C'est à bon droit qu'on accorde, dans la description de l'organisme des États, la première place aux institutions financières ; car la complexité de la machine d'un gouvernement est en raison directe de la quantité d'argent destinée à l'alimenter. Les finances des premiers Capétiens n'avaient guère été, comme recettes et comme dépenses, que les finances de grands seigneurs féodaux. Ils vécurent principalement des ressources que leur procuraient leurs propriétés immédiates et des profits de fiefs dont ils jouissaient en qualité de possesseurs de plusieurs comtés[1]. Ces princes se contentaient des redevances coutumières du patrimoine des ducs de France, dont leurs officiers envoyaient à la cour le produit net et liquide, déduction faite des frais d'entretien et de perception. Il n'y avait pas d'impôts publics, parce qu'il n'y avait pas d'État parce que le roi féodal n'avait à subvenir, pour ainsi dire, qu'à des dépenses domestiques. Au XIIIe siècle, c'était encore dans leurs revenus seigneuriaux, arrondis à mesure que s'agrandissait le domaine direct de la couronne, que les rois trouvaient la source principale, régulière et constante des recettes de leur trésor. Le budget féodal était encore le budget ordinaire de la couronne. Etablissons donc d'abord, à l'aide des comptes contemporains, la balance des recettes et des dépenses domaniales pendant le règne de Philippe III[2]. Les revenus domaniaux du roi se composaient exactement : 1° du produit des prévôtés données à ferme ; 2° des recettes faites par les baillis et leurs agents. Les baillis de France avaient l'habitude, dans leurs comptes, de distribuer leurs recettes en plusieurs chapitres, sous les rubriques suivantes : Domania. Explecta, Vende boscorum, Sigilla, Racheta, Forefacture et eschaeta. Le roi, en effet, comme tous les hauts barons, avait sur les terres qui étaient in domanio suo le droit de percevoir des cens en nature ou en argent, des coutumes fixées par l'usage, des rentes ; c'étaient là les domania. Il y percevait l'argent des amendes prononcées par ses officiers de justice — expleta —, le prix des coupes opérées dans ses forêts — vende boscorum —, les successions vacantes, les épaves, les trésors et les biens confisqués — forefacture et eschaeta —. En qualité de suzerain, il avait les droits de relief, de quint et d'amortissement — racheta —. Il tirait encore des redevances des chancelleries de ses bailliages, car on exigeait de l'argent de ceux qui y faisaient sceller des pièces authentiques — sigilla —. Telles étaient les ressources normales de la royauté, depuis le XIe siècle[3]. Philippe III n'en modifia ni le caractère ni la perception ; seulement son ordonnance sur l'amortissement, ses règlements d'administration forestière et l'activité nouvelle des justices royales sous son règne accrurent très notablement, de 1270 à 1285, le produit des racheta, des vende boscorum et des emende[4]. Les dépenses, toutes domaniales, elles aussi, se divisaient dans les comptes en liberationes, opera et minuta expensa. On entendait par liberationes les gages des agents entretenus par le roi dans les bailliages. Les opera étaient les frais de construction, de réparation ou d'aménagement des édifices royaux. Sous la rubrique de dépenses diverses, on rangeait les aumônes, l'argent donné aux baptisés ou convertis, les frais de police, le coût d'entretien des prisons, les déboursés faits pour les messagers ou les commissaires du roi en voyage. Bien que l'on ne fût pas très rigoureux sur le payement des recouvrements à l'échéance, puisque les comptes mentionnent un grand nombre de debita et de respectus, les recettes étaient, et au delà, suffisantes pour couvrir les dépenses ; et les comptes se soldaient toujours en bénéfice. Ainsi, au terme de la Toussaint 1283, les recettes de la prévôté de Paris s'élevèrent à 3.609 livres 11 sous 1 denier ; les dépenses, à 997 livres 11 sous 2 deniers. Gautier Bardins, bailli de Vermandois, accusa 4.345 l. 7 s. 2 d. de recette et 652 l. 2 s. 5 d. de dépenses. Au terme de la Toussaint 1286, la somme totale des recettes atteignit, pour les bailliages, les prévôtés de France et l'Échiquier de Normandie 209.321 l. 5 s. 4, d. parisis ; la somme totale des dépenses, 159.362 l. 11 s. 2 d.[5]. L'excédent était versé au trésor du Temple, à Paris, et servait à entretenir le gouvernement central. Dans le compte cité de 1286, les expensa hospitii entrèrent pour 58.808 l. 12 s. 6 d. dans le total des dépenses. Les tablettes de cire de Pierre de Condé nous ont conservé le détail des comptes de l'Hôtel pour plusieurs années du règne de Philippe III[6]. P. de Condé pourvoyait aux divers services de l'Hôtel par des lettres tirées sur la réserve du Temple. Outre les frais des cinq ministeria ordinaires, échansonnerie, cuisine, fruiterie, écurie, fourrière, il payait ainsi les gages et les robes des clercs et des chevaliers du conseil. Il est à remarquer que, de 1270 1285, les dépenses de l'Hôtel ne laissèrent pas d'augmenter, puisque, dès le 23 janvier 1286, Philippe le Bel prescrivit d'en revenir, même quant aux distributions de chandelle, à la sage économie de son aïeul, comme l'en fesoit au tens le roy Loys[7]. Mais nous n'avons pas épuisé la liste des droits utiles que sa qualité de grand propriétaire féodal conférait au roi ; il pouvait imposer sur les hôtes du domaine des tailles intermittentes il pouvait aussi tailler les Juifs qui résidaient sur ses terres ; enfin, en certaines circonstances, réclamer l'aide pécuniaire de ses vassaux. Les tailles arbitraires, fort en usage au commencement de l'âge féodal, avaient peu à -peu disparu presque entièrement les sujets s'en étaient déchargés en s'obligeant par contrat envers les seigneurs à des redevances fixes[8]. Mais les Juifs n'avaient guère à exiger de pareilles garanties. En 1281-1282, une taille de 60.000 livres fut perçue sur les Juifs du domaine royal[9]. Quant aux aides, on sait que la plupart des seigneurs, pour parer à certaines dépenses extraordinaires, avaient coutume d'en demander à leurs hommes. Louis IX, à l'exemple de ses prédécesseurs, avait eu à plusieurs reprises l'occasion de requérir l'aide féodale de ses vassaux, et, quoi qu'on en ait dit, il n'y avait pas manqué[10]. En 1284, quand Philippe III arma son fils chevalier, il leva une aide féodale, comme c'était son droit ; un arrêt du Parlement contraignit les gens de l'Orléanais et du Gâtinais à y participer[11]. La royauté jouissait donc, à la fin du XIIIe siècle, de toutes sortes de revenus féodaux. Reste à savoir si elle n'en possédait pas d'autres, jure regim dignitatis ; si, en tant qu'héritière des prérogatives de la monarchie romaine, ou bien en tant que puissance protectrice de l'ordre social, elle n'avait pas la licence d'établir des impositions générales. Il n'est guère de problème plus épineux dans notre histoire financière il n'en est pas qui intéresse plus intimement la théorie même du pouvoir royal ; car, à supposer qu'on le résolve par l'affirmative, on est conduit à rechercher l'origine de ces revenus royaux. Étaient-ils des vestiges du passé, conservés à travers les temps féodaux, et comme un legs des royautés disparues ; ou des créations récentes, amenées par des nécessités nouvelles ? On a professé longtemps que, pendant la première partie du moyen âge, il n'existait aucun impôt royal ; mais un historien s'est efforcé de démontrer récemment qu'Hugues Capet et ses premiers successeurs avaient recueilli quelques-uns des pouvoirs financiers qu'avaient possédés les dynasties précédentes. M. Luchaire cite trois exemples de droits royaux les amendes pour contravention aux édits, les droits payés en échange des confirmations royales, les droits de régale[12]. Il est certain que, déjà au XIe siècle, et surtout au XIIIe,
les rois partageaient ces droits, soi-disant royaux, avec quelques-uns de
leurs principaux vassaux ces droits n'étaient sûrement pas l'apanage exclusif
de la couronne. Quant li rois fet les establissemens,
dit Beaumanoir, il tauxe l'amende et cascuns barons
et autres qui ont justices en lor terres ont les amendes de lor sugès qui
enfraignent les establissemens, suivant la tauxation du roy ;
c'était seulement si les barons négligeaient de faire tenir les ordonnances
générales en leurs terres que le roi, par lor
defaute, y mettait la main et levait à son profit les amendes.
