UN DRAME AUX TUILERIES SOUS LE SECOND EMPIRE

 

V. — RAISON D'ÉTAT.

 

 

Deux jours après la scène dramatique qui avait eu lieu entre Mlle Masson et lady Stuart, celle-ci, munie des indications qui lui avaient été fournies, arrivait à A..., village des environs de Nancy, et frappait à la porte d'une maisonnette de gentille apparence, bâtie à l'écart, un peu, des autres habitations et qu'il lui avait été aisé, sans éveiller la curiosité des paysans par des questions imprudentes, de reconnaître.

Une femme de vingt-cinq ans vint lui ouvrir.

Lady Stuart était fort émue, en cette heure suprême de sa vie intime, mais elle fit violence à son agitation, et ce fut sur un ton très calme qu'elle adressa la parole à la femme qui se montrait à elle.

— Madame Bernier ? demanda-t-elle.

— C'est moi, répondit la femme.

— J'ai à vous parler.

La paysanne, intriguée et méfiante, surprise aussi de la visite inattendue d'une personne imposante comme était lady Stuart, ne bougea pas et interrogea à son tour.

— Vous avez à m' parler ? — Vous vous trompez p't' être, madame ?

Lady Stuart que l'impatience gagnait, se fit un peu autoritaire.

— J'ai à vous parler et je ne me trompe pas, déclara-t-elle assez sèchement, puisque vous me dites être madame Bernier.

La femme, alors, s'effaça poliment.

— Entrez donc, madame, et excusez-moi de vous recevoir com' çà, fit-elle, en désignant d'un geste de ses mains, son accoutrement de ménagère.

La paysanne était jolie et la comtesse Ellen crut devoir, pour l'apprivoiser, lui faire un compliment.

— Vous êtes très bien ainsi, mon enfant, lui dit-elle, souriante, tandis que son regard roulait, inquisiteur, de droite à gauche, dans la pièce où on l'avait introduite ; une gracieuse fille comme vous n'a pas besoin de parure.

Puis, après un court silence, comprenant qu'il lui fallait expliquer sa visite, elle continua :

— Voici ce qui m'amène chez vous. Vous êtes mariée et nourrice. Dans quelques mois, je serai mère et dans la nécessité de confier mon enfant à une personne qui soit éloignée de Paris, où je demeure. Une dame, de mes amies, vous connaît et m'a donné votre nom. Je veux donc vous demander si je puis compter sur vous, lorsque le moment sera venu d'avoir recours à une nourrice.

La paysanne que l'appas d'un gain à recueillir sollicitait, répliqua naïvement :

— Votre amie... çà s'rait-y pas la dame qui a mis chez nous son enfant, il y a quelque temps ?

— Justement, affirma lady Stuart, c'est cette dame.

La femme se mit à rire.

— Ah, ben, on peut dire qu'ell' n'est pas gênante. D'pis l'jour où elle est venue nous porter le mioche, on n'la pus r'vue.

La comtesse Ellen crut habile d'expliquer l'absence anormale de son amie supposée.

— Cette dame, fit-elle, a des raisons très graves qui l'empêchent de visiter son enfant comme elle en aurait le désir. Mais elle prend de ses nouvelles sans que l'on s'en doute, sans que vous-même vous en doutiez.

La paysanne eut un geste d'indifférence.

— C'est ben c'que j'm'suis dit, souvent. Y doit y avoir un' histoire dans la naissance d'mon nourrisson. Mais comme, ces choses-là, n'me regardent pas et qu'la pension du p'tit été payée d'avance, plus payée même qu'elle ne vaut, je n'me suis jamais autrement inquiétée du reste. Quand vot' amie pourra reprendre son enfant, elle n'aura qu'à r'venir ici. Elle le trouvera bien portant, j'puis l'dire. Çà m'fera une vraie peine d'm'en séparer, car j'l'aime ben en dehors de c'qui m'rapporte ; mais quoi, y n'm'appartient pas.

Lady Stuart laissa parler la femme et quand elle se tut, renouvela sa question :

— Eh bien, nourrice, voulez-vous que, moi aussi, je vous confie mon enfant ?

— J'veux ben, madame ; on n'est pas riche et on n'demande pas mieux que d'gagner sa vie.

En cet instant, un homme d'une trentaine d'années, entra dans la maisonnette, en vêtements de travail, comme de retour des champs. Il s'arrêta, timide, en apercevant lady Stuart, et murmura un bonjour embrouillé.

La paysanne le présenta :

— C'est mon mari.

Puis s'adressant au jeune homme, en lui montrant la comtesse ;

— Madame vient, ajouta-t-elle, pour un nourrisson à élever après celui qu'j'ai.

— Bien merci, madame, dit Bernier.

Et répondant à sa femme :

— Çà n'te fatiguera pas, au moins, interrogea-t-il affectueusement, d'élever, com' çà, deux mioches, coup sur coup ?

La paysanne eut un beau rire.

— S'y n'y a qu'çà qui t'tourmente, reste tranquille... On n'est pas une parisienne, pas vrai ?

Cette dernière phrase fut prononcée dans l'absence de toute réflexion. La paysanne la regretta, aussitôt, comme une raillerie dirigée contre sa visiteuse.

— Oh, pardon, excuse, madame, murmura-t-elle, confuse et rougissante, je n'dis pas çà pour vous.

Lady Stuart affecta de la gaîté et sembla l'approuver.

— Vous ne me fâchez pas, ma fille, et je pense que vous avez raison : les parisiennes sont de bien mauvaises nourrices.

Toutes ces paroles — prélude de la scène qui se préparait — commençaient à impatienter la comtesse Ellen. Elle décida de précipiter le résultat de son voyage.

— Nous sommes d'accord, reprit-elle ; vous élèverez mon enfant et vous serez bien récompensée des soins que vous lui donnerez. Je vais donc me retirer et je ne reviendrai que dans quelques mois. Mais j'ai une commission à faire, chez vous, avant de m'en aller. Mon amie m'a chargée d'embrasser son petit garçon. Voudriez-vous me le présenter ?

La paysanne n'objecta rien à cette requête qui lui parut toute naturelle.

— Je vais le chercher, madame, déclara-t-elle.

Et elle ajouta :

— Mais il dort et quand on l'réveille, com' çà, tout d'un coup, il n'est pas ben aimable.

