HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE VIII. — DÉNOUEMENT DE LA GUERRE DES INVESTITURES - 1085-1123.

 

 

La théocratie seule avait été vaincue avec Hildebrand. Quant au pouvoir des papes en lui-même il n'avait souffert qu'une atteinte passagère. Aussitôt après sa mort, le duel de la papauté contre l'Empire recommence sur le terrain des investitures où il l'avait transporté. En choisissant ce terrain, le but de Grégoire VII n'avait nullement été de réduire la querelle à une question de propriété, mais de lui ouvrir une carrière facile à exploiter et de lui imprimer une direction suivie et déterminée. C'est ce que ses successeurs immédiats ne surent pas comprendre. Ils prirent le prétexte pour le fond même du débat et ne surent point le relever par l'éclat de grandeur, de courage et de génie qu'il y avait mêlé.

Le sujet était d'ailleurs admirablement choisi pour assurer à l'Église la complicité des sympathies populaires. Elle y avait pour elle les apparences ; et c'était là le grand point avec des esprits incapables de saisir les nuances et peu curieux de remonter aux causes. Les abus dont le scandale se renouvelait chaque jour dans toute l'étendue de la Chrétienté, et dont elle se plaignait bien qu'elle en fût le premier auteur, se commettaient cependant par l'entremise des princes qu'elle en accusait. Les peuples, qui d'ailleurs ne se souciaient guère d'être impartiaux envers ces princes, n'allaient pas au delà de cet examen sommaire et lui donnaient raison sur parole.

Les villes italiennes surent prendre une position originale dans le débat. Au fond, il ne leur inspirait qu'un seul sentiment bien prononcé : c'était le désir de voir ces dissentiments se prolonger le plus longtemps possible. Entre le pape et l'empereur elles tinrent la balance égale, prenant tour à tour parti pour l'un et pour l'autre avec un parfait scepticisme, multipliant comme à plaisir les péripéties, les surprises et les coups de théâtre ; profitant de chaque désastre et de chaque victoire pour arracher à leur détresse ou à leur confiance tous les éléments de leurs franchises municipales et politiques, mais sans se préoccuper jamais d'un intérêt plus général et sans reconnaître jamais la patrie hors de l'enceinte de la cité.

Malgré l'incontestable fermeté des successeurs de Grégoire, il devint bientôt évident que la papauté faiblissait. Après les prétentions qu'elle avait élevées si haut, ne plus monter c'était déchoir. Le timide Victor III meurt après quelques mois de pontificat. Urbain Il accepte hardiment la succession d'Hildebrand en renouvelant toutes ses bulles et tous ses anathèmes contre les partisans de Henri IV et son antipape Guibert ; mais il sacrifie les points les plus essentiels du programme théocratique à des expédients moins dangereux mais sans portée, qui peuvent renverser l'empereur, mais qui laissent l'Empire debout et sa légalité intacte, qui peuvent donner au pape un triomphe personnel, mais qui restent sans profit pour la cause de l'Église. Urbain n'a plus en vue ce distributeur de couronnes, ce créateur souverain du droit religieux et monarchique, celte image de Dieu sur la. terre que Grégoire VII voulait faire du pape, il se résigne à être un roi comme un autre. Il ne se pose plus en présence de Henri comme un arbitre ou comme un juge, il dispute et chicane avec lui, se met à son niveau. Il ne lui suscite pas un rival qui soit la chose et la créature du Saint-Siège, comme était Rodolphe vis-à-vis de Grégoire, il oppose à Henri son propre fils Conrad qui tient son droit, non de la papauté, mais de Henri lui-même et des lois de l'Empire sur l'hérédité. La guerre se fait contre un homme au lieu de se faire contre un principe. La réduction qui s'opère en ce moment dans les ambitions sacerdotales est d'autant plus significative qu'on ne peut l'attribuer qu'à une défaillance morale ; car, malgré ses récents échecs, l'influence de l'Église, loin de péricliter, s'était merveilleusement relevée depuis la mort d'Hildebrand, et semblait n'avoir jamais été mieux en état d'atteindre son but, C'est sous Urbain II que se réalise une des vues les plus profondes de la politique d'Hildebrand, la première croisade. Quoi de plus propre à graver en traits impérissables dans l'esprit des peuples la légitime souveraineté du prêtre sur le monde que le spectacle de ces millions d'hommes s'ébranlant à sa voix, d'une extrémité à l'autre de l'Europe, pour aller conquérir, un tombeau vide sur des terres inconnues et pour mourir au besoin sur un signe de lui ? Quoi de plus propre à les détacher de leurs préjugés de race, de leurs superstitions de dynastie ou de nationalité ; à les soustraire aux dominations locales ; à déraciner du sol cette végétation féodale qui étouffait de son ombre les germes de l'unité romaine ; à relever le faible contre le fort, à enrichir le pauvre aux dépens du riche, à former en un mot la grande clientèle des tribuns de la théocratie ? N'est-ce pas là le règne du Christ, le royaume spirituel réalisé dès cette vie terrestre ? Que sont les rois et les princes au milieu de ce débordement des multitudes chrétiennes ? Courbés comme tout le monde sous la main d'un simple moine, ils ne comptent plus comme seigneurs, mais comme fidèles, et semblent soumis par avance à l'égalité du ciel catholique.

