HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE XI. — INNOCENT III.

 

 

Les années qui séparent la mort de Frédéric Barberousse de l'avènement d'Innocent III au trône pontifical semblent un intermède uniquement destiné à lui préparer les voies en simplifiant la position respective de l'Église et de l'Empire. En apparence, c'est l'Empire qui gagne du terrain, puisque Henri VI, le fils de Barberousse, réunit b. ses États le royaume normand des Deux-Siciles par son mariage avec l'héritière du dernier descendant de Robert Guiscard ; mais en réalité c'est l'Église, puisque cet agrandissement de son ennemi, en éveillant les alarmes et les défiances de la liberté, lui donne sans retour l'alliance des villes lombardes, jusque-là plus républicaines que pontificales.

C'était pour leurs propres franchises que ces héroïques cités avaient si vaillamment reçu le choc de la chevalerie germanique, désormais c'est surtout pour la suprématie de leur allié qu'elles prendront les armes. Elles se déclarent solidaires et font cause commune avec lui. De la rivalité créée par le pacte de Charlemagne entre les deux pouvoirs naît une double conception du droit politique italien, l'une qui donne la prépondérance à l'Empire, l'autre qui la donne à la papauté, toutes deux se faisant gloire de conserver l'un et l'autre principe, mais repoussant leur équilibre comme une fiction. Le sort en est jeté pour des siècles ! le parti des Guelfes et celui des Gibelins sont désormais constitués. Dans chaque province, dans chaque cité, dans chaque famille Hi sont en présence, s'observent, s'étreignent avec fureur sans pouvoir s'étouffer. Tous deux représentent un élément nécessaire, une tendance légitime.de la vie d'un grand peuple : les Gibelins représentent plus spécialement la liberté, l'ordre légal, l'indépendance des pouvoirs civils, l'amour de la dignité individuelle les Guelfes la révolution, le mouvement, la passion de l'égalité, l'activité industrielle ; mais ils les trahissent tous deux pour leur chimère favorite, le premier en maintenant la nouvelle tradition césarienne qui enchaîne la patrie à un chef étranger, en s'imaginant que l'Italie mène l'Empire parce qu'elle couronne l'empereur, en échafaudant son utopie sur quelques apparences aussi vaines que cette cérémonie, en s'obstinant à voir des sujets dans les maîtres dont il subissait le joug ; le second en éternisant au cœur de l'Italie la domination théocratique qui la paralyse et lui interdit tout développement national. Double et inconcevable méprise, dont l'une condamne l'Italie à chercher éternellement son centre hors d'elle-même, et dont l'autre ne lui en promet un dans sa propre sphère que pour lui en offrir une ombre encore plus menteuse ! Comment s'étonner que cette poursuite ardente à travers tant de sanglants holocaustes soit allée se perdre dans le vide, lorsqu'on a constaté que ceux qui la dirigèrent n'avaient en vue qu'un but impossible et chimérique ? Mais les discordes des deux sectes guelfe et gibeline n'étaient heureusement qu'une des manifestations de la vie puissante de ce peuple ; elles ne comprimèrent pas l'admirable activité qui débordait du sein des républiques italiennes ; on peut même affirmer que les illusions dont elles étaient l'expression, si funestes à tant d'autres égards, contribuèrent à entretenir au sein de la nation une grandeur dans les vues et les ambitions qui fit revivre plus d'une fois les plus beaux jours de son, histoire.

Cette nouvelle crise d'une nationalité en travail donna aux papes une force politique organisée, un point d'appui permanent, ce que la stratégie appelle une base d'opérations. Mille opportunités se réunirent à cette circonstance heureuse pour faire d'Innocent le grand pontife de la théocratie romaine : la mort prématurée de l'empereur Henri VI, la longue minorité de son fils Frédéric encore au berceau, son héritier désigné comme roi des Romains et souverain du royaume de Naples, les longs démêlés des deux compétiteurs à l'Empire Philippe de Souabe et Othon de Saxe, qui annulèrent pour un temps l'influence germanique en Italie, la lassitudc.des Romains fatigués de leurs propres agitations, l'enthousiasme des villes encore frémissantes de leurs émotions guerrières, et plus que tout cela la docilité des rois et des peuples de l'Europe, dès longtemps façonnés au joug ecclésiastique par l'éducation, par l'enseignement, par la prédication, par. les mœurs, par les préjugés, par la tradition, par le culte.

La trempe particulière de son esprit ne semblait pas moins le prédestiner à ce rôle. A la fois impérieux et subtil, son caractère savait employer tour à tour la ruse et l'énergie et, comme dit Machiavel : usar la volpe ed il Leone. Violent en paroles, il était calme dans l'action, y portait une insensibilité froide, restait impassible en mettant en jeu les machinations les plus atroces. Il passait surtout et à juste titre pour l'homme de son temps le plus versé dans la connaissance du droit canonique. Ses innombrables lettres contiennent en effet des dissertations interminables sur tous les points controversés des décisions pontificales, et l'on croirait difficilement que tant de bavardage ait pu aller avec tant de barbarie, si l'on ne se souvenait que l'Inquisition fondée par lui fut aussi une école de subtilité et de casuistique.

La correspondance d'Innocent III est un perpétuel commentaire des fausses Décrétalès d'Isidore et du décret de Gratien, de marie que sa politique est une constante application des principes qu'ils avaient accrédités. Ce pontificat est à jamais mémorable dans l'histoire, comme le premier sinon l'unique instant où le système dont les papes ont toujours poursuivi la réalisation ait été approximativement mis en pratique avec tout l'ensemble des moyens et des institutions qu'il comporte. Grégoire VII a sur Innocent III une grande supériorité de génie et de caractère, surtout si l'on tient compte de la distance qui sépare les époques où ils apparurent ; il ne s'est jamais souillé d'aucune horreur du genre de celles qui accompagnèrent la croisade contre les Albigeois, mais il avait été l'apôtre et le théoricien plutôt que l'homme d'État de la théocratie, car la vaste organisation qui devait en régulariser l'administration existait à peine en germe. Innocent III au contraire la trouva établie et consolidée en fait dans les pays mômes où elle ne l'était pas en droit ; il fut à la fois le législateur et l'homme d'action du gouvernement sacerdotal, et c'est son règne qu'il faut étudier si l'on ventes bien connaître le mécanisme et la valeur pratique.

