LE RÈGNE DE PHILIPPE III LE HARDI

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE III.

 

 

L'administration monarchique, dont la cour du roi était le centre, avait en province des organes essentiels, toute une hiérarchie de représentants officiels de l'autorité centrale, baillis, sénéchaux, prévôts, vicomtes, sergents et forestiers.

La France était partagée, au XIIIe siècle, en vastes circonscriptions qui s'appelaient bailliages au Nord, sénéchaussées dans le Midi prévôté-bailliage de Paris, bailliages de Gisors, de Senlis, de Vermandois, d'Amiens, de Sens, d'Orléans, de Bourges, de Tours, de Rouen, de Caux, de Verneuil, de Cotentin bailliages d'Auvergne et de Mâcon ; sénéchaussées de Beaucaire, de Carcassonne, de Périgord, de Toulouse, d'Agenais, de Rouergue, de Quercy. Les grands fiefs se trouvaient englobés dans leurs limites ainsi le duché de Bourgogne ressortissait au bailliage de Mâcon, le duché d'Aquitaine à la sénéchaussée de Périgord. Ces limites, du reste, n'étaient pas si immuables que le conseil du roi ne pût les déplacer à son gré on a de nombreux exemples de rectifications de frontières opérées sur les bords des circonscriptions administratives du royaume[1].

Deux traits caractérisent les attributions des officiers qui gouvernaient ces territoires dépendance étroite vis-à-vis du pouvoir central — exercice complet et indivis de l'autorité publique dans leurs circonscriptions.

Ils étaient en effet, à titre de représentants du roi[2], investis d'une compétence universelle ; c'est pourquoi Beaumanoir, qui ouvre son traité sur les coutumes du Beauvoisis par un portrait célèbre du bailli selon le cœur de Dieu, exige de l'administrateur modèle toute une encyclopédie de vertus. D'abord, il convient qu'il soit sage, débonnaire, brave, courtois et loyal ; en outre, il faut qu'il se connaisse en hommes, car le coup d'œil et l'expérience sont des qualités nécessaires à celui qui a à diriger la mesnie des prévôts et des sergents d'un vaste ressort. Il faut qu'il sache distinguer les bons des méchants, le droit du tort, car il apartient à son office de fere droit à ses sougès ; il est justicier en même temps qu'administrateur. Enfin, il faut qu'il ait en lui soutil engieng et hastiv de bien esploitier et de bien savoir conter, car il est chargé de la gestion des affaires domaniales de son seigneur et il est aussi agent de finance ; c'est même un des plus grans perix qui soit en l'office de bailli que d'estre negligens ou poi soigneus de ses comptes. Il n'y a pas lieu de s'étonner que la division du travail, avec la spécialisation des fonctions comme corollaire, qui s'introduisait seulement alors dans la curia regis, fût encore inconnue dans les administrations provinciales, car les différents services du gouvernement central administratifs, judiciaires et financiers n'étaient pas, au XIIIe siècle, si nettement séparés les uns des autres qu'ils fussent obligés d'entretenir des agents particuliers en province.