L'amende pour contravention aux édits royaux était donc tombée, comme les
amendes de justice, dans l'appropriation privée[13]. — Il faut en
dire autant du droit de confirmation ; sans doute, on recherchait
l'approbation royale et la sanction du sceau royal pour assurer aux
transactions une très grande force[14] ; mais
lorsqu'un acte était déjà revêtu de toutes les validations ordinaires, c'était
un luxe fort rare que de le soumettre à la confirmation coûteuse du roi.
L'approbation des suzerains intermédiaires était une garantie très
suffisante. Se li rois, dit le grand juriste
du Beauvoisis, ou aucuns sires qui tient en baronie,
tesmongne par ses lettres aucunes convenances qui ont esté fetes entre ses
sougès, les letres le roi ou les letres de lor segneur qui tient en baronnie
vaut pleine proeve entre les sougès. On insiste surtout sur le droit de régale. C'est au sujet de ses relations avec la société ecclésiastique, dit-on, que l'assimilation complète du roi aux grands feudataires est peu soutenable ; les rois exerçaient sur les terres d'Église des pouvoirs d'une nature différente de ceux qu'ils avaient ailleurs, et les revenus que la monarchie y percevait doivent être considérés comme royaux, et non seigneuriaux ; par exemple, la régale, qui attribuait au prince l'administration des évêchés vacants, avec tous les bénéfices qui en découlaient[15]. — Philippe III perçut, il est vrai, comme ses prédécesseurs, les droits de régale sur des évêchés situés tant à l'intérieur qu'en dehors de son domaine[16] ; mais le droit de régale n'appartenait pas au roi dans tous les évêchés[17]. Dès lors, on peut bien avancer que les Capétiens usaient, à propos de la régale, d'une coutume lucrative dont avaient bénéficié les rois du Xe siècle et qu'ils s'en servaient au même titre, mais c'était sur un territoire moins étendu ; or, que certains droits, communs au XIIIe siècle au roi et à certaines individualités féodales, eussent été ou non, d'abord, des droits attachés à la dignité royale, la question n'a pas une importance extrême. Le droit de percevoir les amendes judiciaires, rangé parmi les droits seigneuriaux, avait été à l'origine, aussi bien que le droit de régale, l'apanage de la couronne. Il n'y a donc pas lieu de distinguer, au temps de Philippe le Hardi, les revenus de provenance féodale et les revenus royaux, car ni les uns ni les autres ne différaient essentiellement de ceux qui alimentaient le trésor des chefs d'état féodaux ; ni les uns ni les autres n'étaient des redevances générales, applicables à des dépenses d'intérêt public. S'il paraît chimérique de rechercher au XIIIe siècle les traces de l'ancienne fiscalité monarchique, une nouvelle fiscalité, née, non pas de traditions lointaines, mais de la théorie même de la souveraineté féodale, ne prit-elle pas alors naissance ? Des expéditions coûteuses, les devoirs onéreux de la royauté agrandie n'amenèrent-ils pas, justement pendant le règne de Philippe III, l'élargissement du budget patriarcal des premiers Capétiens, l'institution de taxes supplémentaires d'un caractère extra-domanial ? Telle est la doctrine qu'a présentée le premier M. A. Callery. C'est sous Philippe le Hardi, d'après cet auteur, que des redevances considérables, d'une nature particulière, vinrent s'ajouter d'une manière normale aux revenus féodaux. M. Callery cite comme exemples de redevances générales en usage à cette époque, outre les aides féodales, les taxes d'exportation et les aides de l'ost[18]. 1° Taxes d'exportation. — De même que le devoir élémentaire des seigneurs était d'assurer la sécurité de leurs hommes, le devoir du roi était d'assurer l'intégrité du royaume. A ce titre, il avait le droit corrélatif de surveiller le commerce, d'empêcher par mesure de prévoyance l'exportation de certaines denrées à l'étranger, d'accorder aussi, à prix d'argent, des privilèges et des exceptions, c'est-à-dire de substituer des taxes d'exportation aux prohibitions absolues. Ces taxes, qui n'étaient pas un véritable impôt, étaient légitimées par les habitudes féodales. Les barons en établissaient dans les limites de leurs baronnies ; le roi, par la raison de sa dignité royale, pouvait en établir généralement dans tout le royaume. Les taxes d'exportation n'étaient donc, à vrai dire, qu'un droit domanial généralisé. Or, le gouvernement de Philippe III fut très soucieux de la prospérité commerciale du royaume. On sait qu'il attira en France des marchands d'Italie ; en février 1278, il conclut avec les ambassadeurs des principales républiques de la péninsule, Asti, Gênes, Plaisance, Lucques, etc.[19], des conventions fameuses[20] par lesquelles, en échange de certains privilèges, les Italiens promirent de quitter Montpellier pour Nîmes et de décharger à Aigues-Mortes toutes leurs marchandises c'était ruiner les États du roi de Majorque[21]. Les marchands étrangers payaient, d'ailleurs, leur séjour dans le royaume ; Philippe III soumit les Lombards, en même temps que les Cahorsins, à de fortes exactions, sous prétexte d'usure, d'abord en 1274[22], puis en 1277[23]. Mais la sollicitude du pouvoir royal se manifestait surtout à l'égard des provinces éprouvées par quelque fléau, famine, cherté extrême des vivres. Les remèdes qu'il apportait consistaient ou bien à établir un maximum pour le prix des denrées, comme en Normandie[24] ; ou bien, suivant la coutume féodale, à prohiber les exportations. Au mois d'août 1270 l'exportation des blés fut défendue dans la sénéchaussée de Carcassonne. En 1274 il y eut dans le même pays une grande disette de céréales ; sur la requête des bonnes villes, le sénéchal convoqua les prélats et les barons pour délibérer sur l'opportunité d'un renouvellement des prohibitions, ad provisionem et succursum omnium gentium hujus terre[25]. L'assemblée, réunie il Carcassonne en vertu des ordonnances royales[26], décida que l'exportation du blé serait défendue, vu l'imminence de la famine, dans les limites de la sénéchaussée jusqu'à la Saint-Jean ; mais elle ajouta qu'elle n'entendait pas préjudicier par là aux droits de ses membres, et que la défense, une fois proclamée, ne pourrait être levée avant le terme sans son assentiment. Ces réserves donnèrent aux gens du roi, qui protestèrent, l'occasion de formuler hautement le droit du roi en matière d'exportation. Il a, dirent-ils, la pleine possession — vel quasi — de faire des prohibitions générales[27]. Les contrevenants devaient être punis de la confiscation au profit du roi et d'une amende s'élevant au double de la valeur de la chose exportée comme quelques seigneurs réclamaient le droit de s'appliquer ces amendes, le sénéchal leur répondit que le roi seul, dans