Une fois tranquille du côté de Rome, dont il accepta complaisamment les inoffensives fantaisies municipales, après avoir pris la précaution de les faire siennes en s'attribuant la nomination des principaux magistrats, Innocent concentra toute son attention sur la grande monarchie chrétienne. L'Italie l'occupa d'abord. Par son influence, la confédération des républiques lombardes fut réorganisée plus étroitement quelle ne l'avait jamais été, et les villes de la Toscane, qui jusque-là y étaient restées étrangères, y furent admises sous ses auspices. Il fit mieux encore dans les Deux-Siciles. Des circonstances exceptionnelles lui donnaient sur ce pays un pouvoir presque discrétionnaire. Constance, la veuve de l'empereur Henri VI, cédant à une inspiration peu politique, lui avait confié la tutelle de son jeune fils Frédéric. Connaissant son inimitié contre la maison de Souabe, elle avait sans doute pensé la désarmer plus sûrement, en faisant appel aux sentiments de générosité que ne pouvait manquer d'exciter en lui la situation d'un orphelin sans défense.

Il accepta la tutelle, mais ce fut pour dépouiller son pupille. Il fit passer aux mains de l'Église la plupart des prérogatives essentielles de la couronne de Sicile et, afin de prévenir toute revendication ultérieure.de la part de celui dont il venait d'usurper les droits, il légalisa la spoliation par un de ces expédients alors si familiers à la chancellerie romaine. Les titres dont il avait besoin pour légitimer sa prise de possession aux yeux des peuples se trouvèrent à point nommé dans un testament qu'Innocent prétendit avoir découvert à la suite d'une victoire dans les bagages de Markvald, le principal des chefs impériaux en Sicile. Il est remarquable qu'il ne fasse aucune mention d'une circonstance aussi intéressante et aussi singulière dans le compte rendu qu'il adressa à l'archevêque de Naples le lendemain de la bataille. Il y avait alors près de quatre ans que l'empereur était mort et que son général était dépositaire de cette pièce importante, sans que personne en eût jamais entendu parler. Comment l'avait-il conservée si longtemps ayant tout intérêt à la détruire et pouvant le faire en toute sécurité, c'est ce que les auteurs de la découverte ont négligé de dire. Dans ce testament, le vindicatif ennemi de l'Église, donnant un démenti à la politique de toute sa vie, adjurait son fils Frédéric de se reconnaître feudataire du Saint-Siège pour le royaume de Sicile, et de lui restituer religieusement l'héritage de la comtesse Mathilde aussitôt qu'il serait couronné empereur. On doit rendre justice à l'esprit de modération qui dicta cette dernière clause, car il eût été aussi facile d'exiger une restitution immédiate. En vertu de ce testament, Innocent envoya une armée dans les Deux-Siciles, y écrasa le parti allemand au nom même du jeune roi qui en était le chef naturel, le fit élever à l'ombre des autels en fils de l'Église, en vassal du Saint-Siège, lui conservant un simulacre de royaume en prévision des complications futures de l'Empire.

Philippe de Souabe, frère de Henri VI, de la maison des Gébelins, et Othon de Brunswick, de la maison des Welf, étaient les deux compétiteurs entre lesquels l'Allemagne se partagea pour échapper aux dangers que semblait lui réserver une longue minorité. Leur rivalité mettait l'Empire à la merci du pape dont on invoqua l'arbitrage. Après s'être fait prier pendant deux ans afin qu'on connût mieux le prix de sa protection, tactique renouvelée de Grégoire VII, Innocent se prononça en faveur du Guelfe par une sorte de manifeste dans lequel il discutait le mérite respectif des deux concurrents qui étaient en présence. Il mentionnait avec eux son jeune pupille Frédéric, à qui son élection comme roi des Romains, faite du vivant de son père, donnait des droits incontestables, et qui avait aussi de nombreux partisans. Il écartait celui-ci comme trop jeune, mais surtout comme possédant déjà la Sicile dont il refuserait sans doute de faire hommage au pape s'il venait à la réunir à l'Empire, et repoussait également Philippe de Souabe, son oncle, bien qu'il eût réuni la grande majorité des suffrages des électeurs, comme ayant encouru une excommunication du pape Célestin III, mais surtout comme faisant partie de cette famille de Souabe, accoutumée à persécuter l'Église, race malfaisante sur laquelle il était bien permis de punir les crimes de ses pères, comme l'Écriture y autorise. Ayant rendu cette décision, il la fit signifier à l'Allemagne par ses légats.

Les légats, qu'on nommait à latere, dans la langue hiérarchique, pour les distinguer de ceux qui avaient une résidence fixe, étaient alors les agents les plus actifs et les plus redoutés de l'autorité pontificale. Ils n'en représentaient guère que les rigueurs et les vengeances. Habitués à imposer leurs volontés d'un geste, grâce au prestige de-respect, de superstition, de terreur qui s'attachait à leur pouvoir ; ils portaient la foudre avec eux et la terre se taisait sur leur passage. Le monde n'avait rien vu de semblable depuis ces redoutables envoyés de la république romaine qui firent si longtemps trembler les rois.

Il n'est pas de souverain parmi les contemporains d'Innocent III qui n'ait reçu la visite des légats et n'en ait vu son trône ébranlé. Dès l'année 1200, la France avait reçu ces messagers dé la colère céleste. Philippe-Auguste ayant divorcé avec Ingelburge peur laquelle il ressentait une insurmontable aversion et épousé Agnès de Méranie dont il était passionnément épris, les légats lancèrent l'interdit sur le royaume. Où était-il le temps où le Saint-Siège encourageait le divorce de Charlemagne avec la fille du roi des Lombards ?

