UN DRAME AUX TUILERIES SOUS LE SECOND EMPIRE

 

VI. — LA REVANCHE SUPRÊME.

 

 

Dans son intimité renaissante avec l'Empereur, lady Stuart eut la prudente habileté d'éviter quelque allusion que ce fût à la disparition de Marthe Masson et n'évoqua même plus le souvenir du drame de La Verrière.

A l'intérêt, à la curiosité, plutôt, qu'avait fait naître, en elle, le récit tragique de l'agent Frépont, avait succédé une indifférence absolue à l'égard de l'infortunée demi-mondaine ; et prise, dès lors, tout entière, par l'affection qu'elle portait à son fils, par l'active surveillance qu'elle exerçait sur lui, et par la revanche orgueilleuse que lui procurait la passion non amoindrie de l'Empereur, elle goûtait une joie calme et se contentait d'être heureuse, simplement.

Ainsi qu'elle l'avait dit au souverain, elle se montrait dans le monde, avait ouvert sa maison à quelques amis — à des femmes élégantes de la colonie étrangère, à des hommes politiques, principalement — et elle semblait, dans la quiétude de son existence réédifiée, dans l'autorité que lui valaient son nom et sa beauté, oublier les larmes qu'elle avait versées.

Tout à coup — on était alors en juillet 1870 une longue et lamentable rumeur vint interrompre la douceur de sa vie. Sans que rien ne préparât les esprits à la lugubre surprise qui les frappait, la guerre s'annonçait imminente, entre la France et la Prusse, et lady Stuart, dans sa perspicacité, et lady Stuart qui n'ignorait pas les dangers qui se dressaient devant l'Empereur, devina que, de cette guerre, allait résulter l'effondrement de toutes les choses qui avaient ébloui le monde, de toutes les choses que des inconscients avaient cru éternelles, à l'abri de toute fluctuation humaine, de toute complication politique.

Les événements se précipitèrent bientôt, dans une marche vertigineuse ; la guerre fut déclarée et la jeune femme comprit que tout, pour Napoléon III, dans ce pays qu'il avait gouverné, que tout, pour elle, par conséquent, était fini.

Elle se rendit à l'ambassade d'Angleterre, vit lord Lyons qui confirma ses appréhensions, et elle ne douta plus que l'Empire serait emporté, autant par la défaite de ses armées, que par le souffle populaire puissant qui se levait et qui, déjà, passait sur les Tuileries, dans une rafale de tempête.

Lady Stuart, sans partager sensuellement la passion qu'elle avait inspirée à Napoléon III, avait pour lui une sincère affection, car elle le savait bon, car elle le savait tourmenté dans son intimité conjugale, ainsi que dans l'ordre matériel et moral de sa maison officielle, par les fous et par les folles qui, à la faveur de Son indulgence inépuisable, provoquaient, contre lui, l'impopularité. Elle éprouva donc, à la pensée de voir le souverain se lancer dans une entreprise aventureuse et formidable, une peine réelle, un désespoir véritable.

Cependant, elle n'avait pu oublier entièrement que, dans la lutte qu'elle avait soutenue contre celle vers qui elle reportait toute sa douleur, elle n'avait obtenu qu'une demi-satisfaction, qu'une revanche incomplète, et si elle déplorait que l'Empereur roulât dans l'abîme sanglant des batailles, elle ne pouvait s'empêcher de songer que l'Impératrice le suivrait dans sa chute, et que cette guerre qui l'effrayait, lui offrait aussi la vengeance absolue qu'elle avait souhaitée et à laquelle elle avait dû renoncer.

Le sort se chargeait de lui fournir des représailles auprès desquelles celles qu'elle avait imaginées étaient banales, et elle souriait au destin, comme à un fantôme invisible passant dans la vie des hommes, en la fatale attitude d'un justicier.

