MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1812.

 

 

Tandis que Napoléon espère conquérir la paix de l'Europe, sa mère s'inquiète pour la France et pour lui des dangers de la guerre. — Lucien la prie de lui fournir les moyens de passer en Amérique. — Le pape et l'empereur, en dissentiments sur le concordat, cèdent à de graves hostilités. — Le cardinal Fesch, par excès de zèle pour l'un, offense l'autre qui le relègue dans son diocèse. — Madame Mère s'attriste de ce regrettable incident. — Le cardinal désire la rejoindre à Aix. — Établissement des sœurs hospitalières. — Lettre de la reine Catherine. — Mort de M. Guien, secrétaire de S. A. I. — Il est remplacé par M. Decazes. — Lettres : du cardinal à Jérôme, à Madame Mère et à M. de Quélen ; de l'impératrice à sa belle-mère. — Départ de Madame retardé pour Aix. —Napoléon, essayant de préparer la paix, se rend auprès de son allié, le roi de Saxe. — L'empereur de Russie, se croyant menacé, malgré ses sympathies pour Napoléon, lui déclare la guerre. —La fatale campagne, compliquée de l'incendie de Moscou et suivie de la fausse conspiration Mallet, se termine par la désastreuse retraite de Russie. — Autant de sujets d'alarmes pour la France. — Madame Mère revient à Paris embrasser son malheureux fils, en lui offrant un million de ses économies.

 

Le temps prospère du règne de Napoléon semblait dépasser l'année 1811 et atteindre, dans les premiers mois de 1812, l'apogée de sa gloire. L'empereur se croyait heureux et en voie de conquérir la paix de l'Europe. Mais sa prévoyante mère s'inquiétait de l'apparence d'une si grande prospérité, en s'effrayant de la réalité d'une nouvelle guerre.

S. A. l'archiduc Charles-Louis d'Autriche, voulant expliquer, à cet égard, la pensée de Madame Mère, se rappelle un mot prononcé par elle, vers ce temps-là. Il s'agissait de la gloire croissante de son fils : Pourvu que cela doure ! disait, avec sa prononciation habituelle, l'illustre matrone, vénérée par les étrangers qui la connaissaient le mieux.

Lucien, en réponse à une lettre de la princesse Stéphanie, l'informe qu'il a écrit plusieurs fois à Madame, sans avoir de ses nouvelles[1]. Il était encore à Londres et sollicitait de sa mère la somme dont il avait besoin pour entreprendre son voyage projeté aux États-Unis. N'obtenant rien, il pouvait en conclure que ses lettres avaient été interceptées, si le silence de sa mère n'était pas un blâme.

Le désaccord certain entre l'empereur et le pape sur le nouveau concordat, loin d'annoncer une réconciliation prochaine, entraîna la découverte d'une bulle d'excommunication menaçant Napoléon, qui dut en interdire la publicité et s'assurer, pour garantie, de la personne de Pie VII[2]. Pendant ce temps, le cardinal Fesch, dans sa mission à Rome, n'avait pas su rallier l'adhésion du Saint-Père à l'autorité impériale. Il fit trop, en voulant faire mieux, et, au regret de sa sœur, il se déclara pour la cour de Rome contre Napoléon, dans un langage dégagé de reconnaissance envers l'empereur. Ce langage fut, en un mot, assez acerbe pour froisser les sentiments maternels et les idées libérales de Madame. Elle en fit à son frère des reproches mérités.

Le panégyriste du cardinal Fesch[3] ne manque pas, au contraire, de le féliciter d'avoir menacé Napoléon de la colère divine. L'empereur, après avoir écouté son oncle sans l'interrompre, mais à bout de patience, finit par lui dire sévèrement : Assez, prophète de malheur ! Assez ! je n'ai pas besoin de vos leçons ; retournez dans votre diocèse et vous n'en sortirez pas avant que je vous le demande ! Cet ordre impératif lui fut donné le 1er mars, et bientôt après le cardinal se rendait à Lyon. Madame Mère, témoin attristé de cet incident, s'alarma davantage des éventualités d'une guerre avec la Russie, dont elle espérait l'alliance, en rattachant à ses craintes pour Napoléon et sa dynastie la prévision des malheurs de l'empire.

