HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE XVI. — LA PAPAUTÉ TOMBE AU RANG DES PRINCIPAUTÉS ITALIENNES. - SIXTE IV. - ALEXANDRE VI. - JULES II.

 

 

Le résultat naturel de la rupture de tant de liens qui groupaient autour de Rome la grande fédération européenne fut de concentrer toute l'activité des papes sur les intérêts de leur principauté italienne. Ils se rattachèrent au seul point qui restait fixe pour eux au milieu de l'universelle perturbation, à leur domaine territorial. Sylvius Æneas, qui fut pape sous le nom de Pie II, manifesta le dernier une velléité de rendre à la papauté sa domination cosmopolite, en détruisant autant qu'il fut en lui l'œuvre des derniers conciles, dont l'un, celui de Constance, l'avait eu pour secrétaire et l'avait vu au premier rang parmi les novateurs. Mais il y apporta une incapacité politique et des vues tellement romanesques. qu'on voit clairement par là combien la pratique du gouvernement théocratique commençait à se perdre. C'est ce qu'attesterait suffisamment, à défaut d'autre témoignage, sa bizarre idée de demander une croisade à Louis XI et à l'Italie des condottieri.

Cet échec lui fit concevoir un projet bien plus insensé encore. Il résolut de constituer un nouvel Empire pour combler la lacune laissée en Italie par la disparition du César germanique, et, après avoir vainement cherché autour de lui un homme capable de remplir ce rôle, il jeta les yeux sur Mahomet II, l'empereur musulman de Constantinople. N'ayant pu obtenir sa croisade contre les Turcs, ce naif rhéteur se flatta de conquérir par l'éloquence ce qu'on refusait de lui soumettre par les armes, et il s'adressa à Mahomet lui-même, s'imaginant tourner la tète à ce sauvage par l'irrésistible coquetterie de ses périodes cicéroniennes :

Une toute petite chose suffit, lui écrivait-il, pour te rendre le plus grand, le plus puissant, le plus illustre de tous les vivants ? Laquelle, me diras-tu ? Elle n'est point difficile à trouver et tu l'as à ta portée : c'est une goutte d'eau pour te baptiser. Si tu y consens, il n'est pas de prince dans l'univers que tu ne puisses surpasser en gloire et en puissance. Nous te nommerons empereur des Grecs et de tout l'Orient. Et de même que nos prédécesseurs Étienne, Adrien et Léon suscitèrent Pépin et Charlemagne contre Astolphe et Didier, rois des Lombards, et firent passer l'Empire des Grecs sur la tête de leurs libérateurs, de même nous invoquerons ton patronage dans les nécessités de l'Église et nous reconnaîtrons ainsi tes bienfaits.

Si extravagante que fût l'idée d'Æneas Sylvius au point de vue pratique, elle prouvait en lui une grande érudition historique et n'avait rien que de strictement conforme aux traditions de la politique papale. Les temps seuls étaient changés.

Après lui, Paul II, beau Vénitien, qui délibéra longtemps s'il ne se ferait pas appeler Formose, s'appliqua plus spécialement à faire admirer aux Romains dans des fêtes publiques sa beauté dont il était très-vain, et à donner la question aux savants et aux philosophes qui eurent le malheur d'être ses contemporains.

Sixte IV se proposa de préférence pour objet de créer des principautés en Italie pour ses neveux, les Riario et les la Rovère. C'est lui qui le premier mit cette ambition à la mode. Elle était plus facile à réaliser que la domination universelle. Cependant, comme on n'était pas encore accoutumé à voir l'activité des souverains pontifes choisir un tel dérivatif, son entreprise lui coûta beaucoup de labeurs. Il rencontra surtout une très-vive opposition de la part des Médicis, dont la famille avait supplanté à Florence le gouvernement républicain. Dès lors, Florence et les Médicis furent mis hors la loi par l'irascible Sixte. Un jour que Laurent de Médicis assistait au service divin avec son frère Julien dans la cathédrale de Florence, il est tout à coup attaqué par deux prêtres qui se jettent sur lui le poignard à la main, et il échappe avec peine à leurs coups, pendant que Julien tombe frappé par les autres conjurés. On les arrête aussitôt, et la première main qui est surprise dans le complot est celle du pape, à qui les Pazzi et les républicains n'avaient fait que servir d'instruments. Le peuple met en pièces le scribe apostolique Volterra, et on pend l'archevêque Salviati avec les principaux conjurés. Enfin, on envoie à tous les princes de l'Europe, comme pièces justificatives du procès, la confession publique de Montesecco, dans laquelle la complicité du pape était démontrée par des preuves accablantes.