L'Empereur, malade, affaissé, était en villégiature à Saint-Cloud, à cette époque, avec la Cour. Comme elle ne l'avait pas vu depuis quelques jours, elle lui écrivit pour lui exprimer ses craintes, pour lui témoigner toute sa tendre sollicitude dans les moments critiques qui étaient, alors, les siens. Elle savait qu'une femme, Mme la comtesse de Mercy-Argenteau, lui avait dérobé un peu, dans  les derniers mois de son intimité avec le souverain, sinon de sa passion pour elle, du moins de l'assiduité à laquelle il l'avait habituée ; mais elle n'avait aucune colère contre l'Empereur inconstant ; elle comprenait trop les séductions qui l'entouraient pour ne le pas excuser, infidèle ; et comme, en définitive, il lui était demeuré attaché, elle voulait que sa voix affectueuse le consolât dans les durs chagrins qui l'accablaient.

Vous allez vous mettre à la tête de votre armée, sire, lui disait-elle, et je pleure en songeant aux périls que vous pouvez rencontrer. Je n'ose, dans les circonstances graves qui agitent le monde, vous supplier de m'accorder un adieu. Nous reverrons-nous ? Dieu seul, que je vais prier pour qu'il vous protège, saurait répondre à cette question. Vous m'avez toujours été cher ; vous m'êtes plus cher encore depuis que je vous sens menacé.

Le malheureux souverain, dont toutes les minutes, alors, étaient consacrées aux préparatifs de la campagne, fut ému en recevant la lettre de la jeune femme. Il lui répondit pour s'excuser de n'avoir pas le loisir de la voir avant son départ, pour la remercier de ses sentiments amicaux et pour l'assurer de la constance de son souvenir. Sa lettre était brève, un peu heurtée et presque illisible. Il l'avait écrite, évidemment, étant sous l'influence de funestes pressentiments.

En ces heures où tant de choses tragiques s'accomplissaient et s'annonçaient, la Cour, à Saint-Cloud, c'est-à-dire les hommes ainsi que les femmes de l'entourage impérial, se préoccupaient peu, je l'ai déjà démontré en de précédents ouvrages, de la situation en laquelle se trouvaient jetés le pays et l'Empereur.

Les familiers des Tuileries continuaient de bien vivre, de rire et d'aimer, faisant, essoufflés, une halte, parfois, en leurs plaisirs, pour crier : A Berlin ! mais sans pitié pour le souci profond qui attristait l'Empereur, sans respect pour sa volonté à conjurer un conflit entre la France et la Prusse.

On s'amusait, alors, à la Cour, en face d'une vision de mort, comme l'on s'était amusé, jadis, devant l'avenir souriant.

On jouait aux petits jeux, on se promenait gaîment, on racontait des anecdotes ; mais on se refusait à reconnaître la gravité des événements, à parler même de ces événements.

L'un des galants de la Cour eut, un jour, un mot typique, à ce sujet.

Comme un officier du palais osait, devant lui, exprimer quelque doute douloureux sur l'issue de la campagne, il l'apostropha dédaigneusement :

— Vraiment, mon cher, vous êtes ennuyeux et, Si l'on vous écoutait, ce serait fini de rigoler. — L'issue de la campagne... eh bien, l'issue de la campagne n'est-elle pas toute indiquée ? — Nous irons conter fleurette aux Berlinoises, et ce sera charmant.

Un témoin du navrant spectacle que présentait la Cour, en 1870, rapporte que l'Impératrice ne se privait pas plus que les courtisans d'affecter une franche gaîté. Elle se plaisait à narrer des histoires et non des moins croustillantes.

C'est ainsi que détaillant, une après-midi, une visite qu'elle fit à un prince, lors de son voyage en Allemagne, elle révéla qu'après lui avoir fait admirer sa résidence, ledit prince la conduisit dans une vaste pièce ornée de multiples rangées de bois de cerfs et lui dit, en lui désignant ces trophées :

— Les cornes que Votre Majesté aperçoit, tout près du plafond, sont celles de mon père ; les cornes qui viennent au-dessous, sont les miennes.

Le prince s'exprimait mal et voulait indiquer que sa collection de cornes provenait de bêtes tuées par son père et par lui. Mais comme il était marié, son langage paraissait fort comique. L'auditoire souligna les paroles de la souveraine par des rires d'une indécence non dissimulée.