En prononçant ces mots, elle disparut dans une chambre contiguë à celle où était lady Stuart et elle en sortit bientôt en tenant, en ses bras, un gentil petit gars fort en colère et exprimant sa fureur d'avoir été dérangé, dans son sommeil, par des cris perçants ainsi que par des gesticulations de ses deux poings crispés.

L'enfant, en vérité, était superbe et, en le voyant, la comtesse Ellen crut qu'elle allait défaillir. Cet enfant, ce beau petit être qui s'agitait inconscient, devant elle, était son fils, son fils qu'elle retrouvait, enfin, après avoir cru qu'elle en serait séparée à tout jamais — son fils pour qui elle avait pleuré, pour qui elle avait souffert, pour qui elle avait pensé mourir.

Dans un mouvement spontané, instinctif, qui eut paru suspect à un observateur, elle se porta au-devant de la nourrice et elle lui arracha presque l'enfant des mains.

Et, alors, sans l'embrasser, elle le regarda, longuement, fixement. Mais l'enfant qu'elle serrait contre sa poitrine ne lui paraissait plus pareil à celui qui lui avait été volé. Des mois s'étaient écoulés depuis qu'on le lui avait dérobé et ses traits s'étaient modifiés ; les lignes vagues de son visage s'étaient perdues, pour faire place à d'autres lignes qui, elles aussi, étaient destinées à s'effacer. Lady Stuart ne reconnaissait plus son fils et une douleur atroce l'étreignait, un doute épouvantable s'emparait d'elle. Si l'agent Frépont s'était trompé ; si la fille Masson, tout en étant sincère dans ses aveux, avait fait le récit d'un rapt identique à celui dont avait été victime la comtesse Ellen, mais qui demeurait étranger à sa peine ; si, en un mot, l'enfant qu'elle pressait sur son sein, n'était pas son fils, était le fils d'une autre femme, abîmée, ainsi qu'elle, en un deuil éternel ?

Lady Stuart, dans le chaos de sa pensée, était comme prête à s'effondrer, à mourir, là, dans cette maison, où elle avait espéré rencontrer tant de joie, et elle était pâle, affreusement.

Son attitude était trop indépendante d'elle-même pour qu'elle échappât aux regards des paysans.

La nourrice, en effet, la vit ; mais, dans sa naïveté, la mit au compte d'une émotion causée par la maternité prochaine qu'avait annoncée la jeune femme.

— Si çà vous produit tant d'effet, d'voir l'enfant d'vot'amie, madame, dit-elle, qu'est-ce donc que ça sera quand vous aurez l'vot' ?

Lady Stuart entendit-elle les paroles de la paysanne ? Non, en cette minute. Mais plus tard, elle se les rappela, comme on se rappelle le fait infime qui a déterminé une crise dans notre existence et auquel on n'a point, alors qu'il avait lieu, prêté attention. En l'instant où ces paroles furent prononcées, elles n'eurent, pour l'oreille de la comtesse, que la valeur d'un son. Mais ce son fut la cause qui la ramena à la réalité de sa situation.

Abandonnant, soudain, toute songerie pénible, mue comme par un souvenir précis, elle saisit l'enfant, lui découvrit l'oreille droite et l'ayant examiné, avec des yeux de folle, elle n'eut que le temps de le rendre à la nourrice, jeta un grand cri et s'affaissa sur le carreau, évanouie.

L'homme et la femme qui étaient les témoins de- cette scène et qui ne la comprenaient pas, se précipitèrent vers la comtesse et s'empressèrent la soigner.

— Pauvre dame, fit la nourrice.

Puis, elle ajouta :

— En v'là une qui f'ra un' bonne mère. Le paysan semblait réfléchir.

— M'est avis, dit-il, qu' tout ça, c'est louche. On ne s' trouve pas mal, voyons, parce qu'on embrasse l'enfant d'une amie..

En ce moment, lady Stuart, sortant de sa syncope, rouvrait les yeux et la paysanne fit, à son mari, un geste pour lui imposer silence.

Tous deux, penchés sur la malade, attendaient qu'elle parlât. Mais comme elle demeurait muette, le regard errant, la nourrice voulut provoquer un mot, de sa part, dans la pensée que ce mot mettrait fin à son évanouissement.

— Eh ben, madame, demanda-t-elle, ça va-t-y mieux ?

Le mot qu'elle espérait sortit, alors, de la bouche de lady Stuart, mais son effet fut terrible.

— Mon enfant ; murmura-t-elle, mon enfant... je veux mon enfant. Les paysans se redressèrent, effarés.

— Son enfant, balbutia la femme ; elle a dit : mon enfant.

— Tu vois, répliqua Bernier, qu'j'avais raison. Y a du louche, ici.

Lady Stuart, assise, maintenant, sur un fauteuil à siège de paille tressée, et plus en possession d'elle-même, entendit cette dernière phrase.

— Il y a du louche, ici, en effet, dit-elle ; mais il y a aussi une chose vraie qu'il faut que vous sachiez : je suis la mère de l'enfant dont vous avez la garde et je viens vous le réclamer.

Bernier s'avança, alors, et prit un ton de fermeté :

— Madame, nous n' vous connaissons pas. Vous entrez chez nous, sous prétexte de chercher une nourrice pour un enfant qu' vous allez mettre au monde, et y' là qu' tout à coup, vous nous racontez un' aut' histoire en vous déclarant la mère du p'tit qu'on nous a confié. Vous pensez ben, sauf l' respect que j' vous dois, qu' nous n'allons pas, com' ça, nous dessaisir de c' t' enfant sans avoir la preuve de c' que vous affirmez.

— Cette preuve, vous l'aurez, mon ami. L'enfant que vous élevez est mon fils. Il a été volé chez les gens qui l'avaient, ainsi que vous, en garde, et quand vous me l'avez présenté, je ne l'ai pas reconnu, je ne pouvais le reconnaître. J'ai même douté, un moment, qu'il m'appartînt. Mais je me suis souvenue que mon petit garçon qui se nomme Jack...

— Léon, rectifia l'homme.

— Que vous appelez Léon, continua la comtesse, portait, derrière l'oreille droite, une cicatrice, un signe de naissance. C'est ce signe que possède également votre nourrisson, qui m'a donné et qui me donne la certitude que cet enfant est le mien.