L'interdit était le principal ressort et l'ultima ratio du gouvernement théocratique, de même que les légats en étaient les ministres de prédilection ; il servait de sanction à leurs décrets, arme terrible dans ces siècles d'aveugle croyance. Sur un signal donné par un étranger ; toutes les églises du royaume se fermaient à la fois devant les fidèles consternés, et les morts gisaient abandonnés sans sépulture. Toutes les habitudes sociales étaient suspendue, tous les liens rompus ; la vie elle-même semblait s'arrêter : plus de mariages, plus de baptêmes, plus de fêtes, plus de réconciliation des mourants avec Dieu, ordre de laisser croître la barbe et les cheveux en signe de deuil, défense de saluer ses amis, etc. C'était une perturbation, une affliction universelles ; et l'Église réunissait toutes ces angoisses, tous ces fléaux, toutes ces souffrances en un seul faisceau pour en frapper son ennemi. Le peuple tout entier se retournait contre l'auteur désigné de ses maux, et, quelle que fût sa fermeté, le prince, chargé de la malédiction publique, mis hors la loi, exposé à toutes les entreprises de ses voisins et de ses sujets dégagés de leurs devoirs et de leurs serments, était bientôt contraint de céder pour ne pas perdre sa couronne.

Lorsqu'il s'agissait d'une république au lieu d'un royaume, l'interdit perdant de son opportunité, puisqu'il avait surtout pour but de soulever les sujets contre un seul homme, le monarque, on le remplaçait plus ordinairement par l'excommunication générale. C'est ainsi qu'à la même époque fut excommuniée la république de Venise. Les Vénitiens étaient devenus, grâce à leur marine alors sans rivale, les entrepreneurs des croisades de la chrétienté, industrie qu'ils avaient su rendre très-productive. Non contents de se faire payer fort cher leurs transports, ils profitaient du passage des croisés pour prendre, chemin faisant, quelques comptoirs pour leur commerce, et quelques principautés pour leurs patriciens. C'est par attachement à cette règle de conduite qu'ils enlevèrent la ville de Zara au roi de Hongrie. Par malheur celui-ci était vassal du Saint-Siège, qui prit fait et cause pour lui et lança l'anathème contre les Vénitiens. Ils n'en montrèrent aucun souci et gardèrent la ville. Ces rusés spéculateurs savaient bien qu'au fond le Saint-Siège ne blâmait ici que l'application et nullement le principe, et la suite même de l'expédition qu'ils exploitaient ainsi, leur montra combien ils avaient deviné juste, puisque, sous prétexte de délivrer les lieux saints, elle prit Constantinople avec l'approbation du pontife. Cet événement, étant un de ceux où se peint le plus naïvement l'esprit d'arbitraire illimité qui est le fond des régimes théocratiques, mérite d'être retracé avec quelques détails.

Une des premières pensées d'Innocent III en montant sur le trône de saint Pierre avait été de négocier la réconciliation des deux Églises d'Orient et d'Occident, ou plutôt d'étendre sa domination sur ce qu'il considérait comme la moitié de son empire. Pour réaliser ce projet, il s'était adressé simultanément à l'empereur Alexis l'Ange et au patriarche de Constantinople par des lettres où la menace était habilement combinée avec la prière, et où il leur promettait de grands avantages en retour de leur coopération à la réunion des Grecs.

L'un et l'autre répondirent en contestant ses affirmations au sujet de la primauté de l'Église de Rome, mais en lui offrant, pour faire preuve de bonne volonté, de s'en remettre à la décision d'un concile œcuménique. Le pape accueillit cette proposition avec joie, et se déclara prêt de son côté à se soumettre à un tel arrêt ; mais on ne s'entendit plus lorsqu'il s'agit de fixer le lieu de la convocation du concile, Innocent insistant pour que ce fût l'Italie, et Alexis pour que ce fût la Grèce.

Voilà où en étaient les négociations lorsque les croisés prirent Zara au roi de Hongrie pour le compte des Vénitiens. Par un esprit de prévoyance qui donne un démenti aux prétextes qu'ils invoquèrent plus tard, ils emmenaient avec eux un enfant, un prétendant au trône de Constantinople, le propre neveu de l'empereur actuel, comptant bien se servir de lui pour avoir plus facilement accès dans les provinces de l'Empire. Innocent III, grand protecteur des orphelins comme il venait de le montrer dans le royaume des Deux-Siciles, tenait la légitimité de cet enfant pour indubitable, depuis qu'il avait échoué clans ses combinaisons diplomatiques auprès de l'empereur régnant. Cependant, soit qu'il craignit de voir les princes croisés disposer sans lui de ce riche butin, soit qu'il fût frappé de l'imminence du danger qui menaçait en cc moment les lieux saints et jugeât nécessaire de les rappeler au but de l'expédition, soit enfin qu'il ne voulût se prononcer ouvertement en faveur de l'entreprise que lorsque le succès en serait assuré, il leur enjoignit de gagner au plus tôt la Palestine sans s'arrêter è Constantinople, leur permettant toutefois, par une restriction qui donne beaucoup à penser, de se fournir des provisions dont ils pourraient avoir besoin, en s'en emparant de vive force si on les leur refusait ; car, leur disait-il, vous êtes au service de Jésus-Christ, qui toute la terre appartient.

Il leur laissait ainsi et peut-être leur suggérait le prétexte dont ils avaient besoin pour accomplir leur projet, et il en repoussait la responsabilité si on 'venait à la rejeter sur lui en cas de revers. Quoi qu'il en soit, les croisés oublièrent ses instructions, à l'exception de ce dernier article, qui avait à leurs yeux toute la clarté d'un axiome. Ils entrèrent donc à Constantinople, y intronisèrent leur orphelin, et s'y fournirent abondamment de toutes les provisions auxquelles ils avaient droit en leur qualité de soldats de Jésus-Christ. La lettre qu'ils écrivirent au pontife à cette occasion contient une longue énumération des taxes et des impôts de toute nature qu'ils frappèrent sur l'Empire. Leur protégé, résigné à une mauvaise fortune que sa nouvelle situation n'avait guère améliorée, mettait à la fois son église et son trône aux pieds d'Innocent. Au Bout de quelques mois, il était obligé de vendre les vases sacrés et les ornements sacerdotaux pour subvenir aux besoins de son trésor épuisé par les réquisitions de ses alliés, et comme il était loin de satisfaire à leur avidité, ils se disposaient à le renverser du trône, lorsqu'un aventurier leur épargna ce crime en les devançant et porta ainsi le coup de grâce à l'Empire grec.

