HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE X. — ALEXANDRE III ET FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - LE DÉCRET DE GRATIEN.

 

 

Ainsi le pape et l'empereur se donnèrent le baiser de paix sur les ruines des cités lombardes et le bûcher d'Arnaud de Brescia : raccommodement trop factice pour être durable. Chez l'un comme chez l'autre, il n'avait d'autre mobile que le désir d'empêcher qu'aucun établissement indépendant pût se fonder en Italie en dehors de leur propre domination. Aussitôt ce but atteint, même d'une façon incomplète, superficielle et provisoire, le vieil antagonisme se réveilla et la bonne harmonie fit place à la guerre.

L'Église en cette occasion avait pratiqué à l'égard des jeunes républiques italiennes une politique exactement semblable à celle qui avait dicté sa conduite vis-à-vis des essais avortés du royaume national. Seulement, comme le danger était ici beaucoup moins grand pour son influence, vu la fragilité de cette confédération qui se dissolvait d'elle-même aussitôt l'orage passé, elle s'en effraya moins à mesure qu'elle connut mieux l'instabilité de ce nouveau principe, et s'habitua peu à peu à le considérer comme une arme défensive excellente contre les empereurs et presque impossible à retourner contre elle-même. Elle eut toutefois grand soin de réprimer énergiquement à Rome, chaque fois qu'elles s'y montrèrent, les tendances qu'elle ne craignait plus d'encourager dans la Lombardie. Politique facile, car elle ne consistait pas à faire, mais à empêcher que rien ne se fit. En face de ce veto fatal, la constitution de l'Italie par les républiques confédérées était encore plus impossible que ne l'avait été son unité par le royaume.

Adrien IV n'eut pas plus tôt consolidé cette réconciliation forcée qu'il venait d'imposer aux Romains avec l'épée des Allemands, qu'il devint l'instigateur secret et bientôt le chef avoué de la ligue des villes lombardes. Frédéric Barberousse était redescendu en Italie avec une armée plus formidable encore que la première. A une répression impitoyable il joignit un système raisonné d'administration destiné à prévenir toute velléité d'indépendance. Dans toutes les cités prises d'assaut ou soumises par la terreur qu'inspiraient ses exécutions, il installa un podestat, c'est-à-dire un représentant des droits de l'Empire, un instrument de sa volonté déclarée la loi vivante par les jurisconsultes de Bologne à la diète de Roncaglia. Cette qualification était dans la bouche de ces légistes une réplique au décret de Gratien, qui venait tout récemment d'en faire l'application à l'autorité des pontifes.

Mais au milieu même de ses succès, Frédéric sentait le sol trembler sous ses pas. Il lui fallait se multiplier, être présent partout. Aussitôt qu'il s'éloignait d'une ville, la révolte commençait à y gronder sourdement. Gênes refusait de recevoir ses magistrats ; Adrien ne voulait lui reconnaître aucun droit régalien sur son fief de Rome, et formait une alliance étroite avec son ennemi juré, Guillaume le Mauvais, roi de Sicile, oubliant ses ressentiments les plus profonds pour parer à ce qu'il considérait comme le plus pressant des périls.

Déjà du reste les prétentions pontificales avaient reparu sous leur forme la plus blessante lors d'une contestation un peu antérieure au sujet de l'évêque de Lunden : L'empereur, s'était écrié Adrien, aurait-il donc oublié les bienfaits du Saint-Siège ? N'est-ce pas le souverain pontife qui lui a conféré la couronne impériale ? Les désaveux humbles et hypocrites dont il avait dû faire suivre ce défi hautain[1] n'avaient pu que rendre sa haine plus impatiente. Un nouveau grief, futile en apparence, était encore venu l'envenimer. Dans une lettre écrite en réponse à de nouvelles réclamations d'Adrien, Frédéric avait affecté de placer le nom de l'empereur avant celui du pontife. C'était aux yeux de celui-ci une insupportable arrogance, et il avait aussitôt sommé Frédéric de la rétracter, sous peine de perdre la couronne dont il l'avait gratifié. Ces misérables querelles avaient en réalité une importance sérieuse, parce qu'elles montraient combien le temps avait peu fait pour atténuer la rivalité que le pacte de Charlemagne avait créée entre les deux pouvoirs. Elles n'étaient d'ailleurs que des prétextes et couvraient un parti pris qu'on n'osait pas encore avouer. Chacun d'eux n'y cherchait qu'une occasion de rompre, en rejetant sur son adversaire l'apparence des premiers torts et la responsabilité de l'agression. Lorsque la mesure fut pleine, le refus d'un droit de fourrage que réclamait l'empereur suffit pour la faire déborder.

