HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE II. — DU RÔLE POLITIQUE DES PAPES À L'ÉPOQUE DE L'INVASION DES BARBARES.

 

 

Si tristes qu'aient été les conséquences de l'alliance de l'Église et de l'Empire au point de vue des grands intérêts de la civilisation et du développement ultérieur du christianisme, ce serait la marque d'un esprit étroit que de ne pas reconnaître le bien relatif qui en résulta d'abord pour les peuples soumis à la domination romaine. Elle scinda l'antique et formidable unité de l'État en y introduisant le principe salutaire de la séparation des deux pouvoirs spirituel et temporel jusque-là concentrés dans une seule main. On peut ajouter que le but de l'Église ne fut en cela que de s'affranchir des entraves de l'autorité impériale, et qu'elle s'efforça d'effacer la distinction à son profit aussitôt qu'elle put le tenter sans péril : mais le bienfait n'en resta pas moins acquis à l'humanité. Cette association, qui fut une déchéance morale pour l'Église, fut aussi et grâce à elle un progrès pour l'Empire.

Mais malgré tout ce qu'il avait fait pour elle, elle ne pouvait que se montrer ingrate envers lui. Elle lui était trop supérieure par les lumières pour ne pas s'apercevoir qu'il ne voyait en elle qu'un simple instrument de gouvernement, et par le sentiment moral pour ne pas souffrir de la complicité forcée qu'une telle communauté lui imposait. Ayant sa part dans les honneurs, il fallait qu'elle l'eût dans les ignominies. Loin de gagner à cette solidarité la force et la stabilité qu'elle en avait attendues, elle recevait le contrecoup de toutes les secousses, chaque jour plus nombreuses, que recevait l'édifice romain. Après tous les édits par lesquels les empereurs avaient confirmé et augmenté les privilèges qu'elle tenait de Constantin, après l'Acte célèbre qui sous Théodose avait fait du christianisme la seule religion de l'État, le culte obligé des citoyens, après les conquêtes nouvelles qui avaient agrandi son domaine, étendu sa souveraineté spirituelle au delà des limites de l'Empire en lui soumettant des nations encore indomptées, il ne lui était que plus pénible de voir cette prospérité exposée à tant de hasards. L'Église ne pouvait se résigner à laisser l'indépendance de ses pontifes à la merci de ces Césars éphémères, d'autant moins disposés à respecter son autorité qu'eux-mêmes voyaient la leur sans cesse livrée aux surprises et aux coups de main du premier occupant. Elle éprouvait combien étaient onéreux les services qu'elle avait acceptés d'eux et ne les comptait plus que par ses humiliations. Ils lui faisaient payer leurs bienfaits non-seulement par un contrôle incessant et intolérable exercé sur les questions les plus étrangères à leur compétence, mais par des prétentions en matière de dogme et de foi telles qu'on ne les reconnaissait pas encore au pape lui-même. En acceptant, dès le principe, par une complaisance intéressée, cette intervention des empereurs dans ses affaires intérieures, elle leur avait donné le droit de la considérer comme une réciprocité légitime, et elle avait perdu celui de s'en plaindre. On voyait ainsi, sous le règne même du principe de la distinction des deux pouvoirs, se produire sous leur forme la plus pernicieuse une grande partie des inconvénients qu'entraîne leur confusion.

N'osant rompre ses liens pour retourner à son indépendance première, dont elle n'était plus en état de supporter la fière austérité, l'Église ne pouvait attendre sa délivrance que d'une révolution qui placerait son pouvoir au-dessus de l'autorité des empereurs, ou du renversement définitif de l'Empire ; entreprise impraticable dans un cas, dangereuse dans l'autre. Quant à la constitution d'un domaine territorial indépendant, il n'y fallait pas songer tant qu'un César serait debout ; elle était trop incompatible avec l'unité absolue qui formait le fond des traditions impériales. Ce n'est que par le plus invraisemblable anachronisme qu'on a pu prêter une telle ambition aux papes de cette époque. Ils n'en conçurent la première pensée qu'au milieu de la dissolution universelle qui suivit. Mais ce qui éclate visiblement chez eux vers les derniers jours de la décadence romaine, c'est l'impatience croissante avec laquelle ils supportent la tutelle des empereurs. On sent en eux les dépositaires et les représentants d'une institution qui a pour des siècles de vie en présence d'un fantôme couronné auquel on n'obéit plus que par habitude.

