I. L'heure
était glissante et critique. Les deux comités de gouvernement étaient restés
aux Tuileries pendant la suspension de séance de la Convention. Cette
suspension était un péril, car la Convention n'avait en ce moment d'autre
force qu'elle-même. Donner un moment à la réflexion, c'était donner un retour
à la tyrannie. Le courage n'est qu'un accès dans les corps politiques. Aussi,
les conjurés contre Robespierre, inquiets des caprices de majorité et des
irrésolutions d'opinion d'une assemblée épuisée de force, avaient-ils préféré
le danger d'agir seuls, au danger de consulter la Convention à chaque mesure
que réclamerait la nécessité. Après
un court interrogatoire au comité de sûreté générale, Robespierre avait été
envoyé au Luxembourg, son frère à Saint-Lazare, Saint-Just aux Écossais,
Lebas à la Force, et Couthon à la Bourbe. De faibles escouades de gendarmerie
conduisirent chacun des accusés à sa prison. Aucun d'eux n'y fut reçu. On a
prétendu que la terreur de ces grands noms avait frappé de respect les
geôliers, et qu'aucun cachot n'avait osé s'ouvrir aux maîtres de la veille.
Mais le cachot qui avait reçu Danton pouvait bien s'ouvrir à Robespierre.
D'ailleurs, si le nom de Robespierre pouvait faire hésiter le geôlier du
Luxembourg, les noms de Lebas, de Robespierre le jeune, de Saint-Just et de
Couthon n'avaient pas tous le même prestige. Comment ces geôliers de tant de
prisons diverses situées aux extrémités opposées de Paris, qui jouaient leur
vie contre une désobéissance aux ordres des comités, furent-ils tous frappés
du même respect, à la même heure, sous la même forme et devant des accusés si
différents ? Le secret de ce mystère est dans la politique téméraire, mais
astucieuse, des directeurs du mouvement. Ils pressentaient, assurent les
hommes du temps, avec l'instinct de la haine et de la peur, que le tribunal
révolutionnaire, dévoué à Robespierre, innocenterait les accusés. Que changer
le tribunal révolutionnaire était une mesure qui demanderait du temps. Que le
tribunal révolutionnaire recomposé, le procès même serait long et terrible.
Que le peuple, amoncelé pendant de longs jours autour du tribunal, ne se
laisserait pas arracher le grand accusé. Enfin que des motifs sérieux
d'accusation manquaient complètement contre Robespierre ; et que, s'il rentrait
absous dans la Convention, comme Marat, il y rentrerait non en acquitté, mais
en accusateur. Ces motifs déterminèrent les Thermidoriens. Il leur fallait
deux choses : une action prompte, un délit apparent. Ils avaient poussé
Robespierre jusqu'au bord du crime. Il fallait l'y précipiter aux yeux de la
représentation nationale, et donner à l'immolation prompte et irrémissible du
tyran de la Convention, le prétexte d'une insurrection du peuple tentée par
lui. Pendant
que les comités envoyaient donc les accusés, ainsi dispersés, en plein jour
et à travers des quartiers populeux, à leur prison, des émissaires
confidentiels portaient aux geôliers de ces différentes prisons l'insinuation
verbale et secrète de ne pas recevoir les prévenus. Refoulés des portes de
leur prison, des attroupements ne pouvaient manquer de se former autour d'eux
et de les accompagner en triomphe. On aurait ainsi un crime à punir dans leur
désobéissance apparente. On leur tendait la sédition comme un piège. Quelque
dangereuse que fût la sédition du peuple, elle l'était moins aux yeux des
ennemis de Robespierre que les fluctuations de la Convention, le jugement et
l'exécution de Robespierre. Telle est la version des vieillards témoins ou
acteurs de cette obscure journée. Elle est admissible malgré son
invraisemblance. Mais il est tout aussi probable que des affidés du parti de
Robespierre se soient évadés de la Convention au moment où on prononçait
l'arrestation et qu'ils aient couru intimer aux geôliers la recommandation
menaçante de ne pas écrouer les accusés. Peut-être ces deux pensées ont-elles
coïncidé. Quoi qu'il en soit, l'événement justifia la profondeur et la
témérité perfide de cette conception. Repoussé du seuil de la prison où il
avait été dirigé, chacun des accusés fut bientôt arraché à ses gendarmes,
entouré par un groupe de Jacobins, et conduit en triomphe à la commune. De
leur côté, Payan et Coffinhal avaient lancé des attroupements à la poursuite
des accusés pour les délivrer. La même pensée dans une intention contraire
sortait au même moment de l'Hôtel-de-Ville et du comité de sûreté générale :
ceux-là voulant donner un chef, ceux-ci un prétexte à l'insurrection. II. Cependant
l'insurrection était loin d'être un jeu sans péril pour les ennemis de
Robespierre. Elle était imminente et organisée depuis le matin dans une
partie du peuple de Paris. Elle n'attendait qu'un signal. Son foyer était à
l'Hôtel-de-Ville. Fleuriot, Payan, Dobsent, Coffinhal, Henriot s'y tenaient
en permanence depuis le matin. Les Jacobins étaient également en permanence
sous la présidence de Vivier. La commune avait reçu de minute en minute par
ses émissaires les contre-coups de la Convention. A la première nouvelle de
l'ébranlement de Robespierre, elle avait nommé un comité d'exécution composé
de douze membres. Chacun d'eux avait couru haranguer, insurger, armer les
sections. La place de l'Hôtel-de-Ville se hérissait de baïonnettes. Les
canonniers d'Henriot avec leurs pièces et la gendarmerie nationale y
prêtaient le serment de délivrer la Convention de ses oppresseurs. Le tocsin
sonnait dans quelques tours des extrémités de Paris. Le rappel battait dans
les rues populeuses des quartiers Saint-Antoine et Saint-Marceau. La garde
nationale, accoutumée aux triomphes de la commune, se rendait de toutes parts
à ses postes. Les quais, les ponts, les places qui entourent l'Hôtel-de-Ville
jusqu'au Pont-Neuf, n'étaient qu'un camp. Les
environs des Tuileries au contraire étaient vides, déserts, silencieux comme
un sol suspect. Les faubourgs affluaient en bandes menaçantes aux appels des
aides-de-camp d'Henriot et des émissaires de Coffinhal. Tout présageait la
victoire aux vengeurs de Robespierre. Ils en avaient déjà l'insolence. Un
messager de la Convention, s'étant présenté à la commune pour lui signifier
le décret d'arrestation d'Henriot, et pour appeler Payan et Fleuriot à la
barre, avait été honni, insulté, frappé sur les escaliers de
l'Hôtel-de-Ville. Cet homme demandant un reçu du décret : « Va dire à ceux
qui t'envoient, » répondit le maire Fleuriot, « qu'un jour comme aujourd'hui
on ne donne pas de reçu. Et dis à Robespierre qu'il n'ait pas peur, le peuple
est derrière lui ! — Va dire de plus aux scélérats qui outragent ce grand
citoyen, » ajouta Henriot avec un jurement de caserne, « que nous délibérons
ici pour les exterminer ! » L'arrestation
de Robespierre, annoncée quelques moments après par des complices évadés des