Mais si l'on peut croire que le génie d'Hildebrand entrevit la possibilité de.ces résultats et en espéra peut-être de plus grands encore qu'il n'était permis d'en attendre, il est douteux que ses successeurs en aient jamais soupçonné l'importance. Du moins ne surent-ils faire qu'un usage assez mesquin du pouvoir nouveau que les croisades mirent dans leurs mains. Urbain prêcha en personne et avec une grande ardeur la première croisade en Italie et en France. Il y entraîna d'immenses assemblées d'hommes ; mais loin de chercher à rester à la tête du mouvement, il se hâta d'en abandonner la direction à des aventuriers subalternes, comme Gauthier sans Avoir et Pierre l'Ermite, aussitôt qu'il en eut obtenu le seul résultat qu'il y avait cherché : l'expulsion des troupes impériales et le rétablissement de, son autorité à Rome. Une fois ce but atteint, il les laissa aller.

Deux autres faits qui sont .aussi l'ouvrage de l'Église et qui appartiennent à la même époque, attestent également par quelles attaches solides et profondes elle avait su incorporer en quelque sorte sa domination mi tempérament et à la constitution des sociétés renaissantes. Ne pouvant se flatter d'anéantir l'esprit de fantaisie et d'indépendance, le goût des aventures et de la vie errante qui étaient innés dans l'homme du moyen âge, l'Église les avait adoptés, disciplinés, consacrés par l'institution des ordres de chevalerie, qui mit dans sa main une milice innombrable ; dont une partie se voua exclusivement à sa défense et forma des légions de moines séculiers armés pour elle et par elle. L'homme d'Église eut à son tour son droit d'investiture sur l'homme de guerre : l'investiture de l'épée par la croix. Ne pouvant non plus se faire attribuer la connaissance et le règlement du nombre infini de différends qui naissaient à toute heure des complications d'un état social qui était la guerre organisée, elle en avait tempéré les calamités par la trêve de Dieu, qui imposait à l'anarchie féodale un temps d'arrêt et de concorde forcée, neutralisait trois jours de la semaine sur huit, faisait d'elle aux yeux des peuples une messagère de paix et de clémence.

Mais les papes du douzième siècle, comme effrayés de l'immensité de la tâche que Grégoire avait voulu leur léguer, et pris de vertige devant les hauteurs entourées d'abîmes auxquelles il avait aspiré, combattus d'ailleurs par l'opposition qui commençait à s'élever contre de tels projets au sein même de l'Église et au nom de la tradition chrétienne, et plus encore par un manque de confiance en la légitimité de leur propre cause, ne surent ou n'osèrent pas mettre à profit les circonstances, les faits, les institutions qui leur donnaient des prises si puissantes et si directes sur les sociétés. On les vit un instant, comme embarrassés de l'excès de leur force, hésiter à faire usage des armes qu'ils avaient dans la main. La conscience de leur droit leur manqua. Un rapprochement frappait surtout beaucoup d'esprits. L'Église, qu'on avait toujours peinte comme faible et désarmée, en était venue par le simple développement de sa puissance à intervertir si bien les rôles que, dans sa lutte actuelle contre l'Empire, c'était le pape qui maintenant représentait la force, et l'empereur qui représentait le droit. De là le mouvement de réaction qui ne tarda pas à se produire contre elle, et dont les juristes de ce temps furent les interprètes inflexibles et persévérants ; de là surtout dans la politique ecclésiastique des tâtonnements et une indécision qu'on peut attribuer à la crainte de tout perdre pour avoir voulu tout gagner, mais plus justement encore à l'intime persuasion d'être en désaccord avec les principes et le passé du christianisme.

