuse nappe de limon qui a assuré au Nord de la Seine, entre la Marne et l'Escaut, une incomparable supériorité économique. En dépit du charme des vallées, malgré l'illusion que peut causer la somptuosité des châteaux nés de la faveur royale ou de la mode plutôt que des conditions locales, la force de production est moindre que dans ces pays limoneux du Nord de la France, si précoces dans leur abondance agricole, aussi riches par leurs plateaux que par leurs vallées, supérieurs par là aux contrées du Sud comme à celles de l'Est dans le Bassin parisien. Si séduisante, la Touraine est un peu grêle. Elle n'a pas les mêmes facultés de développement. On est étonné, quand le regard s'est promené sur ces magnifiques vallées, de constater la faible densité de population, la pénurie relative de bétail que trahissent les chiffres d'ensemble. Cependant ces causes de pauvreté sont atténuées en partie par les articulations qu'ont découpées les rivières. Les plateaux, du moins au Sud, s'amincissent ; à leur extrémité, ce sont des becs qui s'allongent par les bandes d'alluvions que déposent en se rapprochant les rivières. Ainsi est constitué ce bon pays de Véron, comme dit Rabelais, coin enfoncé dans l'angle de la Loire et de la Vienne : pays resté longtemps isolé dans sa richesse, comme d'autres dans leur pauvreté. Le paysan des plateaux offre déjà bien des traits du paysan de l'Ouest, isolé dans ses métairies, nourrissant sous une apparence de douceur un esprit de superstition et de méfiance. Au contraire la vie urbaine et surtout villageoise a pris fortement racine aux flancs des vallées : vie joyeuse de vignerons auprès desquels les gens des Gâtines et plateaux semblent de pauvres hères. Ils sont fiers de leur bien-être, exigeants pour leur nourriture et leur costume, soigneux de leur habitation. Cependant l'exiguïté de ces habitations étonne. La Touraine est par excellence le pays des petites maisons blanches, sans étages, à toits d'ardoise. De même dans les habitations rurales l'aménagement destiné au bétail, instruments, cheptel agricole, est rudimentaire. C'est que, pour les cultures délicates auxquelles l'homme s'adonne de préférence, l'outillage est réduit ; l'outil principal, ce sont les bras du vigneron lui-même. De là, l'étroitesse de la maison ; de là, aussi, ce corps souvent courbé, avec ces bras noueux comme les ceps qu'ils ont l'habitude de tailler. Ce contraste entre les populations des plateaux et celles des vallées va s'accusant vers l'Ouest. A mesure que le Massif primaire d'Armorique fait sentir ses approches, la vallée, devenue plus ample et plus basse, prodigue davantage ses dons. Le Loir sinueux s'épanouit à partir de Montoire dans l'aimable vallée qu'ont chantée Ronsard et Racan ; tandis que sur les sables qui font au Nord leur apparition, un pays coupé de haies et de forêts se prolonge de Château-du-Loir au Perche. En bas, l'abondance et la vie douce ; en haut, déjà le commencement de la vie rude et pauvre de ces marches de l'Ouest ; contraste dont les luttes de la Révolution nous font sonder la réalité. Nulle part la vallée de la Loire n'est aussi animée et joyeuse que dans cette large ouverture qu'encadrent les coteaux de Chinon, de Bourgueil et de Montsoreau. L'esprit est alerte et la langue colorée, sur cette terre rabelaisienne où se déroule, entre Picrochole et Gargantua, une guerre moins fertile encore en coups qu'en paroles. L'abbaye de Thélème est la seule qui convienne et qui plaise à ces caractères raisonneurs et affranchis, pour lesquels la nature se montre indulgente. Jusqu'à Saumur et au delà, la côte aux vins pétillants entretient la vivacité et la joie au cœur des habitants de la Vallée. La Touraine, réunion de vallées au point où le Bassin parisien confine à l'Armorique et à l'Aquitaine, se trouve beaucoup plus que le Berry, qui est trop enfoncé dans l'intérieur, mieux même que le Maine et l'Anjou, qui se serrent le long du Massif armoricain, sur une des grandes voies de circulation. C'est le chemin du Sud-Ouest ; et de bonne heure les voies romaines convergèrent vers le confluent du Cher et de la Loire. Il y avait là à l'origine une de ces bourgades telles que les Gaulois en établissaient volontiers dans des îles ou des péninsules fluviales : la fortune de Tours lui vint surtout de l'accès direct qui de ce point s'ouvre vers la vallée de la Vienne et Poitiers. Il suffit de franchir l'extrémité amincie des plateaux de la Champagne tourangelle et de Sainte-Maure pour atteindre, au confluent de la Vienne et de la Creuse, une des plus charmantes contrées de France. C'est le pays de Châtellerault, dont l'aspect verdoyant et les douces collines ménagent une transition aimable vers les raides et secs escarpements du Poitou calcaire. Les sables dits cénomaniens[41] y affleurent, comme dans la région du Maine dont ils constituent le sol typique, et, dans ce cas comme dans l'autre, c'est par la largeur des vallées que se manifeste leur présence. La Vienne à Châtellerault s'est frayé dans ces couches friables une vallée dont les proportions en largeur ressemblent à celles que l'Huisne et la Sarthe se sont taillées dans les sables de même nature et de même âge. Mais les voies qui ont adopté la vallée de la Vienne continuée par le Clain, ont une importance plus générale que celle à laquelle les rivières mancelles ont prêté leurs vallées. C'est une porte de peuples. Deux grandes régions d'influences souvent contraires, lentement réconciliées dans l'unité française, entrent ici en contact : l'Aquitaine, vestibule du monde ibérique, et la France du Nord façonnée par son contact permanent avec le germanisme. Une traînée de noms historiques s'échelonne entre Poitiers et Tours : noms au loin populaires de batailles ou de sanctuaires, comme celui de Sainte-Catherine-de-Fierbois, où Jeanne d'Arc fit chercher l'épée de Charles-Martel. Le vocabulaire géographique de notre peuple d'autrefois était restreint ; il se composait des noms que répétaient les marchands et les