On est plus frappé encore de l'esprit politique et prévoyant qui anime le clergé. Dans toutes les provinces, dans toutes les cités, il remplit les magistratures importantes, il s'empare des fonctions municipales désertées par les citoyens comme un prétexte aux spoliations, souvent il occupe les préfectures elles-mêmes. Partout où il y a un défenseur du peuple, celui qui fait respecter ce dernier souvenir de la puissance tribunitienne est un évêque. En portant une loi pour attribuer aux évêques un droit de surveillance sur tous les fonctionnaires de l'Empire, Justinien ne fit que sanctionner une prérogative qu'ils exerçaient depuis longtemps. Pour donner à leur influence des racines plus profondes encore, ils surent l'introduire au sein des familles comme dans le cœur des cités. Ils demandèrent et obtinrent l'inspection des tutelles et des curatelles. Ils furent chargés de protéger les intérêts des veuves et les droits des mineurs. Enfin, ils se rendirent aussi nécessaires que les autres magistrats paraissaient inutiles ou tyranniques, et ils eurent l'art de se faire confier toutes les fonctions bienfaisantes de l'administration, ne laissant à l'Empire que celles qui étaient oppressives ou impopulaires.

C'est à ce moment où l'Église, après avoir utilisé la protection de l'Empire, cherchait à s'affranchir des obligations compromettantes qu'elle avait contractées envers lui, que les barbares apparurent. Elle les salua comme des libérateurs. Bien qu'ils appartinssent pour la plupart à la communion arienne, elle ne vit en eux que des soldats armés pour son triomphe. L'Empire était une force usée, décrépite, arrivée au terme de ses développements, impossible à transformer ; il ne lui promettait plus ries ; les barbares au contraire lui apportaient un élément jeune, vivant, plein d'expansion, de fécondité et d'avenir. A Rome, l'expression de son contentement est contenue par la crainte d'aliéner le cœur des vaincus en insultant à leur défaite ; mais partout ailleurs c'est un long cri d'allégresse, et le jour où Rome succombe devant Alaric, tout l'univers chrétien applaudit. On retrouve la à la fois la haine mal éteinte du chrétien contre le vieux temple du polythéisme, et le ressentiment des nationalités opprimées qui avait fait le premier succès du christianisme chez les peuples conquis. Messagers de justice pour les uns et de vengeance pour les autres, les barbares furent les bienvenus. Elle est donc prise à son tour, s'écrie saint Jérôme, celle qui prit tout l'univers !

La chute de l'Empire d'Occident ne laissa debout en Italie, comme force organisée et agissante, que le pouvoir de la papauté, centre et personnification de l'Église. C'était le seul que l'invasion eût respecté. C'était le seul qui eût un caractère de permanence au milieu des fragiles établissements de la conquête qui se détruisaient les uns les autres comme le flot chasse le flot. Rien ne durait plus, excepté lui. Tel qu'il était alors, indéfini, désarmé, sans attributions précises, seul debout au milieu des ruines, il avait toute la majesté d'une puissance morale. Toujours actif, toujours dévoué, entouré d'un prestige qui frappait jusqu'aux conquérants, les peuples le voyaient sans cesse s'interposer comme médiateur entre la victoire et les vaincus. Attila avait respectueusement reculé devant lui, Alaric et Genséric traitèrent avec lui. Une immense popularité, mêlée de crainte et de vénération, fut sa récompense, et lorsque Odoacre, le chef des Hérules, fonda son royaume d'Italie, s'il laissa subsister une république romaine au centre de ses provinces, ce n'est pas devant un fantôme classique qu'il s'arrêta, c'est devant la ville sacrée où résidait le représentant de la foi chrétienne.

Cette répugnance 'à demi superstitieuse d'un barbare hérétique à violer l'asile du chef de l'Église d'Occident présenta à, l'esprit des papes la première idée d'un domaine temporel indépendant, en même temps qu'il leur offrit l'occasion d'en poser les premières assises. Ce que la conquête n'omit leur prendre, n'avaient-ils pas le droit de se l'attribuer ? Pouvaient-ils se considérer comme les sujets de la petite municipalité romaine, ou de l'Empire grec qu'ils avaient contribué à chasser de l'Italie, et qui semblait avoir renoncé à la reprendre ?