Le paysan était embarrassé ; mais sa méfiance  ne le quittait pas.

— Faites excuse, madame, répondit-il, si tout en croyant qu' vous dites la vérité, j'ai l'air de n' pas ajouter foi à vos paroles. Vous comprenez que vot' réclamation doit s'appuyer sur de vraies preuves pour qu'on y fasse droit. Jusqu'à c' que vous nous procuriez ces preuves, nous n' lâcherons pas l' petit.

— Vous agissez bien, mon ami, et si ceux à qui j'avais, naguère, confié mon fils, avaient fait comme vous, je ne l'eusse pas perdu. Vous aurez les preuves que vous exigez, je le répète. Mais, en attendant qu'elles vous autorisent à me rendre mon fils, je ne me séparerai plus de lui.

Bernier ne cédait rien de ses soupçons ; mais l'attitude de lady Stuart s'imposait à lui et il devinait vaguement que le mystère qui se levait, ainsi soudainement, devant lui, voulait qu'il fût prudent dans ses actes comme dans ses discours. En présence de l'obstination de la comtesse, il eut un sourire.

— Soit, madame, conclut-il. On n'est pas au large ici, mais on vous logera du mieux qu'on pourra.

Puis, comme la jeune femme l'interrogeait, lui demandait des détails sur la remise, entre ses mains, du petit Jack, il lui fit la narration des faits qui l'intéressaient. Une dame, un jour, lui avait apporté un enfant en disant qu'il se nommait Léon et en laissant ignorer son nom de famille. Cette dame lui avait indiqué une adresse, à Paris, où il pût écrire à l'occasion. Mais ayant envoyé deux ou trois lettres, à cette adresse, et n'ayant obtenu aucune réponse, il ne savait, maintenant, devant les révélations qui lui étaient faites, si les lettres ne s'étaient pas perdues. Comme on lui avait versé une forte somme d'argent, pour l'entretien de l'enfant, avec promesse de renouveler ce paiement, au sevrage, il n'avait pas cru utile de se tourmenter, et il avait jugé que si un secret concernant la naissance du petit garçon existait, il lui était défendu de tenter de le connaître.

Lady Stuart ne put s'empêcher de pleurer, en écoutant Bernier. — Ainsi, son fils, son cher petit Jack, avait été livré à de braves gens, sans doute, mais à des gens qui se seraient trouvés, en un temps, peut-être, sûrement même, embarrassés de lui, soit qu'on exigeât d'eux l'état-civil de l'enfant, soit que les émoluments qu'il leur valait, fussent supprimés, comme il était aisé de le supposer. Ainsi, son fils, avait été jeté dans la vie comme une épave détachée d'un navire, comme une épave que la mer balance, déchiquette et engloutit.

— Je vous récompenserai, dit-elle à Bernier, des soins que vous avez eus pour mon fils, et vous ne regretterez pas trop les ennuis que je vous cause, actuellement. Je bénis le ciel qu'il soit tombé entre vos mains. Vous êtes de bonnes gens. Mais je frémis en songeant que ceux qui l'ont volé auraient pu, s'ils l'avaient voulu, le faire disparaître à tout jamais.

Le même jour, lady Stuart, impatiente de reprendre son fils, écrivit à l'Empereur, et sa lettre, brève, nette, était comme un cri involontaire de triomphe et de revanche.

Sire, disait-elle, je suis à A..., près de Nancy, chez deux paysans, les époux Bernier. J'ai retrouvé, chez ces gens, l'enfant qui m'avait été dérobé. Mais ils se refusent à me le remettre, sans avoir la preuve de mon droit. Je n'ai pas le désir de faire cette preuve légalement, à moins qu'on ne m'y oblige. Je supplie, donc, Votre Majesté, de donner des ordres pour que la remise de mon fils me soit faite immédiatement.

Ayant tracé ces lignes, elle pria Bernier de porter le pli cacheté à la poste. Le paysan, en lisant la suscription : — A Sa Majesté l'Empereur, au palais des Tuileries, eut un sursaut pareil à celui qu'éprouve un être endormi, brusquement réveillé, et il commença à regarder lady Stuart d'un œil moins soupçonneux.

 

Lorsque la lettre écrite par lady Stuart arriva aux Tuileries, l'Empereur était absent.

Comme elle était adressée sous le couvert de la plus absolue personnalité, le chef du cabinet et le secrétaire particulier de Napoléon III, en classant le courrier, la déposèrent, avec plusieurs autres enveloppes, sur le bureau du souverain. Ce ne fut donc qu'un peu tardivement que l'Empereur put la lire ; et comme il éprouva un sincère contentement en apprenant qu'enfin sa maîtresse avait réussi dans ses recherches, comme aussi il fut heureux que cette affaire se terminât sans bruit, il télégraphia au préfet de Nancy, pour le prier de se mettre en relations avec la jeune femme, et pour lui ordonner de respecter toutes ses volontés.

Quoiqu'il eût tenté, jadis, au lendemain du drame de La Verrière, d'opposer aux accusations que lady Stuart dirigeait contre l'Impératrice, un semblant de dénégation, un doute, en ce qui concernait la participation de la souveraine au rapt de l'enfant, était resté dans l'esprit de l'Empereur.

A la suite d'une explication violente avec sa compagne, ce doute ne s'était pas effacé, et Napoléon III qui en souffrait, voulut encore essayer de le dissiper. Il lui eût été doux de penser nettement que l'Impératrice avait été étrangère à une action si coupable ; et comme l'occasion lui offrait la possibilité de se renseigner de nouveau, il décida de ne la point négliger.

Muni de la lettre de la comtesse Ellen, il se rendit auprès de l'Impératrice et provoqua, entre elle et lui, un entretien qui devait, dans son esprit, faire naître une certitude favorable au vœu intime qu'il formulait.

La souveraine était dans sa chambre, lorsque l'Empereur parut devant elle.

— Je vais enfreindre vos désirs, lui dit-il, en vous parlant d'une personne que vous n'aimez pas. Mais, pardonnez-moi. Il vient de se passer, au sujet de cette personne, un fait tellement grave que je ne puis me dispenser de vous le communiquer.

L'Impératrice, soupçonneuse et agressive, se redressa comme sous le coup d'une colère soudaine :

— C'est, sans doute, de lady Stuart qu'il est question, encore ?