pèlerins ; mais d'autant plus s'incrustaient dans la mémoire les localités en petit nombre qu'il savait retenir. C'étaient les points brillants dans l'obscurité qui enveloppait le monde extérieur. La légende travaillait sur cette géographie populaire. Elle matérialisait ses souvenirs dans un objet, un édifice ; et partout où pénétraient les routes, pénétrait aussi le renom du lieu consacré. La prodigieuse popularité de la Légende de saint Martin s'explique par le nombre et la fréquentation des voies qui convergeaient vers Tours. Il n'est pas étonnant que, dans cet état d'esprit, de nombreux pèlerins s'acheminassent des points les plus éloignés pour participer aux bienfaits de la sainteté du lieu. Telle fut longtemps la cause du renom de Tours, et de la basilique de Saint-Martin, lieu entre tous auguste, dont la sainteté se communiquait aux pactes jurés à son autel. C'était donc une possession enviable que celle du vénéré sanctuaire. Celui qui se rendait maure de Tours et des lieux fameux dont s'entretenaient les imaginations populaires se mettait par là hors de pair. A Tours, comme à Reims, comme au Mont-Saint-Michel, où Philippe-Auguste s'empressa si habilement d'imprimer le sceau de la royauté française, résidait une de ces puissances d'opinion qu'il était facile de traduire en instrument de puissance politique. Dans l'idée qu'évoquait alors le mot roi de France entraient les souvenirs de ce qu'offrait de plus sacré la vieille terre des Gules. CHAPITRE VIII. — PARTIE OCCIDENTALE DU BASSIN PARISIEN. NORMANDIE.LE Bassin parisien est, à l'Ouest, tranché brusquement par la mer. Successivement, de la Picardie aux schistes du Cotentin, les formations de plus en plus anciennes dont il se compose : craie blanche, argiles et sables de la base de la craie, calcaires jurassiques, marnes du lias, se remplacent à la surface. Elles se dessinent avec netteté, chacune avec son aspect propre, dans la topographie, et s'appellent le Pays de Caux, la Vallée d'Auge, la Campagne de Caen, le Bessin. Mais le moment où elles viennent de s'étaler à la surface est aussi celui où elles sont interrompues par la mer. Sur le plateau crayeux du Pays de Caux cette rupture a quelque chose de saisissant. Les champs touchent au tranchant des falaises, le sillon se continue presque jusqu'au bord ; la plupart des vallées se terminent, suspendues à moitié hauteur, sans se raccorder avec le rivage qu'elles dominent d'une cinquantaine de mètres, parfois davantage. Il est clair que lorsque le profil normal des vallées s'est fixé, la côte était plus éloignée ; un accident ultérieur a fait disparaître le raccordement avec le niveau de base[42]. Un autre caractère, qui ne saurait manquer de frapper, et qui s'est montré fécond en conséquences géographiques, est le profond creusement des vallées principales. L'Orne traverse entre des berges relativement élevées la Campagne de Caen. Dans les argiles du Pays d'Auge la Touques affouille sa vallée jusqu'à faire apparaître le substratum jurassique. La Risle laboure d'un sillon profond les plateaux limoneux du Lieuvin. Enfin, dans la partie inférieure de son cours, la Seine a puissamment enfoncé ses méandres entre des rives qui de part et d'autre dominent de plus de 100 mètres le niveau de sa vallée. Cette énergie de corrosion, incompatible avec les faibles déclivités actuelles, suppose qu'il fut un temps où ces rivières disposaient de pentes plus fortes pour atteindre leur niveau de base, c'est-à-dire la mer. Non seulement la côte était plus éloignée, mais les terres étaient plus hautes. Plus tard le sol subit un abaissement. La mer, empiétant sur le domaine terrestre, envahit alors la partie inférieure des vallées, les transformant en estuaires. Ce fut le commencement de la phase actuelle. Les limites entre la terre et la mer devinrent telles que nous les voyons. Toutefois, comme si, après toutes ces vicissitudes, cette stabilité était encore mal assurée, le profil du littoral continue à se modifier sous l'action des courants. Tandis que les saillies s'émoussent, les estuaires tendent à leur tour à se combler, et la terre revendique par ses alluvions une partie du domaine perdu. Cette marche récente des phénomènes explique l'état actuel. Le Bassin parisien n'expire pas vers l'Ouest ; il est tronqué. Une partie de son domaine est submergée. Mais la partie restée découverte conserve, avec une netteté intacte, les variétés distinctives des zones qui la composent. Bien mieux que dans le Sud du bassin et presque aussi clairement que dans l'Est, chaque zone apporte successivement dans le paysage la physionomie qui lui est propre ; de sorte que, pour chaque bande que tranche la ligne transversale des côtes, apparaît un pays distinct. Ces divisions naturelles vivent dans l'usage populaire, et ont éveillé depuis longtemps l'attention des observateurs. Elles coexistent avec le nom général et historique de Normandie. Si ces noms de pays expriment les particularités du sol, celui de Normandie résulte de l'unité que la contrée doit à sa position générale. On ne peut aborder l'étude de cette région sans attirer tout d'abord l'attention sur le conflit entre les forces locales du sol et les influences venues du dehors, conflit dans lequel se résument ses destinées historiques. Les influences extérieures ont été puissantes et prolongées. Elles ne constituent pas un accident, mais un fait normal ; car, par position, la Normandie est un but. Son littoral, à l'inverse du littoral picard, regarde le Nord. Il est, pour le monde maritime du Nord, ce qu'est notre Armorique par rapport à la Bretagne insulaire, ce que furent l'Égypte et la Cyrénaïque pour la Grèce, ce que d'un mot les anciens périples appelaient la côte d'en face. Les navigateurs saxons et scandinaves le rencontraient devant eux dans leurs expéditions vers le Sud, comme aujourd'hui les paquebots venus des embouchures de l'Elbe et du Weser dans leur trajet vers l'Amérique. En de telles conditions les articulations de rivages prennent