HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE IV. — PREMIÈRE LUTTE DE LA PAPAUTÉ CONTRE L'EMPIRE. - LA FÉODALITÉ ÉPISCOPALE.

 

 

Les conséquences renfermées dans le pacte de Charlemagne éclatèrent dès le début du règne de son successeur, avec une spontanéité et une logique proportionnées à la simplicité de ces époques barbares, où aucun médiateur autre que la force ne s'interposait entre les principes extrêmes, et où tout tempérament paraissait une trahison. Tant que Charlemagne vécut, le prestige qui s'attachait à son caractère et à son génie, la terreur qu'inspiraient ses exploits, qu'on pourrait aussi bien nommer des exécutions, ôtent aux papes toute pensée de rien entreprendre contre son autorité. Ils durent ajourner leurs projets à des temps plus favorables. Les Capitulaires de Charlemagne attestent une intervention de tous les jours dans les affaires intérieures de l'Église. Ils ont pour objet le règlement des questions religieuses presque aussi fréquemment que celui des questions civiles. On voit le nouvel empereur juger un pape, fixer l'époque de la réunion des conciles, réformer sur des points essentiels les prescriptions de la discipline ecclésiastique. Il exerce sur les évêques la même autorité à peu près que sur ses missi dominici. Il va jusqu'à prétendre régler l'étiquette de la cour céleste comme celle de son propre palais. Il défend aux docteurs de l'Église d'introduire de nouveaux anges dans la liturgie catholique ; il veut qu'elle se contente des trois anges Michel, Gabriel et Raphaël, nombre suffisant, à ses yeux, pour le service des purs esprits. Il traitait Dieu en allié et le protégeait contre les novateurs.

Mais aussitôt que son fils Louis le Débonnaire monte sur le trône, le spectacle change. C'était un empereur fait à souhait pour des papes ambitieux. Étienne IV venait d'être élu. Il se fait proclamer souverain pontife sans demander la confirmation convenue. Louis se plaint de cette atteinte portée à ses droits ; on le flatte, on l'intimide, on le caresse, on l'apaise avec des présents, on fait si bien qu'il appelle Etienne à Reims, et demande à être couronné lui-même, justifiant dès lors le surnom que lui a donné l'histoire. L'empereur vient au-devant du pontife à plusieurs milles en dehors de l'enceinte de la cité, au milieu d'un immense concours de population. A peine l'a-t-il aperçu, qu'il descend de cheval, se prosterne trois fois à terre, reste à ses pieds dans cette humble attitude jusqu'à ce que le pape le relève. Trois jours après, le couronnement a lieu. Le pape reliait comblé de richesses, de bénédictions et de nouveaux privilèges.

Tel fut le résultat de la première tentative de la papauté pour s'affranchir de ses engagements envers le nouvel Empire. Il n'était pas fait pour décourager ses espérances. Aussi voit-on, moins d'un an après, le pape Pascal imiter l'audace heureuse de son prédécesseur. A peine élu, il s'installe sans attendre le consentement impérial, eu s'excusant toutefois par une lettre d'avoir été forcé d'accepter précipitamment la tiare. La seule vengeance que le Débonnaire en tire, c'est de lui faire couronner son fils Lothaire lorsqu'il l'associe à l'Empire.