L'Empereur, sans répondre directement à cette phrase et, pour éviter des récriminations, répliqua :

— Vous vous rappelez qu'un affreux malheur avait frappé lady Stuart, qu'on lui avait volé son enfant. Eh bien ! cet enfant est retrouvé ; et comme on ne voulait pas le lui rendre, j'ai commandé au préfet de Nancy, où elle réside, en ce moment, de l'appuyer dans sa réclamation.

L'Impératrice eut un imperceptible tressaillement, mais son visage habituellement fardé, afin de cacher les taches de rousseur qui le couvraient, ne révéla point l'état de son âme. Elle demeura quelques secondes silencieuse, puis répondit sur un ton en apparence indifférent et sarcastique :

— C'est tant mieux, vraiment, que cet enfant soit rendu à sa mère. Je me réjouis de cette nouvelle avec vous, si elle peut, de quelque façon que ce soit, vous contenter.

L'empereur comprit l'hostilité qui se cachait dans ces derniers mots :

— Cette nouvelle me satisfait, pour deux raisons, objecta-t-il. Parce que, tout d'abord, un crime ayant été commis, ce crime n'aura point les résultats qu'on en attendait ; parce qu'ensuite, votre nom a été mêlé à cette aventure — vous ne l'ignorez pas — et qu'ainsi, il n'y aura plus lieu de le prononcer.

L'Impératrice qui s'occupait à ranger quelques bibelots, se tourna vers Napoléon III et devint violente.

— Je me souviens, en effet, gronda-t-elle de sa voix rauque, que vous m'avez fait l'injure de m'interroger, naguère, au sujet de l'enlèvement du fils de lady Stuart. Il parait qu'alors, on osait m'accuser d'avoir eu une part quelconque dans cette intrigue. Je suis ravie et désolée de cette accusation : j'en suis ravie parce qu'il est bon que l'on me croie capable de haïr mes ennemis, même exagérément ; j'en suis désolée parce que, dans la circonstance actuelle, je ne mérite nullement les facultés imaginatives que l'on me prête.

L'Empereur prit un visage sévère.

— L'ironie est mal venue ici. Vous devriez songer qu'un scandale édifié sur votre nom, frappe ma personne plus que la vôtre.

La souveraine éclata.

— Un scandale... C'est vous qui semblez m'imputer le scandale que lady Stuart a provoqué, par sa présence, aux Tuileries, en accueillant des propos outrageants que je dédaigne même de relever ! En vérité, je me demande si c'est bien vous qui parlez ainsi. Un scandale, oui, a eu lieu par le fait de cette femme... un scandale, oui, a eu lieu, par le fait d'un homme qui s'est compromis avec elle... Me comprenez-vous, ou dois-je préciser davantage ma pensée ?

— Je vous comprends, fit l'Empereur, et je vous supplie de ne point renouveler contre moi et contre vous, une scène que vous avez répétée tant de fois, déjà, et qui n'a pour excuse qu'une jalousie d'autorité. Vous haïssez lady Stuart, comme vous haïssez toutes les femmes qui M'ont approché, soit. J'aurais supposé, cependant, que sa douleur vous eût touchée, et que vous eussiez ressenti quelque joie désintéressée, quelque joie humaine, à connaître le soulagement de son cœur maternel. Je me suis trompé. Pardonnez-moi d'avoir troublé votre quiétude.

S'étant ainsi exprimé, l'Empereur sortit de la chambre de sa compagne.

Cette scène rapide que Napoléon III raconta, plus tard, à sa maîtresse, fut pareille, à peu près, à toutes celles que le souverain eut à subir, durant le temps de son règne, de la part de l'Impératrice, au sujet de ses relations féminines, vraies ou imaginées. L'Empereur se dérobait, habituellement, par la fuite, à ces déclamations conjugales, et, ce soir-là, il n'attendit pas que l'Impératrice se livrât à quelque excentricité, à des cris ou à des mutilations d'objets divers, pour se préserver de sa colère. Il la quitta et rentra dans ses appartements, courbé sous une tristesse poignante ; car le doute qui l'avait poussé vers sa compagne, demeurait en lui après la discussion qu'il avait eue avec elle, entier, profond, lamentable, comme avant cette discussion.

Peu de personnes, certainement, se sont jamais représenté l'impératrice Eugénie dans l'attitude qui vient de lui être prêtée ici, en proie soit à une crise de véritables éclats de voix, soit à un accès de fureur la portant à briser, à mettre en pièces, tout objet que sa main atteignait lorsqu'elle était sous l'influence d'une violente contrariété.

Cette attitude n'est malheureusement que trop réelle ; et s'il est besoin d'une anecdote pour l'affirmer absolument, il suffira de rappeler la scène qui eut lieu entre elle et le maréchal Niel, lorsque l'illustre soldat, étant ministre de la guerre, travaillait activement à la réorganisation de l'armée.

On sait qu'à cette époque l'empereur Napoléon III réunit, en conseil spécial, les maréchaux ainsi que les principaux dignitaires de la Couronne, pour les consulter sur l'opportunité d'une guerre avec la Prusse et ses alliés.

L'Empereur devinait que cette guerre était inévitable et il eût désiré qu'elle fût déclarée alors, afin de ne point permettre à la Prusse de se fortifier et de lutter victorieusement contre nous, dans un temps plus éloigné.

Mais, après examen attentif de l'état de notre armement, il fut reconnu que nous n'étions pas prêts à entreprendre une campagne périlleuse, et il fut résolu que l'on constituerait un effectif militaire susceptible de combattre, sans trop de risques, les forces prussiennes.

L'Impératrice, déjà, souhaitait avec énergie une action immédiate et, comme elle devait le faire en 1870, lorsqu'on lui apprit que la guerre ne pouvait être déclarée, elle entra dans une colère terrible, apostrophant tous ceux qui ne l'approuvaient pas.

On vivait, alors, aux Tuileries, dans une irritation, dans une surexcitation de tous les instants. Or, une après-midi, comme M. le maréchal Niel, en compagnie de Napoléon III, exposait à l'Impératrice les raisons qui l'avaient déterminé à renoncer momentanément à une lutte inégale, la souveraine, au mépris de toute étiquette, de toute réserve, s'emporta. violemment ; à bout d'arguments, saisit un encrier, sur le bureau de l'Empereur, et le lança contre le maréchal.