l'espèce, avait la saisine de les percevoir et de les garder[28]. Ces mesures restrictives de la liberté des échanges, qui, d'après l'absurde économie du moyen âge, avaient pour effet d'empêcher la contrée qu'on entourait d'une ligne de douanes protectrice de s'appauvrir pour enrichir de sa substance les pays voisins, Philippe III les employa d'une façon générale. Ce ne fut plus dans telle ou telle province, mais dans la France tout entière, que les exportations furent entravées par ordonnance royale. Le 31 mars 1277, il fut commandé pour le commun proufit du royaume de ne pas faire sortir de France les laines, les grains et le vin[29] ; même défense, en 1282, pour les armes et pour les chevaux[30] ; on craignait de manquer de vivres et de munitions pour les grandes expéditions qu'on préparait en ce temps-là. Mais on ne saurait prétendre que ces dispositions prises par le roi pour tout le royaume procurèrent une source nouvelle de revenus au gouvernement central. Les amendes pour contravention à ses ordonnances prohibitives, le roi ne les avait pas partout. Les traites foraines, pour employer une expression moderne, lui procuraient-elles du moins quelque argent ? Non ; car le roi accordait très rarement la permission de déroger à ses prohibitions. En 1271, les consuls de Narbonne se plaignirent au Parlement du sénéchal de Carcassonne, qui avait autorisé deux bourgeois à transporter du blé à l'étranger, contre les ordonnances[31]. On ne sait pas si les consuls de Nîmes qui demandèrent, en décembre 1277, la licence de vendre hors du royaume les gros lainages de leurs fabriques, obtinrent cette faveur[32]. Toute gracia specialis était interdite[33] ; et il est très clair que Philippe III ne promulgua pas des prohibitions générales, qu'il croyait utiles à la sécurité publique, à seule fin de percevoir des taxes en concédant à des marchands le droit de n'en tenir aucun compte. M. A. Callery reconnaît lui-même qu'avant l'établissement du pouvoir absolu d'imposer, ce qui guidait surtout en matière d'exportation, c'était, non une intention fiscale, mais la préoccupation de l'intérêt commercial et de la défense du royaume[34]. 2° Aides de l'ost. — Aussi bien, c'est dans les aydes de l'ost que M. Callery trouve surtout les ressources nouvelles dont Philippe le Hardi a gratifié, à l'en croire, la royauté française[35]. Ce seraient les aides de l'ost qui formeraient la transition entre les aides féodales levées par Louis IX et les impôts publics du temps de Charles V. La plupart des vassaux du roi étaient tenus, d'après les termes de leur contrat de fief, de le servir à la guerre, accompagnés de leurs propres vassaux. De bonne heure, on s'était avisé de transformer cette obligation très lourde en une prestation en argent, auxilium exercitus. D'autre part, ceux qui ne s'acquittaient pas du service d'ost étaient passibles d'une amende pécuniaire. Les redevances dues pour désobéissance au ban du seigneur étaient aussi des auxilia exercitus, des aides de l'ost. Il faut observer que toutes les amendes, tous les rachats de service des arrière-vassaux ne parvenaient au roi que par l'intermédiaire des grands vassaux qui, souverains chez eux, les recevaient d'abord. Ajoutons que l'aide de l'ost n'était alors ni régulière ni obligatoire, c'est-à-dire que chacun était libre, s'il était convoqué, de desservir son fief suivant la rigueur des principes féodaux ou de payer, et que le taux des rachats variait suivant ses fiefs. Au XIIIe siècle, dit très bien M. Callery, les redevances qui tenaient lieu du service résultaient soit d'abonnements, soit d'amendes, mais ne constituaient aucunement des taxes générales que les vassaux auraient eu le droit et le devoir de verser pour s'affranchir des obligations militaires. Or, sous Philippe III, il y eut de grandes guerres et des convocations fréquentes[36] ; rien d'étonnant a ce que la coutume des rachats se soit, par conséquent, popularisée de 1270 à 1285, ni à ce que les amendes pour défaut de service se soient régularisées. En 1272, un grand nombre de vassaux obéirent au ban pour l'ost de Foix et comparurent à Tours, mais beaucoup d'autres financèrent. Ainsi, l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés versa, à titre d'auxilium pro exercitum, une somme de 207 livres, qu'elle leva par voie de taille sur les villages de ses domaines[37] ; en 1284, le roi lui demanda, pour l'expédition d'Aragon, 297 livres en compensation des 90 sergents, de la charrette et du cheval que le monastère devait d'après le témoignage des registres-de la couronne. Tout le monde pouvait choisir entre le servicium et la financia[38]. L'abbé de Saint-Germain, les gens de Montlhéry et les bourgeois de Brioude, par exemple, en 1277-78, aimèrent mieux acquitter une aide, comme l'abbé de Saint-Maur. Cette aide porte dans les textes les noms de finacio, d'auxilium et de subsidium domini regis[39]. Les vassaux qui ne voulaient pas financer de bon gré y furent contraints par des amendes dont le roi, en 1274, fixa l'échelle[40]. Les registres du Parlement contiennent plusieurs arrêts rendus contre les réfractaires[41]. Voilà les faits ; M. Callery[42] en a déduit avec une hardiesse inexplicable que Philippe le Hardi fut le créateur des aides de l'ost générales, uniformes, perçues directement par les agents du roi comme un impôt proprement dit ; il convient d'en dégager seulement cette notion très simple que Philippe III, à l'exemple de ses prédécesseurs, mais plus fréquemment, plus généralement, et, depuis 1274, d'après un tarif plus régulier, leva des finances 1° comme rachat du service actif ; 2° comme amende en cas de désobéissance au ban royal, amendes destinées à être utilisées, et, comme on dit, remployées pour équiper des troupes soldées. Les aides de l'ost n'étaient donc, à le bien prendre, qu'une ressource très analogue aux aides extraordinaires pour la chevalerie du fils aîné ou le mariage de la fille aînée. Elles étaient, du reste, bien plus productives. En effet, M. Callery aurait pu remarquer que les plus grandes villes, même celles qui, comme Narbonne, avaient la prétention de ne pas être astreintes au service militaire, acquittaient ces aides sous forme de dons soi-disant volontaires, pro guerre subsidio. Narbonne donna, le 12 août 1276, mille livres tournois pour l'armée de Béarn et de Navarre[43] ; cinq cents livres, le 23 janvier 1282, pour les affaires du roi[44] ; la même année, les bourgeois de Poitiers remirent au roi une dette de 1.500 livres tournois qu'il avait contractée envers eux[45] ; les bourgeois de Paris levèrent une taille dans la cité pour offrir un don à Philippe III[46] ; Reims, au commencement de l'année 1285, fut