grande valeur. La moindre amorce saillante, la moindre ouverture donne asile à un germe sur un littoral ainsi assailli par des courants de migrations et d'aventures. Avec ses rigides falaises, le littoral du pays de Caux n'est qu'assez peu favorable aux établissements maritimes : pourtant, de Dieppe à Fécamp, les noms germaniques s'échelonnent sur le rivage[43]. Puis, de la Seine à l'Orne, de nombreuses embouchures fluviales, grandes et petites, ouvrirent des portes d'accès. Le Cotentin prêta enfin le secours et la tentation de ses promontoires extrêmes, où expirent les influences du dedans. Cependant, en arrière de ce littoral et sur le littoral même, réagissait en un sens contraire la force ancienne et accumulée des influences intérieures. Toute une vieille et riche civilisation subsistait là, fondée sur la terre. Et cette force du sol était une garantie de résistance et de durée pour l'ancienne langue, les anciennes traditions, les anciennes races. Le nom de haute Normandie se présente de lui-même à l'esprit, quand, vers Yvetot ou Yerville on embrasse autour de soi l'horizon. De larges ondulations se déroulent à perte de vue. On en a gravi péniblement l'accès. Que l'on vienne de Rouen, du Vexin ou du Pays de Bray, ou du rivage de la mer, il a fallu s'élever le long d'étroites vallées tapissées de hêtres, on a franchi des lambeaux de forêts, réduites aujourd'hui, mais qui jadis couvraient tous les abords ; et voici maintenant que s'étend un pays découvert qu'aucune ligne de relief ne borne à l'horizon. Entre les champs de blé, dont les ondulations contribuent à amortir encore les faibles mouvements du sol, se dessinent çà et là des bandes sombres : ce sont des rangées d'arbres derrière lesquels s'abritent les fermes, ou à travers lesquels se dispersent les maisons des villages. Estompées dans la brume, ces lignes forment des plans successifs. Cela donne une impression à la fois d'ampleur et de hauteur. En fait, le niveau général reste élevé ; de 200 mètres au sommet de la convexité du plateau, il ne descend guère au-dessous de 100 mètres aux bords des falaises. Entre la basse vallée de la Seine au Sud et la dépression verdoyante du Bray au Nord, ce bastion de craie revêtu de limon se projette tout d'une pièce, comme un témoignage de résistance aux affaissements qui ont affecté le reste du littoral normand. Pourtant le Pays de Caux n'est Normandie que pour l'histoire et la géographie politique ; il est avant tout, et le paysan le sait, un pays distinct. Le limon, déposé en couches puissantes sur la convexité du plateau, y a favorisé de temps immémorial la vie agricole. Cette puissance diminue, il est vrai, vers la périphérie ; mais à l'aide du marnage, c'est-à-dire en ramenant à la surface la craie sous-jacente, il a été possible d'amender l'argile à silex et d'étendre les cultures aux dépens des bois. Jusqu'à nos jours, c'est dans ces gains successifs que tient toute l'histoire du Pays de Caux. Ainsi se sont multipliées les fermes entourées de leurs vergers ou masures, d'où le fermier surveille son bétail, et que flanquent des fossés, ou levées de terres garnies de hêtres. Ainsi ont pullulé jusqu'à couvrir parfois plusieurs kilomètres, ces villages dont les rues sont des bosquets et dont les maisons s'espacent entre les pommiers. L'eau est rare, mais l'argile voisine de la surface permet de maintenir des mares ; et la population put ainsi se répandre avec plus de liberté qu'en Picardie. Sur ces plains, dans ces campagnes, la richesse agricole, aidée du tissage domestique, avait concentré une population nombreuse, qui s'égrène maintenant au profit des vallées. Ici seulement le Cauchois se sent chez lui ; ici il retrouve, avec ce qui reste encore du mode d'existence traditionnel, les façons de parler, le patelin cher à ses oreilles. Il est étranger dans les vallées. Les vallées ne peuvent pas être nombreuses en ce pays perméable. Sur la convexité du Pays de Caux on peut faire jusqu'à 20 kilomètres sans en rencontrer une. Jusqu'au niveau où les eaux infiltrées dans la craie blanche se combinent en courants assez forts pour atteindre l'assise marneuse sur laquelle elle repose, il n'y a ni vallée ni rivière. Mais, au contact du niveau de sources, la rivière sort, abondante et limpide. Dès sa naissance quelque ancienne abbaye, un château, des moulins, et aujourd'hui des files d'usines signalent la nouvelle venue. Par leur pureté et par la rapidité que leur imprime la pente, ces rivières tentent l'industrie. Ce qu'elle a fait de ces vallées, on en juge par les rues d'usines qui, le long du bec de Cailly, du Robec, de la rivière de Sainte-Austreberte montent à l'escalade du plateau. Mais cela ne date pas d'hier. C'est par les vallées que la Normandie est devenue industrielle. Elles s'insinuent entre les flancs épais du plateau, comme des veines par lesquelles pénètre et circule une vie différente, vie qui expire sur le plateau même. Ce dualisme est fortement empreint sur tout le pays. Les petites rivières cauchoises ne disposent que d'une vingtaine de kilomètres pour racheter la différence de pente entre leur source et leur embouchure. Elles ne tardent donc pas à entailler profondément le plateau. L'argile à silex, mise à nu sur les flancs, apparaît avec ses rocailles rousses, que parvient à peine à tapisser, grâce aux éboulis, une végétation buissonneuse. Une ceinture de taillis et de bois, rebelle à toute culture, interrompt ainsi la continuité entre les plateaux limoneux d'en haut et les fonds verdoyants d'en bas. Sur ces pentes raides les charrois sont difficiles, presque impossibles ; il faut remonter jusqu'à la naissance de la vallée. C'est pour cela que les routes cherchent à se maintenir autant que possible sur le dos du plateau, en évitant les échancrures de la périphérie. Il n'y a sur les versants ni niveau de source, ni inflexion de relief pouvant faciliter à mi-côte l'établissement de villages. C'est donc presque l'isolement entre vallées et plateaux. En bas