C'est surtout sous le pontificat de Pascal II, le successeur d'Urbain, qu'on peut le mieux saisir le caractère de ces hésitations ; ce n'est ni l'audace ni la ruse qui lui font défaut, c'est plutôt la conscience de son droit et la confiance dans le succès définitif de sa cause. Les scrupules singuliers qui se trahissent dans ses pensées ressortent d'autant mieux qu'il n'en montre aucun dans sa conduite. Comme politique, il semble n'avoir pas même la notion de ce que c'est que le remords, comme chef de l'Église il est plein de trouble, d'incertitude et de perplexité.

Son premier soin fut d'imiter l'exemple d'Urbain en poussant à la révolte contre Henri le plus jeune de ses fils, Henri frère de Conrad. Dégagé par le pape de ses serments de fidélité et de tous ses autres devoirs envers son père, le prince se fit couronner roi par la diète de Mayence. Les souverains pontifes ont toujours tenu en très-médiocre estime les droits de la nature. En cette circonstance ils interprétaient le texte de saint Luc : Celui qui ne hait pas son père et sa mère, celui-là ne peut être mon disciple.

Le vieux roi s'était retiré au château d'Ingelheim. Là les archevêques de Worms, de Cologne et de Mayence se présentent tout à coup devant lui au nom de la diète. Ils parlent en maîtres avec l'aigreur et la menace à la bouche, ils l'accablent de reproches, exigent impérieusement son abdication : et comme Henri demandait pourquoi : C'est parce que, lui disent-ils, pendant de longues années, tu as déchiré le sein de l'Église de Dieu, parce que tu as vendu les évêchés, les abbayes et les dignités ecclésiastiques ; parce que tu as violé les lois sur l'élection des évêques ; c'est pour ces motifs qu'il a plu au souverain pontife et aux princes de l'Empire de te repousser du trône et de la communion des fidèles.

Mais, vous qui m'accusez, répondit-il, vous, archevêques de Mayence.et de Worms, qui me condamnez pour avoir vendu les dignités ecclésiastiques, dites du moins le prix que j'ai exigé de vous lorsque je vous donnai vos églises, et s'il est vrai que je ne vous aie rien demandé ainsi que vous êtes forcés de le confesser ; si j'ai rempli mes devoirs envers vous, pourquoi m'accusez-vous d'un crime que je n'ai pas commis pourquoi vous joignez-vous à ceux qui ont trahi leur foi et leurs serments ? Prenez patience quelques jours encore, attendez le terme naturel de ma vie, que mon âge et mes peines indiquent assez comme prochain.

Attendris par les plaintes du vieux roi, deux des envoyés hésitaient. Mais l'archevêque de Mayence : Pourquoi hésiterions nous ? s'écria-t-il avec emportement. N'est-ce pas à nous qu'il appartient de sacrer les rois ? Si celui que nous avons revêtu de la pourpre en est indigne, qu'il en soit dépouillé ! Alors les trois prélats se jettent sur lui pour en finir ; ils lui arrachent sa couronne, son manteau, ses ornements et ses insignes royaux, et ils les apportent à son fils qui s'en fait aussitôt revêtir.

Peu de temps après, Henri, échappé de leurs mains, tentait à deux reprises.ifférentes le sort des armes, qui par deux fois se déclarait contre lui, et il tombait de nouveau au pouvoir de ses ennemis. Les derniers jours de ce malheureux prince, qui valait mieux que la plupart de ses contemporains, et montra du courage et de la générosité parmi quelques faiblesses, .résultats de son éducation plutôt que d'un mauvais naturel, sont un des spectacles les plus attendrissants qu'offre l'histoire. On y voit combien fatale, impossible à conjurer, était la malédiction qui dans ces temps d'aveugle croyance s'attachait à l'ennemi des papes.