Les croisés accoururent aussitôt pour délivrer Constantinople de la tyrannie de cet usurpateur, et par la même occasion ils ta mirent au pillage, ravagèrent les églises et les monuments publics, chargèrent un immense butin sur leurs mulets et leurs navires, puis élurent pour empereur le comte Baudoin de Flandres.

Mais ce qui prouve d'une façon péremptoire, au dire des historiens ecclésiastiques, combien était sincère la vertu de ces pèlerine en dépit des procédés peu réguliers auxquels ils se laissèrent entraîner dans un instant d'oubli, c'est le pieux acharnement avec lequel ils se disputèrent les reliques conservées à Constantinople. Ils ne laissèrent aux Grecs pas un de leurs saints en entier. L'évêque de Troyes eut la tète de saint Mamès ; le duc de Venise, le bras droit de saint Georges et la mâchoire de saint Jean-Baptiste ; le légat Pierre de Capoue, le squelette de l'apôtre saint André ; le roi de France, une côte et une dent de l'apôtre saint Philippe. Des citadins de Venise s'adjugèrent le corps du prophète Siméon, et des pèlerins siciliens celui de sainte Agathe. Tels furent les trophées d'une croisade plus lucrative que celles qui avaient pour théâtre les rivages brûlés de la Palestine. Ce fait d'armes fut couronné par une circulaire dans laquelle Baudoin invitait les habitants de l'Occident de toute condition, de tout âge et de tout sexe, à venir prendre possession des terrés fertiles de son nouvel empire et jouir des indulgences qui y étaient attachées, puis par une lettre d'Innocent III qui rendait à Dieu de solennelles actions de grâces en reconnaissance des merveilles qu'il venait d'opérer pour la gloire et l'utilité du Saint-Siège.

La prise de Constantinople lui donnait en effet une suprématie politique et religieuse toute-puissante sur l'Europe orientale. L'antique patriarcat si longtemps le rival de la papauté disparaissait ; l'Empire, selon son expression, passait des Grecs superbes, indociles et superstitieux, aux Latins, humbles, soumis et catholiques. Toutes les dominations nouvelles et menacées que cet heureux coup de main y créa ne pouvaient s'y maintenir qu'avec son appui ; il représentait à leurs yeux les secours de l'Europe contre l'invasion asiatique qui s'avançait. Elles ne demandaient qu'à se donner à lui. Lui seul avait la voix assez haute-pour se faire entendre de tous les peuples et parler au nom de l'intérêt commun de la chrétienté. Les royaumes de date plus ancienne obéissaient à la-même nécessité et se soumettaient d'eux-mêmes à sa domination. Joannice, roi des Bulgares et des Valaques, se faisait sacrer par lui, lui prêtait serment de fidélité, lui payait tribut. Le roi de Hongrie se mettait sous sa protection, se reconnaissait son vassal et, son sujet. Primislas, duc de Bohême, consentait à recevoir de lui la dignité royale, à condition de soutenir en Allemagne le parti guelfe contre son bienfaiteur Philippe de Souabe, envers qui on le déclarait délié de tout devoir de reconnaissance. Il n'était pas jusqu'au roi d'Arménie qui n'invoquait la protection d'Innocent contre son ennemi le comte de Tripoli.

En Occident, la Liche était moins facile, en raison des résistances antérieures que la politique du Saint-Siège y avait rencontrées dans des contestations fameuses dont le souvenir n'avait point péri. Mais un souvenir n'était pas une défense suffisante contre tant de causes puissantes qui conspiraient à la fois en faveur du même résultat, et il n'était plus impossible de prévoir l'instant où tout esprit d'indépendance finirait par y succomber, tellement cette œuvre paraissait déjà avancée. Le travail le plus apparent et en même temps le plus profond des époques précédentes>les idées, les institutions, les mœurs, conduisaient par une pente irrésistible au règne de la théocratie, et il faut qu'il révolte des instincts bien forts de la nature humaine pour n'Ivoir pas réussi à s'établir alors. Il y avait tel pays où la nouvelle domination était attendue, souhaitée. En Espagne, le roi d'Aragon accourait de lui-même au-devant du joug, venait à Rome, se jetait aux pieds d'Innocent, recevait de sa main le manteau, le sceptre et la couronne : et, comme s'il eût réellement accepté un bienfait, eu se livrant ainsi lui-même, il déposait en témoignage de gratitude sur l'autel de saint Pierre une lettre patente, par laquelle il offrait son royaume au pontife et s'engageait à lui payer un tribut annuel, malgré les doléances de son peuple et des Cortès qui refusèrent de sanctionner sa promesse. Dans les pays où les souverains se montraient moins bien disposés, on passait outre avec la complicité des passions populaires ou religieuses. C'est ainsi qu'en France, où la mauvaise volonté de Philippe-Auguste et de ses grands vassaux lui était connue, Innocent III fit acte de souveraineté en décrétant la croisade contre les Albigeois.

Le peu qu'il est possible d'entrevoir de la vraie croyance des Albigeois à travers les interprétations systématiquement hostiles et mensongères qui sont parvenues jusqu'à nous, indique en eux une secte assez analogue, malgré quelques dissemblances, à celle dont les adeptes s'étaient fort multipliés en Italie vers la même époque, sous le nom de Pauliciens ou de Patarins. C'était, à peu de chose près, la même hérésie que l'Église primitive avait condamnée dans le manichéisme ; et, selon Muller, elle nous revenait d'Asie, où elle était née plusieurs siècles auparavant du contact du christianisme avec la religion des Perses, et où depuis lors elle s'était conservée sans interruption. Si les Albigeois s'étaient contentés d'admettre le dogme persan des deux principes, on s'expliquerait difficilement non leur condamnation, mais le déchaînement inouï de fureur avec lequel ils furent livrés à l'extermination. Mais, en même temps qu'ils rejetaient la corporéité du Christ comme une idée païenne, ils repoussaient tout l'ensemble du système politique qui s'était développé au sein du catholicisme ; et la rapidité avec laquelle leur secte s'était propagée tenait surtout à la critique habile et justifiée qu'ils faisaient des nouvelles institutions de l'Église, de l'organisation hiérarchique du clergé, de sa tyrannie, de ses usurpations, de ses mœurs dissolues.