cotisée à un don de 400 livres à l'occasion de la guerre d'Aragon[47]. Les villes n'étaient pas seules à fournir des subventions de cette nature ; on a une très curieuse charte de Philippe III aux prélats, barons, bourgeois et cités du Quercy par laquelle il les remercie d'avoir, à la requête de son sénéchal, consenti à lui accorder une aide et une subventio pour cette fois, en pur don[48]. Des chartes de non-préjudice analogues furent concédées à des monastères, en raison des contributions exceptionnelles qu'ils avaient consenties pour les besoins de la guerre[49]. Ces aides et ces dons n'étaient perçus directement par la main du roi que dans des cas très rares[50]. Les vassaux du roi et les villes frappaient d'abord les arrière-vassaux et les bourgeois de tailles pour réunir les sommes nécessaires, et ils remettaient l'argent au souverain. Même, la levée des tailles, appelées maltôtes dans le Nord[51] et fouages au Midi[52], n'allait pas toujours sans difficultés ; certains contribuables et certaines catégories de personnes s'en prétendaient exempts les clercs, les croisés, les marchands étrangers, les officiers royaux. Les archives judiciaires du temps sont pleines de protestations contre la violation des privilèges fiscaux ; la cour du roi en connaissait et, sauf coutume contraire, tendait à soumettre également tout le monde aux tailles communes[53]. Les revenus du domaine et les aides féodales de toute espèce avaient suffi longtemps à équilibrer le budget des dépenses de la royauté ; il n'en fut pas ainsi sous le règne de Philippe le Hardi. On calcule, en effet, que l'expédition de 1285 coûta plus de un million deux cent mille livres ; la Navarre engloutit des subsides énormes[54]. Le trésor était libéralement ouvert aux papes[55] ; Philippe faisait beaucoup pour l'Orient latin[56] ; de continuels préparatifs de guerre contre la Castille ou pour la croisade grevèrent très lourdement, pendant quinze ans, les finances royales. Une grande partie de ces expensa était consacrée au service de l'Église ; or, on admettait au XIIIe siècle que les biens de mainmorte devaient contribuer quand il s'agissait du service de Dieu et fournir des secours extraordinaires les décimes ecclésiastiques. Philippe III sut obtenir des papes la permission d'en exiger plusieurs des églises de France. Quand les décimes ne couvrirent pas ses frais, le gouvernement royal recourut à la dernière extrémité, à la ressource inépuisable, mais dangereuse, des emprunts. A vrai dire, il n'y eut presque point d'interruption, pendant le règne de Philippe III, dans la levée des décimes ecclésiastiques. On connaît assez bien l'histoire de ces décimes, grâce à une bulle de Martin IV ce pape voulut en effet avoir reson et compte des deniers que le roi Phelippe avoit receuz et tournez par devers soi des diesmes, centiesmes, redemptions de vœux, legz de la Terre sainte et autres choses qui estoient ordonées à lever depuis le temps du saint roy Loys jusques à l'an 1283[57]. Le roi de France avait déjà désigné Nicolas, évêque d'Évreux, et maître G. du Temple, ses clercs, pour compter des décimes alors que Simon de Brie n'était encore que légat en France après l'avènement de Martin IV, il lui envoya Geoffroi du Temple, muni de ses lettres closes, pour régler définitivement le compte des décimes jusqu'à la Saint-Jean 1283. Une lettre pontificale, datée du 21 octobre 1283, a conservé le souvenir des résultats de cette mission. D'abord, les subsides concédés à Louis IX pour la croisade de Tunis continuèrent à être recueillis après la mort de ce prince. Le Temple reçut, de 1270 à 1276, 23838 livres d'arrérages de la décime imposée à l'Église en 1268 ; en outre, un capital de 75.740 livres, sans parler de 26.744 livres de legs et rachats. Philippe s'appropria aussi le centième dont le pape avait frappé en 1263 les églises de France, comme toutes celles d'Occident, pour les besoins de la Terre sainte[58]. — En 1274, le concile de Lyon accorda au roi une décime pour six ans, tant dans l'étendue du royaume que dans les diocèses situés en partie hors de France[59] ; la perception de cette aide ecclésiastique eut lieu pendant les années suivantes[60]. En 1284, enfin, après des débats prolongés sur la durée et l'étendue territoriale de la concession, Martin IV octroya pour la croisade contre le roi d'Aragon une décime de quatre ans[61]. Il était alors reçu dans le droit public de la France que les décimes devaient être concédées par le siège apostolique ; le roi y trouvait son compte, puisque la concession pontificale lui donnait le droit de lever des subsides dans les provinces de l'Empire limitrophes de son royaume ; le pape y gagnait de pouvoir se réserver une part des décimes[62]. Les décimes étaient perçues et employées, par conséquent, sous la haute direction des légats ; et quand Martin IV régla ses comptes avec Philippe III, il refusa d'abord de reconnaître parmi les dépenses faites par le roi pour la garde de la Terre sainte une somme de 32 600 l. t., parce que le roi avait disposé de cette somme sans l'assentiment du légat, exécuteur de la décime. C'était le pape qui réglait jusque dans ses détails les plus minutieux l'assiette des décimes[63]. Les grands ordres monastiques, comme celui de Cîteaux, étaient taxés dans des assemblées spéciales ; en 1284, par exemple, la taxation de Cîteaux se fit à Saint-Germain des Prés, près Paris ; elle fut fixée à 73.000 livres de petits tournois, en présence de trois abbés de l'ordre, du légat Jean Cholet et du sire de Néelle[64]. Les collecteurs ecclésiastiques et les banquiers italiens[65], entre les mains desquels les églises s'exécutaient, versaient l'argent soit aux baillis, soit directement au Temple. Le rédacteur de l'inventaire des archives de la Chambre des comptes note, en 1321, que les rouleaux des collecteurs étaient rangés dans l'ordre où ils avaient été présentés aux vérificateurs du Trésor les résumés seuls — inventoria compotorum — étaient rangés dans l'ordre des provinces. Il note aussi que tous ces comptes étaient à revoir et que beaucoup d'argent était encore dû au roi[66]. En l'absence d'estimations contemporaines, il serait très imprudent d'évaluer par à peu près le produit des décimes perçues par Philippe le Hardi[67] ; on sait seulement que la contribution de l'ordre de Cîteaux à la décime de 1284 s'éleva à 60.700 livres de petits tournois pour les abbayes situées en France, et à 81.000 livres pour les abbayes étrangères. Il est sûr, toutefois, que les contributions ecclésiastiques firent affluer au Trésor de très grosses sommes mais Philippe III ne s'en trouva pas enrichi. Martin IV reconnut en 1283 que le roi avait prêté aux papes