Elle reportait sa pensée maternelle vers Lucien, réfugié à Londres, où il était à peu près captif de l'Angleterre, et elle attendait une occasion sûre pour répondre à sa demande renouvelée. La retraite de Louis à Tœplitz, depuis son abdication, troublait davantage le cœur de sa mère, sachant ce fils-là éloigné, malade et privé des soins de la famille. Les autres enfants de Son Altesse, princes ou princesses, vivaient aussi plus ou moins loin de leur mère, en lui adressant par lettres leur souvenir, pour l'aider à subir son isolement. Sa seule compagnie était l'humble gouvernante Saveria, destinée à vieillir et à mourir auprès de sa maîtresse.

Madame s'inquiétait enfin de son fils aîné Joseph, roi d'Espagne malgré lui, au milieu de ses sujets révoltés, formant la coalition des guérillas ; mais elle espérait que son frère le cardinal, disgracié par sa propre faute et par la sévérité du souverain, saurait se réhabiliter auprès de lui. En effet, sa première lettre vint suppléer à sa présence, en montrant de sa part un caractère de dignité soumise, approuvée d'abord par Madame Mère et ensuite par l'empereur.

Le cardinal écrit de Lyon, à sa sœur, le 31 mars, dans les termes suivants[4] :

Depuis huit jours, je suis à Lyon ; je ne me suis occupé que de mon église, et je n'ai pensé à vous que pour vous recommander à Dieu. — Aujourd'hui, la solennité de Pâques étant passée, je vous écris pour vous exprimer les sentiments pénibles que j'ai éprouvés, en vous quittant, et le bonheur qui renaît en moi en revoyant mon église. Ce bonheur serait sans nuages, si vous ne m'oubliiez pas et si vous jouissiez d'une bonne santé.

N'ajoutez pas à vos peines, en pensant aux motifs de mon départ de Paris : je les ai mis au pied de la croix : Dieu sera ma force ; en lui repose toute ma confiance. Je ne regretterai jamais un séjour où je n'ai pu faire le bien que je désirais et où j'étais éprouvé par de continuels tourments de toutes sortes ; châtiments mérités peut-être de mon obstination à demeurer si longtemps hors de mon diocèse et de ma présomption à me croire utile à l'Église. Oui, je regarde comme un bienfait de la Providence l'ordre qui me fut donné, devant vous, le premier dimanche de ce mois et qui me fut expressément renouvelé, le 23, en présence du prince de Neuchâtel. — Ainsi, me voilà donc consolé, parfaitement en paix et ne désirant que félicité, honneur et gloire à l'empereur et même du bonheur à ceux qui. Le temps viendra où il les verra tels qu'ils sont et ce qu'ils valent.

Si vous étiez décidée à venir prendre les eaux d'Aix-en-Savoie, vous en parleriez à l'empereur. Rappelez-vous alors de lui demander la permission que je vous y accompagne. Malgré qu'Aix soit situé aux confins de mon diocèse et dans ma province ecclésiastique, je ne m'y rendrai pas sans qu'il y consente.

Adieu, embrassez pour moi tous vos enfants et vos petits-enfants et donnez-m'en des nouvelles détaillées.

Tout à vous pour la vie,

J. FESCH.

La fondation par l'empereur de diverses œuvres de bienfaisance et de charité fut, au début de 1812, une rassurante pensée pour Madame Mère et l'apaisement des controverses, au sujet du nouveau concordat.

L'établissement des sœurs hospitalières dans différentes villes de France, précédant la déclaration de guerre de la Russie, eut de salutaires effets. C'était, à la fois, relever les croyances religieuses abattues par les excès de la Révolution, appeler au soulagement des malades, les femmes les plus dignes de s'y dévouer, par vocation et par désintéressement. C'était enfin assurer aux pauvres, dans les hôpitaux, la précieuse assistance des soins les plus attentifs, sous la direction des praticiens les plus éminents. Voilà ce que représentait l'institution des sœurs hospitalières, rétablie par Napoléon, selon les vœux de sa noble mère, qui semblait en avoir eu l'inspiration.

Une autre femme bien digne de comprendre et d'imiter Madame Mère, qu'elle aimait tendrement, la reine Catherine de Westphalie, lui adressait une lettre touchante d'affection filiale[5] :

Cassel, 28 avril 1812.