Les documents du temps de Philippe III suffisent à donner une idée de la complexité des droits et des devoirs des baillis à la fin du XIIIe siècle. Le bailli, qui était homme d'épée, avait d'abord la direction des choses militaires il convoquait du commandement le roi especial les vassaux tenus au service d'ost[3] ; il veillait à ce que les châteaux et les manoirs du roi fussent munis de garnisons convenables[4]. Mais les baillis avaient été institués, à l'origine[5], pour exiger au nom du suzerain le service de cour aussi bien que le service militaire ; d'où leurs fonctions judiciaires. Elles étaient de deux sortes en premier lieu, c'était par leur intermédiaire que le Parlement communiquait avec les justiciables ; ils notifiaient dans leurs assises l'époque des sessions de la cour suprême ils transmettaient les ajournements ; ils exécutaient les sentences. En second lieu, ils avaient des tribunaux à eux ; Beaumanoir nous apprend que, en certains pays où l'usage du jugement féodal par les pairs était tombé en désuétude, le bailli rendait la justice, entouré de prud'hommes qu'il choisissait ; ailleurs, les hommes du fief tenaient encore leurs assises — dites assises des chevaliers —, que le bailli présidait seulement[6]. Le gouvernement de Philippe le Hardi se préoccupa d'assurer dans ces cours locales une expédition de la justice plus prompte et plus correcte. Il manda au sénéchal de Beaucaire[7] de multiplier les assises dans la ville de Nîmes pour éviter que les procès ne devinssent immortels. L'ordonnance du 7 janvier 1278 prescrit que chacun bailli en cui court l'on juge par hommes contreigne les hommes au plus tôt qu'il pourra à jugier les choses démenées par devant eux, si que, par malice des hommes, le jugement ne soit retardez[8] ; il y avait tendance, même dans les pays où le jugement par les pairs s'était conservé, à accroître la part d'influence du bailli dans les délibérations[9]. Les baillis déléguaient parfois leurs pouvoirs judiciaires une ordonnance de 1278, dont le texte est perdu, leur défendit d'établir des juges qui fussent nés ou qui eussent leurs domiciles ordinaires dans les lieux où ils rendaient la justice[10]. Les tribunaux royaux de bailliage possédaient un sceau authentique, avec lequel ils scellaient les conventions privées qu'on présentait à l'homologation ; le roi Philippe, soucieux d'assurer l'exercice de cette juridiction gracieuse, établit, à une époque inconnue, qu'en cascune bone vile, la u on tient assize, il y ait deus prodomes eslis por oïr les marcié et les convenances dont on voudroit avoir lettres de baillie, et ce qui seroit tesmongnié par les seaus de ces deux prodommes, li baillis y mettroit le sceel de la baillie. Les frais furent fixés à un sou pour livre, qui revenait au seigneur du lieu, car l'ordonnance sur les lettres de baillie était aussi bien applicable aux baillis des grands seigneurs qu'aux baillis du roi[11]. C'est donc au règne de Philippe III que remonte la première institution des notaires royaux dans les bonnes villes ; il est fâcheux que le texte de l'ordonnance analysée par Beaumanoir ne nous ait pas été conservé, car elle contenait certainement-des règles précises sur la création et les devoirs professionnels des notaires[12].

Au bailli revenait l'administration du patrimoine de son maître ; il l'aménageait librement, passant avec les particuliers des contrats d'acquisition ou d'échange ; il en percevait les revenus. Mais il requérait aussi les prestations financières dues par les vassaux en vertu du contrat féodal, de sorte qu'il maniait en réalité tous les deniers de la couronne. Au commencement du règne, une circulaire enjoignit aux baillis de paier et d'envoyer au Temple, à Paris, tout ce qu'ils devoient de viez[13]. On a conservé le compte qui fut rendu par les baillis à la Toussaint 1285[14]. Sans doute, ils appointaient des receveurs et des prévôts-fermiers pour faire une grande partie de leur besogne, mais ils les appointaient sous leur responsabilité ils paraissaient seuls officiellement. Il y avait cependant à Toulouse un trésorier en titre de la sénéchaussée cette charge très ancienne, dont M. Boutaric semble trouver l'origine sous Philippe le Bel[15], était occupée sous Philippe III par Pierre de Fontaines, bourgeois de Cahors[16].

Ce n'est pas tout ; le bailli, en véritable vice-roi, était dans son ressort, en même temps que le défenseur des prérogatives du prince, le défenseur de la paix publique[17]. C'était à lui que les opprimés demandaient protection ; et souvent l'épouvantail d'un sergent royal, placé dans un lieu menacé par la violence des querelles féodales, suffisait à le garantir de toute atteinte[18]. Les mesures publiques étaient datées du nom du bailli en charge[19]. Comme le roi lui-même, il était parfois choisi comme arbitre par de grands seigneurs. Il lui appartenait naturellement de promulguer les ordonnances royales et d'en remettre des expéditions aux grands vassaux de sa circonscription[20] ; il rédigeait lui-même des proclamations et des ordonnances locales[21], analogues à cette grande ordonnance que publia, le 5 avril 1281, G. de Ponchevron, sénéchal de Beaucaire, pour la suppression de tous les péages établis dans sa sénéchaussée depuis trente ans[22].