Il montra la même résignation lorsque deux de ses officiers, chargés de représenter ses intérêts près de la cour romaine, furent assassinés dans le palais du Latran. Il se borna à faire jurer publiquement Pascal qu'il était étranger à crime, dont il protégeait les auteurs, qui demeurèrent impunis. Mais sa faiblesse alla jusqu'à l'imbécillité dans une des circonstances qui contribuèrent le plus à humilier le pouvoir civil devant l'autorité ecclésiastique. En concurrence avec Lothaire, Louis le Débonnaire avait appelé à participer au gouvernement deux de ses autres fils, Pépin et Louis. Cette mesure eut pour effet de mécontenter gravement son neveu Bernard, déjà roi d'Italie. Bernard conspira pour détrôner son oncle. Mais l'entreprise à peine commencée, soit irrésolution, soit terreur, soit remords, il recula, s'abandonna lui-même, demanda grâce. Cruel comme ceux qui sont faibles, l'empereur lui accorda la vie, mais en le condamnant à perdre les yeux, supplice auquel Bernard ne survécut pas. Le repentir de Louis le Débonnaire fut aussi excessif et inconsidéré que sa colère avait été violente. Il voulut imiter la pénitence de Théodose, fit une confession publique, s'humilia aux pieds de ces évêques, qui s'habituèrent voir dans ces génuflexions l'attitude naturelle de la royauté devant le sacerdoce, et songèrent dès lors à s'établir en juges souverains des rois.

Après la mort de Pascal, Eugène II suivit son exemple en se passant à son tour de l'intervention de l'empereur. Lothaire protesta au nom des droits que lui avait donnés son association à l'Empire, vint à Rome, y releva son autorité méconnue en forçant le pape à la soumission. On possède encore le texte d'un serment qu'il imposa aux Romains en cette occasion. Je promets, y est-il dit, d'être fidèle aux empereurs Louis et Lothaire, sauf la foi que j'ai promise au pape, et je m'engage à ne pas consentir qu'un pape soit élu sinon conformément aux canons, ni consacré avant qu'il ait fait en présence de l'empereur un serment pareil à celui que le pape Eugène a fait par écrit.

Ce document est une des mille preuves de l'existence de ce droit de confirmation que le pacte de Charlemagne avait attribué à l'Empire et dont les papes ont si souvent nié la réalité ; mais en ce qui concerne la teneur exacte du serment qui y est mentionné dans les derniers mots, on est réduit aux conjectures. Il est probable qu'il n'était autre chose qu'une reconnaissance de la suzeraineté des empereurs.

C'est sans doute à l'énergie déployé par Lothaire en cette circonstance qu'il 'faut attribuer la docilité de Grégoire IV, qui, selon Eginhard, ne fut consacré qu'après qu'un représentant de l'empereur eut examiné l'élection. Les actes de son pontificat ne permettent pas de supposer qu'il ait suivi en cela sa propre inspiration. On ne le voit pas figurer en personne dans la première révolte des fils de Louis le Débonnaire contre leur père, mais il est difficile d'admettre qu'il y soit resté tout à fait étranger, car ce sont des évêques qui en furent l'âme, et ce sont aussi des évêques qui, assemblés en concile et choisis pour juges par l'imbécile monarque, y mirent fin par une absolution qui ne l'amnistia que pour le faire tomber plus bas encore.

La rébellion s'étant réveillée peu de temps après, le pape Grégoire IV accourt en France, encourage par sa présence les fils révoltés et parait en allié dans leur camp. Une partie des évêques refuse de l'y suivre, pour rester fidèle au vieil empereur ; Grégoire leur enjoint d'obéir, il proclame hautement le droit du Saint-Siège à disposer des couronnes et à délier les sujets de leur serinent de fidélité. Ainsi était retournée contre le petit-fils de Pépin l'arme dont l'aïeul s'était si bien servi. On doit noter ici que les prétentions de Grégoire ne rencontrèrent de résistance dans le royaume que chez des évêques encore en minorité, mais fermes et décidés jusqu'à la violence. Louis le Débonnaire ne sut pas mieux mettre à profit leur appui que ses propres ressources. On s'empara de lui sans combat. Cerné par les armées de ses fils, il consent à recevoir dans son camp la visite du pontife, qui se présente en pacificateur, offre sa médiation paternelle, harangue et bénit les soldats. Dans la nuit même, la médiation produit son effet : les troupes abandonnent l'empereur et passent à l'ennemi. Cette plaine a conservé le nom de Champ du Mensonge. Cela fait, Grégoire retourne à Rome et laisse le soin d'achever son ouvrage aux évêques, qui déposent solennellement l'empereur.