La lutte se trouvait donc tout engagée d'avance, et Adrien s'apprêtait à en donner le signal par l'excommunication de Frédéric Barberousse, lorsqu'il fut surpris par la mort. Alexandre III accepta sans hésiter cette succession grosse de tempêtes. L'empereur, s'étant assuré qu'il n'avait rien à espérer de la docilité du nouveau pontife, lui opposa, selon la tradition impériale, un antipape du nom de Victor III, qu'il installa dans Rome après avoir écrasé les milices de la ligue, démantelé ses places, rasé la ville de Milan et distribué ses habitants dans les bourgades environnantes. Alexandre s'enfuit précipitamment et se réfugia en France.

L'insurrection paraissait anéantie, mais elle ne tarda pas à se relever. Les têtes de l'hydre reparaissaient toujours plus menaçantes sous les coups qu'on leur portait. Frédéric, étant retourné en Allemagne pour reformer son armée qui s'était licenciée même et comme fondue instantanément selon les habitudes féodales, trouva à son retour l'Italie entière debout pour lui livrer bataille. Alexandre III était revenu de France, Milan avait relevé ses remparts, le pacte d'alliance avait été confirmé par les plus solennels serments, et non-seulement le roi de Sicile, mais Venise elle-même, jusque-là étrangère à ces guerres, faisait partie de la confédération. L'empereur, au lieu d'aborder de front la ligne de bataille des confédérés sur le terrain choisi par eux, résolut de frapper la révolte au cœur en marchant tout droit sur Rome. Il s'y porta rapidement avec son armée, mais elle y périt presque tout entière des fièvres maremmanes, et il put à grand'peine regagner les passages des Alpes, accompagné d'un petit nombre de chevaliers échappés au désastre.

Le pape était devenu le héros et l'inspirateur de la ligue. Ces jeunes républiques accueillaient avec transport le pontife qui venait partager leurs dangers et apportait le leur cause le prestige d'une guerre sainte. N'était-ce pas contre lui que venait de se briser l'effort de l'Allemagne en expirant au pied des murs de Rome ? On donna son nom à une ville improvisée par le démon de la guerre au confluent du Tanaro et de la Bormida, et qui sembla sortir de terre le rappel du désespoir. Alexandrie tint pendant plus de quatre mois les Allemands en échec lors de la dernière expédition de Barberousse. Une circonstance trop caractéristique pour erre omise marqua la fin de ce siège. L'empereur ayant constamment échoué dans ses assauts furieux et multipliés contre cette ville de paille, ainsi qu'il l'avait surnommée lui-même avant de connaître sa solidité, se vit contraint de lever le siège et de battre en retraite devant des forces supérieures. Il put se retirer impunément sans qu'on fit aucune tentative pour le cerner et le forcer à se rendre, bien que de l'aveu de tous il fût alors entre les mains de ses ennemis. Il défila avec tous ses soldats, en bon ordre et sans coup férir, devant ces hommes dont il avait si souvent ravagé les campagnes, brûlé les maisons, rasé les villes et fait pendre les magistrats, sans qu'une seule voix s'élevât pour crier vengeance. C'était l'ennemi des villes lombardes, mais c'était l'empereur d'Italie, le fils légitime des Césars, la personnification abstraite et idéale qui servait de supplément à la nationalité absente, lé représentant de la suprématie italienne sur tous lés peuples du mondé. En l'immolant ils eussent dru Se frapper eux-mêmes ; on se défendait contre lui, mais nul ne songeait à l'attaquer ; on ne contestait pas ses droits, mais seulement l'extension qu'il prétendait leur donner. Ambitieuse et puérile illusion, superstition funeste qu'aucune déception ne pouvait détruire et qui devait rendre toute victoire stérile.