Sixte IV ne songea pas un instant à repousser cette accusation. Il excommunia les Florentins pour la licence qu'ils avaient prise envers leur archevêque, jeta l'interdit sur leur ville, lança contre eux tous les condottieri de la Romagne avec les armées du roi Ferdinand de Naples, et, contre leur allié le duc de Milan, les Suisses du canton à Uri, à qui le chemin de l'Italie était encore inconnu, afin qu'il ne fût pas dit que des étrangers y fussent jamais entrés sans avoir été appelés par les papes. La médiation de plusieurs princes puissants, entre autres du roi de France, qui avait été frappé de la justice de la cause des Florentins, fut repoussée avec hauteur par ce prêtre vindicatif. Il fallut pour lui faire lâcher prise qu'une armée de Mahomet II vint saccager Otrante dans le royaume de son allié le roi de Naples, diversion qui l'obligea à la paix.

Mais ce n'était là que le commencement des maux préparés à l'Italie par l'ambition de Sixte IV. Les calamités qui allaient fondre sur elle devaient faire pâlir tous ses malheurs passés. Pour gagner l'alliance de Ferdinand de Naples contre les Florentins, Sixte avait abrogé le cens que son royaume payait au Saint-Siège. Mais Innocent VIII, son successeur, ne se regarda nullement comme engagé par cette renonciation. Peu d'années après, il réclama son tribut comme s'il n'avait jamais cessé de faire partie des revenus de la cour romaine, et, sur le refus de Ferdinand, il le déposa, souleva contre lui ses sujets, et offrit ses États au roi de France Charles VIII, lui rappelant qu'il était l'héritier des droits oubliés de la maison d'Anjou, renouvelant le crime de ses prédécesseurs et déchirant de nouveau la plaie toujours saignante de l'invasion étrangère.

C'est à Ludovic le More que les historiens imputent d'ordinaire la détermination si fatale pour l'Italie de l'aventureux roi de France. Ils oublient que l'appel du pape précéda de plusieurs années celui de Ludovic, que les droits invoqués par Charles VIII étaient d'ailleurs exclusivement l'ouvrage des souverains pontifes, et qu'enfin l'intervention étrangère était une arme créée pal eux, à leur profit, une condition nécessaire de leur existence, une loi funeste qui domine toutes les phases du développement italien. Ludovic le More pouvait à force d'intrigues décider l'envoi d'un petit corps auxiliaire dans le Milanais, il ne pouvait pas y attirer toute la France, n'ayant aucune compensation à lui offrir. La main seule qui avait donné et retiré si souvent l'empire pouvait ouvrir une carrière si brillante et si facile à la domination française en Italie, de même qu'elle seule était assez forte pour la replonger si promptement dans le néant.

Ludovic ne songea qu'à exploiter dans l'intérêt de son usurpation un projet depuis longtemps arrêté dans l'esprit du roi de France, et arrêté sur les suggestions d'Innocent VIII. Il est vrai d'ajouter que son successeur Alexandre VI de Borgia, effrayé du 'voisinage formidable qu'il allait se donner, se tourna au dernier moment contre les Français lorsqu'il les vit à la veille de pénétrer en Italie, et se montra l'un des instigateurs les plus actifs de la ligue qui se forma pour leur en fermer l'accès ; mais ce ne fut qu'après les avoir pressés lui-même de réaliser leur entreprise, et après avoir ainsi obligé le roi de Naples, Alphonse d'Aragon, hors d'état de résister aux Français avec ses seules forces, à se remettre entre ses mains. Alphonse, effrayé, subit toutes les conditions qu'Alexandre voulut lui imposer, se mit à sa discrétion, donna sa fille avec la principauté de Squillace à Geoffroy Borgia, un des bâtards du pape, et obtint ainsi son alliance. Celte évolution n'a donc rien que de conforme aux maximes de la politique pontificale, ainsi que toutes les transactions qui l'avaient précédée.