l'industrie, ou, aux bords de la mer, quelque établissement de vie maritime. En haut les villæ ou villes, c'est-à-dire les établissements ruraux autour desquels s'est perpétuée la vie agricole. Si l'on pousse dans le passé l'analyse de ces contrastes, on reconnaît dans les découpures des vallées et dans les interstices du rivage les voies par lesquelles se sont introduits les éléments étrangers, rénovateurs, auxquels la Normandie doit son nom. Mais l'on se rend compte aussi d'une des causes qui ont mis obstacle à une complète transformation ethnique de la contrée. L'existence d'un plateau compact, dans lequel s'était enracinée une population profondément agricole, assez dense pour porter et maintenir un nom de peuple, a certainement contribué à la conservation du passé. Mais, immédiatement au pied du plateau crayeux, la Seine a entaillé sa vallée. Elle a multiplié ses méandres ; et peu à peu, entre ses bords écartés, fuyant en lignes sombres, s'introduit un large estuaire maritime. La Seine commence, presque au sortir du cirque parisien, à prendre sa physionomie normande. Peu après Meulen, les blanches roches de la craie commencent à affleurer au soubassement des coteaux. Au delà de Mantes, le paysage a déjà changé. Les collines à zones de végétation étagée qui caractérisent la topographie parisienne ont fait place à de véritables downs, croupes à demi pelées ou tapissées de maigre gazon, roches de composition homogène que l'érosion a modelées en hémicycles de régularité quasi géométrique. La vallée qu'ils encadrent est plus profondément burinée dans la masse. A Vernon, ces coteaux de craie, éventrés de carrières, couronnés de bois, prennent une certaine ampleur. Des flancs de la roche, percés jadis de demeures troglodytiques, sortent les matériaux de construction depuis longtemps utilisés par l'homme. La Seine, qui vient d'effleurer d'une de ces courbes sinueuses la base de La Roche-Guyon, va, dans un nouveau grand cirque, baigner les ruines de Château-Gaillard. Cependant elle n'est encore qu'à demi engagée dans la puissante assise qu'elle doit traverser : aux arides croupes de la rive droite s'oppose, sur l'autre rive, vers Gaillon, un pays de coteaux, mamelonné et verdoyant. Ce n'est que lorsque l'Eure, après avoir longé parallèlement cette longue croupe, débouche dans la plaine d'alluvions qui la réunit à la Seine, que désormais se reconstituent sur les deux bords de la vallée les traits caractéristiques du paysage crayeux. Fièrement découpé à pans géométriques, un coteau, dont la silhouette reste obstinément gravée dans le souvenir, domine le confluent de l'Andelle. Désormais les falaises se déroulent plus hautes et plus régulières. Aux abords de Rouen, elles se dressent, d'un jet, de 145 mètres au-dessus de la vallée. Aussi loin que l'œil peut s'étendre sur l'autre rive, une ligne uniforme et boisée signale le soubassement du plateau du Roumois, qui correspond au Sud à celui de Caux. Tandis que Rouen se serre au pied de sa falaise, une pente ménagée termine l'éperon crayeux qui se projette dans la concavité de la boucle fluviale. Les caractères du paysage sont désormais définitivement fixés ; et presque jusqu'à l'extrémité de son embouchure, c'est à travers la masse crayeuse surélevée que la Seine va achever son cours. Quoiqu'elle ait senti depuis Pont-de-l'Arche les premiers frémissements de la marée, elle est lente à modifier sa physionomie. Peu à peu cependant les éperons qui s'avançaient dans la concavité des courbes, s'amortissent : le fleuve, aidé de la force des marées, est venu à bout de les ronger ; et il étale à leur place de larges nappes de graviers et d'alluvions. Tantôt des forêts ont continué à s'y maintenir ; tantôt le sol aménagé de bonne heure s'est revêtu de riantes cultures. C'est au milieu de vergers que s'élancent, dans une de ces péninsules aplanies, les fins arceaux de Jumièges. Même lorsque, à Quillebeuf, la nature de fleuve se change décidément en celle d'estuaire marin, c'est encore entre de verdoyantes collines que s'achève la Seine. Dans l'aspect toujours élégant du paysage où elle expire, rien ne rappelle le grandiose imprégné de tristesse des embouchures plates de l'Escaut, de la Meuse, de la Tamise. Extérieurement tout respire la régularité et l'harmonie. C'est tout au plus si, à la surface, une dissymétrie passagère des rives, la subite saillie de quelque coteau de craie, peut donner le soupçon des accidents qui ont affecté la contrée. Ils ont été pourtant nombreux et répétés. On sait, par les travaux des géologues, que le cours inférieur de la Seine a été guidé par une série de dislocations et de failles. Ces accidents ont facilité l'érosion fluviale à travers l'extrémité méridionale du plateau crayeux, et leur prolongement existe sans doute sous les flots de la Manche. Il est résulté cette baie qui, avec la vallée qui s'y annexe, est une porte ouverte vers l'intérieur de la France. Par là une combinaison étrangère, une Normandie pouvait prendre pied. L'abri des péninsules fluviales offrait une prise multiple à des envahisseurs ou à des colons. Ils pouvaient s'y retrancher, s'introduire de là dans les petits estuaires latéraux, s'emparer des vallées qui aboutissent au fleuve, remonter le fleuve lui-même. Et, de fait, les désinences scandinaves (fleur, bec, dal) abondent dans les noms de lieux. Mais, d'autre part, depuis qu'il existait en Gaule des rapports généraux, cette vallée avait joué le rôle d'un débouché commercial actif. Strabon note l'embouchure comprise entre le Lieuvin et le Pays de Caux comme le principal siège des relations avec Pile de Bretagne. Des villes y avaient brillé de bonne heure : Lillebonne, Harfleur (l'ancien Caracotinum), Rouen. La dernière ne tarda pas à prendre la prépondérance. Elle possédait le privilège de tenir la position extrême où il est encore facile de traverser le fleuve. C'était là que, pour la dernière fois, les rapports étaient aisés entre les pays situés au nord et au sud de la Seine. Si Rouen