On dit qu'il fut touché de cette générosité. Il eût certain du moins qu'il se montra dès lors disposé à traiter et à se départir de l'inflexibilité inexorable qui avait jusque-là caractérisé sa politique. L'arrangement était sur le point de se conclure, lorsque les prétentions d'Alexandre III firent rompre les négociations. Il fallut une nouvelle victoire éclatante et chèrement payée de l'armée des confédérés pour amener Barberousse à traiter de nouveau. On signa, à Venise, une trêve de six ans qui, à l'expiration de ce délai, fut suivie de la paix de Constance.

Cette poix consacrait la victoire des villes lombardes ; mais elle laissait intact le vieux droit impérial, et par là ne pouvait être qu'un temps d'arrêt plus ou moins prolongé. Les cités rentraient en possession du droit d'élire leurs consuls et leurs autres magistrats ; on leur rendait la faculté de se fortifier, de lever des armées ; d'exercer dans leur enceinte la juridiction tant civile que criminelle ; mais elles s'engageaient, par un serment imposé à tous les citoyens, à maintenir la suzeraineté de l'empereur, à lui prêter aide et secours, et à lui livrer passage toutes les fois qu'il voudrait se rendre en Italie. L'invasion étrangère était ainsi garantie et régularisée comme une institution. Chaque cité n'avait d'ailleurs stipulé que pour elle-même, et, aussitôt la réconciliation opérée avec l'Empire, les républiques lombardes rentraient les unes envers les autres dans l'état de guerre qui semblait être leur état naturel. Par une anomalie non moins difficile à expliquer, le podestat, magistrat d'importation germanique, fut conservé, et cette magistrature d'origine étrangère resta confiée à un étranger. Il devint le commandant des forces militaires de la cité, et au sein de la liberté prépara l'ère des tyrannies. La paix entre le pape et l'empereur avait été conclue en n 'me temps que la trêve qui précéda le traité de Constance. Par tin échange spontané de bons procédés, FrId.iic sacrifia son antipape, qui fit les frais de la réconciliation comme c'était le sort des antipapes, et Alexandre III le releva de l'excommunication en lui cédant pour quinze ans la jouissance de l'héritage de la comtesse Mathilde, sur la possession définitive duquel un arbitrage devait prononcer lorsque ce terme serait arrivé.

Les résultats apparents de cette longue guerre pouvaient être considérés comme médiocrement avantageux pour la cour de Rome, si on les comparait aux succès qu'elle avait obtenus à d'autres moments de son existence ; mais en réalité elle en sortait fortifiée, surtout si on la rapprochait de sa situation sous les successeurs immédiats de Grégoire VII. Elle y avait gagné une immense popularité auprès des républiques italiennes, qui devaient identifier désormais leur cause avec la sienne, et lui assuraient par là un rempart presque invincible. Quant à ses droits, à dessein si peu définis par le nouveau traité, ils gagnaient autant que ceux de l'Empire perdaient à rester dans cet état d'indécision.

Son activité d'ailleurs avait été bien loin de se concentrer uniquement sur l'Italie pendant l'espace de temps qui venait de s'écouler. Elle avait travaillé non sans succès à maintenir dans le reste de l'Europe la politique d'Hildebrand, mais avec plus de prudence et de diplomatie qu'il n'en avait montré. Elle y avait repris sa marche envahissante, tournant les obstacles qu'elle ne pouvait briser, attentive à profiter de toutes les opportunités, cédant lorsqu'elle rencontrait une résistance décidée, consacrant les usurpations pour gagner l'appui des usurpateurs, offrant des couronnes pour se faire reconnaître le pouvoir de les donner, invoquant des précédents imaginaires ou fortuits comme des autorités ou des traditions, supposant le droit partout où elle parvenait à établir le fait.

C'est ainsi que le pape Adrien IV donna un jour l'Irlande au roi d'Angleterre Henri II, qui n'osait la prendre, mais qui le suppliait de lui permettre d'y entrer, dans la pieuse intention d'y rétablir le christianisme dans sa pureté.

