Philippe le Hardi, par tempérament et grâce aux événements, fut un roi guerrier jamais on n'avait vu jusque-là, réunies autour du roi de France, des armées telles que les osts de Foix, de Sauveterre et d'Aragon, trois en quinze ans, sans parler d'escarmouches incessantes sur les frontières. Or, les événements extérieurs de la guerre ont toujours sur l'histoire intérieure d'un règne un contre-coup manifeste d'abord les temps troublés par la menace des dangers publics sont favorables aux innovations politiques ; puis les dépenses immenses qu'exigent l'entretien des armées et l'occupation des terres conquises entraînent souvent, dans le régime financier, des changements qui intéressent l'économie tout entière de la chose publique. Enfin, grâce à des guerres fréquentes, l'organisation technique des services militaires, qui constituent une des branches de l'administration générale, se modifie en se pliant aux enseignements de l'expérience. C'est ce qui est arrivé de 1270 à 1285 ; les grands armements de Philippe III, si malheureux du reste, n'ont pas été, comme nous l'avons vu, sans influence sur le système des impositions publiques. Disons quelle fut leur action sur la transformation de l'ost féodal, qui s'opéra justement à la fin du XIIIe siècle, et sur les progrès de l'administration militaire. Les documents ne manquent pas ; on a même écrit de nos jours l'histoire militaire de Louis IX avec les rôles de l'ost de Foix et celle de Philippe IV avec les rôles de l'armée d'Aragon. La principale ressource militaire des rois féodaux, c'étaient les contingents fournis par leurs vassaux gentilshommes, seigneurs ecclésiastiques et roturiers des villes. Le roi pouvait convoquer en armes tous ceux qui lui devaient le service d'ost dans l'étendue de son royaume, ou bien publier son ban dans une seule province. C'est ainsi que tous les vassaux de la France du nord furent cités à comparaître, en 1272, à Tours ; en 1276, à Montfaucon ; en 1285, à Toulouse, tandis que ceux de la sénéchaussée de Carcassonne reçurent en 1274, en 1279, en 1282, des convocations supplémentaires[1]. Au XIIIe siècle, l'immense machine de l'ost féodal était déjà fort malaisée à mettre en branle. La semonce était faite par lettres circulaires des baillis aux hommes et aux communautés de chaque ressort ; encore des difficultés s'élevaient-elles quelquefois au sujet de la citation des arrière-vassaux[2]. La variété infinie des contrats de vasselage empêchait les contingents fournis par la semonce d'être d'un grand secours dès que les hostilités se prolongeaient et se concentraient vers des pays lointains ; les bourgeois de Rouen, par exemple, comparurent à Tours lors de l'expédition de Foix, devant le maréchal F. de Verneuil, pour représenter qu'ils ne devaient pas l'ost à plus d'une journée de marche de leur ville 3 ; tel personnage devait vingt jours, tel autre dix. Ce n'est pas tout ; les abbayes avaient perdu l'habitude d'exercer leurs tenanciers au métier des armes, depuis que les temps étaient calmes. Quand l'abbé de Saint-Maur, le 28 septembre 1274, eut l'idée de passer près des carrières de la Varenne la revue de ses hommes, équipés, suivant leur fortune, de cuirasses ou de gambesons, armés d'épées, de couteaux ou de flèches, les habitants de Nogent, de la Varenne et de Champigny s'attroupèrent pour contempler ce rare spectacle[3]. Ces pacifiques milices craignaient la fatigue ; elles n'auraient fait qu'encombrer les armées ; aussi beaucoup de seigneurs aimaient-ils mieux payer une somme d'argent que de servir de leur corps ; ils s'en trouvaient bien, et le roi n'y perdait pas[4]. Au moins les semonces étaient-elles efficaces, et, soit pour servir suivant les clauses de leur contrat de fief, soit pour se racheter, les vassaux y obéissaient-ils toujours ? Non. Il arrivait fréquemment que des personnes convoquées se disaient totalement exemptes