possédait vers le Nord des relations aussi faciles qu'avec la contrée qui est au Sud du fleuve, sa position ressemblerait à celle de Londres. Mais le pays auquel il donne immédiatement accès au Nord est une sorte de péninsule, coupée de vallons profonds et transversaux ; et, au delà, c'est vers Paris, ou Reims, bien plus que vers Rouen, que regardent la Picardie et les Flandres. Au contraire, sur la rive gauche de la Seine, il suffit de traverser la frange de forêts qui s'inscrit dans la boucle fluviale, pour atteindre de grands plateaux en grande partie limoneux et reposant, comme celui de Caux, sur un soubassement de craie. Un Romain y retrouverait les grandes surfaces agricoles, les champs de blé qui ont frappé sa vue, les directions de routes dont il a fait usage. Telle est la voie qui, partie de Rouen, se dirige, par le plateau du Roumois, vers Brionne[44], passage ancien et traditionnel de la Risle. De là il est facile d'atteindre Lisieux ou Évreux, sur les plateaux découverts qui recommencent : aucune rivière entre Brionne et Évreux, aucune entre cette dernière ville et Dreux. Les plains ou campagnes, divisés seulement par des lambeaux de forêts, se succèdent au même niveau, homogènes de composition et de structure. Ils se déroulent comme une arène ouverte jusqu'au Pays chartrain et à la Beauce, montrant la voie aux maîtres de la Seine maritime. Ce fut un procès plein de vicissitudes que celui qui se débattit, du Xe au XIIe siècle, pour la possession de cette grande zone qui se prolonge jusqu'à la Loire. De Rouen à Orléans la distance est plus longue d'un tiers que de Paris ; mais les obstacles naturels ne sont guère plus considérables. Les seuls qui s'offraient étaient ces rivières lentes et profondes qui creusent à la base des plateaux des côtes assez raides, et sur lesquelles les forteresses normandes s'opposèrent longtemps aux forteresses françaises. L'Avre devint ainsi une ligne stratégique, défendue à Nonancourt, Tillières, Verneuil. Médiocres séparations en somme ; et partout, au contraire, des conditions homogènes de culture, une circulation depuis longtemps régularisée : tout ce qui contribue à cimenter un état social. Il se trouva donc que la contrée qui offrait à un état constitué à l'embouchure de la Seine les perspectives les plus naturelles d'extension, était une contrée profondément romanisée, tout imprégnée de civilisation antérieure. Un groupement politique s'y était déjà opéré au profit de Rouen. Métropole de la deuxième Lugdunaise, puis métropole ecclésiastique, Rouen était, comme Tours, Reims, une gardienne de traditions romaines. Autour de ce centre urbain gravitaient d'anciens pays gaulois échelonnés sur les voies romaines se dirigeant vers l'Ouest et le Sud. L'existence de cadres anciens perpétuait des influences nées du sol et déjà consolidées par l'histoire. Il y avait comme une force enveloppante, dès qu'on s'écartait des côtes et des fleuves. L'antagonisme des influences intérieures et extérieures ne s'est posé nulle part avec autant de netteté qu'en Normandie. Vue par le dedans, elle prolonge sans discontinuité la France intérieure, elle s'associe étroitement à son sol et à ses habitudes invétérées d'existence. La perspective change, dès qu'on part de la mer. Une large baie se creuse légèrement du cap de la Hève à la pointe granitique du pays de Saire. Grâce aux inflexions de la côte et aux rivières que remontent les marées, la pénétration est aisée. Entre les molles collines qu'ont découpées dans les argiles la Touques et la Dives et les plates-formes calcaires de la Campagne de Caen, l'accès est large et facile. Bientôt le littoral s'affaisse, se perd en marais d'alluvions fluviatiles et marines, dans lesquelles les riverains de la Frise et du Slesvig pouvaient retrouver les marschen de leur pays natal. Le temps n'est pas bien loin où la mer séparait complètement du tronc continental la partie septentrionale de la péninsule. Puis, un littoral plus articulé, une série de péninsules et d'îles commence avec l'apparition des granits au Nord de la Hougue. Des promontoires élevés (nez) servent de signal aux marins ; des protubérances saillantes, où il est facile de s'isoler, se projettent, pareilles aux actée des rivages helléniques ; enfin, face à la côte opposée, se disperse un véritable archipel insulaire. Telles sont les conditions que rencontraient dans ces parages les essaims du Nord, d'abord Saxons, puis Danois et même Norvégiens, qui, pendant huit siècles, ne cessèrent de fourmiller autour des côtes de l'Europe occidentale. Il est intéressant de constater que chacune de ces protubérances acquit une individualité, forma ou forme encore un petit pays. Le dessin des côtes a ici son éloquence. Ces formes et articulations de littoral rentrent essentiellement dans le type de celles qu'a utilisées partout la colonisation maritime des peuples du Nord. L'extrémité du Cotentin, prolongée par les îles normandes, rappelle la pointe septentrionale d'Écosse (Thurso)[45], suivie des Hébrides ou Iles du Sud, les Suderoë des Vikings. La Hague-dike reproduit un mode de fortification bien connu. Estuaires fluviaux, îles rapprochées de la grande terre, promontoires faciles à isoler, marais en communication avec la mer : rien ne manque au signalement[46]. Il y a dans les influences géographiques une continuité qui se reflète dans l'histoire. La colonisation maritime apparaît ici, non comme un phénomène accidentel, mais comme un fait prolongé qui a abouti graduellement à la transformation de la contrée. Effectivement, la nomenclature se charge de plus en plus d'éléments germaniques. Les types franchement septentrionaux abondent chez les habitants ; nulle part, même en Flandre ou en Alsace, le type blond ne s'est conservé avec autant de netteté que dans les cantons de Beaumont, de Saint-Pierre-Église, des Pieux, des environs de Bayeux[47], etc. Ce que la Normandie a de plus normand, au sens étymologique du mot., s'est trouvé et se trouve encore dans les parties