Vous savez comme tout le monde, lui répondit Adrien, que l'Irlande, ainsi que toutes les iles qui ont reçu la foi chrétienne, appartient à l'Église romaine. Vous nous faites entendre que vous voudriez entrer dans cette île pour en soumettre le peuple aux lois et faire payer à saint Pierre un denier par an pour chaque maison. Nous vous l'accordons avec plaisir pour l'accroissement de la religion chrétienne. Et il lui envoya un anneau orné d'une émeraude en signe d'investiture. On se demande avec stupéfaction d'où pouvait provenir ce droit fantastique sur toutes les lies qui est invoqué ici avec tant d'assurance ; mais Henri II n'y regardait pas de si près, et il le tint pour authentique jusqu'au jour où on lui fit remarquer que son royaume était aussi une Ile. La façon humble et furtive dont le denier se présente à côté de la religion n'est pas moins digne d'attention. Qui se défierait d'un denier ? et cependant qu'est-il autre chose ici que la domination ecclésiastique ! C'est avec ce denier qu'elle a régné au moyen âge. Ainsi le premier auteur des malheurs de l'Irlande a été ce même Saint-Siège auquel elle est restée si inviolablement fidèle.

Les rois, qui étaient en général si portés à reconnaître les droits de l'Église sur les royaumes dont la possession leur faisait envie, ne les admettaient plus qu'avec une extrême répugnance lorsqu'il s'agissait des leurs. Le point de vue changeait subitement. Le même Henri II devait se montrer souverainement ingrat envers ses bienfaiteurs, moins de dix ans après la donation qu'on lui avait octroyée si libéralement. Thomas Béquet[2], archevêque de Cantorbéry, ayant fait soustraire à la justice séculière un clerc convaincu d'assassinat, que la juridiction ecclésiastique frappa d'une peine dérisoire, tant elle était peu en proportion avec le crime qu'il avait commis, le roi invoqua contre l'archevêque les anciennes coutumes du royaume, exigea que le coupable fût soumis à la loi commune, et le prélat en appela de son côté à la liberté de l'Église, aux privilèges des clerc et enfin à la décision du saint père. Il vit une oppression odieuse et intolérable dans l'idée d'attribuer aux tribunaux ordinaires la connaissance des crimes commis par les ecclésiastiques. L'Angleterre fut bientôt mise en feu par cette querelle. Le pape envoya sur les lieux des légats chargés, à ce qu'il semble, de faire durer le débat au lieu d'y mettre fin, tergiversant, temporisant à, plaidant tour à tour le pour et le contre, prêts à exploiter les opportunités que leur offriraient sans doute tôt ou tard les péripéties de cette dangereuse agitation, dont commençaient à s'emparer les passions encore mal éteintes de l'époque de la conquête.

Condamné au concile de Northampton par la grande majorité de ses collègues, sur lesquels il s'attribuait une domination spirituelle, en s'efforçant avec l'appui du clergé inférieur de transformer sa dignité archiépiscopale en une sorte de papisme anglican, Thomas Béquet se réfugia en France, et y fut accueilli avec faveur par le roi Louis le Jeune, en haine de l'Angleterre. De là il excommuniait ses adversaires, menaçait le roi de mettre son royaume en interdit, repoussait avec une inflexible opiniâtreté des transactions qui à toute autre époque eussent paru à l'Église des avantages inespérés, flétrissait comme tyranniques et injustes des coutumes qu'il avait lui-même solennellement juré de faire respecter, et refusait de se soumettre à un autre jugement qu'à celui du pape, qu'il avait tout lieu de croire conforme au sien.

Le roi de France s'interposa inutilement à plusieurs reprises comme médiateur entre Henri et lui. Le prince montra les dispositions les plus conciliantes ; mais elles échouèrent devant l'opiniâtreté du prélat. Il y a eu avant moi, disait Henri, plusieurs rois d'Angleterre plus ou moins puissants que je ne suis ; il y a eu avant Thomas Béquet plusieurs grands et saints archevêques de Cantorbéry. Qu'il m'accorde ce que le plus grand et le plus saint de ses prédécesseurs a accordé au moindre des miens et je me déclare satisfait. — Seigneur archevêque, dit alors le roi de France, que craignez-vous ? Voulez-vous être plus sage que les saints ? Voilà la paix. — Si les saints se sont montrés faibles en quelque chose, répondit l'archevêque ce n'est point en cela que je dois les imiter.