Ma chère maman,

J'ai reçu fort à propos votre lettre du 16 avril, car j'étais bien inquiète et bien triste de n'en pas recevoir depuis quelque temps. Vos bontés, à cet égard, m'ont gâtée, et lorsque vous êtes longtemps sans m'écrire, j'éprouve mille espèces d'inquiétudes, dans la crainte que vous ne soyez ou incommodée, ou que vos sentiments pour moi ne soient diminués. Vous savez, ma chère maman, que je vous aime comme un de vos propres enfants et que cet attachement me fait désirer aussi, de votre part, un tendre retour.

Je partage, à bien juste titre, ce que vous pouvez éprouver, dans le moment actuel et je ne recouvrerai la tranquillité qu'au retour de Jérôme. Je reçois souvent de ses nouvelles ; il se porte bien. — Il est encore à Kalisz, en Pologne. Quand vous voudrez lui écrire, ma chère maman, vous n'aurez qu'à m'envoyer vos lettres, car j'ai, d'ici, des moyens de les lui faire passer très promptement, et moi-même je suis dans le cas de lui écrire tous les jours. Des affaires dont il m'a chargée exigent que je lui en rende un compte presque journalier, et d'ailleurs je ne voudrais rien prendre sur moi.

Je suis bien satisfaite de ce que vous me dites de votre santé et je vous prie bien instamment de continuer à m'en parler, ainsi que de vos projets pour l'été.

Veuillez, ma chère maman, quand vous en trouverez l'occasion, parler de moi à l'empereur et à l'impératrice ; et dire mille choses aimables, de ma part, à Caroline et à Pauline.

Croyez que rien n'égale le tendre et respectueux attachement de votre dévouée fille,

CATHERINE.

Le cardinal écrit, le 11 mai, de Paris, au roi Jérôme[6] :

Votre mère attend toujours que vous lui mandiez si l'empereur ne trouverait pas de difficulté qu'elle partit pour les eaux, au commencement de juin. Elle croit fort inutile de rester à Paris, pendant les fêtes, puisqu'elle n'y assiste pas ; elle a d'ailleurs grand besoin des eaux. On dit à Paris que l'empereur l'engagera à lui donner une fête. Elle n'en sait encore rien et voudrait être prévenue. Elle souhaiterait que cette fête fût une des premières, afin de ne pas laisser passer la saison des eaux.

Votre mère est souvent tourmentée de sa migraine, etc.

FESCH.

La maison de Madame Mère se trouvait alors plus triste ou plus sévère que jamais ; et le séjour en était difficile, soit à ses dames, soit à ses officiers. Elle se sentait affaiblie par les épreuves physiques et morales, en se décidant, d'après l'avis des médecins et les instances de son frère, à partir pour Aix-en-Savoie, et à y prendre les eaux.

Elle devait y rencontrer, à son insu et sous d'autres influences de tristesse, l'ex-impératrice Joséphine, abandonnant le domaine de Navarre et sa retraite de la Malmaison, pour des sites plus pittoresques. Son existence, depuis le divorce, paraissait si malheureuse, qu'elle devait inspirer à Madame Mère une véritable compassion.

L'empereur le savait et cherchait à préparer la paix en multipliant, en France, les fondations de bienfaisance et de charité si appréciées par sa mère. Telles furent, pendant son séjour à Saint-Cloud, dans le courant d'avril, l'institution des sœurs de Saint-Joseph, à Lyon et la création de dépôts de mendicité dans divers chefs-lieux de département.

Napoléon essaya ensuite d'obtenir la paix internationale, et alla, en premier lieu, chez son allié le roi de Saxe, qui l'accueillit avec cordialité, à Dresde, en l'entourant d'une cour de rois et de princes de l'Europe. Pendant ce temps et jusqu'à son départ pour Aix, Madame Mère s'était retirée dans la solitude de sa maison de campagne à Pont-sur-Seine. Elle priait Dieu, chaque jour, pour la paix de la France et pour le salut de son fils, en le préservant des malheurs de la guerre. Puis elle attendait des nouvelles des siens, en écrivant à son frère de venir la rejoindre à Aix, avec autorisation de l'empereur.

Le cardinal, en tournée, lui répondait[7] :

Saint-Laurent-de-Chamouny, le 16 mai 1812.

D'après la permission que l'empereur vous a donnée, j'irai vous retrouver à Bourbonne-les-Bains, dans le mois de juillet, espérant vous ramener passer quelque temps, à Lyon, avec moi. Je ne serai libre de partir d'ici qu'à la fin de juin, à cause que j'ai annoncé à différents cantons que je les visiterais, etc. Ces raisons m'empêchent de me rendre, sur-le-champ, à Pont, comme vous m'y engagez.