du service de guerre[5]. Ainsi, en 1272, les évêques de la Narbonnaise protestèrent devant le sénéchal de Carcassonne qu'ils n'étaient pas tenus à l'ost ; ils invoquèrent leur immunité immémoriale et l'enquête, encore pendante, que Louis IX avait ordonnée pour vérifier cette immunité[6]. Ils le prièrent, en même temps, de renoncer aux saisies qu'il faisait sur leurs terres pour les punir de leur contumace. Guillaume de Cohardon refusa, sous prétexte que tout privilège devait être suspendu quand le roi venait pour rétablir la paix dans le pays ; quant aux saisies, il les avait accomplies sur l'ordre verbal du roi, confirmé par ses lettres closes. Philippe III se montra, en effet, très sévère pour les délinquants ; ses officiers saisirent des gages sur les terres de tous ceux qui s'étaient abstenus de paraître au rendez-vous fixé[7]. Le Parlement les condamna à de grosses amendes, variables juxta facultates suas[8]. C'étaient surtout les villes et les seigneurs ecclésiastiques qui furent ainsi frappés de punitions promptes et éclatantes. Les baillis étaient si diligents que les petits gentilshommes, pour le doute le roi[9], n'osaient guère ne pas répondre à leur appel. Cependant, il faut croire qu'il y eut, à l'occasion de la convocation de 1272, un grand nombre de désobéissances, puisque le roi jugea nécessaire, en 1274, pour conserver ses droits et châtier les coupables, de taxer l'amende des réfractaires[10]. D'après l'ordonnance de 1274, chaque baron réfractaire devait payer cent sous tournois pour les dépens qu'il aurait faits s'il était venu à l'ost et cinquante sous pour l'amende ; le banneret, vingt sous de dépens et dix sous d'amende ; le simple chevalier, dix sous de dépens et cinq sous d'amende ; le sergent ou l'écuyer, cinq sous de dépens et deux sous six deniers d'amende. Pour un service de quarante jours, chaque baron avait donc à débourser, pour lui seulement, une somme de 300 livres tournois. Cette évaluation du prix du service de guerre subsista à peu près sans retouches jusqu'au tarif du 7 août 1335. On a cru longtemps, sur l'autorité de Michelet, que la noblesse avait reçu pour la première fois une solde sous Philippe de Valois[11] ; mais ce roi ne fit que renouveler les dispositions de ses ancêtres. De tout temps les princes, pour suppléer à l'insuffisance des contingents féodaux, avaient retenu des gentilshommes à leur solde Philippe III, pas plus que Philippe de Valois, n'inventa cette coutume, mais il eut le premier le mérite de déterminer le taux des soldes. Chose curieuse, c'est l'évaluation de l'amende représentative du service de guerre, fixée dans l'ordonnance de 1274, qui servit désormais de base à la rémunération des bannerets, des chevaliers et des sergents. Quand les officiers royaux, en 1276, proclamèrent par tout le royaume la semonce féodale, ils proclamèrent aussi un stipendium dix sous au simple chevalier, vingt sous au banneret[12], douze deniers aux sergents à pied. Le stipendium resta ainsi tarifié pendant le règne de Philippe le Bel[13]. Philippe le Hardi entretint donc des compagnies de soudoyers[14]. A vrai dire, c'est par l'appât du stipendium, bien plutôt que par le ban, qu'il recruta ses armées. Pour la campagne de 1283, les retenues des chevaliers de l'Hôtel montèrent à 170.000 l. t. ; celles des chevaliers qui n'étaient pas de l'Hôtel, à 109.254 l. t. ; celles des chevaliers de la langue de France, à 10.618 l.[15] ; les gages des chevaliers toulousains, à 17.961 l. ceux des gens à cheval en disaine et des gens de pié en connestable, à 243.720 l. ceux des chevaliers et des escuiers de la sénéchaussée de Carcassonne et des gens de pié d'ilec, à 15.964 l.