Cette satisfaction ne devait pas leur suffire. Aussitôt Lothaire couronné et l'Empire partagé une seconde fois, les évêques, désireux de mettre au nouvel établissement le sceau de leur autorité et d'en imprimer l'image dans le souvenir des peuples par une de ces scènes qui parlent plus vivement à leur imagination que tout antre enseignement, imposent à Louis le Débonnaire une seconde pénitence publique, à laquelle il se soumet après de longues hésitations. Couvert d'un cilice, prosterné à genoux devant les évêques, en présence du peuple rassemblé, il se reconnaît coupable de tous les crimes qu'on lui a imputés et dont il tient la liste écrite dans ses mains. Un de ces crimes consistait à avoir fait marcher ses troupes pendant le carême ; un autre, à avoir assemblé Mus ses sujets en un même lieu pour les faire périr ensemble. C'était une allusion à la triste campagne qui venait de mettre fin à son empire. Après quoi on lui imposa les mains et on le jeta dans un cloître. La pitié que ses malheurs inspiraient ne vint l'y chercher que deux ans plus tard.

L'ambition sacerdotale semblait avoir atteint en quelques années le but où elle ne devait cependant arriver qu'après plus de deux siècles de lutte. Ce succès avait été trop facile et trop prompt pour être solide et définitif. Il montrait toute l'impatience et tous les excès d'une victoire surprise. Le clergé chrétien était loin encore de posséder la discipline, l'unité d'action et de pensée, nécessaires à la consolidation d'un tel ordre de choses. C'est ce que les papes durent reconnaître lorsque se dissipa l'ivresse de leur triomphe inespéré. Nous avons constaté que les seuls adversaires sérieux que rencontra Grégoire dans sa lutte contre le Débonnaire furent des évêques français. Ils s'emportèrent jusqu'à le menacer de l'excommunication, fait qui prouve qu'ils avaient une foi médiocre en sa suprématie. Sous ses successeurs, qui continuent la même guerre contre les faibles Carlovingiens, avec des alternatives de succès et de revers, on voit plus fréquemment encore les droits du pouvoir civil défendus par des évêques. Parfois même ils soutiennent les privilèges des empereurs et des rois, lorsque ceux-ci semblent tout résignés à en faire le sacrifice. Ainsi, lorsque Charles le Chauve est déposé par un concile à l'instigation de Vénilon, archevêque de Sens, loin de repousser la compétence de ce tribunal, il accepte le principe de sa décision, il ne se plaint pas du jugement, mais seulement de l'irrégularité avec laquelle on y a procédé : Vénilon m'a sacré, dit-il, il s'est engagé à ne point me déposer sans le concours des évêques qui m'ont sacré avec lui. Je suis prêt à me soumettre aux décrets de ces évêques, mais il faut qu'ils y procèdent régulièrement. Et il en appelle à d'autres évêques qui condamnent Vénilon et relèvent le roi.

Le divorce de Lothaire avec sa femme Teuthberge lui attire, quelque temps après, la menace d'une ex- communication de la part du pape Nicolas, un des ennemis les plus persévérants de la puissance impériale. Ce sont encore des évêques, Gonthier, Teutgaud, Adventius de Metz qui se lèvent pour sa défense. Et Nicolas ayant réalisé sa menace, ils ne craignent pas de lancer contre lui l'anathème. Gonthier, abandonné par Lothaire, soutient seul sa querelle. Il fait porter de vive force sur le tombeau de saint Pierre, par son frère Hilduin, homme d'Église comme lui, la protestation suivante au milieu des Romains ameutés : Écoutez, seigneur pape Nicolas, nous avons été envoyés par nos confrères, nous sommes venus vous consulter sur notre décision, vous montrant par écrit les autorités et les raisons que nous avons suivies, vous demandant humblement votre sentiment et prêts à suivre ce que vous nous montreriez de meilleur. Mais nous avons attendu trois semaines en vain votre réponse. Enfin vous nous avez fait amener en votre présence, et lorsque nous ne nous défiions de rien, nous nous sommes trouvés accablés d'une troupe confuse de clercs et de laïques... Là, vous avez prétendu nous condamner par votre fureur tyrannique, mais nous n'acceptons pas votre maudite sentence. Nous la méprisons comme un discours injurieux..., etc.