Il est un fait plus caractéristique encore et qui prouve toute la criminelle inconscience des familiers impériaux.

Le jour même où l'on reçut, à la Cour, la nouvelle de la défaite de Wissembourg, on servit, au dîner, une friture de goujons. Or, veut-on savoir sur quel sujet porta la conversation, pendant le repas ? — Sur les goujons. Cette affirmation peut paraître exagérée, insensée ; elle est exacte. Ce fut M. de Cossé-Brissac qui commença l'entretien sur cette question importante, auprès de laquelle celle qui concernait les pauvres soldats fauchés et vaincus, à la frontière, n'avait sans doute, pour tous ces fous, aucune valeur. M. de Cossé-Brissac craignait de manger des goujons s'ils étaient nés en Seine, à cause de l'empoisonnement du fleuve. Chacun, alors, dit son mot sur l'état plus ou moins hygiénique de la friture ; et comme les poissons furent reconnus pour avoir été pêchés dans la Seine, nul n'osa les toucher. Pendant que ces choses se passaient, à Saint-Cloud, pendant que les courtisans demeuraient effrayés devant un plat de goujons frits, des malheureux marchaient, en Alsace, au-devant de la mitraille, tombaient mutilés ; et l'Empereur s'en allait, errant, lamentable, comme dans le galop fantastique d'un cheval dont la Déroute fouettait la croupe.

Lady Stuart était bien vengée. La défaite avait frappé l'Empire, et l'Impératrice, sa rivale d'antan et l'Impératrice qui l'avait chassée des Tuileries, qui l'avait torturée, revenue à Paris, attendait, anxieuse, l'heure suprême et dernière de la ruine, l'heure suprême et dernière de son abandon.

On n'en pouvait plus douter, en effet : l'Empire allait disparaître dans la fumée des combats ainsi que dans la colère des masses populaires qui, dans l'ombre des faubourgs, s'agitaient et hurlaient des imprécations.

Le maréchal de Mac-Mahon, ayant été vaincu à Woerth, s'était retiré sur Châlons où l'Empereur l'avait rencontré.

Lady Stuart, en même temps qu'une impitoyable satisfaction l'envahissait devant l'effacement graduel de l'Impératrice, ressentit une profonde affliction à la pensée de l'infortuné souverain fuyant, d'étape en étape, sous les coups d'un destin implacable.

Elle eut une vision effroyablement triste de celui qui avait été son amant ; elle le vit abîmé sous le poids des désastres qu'il n'avait pas mérités, courbé sous la main cruelle d'un sort vers lequel on l'avait jeté misérablement ; elle le vit isolé, fiévreux, comme un pauvre être repoussé de tous, se raccrochant à son malheur même pour tenter d'en tirer quelque espérance, et elle se dit qu'il lui appartenait, lui ayant dû des félicités, de lui porter une consolation, de lui offrir la tendresse infinie et réconfortante de la femme — cette tendresse que des lèvres aimées savent, parfois, mettre sur le cœur d'un agonisant et dans laquelle il puise, pour mourir, comme une dernière et délicieuse sensation de vie.

Sans réfléchir aux obstacles qu'elle allait rencontrer, ou plutôt sans vouloir admettre ces obstacles, elle résolut de partir pour Châlons et de voir l'Empereur.

Lorsque Napoléon III décacheta le billet par lequel elle lui annonçait sa présence non loin de lui, et par lequel elle le priait de la recevoir, il fut pris d'une violente émotion. L'affection que lui témoignait cette femme qui n'avait été que sa maîtresse, cependant, qui avait souffert à cause de lui — cette affection spontanée, comparée à l'indifférence de ceux qu'il avait laissés à Paris, de ceux qu'il avait, durant le temps de sa puissance et de sa chance, gorgés d'or et d'amour, le toucha profondément.

Il voulut que lady Stuart se rendît auprès de lui, au plus vite, et il lui dépêcha un officier d'ordonnance pour lui porter son appel.

Quand la jeune femme parut devant lui, elle le trouva entouré de plusieurs généraux qui, discrètement, se retirèrent à son approche.