Après de longues contestations, le roi d'Angleterre, effrayé de la fermentation croissante des passions populaires et menacé d'une sentence de déposition de la part du pape, céda devant son sujet et reçut de lui le baiser de paix. Thomas Béquet rentra dans son diocèse aux acclamations de la multitude, qui voyait en lui l'ennemi des seigneurs et des évêques. Cet accueil accrut son audace ; le premier acte qui signala sa réintégration fut le renouvellement de toutes les excommunications qu'il avait fulminées contre ses adversaires. A ses anciennes exigences il joignait maintenant la prétention d'être seul en possession du privilège de sacrer le fils du roi d'Angleterre, sous prétexte qu'il avait appartenu à quelques-uns de ses prédécesseurs au siège de Cantorbéry, il s'autorisait de ces précédents pour déclarer nul et non avenu le couronnement du jeune fils de Henri, parce que cette cérémonie s'était faite.par le ministère de son collègue l'archevêque d'York. Loin de s'apaiser après la satisfaction qui lui avait été si largement accordée, l'agitation du royaume ne faisait que grandir. Le nombre de ses partisans s'accroissait d'une façon inquiétante. Les populations accouraient partout sur son passage ; il les haranguait, s'exerçait au rôle de tribun. On apprit un jour que les habitants de Londres s'étaient portés en masse au-devant de lui sur la nouvelle d'une visite qu'il se proposait de faire à leur ville, et deux gentilshommes vinrent lui en défendre l'entrée au nom du roi. L'irritation était devenue extrême ; les choses étaient de pari et d'autre poussées à ce point où l'on ne peut plus ni reculer sans déshonneur, ni avancer sans donner le signal du combat, situations qui n'ont d'autre issue que l'appel à la force, et dont les hommes n'ont pas le droit d'accuser la fatalité, parce qu'elles sont leur ouvrage. Il n'y aura donc personne pour me délivrer de ce traître ! s'écria Henri en présence de quelques courtisans. Ces paroles furent entendues. Peu de jours après, Thomas Béquet était assassiné dans son église par quatre gentilshommes. Cette mort a laissé sur son nom un prestige d'héroïsme qui a fait oublier la juste réprobation qui doit s'attacher à ses actes. C'est sans doute par une expiation inséparable de ces voies sanglantes que non-seulement elles transfigurent pour l'histoire des hommes peu dignes d'un tel honneur, mais qu'elles réhabilitent les mauvaises causes et déshonorent les bonnes. L'Église, pour qui Thomas Béquet s'était sacrifié, fit de lui un martyr et un saint. C'était avant tout un soldat fidèle à sa consigne. Il se servait d'une autre arme que son ennemi, mais on ne voit pas qu'il ait manié le glaive spirituel avec plus de scrupule que Henri n'en éprouva à le frapper avec l'épée de ses favoris.

C'est ainsi que l'ambition sacerdotale, un instant découragée et affaiblie par les revers de Grégoire VII, regagnait peu à peu par de nouveaux efforts le terrain qu'elle avait perdu. La tentative d'Abailard et d'Arnaud de Brescia pour lui arracher la double abdication du pouvoir qu'elle s'arrogeait à la fois sur la pensée et sur le gouvernement des affaires humaines n'avait réussi provisoirement qu'à fortifier l'autorité de l'Église. En se séparant d'elle, ils l'avaient délivrée d'un contrepoids pour ainsi dire intérieur, d'une opposition légale, constitutionnelle, et qui par cela même eût été plus efficace que celle des princes. Mais qui peut dire que leur parole eût gardé sa vertu s'ils s'étaient pliés aux exigences d'un tel rôle ? Ils préférèrent la vérité à cette savante diplomatie, et une seule bataille perdue amena le complet anéantissement de leur école. Toute une civilisation naissante disparut avec eux.. Quelle distance infinie n'y a-t-il pas entre la pacifique et studieuse colonie du Paraclet et les fanatiques légions de saint Dominique !

Après ce premier essai d'indépendance, le mouvement intellectuel du monde fut donc violemment replacé sous la direction de l'Église, et toute liberté d'esprit parut pour longtemps anéantie. Mais les hérésies qui se multipliaient dans son sein attestaient au même instant la vitalité indomptable de l'esprit humain, qui la forçait elle-même à parler pour lui, lorsqu'il ne trouvait plus d'autre interprète. La tolérance et la douceur philosophique, les armes inoffensives de la raison étaient convaincues d'insuffisance ; pour vaincre le fanatisme orthodoxe il fallait un fanatisme nouveau. Les hérétiques se levèrent pour suppléer aux philosophes vaincus, la libre interprétation des écritures parla, à défaut de la libre pensée étouffée dans son berceau. On ne peut que regretter une substitution qui n'avait trop souvent d'autre effet que de remplacer une superstition par une autre, mais elle était justifiée par ce fait encore vrai aujourd'hui, que le commun des hommes trouve plus de force pour défendre une superstition que pour soutenir un principe. Le dévouement à la vérité pure a toujours été le fait d'une minorité presque imperceptible.