Un tel langage annonçait dans le pouvoir épiscopal un ennemi plus dangereux pour la papauté que l'autorité des rois. C'est un autre évêque, Hincmar, l'homme le plus lettré de cette époque, qui soutient la cause des princes en deux circonstances importantes. Les principes émis par Hincmar sont devenus la tradition de l'Église gallicane et ont reçu de l'éloquence de Bossuet une consécration éclatante. Ils sont surtout exprimés dans deux lettres adressées au pape Adrien II. La première fut motivée par l'opposition de ce pape au partage des États de Lothaire entre Charles le Chauve et Louis de Germanie. Hincmar y parle au nom du corps entier des évêques français, sur lequel l'adroit pontife, pour le gagner à sa cause, lui avait offert une suprématie dont il possédait toute la réalité, et refusa le titre. Il y prie le pape de considérer qu'il ne peut pas être tout ensemble pontife et roi, que ses prédécesseurs ont réglé l'Eglise qui les regarde, et non pas l'État, qui n'appartient qu'aux rois... qu'on ne défend pas le royaume de France contre les Normands avec des prières, et que la guerre se fait avec des armes et non avec des excommunications.

La seconde de ces lettres fut écrite à l'occasion d'une querelle qui partagea le clergé français en deux camps, et qui s'était compliquée d'une guerre civile. Un fils de Charles le Chauve s'était révolté contre son père, et l'évêque de Laon avait pris parti pour lui et excommunié le roi. Condamné à être déposé, il en appela au pape Adrien, qui voulut contester à Charles le Chauve le droit de punir le coupable : Il faut que vous sachiez, lui écrivit Hincmar au nom du roi, que nous autres rois de France, nés de race royale, nous n'avons point passé jusqu'à présent pour les lieutenants des pontifes, mais pour les seigneurs de la terre. Les rois et les empereurs que Dieu a établis pour gouverner le monde ont permis aux évêques de régler les affaires suivant leurs ordonnances, mais ils ne sont pas les économes des évêques, et si vous feuilletez les registres de vos prédécesseurs, vous ne trouverez point qu'ils aient écrit aux nôtres comme vous venez de le faire.

Langage qui par sa fermeté forme un compte contraste avec celui du temps, et devant lequel le pape, jusque-là si impérieux et si violent, s'adoucit avec une facilité surprenante. Il répond par une lettre pleine de flatteries et de promesses, dont la conclusion mérite d'être citée, parce qu'elle donne en peu de mots une idée exacte de la diplomatie pontificale au neuvième siècle : Ayez grand soin, lui dit-il, de tenir secrète cette lettre, n'en faites part qu'à vos plus fidèles serviteurs, nous vous promettons que si vous survivez à l'empereur, nous ne lui reconnaîtrons jamais d'autre successeur que vous, quand on nous donnerait plusieurs boisseaux remplis d'or. Sachez enfin que dès à présent le clergé, le peuple et la noblesse de Rome vous désirent pour chef, roi, patrice, empereur et défenseur de l'Église.

On se tromperait gravement si l'on attribuait à une conviction désintéressée ce beau zèle des évêques à défendre le droit des couronnes. Toute l'histoire de cette époque proteste contre une telle supposition. On y voit à chaque page les évêques s'arroger le pouvoir qu'ils contestent aux papes, et déposer ou excommunier ces mêmes rois dont ils plaident si chaudement la cause lorsqu'il s'agit de les défendre contre les entreprises des pontifes. C'est qu'ils ne voient en ceux-ci que des compétiteurs incommodes. Ils soutiennent les intérêts des princes, mais c'est comme un patrimoine qui leur appartient, et dont ils se réservent exclusivement l'exploitation.