Abandonné de tous ses amis, étranger au sein de ses villes, objet d'horreur et d'effroi, délaissé de ses serviteurs eux-mêmes qui s'éloignaient de lui avec une terreur superstitieuse, l'empereur Henri vint à Spire se réfugier dans un temple qu'il avait élevé à la Vierge, espérant y trouver un asile pour mourir en paix. Il aborda l'évêque en suppliant, lui demanda de lui accorder de quoi vivre, offrant en échange de faire l'office de clerc et de servir le chœur. Cette humble requête fut repoussée. Alors le vieillard se tournant vers les assistants : Vous du moins, mes amis, leur dit-il, ayez pitié de moi ! voyez la main du Seigneur qui me frappe ! croyant avec simplicité expier par cet excès d'infortune quelques égarements de sa première jeunesse. Peu de jours après il mourut de chagrin. Mais l'anathème le poursuivit par delà le tombeau. Le clergé de Liège avait enseveli son corps ; le pape Pascal le fit déterrer, et pendant cinq ans il resta sans sépulture dans une cellule de la cathédrale de Liège.

Les pieux écrivains, qui, selon le vieux thème da l'interprétation des décrets providentiels, ont voulu montrer le doigt de Dieu dans les malheurs de l'ancien rival de Grégoire VII, auraient fait plus d'honneur à ce doigt en le reconnaissant dans le châtiment qui frappa les auteurs de ces traitements, barbares d'une part, parricides de l'autre. Les complices se chargèrent eux-mêmes du soin de venger leur victime. Henri V, le nouveau roi d'Allemagne, était moins disposé encore que son père à accepter le joug de la papauté, et à abandonner ses droits d'investiture. C'est accompagné d'une armée de trente mille hommes de cavalerie et d'un conseil de jurisconsultes plus dangereux encore que ces hommes d'armes, qu'il vint prier le pape Pascal de lui octroyer sa couronne impériale, après avoir exterminé sur son passage tout ce qui lui opposa quelque résistance. Il traînait à sa suite, dans ses bagages, un certain Maginulphe, antipape de profession, qu'il était prêt à substituer à Pascal si celui-ci refusait d'accéder à sa demande.

Intimidé par ces démonstrations, Pascal envoya au devant de Henri son légat Pierre de Léon. Outre son couronnement, Henri exigeait le règlement de la querelle des investitures plus embrouillée que jamais. C'est alors que, dans son désir d'y mettre fin par une transaction définitive, le pape Pascal, s'autorisant de scrupules qu'il ne ressentait peut-être pas, mais qui commençaient à être assez puissants au sein de l'Église pour s'y faire écouter, posa pour la première fois le problème dans sa simplicité, et montra dans un accès de découragement combien peu il croyait à la légitimité de sa cause.

A qui pouvait-on équitablement imputer les abus qu'on signalait depuis si longtemps dans les investitures ? Ce n'était pas aux laïques, car le droit qu'ils avaient conservé sur les biens donnés à l'Église était la condition même de celte cession incomplète. Ils l'avaient gardé comme une légitime compensation de leurs sacrifices et comme un gage du bon usage qui en serait fait par les donataires : c'était une sorte de servitude, ou d'hypothèque réelle dont ces biens restaient à jamais grevés. Si des inconvénients nombreux étaient attachés à ce genre de propriété, ceux-là seuls devaient les supporter, qui en recueillaient le principal bénéfice. L'Église n'avait aucunement le droit de réclamer la propriété entière, sous prétexte qu'elle la trouvait plus avantageuse que la propriété incomplète. Ces abus ne pouvaient donc dans aucun cas entraîner la caducité du droit des Iniques. Si l'Église était impuissante à les prévenir, elle avait un moyen bien simple de les couper dans la racine, c'était de renoncer le ces biens. Elle ôtait ainsi toute prise aux laïques, car elle regagnait en autorité morale tout ce qu'elle perdait en richesses.

Telle est la pensée qui se présenta à l'esprit du pape Pascal comme elle s'était déjà présentée à bien des consciences chrétiennes, et il en laissa échapper le secret dans le traité de Sutri. L'Église renonçait à ses bénéfices et à ses droits régaliens de toute nature, duchés, marquisats, comtés, charges, marchés, etc., pour s'en tenir aux dîmes et aux oblations des fidèles, et l'empereur de son côte abandonnait ses droits d'investiture qui devenaient désormais sans objet. C'était la séparation absolue de l'Église et de l'État réalisée dés le douzième siècle ; car le domaine temporel de Rome n'aurait pu que suivre la loi commune et retourner aux empereurs par une conséquence toute simple. Pascal reniait et détruisait en un seul jour tout le travail de la papauté depuis plus de six siècles.