tribunes, porta jusqu'à la frénésie l'exaltation de la commune. Henriot tira
son sabre du fourreau et jura de ramener enchaînés à la queue de son cheval
les scélérats qui osaient toucher à l'idole du peuple. Debout, entouré de ses
aides-de-camp, autour d'une table chargée de bouteilles, dans l'avant-salle
de l'Hôtel-de-Ville, Henriot puisait les conseils dans l'ivresse et le
courage dans les imprécations. Pendant cette orgie du commandant-général, le
maire harangua le conseil en termes qui coloraient sans la démasquer tout à
fait l'insurrection. Payan rédigea une adresse dans laquelle il dénonçait au
peuple les oppresseurs du plus vertueux des patriotes : Robespierre ; de
Saint-Just, l'apôtre de la vertu ; et de Couthon, qui n'a que le cœur et la
tête de vivants, disait Payan, et dont la flamme du patriotisme a déjà
consumé le corps ! III. Ces
délibérations prises, Henriot s'élance sur son cheval le pistolet au poing,
galope vers le Luxembourg, ramène un peloton de gendarmerie à sa suite,
parcourt la rue Saint-Honoré, reconnaît Merlin de Thionville dans la foule,
l'arrête, l'injurie et le consigne à un corps-de-garde. Parvenu à la grille
du Carrousel, Henriot veut y pénétrer. Les grenadiers de la Convention en
petit nombre croisent la baïonnette contre le poitrail de son cheval. Un
officier de la Convention sort au bruit. Il crie aux gendarmes : « Arrêtez ce
rebelle ! Un décret vous l'ordonne. » Les gendarmes obéissent à la loi,
arrêtent leur général, le précipitent de son cheval, le garrottent avec leurs
ceinturons, et le jettent ivre-mort dans une des salles du comité de sûreté
générale. IV. Pendant
qu'Henriot succombait ainsi aux portes de la Convention, Saint-Just, Lebas,
Couthon étaient ramenés en triomphe par leurs libérateurs vers la place de
l'Hôtel-de-Ville. Le conseil municipal appelait à grands cris Robespierre. On
savait par la rumeur publique que le concierge du Luxembourg avait refusé de
le recevoir. On se demandait si les scélérats de la Convention n'avaient pas
assassiné le vertueux citoyen dans l'acte même de son obéissance à la loi. On
ignorait les motifs de son absence. Fleuriot, Payan, Coffinhal rassurèrent
bientôt le conseil, et ajoutèrent à l'enthousiasme par l'attendrissement sur
tant d'abnégation. Voici ce qui s'était passé : Robespierre
voulait mourir ou triompher pur au moins en apparence de toute complicité
dans l'insurrection. Entouré à la porte du Luxembourg et supplié de se mettre
à la tête du peuple pour punir la Convention, il était obstinément resté
entre les mains de ses gendarmes ; il s'était fait conduire, toujours sous
leur garde, au dépôt de la municipalité, hôtel occupé depuis par la
Préfecture de police. Là, toutes les instances des Jacobins et tous les
messages de Fleuriot et de Payan n'avaient pu le décider à violer l'ordre de
son arrestation. Prisonnier par une loi de ses ennemis, il voulait, ou
triompher, ou succomber vaincu par la loi. Il croyait à son acquittement par
le tribunal révolutionnaire. Mais dût-il être condamné, la mort d'un juste
comme lui, disait-il, était moins funeste à la république que l'exemple d'une
révolte contre la représentation nationale. Robespierre, confiné ainsi
volontairement trois heures à la Préfecture de police, ne céda qu'à une
patriotique violence de Coffinhal, qui vint disperser ses gendarmes,
l'enlever à sa prison et le porter dans ses bras jusque dans la salle du
conseil-général à l'Hôtel-de-Ville. « S'il y a crime, le crime sera le mien ;
s'il y a gloire, à toi la gloire et le salut du peuple ! » lui dit Coffinhal.
« Les scrupules sont faits pour le crime, jamais pour la vertu. En te
sauvant, tu sauves la liberté et la patrie. Ose être criminel à ce prix ! » V. Mais au
moment même où Robespierre, porté plus qu'entraîné par Coffinhal, entrait
dans la salle du conseil général, étouffé dans les embrassements de son
frère, de Saint-Just, de Lebas et de Couthon, on vint annoncer l'arrestation
d'Henriot. Coffinhal, sans perdre un instant, redescend sur la place,
harangue quelques pelotons de sectionnaires, les enlève, s'arme d'un fusil à
baïonnette, et marche, à la tête de cette colonne, au comité de sûreté
générale. Il s'élance, son arme à la main, dans les couloirs et dans les
salles extérieures de l'aile des Tuileries où siégeait le comité. Il y trouve
Henriot endormi dans son vin. Il le délivre, le replace sur son cheval encore
attaché à la grille du Carrousel, et le ramène à ses canonniers. Henriot,
réveillé, encouragé, délivré, brûlant de venger sa honte, s'élance vers ses
batteries et tourne ses pièces contre la Convention. VI. Il
était sept heures du soir. C'était l'heure où les députés dispersés
rentraient en séance. La consternation pâlissait tous les visages. On se
communiquait à voix basse les présages sinistres de toutes parts recueillis
pendant ces heures d'inaction : le serment des Jacobins de mourir ou de
triompher avec Robespierre, l'évasion des prisonniers, le flot de la sédition
s'amoncelant dans les faubourgs, le tocsin sonnant dans le lointain, les
sections se ralliant à la commune, les canons braqués contre les Tuileries,
le vide formé autour de la Convention, la témérité des comités affrontant un
peuple armé avec la force abstraite de la loi, l'approche des trois mille
jeunes élèves de la nation, ces prétoriens de Robespierre, accourant du
Champ-de-Mars à la voix de Labretèche et de Souberbielle pour inaugurer dans
le sang le règne du nouveau Marius. Les timides exagéraient le péril, les
indécis le grossissaient, les lâches paraissaient aux portes, sondaient le
terrain et disparaissaient. Les membres des comités, expulsés du lieu
ordinaire de leurs séances par l'invasion de Coffinhal, avertis de la
présence d'Henriot sur le Carrousel, délibéraient debout dans un cabinet
attenant à la salle des séances publiques. Toute la force des comités
reposait en eux seuls. Le salut de la Convention était dans son attitude. Un
mot pouvait la perdre, un geste la sauver. La
Convention, en cet instant, s'éleva à la hauteur de son péril et ne désespéra
pas de la représentation nationale devant les canons braqués contre
l'enceinte des lois. Bourdon
de l'Oise paraît à la tribune. Les entretiens particuliers cessent. Bourdon
annonce que les Jacobins viennent de recevoir une députation de la commune et
de fraterniser avec les insurgés. Il engage la Convention à fraterniser
elle-même avec le peuple de Paris et à calmer, en se montrant, comme au 31
mai, l'effervescence des citoyens. Merlin raconte son arrestation par les
satellites d'Henriot et sa délivrance par les gendarmes. Legendre, qui
retrouve dans le désespoir de la circonstance et dans l'absence de
Robespierre l'énergie de ses premiers jours, raffermit les courages ébranlés.