ou dépensé pour la Terre sainte, depuis le commencement de son règne, 216.276 livres tournois et qu'il avait reçu seulement 95.120 livres d'arrérages des anciennes décimes et des décimes levées dans les diocèses situés hors de France en vertu des décrets du concile de Lyon. Des 121.154 livres dont le Saint-Siège se trouvait ainsi débiteur, le pape aurait pu retrancher 102.485 livres qui avaient été perçues, du propre aveu de G. du Temple, sur ce qui restait dû des décimes jadis concédées à Louis IX. Il aurait pu retrancher aussi, comme Grégoire X l'avait décidé[68], la moitié du produit de la première année de la décime imposée en 1274 sur les églises du royaume. Mais, dès le mois de juin 1282, Martin IV s'était engagé à ne pas compter la décime de 1274 en déduction des dettes contractées par l'Église envers Philippe III pour la défense de l'Orient[69]. En 1283, considérant la dévotion du roi pour la cour de Rome, il renonça aussi déduire les 102.485 livres, reliquat des anciennes décimes ; il les abandonna au roi afin qu'il les employât, en même temps que les décimes nouvelles, il combattre les infidèles[70]. L'Église resta donc redevable à Philippe d'une assez forte somme que celui-ci ne cessa pas jusqu'à sa mort de réclamer avec énergie[71]. D'autre part, il est à sçavoir, dit un mémoire anonyme de 1307, que le roy Philippe, père de celui qui ores est, a trop plus despendu, sans comparaison, pour le voiage d'Aragon et ès parties d'ilec... que les disiemes octroyés... n'ont vallu[72]. Il semblait donc que l'obligé, c'était, non le roi, qui avait reçu les décimes, mais le pape, qui les avait données. Les conseillers de Philippe le Bel ont audacieusement formulé cette opinion, en apparence paradoxale. Le fait est que le roi, en 1284-85, ne put pas se contenter des décimes pour se mettre en mesure de servir l'Église en Aragon, soit qu'elles fussent en effet trop minimes, soit qu'elles n'aient pas été assez rapidement payées. C'est pourquoi il fit appel au crédit. Le gouvernement royal avait toujours été en relations suivies avec les financiers d'Italie, tels que ce Renier Accorre, ancien chambellan des comtes de Champagne, qui jouit alors d'une faveur particulière[73], et avec les marchands d'argent de Cahors[74]. Toutefois, on ne voit pas qu'il ait fait, pendant les premières années du règne, des emprunts considérables, soit il ces capitalistes, soit à ses sujets. Les documents ne révèlent que de petites opérations isolées, comme un prêt de 20.000 livres contracté pour les affaires de Navarre[75], comme ce prêt de 4000 livres tournois fait à la couronne par un simple chevalier, Jakes de Hamel, sire de Clari[76]. Mais il y eut une véritable souscription nationale dans le courant de l'année 1284. Des officiers du roi, et, entre autres, le bouteiller de France, Jean d'Acre[77], parcoururent les bailliages pro donis et mutuis procurandis. Ils ne revinrent pas les mains vides. On récolta 4.312 livres dans la seule circonscription d'Orléans[78]. Robert Mignon, au XIIIe siècle, trouva dans ses archives des rouleaux — compoti mutuorum — contenant la liste des prêts faits en 1284[79] ; ils n'avaient pas encore été tous remboursés, après trente-cinq ans passés. Philippe ne contracta pas seulement des emprunts dans ses domaines, mais aussi chez les grands vassaux. Le 5 février 1285, il reconnut avoir reçu des bourgeois d'Arras 6.250 livres tournois, qu'il promit de leur restituer à la prochaine Purification[80]. En Flandre, il envoya de sa gent pour requérir les villes de Bruges, d'Ypres et les autres du comté de lui fere prest à rendre à certain jour par la seurté de ses letres[81] ; les villes ne répondirent pas, mais, en février, le comte de Flandre leur écrivit de Paris d'écouter favorablement de nouveaux messagers. Le roi donna aux villes flamandes, quelque temps après, des lettres de garantie et de non-préjudice. Droits domaniaux, aides féodales et aides de l'ost, dons ou subsides pour les besoins de la guerre, aides ecclésiastiques ou décimes, emprunts, voilà les principaux chapitres d'un budget de recettes qui ne comportait pas encore d'impositions publiques. La plupart des princes, depuis les premiers Capétiens, en avaient ajouté un autre ; ils avaient cherché, s'ils étaient besogneux, un supplément de recettes dans les variations monétaires. Altérer les monnaies était devenu, pour ainsi dire, un droit domanial[82] ; on sait que Philippe le Bel en a abusé ; Philippe le Hardi n'en usa pas. La bonne qualité de la monnaie était au moyen âge la garantie de la prospérité générale et l'indice certain de la vigueur de l'administration financière. Or, les grands seigneurs, à la fin du XIIIe siècle, ne se piquaient point d'une honnêteté scrupuleuse dans le régime de leurs monnaies. Le comte de la Marche[83], le comte de Bretagne[84], le comte d'Angoulême[85] se livraient à des altérations fâcheuses. Le duc de Bourgogne alla si loin que les prélats, les nobles et les villes du duché l'obligèrent, par un traité qui fut confirmé par Martin IV et par le roi, au rétablissement de la monnaie forte moyennant le payement d'une décime générale pendant deux ans[86]. Quoi de plus propre à discréditer les monnaies seigneuriales que le contraste de leur loi changeante avec le taux immuable des espèces royales ? Les monnaies de Philippe le Hardi sont assez difficiles à distinguer des premières pièces frappées sous Philippe le Bel[87], mais on a les comptes des fabricants de la monnaie du roi, Thierri le Flamenc et Thomas Brichart, B. Calcinelli et Henri du Lac[88], qui travaillèrent surtout en 1278-79 et en 1284-85, à Paris, Saint-Quentin, à Tournay, à Toulouse[89]. Ils jetèrent dans la circulation de nouveaux deniers tournois d'argent — 870.000 de 58 deniers au marc depuis le jeudi après la mi-carême 1285 jusqu'au terme de la Toussaint —, des deniers d'or aux fleurs de lys au même titre que les agnels, des oboles d'argent à ²³/₂₄ de fin comme les gros tournois. A l'exception du denier d'or, qui, à raison de son poids (4 gr. 895), aurait dû avoir cours pour 14 sous 9 deniers, et dont la valeur légale fut portée à 15 sous[90], ces monnaies étaient d'excellent aloi ; leur valeur ne subit, en quinze ans, aucun changement sensible[91]. La royauté avait donc le droit d'ordonner, dans ses établissements monétaires, que nul baron qui ait monoie ne la puisse amenuisier ne de poids ne de loy sans changer le coing. Observer ses propres règlements, c'était le moyen de les faire observer, car, suivant la forte expression d'un mémoire du commun des mestiers de Paris, le peuple prent essample au chief[92]. Le seul profit que le gouvernement de Philippe III voulut tirer de sa monnaie