Rien ne serait plus propre à faire comprendre ce qu'était, non plus en théorie, mais en pratique, l'exercice des hautes fonctions administratives au maie siècle que la collection des lettres royales adressées aux baillis, d'une part, et, d'autre part, celle, plus importante encore, des lettres envoyées par ceux-ci à leurs subordonnés ou à leurs administrés. Malheureusement, il n'y a pas d'espérance que les archives, tant de fois dévastées depuis six siècles, nous livrent jamais de tels documents en abondance[23].

Si, à cause de l'insuffisance des sources, nous ne pouvons point assister au fonctionnement régulier des administrations de bailliage, nous savons au moins les désordres qui s'y introduisaient très souvent. Les procès en malversation ou les réformes des enquêteurs du roi nous apprennent en même temps ce que l'administration locale devait être et ce qu'elle n'était pas.

Les baillis, les sénéchaux et les bas officiers étaient soumis, en effet, à un contrôle rigoureux. Sois diligent, dit le testament politique de saint Louis, d'avoir bons prévôts et bons baillis et fais souvent enquête sur eux comme ils se conduisent. La septième vertu que Beaumanoir veut trouver dans le bailli-type, c'est qu'il obéisse au commandement de son segneur en toz ses commandemens. Le principal devoir du bailli était l'obéissance. Il ne jouissait que d'une initiative fort restreinte, puisqu'il était en communication constante avec la curia regis qui le dirigeait, le surveillait et le punissait. Baillis et sénéchaux étaient appelés continuellement devant le Parlement pour éclaircir des faits douteux, certifier une coutume, justifier leur gestion ou faire connaître les ressources ou les dispositions de leurs provinces[24] ; les Olim en fournissent des preuves innombrables. D'un autre côté, la cour, quand elle était saisie d'une accusation contre un officier prévaricateur, désignait, comme nous l'avons vu, quelques-uns de ses membres pour aller sur les lieux examiner l'affaire[25]. Enfin, le roi instituait parfois des enquesteurs pour s'informer des excès commis grâce à la méchanceté des sénéchaux, juges, bayles, notaires et sergents ; pour corriger les offenses, les oppressions et les extorsions dont ses officiers se seraient rendus coupables. Saint Louis les avait créés pour être des redresseurs de torts ; sous Philippe III, les enquêteurs furent positivement des inspecteurs généraux de l'administration locale[26].

Pierre, doyen de Saint-Martin de Tours, et Simon de Coudes, chevalier, furent ainsi désignés, en 1211, pour la réformation de la justice dans les sénéchaussées de Toulouse et d'Amenais. Leurs ordonnances, rendues avec le concours de l'évêque de Toulouse, du comte de Comminges, des abbés de Moissac et de Belleperche et d'autres prud'hommes, tracent un tableau très instructif des abus qui florissaient dans les provinces méridionales[27].

Ils constatèrent qu'en dépit de la surveillance des sénéchaux, le nombre des sergents et des scribes s'était accru dans des proportions fâcheuses ; il y en avait une multitude effrénée qui n'avait d'autre ressource que de vivre sur les administrés ; le fonctionnarisme était né avec tous les inconvénients qui l'accompagnent d'ordinaire. Les juges, les notaires, les bayles et les autres officiers du roi étaient si redoutés que les sujets supportaient d'eux toutes sortes d'exactions sans oser se plaindre ; s'ils osaient, ils ne pouvaient pas se faire entendre dans les assises. Les enquêteurs décidèrent que cinquante sergents seulement seraient conservés dans la viguerie de Toulouse que, partout, le nombre en serait restreint qu'ils seraient nommés en pleine assise, après le serment d'usage, afin qu'il n'y eût pas de doute sur leur qualité. A la fin de chaque assise, un ou plusieurs jours seraient réservés par le sénéchal pour entendre les plaintes formulées contre eux[28].

Les frais de justice étaient tels, à cause des fraudes des notaires, que les plaideurs aimaient mieux abandonner la poursuite de leurs droits. Les réformateurs furent obligés de taxer le prix du rôle de vingt-cinq lignes à la page et de quatre-vingts lettres à la ligne, ainsi que les indemnités dues pour vacations.