Alors, le malheureux souverain, morne, affaissé, les yeux humides, les mains tremblantes, s'avança vers lady Stuart, et, sans une parole, dans un grand geste désespéré, il ouvrit ses bras qu'il tint, une seconde, horizontalement tendus.

La comtesse Ellen, très pâle, devant cette affliction suprême, se précipita vers l'Empereur, saisit l'une de ses mains tremblotantes, et l'effleura de ses lèvres. Mais Napoléon III l'attira à lui et, laissant tomber sa tête sur son épaule, pareil à un enfant affligé, eut un long soupir. Puis, des mots sortirent de sa bouche, ainsi qu'une plainte :

— Ma pauvre amie... ma pauvre amie...

Lady Stuart essaya de le consoler, de répondre, à sa lamentation, par quelques paroles d'espoir ; mais l'Empereur, s'étant assis et l'ayant fait mettre à côté de lui, secoua tristement la tête :

— Non, dit-il, tout est fini ; nous sommes vaincus et je ne suis plus qu'une épave que roule une tempête.

Et montrant le ciel, il murmura :

— L'étoile n'est plus là-haut... vous savez... cette étoile que l'on me croyait fidèle et dont on me faisait gloire quand j'étais heureux. La jeune femme que la douleur, que le découragement de Napoléon III gagnaient, renonça à toute exhortation.

— Ah, sire, s'écria-t-elle, pourquoi avoir voulu cette guerre, pourquoi avoir voulu ajouter une satisfaction improbable à celle qui vous était assurée ?

L'Empereur qui souffrait alors beaucoup physiquement, était blême, était comme effondré sous le mal qui le torturait. En entendant cette phrase, pourtant, il se redressa et regarda fixement son amie.

— Vous pensez, fit-il, ainsi que tout le monde, que j'ai souhaité la guerre atroce qui ruine la France et qui va me faire perdre mon trône, peut-être...

La jeune femme demeura muette et attendit que le souverain s'expliquât. Il devina l'interrogation qu'elle n'osait formuler et reprit :

— Je n'ai pas voulu la guerre... j'ai tout fait pour la conjurer. Je pensais, je pense encore, que le différend élevé, soudain, entre la France et la Prusse, pouvait être examiné pacifiquement. Mais on a rendu tout arrangement impraticable entre les deux nations, et la guerre est devenue inévitable à la suite de complications, d'intrigues, de malentendus, d'imprudences que j'ignore encore et qui, dans l'ombre, se jouaient de ma volonté.

Lady Stuart, stupéfaite, eut une exclamation spontanée :

— Comment, sire, vous ne vouliez pas la Guerre et vous en avez signé la déclaration !

L'Empereur saisit, dans une violente étreinte, le bras de la jeune femme.

— Vous ne savez pas... vous ne pouvez savoir... J'ai déclaré la guerre parce qu'il ne m'était pas permis de m'opposer à sa réalisation.

— Mais qui, autour de vous, sire, avait donc assez d'autorité, assez d'infernal génie pour vous précipiter dans une aventure que vous réprouviez ?

Napoléon III remua les lèvres comme s'il allait parler. Mais il leva simplement les mains qu'il laissa retomber sur ses genoux, et il balbutia :

— Je ne peux répondre à votre question, madame.

Il y eut un silence, et pendant un moment, le souverain et sa maîtresse, les yeux dans les yeux, parurent échanger une même pensée qu'il leur était défendu d'exprimer. Puis, l'Empereur continua — et le fataliste qui était en lui, se révéla tout entier :

— Que j'aie désiré la guerre ou qu'elle m'ait été imposée par une force supérieure à la mienne, la guerre existe et il serait puéril de récriminer. Elle devait être, sans doute, et tout ce que j'aurais tenté pour l'empêcher, eût été inutile. Les jours des hommes, leurs joies ainsi que leurs maux sont comptés et nul n'en saurait amoindrir ou augmenter le nombre. Mon bonheur a pris fin et j'entre dans la peine. Où me conduira cette peine ? Ne sera-t-elle que fugitive et l'étoile magique dont je parlais tout à l'heure, reparaîtra-t-elle, pour moi, dans le ciel ? Un calvaire est devant moi ; je crois que je le gravirai jusqu'à son sommet. Il est un fait mystérieux et indéniable qui se présente dans la vie des hommes : étant donnée, dans l'évolution humaine, une joie sans mélange et de longue durée, une heure vient où cette joie agonise pour faire place aux misères. Ma joie, ou plutôt la joie de ceux qui m'entouraient, a trop existé, et la minute où toutes les félicités se paient, par des larmes, est née pour moi.