fut un profit politique il chercha à en populariser l'usage au détriment des espèces féodales et étrangères. Le droit régalien de monnayage est une des prérogatives les plus marquées de la souveraineté et la royauté, fière à juste titre de son honnêteté financière, tendait depuis le commencement du XIIIe siècle à s'en assurer, sinon la jouissance exclusive, du moins une jouissance plus large. Les premières ordonnances de Philippe sur cette matière stipulèrent, comme celles de Louis IX, que les monnaies royales auraient seules cours sur les terres de la couronne qu'elles auraient cours, concurremment avec les monnaies féodales, dans les domaines des grands barons elles portaient défense sous peine de corps et d'avoir, d'amenuiser, de trébucher et de faire fondre la monnoie du roi[93]. En 1275, le roi y ajouta une disposition nouvelle ; un mémoire anonyme, sans date, mais que Leblanc croit antérieur à 1279[94], lui avait conseillé d'établir le monopole royal du poinçonnage des métaux précieux : Il seroit bon à faire, pour échiver moût de malice qui en sont fetes à Paris et pour le grant profit nostre cher seigneur le roi, qu'il fit faire et afiner tout l'argent.... et seroit grant honneur au roi que nul n'ozast ouvrer fors argent signé du sein le roi. Philippe ne prit pas une mesure si radicale, mais il ordonna que chaque ville où se trouverait une corporation d'orfèvres aurait un poinçon particulier[95]. Ce règlement donnait en quelque sorte aux officiers royaux la surveillance des marques de fabrique. En 1282, les haudekins, les valenciennois et les autres monnaies noires ou blanches de hors le royaume, à l'exception des esterlings tolérés au taux de quatre tournois, durent être percés ; on défendit, tant dans les bailliages que dans les grands fiefs, de les exporter à l'étranger : Cil cui ele [la monnaie] sera, la vende ou la change comme billon[96]. En novembre 1284, les prescriptions des ordonnances de saint Louis, combinées avec les ajoutements de 1275 et de 1282 et avec quelques sanctions pénales encore inédites, furent publiées de nouveau. L'ordonnance de 1284 résume ainsi toute la législation du règne, d'autant mieux qu'un mandement qui l'accompagnait[97] contenait encore des ajoutements importants sur la valeur des monnaies de l'Empire, comparée à celle des parisis. La constitution financière des États est caractérisée aujourd'hui par l'existence des impôts publics et par l'unité monétaire. Au contraire, l'État féodal, tel qu'il était à la fin du XIIIe siècle, ne connaissait pas encore d'impôts publics, et la monnaie royale, si bonne qu'elle fût, n'avait pas seule cours. Le règne de Philippe le Hardi a vu néanmoins de grandes choses s'accomplir la régularisation des amortissements, la multiplication des aides militaires et des emprunts, l'affermissement du contrôle de l'autorité centrale sur le commerce et l'échange des espèces d'or et d'argent. Il n'y eut pas révolution, ou, comme dit M. Vuitry, coup d'état, mais évolution sensible vers une organisation nouvelle. Il faut noter, du reste, que bien que les besoins de la couronne aient été immenses, on n'entendit point s'élever contre ses exactions le concert de plaintes que la misère arracha, sous Philippe le Bel, aux contribuables pressurés[98]. Comme il n'y avait pas de revenus publics, l'administration des finances n'était point très compliquée. L'administration financière ne se distinguait pas encore officiellement de l'administration générale ; dans les provinces, c'étaient les prévôts-fermiers et les baillis qui percevaient ; au centre, c'était une section de la curia regis qui vérifiait leurs comptes[99]. Comme au temps des premiers Capétiens, il n'existait encore qu'un seul Trésor, placé à Paris, dans un monastère de l'ordre du Temple. Philippe le Bel a eu une histoire financière plus compliquée, plus tragique, plus féconde en grandes innovations ; mais on peut avancer qu'il est difficile d'apprécier sainement ces innovations si l'on n'est pas au courant de la politique de son prédécesseur. Avouons toutefois que le règne long et accidenté du fils de Philippe III a laissé tant de documents financiers que, à peine effleurés jusqu'à présent par la critique, ils ont fourni cependant, dès la première enquête, autant de renseignements que les documents de l'âge antérieur en fournissent peu ; et que le douloureux enfantement de la fiscalité moderne date, en effet, des premières années du XIVe siècle. |
[1] A. LUCHAIRE, Institutions monarchiques de la France sous les premiers Capétiens, I, 84.
[2] On a conservé quelques fragments du compte des bailliages de Normandie à Pâques 1275 (H. F., XXII, 152), des bailliages de France en 1276 (ibid., p. 754), des prévôtés de France, 1278, 1279 ; des bailliages, à la Chandeleur 1282 (p. 759), et le compte des bailliages et des prévôtés rendu à la Toussaint 1285 (ibid., p. 623 sqq.). L'inventaire de Robert Mignon montre qu'en 1325 les archives de la Chambre des comptes renfermaient tous les comptes domaniaux du règne de Philippe III. (Voyez H. F., XXI, 820 sqq.) — Très peu de comptes originaux ont échappé à la destruction. Voyez cep. B. N., lat., 9018, n° 23 comptes du bailli de Caux, rendu à l'Échiquier en 1279, et du bailli de Verneuil en 1282.
[3] V. M. A. Molinier, sur le système financier très analogue d'Alfonse de Poitiers, Hist. gén. Lang., VII, p. 511 et suiv.
[4] Sur l'augmentation des emende, voyez BOUTARIC, la France sous Philippe le Bel, p. 246. — Sur les racheta, voyez ci-dessus, l. III, c. III.
[5] B. N., lat., 9018, n° 25.
[6] H. F., XXII, 430, 468. — Cf. fragments de comptes de la maison du roi et de la reine. (H. F., XXII, 755.)
[7] Arch. Nat., JJ, LVII, f° 14 v°. — Philippe le Hardi n'introduisit pourtant de changements dans l'organisation de sa maison qu'au sujet du nombre et des chapelains. Cf. Arch. Nat., JJ, XXXA, f° 81 r°. (Gallia Christiana, VII, 240). Cf. J, 155, n° 9.
[8] Voyez A. LUCHAIRE, op. cit., I, 92.
[9] Olim, II, 218, n° XLV. Nous, selon la grâce et le commandement notre cher seigneur le roi, otroions que des soixante mille livres qu'on taille maintenant sur les Juis, ledit Abraham et sa mesnie soient quite... — Cf. G. SAIGE, les Juifs du Languedoc, p. 211 (11 janvier 1282). Mandement du sénéchal de Toulouse, sur la réquisition du sén. de Carcassonne, au bailli royal de Cintegabelle pour faire chasser par le bailli de l'évêque de Toulouse à Gaudies les Juifs de la sénéchaussée de Carcassonne qui s'y étaient réfugiés. — Cf. B. N., Coll. Languedoc, LXXXI, f° 76. (Parl. de la Toussaint 1283.) Cf. Hist. gén. Lang., X, pr. c. 170, n° 6.
[10] Voyez A. CALLERY, Hist. du pouvoir royal d'imposer, p. 56 (Bruxelles, 1819).