Les hérétiques vengeaient à leur manière l'esprit humain des siècles de morne et plate orthodoxie qu'il venait de subir, et alors même qu'ils se trompaient leur erreur était encore salutaire, parce qu'elle servait la liberté. Ils se multipliaient avec une fécondité rassurante, armée de la première heure, médiocre par le génie, grande par la vertu, invincible par la masse et la bonne volonté, faite pour lasser les bourreaux, user les instruments de torture, éteindre le feu des bûchers avec le sang des martyrs, décourager toutes les inquisitions et laisser le champ libre à de nouveaux lutteurs qui devaient profiter de leurs héroïques travaux en combattant pour d'autres dieux ! On en comptait déjà plus en quatre ans qu'on n'en avait compté en quatre siècles : les patarins, les pesages, les humiliés, les Albigeois ou Cathares, les josépins, les mésopins, les Vaudois ou léonistes, etc.

Avec eux, les jurisconsultes, race à la fois impérieuse et servile, patiente, humble devant l'Empire, intraitable avec l'Église, opposaient seuls aux théologiens textes contre textes et docteurs contre docteurs. C'est dans l'histoire du moyen âge un étonnement toujours nouveau que de voir l'autorité presque illimitée dont ils jouissent et le petit usage qu'ils en font ; timides avec l'air du commandement, odieux ou insensés avec les formes de la plus vénérable gravité, mais médiocres en toute chose hormis en un point, ' la résistance et la conservation ; ennemis par système et par tempérament de toute innovation, surtout si elle constitue un progrès, amis de toutes les tyrannies pourvu qu'elles aient une apparence de légalité, esclaves. plutôt qu'interprètes des lois dont ils connaissent le mieux l'iniquité, et semblables à ces prêtres qui finissent par croire aux idoles qu'ils font parler. Leur évangile, le lourd recueil des Pandectes, avait été récemment découvert par les Pisans à la prise d'Amalfi : d'infatigables commentateurs s'en emparèrent aussitôt pour en faire sortir tout armée la Thémis vengeresse du vieil Empire.

Ne pouvant faire, et pour cause, aucune découverte de ce genre, l'Église avait la ressource de l'inventer, comme elle l'avait déjà fait au huitième siècle. Les falsifications d'Isidore Mercator avaient montré ce dont était capable sous ce rapport l'imagination de es zélateurs. Pendant le pontificat d'Eugène III, au moment le plus critique de la lutte de l'Église contre les partisans d'Arnaud de Brescia, le moine Gratien vint à son secours en publiant, sous le nom de Concorde des canons discordants, une compilation analogue aux fausses Décrétales, mais conçue sur un plan Beaucoup plus vaste. Outre le recueil complet des lois canoniques, ce répertoire comprenait tout l'ensemble des Décrétales vraies ou fausses des papes, y compris celles d'Isidore, des lois tirées du Code, du Digeste, des capitulaires, d'innombrables autorités extraites des ouvrages des Pères de l'Église et des controverses de ses docteurs.

Les contre-sens, les altérations de texte, les fraudes et les mutilations de tout genre étaient l'âme même de cette encyclopédie de la jurisprudence sacerdotale. Élever l'Église au-dessus de tous les trônes de la terre, et le pape au-dessus de toutes les puissances de l'Église, telle était la seule pensée qui donnait quelque unité à tant de décisions incohérentes et souvent même inconciliables ; mais elle se produisait cette fois avec un caractère de force et d'universalité fort supérieur à celui qui s'était manifesté dans ses premiers essais. C'était un réseau d'une souplesse infinie en même temps que d'une solidité merveilleuse, pouvant s'adapter avec une égale facilité aux sociétés les plus diverses, une organisation capable de vivre par elle-même, et atteignant tout l'ensemble de la vie humaine sous un système d'administration destiné en apparence aux seuls intérêts religieux, contenant en un mot tous les éléments d'un gouvernement complet sous prétexte de régler d'une manière définitive la discipline et la hiérarchie ecclésiastiques.