[16]. Le temps était donc bien loin où le service militaire, purement gratuit, n'affectait que légèrement le budget de la royauté[17]. Mais quoi ? Ces troupes soldées n'étaient pas à proprement parler des troupes mercenaires ; elles n'étaient engagées que pour la durée d'une expédition elles n'étaient nullement permanentes. Or, pour tenir garnison dans les châteaux, pour veiller sur les frontières menacées, comme celles de Navarre, le roi avait besoin de soldats de profession ; c'est pourquoi il avait à sa solde, en dehors des ressources extraordinaires que lui procuraient le ban féodal et la retenue stipendiaire, des sergents à gages et des bandes d'aventuriers étrangers. Les exilés de Castille, bandits ou partisans des infants de la Cerda, avaient mis, dès 1275, moyennant finance, leur épée à la disposition du roi de France. Philippe III accepta leurs offres et, en septembre 1276, il conclut avec eux à Angoulême une série de contrats de louage. Le plus connu de ces chefs castillans, don Juan Nunès, qui s'intitule dans les actes vassal de Notre-Dame et seigneur d'Albarrazin, s'engagea amener au service de Philippe trois cents hommes d'armes en Castille, en Aragon, en Portugal, comme en Gascogne, dans le comté de Toulouse et les pays intermédiaires, à la solde de cent sous par jour pour lui et de sept sous six deniers tournois pour chacun de ses hommes ; il recevrait en outre une pension annuelle de 14.000 livres sur le trésor du Temple[18], équivalente aux revenus qu'il perdait en quittant son pays natal[19]. Fernando Ibañez et Nuño Gonçalvetz passèrent de semblables conventions[20]. Ces levées de routiers n'avaient rien de surprenant à la même époque, Edward d'Angleterre n'hésitait pas à soudoyer un certain Juan Alfonso, baron d'Espagne, qui lui promettait de l'aider avec trois cents hommes d'armes bien montés et deux mille piétons dans la prévision d'un conflit avec la France[21]. Seulement, on peut croire que Philippe III payait un peu trop cher ces étrangers, sous prétexte qu'ils se présentaient non comme des mercenaires proprement dits, mais comme des bannis politiques. Observèrent-ils du moins loyalement les clauses des contrats d'Angoulême ? Une dénonciation anonyme contre Martin Michel, maître des arbalétriers de Navarre, tend prouver le contraire. Il parait qu'ils ne tenaient pas leurs effectifs au complet et qu'ils négligeaient même l'artifice des passevolants. Il convient de dire pourtant que don Juan Nuñès et ses aventuriers rendirent de grands services, surtout lors des incursions faites en Aragon et en Castille dans le courant de l'année 1284[22]. Quant aux sergents employés à la garde des châteaux forts, ils formaient une gendarmerie vraiment permanente. Philippe III apportait la plus grande diligence à ce que ses forteresses fussent pourvues de garnisons convenables. En Navarre, les châteaux étaient gouvernés par des alcaïds qui recevaient une solde pour leur service ; sans parler de l'argent et d'une certaine quantité de blé pour l'entretien de leurs hommes, ils avaient des allocations spéciales pour réparations, constructions, etc.[23] En France, les châtelains installés par les baillis ou les sénéchaux sur l'ordre du roi[24] avaient cinq sous tournois par jour, en moyenne ; les sergents, huit ou dix deniers tournoi[25]. Châtelains et sergents étaient des gens qui avaient embrassé délibérément la profession militaire. Telles qu'elles étaient, les armées du XIIIe siècle n'auraient pas pu agir sans une foule de services auxiliaires. Le gouvernement royal avait à se préoccuper déjà de ce que l'on appelle aujourd'hui, dans le langage technique, les services de l'intendance, de la remonte, de l'artillerie, du génie, sans parler de la marine de guerre. Faute de pourvéances, dit un mémoire anonyme, c'est à la fois honte et domages[26]. Philippe III était payé pour le savoir, lui qui subit, faute de pourvéances, son fameux échec de Sauveterre et qui se trouva encore, pendant l'expédition d'Aragon, à la disette des vivres[27]. On voit pourtant, grâce aux comptes très précieux de l'armée de Navarre et