On a à tort attribué à un calcul machiavélique ce retour inattendu aux véritables traditions de l'Église chrétienne. C'eût été un expédient bien peu habile, une ruse bien mal inspirée que d'indiquer bénévolement aux ennemis des papes une thèse si facile à exploiter, dont Arnaud de Brescia était à la veille de s'emparer et dont les réformateurs devaient faire un si terrible usage. Tout ou rien, telle est la politique ordinaire des esprits extrêmes comme était Pascal, et la lassitude, la difficulté des circonstances, jointes à la certitude de ne porter aucune atteinte aux principes du christianisme, produisirent chez lui de que l'amour de la justice aurait seul suggéré à une grande âme.

Ce serait entrer dans le domaine des hypothèses que de vouloir déterminer les effets qui seraient résultés de l'adoption d'une telle mesure. Cette réforme était trop contraire au mouvement général des institutions, de la société et des esprits, pour se maintenir contre cette espèce de conspiration universelle et permanente. Selon toute probabilité le domaine ecclésiastique, en cessant d'être une propriété conditionnelle, aurait reparu sous une forme nouvelle, affranchie de tout contrôle et qui eût fait regretter l'abus des bénéfices. Sous cet abus il y avait une garantie. Une fois libre et irresponsable, qui peut dire les inconvénients que la propriété de l'Église eût entrainés ?

La nouvelle du traité fut accueillie par une immense stupéfaction qui bientôt se changea en un long cri de colère. Lorsqu'il s'agit d'y apposer les signatures pendant la cérémonie du couronnement de l'empereur, il se manifesta une si violente opposition parmi les cardinaux et les hauts dignitaires de l'Église que le pape n'osa pas signer. Il refusa donc de sanctionner les obligations qu'il avait contractées pour sa part ; mais il prétendit astreindre Henri à observer un traité qu'il considérait comme non avenu pour lui-même, l'obliger à renoncer aux investitures sans lui rendre les droits régaliens ainsi qu'il s'y était engagé.

Henri transporté de fureur s'empara du pape et d'une douzaine de cardinaux, les fit attacher avec de grosses cordes comme des animaux qu'on mène au marché, sortit de Rome en s'ouvrant un passage l'épée à la main à travers le peuple soulevé, et se retira dans la Sabine avec ses prisonniers, en veillant à ce qu'ils fussent traités avec beaucoup de brutalité afin de venir plus vite à bout de leur résistance. Il n'insista pas pour la reprise du projet abandonné qu'il n'avait vu lui-même qu'avec défiance, et qu'il considérait comme étant d'une exécution presque impossible, ainsi qu'il résulte de la lettre justificative qu'il adressa aux Romains vers cette époque, mais il se montra fermement résolu de ne rien céder des droits de l'Empire. Dans ses rapports avec son ancien complice, il employait tour à tour l'ironie et la menace, tantôt lui faisant insinuer confidentiellement que l'empereur se préparait à le faire mettre en pièces lui et ses cardinaux, tantôt l'accablant de témoignages d'un respect dérisoire et se comparant à Jacob qui retint un ange prisonnier jusqu'à ce qu'il eût été béni par lui.

Enfin Pascal le vit si froidement déterminé à maintenir ses droits, que, désespérant de le fléchir, il imagina une nouvelle transaction beaucoup moins extrême que la première, mais infiniment moins courageuse et honorable pour l'Église. Elle consistait à remettre toutes choses dans le même état où elles se trouvaient avant le début de la querelle des investitures. Ce n'était plus désavouer tout le passé de la papauté, mais c'était la déclarer vaincue par l'Empire et abandonner non-seulement la politique de Grégoire VII, mais mène les vues étroites d'Urbain II. Henri gardait purement et simplement son droit d'investiture en s'engageant à n'en faire aucun trafic simoniaque, et le pape le relevait de toutes les excommunications qu'il pouvait avoir encourues par le sans-gêne de ses procédés envers la cour apostolique.

L'Empereur eut grand soin de ne relâcher le pape et les cardinaux que lorsqu'ils eurent mis leur signature au traité et achevé son couronnement selon toutes les formes usitées. Mais à peine eut-il repassé les Alpes avec son armée qu'un tollé général éclata contre eux dans toute l'Italie, qui se trouvait humiliée en leur personne, et surtout dans le sein de l'Église, dont les sièges les plus importants étaient encore occupés par les anciens compagnons d'Hildebrand. On accusa leur faiblesse en termes outrageants et on les chassa de Rome. Pascal n'osant assumer sur lui la responsabilité d'un second parjure, ni surtout s'exposer de nouveau à la vengeance de l'Empereur dont il avait appris à redouter le ressentiment, assembla un concile au Latran, y expliqua sa conduite et s'efforça de la justifier. Mais ces princes de l'Église, s'élevant contre lui d'un accord unanime, décident que sa promesse est nulle et hérétique, l'en déclarent délié et lancent l'excommunication contre Henri et ses adhérents ; sentence que Pascal ne consent à confirmer que dans un second concile et devant des sommations devenues menaçantes.