La doctrine des Albigeois était surtout populaire dans la province où la réforme devait jeter plus tard ses plus profondes racines, je veux dire dans le Languedoc. Cette terre féconde, qui a fourni tant de hé : ros à toutes les guerres de la liberté française, était alors Je berceau de l'esprit d'examen, comme elle avait été déjà celui de notre poésie et comme elle fut ensuite le seul asile que les franchises politiques aient eu en France avant la Révolution. Le comte de Toulouse, le comte de Foix, les seigneurs les plus puissants du pays s'étaient hautement déclarés en faveur des Albigeois, au mépris des anathèmes des légats que le souverain pontife y avait envoyés à plusieurs reprises pour étouffer la secte naissante. Dans le cours de ces missions, un de ces légats, Pierre de Castelnau, s'était particulièrement rendu odieux par ses prédications irritantes et ses appels à la guerre civile. Un jour il fut assassiné par un gentilhomme avec qui il s'était pris de querelle. Ce fut le signal. Heureux de concilier à la fois et l'intérêt de Dieu et celui de sa propre ambition, Innocent III vengea son légat en déchaînant tous les fléaux contre ces malheureuses provinces, jusque-là les plus florissantes du royaume. Il excommunia Raymond de Toulouse qu'il accusait, sans aucune preuve, d'avoir commandé le meurtre ; il offrit ses États à qui voudrait les prendre, et proclama la guerre sainte en promettant les indulgences attachées aux croisades à tous ceux qui viendraient y exterminer les hérétiques.

On retrouve encore toute palpitante dans les chroniques du temps l'impression d'épouvante que causa cet appel sauvage. Attirée par la convoitise d'une si riche proie, une bande immense, avide, effroyable à voir, formée de tout ce, qu'il rayait d'aventuriers, de malfaiteurs, de bandits et de vagabonds dans les pays environnants, s'ébranla à la voix des moines et des évêques, et se mit en marche vers le Languedoc, dévorant tout sur son passage. Le comte de Toulouse, éperdu de terreur au bruit de l'approche des croisés et de leurs sinistres exploits, se soumit, vint de lui-même au-devant du châtiment, fit pénitence publique, pieds nus et en chemise, en présence d'une innombrable multitude et aux genoux des légats, qui lui imposèrent pour expiation de prendre la croix contre ses propres sujets. Il put assister dans le camp de son ennemi Simon de Montfort à tous les épisodes de dette horrible tuerie qui s'appela la guerre des Albigeois. Les nôtres, écrivaient à Innocent les légats dans leur rapport sur la prise de Béziers, les nôtres ont tué environ vingt mille personnes, sans distinction d'âge ni de sexe. La cité a été ensuite saccagée et brûlée. Ce chiffre s'élevait à la fin de la guerre à plus de deux cent mille. Presque tous périrent frappés en dehors du champ de bataille, dans des exécutions qui étaient des cérémonies religieuses et où le fer des laïques, écarté comme un instrument profane, faisait place au feu purificateur, élément essentiellement sacerdotal et sacré. Cela s'accomplit, disent les mêmes rapports, à l'édification et à la grande joie du bon peuple.

Ainsi furent vengées les prérogatives apostoliques. Cette affreuse tempête ne laissa sur le sol où-elle avait passé que des cendres et des ruines, à l'exception toutefois d'une institution qui y prit aussitôt racine, et qui atteignit en peu de temps à une prospérité merveilleuse : l'Inquisition. Elle est nommée, il est vrai, pour la première fois dans un concile tenu à Narbonne en 1235. Mais, à défaut du mot, la chose existait dans sa perfection dès la première croisade contre les Albigeois.

Mais de tous les pays qui formèrent comme les provinces de la vaste monarchie théocratique sur laquelle régna Innocent III, l'Angleterre est sans contredit celui où l'exercice de son gouvernement donna lieu aux péripéties les plus caractéristiques, et mit le plus vivement en lumière les particularités qui distinguent ce genre de domination des autres régimes politiques.

Jean sans Terre y avait succédé dès 1199 à Richard Cœur de Lion au mépris des droits de son neveu Artus, qui fut reconnu roi par une grande partie de la noblesse anglaise et soutenu par le roi de France. Impatient de se défaire de ce concurrent incommode, Jean sans Terre l'attaqua à l'improviste, le fit prisonnier dans une rencontre, exigea de lui une renonciation au trône et, n'ayant pu l'obtenir, poignarda Artus de sa main et jeta le corps dans la Seine. Philippe-Auguste, dont Jean était le vassal en sa qualité de duc de Normandie, le cita pour ce crime devant la cour des pairs.et, comme il refusait d'y comparaître, le fit déclarer, par contumace, dé, chu de tous les fiefs qu'il possédait en France. De là une guerre acharnée entre les deux royaumes.

Au moment où elle était le plus vivement engagée, parurent en France les légats d'Innocent III. Ils venaient de sa part sommer les deux rivaux de remettre au saint père, toute hostilité cessante, la solution de leurs différends. Cette intervention en apparence impartiale, inspirée par le pur amour de la paix, était, en réalité une démarche toute dans l'intérêt de Jean sans Terre. Celui-ci en effet, voyant le sort des armes se déclarer contre lui, avait imploré humblement la protection du pape, s'était déclaré prêt à se soumettre à sa décision quelle qu'elle fût, et Innocent n'avait eu garde de laisser échapper cette occasion de donner un témoignage éclatant de sa suprématie sur les deux plus puissants monarques de l'Europe occidentale.