[11] Olim, II, 245, n° XVIII ; Hist. gén. Lang., X, pr. c. 192. Protestation des prélats et des nobles du Rouergue contre la levée des subsides imposées pour la chevalerie du roi. Cf. VUITRY, Études sur le régime financier de la France, p. 400.
[12] A. LUCHAIRE, op. cit., I, 115.
[13] Au Parlement, les officiers royaux contestaient souvent aux seigneurs le droit de lever les amendes pour contravention au ban du roi, mais c'est parce qu'ils accusaient ces seigneurs de ne pas avoir justice en leurs terres. V. Act. Parl., n° 2123, 2197, 2499 ; Essai de restitution, n° 181, 297 ; Frag. des reg. de Nic. de Chartres, p. 31. — Cf. un arrêt de l'Echiquier de Normandie à la Saint-Michel 1277. C'est que les nobles de Normandie n'avaient pas d'ancienneté la saisine de droit de lever ces amendes.
[14] BEAUM., II, 121. — Cf. les considérants des lettres confirmatives des privilèges de Bussière d'Aillac, Ord., XI, 359 ; MARCHEGAY, Cartul. des sires de Retz, n° 102, etc.
[15] LUCHAIRE, op. cit., I, 119.
[16] Comptes de la régale de Chartres (B. N., lat., 9018, n° 21), rendus par Guillaume de Beauvais et Jean le Cochetier pour les années 1216-1218. — Régales de Laon (Fragm. du reg. de Nic. de Chartres, p. 20), de Châlon-sur-Saône (Olim, II, 191, n° VIII), etc.
[17]
Olim, II, 107, n° XXXI. Cf.
Mand., n° 40.
[18] A. CALLERY, op. cit., p. 81.
[19]
Les procurations des villes à leurs ambassadeurs sont conservées au Trésor des
Chartes. Arch. Nat., J, 335.
[20] Arch. Nat., JJ, XXXIV, f° 33 ; JJ, XCVII, n° 615. Ed. Ord., IV, 669. PAGEZY, Mémoire sur le port d'Aygues-Mortes, p. 373.
[21] GERMAIN, Hist. du commerce de Montpellier, I, 52, 121, et Petit Thalamus, p. 338. — Cf. Act. Parl., n° 2650, g. La célèbre cour des Conventions royaux, qui subsista à Nîmes jusqu'en 1749, date de la charte de 1278.
[22] Ord., I, 299. Sur l'exécution de cette ordonnance contre les usuriers, applicable dans les domaines des grands vassaux, voyez Olim, II, 60, n° XXII.
[23] Villani, RR. II. SS., XIII, 269, C. Sur l'exécution, voyez Olim, II, 181, n° XXIV ; Mand., n° 93, et B. N., Coll. Moreau, 201, n° 146. Philippe III aux bourgeois de Saint-Omer pour déclarer que le bailli d'Amiens, qui a saisi des marchands lombards dans leur ville contre leur volonté, a agi par son ordre (7 oct. 1217).
[24] Le roi ordonna à la prière de beaucoup de gens que la bière ne serait pas vendue plus de 4. d. t. le gallon. Voyez Olim, I, 904, et Fragm. du reg. de Nic. de Chartres, p. 24.
[25] Hist. gén. Lang., X, pr. c. 127.
[26] Hist. gén. Lang., X, pr. c. 127. Louis IX avait ordonné en 1254 aux baillis de ne pas défendre les exportations de leur chef, mais de se conformer l'avis d'un conseil composé de barons, de prélats et de chevaliers des villes. Ord., XI, 330.
[27] Hist. gén. Lang., X, pr. c. 129.
[28] Hist. gén. Lang., X, pr. c. 131.
[29] Ord., XI, 353.
[30] Voyez au chapitre suivant.
[31]
B. N., Coll. Doat, L, f 304 (4 novembre 1271).
[32] MÉNARD, Hist. de Nismes, I, pr. p. 103, c. 2.
[33] Hist. gén. Lang., X, c. 129. Délibérations de l'Assemblée de 1275, art. 5.
[34] A. Callery, op. cit., p. 65.
[35] A. Callery, op. cit., p. 77.
[36] Voyez ci-dessous, chapitre suivant.
[37] Cf. Mand., n° 43.
[38] Archives du Poitou, XI, 157 (mars 1277).
[39] Abbé de Saint-Germain (Olim, II, 100, n° X) ; les gens de Montlhéry (Olim, II, 97, n° XXV) ; les bourgeois de Brioude (ibid., II, 121, n° XLV).
[40] Ord., XI, 351.
[41] Olim, I, 886, n° XV. Cf. Olim, II, 84.
[42] A. CALLERY, op. cit., pp. 77-80. Cette discussion est dépourvue de toute critique ; les références n'ont souvent aucun rapport avec les affirmations du texte. Il y a des erreurs matérielles : Brivatensis est traduit par Brives. Voyez surtout l'interprétation fautive de l'arrêt Olim, II, 102, n° XII (p. 19, n. 8).
[43] Arch. municip. de Narbonne, AA, CIII, f° 43 v°. Ed. FR. MICHEL, Notes sur la guerre de Navarre, p. 600.
[44] Arch. mun. de Narbonne, AA, CIII, f° 50 r°.
[45] Archiv. mun. de Poitiers, A. 10, liasse 1.
[46] Olim, II, 216, n° XL. — Cf. Essai de restitution, n° 517. — Sur les tailles imposées aux marchands italiens de Paris, B. N., lat., 9162, f° 52. — Cf. LEROUX DE LINCY, Hist. de l'Hôtel de Ville, p. 261.
[47] VARIN, Archives administratives de Reims, I, 997.
[48] CATHALA COTURE, Hist. du Quercy, II, 459 (mai 1276).
[49] Arch. nat., K, 188, n° 22 (août 1284), charte pour l'abbaye de Cluny ; LL, 114, f° 40 r°, pour l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés. — Cf. le témoignage des chroniques cléricales : H. F., XXI, 759 (Contin. B. Itier), 1282. — H. F., XXIII, 344 (Contin. chron. rothom.), 1282.
[50] Olim, II, 121, n° XLV. Cf. Mand., n° 95.
[51] Olim, II, 82, n° XX.
[52] CHAMP., I, 123 ; Hist. gén. Lang., VII, p. 518.
[53] Jean XXI manda aux prélats de France de permettre d'exiger la taille du roi sur les croisés laïques de leurs diocèses qui n'accomplissaient pas leurs vœux (Arch. Nat., J, 448, n° 92). — Sur la contribution des clercs, voyez ci-dessus, l. III, c. III. — Sur les marchands étrangers, Essai de restitution, n° 517. — Sur les officiers royaux, Olim, I, 903, n° LVI, etc.
[54] H. F., XXII, 757, a.
[55] Sur les déboursés faits par Ph. III pendant la guerre de Romagne en faveur de Martin IV, H. F., XXI, 531, a. Cf. ci-dessus, l. II, c. III.
[56] Il pensionnait Marie, impératrice de Constantinople, Arch. Nat., J, 474, n° 35.
[57] H. F., XXI, 530. Mémoire au roi sur les dîmes.
[58] H. F., XXI, 524.