Les plaideurs n'avaient pas à payer seulement des frais de justice exagérés ; ils étaient rongés par des exactions tout à fait illégales des bas officiers. P. de Saint-Martin de Tours et Simon de Coudes imposèrent des règles restrictives aux sergents à verge de la viguerie de Toulouse et aux geôliers du château Narbonnais. Ils ordonnèrent qu'aucun bayle ne citerait désormais un de ses administrés hors de sa baylie sans un mandement du sénéchal ils défendirent d'exiger de l'argent des créanciers pour contraindre les débiteurs récalcitrants d'acheter, soit les créances au rabais, soit les biens des débiteurs à poursuivre. Aux juges royaux, il fut enjoint de ne pas manger et de ne pas demeurer avec les bayles ou les sergents de leur ressort. Les abus qui s'étaient introduits dans la procédure des saisies-gageries furent coupés à la racine[29]. Enfin, pour clore la réforme judiciaire, les commissaires du roi déclarèrent qu'il ne leur paraissait pas bon que des clercs fussent choisis pour exercer l'office de bayle royal, parce que, sauf le cas de bigamie, ils échappaient à la juridiction laïque[30].

Les subordonnés des sénéchaux qui s'occupaient spécialement de la perception financière et de la gestion domaniale ne prêtaient guère moins le flanc à la critique, à en croire l'ordonnance du 26 juillet 1277, que les gens de justice. Les receveurs des revenus en nature de la couronne — blé et vin — ne les réclamaient pas à échéance fixe, mais à l'époque où les denrées atteignaient le prix le plus élevé ; les réformateurs décidèrent qu'ils ne différeraient plus malicieusement la perception sous peine d'une amende de dix livres, et que les minots seraient surmontés d'une barre de fer transversale, afin que les bayles ne puissent plus exiger mesure comble[31].

Voilà ce qui se passait dans le Midi[32]. Il n'y avait pas moins d'abus dans le Nord, comme nous l'apprennent les rouleaux d'enquête présentés au Parlement. On y rencontre les noms d'une quantité de verdiers, de forestiers, de sergents accusés d'avoir méfait, c'est à savoir en mal gardant les forests, en vendant bois ne pour ardoir ne pour mesonner, en déportant les maufeiteurs par doña ne pour loier, en prenant bestes sauvages, en faisant tort ne outrage aus bonnes gienz[33] ; ou bien encore, comme il est dit contre un certain Bertaut de Viliers, en tenant trop compaignie as gentishomes, par quoi li rois i a domage en bois, en bestes et en autres choses[34]. On y trouve aussi les procès d'officiers d'un rang plus élevé ; et, tant à cause de la qualité du personnage que grâce au hasard qui en a conservé toutes les pièces, l'affaire de Jean de Nuevi, vicomte de Pont-Audemer, est celle qui marque le mieux le nombre des malhonnêtetés que les administrateurs de ce temps étaient à même de commettre[35].