Le soldat, atteint en plein corps et maculé d'énormes taches noires, s'inclina simplement et sortit.

Une explication terrible s'éleva, après son départ, entre l'Empereur et sa compagne ; mais cette querelle, pas plus que celles qui l'avaient précédée, pas plus que celles qui devaient la suivre, ne pouvait changer le caractère de la jeune femme.

Cette anecdote ne saurait être contestée. Elle a été rapportée par Mme la maréchale Niel, elle-même, à l'un de ses amis, par Mme la maréchale Niel, vivante encore, qui seule aurait qualité pour la démentir, mais qui, dans sa loyauté profonde, ne la démentira pas.

L'Impératrice eut une semaine de maussaderie à la suite de la discussion qu'elle avait eue avec Napoléon III, à la suite plutôt de la contrariété qu'elle avait ressentie à la nouvelle que sa vengeance qu'elle avait crue absolue, irrémédiable, était conjurée.

Mais, comme elle prenait vite son parti des choses, bonnes ou mauvaises, qui la touchaient, comme son esprit était incapable de s'arrêter longtemps sur un même point, quelque important qu'il fût, elle recouvra rapidement sa gaîté, son insouciance, et elle parut ne plus songer au drame qui l'avait, un instant, tourmentée.

C'était la folie suprême, c'était la joie effrénée, à cette époque, aux Tuileries ; et dans l'exaltation des plaisirs qu'on y goûtait, il eût été fort difficile à la souveraine, ainsi qu'à ses familiers, de s'attarder en des morosités. C'était la folie suprême, c'était la joie effrénée provoquant l'oubli égoïste de tout ce qui ne s'accordait pas avec elles, emportant dans un tourbillon magique et formidable, tout ce qui s'écartait du programme voluptueux qu'elles exigeaient. Des rires, des baisers, étaient sur toutes les lèvres, allaient vers toutes les alcôves. Et dans la nervosité qu'ils imprimaient aux cerveaux des hommes, aux sens des femmes, dans le trouble qu'ils mettaient en tous les regards, nul ne s'apercevait que, dans le ciel impérial, jusqu'alors serein, des nuages s'amassaient rayés de lueurs menaçantes, roulés par un vent violent, en des grondements prophétiques. — L'année 1869 agonisait, alors, comme en une sorte de convulsion non avouée, encore, et avec elle agonisait joyeusement l'Empire ou plutôt le clan des courtisans qui s'était incarné dans l'Empire. Tout, en ce temps, dans la rue parisienne, en province, à l'étranger, eût dû contribuer à imposer silence aux rieurs. Mais leur égoïsme jouisseur était lancé sur une pente trop inclinée pour qu'il pût faire un retour en arrière, et tous, hommes et femmes, s'en allaient à l'abîme, dans l'épouvantable et pourtant superbe ivresse de demi-dieux qui ne se doutent pas que leur culte est usé. — Les courtisans du Second Empire furent de merveilleux voluptueux que l'on peut, sans déraison, comparer à ces patriciens antiques qui aimaient à mourir dans le parfum endormeur des roses, dans la fièvre épuisante des baisers.

Ce fut dans le temps de cette griserie cynique, de cette alarme méconnue, que lady Stuart rentra à Paris avec son fils.

Elle y retrouva l'agent Frépont, fidèle à la consigne qu'il avait reçue, et tenant compagnie, non sans quelque difficulté, à Mue Marthe Masson.

En apercevant la jeune femme, la demi-mondaine eut un mouvement de joie et pensa que sa captivité allait cesser. Mais elle comptait sans la rancune de celle qu'elle avait fait pleurer et, dès les premiers mots qu'elle lui adressa, dans le sens d'une séparation, elle fut cruellement détrompée.

— Je ramène mon fils, lui dit lady Stuart, non grâce à votre complaisance, à vos aveux, mais grâce à la crainte de représailles que vous avez méritées. Hier, dans ma douleur, je vous eusse torturée avec passion ; aujourd'hui, dans mon bonheur, je ne vous ferai pas de mal, mais je me demande si je dois, ainsi que vous le souhaitez, vous rendre à la vie, vous laisser sortir de ma maison, sans vous avoir infligé une expiation. Que ferai-je de vous ? Quel châtiment vous imposerai-je ? Je ne sais. Mais en attendant que j'aie pris, à votre égard, une résolution, je vous garde, vous êtes à moi.

Ce discours jeta l'effroi dans l'âme de la jolie fille. Désespérant de rien obtenir de lady Stuart, en faveur de sa délivrance, elle se retourna vers l'agent Frépont pour le prier d'intercéder auprès de la jeune femme, au sujet de son sort.

— On exerce, ici, contre moi, un acte de séquestration, déclara-t-elle, dont on pourrait avoir, plus tard, à s'expliquer devant les tribunaux. Que veut-on de moi ? Que ce soit volontairement ou forcément, j'ai aidé à la recherche de l'enfant. Je n'ai rien, désormais, à démêler avec la mère. Que signifient donc les paroles énigmatiques qu'elle a prononcées ? Elle ne va pas me tuer, je suppose.

Frépont lui toucha l'épaule avec bonhomie.

— Lady Stuart ne m'a pas révélé ses projets, répondit-il. Mais je crois pouvoir affirmer qu'elle ne s'embarrassera point de vous très longtemps. Soyez donc patiente ; c'est le mieux ; quant à des réclamations judiciaires, renoncez-y, dès maintenant ; ce sera encore mieux.

La demi-mondaine se révolta.

— Si je jasais, cependant, il faudrait bien que l'on m'écoutât.

— Non, ma fille, non, on ne vous écouterait pas.

— Et pourquoi, s'il vous plaît ?

L'agent se mit à rire.

— Vous demandez pourquoi ? — En vérité, vous devriez mieux savoir le métier... Ignorez-vous que nous ne devons jamais jaser, nous autres, parce qu'en jasant, nous compromettrions, souvent, des personnages qui ne permettraient pas qu'on les compromît. Et alors...

— Et alors ?...

— Il y a des bouchons pour les sifflets qui font trop de bruit.

Marthe Masson tressaillit. Cette phrase, dans sa vulgarité, évoquait à ses yeux une force mystérieuse contre laquelle les imprudents ou les audacieux se sont brisés et se briseront, toujours, fatalement.