Ce n'est pas vous qui m'avez choisi pour gouverner l'Église, écrit, quelques années plus tard, un prélat à Louis III, c'est moi qui, avec mes collègues, vous ai délégué pour administrer le royaume, à condition que vous en observeriez les lois. De qui sont ces paroles où la menace est si peu déguisée ? elles sont de ce même Hincmar qui vient de se montrer si ardent en faveur de Charles le Chauve.

La vérité est que, pendant les neuvième et dixième siècles, le mouvement de dislocation qui vient de se manifester dans l'empire de Charlemagne et en a amené le fractionnement au profit des rois, des ducs, des comtes et marquis, se reproduit dans l'Église au détriment de la papauté et au profit des évêques. Les nationalités artificiellement réunies par la double centralisation impériale et pontificale réagissent par une double décomposition politique et religieuse. Elles s'émiettent en mille petites souverainetés ecclésiastiques ou militaires. La féodalité des évêques s'élève à côté de celle des princes, et lui donne la main toutes les fois que leurs intérêts ne sont pas opposés. Souvent elles ne font qu'un, car l'évêché et le duché sont réunis sur la même tête, et les ornements sacerdotaux sont cachés sous la cotte de mailles.

Concentrée uniquement sur la conquête du domaine temporel, puis sur le rêve de la monarchie universelle, l'ambition des papes a perdu de vue la discipline de l'Église, négligé le gouvernement intérieur. L'aristocratie épiscopale, aidée d'ailleurs par la transformation qui métamorphose l'Europe, et que l'Église subit malgré ses prétentions à. l'immuabilité, profite de cette diversion pour ressaisir son ancienne indépendance, mais en la fondant sur le pouvoir et les richesses, au lieu de la redemander à l'autorité morale, qui lui avait donné tant d'éclat pendant les premiers siècles. Elle acquiert une telle force, en France surtout, qu'elle peut y disposer souverainement du royaume, et que les conciles sont les véritables états généraux de cette époque. En Allemagne, les barons tremblent devant les évêques. En Italie, les archevêques de Milan et de Ravenne sont pour les papes des rivaux plutôt que des subordonnés, et ils jouent souvent un rôle beaucoup plus important que le leur dans les événements politiques. De tous côtés on voit des tentatives pour organiser des Églises nationales ; chaque évêque s'isole, cherche à faire de son diocèse un petit État, reproduit pour son propre compte la révolution que la papauté vient d'accomplir, marche à la conquête d'un fief, d'une principauté, d'un domaine temporel.

Ce mouvement de décentralisation devait retarder de deux siècles la grande ère de la domination théocratique, mais il ne pouvait être ni aussi profond, ni aussi durable, au sein d'une société organisée, disciplinée, solidaire, ayant au plus haut degré la conscience de son action comme était l'Église, que dans une institution inerte, complexe, impersonnelle et fondée sur l'hérédité comme était l'Empire. Aussi la féodalité épiscopale fut-elle beaucoup plus facile à renverser que celle des princes.

Il faut donc s'entendre lorsqu'on place au neuvième siècle la date de la complète séparation du temporel et du spirituel. Ces formules sont commodes, parce qu'elles simplifient beaucoup l'histoire, mais il est rare qu'elles ne donnent pas une idée très-inexacte des situations qu'elles ont la prétention de résumer. On ne peut pas nier que l'Église ne soit plus indépendante sous le second Empire que sous le premier, mais le principe de la séparation des pouvoirs n'en est pas mieux respecté ; il est violé à son profit au lieu de l'être à ses dépens, voilà tout. Il n'a peut-être jamais été réellement pratiqué qu'a l'époque où l'Église était séparée de l'État par les persécutions, c'est-à-dire, pendant les trois premiers siècles. A partir de son alliance avec Constantin, et tant que l'Empire romain dure, elle lui est subordonnée par une dépendance très-onéreuse, qui se transforme sous Charlemagne en une sorte de réciprocité de services, et sous ses successeurs en usurpation. Maintenant c'est l'Église qui envahit le pouvoir civil et compromet le principe, au lieu de le maintenir comme on l'en glorifie à tort. Tant qu'elle est faible, elle implore la liberté ; aussitôt qu'elle se sent forte, elle réclame l'empire.