Une telle prétention tombant au milieu du tumulte des camps ne pouvait être que très mal accueillie par le roi Philippe-Auguste et par ses grands vassaux. Ils la repoussèrent par une protestation unanime. Mais le pape la maintint avec opiniâtreté. Personne ne doute, disait-il dans une de ses lettres, qu'il ne nous appartienne de juger de tout ce qui regarde le salut cela damnation de l'âme. Or, les guerres injustes ne sont-elles pas des œuvres dignes de la damnation éternelle, et comme telles soumises à notre jugement ?... Nous ne prétendons pas décider les questions qui concernent le fief, et qui sont du ressort du roi, mais seulement prononcer sur le péché, dont la correction nous appartient. Le roi ne doit donc point tenir à injure de se soumettre sur cet article au jugement du Saint-Siège, puisque l'empereur Valentinien disait aux évêques de la province de Milan : Établissez un évêque à qui nous puissions nous soumettre quand nous ferons quelque faute. Pâle amplification des arguments favoris de Grégoire VII, sophisme artificieux, mais qui laissait trop bien pénétrer ses mobiles, et qui, par une confusion calculée de la juridiction spirituelle avec l'autorité temporelle, tendait à soumettre aux papes non-seulement le domaine des questions politiques, mais le règlement de toutes les affaires humaines dont pas une ne peut être indifférente au point de vue moral. La question du fief dont Innocent abandonnait le jugement au roi pouvait-elle être disjointe de la guerre dont elle était le seul prétexte, et, à supposer qu'une telle abstraction fût possible, n'était-elle pas susceptible de constituer un péché tout comme la guerre injuste, dès lors aussi n'était-elle pas justiciable au même titre de la juridiction pontificale ?

La querelle en était là, et cette médiation ne semblait pas faite pour en hâter l'apaisement, lorsqu'un revirement imprévu vint en changer complètement la tournure. Les rôles furent intervertis en un jour. Jean sans Terre, qui jusque-là avait gain de cause dans l'esprit du pontife, se trouva subitement avoir tous les torts ; et d'injuste agresseur Philippe-Auguste devint tout à coup le plus légitime des conquérants. Le bon droit de l'un devint usurpation, et l'iniquité de l'autre, justice. Ce miracle n'avait rien de surnaturel. Il fut le résultat de l'opposition mal inspirée que mit Jean sans Terre à la nomination d'un évêque de Cantorbéry, sous prétexte qu'on l'avait élu sans le consulter et au mépris des droits de sa couronne. Irrité de tant d'ingratitude, Innocent III jeta l'interdit sur l'Angleterre. Mais Jean, esprit très positif, ne se montra nullement intimidé par la crainte des supplices éternels. Il tint bon, croyant le pape trop compromis vis-à-vis de son rival pour lui faire aucune avance sérieuse, et s'inquiétant peu de perdre le royaume du ciel, pourvu qu'on lui laissât la paisible jouissance de sol royaume terrestre. Alors, Innocent, désespérant Je rien obtenir de son obstination, le déposa, délia ses sujets du serment de fidélité, et donna son royaume à Philippe-Auguste, qu'il chargea spécialement de l'exécution de ce décret, afin qu'il tôt bien constaté que rien ne se faisait que par sa volonté. Il n'eut garde de négliger l'expédient qui venait de donner de si puissants résultats dans l'expédition contre les Albigeois : la guerre contre Jean sans Terre fut déclarée croisade, et toutes les indulgences attachées à la délivrance des lieux saints furent accordées à ceux qui voudraient lui courir sus.

Comme le roi Philippe, après avoir employé quelque temps à réunir des troupes de débarquement et à préparer des armements formidables, se disposait à aller prendre possession de ses nouveaux États, Pandolphe, légat du pape, se présenta devant lui et lui signifia l'ordre de se tenir en paix. S'il faisait un pas de plus, il s'exposait à toutes les foudres de l'Église. Lebon droit, par une évolution nouvelle, avait repassé la Manche et se trouvait maintenant du côté de son rival.

Menacé de tous côtés, en horreur à ses voisins comme à ses propres sujets, Jean sans Terre, après avoir vainement cherché des alliés parmi les États européens, après avoir offert, en désespoir de cause, son royaume en hommage au miramolin musulman du Maroc qui n'en voulut pas, s'était décidé à la dernière extrémité à envoyer sa soumission au pape. Il abdiquait, signait sa honte, se rendait à discrétion. Il déclarait par une charte authentique que, pour l'expiation de ses péchés, de sa libre volonté et de l'avis de ses barons, il donnait en toute propriété au pape Innocent III et à ses successeurs les royaumes d'Angleterre et d'Irlande. Il reconnaissait ne plus tenir sa couronne que comme vassal et homme lige du pape, et s'engageait pour marquer sa sujétion lui payer tous les ans mille marcs de sterlings, outre le denier de saint Pierre, obligeant tous ses successeurs à maintenir cette donation sous peine d'être déchus de leurs droits au trône. (15 mai 1213.)

Qui vous a induit à votre résolution, lui écrivait Innocent pour le féliciter au sujet de cette détermination, qui, si ce n'est cet Esprit divin qui souffle où il veut ? Vous possédez maintenant votre royaume d'une manière plus sublime et plus solide qu'auparavant, puisqu'il est devenu un royaume sacerdotal selon l'Écriture...

Cette transmutation ne parut pas une compensation suffisante à Philippe-Auguste, qui avait dépensé des sommes énormes en frais de préparatifs. Il se plaignit amèrement de la mauvaise foi du pontife ; il annonça hautement l'intention de ne tenir mufti compte de sa défense, et d'opérer sa descente en Angleterre aussitôt que les circonstances le lui permettraient. Mais il fut presque au même instant obligé de tourner ses armes contre une coalition redoutable formée par le comte de Flandre et l'empereur d'Allemagne, et dans laquelle Jean sans Terre fut trop heureux d'entrer pour se joindre à ses ennemis. On sait comment elle fut anéantie à Bouvines.

Les barons anglais, dont Jean avait faussement allégué le consentement dans son acte de vasselage, et à qui le pouvoir de ce roi chargé de crimes était depuis longtemps un joug intolérable, ne furent point non plus d'avis qu'il fût devenu sublime pour avoir été souillé d'un mensonge et d'une humiliation de plus. Ils poursuivirent contre lui la guerre pour leur propre compte, et, complétant l'œuvre déjà commencée sous le règne de ses prédécesseurs, lui imposèrent la grande charte, aux applaudissements de toute la nation à qui ils constituaient pour des siècles un héritage de liberté qui devait s'accroitre, et que le monde lui envie encore.