Une doctrine qui n'était pas nouvelle dans le catholicisme, mais qui osait pour la première fois se déclarer sans ambages et sans réticences, servait à Gratien pour s'orienter parmi les contradictions sans nombre des documents qu'il venait de codifier, et prévenir tout dissentiment ultérieur. Que décider quand l'Église avait dit à la fois oui et non sur la même question ? Selon lui l'Église ne pouvait se contredire, parce qu'elle était, comme le Christ lui-même, la loi vivante. Il n'y avait donc là qu'une question de date ; la vérité de la veille était devenue le mensonge du lendemain, il n'y avait pas à chercher à résoudre autrement la difficulté. Ne pouvant la démontrer immuable, il divinisait non-seulement sa mobilité, mais jusqu'à ses caprices. L'Église était supérieure à ses propres décrets, leur prêtait son autorité, mais ne la leur donnait jamais pour toujours ; elle ne pouvait jamais être liée par ses volontés antérieures ; sa parole était une révélation continue, sa souveraineté était la source même du droit, aucun engagement ne pouvait l'enchainer, aucun démenti la compromettre ; elle n'interprétait pas la vérité, elle la créait. Elle était impeccable en matière de discipline, de même qu'elle était infaillible en matière de dogme. C'était la théorie même de l'arbitraire, et le complément de l'idéal théocratique absolu, tel que les peuples d'Asie l'avaient connu et pratiqué.

Ainsi fut constitué le corps du droit ecclésiastique, et un humble moine en fut le Justinien, symbole de la force anonyme et collective, qui en avait de longue main préparé les éléments. Le décret de Gratien domine tout le moyen âge. Jamais législation n'exerça une telle influence sur une telle quantité d'hommes. A la fois civile, politique et religieuse, sous prétexte de régler des intérêts tout spirituels, elle s'emparait de l'homme depuis sa naissance jusqu'à mort, et le reconduisait au delà du tombeau, en le remettant à Dieu comme à un ministre subdélégué chargé de l'exécution de ses décrets.

Le premier soin d'Eugène III fut d'en imposer l'enseignement à Bologne même, le quartier général de l'armée des jurisconsultes. De là le livre de Gratien se répandit dans toute l'Europe, fut commenté, enseigné dans toutes les universités, invoqué par les cours de justice, appliqué par une foule d'arrêts et de traités, devint en un mot une des principales sources du droit public et privé, et régna presque sans opposition jusque vers le seizième siècle.

Cette recrudescence de discipline, d'unité, d'ambition, d'activité intellectuelle, pervertie mais ardente, qui se manifestait par de tels signes au sein de l'Église du douzième siècle, ne devait pas rester à l'état purement spéculatif ; mais la pensée précédait l'action, comme il arrive toutes les fois qu'un mouvement d'idées, quel qu'il soit, porte en lui une véritable force. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'il n'y a pas de surprises pour l'histoire. Les époques calamiteuses sont toujours préparées par les faux systèmes. Le pas immense que Grégaire VII fit faire à l'institution pontificale avait été dès longtemps amené par les idées dont les Décrétales d'Isidore Mercator furent l'expression la plus complète et la plus saillante ; de même le décret de Gratien annonçait le pontificat d'Innocent III.

 

 

 



[1] Voici les propres termes de ces excuses sans dignité comme sans vraisemblance : En parlant de votre couronne, écrivit-il, nous n'avons pas prétendu vous réellement conférée, nous rappelions seulement l'honneur que nous avions eu de la placer sur votre tête auguste ; nous avons dit contulimus, c'est-à-dire imposuimus.

[2] Il parait résulter des recherches les plus récentes que Thomas était d'origine normande et non saxonne, comme on l'avait cru jusqu'ici, et que son nom doit s'écrire Béquet au lieu de Becket. Cette remarque n'a d'importance que parce qu'elle infirme une théorie fort accréditée, qui fait de Thomas un tribun de la race saxonne contre la domination normande. On ne doit pas confondre l'esprit qui l'animait avec les passions qui s'agitèrent autour de lui. Il pensait et agissait en homme d'Eglise, pour la domination du Saint-Siège, et nullement pour venger une race opprimée. Il ne faisait que répéter ce que l'Italien Lanfranc avait pratiqué en Angleterre un peu avant lui.