Il est interrompu par un tumulte extérieur. C'est
Henriot qui vient d'ordonner à ses canonniers d'enfoncer les portes.
Billaud-Varennes dénonce cet attentat. Des députés se précipitent hors de la
salle. Collot-d'Herbois s'élance à son poste, le fauteuil du président. Ce siège,
placé en face de la porte, doit recevoir les premiers boulets. « Citoyens, »
s'écrie Collot en se couvrant et en s'asseyant, « voici le moment de mourir à
notre poste ! — Nous y mourrons ! » lui répond la Convention tout entière en s'asseyant
comme pour attendre le coup. Les citoyens des tribunes, électrisés par cette
contenance, se lèvent, jurent de défendre la Convention, sortent en foule et
se répandent dans les jardins, dans les cours et dans les quartiers voisins
en criant : « Aux armes ! » La Convention porte un décret de hors la loi
contre Henriot. Amar sort, escorté de ses collègues intrépides, et harangue
les troupes : « Canonniers, » leur dit-il, « déshonorerez-vous votre patrie,
après en avoir tant de fois bien mérité ? Voyez cet homme ; il est ivre !
Quel autre qu'un ivrogne pourrait commander le feu contre la représentation
et contre la patrie ? » VII. Les
canonniers, émus par ces paroles, intimidés par le décret, refusent d'obéir à
leur chef. Henriot, à demi abandonné, ramène avec peine ses canons sur la
place de l'Hôtel-de-Ville. L'audacieux Barras est nommé à sa place commandant
de la garde nationale et de toutes les forces de la Convention. On lui
adjoint Fréron, Léonard Bourdon, Legendre, Goupilleau de Fontenay, Bourdon de
l'Oise, tous hommes de main. On nomme douze commissaires pour aller
fraterniser avec les sections, éclairer l'esprit public, rallier la garde
nationale à la Convention. Les colonnes des sectionnaires, en marche vers
l'Hôtel-de-Ville, se débandent. Leurs tronçons se dispersent aux impulsions
contraires des agents de la commune ou des commissaires de la Convention. Les
uns poursuivent leur route vers la place de Grève ; les autres viennent se
ranger en bataille, sous l'épée de Barras, autour des Tuileries. Le peuple,
tiraillé en sens opposé et déjà lassé de convulsions, entend tour à tour les
proclamations de la commune et les décrets de hors la loi de la Convention.
Il ne sait où est la justice. Il flotte et s'arrête irrésolu. VIII. La nuit
enveloppait déjà de ses ombres les attroupements qui s'éclaircissaient autour
de l'Hôtel-de-Ville ou qui se grossissaient autour des Tuileries. Barras et
les députés militaires dont il s'était entouré parcouraient à cheval, à la
lueur des torches, les quartiers du centre de Paris. Ils appelaient à haute
voix les citoyens au secours de la représentation contre une horde de
factieux. Une armée ou plutôt une poignée d'hommes dévoués, composée de
citoyens de toutes les sections, de gendarmes et de quelques canonniers
transfuges d'Henriot, se formait ainsi, au nombre de dix-huit cents hommes,
autour de la Convention. Barras, en attendant le jour, pouvait grossir ce
noyau ; mais Barras connaissait le prix du temps et la puissance de l'audace.
Il improvise avec sang-froid un plan de campagne et l'exécute avec
promptitude. Il fait envelopper en silence l'Hôtel-de-Ville par quelques
détachements qui se glissent à travers les rues détournées, et qui coupent
ainsi les renforts et la retraite aux insurgés. Barras lui-même, ses canons
en avant-garde, marche lentement par les quais sur l'Hôtel-de-Ville. Léonard
Bourdon, suivant, avec une autre colonne, les rues étroites parallèles au
quai, s'avance du même pas pour déboucher d'un autre côté sur l'autre
extrémité de la place de Grève. A mesure que Barras et Bourdon avançaient
vers le foyer de l'insurrection, le bourdonnement du peuple, autour de
l'Hôtel-de-Ville, semblait s'amoindrir. Le tumulte s'assoupissait à leur
approche. La nuit combattait pour eux. Barras, rassuré par la solitude des
quais, fait faire halte à ses têtes de colonne. Il revient au galop à la
Convention. Il entre dans la salle. Il monte à la tribune. Sa contenance
martiale, ses armes, ses paroles ramènent la confiance dans les esprits. La
Convention rassurée, Barras remonte à cheval aux cris de : Vive la république
! Vive le sauveur de la Convention ! Fréron et ses aides-de-camp lui
succèdent à la tribune. Ils rendent compte de l'état de Paris du côté du
Champ-de-Mars. « Nous avons coupé la marche aux élèves de la patrie, que le
traître Lebas était chargé d'insurger pour Robespierre, » s'écrie Fréron, « nous
avons envoyé des canonniers patriotes se répandre dans les rangs de leurs
camarades égarés sur la place de l'Hôtel-de-Ville et les ramener au devoir.