[59] LABBE, XI, c. 938. Il y eut des différends entre Philippe III et le comte de Luxembourg au sujet des décimes levées dans les diocèses de l'Empire. Arch. Nat., J, 448, n° 98 ter, n° 89 ; J, 699, n° 61. — Les Templiers et les Hospitaliers furent dispensés de payer la décime de 1274 ; l'exemption s'étendit aux Chartreux et aux chanoines réguliers de Saint-Augustin (Arch. Nat., L, 264, n° 39, 41).
[60] H. F., XXI, 524.
[61] Voir F. GERBAUX, les Décimes ecclésiastiques au XIIIe siècle (travail ms.), p. 36.
[62] Grégoire X se réserva, en 1274, le produit de la contribution de l'ordre de Cîteaux. Martin IV se réserva, en 1284, de prélever 100.000 livres sur la décime affectée à la croisade d'Aragon (Arch. Nat., J, 446, n° 29). Le 21 juillet 1285, Honorius IV fit savoir aux abbés de Saint-Denis en France et de Saint-Lucien de Beauvais qu'il permettait au roi de France de recueillir sa part des legs sans en rien défalquer pour la dime affectée à l'Église sur ces legs. Potthast, n° 22270.
[63] Voyez une bulle fort importante de Martin IV (12 février 1284) au légat Jean Cholet sur la procédure à suivre pour la levée des décimes. B. N., Coll. Doat, XI, f° 105. Elle a été transcrite textuellement par Nicolas IV, le 7 juillet 1289 (Cf. BOUTARIC, Notices et extraits de documents relatifs à Philippe le Bel). Voyez GERBAUX, op. cit., p. 78 et suiv.
[64] H. F., XXI, 531, h. Les couvents cisterciens des diocèses de Liège et de Cambrai furent taxés à part à Senlis.
[65] Les banquiers du pape étaient les Thomas Spiliati de Florence. Voyez la correspondance des papes, des légats et des collecteurs. Arch. Nat., K, 34, n° 21 ter (Beauvais, 19 mai 1276). Mandement du légat Simon aux collecteurs de Chalon-sur-Saône. — Quittance des collecteurs du diocèse d'Albi. B. N., Coll. Doat, XVI, f° 96 (Albi, 26 février 1277). — Lettre de Nicolas III au légat, au sujet des collecteurs institués pour le royaume d'Arles (Arch. Nat., J, 698, n° 43). Cf. aussi MÉNARD, Hist. de Nismes, I, 371.
[66] H. F., XXI, 524.
[67] Boutaric (la France sous Philippe le Bel, p. 296) évalue à 250.000 livres la valeur annuelle d'une décime ; Vuitry (Etudes sur le régime financier de la France), à 750.000 livres le produit des décimes perçues de 1270 à 1285. M. Gerbaux (op. cit., p. 142), trouve 182.552 livres pour la première année de la décime de 1274.
[68] Arch. Nat., J, 446, n° 32.
[69]
Arch. Nat., J, 446, n° 32. Cf. H. F., XXI, 530, e.
[70] Cf. un ordre de Martin IV au trésorier du Temple d'avancer certaines sommes au roi sur l'argent destiné au secours de la Terre sainte, si le roi en a besoin pour l'affaire d'Aragon ; exiger des reçus. Arch., Nat., J, 446, n° 34 (avril 1283).
[71] Arch. Nat., J, 714, n° 3058. Martin IV à Philippe III (octobre 1284) — Cf. H. F., XXI, 530, h.
[72] H. F., XXI, 530, j.
[73] B. E. C., 6e série, III, 71.
[74] Voyez une lettre de G. de la Mare, panetier du roi, à G. Johen, (Castres, 1212). Arch. Nat., J, 1022, n° 12. Cf. la note suivante.
[75] Arch. mun. de Pampelune. Cartul. del rei D. Felipe, f° 9. — Ibid., f° 13. Le même au même.
[76] Arch. Nat., J, 474, n° 50 (or. scellé).
[77] H. F., XXII, 657, d. Compte du bailli de Sens au terme de la Toussaint 1285. — Jean d'Acre voyagea aussi dans le bailliage de Senlis, ibid., p. 667, g.
[78] Ib., pp. 659, 670. — Cf., sur les prêts recueillis dans les autres bailliages, BRUSSEL, Usage des fiefs, I, 420.
[79] H. F., XXI, 526, K.
[80] Arch. du Pas-de-Calais A, 31, n° 5. En 1272, les bourgeois d'Arras avaient donné une somme égale à leur comte pour les frais de l'expédition de Foix. GUESNON, Chartes d'Arras, p. 40.
[81] Cf. K. DE LETTENHOVE, Hist. de Flandre, II, 354, et Olim, III, 116.
[82] A. LUCHAIRE, op. cit., I, 96.
[83] H. F., XXI, 804.
[84] Olim, II, 60.
[85] Olim, II, 112, n° III.
[86] Dom PLANCHER, Hist. de Bourgogne, II, 79, pr. c. 55.
[87] Les numismates sont fort embarrassés pour en faire une classification exacte. Voyez Hist. qén. Lang., VII, 398, c. 2. — Cf., sur un trésor de gros tournois du temps de Ph. III découvert à Aurimont, Revue belge de numismatique, 1881, 1er semestre, p. 140-144 ; sur le trésor de Saint-Barthélemy (arr. de Marmande), Revue de Gascogne, XIV, 144 [1813].
[88] H. F., XXII, 666, 756. Ce sont les premiers comptes de monnayeurs que Brussel (Usage des fiefs, I, 411, b) ait connus. — Thomas Brichart conseilla en 1293 à Philippe IV de faire la feible monnoie. BOUTARIC, op. cit., p. 259.
[89] Le premier roi de France qui ait fait frapper des monnaies à son nom à Toulouse est Philippe III. Hist. gén. Lang., VII, 418, c. 2 [de Saulcy]. Les gros tournois d'argent au châtel surmonté d'une fleur de lys sont copiés sur les monnaies provençales de Charles d'Anjou.
[90] LEBLANC, Traité des monnaies, p. 199. — Cf. VUITRY, op. cit., p. 455.
[91] V. cep. L. DELISLE, Essai de restitution, n° 345.
[92] Arch. Nat., J, 1022, n° 31.
[93] Ordonnances de 1271, 1273, 1275, 1284.
[94] LEBLANC, op. cit., p. 201.
[95] Ord., I, 811. — Cf. R. MONSNYER, S. Martini ecclesiœ historia generalis, p. 32. MABILLE, Cat. des Chartes de dom Housseau, n° 3276. — Voyez surtout LABARTE, Hist. des arts industriels, II, 19.
[96] Mand., n° 139 ; cf. n° 104.
[97] Mand., n° 164, p. 415.
[98] On n'essayera pas d'établir le montant approximatif des budgets de Philippe III, car les documents font défaut. V. cep. un compte général des bailliages de France et des revenus de l'Échiquier, accompagné du tableau des dépenses de l'Hôtel, de la Navarre, etc., pour le terme de la Toussaint 1286. (B. N., lat., 9018, n° 25.)
[99] Cf. livre IV, ch. II, III.