de l'armée d'Aragon, documents très propres à faire comprendre, suivant l'expression des continuateurs de dom Bouquet, les ressources et les pratiques de l'administration militaire à la fin du XIIIe siècle, que l'approvisionnement des troupes en campagne s'accomplissait déjà selon un mécanisme assez bien réglé. D'abord, comme beaucoup de gens d'armes étaient retenus ou gagistes, il était nécessaire de leur distribuer régulièrement leur solde ; on a le compte des charretiers qui transportèrent de Paris à Toulouse l'avoir du roi, l'argent des soldes, en février 1285[28]. Le payeur général de l'armée d'Aragon s'appelait Guerrier des Quarrières[29]. En Navarre, le gouverneur disposait des fonds et il indemnisait les hommes, soit directement, soit par l'intermédiaire de certains banquiers tels que G. Marzel et G. Rolland de Cahors[30]. Les vivres étaient accumulés longtemps d'avance dans les régions où les armées devaient se réunir, et les agents du roi parcouraient les provinces en opérant en son nom d'énormes achats[31]. Des officiers avaient pour fonctions de faire les livraisons aux chefs de compagnie, au fur et à mesure de leurs besoins, et de tenir registre de ces livraisons. On a conservé une partie du rouleau où Jehan d'Ays, principal comptable de l'intendance durant la guerre d'Aragon, a consigné le détail de ses opérations[32]. Ce Jehan d'Ays, secondé par des employés subalternes, Jehan le Clerc et Michel le Clerc, fournissait les capitaines de froment, d'orge, de farine, de fèves, de lard, de riz, d'amandes, de vin, de cire, de sucre, de toile, de moulins à main, etc. Ses dépenses s'élevèrent à 220.061 livres 3 s. 3 d. De même, les châteaux forts étaient munis de provisions variées par les soins des officiers royaux. Gerin d'Amplepuis, par exemple, châtelain d'Estella, reçut d'E. de Beaumarchais, en août 1277, un assortiment complet[33] ; sel, fèves, poivre, safran, cannelle, girofle, vingt douzaines de chandelles de suif, deux milliers de harengs, cent porcs, étoupe, fil, cire, vinaigre, sucre, vin et blé. — Les mesures étaient donc prises pour assurer la subsistance des troupes si la famine se fit sentir à la fin de la croisade de 1285, c'est que des défaites navales des croisés empêchèrent Jehan d'Ays de se ravitailler par la voie de mer. Outre l'argent et les vivres, le roi était obligé de pourvoir ses châteaux et ses armées des engins nécessaires de là une nouvelle classe d'officiers, les attiliatores, qui dirigeaient une quantité d'ouvriers charpentiers, charrons, mineurs et maçons[34]. L'artillerie de siège et de campagne était déjà fort encombrante ; on en peut juger par le compte du charroi des engins pour l'expédition d'Aragon[35] ; il fallut plus d'une centaine de charretiers pour le transport. On a d'autre part la liste des engins livrés en 1276 par Colin de Carcassonne, constructeur royal des balistes à Pampelune, au gouverneur de Navarre[36]. Les ingénieurs tenaient un rang éminent dans les osts féodaux ; ils eurent surtout l'occasion de se signaler sous Philippe III aux sièges de Pampelune et de Girone[37]. Si grand que fût le rôle de l'artillerie dans les guerres du XIIIe siècle, la cavalerie décidait encore du sort des batailles ; elle jouissait traditionnellement d'une popularité et d'une importance prépondérantes. Aussi la sollicitude de la plupart des princes du moyen âge s'est-elle appliquée à faciliter par des règlements le recrutement des chevaux. L'un des principes les plus clairs de l'économie militaire était alors de favoriser la remonte en prohibant l'exportation des destriers à l'étranger. Philippe le Hardi, qui organisa tant d'armées, ne manqua pas de se heurter au grave problème de la remonte et il ne le laissa pas sans solution. Par une ordonnance de la Pentecôte 1279, connue sous le nom d'ordonnance somptuaire, mais qu'un arrêt du Parlement désigne aussi exactement