Nous allons marcher maintenant et sommer les révoltés. S'ils refusent de nous
livrer les traîtres, nous les ensevelirons sous les ruines de cet édifice ! » Tallien
monte au fauteuil du président : « Partez ! » dit-il d'une voix énergique à
Fréron et à ses collègues, « partez ! et que le soleil ne se lève pas avant
que la tête des conspirateurs ne soit tombée ! » IX. Cependant
Robespierre persistait, à la commune, dans l'impassibilité qu'il s'était
imposée. Il avait l'air de l'otage plutôt que du chef de l'insurrection.
Coffinhal, Fleuriot, Payan soutenaient seuls l'énergie du conseil et le
dévouement du peuple. Aucun d'eux n'avait une popularité suffisante pour
donner son nom à un si grand mouvement. Robespierre leur refusait le sien.
Ils étaient contraints de lui faire violence pour le sauver et se sauver avec
lui. « Oh ! si j'étais Robespierre ! » lui dit Coffinhal. En sortant de la
Préfecture de police pour se rendre à l'Hôtel-de-Ville, Robespierre n'avait
cessé de répéter à la députation qui l'entraînait : « Vous me perdez ! vous
vous perdez vous-mêmes ! vous perdez la république ! » Depuis qu'il était au
conseil de la commune, il affectait de rester indifférent aux mouvements qui
s'agitaient autour de lui. Saint-Just et Couthon le suppliaient de céder à la
voix de ce peuple qui lui décernait par ses cris la dictature, et d'exercer
la toute-puissance une nuit pour abdiquer le lendemain entre les mains de la
Convention épurée. « Le peuple, » lui répétait Couthon, « n'attend qu'un mot
de toi pour écraser ses tyrans et tes ennemis ! Adresse-lui du moins une
proclamation qui lui indique ce qu'il a à faire. — Et au nom de qui ? »
demanda Robespierre. — « Au nom de la Convention opprimée, » répondit
Saint-Just. — « Souviens-toi du mot de Sertorius, » ajouta Couthon. « Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je
suis ! éNon,
non, » répliqua Robespierre, « je ne veux pas donner l'exemple de la
représentation nationale asservie par un citoyen. Nous ne sommes rien que par
le peuple, nous ne devons pas substituer nos volontés à ses droits. — Alors,
» s'écria Couthon, « nous n'avons qu'à mourir ! — Tu l'as dit, »
reprit flegmatiquement Robespierre, résolu, à s'immoler en victime plutôt que
de triompher en factieux ; et il s'accouda silencieux sur la table du
conseil. « Eh bien ! c'est toi qui nous tues, » lui dit Saint-Just. Robespierre
avait sous les yeux une feuille de papier au timbre de la commune de Paris.
Cette feuille contenait un appel à l'insurrection brièvement rédigé par un
des membres du conseil. Robespierre, obsédé par ses collègues, avait signé la
moitié de son nom au bas de la page, puis, arrêté par ses scrupules et par
son indécision, et laissant sa signature inachevée, il avait repoussé le
papier et jeté la plume. Cette attitude, qui perdait les amis de Robespierre,
ne le dégradait cependant pas à leurs yeux. Couthon
se reprochait de ne pas s'élever de lui-même à cette impassibilité de
patriotisme. Lebas, homme d'action, se sentait enchaîné par l'admiration.
Robespierre le jeune ne cherchait son devoir que dans les yeux de son frère.
Saint-Just, rentré dans un silence respectueux, n'osait plus combattre une
pensée qu'il croyait supérieure à la sienne, sinon en génie, du moins en
vertu. Il attendait que l'oracle se prononçât par la voix du peuple, prêt
également à suivre son maître à la dictature ou à la mort. Payan
seul essayait d'entretenir dans les quatre-vingt-douze membres de la commune,
dans le peuple des tribunes et dans les masses qui encombraient
l'Hôtel-de-Ville, la constance et l'ardeur de l'insurrection. Il crut
enflammer les complices de la commune par l'indignation, et leur enlever tout
autre asile que la victoire, en leur lisant les mises hors la loi que la
Convention venait de porter. Il ajouta artificieusement à cette liste de
mises hors la loi les spectateurs des tribunes, espérant ainsi confondre le
peuple et la commune dans la même solidarité. Cette astuce de Payan, qui
pouvait tout sauver, perdit tout. A peine eut-il lu le faux décret, que la
foule qui remplissait les tribunes s'évada comme si elle eût vu briller le
glaive de la Convention dans son décret. Les tribunes entraînèrent dans leur
fuite les masses de sectionnaires lassées d'un mouvement qui tournait depuis
sept heures sur lui-même. La nuit était à demi consommée dans ces
oscillations. Deux heures sonnèrent à l'Hôtel-de-Ville. X. Au même
instant la troupe de Léonard Bourdon, qui s'était glissée en silence par les
rues latérales au quai, faisait halte avant de déboucher sur la place de
Grève au cri de Vive la Convention ! En vain Henriot, le sabre à la main et
galopant comme un insensé au milieu de la foule qu'il écrase, répond à ce cri
par le cri de Vive la commune ! Le mépris universel pour ce chef, le désordre
de ses mouvements, l'égarement de ses gestes, ses traits avinés, les rues
cernées, l'approche des colonnes sèment le découragement dans les rangs des
sectionnaires. Les canonniers couvrent de huées leur stupide général,
tournent la gueule de leurs canons contre l'Hôtel-de-Ville, et font retentir
les places et les quais d'un immense cri de Vive la Convention ! Puis se
dispersent. La
colonne de Barras s'arrête à ce cri pour laisser la foule évacuer la place.
En quelques minutes, tout s'écoule ou se rallie aux bataillons de Barras. Un
profond silence règne aux portes de la commune. Léonard Bourdon craint un piège
dans cette immobilité. Il croit que les insurgés, fortifiés dans les salles,
vont foudroyer sa colonne et s'ensevelir sous les débris de l'Hôtel-de-Ville.