occidentales de la province, aux débouchés des rivières du Calvados et surtout dans les saillies presque isolées du pays de Saire ou de Hague. Types, dialectes et prononciations y conservent encore une saveur d'autonomie. Cette répartition confirme l'idée que suggère l'examen géographique des côtes. Une série de colonies graduellement échelonnées le long de la mer, usant minutieusement des facilités qu'offraient les découpures locales, est bien ce qui s'accorde le mieux avec les rapports de position et de structure. Lorsque, par touches répétées, par successives superpositions une partie de l'ancienne Neustrie eût été germanisée, il resta à concentrer en une unité effective ces groupes littoraux épars. Ce fut une œuvre de haute et persévérante politique. Il sortit de ce travail une création vraiment originale : un être nouveau se greffa à la France du Nord. Et cette formation vigoureuse se superposa aux divisions préexistantes, sans toutefois en détruire le cadre. Les vieux pays subsistent, avec les différences d'aspect et d'occupations qui tiennent aux différences de sol[48] : le pays d'Auge avec ses herbages, et la dissémination de ses maisons basses presque enfouies dans la verdure ; la Campagne de Caen, terre des champs de blé, des villages agglomérés, des belles pierres ; le Bessin, qui fait reparaître avec les pâturages les haies vives et les grandes rangées d'arbres. Mais une forte teinte germanique s'étend uniformément sur cette succession de pays. Elle s'atténue à mesure qu'on s'éloigne des côtes ; elle s'accuse dans les articulations péninsulaires et insulaires. La différence est donc grande entre la côte et l'intérieur. Ce n'est pas seulement l'antithèse classique de la Plaine et du Bocage ; mais, en dehors des différences qui tiennent à la composition du sol, il y a partout en Normandie celle qui résulte de la position maritime ou intérieure. L'influence maritime expire, dans le Pays de Caux, au seuil des falaises ; elle pénètre plus librement dans le faisceau de pays qui se concentre entre la Seine et le Cotentin. On peut dire qu'elle étreint entièrement les extrémités de la péninsule et les iles. La Normandie ne se termine donc pas avec le Bassin parisien. Elle ne coïncide pas avec ses limites. Elle empiète, non par voie d'extension, mais par ses origines mêmes, sur la partie à demi submergée du Massif primaire armoricain. Elle s'est constituée à la faveur d'un double travail politique : l'un qui consista à former un tout d'une série d'établissements échelonnés sur les côtes ; l'autre fut un mouvement d'expansion, qui finit par se concentrer dans le cadre romain et ecclésiastique de la métropole de Rouen. D'un groupement naturel de pays juxtaposés naquit ainsi une région politique, qui fut, non une province, mais un État. Ses limites sont des frontières artificielles et gardées par des lignes de forteresses. Ses capitales ont un aspect royal. Des carrières de la plaine de Caen sont sorties les constructions monumentales qui rappellent le nom de Guillaume le Conquérant. Colonie maritime, la Normandie colonisa à son tour, et son génie put rayonner au dehors, surtout dans l'art de l'architecture, dont elle tira les matériaux de son sol. Mais un élément foncièrement indigène, rural même, s'incorpore à la personnalité de ce peuple. La richesse agricole du Caux, du Lieuvin, des Campagnes, contribua à enraciner chez les habitants cette haute estime des biens de la vie, dont se détache plus aisément l'habitant des landes et des maigres sols bretons. Il n'y a pas, a dit un illustre Breton, un seul saint de race normande. Sans refuser leur large part aux influences ethniques venues du dehors, on peut dire que la terre normande a été pour beaucoup dans la formation du caractère normand. Le marin, dont la patrie est la mer, dont la jeunesse se passe entre les bancs de Terre-Neuve et les pêcheries d'Écosse, est en Normandie une minorité, qui de plus en plus détroit. Lui peut-être, mais lui seul, reste, dans ses habitudes comme dans son type, un spécimen à peu près pur de survivance ethnique lointaine. Il nourrit pour le laboureur le fier dédain de l'homme de mer. Il aime, comme celui-ci, les longs repos après la vie périlleuse. Lorsque, dans un de ces nids de pécheurs un peu isolés, comme il n'en reste plus guère, on le voit débarquer, grave et calme, dans son attirail de matelot, femme et enfants accourant sur la plage pour contempler le butin rapporté, l'imagination évoque volontiers, dans leur simplicité, les scènes des anciens temps. Mais quant à la population adonnée à l'élevage, à l'industrie, à la culture, qui est la grande majorité des populations normandes, le sol a exercé sur elle une forte prise. Ce génie, fait de régularité et de calcul, s'est méthodiquement appliqué à créer de la richesse, et à tirer immédiatement de cette richesse les embellissements et les commodités de l'existence. La table plantureuse, le luxe des costumes, le développement des industries textiles en rapport avec l'importance accordée aux soins de l'habillement, sont des traits qui de bonne heure s'associent à l'idée de la contrée. La maison, même quand les matériaux de belle pierre manquent, marie avec élégance le bois avec la terre battue ou la brique ; elle s'entoure d'arbres, se revêt d'une parure de lierre et de fleurs. Soit que l'on contemple ces campagnes si amples en leur fécondité paisible, soit que l'on déniche entre les vergers et les prairies les maisons basses enfouies dans la verdure, ou que l'on voie monter à travers les hêtraies la fumée des usines blotties au fond des vallées, ou bien encore que l'œil s'arrête à ces restes de châteaux, d'abbayes, à ces églises aux fins clochers qui presque partout s'élancent, c'est, sous les formes diverses que détermine le sol, une même image d'opulence ordonnée qui frappe l'esprit ; et dans cette impression d'ensemble le présent se lie sans effort au passé. |
[1] Guettard, Mém. de l'Acad. des Sciences, 1746, p. 363, (carte et mémoire).