sous le nom d'ordonnance de jumentis tenendis[38], il commanda que tous les gentilshommes du royaume, possesseurs de 200 livrées de terre ou plus, et tous les bourgeois qui auraient tant en terres qu'en meubles la valeur de 1500 l. t. ou plus, entretiendraient désormais une jument poulinière. Les comtes, les ducs, les barons, les abbés et tout li autre grant homme qui ont pasture suffisant auraient des haras de six ou de quatre juments au moins ; et cela, de la Chandeleur en un an. Juments et poulains seraient privilégiés et ne pourraient être saisis pour forfait ou dette de leur maître. Il était défendu d'acheter un palefroi plus de 60 livres tournois, un roncin plus de 15 ou de 25 livres, suivant la fortune de l'acquéreur. Nul marchand, ni aucune compagnie de marchands, ne pourrait avoir ensemble à une foire plus de trente chevaux d'armes à vendre sinon le surplus serait forfait au seigneur. Cet établissement était proclamé comme ayant force de loi jusque au rapel le roy[39]. Il ne paraît pas que cette législation ait remédié à la rareté des chevaux de bataille. Des messagers du roi allaient en acheter jusqu'au fond de la Frise, car les guerres du temps en faisaient une destruction effrayante. P. de Condé déboursa d'un seul coup près de trente-cinq mille livres pour restor de chevaux en faveur des chevaliers qui avaient perdu les leurs. Aussi Philippe III recourut-il, en 1282, au vieil artifice des défenses d'exportation, déjà pratiqué par le roi anglo-saxon Athelstan dans son statut : Ne quis dimittat equum suum ultra mare[40]. Sitôt comme je oï la nouvelle — de la révolte du pays de Galles —, écrivait Maurice de Craon au roi d'Angleterre le 19 mai 1282, je atornoi moi et mes compagnons pour aler vers vous ; et en nule manière le roy de France ne veut donner congé que nul cheval ne isse hors de son royaume[41]. En juin, Gaston de Béarn informe le même prince que le roi de France défend de faire passer sur ses terres des chevaux à destination de l'Angleterre[42] ; le 15 juillet, les bourgeois de Bordeaux reproduisent la même excuse pour ne pas passer la mer[43] ; enfin Edward Ier ayant prié Philippe de se relâcher un peu de la sévérité de ses prohibitions et de permettre l'importation dans son ile de quatre-vingts grands chevaux qu'un marchand florentin avait achetés en son nom, Philippe refusa nettement. Nous, répondit il, considérant récemment que notre terre se vidait de chevaux et d'armes, après en avoir délibéré diligemment, nous avons ordonné pour la commune utilité et la sécurité de notre royaume que personne n'emporte désormais de chevaux ni d'armes, afin que notre terre en soit toujours fournie[44]. Philippe III a donné des preuves plus convaincantes encore de sa vigilance à ménager et à accroître les forces défensives du royaume. Il fut en effet un grand constructeur de forteresses, quoique les guerres qu'il a entreprises aient été surtout offensives. Abstraction faite de la ceinture de bastides dont ses officiers entourèrent les frontières d'Aquitaine, il ne faut pas oublier que, sous son règne, les fortifications de la cité de Carcassonne furent complétées ; il fit édifier les courtines, les portes et les tours du côté de l'est ; il agrandit l'enceinte intérieure du côté du sud ; il acheva de rendre formidable cette capitale de la France royale du Midi[45]. De plus, il améliora le port militaire d'Aigues-Mortes, créé par Louis IX. En mai 1272, il s'entendit avec un certain G. Boccanegra, qui se chargea de construire une enceinte et d'élargir le port à ses frais, à condition de percevoir la moitié des revenus de la ville et de tenir du roi cette moitié en fief lige[46] ; mais Boccanegra mourut quelques mois après la conclusion de ce traité et Philippe restitua à ses héritiers les sommes qui avaient été déjà dépensées pour les travaux d'art[47]. Les murs d'Aigues-Mortes, qui subsistent encore, n'en