Une terreur mutuelle laisse longtemps la place de Grève vide, les assiégeants
et les assiégés à distance. Un coup de feu éclate enfin dans l'intérieur. Des
cris d'horreur, un tumulte sourd sortent des fenêtres. A ce bruit Dulac,
agent résolu du comité de sûreté générale, à la tête de vingt-cinq sapeurs et
de quelques grenadiers, traverse la place, enfonce les portes à coups de
hache, et monte, la baïonnette en avant, le grand escalier. XI. Au
retentissement des pas qui s'approchaient, Lebas, armé de deux pistolets, en
avait présenté un à Robespierre en le conjurant de se donner la mort.
Robespierre, Saint-Just, Couthon avaient refusé de se frapper eux-mêmes,
préférant mourir de la main de leurs ennemis. Assis impassibles autour d'une
table dans la salle de l'Égalité, ils écoutent le bruit qui monte, regardent
la porte, attendent leur sort. Au
premier coup de crosse de fusil sur les marches, Lebas se tire un coup de
pistolet clans le cœur et tombe mort entre les bras du jeune Robespierre.
Celui-ci, quoique certain de son innocence et de son acquittement, ne veut
survivre ni à son frère ni à son ami. Il ouvre une fenêtre, se précipite dans
la cour et se casse une jambe. Coffinhal, remplissant de ses pas et de ses
imprécations les salles et les couloirs rencontre Henriot, hébété de peur et
de vin. Il lui reproche sa crapule et sa lâcheté, et, le saisissant dans ses
bras, il le porte vers une fenêtre ouverte, et le lance du deuxième étage sur
un tas d'immondices. « Va, misérable ivrogne, » lui dit-il en le lançant dans
le vide, « tu n'es pas digne de l'échafaud ! » Cependant
Dulac, rassuré sur l'intérieur de la maison commune, avait envoyé un de ses
grenadiers avertir la colonne de Bourdon, du libre accès de l'Hôtel-de-Ville. Léonard
Bourdon range sa troupe en bataille devant le perron. Il monte lui-même
accompagné de cinq gendarmes et d'un détachement. Il se précipite avec Dulac
et ce peloton vers la salle de l'Égalité. La porte cède aux coups de crosse
des fusils des grenadiers. « Mort au tyran ! — Lequel est le tyran ? » crient
les soldats. Léonard Bourdon n'ose affronter les regards de son ennemi
désarmé. Un peu en arrière du peloton, couvert par le corps d'un gendarme
nommé Méda, il saisit de la main droite le bras du gendarme armé d'un
pistolet ; et indiquant de la main gauche celui qu'il fallait viser, il
dirige le canon du pistolet sur Robespierre et dit au gendarme : « C'est lui
! » Le coup part ; Robespierre tombe la tête en avant sur la table, tachant
de son sang la proclamation qu'il n'a pas achevé de signer. La balle avait
percé la lèvre gauche et fracassé les dents. Couthon, en voulant se lever,
chancelle sur ses jambes mortes et roule sous la table. Saint-Just reste
assis et immobile. Il regarde tantôt avec tristesse Robespierre, tantôt avec
fierté ses ennemis. XII. Au
bruit des coups de feu et des cris de Vive la Convention ! les
colonnes de Barras débouchent sur la place, escaladent l'Hôtel-de-Ville, en
ferment les issues, s'emparent de Fleuriot, de Payan, de Duplay, des
quatre-vingts membres de la commune, les garrottent, les forment en colonnes
de prisonniers dans la salle, et se préparent à les conduire en triomphe à la
Convention. Coffinhal seul s'échappe à la faveur de la confusion générale ;
il enfonce la porte barricadée d'une salle basse, sort de l'Hôtel-de-Ville,
et se réfugie sur le fleuve dans un bateau de blanchisseuses, d'où la faim le
fit sortir et découvrir le lendemain. Barras,
suivi de la longue file de ses prisonniers, reprend avec ses colonnes la
route de la Convention. Les premières lueurs du jour commençaient à poindre.
Robespierre, porté par quatre gendarmes sur un brancard, le visage entouré
d'un mouchoir sanglant, ouvrait le cortége. Les porteurs de Couthon l'avaient
laissé tomber et rouler par mépris au coin de la place de Grève ; ils le
ramassèrent. Ses habits souillés et déchirés laissaient à nu une partie du
buste. Robespierre le jeune, évanoui, était porté à bras par deux hommes du
peuple. Le cadavre de Lebas était couvert d'un tapis de table taché de sang.
Saint-Just, les mains liées par-devant, la tête nue, les yeux baissés, le
visage recueilli dans la résignation et non dans la honte, suivait à pied. A cinq
heures, la tête de colonne entra aux Tuileries. La Convention attendait le dénouement
sans le craindre. Un frémissement tumultueux annonce l'approche de Barras et
de Fréron. Charlier préside : « Le lâche Robespierre est là, » dit-il en
montrant du geste la porte. « Voulez-vous qu'il entre ? — Non ! non ! »
répondent les représentants, les uns par horreur, les autres par pitié. «
Étaler dans la Convention le corps d'un homme couvert de tous les crimes, »
s'écrie Thuriot ; « ce serait enlever à cette belle journée tout l'éclat qui
lui convient. Le cadavre d'un tyran ne peut apporter que la contagion. La
place qui est marquée pour Robespierre et pour ses complices est la place de
la Révolution. » Léonard
Bourdon, ivre de triomphe, raconte son expédition, et présente à la
Convention le gendarme qui a tiré sur Robespierre. Legendre rentre armé de
deux pistolets. Il annonce qu'il vient de disperser les Jacobins et de fermer
lui-même les portes de leur salle. Il en jette les clefs sur la tribune. XIII. Robespierre,
déposé dans la salle d'attente, était étendu sur une table. Une chaise
renversée soutenait sa tête. Une foule immense entrait, sortait, se
renouvelait pour regarder du haut des banquettes le maître de la république
abattu. Quelques députés parmi ses adulateurs de la veille venaient s'assurer
que le tyran ne se relèverait plus. On n'épargnait à l'agonie du blessé ni
les regards, ni les invectives, ni les mépris. Les huissiers de la Convention
le montraient du doigt aux spectateurs comme une bête féroce dans une
ménagerie. Il feignait la mort pour échapper aux insultes et aux invectives
dont il était l'objet. Un employé du comité de salut public, qui se