Cependant je crois que les eaux de Bourbonne ne devraient pas vous convenir ; consultez bien vos médecins et, dans le cas où les eaux d'Aix-en-Savoie vous seraient plus propices, écrivez-moi sur-le-champ.

Suit, deux jours après, une nouvelle lettre du cardinal à Madame Mère :

Lyon, le 18 mai 1812.

La reine de Naples est arrivée, ce matin, à quatre heures. Elle se porte bien ; j'espère qu'elle passera avec moi deux ou trois jours. Elle me dit que la princesse Pauline, ainsi que la reine d'Espagne viennent aux eaux d'Aix-en-Savoie. Il serait bien mal à vous de ne pas vous y trouver, avec une grande partie de votre famille. Je vous presse de me répondre que vous préférez ce parti, et dès lors, j'expédierai une personne à Aix, pour trouver l'habitation convenable et pour arrêter la location. Lorsque la chose sera faite, j'enverrai des chevaux, de l'argenterie et même de la batterie de cuisine, s'il est nécessaire, ainsi que du vin.

Je vous propose même de vous servir de ma maison, tant pour la cuisine que pour l'office de mes valets de pied, et peut-être du cocher et du piqueur. Je ne tiens pas à ce qu'ils portent ma livrée ; vous pouvez envoyer la vôtre qu'ils endosseraient. Quant aux valets de chambre, les vôtres et les miens sont habillés de même ; ainsi, vous pourriez vous dispenser d'emmener ces gens-là.

Je ne vous parle pas de la dépense ; vous savez que je ferai tout ce qui vous plaira. Il serait nécessaire que vous me donnassiez la note des maîtres, leurs qualités et le nombre de domestiques que vous emmènerez. La qualité des maîtres serait nécessaire, afin que celui que j'enverrais, puisse destiner les appartements à une plus grande ou plus petite proximité, si on ne pouvait trouver une maison qui contint tout le monde. Je serai heureux de me réunir à vous et de passer avec vous une partie de l'été.

Pendant ce temps une entrevue de deux empereurs alliés précédait l'heure des hostilités de la Russie.

Le cardinal mande, le 5 juin, de son archevêché de Lyon, à M. de Quélen, que Pasqualini est allé retenir une habitation pour Madame Mère et sa suite, dans la ville d'Aix-en-Savoie. Il a loué, au prix de deux louis par jour la maison Domanget.

On pensait que Madame partirait avant le 15 juin et s'arrêterait à Lyon, chez son frère, pendant deux ou trois jours. Elle ne vint qu'un peu plus tard à Aix, pour passer une saison de bains, mais elle dut rentrer plus tôt à Paris, pour de sérieux motifs.

Le plus rapproché, ou le plus regrettable, fut, à la date du 6 juin, la mort de M. Guien, secrétaire des commandements de Madame Mère. Il était remplacé, dès le lendemain, par M. Decazes, conseiller à la cour impériale de Paris. Telle fut l'origine de la carrière politique du célèbre homme d'État, qui en dut quelque chose à la mère du souverain et à ses bons services auprès d'elle.

La première lettre écrite par M. Decazes, au nom de Madame Mère, s'adressait, le 8 juin, à l'impératrice Marie-Louise, avant que Madame quittât Paris, le 22, pour se rendre à Aix-en-Savoie, où son frère devait la rejoindre, après avoir encouru la disgrâce de l'empereur.

Elle redoutait la nouvelle guerre et ses fatalités, sans savoir encore que la grande armée passait le Niémen, le 24 juin et que le lendemain, 25, la déclaration de guerre était prononcée par l'empereur de Russie.

Ce fut à la même date du 25 juin que Marie-Louise adressa une réponse pleine de quiétude à sa belle-mère, lui apprenant du moins les préliminaires de cette campagne lointaine, bientôt transformée, par l'intensité du froid, en une désastreuse retraite.

Ici se place la lettre autographe de l'impératrice Marie-Louise (signée) à Madame, mère de l'empereur[8].

Prague, le 25 juin 1812.