Jean sans Terre jura solennellement de maintenir la grande charte, bien qu'elle le forçât à s'incliner devant une suzeraineté qui lui était mille fois plus odieuse encore que celle du souverain pontife. Ce serment lui coûtait d'autant moins qu'il était fermement résolu à ne le pas tenir. De leur coté les barons et le peuple, peu confiants en ses promesses, prirent contre lui des garanties solides et efficaces. Mais en traitant avec lui ils avaient oublié une circonstance : c'est que depuis la donation de Jean sans Terre à Innocent, ils avaient deux souverains au lieu d'un, le roi et le pape ; que Jean n'était plus roi que de nom, et que par conséquent le consentement qu'il avait donné à, la charte était radicalement nul. Innocent, lorsqu'il apprit la nouvelle, laissa échapper un cri de colère : De quel droit, s'écria-t-il, les barons d'Angleterre se sont-ils permis de toucher aux biens de l'Église romaine ? Par saint Pierre ! ce crime ne restera pas impuni. Il annula aussitôt la concession de Jean sans Terre comme disposant d'une propriété qui ne lui appartenait pas, et il lui fit défense, ainsi qu'aux barons, d'en tenir aucun compte à l'avenir, sous peine d'encourir l'excommunication du Saint-Siège.

Quelque intéressées que fussent ses vues, Innocent ne se trompait pas dans sa haine. Le principe de la liberté individuelle, qui était contenu en germe dans la grande charte, étai plus menaçant pour l'avenir de la domination théocratique, que toutes les hérésies ensemble. Les-papes s'y sont d'ailleurs rarement mépris. On les a vus plus ou moins pactiser à différentes époques avec certaines passions démocratiques, principalement avec les tendances égalitaires qui font en général assez bon marché, des droits personnels, s'accommodent volontiers du despotisme pourvu qu'il pèse également sur tout le monde, et impliquent souvent un grand fonds de bassesse et de médiocrité chez ceux qui les exploitent sous prétexte de les servir. Mais ce qu'ils ne pouvaient encourager sans un suicide, ce qu'ils n'ont jamais rencontré sans chercher à l'anéantir, c'est une idée, une institution tendant à relever l'homme par l'énergie individuelle, par le libre développement de son activité intellectuelle et morale, par le respect de soi et d'autrui, par la responsabilité, par l'esprit de fierté et d'indépendance, par tout ce qui fait en un mot la beauté et la grandeur des créations de la liberté.

Ces faits donnent plus exactement que tous les autres le vrai sens de l'intervention des papes dans les affaires politiques, et montrent si elle fut aussi favorable qu'on l'a prétendu aux intérêts des peuples. Malgré tous ses inconvénients elle était un contrôle, a-t-on dit. Oui, c'était le contrôle de l'arbitraire monarchique par un arbitraire divinisé.

La guerre, ainsi rallumée, recommença entre Jean sans Terre soutenu par le pape et les barons excommuniés que défendait le peuple presque tout entier. La sentence d'Innocent apportée à Londres y excita, au témoignage de Mathieu Pâris, des sentiments d'indignation et de mépris qui annonçaient de loin la nation qui devait la première scinder par sa défection la grande unité catholique et pontificale. En quoi, disaient les bourgeois, nos affaires regardent-elles le pape, et qu'a-t-il à voir dans notre guerre ? Que nous veulent ces Romains cupides qui n'ont rien de noble ni de guerrier, et qui veulent dominer sur tout l'univers par leurs excommunications ? Cependant Jean gagnant du terrain grâce à l'appui du clergé et des bandes de mercenaires qu'il avait appelées du continent, les barons résolurent de le renverser définitivement du trône et de lui opposer un concurrent redoutable, intéressé à défendre leur ouvrage comme le fondement de sa propre élévation.

Ils jetèrent les yeux sur Louis, le fils de Philippe-Auguste, qui reçut presque simultanément leur invitation à venir prendre possession du trône qu'ils lui offraient, et une défense formelle de la part du pape d'accepter la couronne d'Angleterre, sous peine d'être traité en ennemi de l'Église. Ce nouveau veto donna lieu à une curieuse négociation qui fut la dernière du règne d'Innocent III, et qui montre à quel point ce pontife prenait au sérieux ses droits sur l'Angleterre. Louis avait envoyé à Rome des députés chargés de plaider sa cause auprès de lui, et de le gagner à ses intérêts s'il était possible.

L'Église, leur dit Innocent, ne peut éviter d'être gravement lésée en cette affaire. Si le roi d'Angleterre est vaincu, sa honte retombe sur nous, puisqu'il est notre vassal. S'il est vainqueur, la perte du seigneur Louis est encore la nôtre, puisque nous avons toujours compté sur lui comme sur un soutien assuré du Saint-Siège. Il engagea alors avec eux une discussion comparée et en règle des droits que Louis disait tenir du chef de sa femme, car il ne pouvait être question ici de ceux de la nation qui l'appelait, et des droits du pape, abstraction faite de ceux de Jean sans Terre, auquel il se considérait comme absolument substitué depuis la donation : En effet, disait le pontife, c'est à moi que le royaume d'Angleterre appartient, en vertu du serment de fidélité qui m'a été prêté, et, si le roi Jean s'est rendu coupable de quelque crime qui entraîne sa déchéance, je n'ai commis quant à. moi aucune faute pour laquelle le seigneur Louis doive me dépouiller de mon bien. A quoi les envoyés répliquaient subtilement : Mais avant que le royaume eût été donné au pape, la guerre était ouverte contre le roi Jean pour des crimes qui l'avaient déjà, rendu indigne du trône. Il ne pouvait donc céder une couronne qui ne lui appartenait plus.

Voilà où en était le débat, lorsque Innocent apprit tout à coup que le jeune Louis, qu'il croyait disposé à la plus entière soumission, était débarqué en Angleterre sans attendre sa décision : Glaive, glaive ! s'écria-t-il dans un paroxysme de colère, glaive, sors du fourreau et aiguise-toi pour frapper ! Ce fut le texte de son dernier sermon. Il mourut peu de jours après, comme foudroyé intérieurement par la violence de ses émotions. Il résumait dans ces paroles suprêmes l'esprit de tout son pontificat, qui semble uniquement inspiré par une pensée de vengeance et d'extermination.