réjouissait de la chute de la tyrannie, mais qui plaignait l'homme,
s'approcha de Robespierre, dénoua sa jarretière, abaissa ses bas sur ses
talons, et, posant la main sur sa jambe nue, sentit les pulsations de
l'artère qui révélaient la plénitude de la vie. « Il faut le fouiller, » dit
la foule. On trouva dans la poche de son habit deux pistolets dans leur
fourreau. Les armes de France étaient incrustées sur ce fourreau. « Voyez le
scélérat, » s'écrie la foule, « la preuve qu'il aspirait au trône, c'est
qu'il portait sur lui les symboles proscrits de la royauté ! » Ces pistolets,
enfermés dans leur étui et chargés, attestent assez que Robespierre ne
s'était pas tiré lui-même le coup de feu. En ce
moment Legendre passa dans la salle, s'approcha du corps de son ennemi et
l'apostrophant, d'une voix théâtrale : « Eh bien, tyran ! » lui dit-il avec
un geste de défi, « toi pour qui la république n'était pas assez grande hier,
tu n'occupes pas aujourd'hui deux pieds de large sur cette petite table ! »
Robespierre dut entendre avec horreur et avec mépris cette voix qu'un seul de
ses regards avait si souvent étouffée à la Convention, et dont les adulations
l'avaient dégoûté après la mort de Danton. Quoique immobile, il voyait et il
entendait tout. Le sang qui coulait de sa blessure se formait en caillots
dans sa bouche. Il se ranima, il étancha ce sang avec le fourreau de peau
d'un des pistolets. Son regard éteint, mais observateur, se promenait sur la
foule comme pour y chercher de la compassion ou de la justice. Il n'y
découvrait que de l'horreur, et il refermait les yeux. La chaleur de la salle
était étouffante. Une fièvre ardente colorait les joues de Robespierre ; la
sueur inondait son front. Nul ne l'assistait de la main. On avait placé à
côté de lui, sur la table, une coupe de vinaigre et une éponge. De temps en
temps il imbibait l'éponge et en humectait ses lèvres. Après
cette longue exposition à la porte de la salle, d'où le vaincu entendait les
explosions de la tribune contre lui, on le transporta au comité de sûreté
générale. Billaud, Collot, Vadier, les plus implacables de ses ennemis, l'y
attendaient. Ils l'interrogèrent pour la forme. Ses regards seuls leur
répondirent. Ils abrégèrent son supplice et leur joie. Transporté à
l'Hôtel-Dieu, des chirurgiens sondèrent et pansèrent sa plaie. Robespierre
trouva dans la salle des blessés Couthon, apporté là comme infirme ; Henriot,
les membres mutilés par sa chute ; son frère enfin, dont on avait réduit la
fracture. Après le pansement, les blessés furent tous transférés et réunis
dans le même cachot à la Conciergerie. Saint-Just les y attendait à côté du
cadavre de Lebas. En
entrant à la Conciergerie, Saint-Just s'était rencontré sous la porte basse
du guichet avec le général Hoche, qu'il y avait fait enfermer lui-même
quelques semaines avant. Hoche, au lieu d'insulter à la chute de son ennemi,
lui serra la main et se rangea de côté les yeux baissés pour laisser passer
le jeune proconsul. Les héros respectent le malheur jusque dans ceux qui les
ont proscrits. Le
maire Fleuriot-Lescot, Payan, Dumas, Vivier, président des Jacobins, la
vieille Lavalette, Duplay, sa femme et ses filles, hôtes de Robespierre,
d'abord conduits au Luxembourg, avaient été ramenés aussi à la Conciergerie. A trois
heures, on les conduisit ou on les porta au tribunal révolutionnaire. La
Convention était désormais si sûre de l'obéissance qu'elle n'avait pas changé
l'instrument. Les juges et les jurés étaient les mêmes qui s'apprêtaient la
veille à envoyer à la mort les ennemis de ceux qu'ils immolaient aujourd'hui.
Fouquier-Tinville lut avec le même accent de rigoureuse conviction les
décrets de hors la loi et se borna à faire constater l'identité. Fouquier
n'osa lever les yeux sur Dumas, son collègue au tribunal révolutionnaire, ni
sur Robespierre, son patron. A cinq
heures, les charrettes attendaient les condamnés au pied du grand escalier.
Robespierre, son frère, Couthon, Henriot, Lebas étaient ou des débris humains
ou des cadavres. On les attacha par les jambes, par le tronc et par les bras,
au bois de la première charrette. Les cahots du pavé leur arrachaient des
cris de douleur et des gémissements. On les dirigea par les rues les plus
longues et les plus populeuses de Paris. Les portes, les fenêtres, les
balcons, les toits étaient encombrés de spectateurs, et surtout de femmes en
habits de fête. Elles battaient des mains au supplice, croyant expier la terreur
en exécrant l'homme qui lui avait donné son nom. « A la mort ! à la
guillotine ! » criaient autour des roues les fils, les parents, les amis des
victimes. Le peuple, rare et morne, regardait sans donner aucun signe ni de
regret ni de satisfaction. Des jeunes gens privés d'un père, des femmes
privées d'un époux fendirent seuls de distance en distance la haie de
gendarmes, s'attachèrent, aux essieux et couvrirent d'imprécations
Robespierre. Ils semblaient craindre que la mort ne leur dérobât le cri et la
satisfaction de leur vengeance. La tête de Robespierre était entourée d'un
linge taché de sang qui soutenait son menton et se nouait sur ses cheveux. On
n'apercevait qu'une de ses joues, le front et les yeux. Les gendarmes de
l'escorte le montraient au peuple avec la pointe de leurs sabres. Il
détournait la tête et levait les épaules, comme s'il eût eu pitié de l'erreur
qui lui imputait à lui seul tant de forfaits rejaillissant sur son nom. Son
intelligence tout entière respirait dans ses yeux. Son attitude indiquait la
résignation, non la crainte. Le mystère qui avait couvert sa vie couvrait ses
pensées. Il mourait sans dire son dernier mot. XIV. Devant
la maison de l'artisan qu'il avait habitée, et dont le père, la mère et les
enfants étaient déjà dans les fers, une bande de femmes arrêta le cortège et
dansa en rond autour de la charrette. Un
enfant tenant à la main un seau de boucher rempli de sang de bœuf et y
trempant un balai, en lança les gouttes contre les murs de la maison.