furent pas moins commencés alors avec le produit d'un quarantième extraordinaire sur les marchandises introduites dans cette place par terre ou par eau[48]. Aigues-Mortes, dans la pensée de saint Louis et de Philippe III, était un port destiné à servir de point de départ facile aux expéditions françaises d'outre-mer ; mais il se trouva que ce port était en même temps une station navale de premier ordre qui commandait les côtes du bas Languedoc et qui devait être fort utile le jour où des hostilités se déclareraient entre la France et les puissances maritimes de l'Italie ou de l'Espagne. Quand Peyre d'Aragon fut dépouillé de ses États par Martin IV, il s'intitula, d'après les chroniques florentines, chevalier et seigneur de la mer[49] ; la guerre de 1285 fut à moitié une guerre navale ; le port d'Aigues-Mortes acquit alors une valeur toute nouvelle. C'est à Aigues-Mortes et à Narbonne que les agents du roi préparèrent, dans le courant de l'année 1284, l'armement de la flotte qui devait appuyer les opérations de l'ost des croisés. On a quelques détails sur ces armements ; ces détails prouvent que le service de la marine eut sous Philippe le Hardi une importance extraordinaire. A côté des vaisseaux légers que les villes ou les particuliers équipaient à leurs frais pour faire la course, avec ou sans lettre de marque[50], le gouvernement royal avait sa flotte. En 1284-1285, trois commissaires, P. de Sanz, Me G. Le Gorin et Jean Maillière, ne mirent pas moins de 202.880 livres tournois 17 sous 2 deniers pour armer, pour le compte du roi, des galies et autres vaisseaux de mer[51]. Deux autres, Robert le Tabelart et Pons Rasier, dépensèrent près de 58 000 livres. Ces galies étaient-elles construites en France, ou bien les commissaires se contentèrent-ils d'en louer aux républiques commerçantes ? On employa l'une et l'autre méthode, la construction et le louage. Pons Rasier, à Narbonne, acheta dans cette ville navires, gréement et ancres[52] ; mais P. de Sanz et ses collègues s'adressaient certainement aux Pisans et aux Génois, car quinze galères pisanes et seize galères génoises parurent du côté des croisés au combat de las Formiguas. Après le règne pacifique de saint Louis, on avait perdu en France l'habitude des grandes guerres. Philippe III, au contraire, rompit la noblesse au service par des convocations fréquentes. Il faut avouer qu'il fut souvent vaincu, mais il épargna au moins au règne suivant des expériences douloureuses. Le désastre de Sauveterre apprit à Philippe le Bel la nécessité d'accumuler de vastes approvisionnements. Les désastres de las Formiguas et de Rosas l'induisirent à perfectionner ses ressources navales. Malheureusement, le désastre de l'expédition d'Aragon ne lui fit pas voir le vice profond de la constitution des armées féodales ; il ne vit pas, on ne vit pas autour de lui que les osts immenses formés à l'aide du ban et du stipendium n'étaient que des multitudes confuses ; que l'esprit soi-disant chevaleresque, l'esprit d'aventures, qui y dominait, ne pouvait amener en présence d'un ennemi avisé que des défaites héroïques. Ces vérités, on ne les a comprises que très tard, après Courtrai, Crécy, Poitiers et Azincourt. L'exemple de Philippe III n'instruisit personne sur ce point. Bien plus, si l'on sut gré à ce prince de quelque chose, ce fut d'avoir préparé les voies à la réunion de l'ost de Flandre en réunissant l'ost d'Aragon, d'avoir ouvert la carrière des aventures, et d'avoir légué à son successeur des chevaliers tels que ce Roger d'Isaure et cet Arn. de Marcafava, vétérans de la guerre de Navarre, qui s'offraient à servir le roi dans tous les pays du monde, offerentes se paratos ad servicium regium in omnibus partibus mundi[53]. |
[1] 1274. Hist. gén. Lang., X, pr. c. 125. 1279. Arch. mun. de Narbonne. Annexes de la série AA, p. 152. — 1282. B. N., Coll. Doat, CLV, f° 156 v°.