Administrateur du domaine royal, Jean de Nuevi faisait nourrir gratis ses propres troupeaux par les fermiers du roi ; il dispensait de payer les fermages, à condition qu'on lui donnât de l'argent. On redoutait de louer les fermes du roi, car, quand on voulait payer ses échéances, le vicomte refusait comme monnaie suspecte soixante livres sur cent de l'argent qu'on lui présentait ; bien entendu, il ne laissait pas les fermiers aller changer leurs espèces en ville ; il avait là un sien juif, Léon de la Torele, qui demandait des droits de change exorbitants ; le tour joué, Jean prenait les pièces mêmes qu'il venait de refuser et les mettait dans des sacs pour faire le payement du roi. Pour cinquante livres tournois, Jean de Nuevi céda au prieur de Bourg-Achard un droit d'usage dans la forêt de la Londe qui appartenait notoirement à la couronne. Exécuteur des ordonnances royales, quand Philippe le Hardi fist lever les amendes de la monnoie par sa terre, il en leva plus d'argent que l'on en devoit à Brestot et en autres paroisses. Les contribuables se plaignirent à l'Échiquier de Rouen, qui condamna le vicomte à restitution ; mais ce fut en vain que les bones gens, munis de la sentence, essayèrent d'obtenir une satisfaction réelle Jean les amusa d'abord, et quant vint au daerrain, il lor dist que il les feroit metre en la fosse avec les larrons se il étoient si hardi que jamés l'en demandassent riens. — Juge au civil et au criminel, il rendait, moyennant finance, des services au lieu d'arrêts. Deux hommes avaient été arrêtés à Catelon, dans la serjenterie de Montfort, pour avoir volé du blé ; l'un d'eux paya quinze livres et fut délivré ; l'autre, qui n'avait rien, fut pendu. A Selles, près de Pont-Audemer, il y avait un larron, nommé Robert Pelecat ; le vicomte reçut de lui, en plusieurs fois, une rançon de plus de quarante livres pour ne pas l'inquiéter. Un certain Th. Hurtaut, d'Illeville, tua un homme ; Jean de Nuevi le mit en liberté sans jugement et sans enqueste por le grand loier qu'il en ot. Richard Fichet, écuyer, plaidant au sujet d'un héritage contre Th. d'Avron devant la cour du vicomte, envoya à celui-ci un muid d'avoine et un chien pour les perdrix ; il gagna son procès. Jean de Nuevi violait continuellement son serment professionnel en acceptant de toutes mains des cadeaux de toute sorte. Ce Verrès de haute Normandie aimait les objets d'art Jean Oil de Beuf, pour prix de complaisances inavouables, lui donna un hanap d'argent à pié de la valeur de sept livres tournois ; il en reçut un pareil de madame de la Londe. Un jour, il manda à l'abbé de Préaux qu'il irait, a telle date, dîner à l'abbaye avec sa femme ; or, il était alors excommunié par l'évêque de Lisieux ; l'abbé s'excusa de ne pouvoir l'héberger, et, pour l'apaiser, lui envoya aussi un hanap d'argent. Une autre fois, le maire de Pont-Audemer lui fit porter par son sergent un gant où il y avait cent grands tournois. Il allait encore contre son serment en gardant pour lui les amendes qui revenaient au roi. Il était si dur qu'une femme de Brionne, venue pour lui demander l'élargissement de son mari, qui était en désaccord avec le prévôt de Brionne, fut épouvantée de ses paroles et accoucha d'un enfant qui mourut sans baptême.

Dans le mémoire justificatif que Jean de Nuevi remit aux enquêteurs chargés d'examiner ces griefs, tout en se disant prêt à repousser la calomnie, il argumenta avec une singulière subtilité pour se dispenser de répondre de ces cas desquieix perils de cors ou de membres se pourroient ensuivre. — Ils ont été dénoncés, dit-il, par tieux gens qui n'en devroient été oïs par droit ne par coustume ; et il ajoute, non sans désinvolture, que la coutume de Normandie est tele que nul qui est acusé de tel cas, e l'an et jour est passé avant l'acusement, ne peut estre contraint à atendre enqueste, ne la gent le roy ne sont mie de pire condition que autres. Qui discute si bien la forme d'une accusation serait peut-être bien embarrassé de la réfuter au fond.

Certes, il était impossible que, malgré les sages prescriptions de l'ordonnance de 1254 sur l'organisation des bailliages, il ne se trouvât pas des sujets indignes, comme Jean de Nuevi, surtout dans les rangs inférieurs de la hiérarchie[36]. L'honneur du gouvernement de Philippe III est d'avoir travaillé consciencieusement à surveiller son personnel. Il prit soin à cet effet de se réserver la connaissance directe et le droit de châtier lui-même toutes les contraventions commises dans l'exercice d'une fonction administrative. Même, comme, si ce n'est en serjantant, les sergents du roi qui étaient hôtes d'un seigneur haut justicier n'échappaient pas à la juridiction de ce seigneur, il fut commandé que tuit serjant le roi demourassent en la terre le roi[37].

Néanmoins, un concert de réclamations s'élevait de tous les points de la France, à chaque session du Parlement, contre la conduite des baillis, des sénéchaux, des vicomtes et des prévôts. On protestait surtout contre les usurpations violentes qu'ils commettaient, au nom de leur maître, au préjudice des souverainetés féodales.