Ce premier coup d'État de la papauté contre les rois a trouvé de nombreux apologistes, même parmi les historiens les plus éloignés des habitudes de l'esprit catholique. On l'absout d'ordinaire au nom de la supériorité d'intelligence et de moralité que le clergé possédait sur ses rivaux. On doit reconnaître qu'elle était réelle, quoiqu'elle ne paraisse pas toujours dans les moyens qu'il emploie ; mais il est fâcheux qu'au lieu de la mettre au service de la civilisation, il n'en use le plus souvent que pour accroître son influence, et qu'il ne cherche à vaincre la barbarie qu'en se faisant lui-même barbare. On conçoit qu'une autorité qui règle les intérêts éternels de l'homme puisse se croire, à plus forte raison, le droit de s'emparer de la direction de ses intérêts politiques ; mais si elle ne se sert des uns que pour exploiter les autres, elle perd toute excuse. Or comment contester que les préoccupations temporelles du clergé ne lui aient fait trahir ses vrais devoirs ; comment nier, en présence des fausses Décrétales et des falsifications qui les ont suivies ou précédées, qu'il n'ait entretenu l'ignorance au lieu de la embattre ? Par quelle tentative honorable mérite-t-il ici la louange qu'on lui a décernée plus tard d'avoir sauvé les lettres, et quelle distance n'y a-t-il pas sous ce rapport entre sa faible initiative et les efforts si naïfs mais si touchants de Charlemagne pour relever l'instruction publique ? Si le peu de lumière qu'il y avait encore dans le monde s'est conservé dans le sein du clergé, c'est moins par son zèle à l'entretenir, que par le privilège d'une situation qui l'en rendait le seul dépositaire.

Il est encore plus difficile d'admettre la nécessité prétendue où se trouvait l'Église de s'entourer d'un grand appareil pour en imposer à l'imagination des peuples à demi sauvages. Les succès de sa première propagande évangélique prouvent au contraire que les barbares se montrèrent incomparablement plus sensibles que les populations romaines à la majesté si nouvelle pour eux de la force spirituelle. Ils se laissèrent conquérir par l'Église avec une merveilleuse docilité. La faiblesse de ses commencements eut plus de véritable influence sur eux que tout l'éclat de ses jours de grandeur. Attila retourne sur ses pas à la prière d'un homme désarmé, Clovis tombe à genoux devant saint Rémy, ce ne sont pas là des faits particuliers, c'est l'attitude générale du monde barbare devant l'Église, tant qu'elle conserva son caractère désintéressé. Aussitôt, au contraire, qu'elle devient une force politique, on voit se multiplier les attentats contre la personne des pontifes et des évêques. Elle n'est plus protégée par le respect, mais par la crainte.

La nouvelle direction que la papauté avait imprimée à l'Église pouvait donc être condamnée dès lors au nom des intérêts chrétiens, et bien plus encore au point de vue de ceux de la civilisation. Il semble que le seul entretien des querelles théologiques, ce continuel rappel aux monuments de la foi primitive, eût dû prévenir un tel abandon des plus essentielles traditions du christianisme ; mais les controverses étaient délaissées, et les hérésies elles-mêmes, cette éternelle protestation de la liberté de l'esprit humain contre les doctrines infaillibles, semblaient se résigner au silence. L'Orient seul affirme son indépendance par la voix de Photius, qui reste sans écho en Europe. L'initiative religieuse des peuples nouveaux qui occupent la scène ne se manifeste que sous des formes d'une naïveté enfantine dans lesquelles on retrouve, non sans surprise, la préoccupation des nationalités naissantes. Chaque nation veut avoir ses saints dans le ciel romain, et souvent elle y place sous un déguisement catholique ses anciens dieux, métamorphosés par l'imagination populaire. C'est la grande ère de la mythologie chrétienne. Le culte des reliques, l'adoration des images, les jugements de Dieu, telles sont les pratiques qui s'introduisent dans un culte d'abord tout spiritualiste. Vers le même temps, naissent les ordres monastiques, cette milice du Saint-Siège contre la féodalité des évêques, instrument redoutable d'unité et d'assimilation, élément essentiellement catholique et cosmopolite, chez lequel la patrie, la famille, la personnalité, sont remplacées par une règle.