[2] BRUSSEL, Usage des fiefs, I, 171. Arrêt de l'Échiquier de Normandie en 1282 (Livre Saint-Just, f° 31 v°).
[3] B. E. C., 2e série, V, 67. — Cf. QUICHERAT, Histoire du costume, p. 218. La revue eut lieu pour effrayer les rodeurs des environs.
[4] H. F., XXIII, 755. XXII, 718. — Cf. au chapitre précédent.
[5] H. F., XXI, 778. Chron. Lemov.
[6] Hist. gén. Lang., IX, p. 22, n. 1. — X, pr. c. 111.
[7] Voyez des procès-verbaux de saisie, Hist. gén. Lang., X, pr. c. 116 sqq.
[8] Act. Parl., n° 1804, 1806, 1809, 1810. Quelquefois, mais rarement, la cour reconnut le droit d'immunité du vassal.
[9] Arch. Nat., J, 1028, n° 14. Enquête. Messire Jehan de l'Essart n'osa laissier por le doute le roy qu'il n'alast u serviche le roy à Monfaucon.
[10] Mand., n° 33.
[11] Siméon Luce, Du Guesclin, I, 156, note 2.
[12] Chronique de P. Coral. H. F., XXI, 787.
[13] BOUTARIC, la France sous Philippe le Bel, p. 372. Le gr de Navarre proposa vers 1277 de réduire à cinq sous les gages des écuyers. Arch. munic. de Pampelune. Cartul. del rei D. Felipe, f° 11 v°.
[14] Dès 1270, voyez les quittances d'Amauri de Meulant (Arch. Nat., J, 474, n° 32), d'Enguerrand de Bailleul (J, 475, n° 77 bis), d'Im. de Beaujeu (J, 270, n° 3).
[15] H. F., XXI, 516.
[16] La solde était un peu plus élevée pour les contingents du Midi six sous au lieu de cinq pour les cavaliers. La solde des piétons était partout la même, douze deniers parisis par jour.
[17] Les chevaliers qui n'étaient pas payés régulièrement (le cas était rare) devaient s'adresser au maréchal de l'armée ou au connétable de France. V. un arrêt de 1280 au sujet des réclamations d'Amauri de Lautrec. Hist. gén. Lang., IX, p. 75. Cf. Arch. munic. de Pampelune. Cartul. del rei D. Felipe, f° 8 v°. Ph. au gr de Navarre.
[18] Arch. Nat., J, 600, n° 13 bis. Cf. G. de Nangis. H. F., XX, 500. XXI, 93. On a conservé un grand nombre de quittances de doña Juan Nunès. Voyez FR. MICHEL, Notes sur la guerre de Navarre, p. 472, n° 4. Cf. Arch. Nat., J, 1021 (sans n°).
[19] Voyez une lettre de Ph. III au gr de Navarre (août 1278). Arch. munic. de Pampelune. Cartul. del rei D. Felipe, f° 17.