Les Italiens recueillirent alors le fruit de leurs traditions anarchiques. L'ère des tyrannies avait achevé de tuer en eux tout esprit national. Du temps des consuls et même du temps des podestats, les villes et les républiques, bien que divisées pendant la paix, s'unissaient et oubliaient leurs ressentiments en présence du péril commun. Les citoyens, sans cesse mêlés d'une façon active aux affaires publiques, s'y intéressaient comme à leur propre cause, avaient le sentiment de leur importance et de leur responsabilité personnelle, et partageaient les proscriptions de leurs chefs, de même qu'ils s'associaient à leurs triomphes.

Mais l'établissement des tyrans avait eu, comme toujours, pour effet de créer cette indifférence politique qui est le châtiment des peuples qui abdiquent. Les citoyens s'étant donnés à la condition d'être dispensés des laborieuses corvées de la liberté, on vit dés lors succéder à ses fécondes agitations cet abandon de soi-même qui est le signe des servitudes volontaires, cette abstention, cette inertie où elles trouvent leur sûreté et leur honte. Chacun ne songeant plus qu'à ses affaires privées et ne demandant aux gouvernements d'autre garantie que la tranquillité, ni d'autre droit que celui de s'enrichir, ce détachement absolu des grands intérêts de la vie publique, joint au fractionnement de l'Italie en petits États, avait produit les condottieri, chefs de bandes mercenaires au service du plus offrant, supplément nécessaire à l'apathie des citoyens, expression exacte de leur mercantilisme et de leur indifférence, honteuse végétation d'un temps de servitude.

La grande querelle de l'Église et de l'Empire, la lutte des cités contre la féodalité des campagnes, le maintien de leurs franchises contre les premiers empereurs de la maison de Souabe, les rivalités même de ces municipalités qui étaient autant de patries pour les Italiens du moyen tige, avaient pendant des siècles suscité les combattants par millions, et multiplié au delà de toute croyance les traits d'héroïsme, les miracles du dévouement et de l'abnégation civiques ; mais cette source, qui semblait inépuisable lorsqu'elle se renouvelait dans ces patriotiques émotions, se tarit tout à coup lorsqu'elle ne dut plus profiter qu'aux intérêts d'un homme, et il fallut demander aux mercenaires les trésors qu'elle refusait.

Dès lors plus de vie publique, plus de débats, plus de tumulte, plus de délibérations sur le Forum désert et silencieux ; sur les champs de bataille plus de caroccio, plus d'autel de la patrie entouré des Compagnies de la mort, victimes volontaires, que la mort multiplie en les immolant. Les conspirations politiques se dénouent à petit bruit avec un coup de poignard donné dans l'ombre ou avec un breuvage présenté par la main d'un ami. Les batailles se gagnent ou se perdent par des marches, des contre-marches et des combinaisons savantes, mais inoffensives, comme il convient entre gens qui sont économes de leur sang, parce qu'ils en font commerce.