Ce qui sauva à ce moment l'Église d'un complet naufrage, ce furent quelques principes du christianisme primitif qui s'y étaient conservés intacts au milieu de l'altération de tous les autres. Je n'entends pas parler ici de l'admirable livre de morale dont on la considérait alors comme le seul interprète légitime et dont la flamme toujours vivante purifiait tant de souillures, mais de certaines formes de sou gouvernement intérieur. Bien que le sacerdoce, autrefois si intimement uni au peuple, tendit de plus en plus à former une classe à part, se gouvernant et se recrutant par elle-même sans se soumettre à aucun contrôle, bien qu'il montrât depuis longtemps la prétention de régler les questions religieuses comme des affaires personnelles qui ne regardaient que lui, il n'en était pas moins la seule société de ce temps où se fussent maintenues quelques règles de justice, et il conservait par là une immense supériorité morale sur les institutions barbares qui avaient pour caractère dominant le privilège et l'arbitraire. Le gouvernement de l'Église était le seul dans le monde où fût connu et pratiqué le principe de l'égale admissibilité de tous à toutes les dignités, et cette grande leçon de justice qu'elle n'a jamais cessé de donner à travers ses nombreuses vicissitudes a puissamment contribué à sa popularité et à sa durée.

Par cet hommage rendu à l'esprit d'égalité et grâce au système électoral qui en assurait l'efficacité, l'Église attirait à elle tout ce qu'il y avait chez les peuples de forces méconnues ou sacrifiées, et mettait au service du plus intelligent tous les moyens d'action et d'influence que les autres systèmes politiques n'offraient qu'au plus fort. Des deux formes d'élection qui ont subsisté de tout temps, et dont l'une consiste à faire choisir le supérieur par l'inférieur, l'autre à remettre le choix de l'inférieur au supérieur, elle variait l'emploi selon les cas, attribuant par exemple la nomination du prêtre à l'évêque, celle de l'évêque au bas clergé ; mais la plus libérale et la plus démocratique l'emportait encore sur l'autre. Le peuple, il est vrai, n'intervenait déjà plus que très-rarement dans l'élection des évêques, mais il s'y intéressait vivement, et son influence s'exerçait d'une façon indirecte, mais souvent efficace. A Rome surtout, où une décision rendue sous Jean IX, en 898, ne lui laissé plus que le droit d'assister à l'élection des papes et de manifester des vœux au lieu d'une volonté, il se passionnait avec ardeur pour ou contre les concurrents. Il ne s'était pas encore accoutumé à considérer comme une compensation suffisante de la perte de son droit de suffrage celui de piller le palais du pape défunt et la maison du pape élu. Il se pressait autour de l'enceinte où délibérait le clergé réuni au sénat et quelquefois aux commissaires de l'empereur ; il leur imposait ses choix par des insurrections lorsqu'ils refusaient de les accepter à l'amiable.

Tels étaient, avec le mariage des prêtres, encore admis généralement, Mais comme un état beaucoup plus éloigné de la perfection que le célibat, les derniers liens qui rattachassent le clergé aux peuples : Si faibles qu'ils fussent déjà, c'est à eux qu'il dut son salut et ses plus grandes victoires au moyen âge. Malgré tous les abus qu'elle portait dans son sein, malgré le pouvoir absolu qui y grandissait chaque jour, J'Église était encore la seule démocratie qu'il y eût dans le monde.