L'Empereur s'arrêta et une grande mélancolie l'envahit.

— Seulement, reprit-il, le destin est injuste envers moi, dans les circonstances actuelles ; je lui paie mon tribut plus que les autres, plus que ceux dont j'ai si souvent déploré les folies et qui sont, réellement, ses débiteurs.

Lady Stuart, très troublée, et toute pâle, écoutait l'Empereur sans trouver un mot qui rompît sa lamentable tristesse. Elle voulut, cependant, lui répliquer.

— Que comptez-vous faire, sire ? lui demanda-t-elle.

— Tout, même l'impossible, pour sauver la France.

— Qu'espérez-vous ?... une victoire, une grande et prochaine victoire ?

Napoléon III, dans un accent prophétique, lentement prononça cette phrase :

— Je n'espère rien.

La jeune femme eut un cri.

— Sire, vous êtes désespéré et vous voulez mourir !

— Un homme, madame, veut rarement mourir. Il est des cas, simplement, où il doit songer à la mort.

Et comme la comtesse Ellen, dans un flot soudain de larmes longtemps contenues, allait protester, il l'arrêta et, affectueux, tendrement soucieux d'elle, il lui dit :

— Oublions un peu notre chagrin et causons de vous, plutôt. Vous allez souffrir des maux qui m'accablent et, qui sait, peut-être maudire mon souvenir ?

Lady Stuart eut une révolte sincère et du mépris passa dans sa voix :

— J'ai trop peu figuré, sire, parmi les courtisans des Tuileries, pour être oublieuse ou ingrate. Votre souvenir me restera et je vous aimerai, infortuné, comme je vous ai aimé, heureux.

L'Empereur était ému.

— Je vous crois, fit-il, je vous crois. Vous m'avez toujours été bonne, même en un temps où la colère, où des soupçons certainement mal fondés, agitaient votre âme et provoquaient votre ressentiment contre mes proches. Je vous remercie de toute l'affection que vous m'avez prodiguée. Je vous remercie d'être venue, ici, me consoler.

Comme les sanglots de la jeune femme redoublaient, il ajouta, angoissé :

— Hélas, nous allons nous quitter, pour toujours, peut-être... Ah ! pauvre amie, pauvre amie, qu'il est triste, notre adieu.

Cette entrevue devait, en effet, être la dernière que lady Stuart eut avec l'Empereur. Elle ne le revit jamais, après la guerre, en son exil, et elle ne reparut que devant son cercueil, pour le pleurer.

Comme elle s'apprêtait à prendre congé de Napoléon III, le souverain se leva, se dirigea vers son nécessaire de campagne et dit :

— Je veux que vous emportiez un souvenir de moi, de cet entretien.

Et il lui offrit une gentille tasse à café en métal précieux, que la comtesse Ellen a pieusement conservée et qu'elle montre, à ses intimes, soigneusement serrée en une vitrine, dans son salon.

Rentrée à Paris, elle y retrouva son fils ; et dans le tumulte croissant des événements, elle attendit qu'un retour inespéré de la fortune vînt la tranquilliser sur le sort de Napoléon III.

Mais le sort semblait se complaire, dans un tragique plaisir, à mutiler l'Empire, et chaque jour jetait, dans le monde, la nouvelle d'une défaite pour les armes françaises.

Il devint bientôt évident que quelque drame, né de l'effervescence parisienne, s'ajouterait au drame qui se déroulait sur les champs de bataille, et lady Stuart, qui redoutait, non pour elle, mais pour son enfant, le contre-coup d'une convulsion populaire, résolut de quitter Paris.