Lorsque Charles VIII parut en Italie, il ne trouva, sauf les deux États directement intéressés à lui tenir tête, que des gouvernements disposés à l'aider dans son entreprise, non par sympathie, mais dans l'espoir de faire de lui leur condottiere contre les tyrannies rivales. A Florence, où le peuple était fatigué des Médicis, Charles fut appelé par Savonarole lui-même, qui montra en cette occasion la nullité politique qui est propre aux apôtres. Ce tribun mystique dont toute la politique se réduisait à faire ériger en lois par la multitude les goûts et les habitudes de son tempérament de moine, première épreuve d'un type devenu fort commun depuis, avait choisi ce moment pour imposer aux Florentins des lois somptuaires, des processions, des pénitences publiques, et transformer leur ville en couvent. Au lieu de chercher à relever l'âme de ses concitoyens, il leur prêchait la venue de Charles en termes d'Apocalypse, comme l'apparition d'un précurseur du jugement dernier ; il brûlait le Décaméron, déclamait contre les libertins, quand il eût fallu appeler le peuple aux armes ; il ne s'occupait qu'à sauver des âmes de l'enfer quand il s'agissait de sauver la patrie de l'invasion. On aurait quelque peine à s'expliquer la faveur que ce sermonneur imbécile a rencontrée chez les historiens de notre temps, sans les analogies qu'il présente avec certaines idoles démocratiques plus récentes et tout aussi impuissantes.

On connaît suffisamment les péripéties de l'aventure du paladin français. Sa conquête de l'Italie ne fut qu'un voyage, une prise de possession dont la rapidité inouïe était bien faite pour tourner la tète à un jeune homme qui n'avait étudié la guerre et la politique que dans les romans de chevalerie. A Rome, Charles se réconcilia de vive force avec son ennemi Alexandre VI, qui lui jura une éternelle amitié, et, désormais bien sûr de cette alliance si importante pour sa sécurité, il alla se reposer au sein de sa bonne ville de Naples. Là, il distribua à ses capitaines les fiefs, les châteaux, les héritières de son nouveau royaume, et se prépara par des fêtes, des tournois et des plaisirs de toute sorte, à des faits d'armes plus éclatants encore. Conquérir lui semblait une occupation assez douce. Prendrait-il Jérusalem ou bien Constantinople ? Il hésitait, et en attendant se fit couronner par anticipation roi de l'une et empereur de l'autre. Comme il se disposait à s'embarquer pour ces terres lointaines, il apprit tout à coup qu'il fallait plier bagage et regagner les Alpes sans perdre de temps. Son bon ami le pape avait formé une ligue avec Venise, Maximilien, empereur d'Allemagne, Ferdinand le Catholique, et Ludovic le More. Il repartit donc, et atteignit non sans peine ses frontières, mais les Français avaient repris goût au voyage d'Italie et ils devaient y revenir souvent (1495).

Au reste, s'ils avaient pu en oublier le chemin, ceux qui le leur avaient appris auraient pris soin de le leur enseigner de nouveau. Charles VIII était à peine du retour en France que les ambassadeurs d'Alexandre VI l'invitaient déjà à recommencer son expédition ; proposition qui lui souriait fort, mais que la mort ne lui permit pas d'accepter. Ils la firent agréer à son successeur Louis XII.

Louis d'Orléans était un esprit beaucoup plus positif que le roi Charles, mais il était par là même fort accessible aux considérations d'intérêt, et, comme tous les hommes, il avait d'ailleurs son coin de fantaisie. C'est par ce côté qu'on le prit. Il était marié depuis près de vingt ans à une femme qu'il n'aimait pas, et il aimait au contraire avec passion Anne de Bretagne, la veuve de son prédécesseur. Alexandre lui vendit en un seul bloc le divorce, les États de Ludovic le More, sur lesquels il prétendait avoir des droits du chef de Valentine Visconti, sa grand' mère, et la couronne de Naples, en échange du duché de Valentinois en France, et d'une principauté dans les Romagnes pour César de Borgia, le fils du pape.

Le résultat le plus net de cette réciprocité de bons offices fut le maintien de la domination étrangère en Italie. Elle ne réussit à s'y établir solidement nulle part, mais elle y conserva un pied un peu partout. Quant à la principauté de César Borgia, elle fut un instant, au dire de Machiavel, à la veille de devenir l'État le plus puissant de l'Italie. Il avait tout prévu, tout calculé, même la mort de son père, tout, sauf le cas où il tomberait lui-même malade au moment où cette mort surviendrait, et c'est ce qui arriva. Les combinaisons de ce prodigieux virtuose en trahisons, qui résume en sa personne toute la stratégie et tous les crimes de l'ère des tyrans, furent rendues inutiles par une distraction d'Alexandre VI. Dans un repas où il se proposait de se délivrer d'un de ses cardinaux en l'empoisonnant, le pope prit lui-même la potion, et son fils y goûta. Alexandre en mourut, César en fut quitte pour une maladie, mais il perdit sa principauté par suite de l'élection de Jules II, l'ennemi de son père.