C'était là un genre de plaintes qui se perpétuait depuis les origines de la dynastie[38] ; et rien n'était plus naturel, car comment imaginer le bon bailli dont parle Beaumanoir qui la tere croist son segneur sans autrui fere tort[39] ? Comment les gens du roi, en contact quotidien avec une société antagoniste, persuadés de leur bon droit, soldats d'avant-garde de la centralisation monarchique, n'auraient-ils pas été amenés à prendre hardiment l'offensive ? Les mêmes hommes, siégeant au Palais de la Cité ou délégués à l'administration d'un bailliage, ne pouvaient pas voir les mêmes choses avec la même modération impartiale. Il est si vrai que l'excès de zèle était une conséquence nécessaire de la situation où les agents de la couronne étaient placés au moyen âge que, sous tous les règnes, les officiers chargés de l'administration locale s'en sont rendus coupables. Les listes de baillis et de sénéchaux ont beau offrir des noms nouveaux sous chaque règne[40], tous les baillis ont agi de la même manière. Est-ce que Beaumanoir lui-même, pendant qu'il était bailli du comte de Clermont en Beauvaisis, ne fut pas condamné par les maîtres de la Cour a ressaisir solennellement l'abbaye de Chaâlis d'un sergent, qu'il lui avait enlevé injustement[41] ?

Tout excès de pouvoir des officiers royaux était réprimé par un blâme du Parlement si le fait provenait d'un zèle mal entendu[42] ; par des châtiments, en cas de concussion[43]. Ainsi se trouvait tempérée leur omnipotence théorique.

D'ailleurs, si la main du roi s'appesantissait sur eux pour les contenir, elle les protégeait aussi avec efficacité on n'insultait pas impunément le moindre d'entre eux. En 1272, le monastère de Saint-Valery paya 800 livres d'amende parce qu'un moine avait posé sa main, sans violence toutefois, sur l'épaule du bailli d'Amiens qui visitait son couvent[44]. En 1278, les bourgeois de Villeneuve près de Sens furent taxés à 1000 livres en punition de certaines injures faites à un sergent royal[45]. Le garde des foires de Champagne fut emprisonné au Châtelet pour avoir manqué de respect au bailli de Vermandois en l'invitant à comparaître devant lui[46]. Au parlement de la Saint-Martin 1282, le comte d'Astarac fut frappé d'une amende à la volonté du roi pour avoir accusé Me G. Camelin, procureur de la couronne dans le midi, d'avoir favorisé l'abbaye de Symorre à son détriment, parce que l'abbé avait conféré un prieuré au neveu dudit Camelin[47]. L'offense faite à un officier fut déclarée cas royal ; une circulaire de 1278 notifia en effet que les sénéchaux seuls ou leurs juges mages étaient compétents pour en connaître[48].

Enfin la main qui dirigeait, qui punissait et qui protégeait, récompensait parfois. Les archives sont pleines de chartes de donation concédées par Philippe III, obtentu grati et accepti servicii, aux plus modestes comme aux plus relevés des représentants de son autorité d'une part, les sergents R. Cordelier, Jean le Cat, Simon de Rosay, Bernard le Rouge, etc.[49] ; de l'autre, Renaut Barbou, bailli de Rouen, Simon de Melun, sénéchal de Périgord[50]. Ces récompenses étaient bien placées, car les offices de bailliage furent occupés pendant ce règne par des administrateurs fort habiles, les Eustache de Beaumarchais, à Toulouse, les Philippe de Beaumanoir, à Poitiers[51] d'autres encore ont laissé le souvenir d'hommes d'action et d'hommes d'État ; tels, Jean de Villette, Étienne Tâtesavor, G. de Pontchevron, qui avaient commencé leur carrière sous Louis IX ; et Pierre Saymel, Oudart de Neuville-en-Hez, Gautier Bardins[52], qui prolongèrent la leur sous Philippe le Bel.

A la vérité, l'armée disciplinée des fonctionnaires chargés du gouvernement local, déjà nombreuse, coûtait cher. Les subordonnés immédiats des baillis, les prévôts, n'étaient pas rétribués, puisque, comme on le sait, ils affermaient au contraire les revenus des prévôtés et achetaient leurs fonctions aux enchères publiques, sous certaines garanties de moralité. Mais les comptes des bailliages de France nous apprennent que les gages des hauts officiers s'élevaient à des sommes considérables. Robert Sans-Avoir, bailli de Mâcon, recevait 338 livres par an ; le prévôt de Paris, 498 livres, de même que le bailli de Vermandois ; les baillis de Senlis et d'Orléans, 320 livres, etc.[53], sans compter les gratifications ni les frais. Le chapitre des Expensa, dans ces mêmes comptes, commence toujours par la mention des traitements payés aux sergents et aux forestiers de chaque circonscription[54] ; ces traitements varient entre quatre sous et dix deniers par jour. — Le service des forêts prit quelque extension sous Philippe III, bien que M. Vuitry ait exagéré[55] en disant qu'on trouve de 1270 à 1285 les premières traces d'une administration forestière[56]. Les forestiers étaient des agents domaniaux nommés par le bailli ou, exceptionnellement, par le roi[57], qui ne dédaignait pas à l'occasion de leur envoyer directement ses ordres[58].