Ce solennel parjure était d'autant moins propre à mettre fin à l'interminable débat des investitures, qu'un nouveau sujet de contestation venait de naître cotre le pape et l'empereur. L'amie d'Hildebrand, la vaillante amazone de l'Église, la fidèle alliée dont la longue vie n'avait été qu'un perpétuel combat en faveur de la cause des pontifes, la comtesse Mathilde venait de mourir en léguant tous ses biens au Saint-Siège.

L'authenticité de cette donation, faite et confirmée plusieurs fois de son vivant. ne pouvait être mise en doute par personne, mais aux termes mêmes de l'acte elle semblait ne comprendre que les propriétés territoriales de la comtesse, et il n'y était nullement question ni des fiefs, ni des droits de souveraineté[1]. Henri, qui était son héritier naturel, lui contesta jusqu'au droit d'aliéner ses terres. Il accourut en Italie, pour y prendre possession de cette riche succession. Cela fait, il marcha sur Rome, y entra triomphalement, et installa en grande pompe au Vatican Burdino, un des antipapes dont il était toujours pourvu, à la place de Pascal, dont la mort suivit de près cette défaite.

L'élection de Gélase II et son court pontificat ne firent qu'attester la lassitude et le découragement où était tombé le parti des papes. Il se montra impuissant non-seulement à défendre Rome contre les Allemands, mais même à conserver un coin de terre en Italie pour servir de refuge à son élu, qui, chassé de la Péninsule, alla mourir à Cluny sous la protection du roi de France.

Son successeur fut Calixte II, prélat de haute naissance, issu de la maison de Bourgogne et parent de l'empereur. Initié de bonne heure à la diplomatie des grandes affaires, assez indifférent au fond du débat pour n'y apporter aucune prétention exagérée, le nouveau pape était l'homme d'Église le mieux fait pour préparer la transaction qui devait mettre fin à la querelle des investitures. L'accord fut en effet conclu par ses soins à Worms, où Henri avait assemblé une diète. Le droit d'investiture fut divisé dans son exercice comme il l'était dans son objet. L'investiture spirituelle par la crosse et l'anneau fut laissée exclusivement au pape. Celle des biens régaliens forma une investiture politique, fut conservée à l'empereur et se fit par le sceptre. L'élection eut le même caractère mixte : on la confia aux chapitres assistés d'un représentant de l'empereur.

On s'est étonné que cet expédient si simple n'eût pas été adopté plus tôt. C'est ignorer d'une façon absolue le sens de la querelle des investitures. On n'eût voulu à aucun prix de cet arrangement avant qu'il ne fût imposé par l'évidence de l'inutilité d'une plus longue lutte sur ce terrain. On l'eût repoussé d'un commun accord et comme un aveu d'impuissance. C'est qu'il s'agissait d'un tout autre intérêt que celui qui était invoqué par les deux partis. Il s'agissait de la suprématie de l'Église, de la guerre éternelle entre le sacerdoce et l'Empire, entre la théocratie et les pouvoirs politiques. Les investitures avaient servi de champ de bataille ; elles avaient été le prétexte, mais non le vrai sujet de la querelle. Aussi le traité de paix qui venait d'être signé ne pouvait-il être considéré que comme une courte suspension d'armes. Chaque mouvement de défaillance produit par l'impossibilité où l'Église et l'Empire se trouvaient encore de se vaincre ou de s'anéantir mutuellement, devait être ainsi marqué par une phase nouvelle de cette guerre dont la forme pouvait varier, mais dont le fond ne changeait jamais.

 

 

 



[1] Voici la partie du texte qui a autorisé cette interprétation qui n'a jamais été sérieusement réfutée : Pro remedio animæ meæ et parentum meorum, dedit et obtuli ecclesiæ Sancti Petri per interventum domini Gregorii papæ VII omnia bona mea jure proprietario tam quæ tum habueram quam ea quæ in antea acquisitura eram, etc.