[2] Le Bassin parisien est circonscrit par une zone de terrains jurassiques, puis de terrains crétacés, enveloppant une région centrale composée de terrains tertiaires. Les cartes géologiques de nos Atlas ont rendu les principales divisions du Bassin assez familières à tous, pour nous dispenser d'y insister ici. Ces cartes procèdent pour la plupart de celle qui a été publiée à l'échelle du millionième par le Ministère des Travaux publics, d'après les documents du Service de la carte géologique détaillée. On trouvera, sur l'histoire géologique du bassin, des renseignements aussi abondants que précis dans le livre de M. de Lapparent : La Géologie en chemin de fer, Description géologique du Bassin parisien et des régions adjacentes (Paris, Savy, 1888). Nous nous sommes généralement conformés aux limites assignées par l'auteur ; sauf toutefois pour la partie orientale. Bien que la même inclinaison des couches géologiques se continue effectivement jusqu'aux Vosges il nous parait préférable d'exclure du Bassin parisien les formations triasiques lorraines qui correspondent à l'Ouest des Vosges à celles qui se succèdent à l'Est de la Forêt-Noire. Nous les rangeons dans la région rhénane. Il est vrai que la Lorraine se trouve ainsi partagée entre deux régions différentes, car il ne saurait y avoir doute sur l'attribution au Bassin parisien du pays de la Meuse et des côtes oolithiques qui par Longuion, Metz, Nancy, se déroulent jusqu'à Langres. Comme il était impossible, dans cette description, de séparer ce que tant de rapports unissent, nous noua sommes décidés à grouper l'ensemble des pays qui constituent la Lorraine dans la Région rhénane (section III, chapitres I et II).
C'est naturellement l'idée géologique qui nous sert de guide dans l'ordre de description des diverses parties du bassin. Nous rencontrons successivement ainsi : — 1° au Nord, la grande région limoneuse à sous-sol de craie qui comprend, non la Picardie tout entière, mais la province qui depuis Louis X1 en a officiellement gardé le nom ; — 2° au Centre, la partie de la région tertiaire vers laquelle s'inclinent les couches géologiques et convergent les rivières venues de la périphérie orientale du bassin. Centre et périphérie sont unis par la Seine ; — 3° au Sud, la succession des terrains jurassiques, crétacés et tertiaires mis en rapport par la Loire ; — 4° à l'Ouest, la réapparition des zones jurassiques et crétacées qui correspond, sinon à la Normandie tout entière, du moins à sa partie principale, celle où se trouvent Rouen et Caen, ses deux capitales historiques.
[3] Élie de Beaumont.
[4] D'où le nom de craie sénonienne.
[5] Il en est de même dans les régions à sol crayeux qui s'étendent au Sud de la Seine. Et là aussi des forêts couvrent ou parsèment l'argile à silex (Forêts d'Évreux, de Conches, etc.).
[6] Première partie, chap. III.
[7] Sur le bureau de douanes de Bapaume, voir Finot, Étude historique sur les relations commerciales entre la France et la Flandre au Moyen âge, Paris, Picard, 1894. — Fagniez, Documents relatifs à l'histoire de l'industrie et du commerce en France, t. II, introd., p. X, Paris, Picard, 1900 (Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire, fasc. 22 et 31).
[8] Ce n'est que par Louis XI qu'ils ont été administrativement détachés de la Picardie, pour être adjugés au gouvernement de l'Île-de-France.
[9] Berzy-le-Sec.
[10] Sables moyens.
[11] La Carte de France dressée au Dépôt des fortifications (Orohydrographie), à l'échelle de 1 : 500.000 montre clairement l'ensemble des traits exposés dans ce chapitre : feuilles VI (Nancy), V (Paris), IX (Lyon).
[12] Hauteur maxima : 900 mètres aux Bois du Roi. Superficie : 2.700 kilomètres carrés.
[13] Lias, étage inférieur du système des terrains jurassiques.
[14] Coulmiers-le-Sec, Ampilly-le-Sec.
[15] Dampierre-en-Montagne, entre la Brenne et l'Ozerain ; Courcelles-en-Montagne, près de Langres.