Ma chère maman,

Quoique cette lettre ne vous trouvera plus à Paris, et que je ne sais pas si elle vous parviendra exactement, je m'empresse de vous témoigner toute ma reconnaissance pour votre aimable lettre du 8 juin, que j'ai reçue il y a peu de jours. Vous êtes trop bonne de vouloir m'excuser parce que je ne vous ai pas écrit aussi souvent que mon cœur le désirait ; mais je n'ai pas une minute de temps à moi. Ma famille me dérobe chaque minute et même, dans ce moment, je suis entourée de mes sœurs qui font un tel vacarme, qu'il faut que vous ayez de l'indulgence pour toutes les fautes d'orthographe que vous remarquerez dans cette lettre.

Je fais bien des vœux pour que les eaux d'Aix-en-Savoie vous fassent tout le bien que vous en attendez. S'ils vous font tout celui que le cœur de votre fille vous désire, vous serez bientôt entièrement guérie. Je partage bien vivement la satisfaction que vous éprouverez, dans ce moment, de revoir le cardinal, car on m'a dit qu'il viendrait vous voir aux eaux.

L'empereur se porte à merveille. Il est toujours dans les environs de Kœnigsberg, toujours occupé, toujours à cheval, mais il ne s'en porte que mieux, et la seule consolation que j'éprouve, pendant son absence, est de pouvoir penser que ses fatigues ne me donnent pas lieu de craindre pour sa santé. Il m'écrit bien souvent, et chaque jour où je reçois une lettre, est un jour de bonheur pour moi.

Je vous suis bien reconnaissante, ma chère maman, des nouvelles que vous me donnez de mon fils. Il me tarde bien de le revoir, ainsi que vous, pour vous remercier de toute l'amitié que vous me témoignez et que je n'oublierai jamais.

Ma santé est très bonne, j'engraisse même, mais rien ne peut me consoler de l'absence de l'empereur, pas même la présence de toute ma famille, qui est ici et qui me témoigne une tendresse touchante. Je vais voir les environs ; le temps me seconde, car il fait bien beau. Je crois que je partirai, sous peu de temps, d'ici, pour retourner à Paris ; mais je vous marquerai encore, plus tard, le jour de mon départ.

Je vous prie de me donner de vos nouvelles et d'être persuadée de la tendre et respectueuse amitié avec laquelle je serai toute ma vie, ma chère maman, votre très attachée et obéissante fille.

LOUISE.

Malgré les sentiments d'affection filiale exprimés dans cette lettre et les protestations de tendresse de l'impératrice, Madame Mère éprouvait peu de sympathie pour Marie-Louise. L'empereur en paraissait blessé, mais devait reconnaître, un jour, que sa mère avait eu trop raison. Madame se sentait gênée, non seulement auprès, mais encore loin de sa belle-fille.

Madame, en effet, tenue à l'écart de la politique, par ses goûts et ses habitudes, comprenait bien qu'elle ne pouvait prétendre émettre son avis sur certaines questions des affaires de l'État, et elle savait s'en abstenir, ne fût-ce que sous le prétexte pour elle, des difficultés de la langue française. Mais aussi elle comprenait qu'avec le plus simple encouragement de l'empereur, à dire ce qu'elle pensait de telle ou telle situation délicate mise à sa portée, elle serait à même d'en exprimer nettement sa pensée.

Il n'en était pas ainsi, dans ce temps d'agitation européenne ou d'une guerre déclarée par l'empereur de Russie, le souverain le plus sympathique à Napoléon. Madame Mère s'en trouvait loin, par les idées personnelles de son fils à son égard, quoiqu'il eût dit d'elle, peu d'années après[9] : Ma mère était faite pour gouverner un royaume ! Elle aurait représenté pour lui, en France, ce qu'était alors, en Russie, l'impératrice, mère du Czar.

Telle n'était pas toutefois la situation de Madame Mère, à cette époque de son histoire. Elle croyait même avoir encouru, comme son frère le cardinal et comme ses fils, Joseph, Lucien et Louis, une part du mécontentement de l'empereur et elle ne se trompait pas. Tout en reconnaissant, par exemple, les torts de la résistance opposée par le cardinal à la volonté du souverain envers le pape, Madame Mère ne méconnaissait point les droits de cette volonté suprême. Elle savait mieux que personne ce qu'avait fait l'empereur pour l'élévation rapide de l'abbé Fesch aux plus hautes dignités de l'Église, et elle ne l'oublia jamais.