Le budget des dépenses administratives, qui ne cessa plus de s'accroître dès lors, commença ainsi à s'établir ; c'était de l'argent sagement employé, car la France avait, à cette époque, plutôt besoin de centralisation que d'autonomie locale. Or, pour que la centralisation qui, en reliant par des chaînes solides les diverses provinces de ce pays, a fini par créer la nation française, se réalisât, il fallait que la volonté du pouvoir royal trouvât partout des instruments de transmission. C'était seulement grâce à l'administration que la royauté, à mesure qu'elle opérait des conquêtes partielles sur l'indépendance féodale, pouvait mettre, pour ainsi dire, garnison dans ses positions nouvelles. On ne pouvait pas prévoir au XIIIe siècle qu'une évolution en sens contraire se dessinerait un jour vers la décentralisation et la liberté, quand les bienfaits du régime administratif ne balanceraient plus ses inconvénients.

 

 

 



[1] Olim, I, 939. — Cf. Act. Parl., n° 1756 [bailliages de Bourges et de Mâcon], 1969, 2222 [baillage d'Auvergne], etc.

[2] BEAUM., I, 20 : Li baillis, tant qu'il est en l'office de baillie, represente la persone de son segneur.

[3] Voyez les circulaires de G. de Cohardon aux seigneurs de la sénéchaussée de Carcassonne (Hist. gén. Lang., X, pr. c. 125), 8 décembre 1274, et de G. Bardins aux villes de Vermandois, Paris, 4 juillet 1276. LEMAIRE, Arch. anc. de Saint-Quentin, p. 99.

[4] Ord., I, 296.

[5] Olim, II, p. XXXVII.

[6] BEAUM., I, 11.

[7] Mandement du 8 juillet 1277.

[8] Cf. une décision particulière sur les assises de chevaliers en Touraine, qui attribue une influence prépondérante au bailli. Ord., I, 305. Cf. Olim, II, 100.

[9] Voyez ce que dit très justement M. Beugnot, Olim, II, p. XXXIII.

[10] Hist. gén. Lang., IX, p. 35.

[11] BEAUM., op. cit., I, p. 42. Cf. un arrêt de l'Échiquier de Normandie, 1216. Question de savoir si les vicomtes doivent avoir un sceau spécial in sui et subditorum suorum commodum ; l'arrêt déclare l'affirmative et fixe le tarif de chancellerie.

[12] V. COLLIETTE, Mém. du Vermandois, II, 652. — Cf. Hist. gén. Lang., X, pr. c. 155 (1279).

[13] Ord., I, 296.

[14] H. F., XXII, 640 sqq. Cf. Doc. inéd., Mélanges, II, 37 : Registre des recettes et des dépenses des domaines de Périgord et de Quercy, commencé en 1283, avec l'état des frais de justice payés aux baillis royaux.

[15] BOUTARIC, la France sous Philippe le Bel, p. 227.

[16] Pierre de Fontaines porte le titre de thesaurarius senescallie Tolose (CARIÉ ET MAZENS, Cart. des Alaman, p. 43) ; Arch. Nat., JJ, D, f° 22. Cf. Arch. municip. de Narbonne, AA, CIII, f° 43 v°, quittance de P. de Saint-Denis.

[17] Arch. Nat., J, 272, n° 84. Lettre d'H. de Vernols au bailli des montagnes d'Auvergne [1274].

[18] Act. Parl., n° 2052, 2074, 2511.

[19] Musée de Chartres, n° CX.

[20] BEAUM., loc. cit. Li establissement que li rois font por le commun porfit doivent estre gardé par la porveance des baillis.

[21] BEAUM., II, 293.