Elle ne répliqua rien, baissa la tête et parut accepter la résignation qui lui était conseillée.

Dès le lendemain de son retour à Paris, lady Stuart envoya quelques lignes hâtives à l'Empereur pour le remercier de son intervention et pour l'informer des événements qui s'étaient accomplis.

Napoléon III lui dépêcha aussitôt M. Hyrvoix, afin d'avoir, avec elle, un entretien tendant à connaître ses décisions futures ainsi que l'attitude que, dorénavant, elle affecterait vis-à-vis des Tuileries.

Mais toute la finesse du policier se heurta contre le mutisme de lady Stuart. Elle l'accueillit gracieusement, mais elle ne lui dit rien. Il dut se retirer sans avoir réussi à lui arracher une parole relative à la mission dont il était porteur. La comtesse Ellen lui exprima, simplement, sa volonté très arrêtée de ne se confier qu'à l'Empereur, et M. Hyrvoix, au lieu de communiquer à son maître une réponse concluante, ne put que lui transmettre la prière de la jeune femme qui sollicitait de lui une entrevue.

Malgré les préoccupations multiples qui assaillaient alors Napoléon III, malgré les inquiétudes qui l'enfiévraient, il songeait toujours à lady Stuart et s'avouait que la passion qu'elle lui avait inspirée n'était pas éteinte.

Tout autant, donc, dans la pensée de conjurer un nouveau scandale que dans le désir de se rapprocher de sa maîtresse, il obéit à son appel.

En revoyant la femme qu'il avait si profondément aimée et qui lui avait donné tant d'heures délicieuses, l'Empereur oublia le drame qui l'avait éloigné d'elle et fut réellement ému.

Il s'empara de ses mains, les baisa tendrement et resta, un moment, silencieux, tout à la caresse intime que lui procurait son contact.

La comtesse Ellen était, également, troublée devant Napoléon III, et elle souriait à l'expression de son attachement, comme on sourit à une chose très chère dont on a été longtemps privé et qu'on n'espérait plus goûter.

Cependant, cette joie intime échangée, l'Empereur voulut connaître les péripéties de l'aventure qui venait d'avoir un dénouement si heureux pour la jeune femme, et elle lui fit le récit des différentes phases qu'elle avait vécues, sans en omettre aucun détail.

Lorsqu'elle eut parlé, le souverain demeura pensif, comme plongé en des réflexions graves, et ne sortit de sa méditation que pour lever les bras au ciel, dans un geste qui, en cette heure, signifiait peut-être bien des choses qu'il ne pouvait révéler.

— Je me réjouis avec vous, lui dit-il enfin, du résultat favorable de vos recherches. Votre fils est bien à vous, maintenant ; ne le quittez plus jamais.

Lady Stuart regardait fixement son impérial visiteur. Soudain, elle l'interrogea.

— Eh bien, sire, croyez-vous, à présent que vous savez toute l'histoire du rapt, que j'étais dans l'erreur, lorsque je vous affirmais...

Napoléon III devina sa pensée et l'interrompit.

— Vous avez recouvré le bonheur, madame, n'accusez plus personne.

— Puisque vous éludez ma question, sire, je ne la renouvellerai pas ; mais éluder une question, n'est-ce point en reconnaître la valeur, n'est-ce point en consacrer toute la légitimité ?

— Par pitié, madame, ne me torturez pas et ne me parlez plus jamais de cette intrigue. L'Impératrice, ne l'oubliez pas, ne doit pas avoir été mêlée au drame de La Verrière. Quant mon sentiment personnel, sur toutes ces choses, je ne saurais le cacher : il y a, aux Tuileries, des gens qui me servent bien mal en voulant être agréables à l'Impératrice. Chaque jour, je remarque, autour de moi, des compromissions qui m'inquiètent, qui me préoccupent et qui jettent sur mon nom, sur mon autorité, le discrédit. Nous ne sommes plus au temps où la maison d'un souverain était en dehors des regards du public. La liberté que j'ai donnée à la presse profite à la curiosité de la foule et se dresse contre moi. Comment ceux qui prétendent m'aimer ne comprennent-ils pas qu'ils font le jeu de mes pires ennemis, en prêtant leur appui, en offrant leur concours au scandale, de quelque côté qu'il vienne, quelle que soit la main qui le dirige, quelle que soit la volonté capricieuse qui le tolère ?

Lady Stuart écoutait attentivement l'Empereur et recueillait, avec stupéfaction, ses lamentations.

— Un mot de vous, sire, suffirait pour faire cesser cette anarchie qui trouble les Tuileries.

Napoléon III, tout en marchant devant la jeune femme, reprit :

— Un mot de moi... vous pensez, madame, qu'un mot de moi aurait raison des coteries qui se forment et qui s7agitent, au château ? Vous vous trompez. Ce mot, je l'ai dit, je l'ai répété, et il n'a pas été entendu. Ah ! il y a des heures où je suis tenté d'admettre ce qui me semble impossible, pourtant, où je suis tenté d'admettre que nul de ceux qui m'approchent ne m'aime sincèrement ; que nul de ceux qui s'inclinent devant moi ne me craint ; que nul de ceux que j'entretiens — comme des parasites — n'a souci de mon bonheur, de l'avenir de ma dynastie... Tous ces hommes, toutes ces femmes qui se partagent la joie que je leur vaux, ne me considèrent, je commence à le croire, que comme le pourvoyeur de leurs félicités et édifient leur égoïsme sur ce qu'ils appellent — on m'a rapporté des propos inconvenants, à ce sujet — ma rêverie.

L'Empereur se tut, une seconde fois ; puis il continua avec une force de voix inaccoutumée :

— Ce sont des fous, ce sont des fous... ce sont peut-être des misérables... Ils se reposent trop sur ma bienveillance. Mais qu'ils se gardent... Un jour viendra où je les ferai rentrer dans le devoir... où je les chasserai...

Lady Stuart était loin de s'attendre à cette scène dans laquelle le souverain paraissait, comme malgré lui, épancher le trop-plein de son amertume, montrer qu'il n'était pas aveugle devant les excentricités, devant les responsabilités qu'accumulaient, en s'abritant de son nom, les familiers des Tuileries.