C'est à ce moment que la pensée de s'approprier cette domination commence à se faire jour dans leurs actes. Ils ont aperçu le moyen d'échapper à la tutelle des pouvoirs politiques, ils ne l'abandonneront plus. Dès lors leur conduite n'a plus qu'un but, c'est d'empêcher à tout prix qu'aucun royaume puissant ne parvienne à s'établir en Italie, parce qu'il recommencerait leur dépendance. Cette première inspiration, qui donne le sens de la politique qu'ils n'ont jamais cessé de suivre jusqu'à nos jours, eut une influence incalculable sur les destinées italiennes.

Le royaume des Goths succède à celui des Hérules ; les papes le favorisent tant qu'il ne leur porte aucun ombrage ; mais aussitôt qu'il devient trop fort, ils le battent en brèche, en excitant contre lui le sentiment national et la république fédérative dont ils sont les tribuns. Ces forces ne suffisent pas, ils appellent à leur secours ces mêmes empereurs d'Orient, dont ils ont favorisé l'expulsion, allant au plus pressé sans s'embarrasser de la guerre qu'ils devront recommencer contre eux le lendemain de la victoire, et préférant ces maîtres faibles et lointains à une domination doublement menaçante par sa force et sa proximité. Les Lombards viennent ensuite, ils les combattront par des moyens analogues, et le jour où ils se sentiront insuffisants, ils iront leur chercher des ennemis au delà des Alpes. Du sein de la ville libre qui sert de berceau à leur pouvoir naissant, ils déchaîneront un perpétuel orage, parce que dans l'orage seulement ils trouvent leur sûreté. Pour qu'ils puissent grandir, il faut que tout diminue et s'affaiblisse autour d'eux.

Ainsi ils détruisent les unes par les autres toutes les dominations qui peuvent leur faire obstacle, et ils déploient dans cette œuvre une patience et une habileté qu'on serait tenté d'admirer, si elles ne produisaient pas de si grands maux et si elles profitaient à une meilleure cause. Ici se révèle déjà l'infirmité qui pendant tant de siècles doit être la fatalité de l'Italie. Ces dominations successives qui se présentent à elle, et qu'à aucun prix les papes ne veulent lui laisser adopter, ce n'est plus la servitude qu'elles lui apportent, mais la nationalité. C'est par des dominations de ce genre que se constituent dans toute l'Europe les nations modernes. Odoacre, le grand Théodoric, Luitprand lui-même, sont tout gagnés d'avance à la civilisation italienne. Ils ne demandent qu'à la servir en la rajeunissant, à lui donner une épée. La papauté ne veut voir s'élever aucune grande puissance autour d'elle, il faut qu'ils périssent. Ces fusions de races qui, en France, en Espagne, en Angleterre, forment de nouveaux peuples plus fortement trempés par ce mélange même, et préparent ainsi l'unité qui assurera leur indépendance, les papes les rendent impossibles en Italie en leur substituant une extermination sans cesse renaissante, une irréfrénable mobilité. Aussitôt qu'ils voient apparaître un commencement d'unité, un centre, un point de ralliement, un pouvoir national, un élément de stabilité, qui promettent à l'Italie une défense, une individualité, la libre possession d'elle-même, ils appellent l'étranger pour les détruire.

Alors même qu'il n'est encore qu'un projet, leur pouvoir politique porte déjà, grâce aux tendances qui le préparent, tous les fruits qu'on lui verra produire plus tard. Il condamne l'Italie à n'avoir pas de nationalité, et, par une conséquence inévitable, à ne pas connaître l'indépendance. On a dit que les papes lui avaient apporté en échange la royauté spirituelle qu'ils possédaient sur le monde ; compensation illusoire, puisqu'ils commencèrent à perdre leur autorité morale du jour où ils acquirent une souveraineté politique ; sacrifice inutile, puisque l'Église avait pu se passer de tout pouvoir temporel pendant les siècles les plus difficiles et les plus glorieux de son existence.