Lorsqu'on annonça la catastrophe de Sedan, elle avait préparé ses malles, elle avait fermé sa maison et logeait à l'hôtel Meurice, rue de Rivoli.

 

C'était l'après-midi du Quatre-Septembre 1870.

Lady Stuart avait décidé qu'elle irait en Italie, pour y attendre la fin de la crise que subissait alors l'Europe presque tout entière, et elle s'occupait, devant partir le soir même de ce jour fameux, au rangement de ses effets, quand des rumeurs, soudain, montèrent de la rue et la firent tressaillir.

Elle se dirigea vers la fenêtre de sa chambre, tandis que le petit Jack, qui avait alors deux ans, trottinait, de ci de là, dans le désordre des valises, et elle vit un spectacle qu'elle ne devait jamais oublier.

Une multitude immense, des bandes d'hommes, de femmes et d'enfants, moutonnaient, ainsi qu'une mer en furie, dans le lointain, du côté de la Place de la Concorde, et s'avançaient, dans une poussée formidable, en vociférant, vers les Tuileries.

C'était la mort du Second Empire qu'en un De profundis terrible, le peuple clamait ; c'était l'hallali gigantesque du Second Empire que les masses humaines hurlaient, farouches et dévorantes, tout, enfiévrées d'un patriotisme exaspéré, suraigu ; et lady Stuart, dans une prompte conception des choses, comprit toute la superbe grandeur, et aussi toute l'horreur puissante qui se dégageaient de ce peuple vaincu, mais qu'un rêve de victoires faisait justicier.

La foule, envahissant le jardin du château, passait ainsi qu'une trombe qui aurait une âme, sous sa fenêtre, et elle la contemplait, dans un effroi ainsi que dans une involontaire admiration.

Alors, un sentiment singulier s'empara d'elle ; alors, elle eut une vision haineuse des faits qui devaient avoir lieu, aux Tuileries, derrière ces balcons et ces vitraux vers lesquels le peuple, toujours, se ruait.

Elle eut la vision d'une femme qu'elle détestait — elle eut la vision de l'Impératrice, effarée, fuyante, devant l'émeute, jetée, à son tour, hors de ce palais où elle avait régné ; elle eut le sentiment intense de toute son ancienne colère ressuscitée, et elle se dit que le destin la vengeait, en cette heure, plus qu'elle ne se serait vengée elle-même du mal qu'on lui avait fait ; elle se dit que le destin, en conduisant ces hommes et ces femmes exaltés, à l'assaut du palais, dans une pensée de représailles patriotiques, lui offrait la revanche suprême et infiniment délicieuse de toutes ses souffrances.

Dans la chambre, le petit Jack jouait avec des chiffons qui traînaient sur le tapis, et dans la rue, des hommes, encore et sans cesse, les bras nus, en blouses ou en paletots, les yeux affolés, sanguinolents, brisaient les emblèmes impériaux et jetaient les aigles au ruisseau.

Lady Stuart, prise tout entière par la démence qui portait ces hommes en avant, fut, d'un bond, près de son fils, le saisit en ses bras, et revenant avec lui à la fenêtre de sa chambre, elle lui montra les masses populaires, les aigles éventrées, les Tuileries mornes et solitaires puis, forçant l'enfant à frapper, l'une contre l'autre, ses deux petites mains, dans un applaudissement, elle eut un cri féroce, strident, triomphal :

— Regarde, mignon, regarde tous ces hommes, toutes ces choses... On nous venge !

 

Ainsi qu'il a été dit au début de ces pages, lady Stuart rentra en France, après la guerre, et fixa sa résidence à Paris.

Elle garda la mémoire de l'Empereur et porta son deuil.

Depuis, elle fut l'amie du duc d'Edimbourg, qui descendait secrètement chez elle, lorsqu'il venait à Paris. Elle en eut deux enfants.

Son fils Jack — le fils de l'empereur Napoléon III — est actuellement l'un des plus distingués officiers de l'armée anglaise.

 

FIN DE L'OUVRAGE