Elle ne put contenir une exclamation :

— Est-il vrai, sire, que ce tableau navrant que vous faites de votre maison, soit exact ? Est-il vrai que votre bonté n'ait eu, pour résultat, que de faire naître autour de vous l'égoïsme et l'hypocrisie ?

— Cela est vrai, madame. Cependant, je ne dois pas être injuste dans la peine que j'éprouve. Je suis aimé, aux Tuileries, par Lepic et par deux ou trois autres braves cœurs qui n'ont pas la meilleure part des plaisirs. Je suis aimé encore — vous allez rire, madame — par mes serviteurs, et j'entends, par serviteurs, le personnel domestique du palais. A part ceux-là, je ne rencontre, devant moi, que fausseté et que bassesses intéressées.

Et l'Empereur eut une expression d'indicible découragement, de tristesse, de dégoût :

— Ah ! madame, si vous saviez !...

Puis, il ajouta :

— Viennent les mauvais jours, vous les verrez, tous ces courtisans qui vivent actuellement de ma vie, se disperser et m'oublier.

La jeune femme voulut essayer de dissiper l'humeur noire du souverain, mais il lui imposa silence du geste et conclut :

— Je vous demande pardon... je vous ennuie et je me laisse entraîner, devant vous, parce que je sais que vous êtes mon amie, à dire tout haut des choses qua je devrais peut-être taire. Ne parlons plus de ces choses, voulez-vous, et faites-moi connaître, plutôt, ce que maintenant vous comptez faire.

Lady Stuart sourit.

— M. Hyrvoix, fit-elle, m'a déjà adressé cette question, sire, et j'ai refusé de lui répondre. A vous, je ne cacherai pas que mon intention est de continuer d'habiter Paris e de ne plus vivre en recluse. J'aime le monde, et puisque les Tuileries me sont fermées, j'espère me créer, ailleurs, des distractions.

L'Empereur caressa sa moustache.

— Je comprends votre désir. Vous ne pouvez, en effet, vous contenter d'une existence d'isolement. Mais le monde est périlleux pour ceux qui ont une histôire. Soyez prudente, madame.

— Le monde n'est périlleux — et méchant — que pour ceux qui veulent bien lui permettre de les dominer. Je lui prendrai peut-être beaucoup, sire, mais soyez assuré que je ne lui donnerai rien.

Napoléon III vint s'asseoir auprès de la comtesse.

— Et moi, que serai-je pour vous, en tout cela ? murmura-t-il dans la timidité charmante qui lui était habituelle avec les femmes dont il était épris sérieusement ; vous m'oublierez, vous aussi, et vous irez accroître le nombre des indifférents.

La jeune femme se fit caressante :

— Vous, sire, vous serez demain, pour moi, ce que vous étiez hier, avant notre cruelle séparation ; je ne vous oublierai pas, dans le bonheur, puisque j'ai conservé votre souvenir, dans le chagrin.

Un baiser tomba sur la main de lady Stuart et un balbutiement lui succéda.

L'Empereur, ressaisi par toute la grâce de sa maîtresse, se laissait emporter par la séduction qu'elle lui offrait, et elle-même, triomphante, après avoir craint que sa beauté ne fût désormais sans puissance sur le souverain, se sentait gagner par l'illusion d'un amour qu'au sens réel du mot et de la chose, elle n'avait jamais eu.

Ce soir-là, lui apporta les premières minutes de joie véritable qu'elle eût goûtées, depuis les événements tragiques qui l'avaient endeuillée.

Comme le souverain se disposait à la quitter, il sembla, tout à coup, soucieux, et revenant sur le récit qu'elle lui avait fait de l'enlèvement, il lui dit :

— Il ne faut pas retenir davantage, prisonnière, la fille dont vous m'avez parlé et qui a été la complice du rapt de votre fils. Permettez-lui de rentrer chez elle. Je vous certifie que vous n'aurez, désormais, rien à redouter de sa part.

La jeune femme, au nom de Mlle Masson, eut un mouvement de colère.

— C'est le sacrifice de ma haine, sire, que vous me demandez là.

— Faites, pour moi, ce sacrifice.

— Soit. On ne refuse pas une grâce à celui qui en accorde tant. Demain, cette fille sera libre.

L'Empereur remercia sa maîtresse de son obéissance à son désir ; puis il sortit de l'hôtel suivi, à distance, par les agents qui surveillaient sa promenade nocturne et qui, impassibles, battaient le trottoir, en l'attendant.

 

Quelques jours après la visite de l'Empereur à lady Stuart, l'agent Frépont se présentait devant la jeune femme, très ému.

La comtesse Ellen, surprise, l'interrogea.

— Eh bien, mon bon Frépont, que se passe-t-il ? Vous avez une figure toute bouleversée.

Le policier fit un grand geste et répondit :

— Ah, madame, je crois bien que je suis bouleversé ! Il vient de se passer une chose... une chose extraordinaire.

Lady Stuart eut un petit rire très sec.

— Allons, dites cette chose, Frépont. Mais après ce qui m'est arrivé, je doute que si extraordinaire qu'elle soit, elle m'étonne.

L'agent reprit :

— Il s'agit de Marthe Masson, madame.

— De Marthe Masson ? Cette fille ne m'intéresse plus, Frépont.

— Elle va vous intéresser, madame.

— Que voulez-vous dire ?

— Elle est morte.

Lady Stuart sursauta.

— Elle est morte !

— C'est comme j'ai l'honneur de vous l'annoncer. On a retiré son corps, ce matin, de la Seine, du côté de Neuilly.

La jeune femme regarda le policier.

— Le ciel l'a punie de son crime. Je ne la plains pas, je ne puis la plaindre ; elle m'à fait trop mal.

Puis se ravisant :

— Mais je parie que vous pensez un tas de choses que vous n'osez m'avouer... je parie que vous pensez que c'est moi qui, pour me venger, ai fait assassiner cette misérable fille ?

L'agent secoua la tête, en signe de dénégation, et baissa la voix.

— Je sais que vous n'êtes pour rien, madame, dans la mort de Marthe Masson ; mais je sais, en revanche, l'histoire de son suicide, car les journaux vous l'apprendront, Marthe Masson s'est tuée.

Lady Stuart, intriguée, indiqua un siège à l'agent.

— Vous aviez raison, Frépont, vous m'intéressez. Mettez-vous là et contez-moi cette histoire.

Le policier s'installa en face de la jeune femme et commença son récit.