Robespierre ferma les yeux pendant cette halte pour ne pas voir le toit
insulté de ses amis, où il avait porté le malheur. Ce fut son seul geste de
sensibilité pendant ces trente-six heures de supplice. Le soir
du même jour, ces furies de la vengeance envahirent la prison où avait été
jetée la femme de Duplay, l'étranglèrent et la pendirent à la tringle de ses
rideaux. On se
remit en marche vers l'échafaud. Couthon était rêveur ; Robespierre le jeune,
attendri. Les secousses, qui renouvelaient la fracture de sa jambe, lui
arrachaient des cris involontaires. Henriot avait Je visage barbouillé de
sang comme un ivrogne ramassé dans le ruisseau. On lui avait arraché son
uniforme. Il n'avait pour tout vêtement que sa chemise souillée de boue.
Saint-Just, vêtu avec décence, les cheveux coupés, le visage pâle mais
serein, n'affectait dans son attitude ni humiliation ni fierté. On voyait à
l'élévation de son regard que son œil portait au-delà du temps et de
l'échafaud ; qu'il suivait sa pensée au supplice comme il l'aurait suivie au
triomphe, sachant pourquoi il allait mourir et ne reprochant rien à la
destinée, puisqu'il mourait pour sa fidélité à ses principes, à son maître et
à la mission qu'il s'était donnée. Être incompréhensible et incomplet,
uniquement composé d'intelligence et n'ayant que les passions de l'esprit :
l'organe du cœur manquait entièrement à sa nature comme à sa théorie. Son
cœur absent ne reprochait rien à sa conscience abstraite, et il mourait
odieux et maudit sans se sentir coupable. Cécité morale qui conduit à l'abîme
quand on croit marcher au salut du monde et à l'admiration de la postérité !
On s'étonnait de tant de jeunesse dans le dogmatisme des idées, de tant de
grâce dans le fanatisme, de tant de conscience dans l'impassibilité Arrivés
au pied de la statue de la Liberté, les exécuteurs portèrent les blessés sur
la plate-forme de la guillotine. Aucun d'eux n'adressa ni parole, ni reproche
au peuple. Ils lisaient leur jugement dans la contenance étonnée de la foule.
Robespierre monta d'un pas ferme les degrés de l'échafaud. Avant de détacher
le couteau, les exécuteurs lui arrachèrent le bandage qui enveloppait sa
joue, pour que le linge n'ébréchât pas le tranchant de la hache. Il jeta un
rugissement de douleur physique qui fut entendu jusqu'aux extrémités de la
place de la Révolution. La place fit silence. Un coup sourd de la hache
retentit. La tête de Robespierre tomba. Une longue respiration de la foule,
suivie d'un applaudissement immense, succéda au coup du couteau. Saint-Just
parut alors debout au sommet de l'échafaud : grand, mince, la tête inclinée,
les bras liés, les pieds dans le sang de son maître, dessinant sa stature
haute et grêle sur le ciel éclairé du dernier crépuscule du soir. Il mourut
sans ouvrir les lèvres, emportant son acceptation ou sa protestation,
intérieure dans la mort. Il avait vingt-six ans et deux jours. On jeta
pêle-mêle ces vingt-deux troncs dans le tombereau avec le cadavre de Lebas. XV. Quelques
semaines après, une jeune femme, vêtue en blanchisseuse et portant un enfant
de six mois sur les bras, se présenta dans la maison garnie qu'avait habitée
Saint-Just, et demanda à parler en secret à la fille du maître de l'hôtel.
L'étrangère était la veuve de Lebas, fille de Duplay. Après le suicide de son
mari, le supplice de son père, le meurtre de sa mère et l'emprisonnement de
ses sœurs, madame Lebas avait changé son nom, elle s'était vêtue en femme du
peuple, elle gagnait sa vie et celle de son enfant en lavant le linge dans
les bateaux qui servent de lavoirs sur le fleuve. Quelques républicains
persécutés connaissaient seuls son travestissement et admiraient son courage.
Il ne lui restait ni héritage, ni trace, ni portrait de son mari. Elle adorait
en silence son souvenir. La
jeune fugitive avait appris que l'hôtesse de Saint-Just, peintre de
profession, possédait un portrait du disciple de Robespierre peint par elle
peu de temps avant le supplice. Elle brûlait du désir de posséder cette
peinture, qui lui rappellerait au moins son mari dans la figure du jeune
républicain, le collègue et l'ami le plus cher de Lebas. La jeune artiste,
réduite elle-même à l'indigence par l'emprisonnement de son propre père
poursuivi comme hôte de Saint-Just, demandait six louis de son travail. Madame
Lebas ne possédait pas cette somme. Elle n'avait sauvé du séquestre qu'une
malle de hardes, de linge et d'habits de noce, sa seule fortune. Elle offrit
ce coffre et tout ce qu'il contenait pour prix du portrait. L'échange fut
accepté. La pauvre veuve apporta la nuit ses hardes et remporta son trésor.
C'est ainsi qu'a été conservée par l'amour conjugal à la postérité la seule
image de ce jeune révolutionnaire. Beau, fantastique, nuageux comme une
théorie, pensif comme un système, triste comme un pressentiment. C'est moins
le portrait d'un homme que celui d'une idée. Il ressemble à un rêve de la
république de Dracon. XVI. Telle
fut la fin de Robespierre et de son parti, surpris et immolé dans la manœuvre
qu'il méditait pour ramener la terreur à la loi, la Révolution à l'ordre et
la république à l'unité. Renversé par des hommes, les uns meilleurs, les
autres pires que lui, il eut le malheur suprême de mourir le même jour que
finit la terreur, et d'accumuler ainsi sur son nom jusqu'au sang des
supplices qu'il voulait tarir et jusqu'aux malédictions des victimes qu'il
voulait sauver. Sa mort fut la date et non la cause de la détente de la
terreur. Les supplices allaient cesser par son triomphe comme ils cessèrent
par son supplice. La justice divine déshonorait ainsi son repentir et portait
malheur à ses bonnes intentions. Elle faisait de sa tombe un gouffre fermé.