[22] Arch. municip. de Nimes, MM, XV, n° 6, éd. MÉNARD, Hist. de Nismes, I, 107, pr. c. 2, et Hist. gén. Lang., X, pr. c. 174.

[23] On a réuni avec beaucoup d'industrie les chartes qui nous restent de Gautier Bardins, l'habile bailli du Vermandois sous Philippe III, et celles des baillis de Normandie ; ces catalogues démontrent à quel point notre connaissance des choses du moyen âge est condamnée à rester incomplète et fragmentaire. — BORDIER, Ph. de Beaumanoir, pp. 205-314. — L. DELISLE, Cartul. normand.

[24] Olim, II, p. XXXVIII.

[25] Olim, II, 188.

[26] Ils étaient investis de toute l'autorité du roi et parlaient en son nom, non seulement aux officiers de la couronne, mais aux grands vassaux. Voyez la lettre du doyen de Saint-Martin de Tours au comte de Foix (13 avril 1279).

[27] Hist. gén. Lang., X, pr. c. 141 sqq.

[28] Loc. cit. — Cf. ordonnance du 7 janv. 1278, art. 29.

[29] Col. 146, 147.

[30] Col. 146, art. 13.

[31] Col. 145.

[32] On sait que M. A. Molinier a traité en détail de l'administration des domaines d'Alfonse de Poitiers au XIIIe siècle ; cf. ce travail, qui épuise le sujet, Hist. gén. Lang., VII, p. 481 et suiv.

[33] Arch. Nat., J, 1028, n° 23.

[34] Arch. Nat., J, 1024, n° 84, § 12.

[35] Arch. Nat., J, 1024, n° 42 (L. DELISLE, Cartul. normand, p. 134, sous la date inexacte de 1260). J, 1028, n° 28. J, 1031, n° 22 (Cartul. normand, n° 1229), et J, 785.

[36] V. Olim, II, 243 (Pentecôte 1285) ; arrêt pour prohiber les exactions illégales des prévôts-fermiers.

[37] TANON, op. cit. — Registre criminel de Saint-Germain des Prés, 1280, p. 418.

[38] V. LUCHAIRE, op. cit., I, 225.

[39] BEAUM., I, 26.

[40] BRUSSEL, Usage des fiefs, I, 486, d'après les comptes. Ce tableau du personnel administratif au XIIIe siècle a été complété par plusieurs érudits. Voyez BEUGNOT, Olim, I, 1042, et des monographies sur les baillis de Caen (BÉZIERS, 1769, in-12) de Cotentin (L. DELISLE, Antiquaires de Normandie, XIX, 80), de Rouergue (GAUJAL, Hist. du Rouergue, I, 513). — Cf. VUITRY, op. cit., p. 254.

[41] BORDIER, Étude sur Ph. de Beaumanoir, p. 130 [mai 1283].

[42] Olim, II, 61, 79, etc.

[43] Ces châtiments n'étaient pas très sévères ; la destitution n'était prononcée qu'à la dernière extrémité. Voyez Olim, I, 925. — Act. Parl., I, 245, col. 1.

[44] Olim, I, 911.

[45] Olim, II, 118.

[46] Olim, II, 101.

[47] B. E. C., XLVI, p. 448.

[48] MÉNARD, Hist. de Nismes, I, pr. p. 101.

[49] Hist. gén. Lang., X, pr. col. 93 sqq. — Arch. Nat., JJ, XXXa, n° 356, 413. — K, 34, n° 14.

[50] Simon de Melun reçut en 1283 le château de Montlaur. Mahul, Cartul. De Carcassonne, II, 558. — Cf. Arch. Nat., J, 1020, n° 8.

[51] Il était sénéchal de Poitou en 1284.

[52] M. Bordier (op. cit.) a donné une excellente gravure de la pierre tombale de ce personnage. La figure funéraire est certainement un portrait costume simple, longue robe à capuchon, pas d'armes.

[53] Compte de l'Ascension 1276, H. F., XXII, 754.

[54] Compte de la Toussaint 1285, ibid., 645 et suiv.

[55] VUITRY, Régime financier, I, 486.

[56] Cf. un arrêt de règlement de 1280 qui contient de prévoyantes prescriptions sur la délivrance des coupes aux usagers. Ord., XI, 346.

[57] Mand., n° 57.

[58] Mand., n° 15, 55, 56.