On a fait de ce Jules Il une figure à part dans l'histoire des papes. Voici enfin un pape patriote, ambitieux de relever son pays, un prêtre qui sait être un grand roi, un ennemi des barbares. On tonnait le thème accrédité par les faiseurs de lieux communs. Est-il donc si difficile de laisser parler les faits, et de fermer l'oreille à ce bourdonnement de la routine et de la banalité ?

Le premier acte de ce patriote fut de jeter sur la république de Venise, qui lui disputait la possession de quelques villes du littoral de l'Adriatique, une coalition où entrèrent l'empereur Maximilien, le roi Louis XII, le roi Ferdinand le Catholique et les cantons suisses. Tels furent en effet le motif et l'objet de la fameuse ligue de Cambrai. La politique consiste d'ordinaire à faire beaucoup avec peu. Il renversa les ternies et mit en œuvre des moyens énormes pour un résultat presque nul. C'était la première fois depuis les croisades qu'on parvenait à réunir dans un but commun les principales puissances de l'Europe, et c'était encore la papauté qui avait ce privilège ; mais, au lieu d'employer leurs forces à refouler les invasions mongoles ou musulmanes, on voulait en écraser et au nom des plus misérables griefs une petite république pleine de souvenirs glorieux, et qui restait la dernière défense que pût invoquer l'Italie au jour du danger.

Jules II commit ce crime avec une si parfaite conscience du mal qu'il faisait, que jusqu'au dernier moment il offrit aux Vénitiens, par l'entremise de Jean Rader, leur envoyé, de briser la ligue, s'ils consentaient à lui remettre Faenza et Rimini. C'était pour la possession de ces deux villes que ce grand politique avait disposé cet appareil formidable, que cet ennemi des barbares avait déchaîné de nouveau les armées françaises, allemandes, espagnoles et les bandes suisses dans cette Italie qui devait leur servir si longtemps de champ de bataille.

Une fois qu'il eut pris les villes qu'il convoitait, et arrondi son petit royaume des États du duc de Ferrare, Jules Il pensa à congédier les étrangers, ce qui était beaucoup moins facile que de les faire venir. Il tourna ses premiers efforts contre la France, dont la domination lui paraissait la plus difficile à déraciner. Pour y parvenir, il donne Naples à l'Espagne, soulève Gênes et Bologne, précipite du haut des Alpes sur les Français l'avalanche helvétique, et tend la main aux Vénitiens qu'il venait de ruiner. Vaine et tardive réparation. Les armées de Louis XII, un instant victorieuses par l'héroïque élan d'un jeune homme qu'inspirait le génie de la guerre, Gaston de Foix, succombent après sa mort prématurée et sont refoulées en désordre sur le Piémont par une longue suite de sanglantes défaites.

Ce résultat obtenu, le pontife triomphe sans doute ? Non, car il lui reste à se défaire de ses autres alliés. Il y songeait, et se disposait à chasser les Espagnols du royaume de Naples avec l'aide de Maximilien. Mais avec quels auxiliaires chasserait-il Maximilien ? Voilà ce qui devait, ce semble, lui donner quelque préoccupation, car il ne pouvait espérer se débarrasser de lui avec le secours des Suisses. Dans sa perplexité, il avait pris le parti de le gagner à ses vues. Il flattait Maximilien d'un renouvellement du pacte de Charlemagne et d'une entière reconstitution du vieil édifice impérial, se promettant bien d'avance de dominer absolument cette ombre d'empereur, si inférieur à tous égards à un tel rôle.