[16] 471 mètres d'altitude.
[17] La toponymie est caractéristique à cet égard. Voir (feuille de la carte d'État-major au 80.000e : n° 89, Chaumont) le trajet de la Blaise à travers le calcaire corallien. En moins de 20 kilomètres se succèdent Blaisy (à la source), Juzennecourt, La Chapelle-en-Blaisy, La Mothe-en-Blaisy, Blaise et Guindrecourt-sur-Blaise.
[18] Campania Remensis. Hist. Franc., IV, 17.
[19] L'argile plastique est exploitée à Ivry-sur-Seine et à Issy. Dans le calcaire sont entaillées les carrières, dites catacombes, du quartier du Luxembourg. Le gypse se montre dans les coteaux de La Villette, de Romainville, etc.
[20] Voir, par exemple, le tableau de N. Lépicié au Musée du Louvre (n° 549).
[21] La topographie de la région parisienne est admirablement éclairée par la carte géologique Paris et ses environs, à l'échelle de 1 : 40.000 (en 4 feuilles), qu'a publiée en 1890 le Service de la Carle géologique détaillée de la France (Paris, Baudry).
[22] Ce phénomène peut être considéré comme normal sur la périphérie de la région tertiaire. Partout, au contact de la craie et des argiles, existent des marais, des étangs, des tourbières : près de Laon comme aux sources du Petit-Morin au Sud d'Épernay, comme aux environs de Beauvais et de Liancourt. La forte position de Laon tient en partie à ces circonstances.
[23] Sables moyens, dits de Beauchamp.
[24] Nous ne pouvons que renvoyer, sur la signification de ce nom de France, appliquée è la région du diocèse de Paris située au Nord de la Seine, au mémoire de M. Longnon (Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de l'Île-de-France, t. 1, 1975). — Nous nous bornerons ici è faire ressortir la persistance de cette distinction de limites dans le langage populaire (par exemple Dent de France, Le Bourget en France, etc.) ; vivant indice des réalités géographiques sur lesquelles elle s'appuie.
[25] Cette affinité semble avoir été saisie dans la nomenclature usuelle. On trouve, par exemple, le nom de Haute-Beauce au-dessus de Dampierre ; la Petite-Beauce au Sud de Saint-Charon (Carte au 80.000e, Feuille de Melun).
[26] Entre 10 et 300 mètres cubes per seconde.
[27] Carte topographique au 80.000e, n° 80, Feuille de Fontainebleau.
[28] Saint-Germain-en-Gâtines, au Nord de Chartres.
[29] Remarquez les noms de lieux : Mareau-aux-Bois, Chilleurs-aux-Bois, Neuville-aux-Bois, etc. (Feuille topographique au 80.000e, n° 80, Fontainebleau).
[30] Cf. en Picardie les refuges souterrains de Naours.
[31] Lorgnon, Ouvrage cité, pp. 4-5.
[32] Les itinéraires romains ne mentionnent pas de voie directe entre Autricum (Chartres) et Lutetia (Paris).
[33] Chemin dit de Jacques Cœur, ancienne voie de Cosne à Bourges.
[34] Il est aisé de suivre, sur une carte topographique, cet arc de cercle déprimé qui se déroule pendant plus de 60 kilomètres entre Saint-Amand et La Guerche. Il est communément désigné sous le nom de Val.
[35] Sur les dialectes, voir Hipp. Fr. Jaubert, Glossaire du centre de la France, 1864, 2e éd. et 1889 (supplém.).
[36] La présence d'une colonie des Bituriges Cubi à Bordeaux est l'expression de ces anciens rapports.
[37] En moyenne 4 m. 50 par kilomètre entre la source et Roanne.
[38] 523 kilomètres sur 980.
[39] Philippe Ier.
[40] Relation d'un voyage de Paris au Limousin en 1683.
[41] Formation déposée au début des temps crétacés.
[42] En accord avec ces indices, on a constaté qu'au large de l'embouchure de la Seine les lignes bathymétriques accusaient un prolongement sous-marin de la vallée. Sur les côtes du Calvados, des tourbières, aujourd'hui sous la mer, attestent, pour l'époque où elles se sont formées, une plus grande extension des terres. On est ainsi amené à assigner une date récente à la ligne actuelle du littoral normand. A une époque où peut-être l'homme occupait déjà ces régions, les terres se prolongeaient vers le fond d'un golfe occupant le grand axe de la dépression de la Manche. Celle-ci se creusait entre les ailes relevées d'un synclinal, dont la continuité subsiste encore, puisque les couches se correspondent de la rive française à la rive anglaise.
[43] Dieppe (diep, djupa, deop = fonds). — Les Dales (Dal-r). — Fécamp (fiskr = pêcherie). — Sanvic (sand vik = crique de sable), etc. (Joret, Des caractères et de l'extension du patois normand, Paris, 1883, p. 35).
[44] Un gué, comme l'indique le nom (Brivodurum).
[45] Un grand nombre de gens du peuple que nous rencontrâmes dans nos promenades autour de Thurso, dit Nordenskiöld, me déclarèrent avec un certain orgueil qu'ils étaient Scandinaves ; et ils peuvent bien avoir raison, car aux époques anciennes ce pays était un lieu de refuge pour les Vikings du Nord. (Nordenskiöld, Grönland, chap. I, p. 22, Leipzig, 1886.)
[46] De Gerville, Recherches sur le Hague-Dyke, Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. VI (1883), p. 196.
[47] Dr. Collignon, Anthropologie du Calvados et de la région environnante (Caen, Typ. Valin, 1894).
[48] Auge : sables et glauconies (crétacé inf.), ou oxfordien (jurassique moyen). Campagne de Caen : bathonien (jurass. inf.). Bessin : marnes du lias.