— Je n'ai fait aucune réflexion, l'autre jour, quand, tout à coup, madame, vous m'avez déclaré que vous renonciez à des représailles contre mademoiselle Masson. Mais je me suis rappelé l'accusation si formelle que vous portiez, naguère, contre une haute personnalité à l'instigation de laquelle cette fille avait agi, selon vous, et j'ai pensé que si cette accusation était réellement fondée, la découverte de l'enfant ne pouvait être acceptée sans qu'un incident quelconque se produisit. Mademoiselle Masson démasquée par vous, vivante et libre, quoique ne possédant qu'imparfaitement le secret du drame auquel elle avait participé, devenait un danger pour ceux qui l'avaient employée. Si elle s'avisait jamais de parler, comment la faire taire ? Elle tenait, évidemment, un scandale sans cesse prêt à éclater, entre ses mains. Or, dans tous les temps, dans tous les pays et sous tous les gouvernements, il est de tradition, madame, de se débarrasser d'un gêneur. Mademoiselle Masson étant une personnalité inquiétante, désormais, je me suis dit que son affaire n'en resterait pas là. Comme je ne travaille pas, en ce moment, je me suis amusé à la surveiller, à la filer, et j'ai été largement payé de la peine que j'ai prise, à son endroit. Écoutez-moi, madame, vous n'allez pas rire, je vous le jure. Hier, à la nuit, je me trouvais, en observation, devant la maison de mademoiselle Masson, quand un homme est sorti avec elle et s'en est allé, en sa compagnie, du côté des Champs-Elysées. Là, comme un amoureux, il a pris une voiture et s'est dirigé vers l'Etoile. J'ai suivi mes personnages jusqu'au pont de Neuilly. Là, encore, l'homme et mademoiselle Masson sont descendus, ont payé le cocher et ont continué leur route, bras dessus, bras dessous, en longeant les rives de la Seine qui mènent à Saint-James. Sans perdre de vue l'homme et la fille, je me suis mis à leur piste. Ils ont marché, ainsi, durant l'espace d'un kilomètre environ. Puis, le monsieur s'est arrêté. — Alors, madame, oh ! alors, j'ai vu une chose terrible. La malheureuse croyait sûrement être en bonne fortune, se rendre en quelque villa appartenant à son compagnon, car le monsieur l'a prise comme pour l'embrasser et elle se livrait à lui, docilement, gentiment. Il l'a embrassée, en effet ; puis, soudain, la saisissant par la taille, il l'a rejetée violemment loin de lui. La pauvre fille a roulé sur le talus qui est à pic, presque, en ce lieu, a perdu l'équilibre, a poussé un grand cri un cri que j'entendrai toujours, et a disparu dans l'eau. Il y a eu comme un bruit sourd d'éclaboussures, comme un battement de linge mouillé, et tout est redevenu silencieux. Le monsieur, immobile, penché sur la Seine, est resté une bonne demi-heure, allant et venant, à l'endroit du crime. Puis, ayant constaté que nul ne pouvait le trahir, que sa besogne était accomplie, il s'en est revenu vers Paris, tranquillement, les mains dans ses poches, car il faisait assez froid. Si je l'avais arrêté, il aurait fait une drôle de tête. Mais je n'étais pas là pour le déranger dans ses combinaisons, et il avait des affaires qui ne me regardaient pas.

Et, philosophiquement, l'agent ajouta, sur le ton d'un homme habitué au spectacle de bien des choses qui ne doivent pas être révélées :

— Chacun a les siennes, dans la vie, n'est-ce pas ?

Puis, il conclut :

— Voilà ce que j'ai vu, madame. Ça ne valait-il pas la peine de vous être rapporté ?

La jeune femme avait écouté la narration du policier avec une attention anxieuse. Lorsqu'il eut parlé, elle ne lui répondit pas et sembla, tout d'abord, se livrer à une profonde songerie. Mais elle revint vite à la réalité des faits.

— Certes, mon bon Frépont, dit-elle, ce nouveau drame méritait de m'être raconté.

Et elle murmura :

— On a voulu que je rendisse la liberté à cette malheureuse et l'on m'a fait promettre de ne point tenter de me venger d'elle. Il aurait mieux valu, pour elle, cependant, que je lui fisse subir quelque châtiment. Je ne l'aurais pas tuée, moi, et me serais contentée de l'exiler de Paris.

Puis, dans un rire :

— C'est fort bien d'avoir confiance en moi, dans cette circonstance, Frépont. Mais je vous conseille de ne pas colporter cette aventure.

L'agent s'inclina et étendit la main comme pour un serment :

— Soyez rassurée sur mon compte, madame. Il m'en coûterait plus que je ne le voudrais, de ne pas tenir ma langue sur cette affaire. Malgré l'envie que j'en ai, même, je n'essayerai pas de connaître l'homme de la noyade. C'est bon, de loin, de chasser des oiseaux comme celui-là. Mais si on veut mettre la main dans leur nid, on reçoit des coups de bec.

Lorsque l'agent l'eut quittée, la comtesse Ellen se prit à méditer sur le sort de la jolie fille qui l'avait tant fait souffrir.

— Décidément, pensa-t-elle, je ne me sens aucune pitié pour cette misérable. Instrument toujours prêt pour le crime, cette femme était destinée à disparaître dans un crime. C'était sa condamnation que je prononçais lorsque j'accordais sa grâce à l'Empereur, l'autre soir. L'Empereur est bon et la résolution extrême qu'il a dictée, m'étonne. — L'Empereur est bon, oui ; mais la raison d'Etat s'imposait, en cette occasion, à lui. Marthe Masson, vivante, c'était peut-être, dans un temps indéterminé, toute l'intrigue de La Verrière révélée publiquement, l'Impératrice compromise, un chantage, même, menaçant ma tranquillité. Il fallait que cette fille mourût. La raison d'Etat n'est pas, en vérité, une trop sotte invention pour ceux qui bénéficient de ses exigences.

Ces considérations étant formulées, lady Stuart alla vers son fils qu'elle trouva en compagnie de sa garde. Elle le prit en ses bras, le couvrit de baisers comme s'il eût échappé à un danger imaginaire ; et comme il faisait un temps clair et doux, ce jour-là, elle l'emmena avec elle, au Bois de Boulogne, pour le tour du lac.