Ce fut seulement du 2 au 3 juillet que Son Altesse put arriver à Aix, où le cardinal vint la retrouver. La princesse Pauline, toujours souffrante, l'y rejoignit, de son côté, ainsi que la reine Julie. Peu de monde, du reste, entourait ces dames. Vivant, le jour, très retirée, Madame Mère était obligée, le soir, d'ouvrir son salon à des visiteurs, qui n'auraient pu, autrement, l'approcher. Sa dame d'honneur, la baronne de Fontanges, l'avait suivie, avec son nouveau secrétaire et le comte de Beaumont, son premier écuyer. Diverses personnes de la cour, restée déserte à Paris, des femmes d'officiers généraux et autres, recevaient de leurs maris des lettres de la grande armée, en Russie : ces nouvelles, apportées à Madame, intéressaient toute la France.

La déclaration de guerre avait donc été faite par l'empereur de Russie, en date du 25 juin, et le 6 juillet, Napoléon y répondait, en entrant sur son territoire. La nouvelle en fut transmise à Madame Mère, plus anxieuse qu'aucune autre femme d'apprendre la réalisation de ses pressentiments.

Elle ne pouvait y faire diversion que par d'autres inquiétudes, présentes auprès d'elle. C'était la santé de la princesse Pauline, atteinte de plus graves accidents, à Aix. Les premières lettres adressées par Madame Mère au prince Borghèse lui paraissaient rassurantes, mais cette espérance se trouvait détruite par d'autres renseignements plus autorisés. Le mari de Pauline écrivait, à son tour, au cardinal Fesch, une lettre datée de Turin, le 18 juillet, lui exprimant ses craintes. Madame fut même obligée de prolonger son séjour à Aix, pour y assurer les soins nécessaires à sa fille, pendant plus d'un mois encore, et, le25 août, le cardinal adressait à l'abbé Lu cotte ces quelques mots seulement : Madame partie d'ici, avant-hier, en bonne santé, sera, cette nuit, à Pont. Elle ne s'attendait pas, pourtant, à trouver le repos moral à sa maison de campagne, car, à dater du mois d'août, jusque vers la fin de l'année, ses inquiétudes maternelles vont suivre les nouvelles et les récits de la guerre, depuis son origine jusqu'à l'incendie de Moscou, à travers toutes les souffrances de la désastreuse retraite. Chacun des événements de cette fatale campagne, annoncé à Madame Mère, jetait l'émoi dans son cœur.

Le 23 septembre éclatait à Paris, pour avorter aussitôt, la conspiration dite du général Mallet, annonçant la déroute de l'armée française, la mort de l'empereur et les fausses conséquences de cette catastrophe supposée. Mallet et ses complices, traduits devant un conseil de guerre, étaient, peu de jours après, jugés, condamnés et fusillés. Ni Madame Mère, ni l'impératrice n'avaient plus à s'alarmer, tandis que la reine Hortense adressait, le 25 octobre, à son frère le prince Eugène, une lettre affectueuse pour le rassurer, en ajoutant : C'est surtout le bruit de la mort de l'empereur qui a consterné Paris[10].

Madame attendait avec anxiété le retour de son fils, obligé comme tant d'autres, par l'intensité du froid, de faire une partie de la route à pied, en s'exposant à devenir le prisonnier des cosaques. Telles étaient les nouvelles parvenues en France, nouvelles sinistres que l'on s'efforçait d'atténuer auprès de la mère du malheureux souverain.

Napoléon rentrait enfin à Paris et arrivait aux Tuileries, le soir du 18 décembre, exténué de fatigue et dans le plus triste dénuement. Il n'eut pas besoin, comme on l'a prétendu, de faire appel aux économies de sa mère qui, spontanément, lui offrit un million, pour ses dépenses les plus pressantes, et se trouvait heureuse de revoir son fils sain et sauf, après cette fatale campagne de Russie.

 

 

 



[1] Vente d'autographes, par Charavay, 7 avril 1847.

[2] Voir l'Appendice.

[3] Histoire du cardinal Fesch, par l'abbé Lionnet.

[4] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[5] Copie faite et collationnée sur l'original autographe, par M. Faugère. Voir l'Appendice.

[6] Registre de correspondance du cardinal Fesch (de même pour les lettres suivantes).

[7] Registre de correspondance du cardinal Fesch.

[8] Le Château de la Malmaison, par M. de Lescure, vol. in-8°, 1867, p. 222.

[9] Souvenirs de la captivité (Correspondance de Napoléon Ier).

[10] Lucien Bonaparte et ses mémoires, t. III.