Il lui fut donné de mettre en action dans ce drame rapide et sanglant tous les ressorts essentiels de ce gouvernement théocratique qu'on n'a pas craint de présenter an monde comme un idéal de justice, d'harmonie et d'unité. Tous les moyens employés par lui sont en effet de l'ordre spirituel, et n'ont au fond d'autre sanction que celle qui leur était donnée par les consciences ; fait qui prouve combien la tyrannie est liée à la nature intime des choses, et indépendante des instruments qu'elle emprunte. Celle des souverains pontifes pouvait en effet, comme tant d'autres, invoquer en sa faveur le consentement général, mais c'était le consentement de l'ignorance, le consentement de la superstition, le consentement de la crainte, le consentement de la servilité, le consentement des plus tristes passions de la nature humaine.

Les interdits, les excommunications, les croisades, les tributs, les dépositions, les sacres, l'inquisition, les indulgences, tels sont les principaux moteurs de ce grand mécanisme de la monarchie universelle, et en les réduisant à ces éléments si simples, Grégoire VII et Innocent III en ont beaucoup mieux compris les vraies conditions que la plupart de leurs successeurs. Ils étaient seuls compatibles en effet avec ce qui survivait en Europe des premiers principes du christianisme. C'est en se réduisant le plus possible à l'emploi des armes spirituelles que la théocratie catholique avait le plus de chances de durée et d'extension. Mais en cela aussi se trahissait d'avance le secret de son instabilité. Empruntant sa plus grande force à l'opinion, elle était condamnée à en subir toutes les variations ; s'appuyant sur des croyances plutôt que sur des institutions politiques, elle était condamnée à dominer sans gouverner, problème difficile à résoudre ! Il y avait toujours solution de continuité entre les deux pouvoirs temporel et spirituel, faute d'un lien qui les mit en communication directe. Manquant des instruments de gouvernement dont l'usage est quotidien et indispensable dans les petites choses, elle était réduite à n'agir que comme les forces révolutionnaires, par des appels à l'insurrection, par des explosions, par des coups d'État. Et comme son système coercitif n'avait d'autre méthode que d'intimider le roi en le menaçant de la révolte du peuple, il s'ensuivait qu'elle était obligée de déployer le même appareil pour obtenir le plus mince résultat que pour le plus important. De là répressions hors de toute proportion avec l'effet à obtenir. On mettait le royaume de Léon en interdit parce que le prince avait épousé sa cousine ; il eût commis les plus grands crimes que le châtiment eût encore été le même, car il s'agissait de soulever contre lui ses sujets, ce qui était à coup sûr bien plus difficile avec un prétexte aussi futile. De là aussi, avec un pouvoir si terrible de loin, cette incurable faiblesse de près qui ne peut pas venir à bout des rébellions de la municipalité romaine. Il n'est pas impossible de maintenir dans l'obéissance des royaumes lointains par des révolutions qui de temps à autre rappellent leurs chefs à la docilité. Mais cette arme s'émousse dans la pratique journalière d'un gouvernement régulier ; on ne gouverne pas avec un coup d'État répété chaque matin. On n'administre pas avec des interdits. Et cependant, si vous mettez dans la main de ce pape les institutions et les instruments de règne qui sont la force du commun des États, si vous lui donnez une administration, une police, une armée ; vous faites de lui un souverain local, et le monde lui échappe. Il devient le représentant d'une nation, il n'est plus le père des peuples. Il épouse un intérêt spécial, il n'est plus l'arbitre impartial des intérêts de tous. Aussi vit-on la papauté déchoir rapidement aussitôt que les papes voulurent être des rois comme les autres. Les peuples exigeaient d'eux qu'ils fussent à tout le monde sans appartenir à personne. C'était là, en effet, leur vraie grandeur. Leur armée eût toujours dû rester ce qu'elle était alors, cette phalange de moines et de légats, comme eux soldats sans patrie et empruntant toute leur force à l'unité, au nivellement, au cosmopolitisme.

C'est à deux ordres monastiques, les plus fameux peut-être du moyen âge, qu'Innocent III dut en grande partie la vigueur et l'éclat de son pontificat. Tous deux naquirent sous son règne, mais spontanément et sans concert, car ils le servirent d'abord malgré lui, la multiplication extraordinaire des ordres religieux l'ayant forcé à défendre qu'on en fondât de nouveaux. C'étaient, d'une  part, ces frères prêcheurs qui, à la voix de Dominique, se répandirent dans le Languedoc, la torche des bûchers à la main, semblables à ces chiens symboliques qu'on voyait dans leurs armes parlantes porter un tison ardent dans leur gueule enflammée ; c'étaient, de l'autre, ces six mille moines mendiants que François d'Assise amena un jour aux portes du palais pontifical, exaltés, frémissants, possédés comme lui de la folie de la croix.

Ces deux ordres vinrent se greffer sur l'arbre déjà caduc des institutions monastiques et lui donnèrent une sève nouvelle. Ils furent d'un secours plus précieux encore à l'Église, les dominicains ou prêcheurs par une propagande appropriée au goût des classes supérieures, par un zèle qui n'excluait pas le calcul, par le fanatisme savant et discipliné qui fit d'eux les fondateurs de l'inquisition ; et les mendiants de François d'Assise en entrainant les masses populaires par leur éloquence triviale et emportée, par la contagion de leur délire, par les visions, par les convulsions, par les extases. Ces légions cosmopolites achevèrent la dissolution et le nivellement de l'Église féodale. En ce moment, presque toute la vie du clergé catholique était en elles. Les écrits de ce temps sont déjà remplis de lamentations sans fin sur la corruption sacerdotale. Foulques, abbé de Neuilly, dit un jour au roi Richard Cœur de Lion : Sire, je vous avise de la part de Dieu de marier trois méchantes filles que vous avez. — Hypocrite, tu en as menti, répondit le roi, car je n'ai pas de filles. — Sire, reprit Foulques, vous en avez trois, qui sont l'Avarice, la Superbe et l'Impudicité. — Eh bien, dit Richard, je donne ma Superbe aux templiers, mon Avarice aux moines de Cîteaux, et mon Impudicité aux prélats de la sainte Église.