[20] FR. MICHEL, op. cit., p. 642. Cf. Arch. munic. de Pampelune, loc. cit., f° 5. Traité avec Fern. Perez Poncii. Le roi s'engage à lui payer 3000 l. t., à savoir 1.000 livres à chacun des trois comptes du Temple ; il s'engage en revanche à servir le roi pendant quarante jours, à ses frais, avec 60 chevaliers. Après les quarante jours, il continuera à servir à raison de 25 sous tourn. par jour, plus sept sous et 6 den. t. par chevalier de sa compagnie, a sine restaure equorum (Fontainebleau, juillet 1277.)
[21] Rec. Off., Chancery miscell. Portf., VII, n° 1146 (éd. CHAMP., I, 193), 29 septembre 1277. Cf. ibid., p. 194. L'anc. connét. de Bordeaux à Edward Ier.
[22] Arch. mun. de Pampelune, loc. cit., f° 10. Ph. III au gr de Navarre.
[23] Voyez la série de quittances publiée par M. FR. MICHEL, Notes sur la guerre de Navarre, pp. 443-410, et les pétitions de plusieurs châtelains de Navarre dans le Cartulaire de Pampelune.
[24] B. N., Coll. de Languedoc, LXXXI, f° 56. (Carcassonne, 11 avril 1219.)
[25] Mand., n° 18, 19.
[26] Arch. Nat., J, 1030, n° 65.
[27] H. F., XXI, 99.
[28] H. F., XXII, 732.
[29] H. F., XXI, 516, c.
[30] Voyez les textes réunis par FR. MICHEL, Notes sur la guerre de Navarre, p. 541, et les quittances contenues dans le carton, Arch. Nat., J, 614.
[31] Arch. Nat., J, 474, na 47. Ed. FR. MICHEL, op. cit., p. 444, ne 1. E. de Beaumarchais reconnaît avoir reçu 2.214 kaficia de froment, 878 d'orge et d'avoine achetés pour l'armée de Navarre par l'abbé de Belleperche (9 juillet 1277).
[32] H. F., XXII, 673 sqq. Les opérations énoncées dans le fragment que nous possédons dépassent à peine une somme de 45.000 livres ; or, nous savons d'ailleurs que les dépenses de Jehan d'Ays s'élevèrent au total à 220.061 livres (Ibid., 517).
[33] Arch. Nat., J, 614, n° 342.
[34] En 1285, on dépensa 14.611 livres pour les gages de ces ouvriers.
[35] H. F., XXII, 725.
[36] Arch. Nat., J, 614, n° 39. Ed. FR. MICHEL, op. cit., p. 604. On lit au dos de la pièce : De artilliatura dimissa in Navarra.
[37] Me Bertrand, à Pampelune (Anelier, p. 250) ; Guillaume du Louvre, en Aragon.
[38] Act. Parl., n° 2264.
[39] B. E. C., 3e série, V, 180.
[40] Voyez les textes groupés par FR. MICHEL, Notes sur la guerre de Navarre, p. 518.
[41] CHAMP., I, 298.
[42] RYMER, p. 205, c. 2.
[43] RYMER, p. 206, c. 2.
[44] CHAMP., I, 285.
[45] Viollet-le-Duc, Dictionnaire de l'architecture, I, 353. Cf. un arrêt de la Cour du roi (1280). Arch. de l'Hérault, B, 9, f° 189. Le roi donne 1000 livres pour construire une muraille à Carcassonne ; Hist. gén. Lang., X, pr. c. 170.
[46] Arch. Nat., JJ, XXXa, n° 441.
[47] Mand., n°38. Cf. quittance de la veuve de Boccanegra. Arch. Nat., J, 474, n° 40.
[48] Voyez DI PIETRO, Hist. d'Aigues-Mortes, p. 112.
[49] Villani, XIII, c. 297.
[50] Voyez sur un corsaire de Narbonne, en 1284-1285, Arch. municip. de Narbonne, AA, 103, f° 63.
[51] H. F., XXI, 517.
[52] B. N., Coll. Doat, L, f°
424.
[53] Arch. Nat., J, 1030, n° 63.