Il n'apercevait pas, dans sa complaisante illusion, la contradiction que renfermait cette hypothèse. Si Maximilien était l'empereur fait pour être mené en laisse par un pape, il était incapable de réaliser la première pallie de ce programme chimérique. Si, au contraire, il était le capitaine appelé à chasser l'Espagne, à contenir la France, à fermer l'ère des divisions de l'Italie, à la purger de ses tyrans, comment espérer qu'il se résignerait jamais à cette ridicule situation de prince époux de l'Église ?

Une autre considération dont Jules II avait oublié de tenir compte dans ses calculs, c'est que non-seulement les papes étaient mortels, mais que, portés au trône à l'âge des infirmités, il ne leur était pas permis de commencer des entreprises qui avaient le double tort de ne pouvoir être continuées que par leur auteur et d'exiger pour leur achèvement plusieurs vies d'homme. Il mourut sans avoir fait autre chose que reprendre ses deux villes aux Vénitiens, et reporter à quelques lieues plus loin les frontières des États pontificaux, satisfaction stérile qu'il n'obtint qu'après avoir couvert son pays de sang et de ruines et rendu son asservissement inévitable (1513).

Les éloges exagérés que lui accorde Machiavel dans son livre du Prince tiennent à cette illusion du désespoir qui lui fit croire que du sein des dominations absolues qui divisaient son pays pourrait sortir ce tyran rédempteur qu'il demanda tour à tour aux Borgia, aux Médicis, à la papauté elle-même, malgré la haine qu'il lui portait et l'intelligence profonde qu'il avait de ses infirmités. Machiavel est le plus illustre représentant de l'idée de la nationalité italienne, celui peut-être qui l'a appelée avec le plus d'ardeur. De tous les souverains de l'Italie, c'étaient encore Alexandre et Jules qui avaient montré le plus d'activité, d'énergie, de persévérance, et il leur en savait gré. Il eût adoré ce libérateur jusque dans César de Borgia, et s'obstina à l'espérer jusque dans Léon X. C'est pour lui qu'il eût voulu voir conjurés le crime et la vertu, la ruse et la force, la sagesse et l'audace, tous les extrêmes, tous les contraires, toutes les puissances de l'intelligence humaine ; c'est pour lui qu'il écrivit ce manuel des mille combinaisons légitimes ou perverses qui assurent le succès dans les temps comme le sien où la politique n'est plus qu'un calcul de forces mécaniques.

L'immoralité de Machiavel est réelle quoi qu'on puisse dire pour sa justification. La conscience humaine peut se tromper sur une question de fait, mais elle ne se trompe pas dans une appréciation morale. Mais en quoi on a calomnié ce grand homme, c'est en supposant qu'il met sa science au service de la tyrannie ou qu'il fait ce qu'on a nommé depuis de l'art pour l'art, préoccupation si éloignée des habitudes d'esprit de ce male génie. Derrière le tyran on n'aperçoit pas la patrie qui seule l'inspirait et pour le salut de laquelle il croyait tout permis. C'est la doctrine du salut public et l'erreur trop commune des patriotes ; ce n'est pas la leçon des vulgaires voleurs de couronne. Ceux-là sont aveugles qui, sous l'apparente impassibilité de cette savante anatomie, ne voient pas trembler la main du grand chirurgien.

Que l'Italie le voie enfin apparaître, ce rédempteur ! je ne puis exprimer avec quel amour il sera reçu dans toutes ces provinces qui ont tant souffert des invasions étrangères, avec quelle soif de vengeance, avec quelle foi obstinée, avec quelle piété, avec quelles larmes ! Est-ce un tyran, est-ce le prince que Machiavel appelle par cette ardente évocation qui termine son livre, ou bien est-ce le vengeur de la patrie opprimée, le héros destiné à lui rendre l'unité ?

Étrange et fatale méprise ce système qui voulait faire revivre, il impliquait un peuple mort ; il ne supposait de force et d'initiative que dans ceux qui gouvernent. Ces formules étaient d'ailleurs aussi inutiles à la politique active que la connaissance des lois du mouvement l'est à ceux qui veulent marcher. Un événement conçu en dehors de toutes les combinaisons artificielles, la réforme, allait montrer avant peu combien l'inspiration leur est supérieure, même au point de vue du succès.