Elle faisait de sa mémoire une énigme dont l'histoire frémit de prononcer le
mot, craignant également de faire injustice si elle dit crime, ou de faire
horreur si elle dit vertu ! Pour être juste et pour être instructif, il faut
associer hardiment ces deux mots qui répugnent d'être unis ensemble, et en
composer un mot complexe. Ou plutôt il faut renoncer à qualifier ce qu'il
faut désespérer de définir. Cet homme fut et restera sans définition. Il y a
un dessein dans sa vie, et ce dessein est grand : le règne de la raison par
la démocratie. Il y a un mobile, et ce mobile est divin : c'est la soif de la
vérité et de la justice dans les lois. Il y a une action, et cette action est
méritoire : c'est le combat à mort contre le vice, le mensonge et le
despotisme. Il y a un dévouement, et ce dévouement est constant, absolu comme
une immolation antique : c'est le sacrifice de soi-même, de sa jeunesse, de
son repos, de son bonheur, de son ambition, de sa vie, de sa mémoire à son
œuvre. Enfin, il y a un moyen, et ce moyen est tour à tour légitime ou
exécrable : c'est la popularité. Il caresse le peuple par ses parties
ignobles. Il exagère le soupçon. Il suscite l'envie. Il agace la colère. Il
envenime la vengeance. Il ouvre les veines du corps social pour guérir le mal
; mais il en laisse couler la vie, pure ou impure, avec indifférence, sans se
jeter entre les victimes et les bourreaux. Il ne veut pas le mal, et il
l'accepte. Il livre à ce qu'il croit le besoin de sa situation les têtes du
roi, de la reine, de leur innocente sœur. Il cède à la prétendue nécessité la
tête de Vergniaud ; à la peur, à la domination, la tête de Danton. Il permet
que son nom serve pendant dix-huit mois d'enseigne à l'échafaud et de
justification à la mort. Il espère racheter plus tard ce qui ne se rachète
jamais : le crime présent par la sainteté des institutions futures. Il
s'enivre d'une perspective de félicité publique pendant que la France palpite
sur l'échafaud. Il a le vertige de l'humanité. Il veut extirper avec le fer
toutes les racines malfaisantes du sol social. Il se croit les droits de la
Providence parce qu'il en a le sentiment et le plan dans son imagination. Il
se met à la place de Dieu. Il veut être le génie exterminateur et créateur de
la Révolution. Il oublie que si chaque homme se divinisait ainsi lui-même, il
ne resterait à la fin qu'un seul homme sur le globe, et que ce dernier des
hommes serait l'assassin de tous les autres ! Il tache de sang les plus pures
doctrines de la philosophie. Il inspire à l'avenir l'effroi du règne du
peuple, la répugnance à l'institution de la république, le doute sur la
liberté. Il tombe enfin dans sa première lutte contre la terreur, parce qu'il
n'a pas conquis, en lui résistant dès le commencement, le droit et la force
de la dompter. Ses principes sont stériles et condamnés comme ses
proscriptions, et il meurt en s'écriant avec le découragement de Brutus : «
La république périt avec moi ! » Il était en effet, en ce moment, l'âme de la
république. Elle s'évanouit dans son dernier soupir. Si Robespierre s'était
conservé pur et sans concession aux égarements des démagogues jusqu'à cette
crise de lassitude et de remords, la république aurait survécu, rajeuni et
triomphé en lui. Elle cherchait un régulateur, il ne lui présentait qu'un
complice. Il lui préparait un Cromwell. Le
suprême malheur de Robespierre en périssant ne fut pas tant de périr et
d'entraîner la république avec lui, que de ne pas léguer à la démocratie,
dans la mémoire de l'homme qui avait voulu la personnifier avec le plus de
foi, une de ces figures pures, éclatantes, immortelles, qui vengent une cause
de l'abandon du sort et qui protestent contre la ruine par l'admiration sans
répugnance et sans réserve qu'elles inspirent à la postérité. Il fallait à la
république un Caton d'Utique dans le martyrologe de ses fondateurs :
Robespierre ne lui laissait qu'un Marius moins l'épée. La démocratie avait
besoin d'une gloire qui rayonnât à jamais d'un nom d'homme sur son berceau :
Robespierre ne lui rappelait qu'une grande constance, une grande
incorruptibilité et un grand remords. Ce fut la punition de l'homme, la
punition du peuple, celle du temps et celle aussi de l'avenir. Une cause
n'est souvent qu'un nom d'homme. La cause de la démocratie ne devait pas être
condamnée à voiler ou à justifier le sien. Le type de la démocratie doit être
magnanime, généreux, clément et incontestable comme la vérité. XVII. Avec
Robespierre et Saint-Just finit la grande période de la république. La
seconde race des révolutionnaires commence. La république tombe de la
tragédie dans l'intrigue, du spiritualisme dans l'ambition, du fanatisme dans
la cupidité. Au moment où tout se rapetisse, arrêtons-nous pour contempler ce
qui fut si grand. La
Révolution n'avait duré que cinq ans. Ces cinq années sont cinq siècles pour
la France. Jamais peut-être sur cette terre, à aucune époque, depuis
l'incarnation de l'idée chrétienne, un pays ne produisit, en un si court
espace de temps, une pareille éruption d'idées, d'hommes, de natures, de
caractères, de génies, de talents, de catastrophes, de crimes et de vertus,
que pendant cette élaboration convulsive de l'avenir social et politique,
qu'on appelle du nom de la France. Ni le siècle de César et d'Octave à Rome.
Ni le siècle de Charlemagne dans les Gaules et dans la Germanie. Ni le siècle
de Périclès à Athènes. Ni le siècle de Léon X en Italie. Ni le siècle de
Louis XIV en France. Ni le siècle de Cromwell en Angleterre. On dirait que la
terre, en travail pour enfanter l'ordre progressif des sociétés, fait un
effort de fécondité comparable à l'œuvre énergique de régénération que la
Providence veut accomplir. Les hommes naissent comme des personnifications
instantanées des choses qui doivent se penser, se dire, ou se faire.
Voltaire, le bon sens ; Jean-Jacques Rousseau, l'idéal ; Condorcet, le calcul
; Mirabeau, la foudre ; Vergniaud, l'élan ; Danton, l'audace ; Marat, la
fureur ; madame Roland, l'enthousiasme ; Charlotte Corday, la vengeance ;
Robespierre, l'utopie ; Saint-Just, le fanatisme de la Révolution. Et
derrière eux les hommes secondaires de chacun de ces groupes forment un
faisceau que la Révolution détache après l'avoir réuni, et dont elle brise
une à une toutes les tiges comme des outils ébréchés. La lumière brille à
tous les points de l'horizon à la fois. Les ténèbres se replient. Les
préjugés reculent. Les consciences s'affranchissent. Les tyrannies tremblent.
Les peuples se lèvent. Les trônes croulent. L'Europe intimidée essaie de
frapper, et, frappée elle-même, recule pour regarder de loin ce grand spectacle.
Ce combat à mort pour la cause de la raison humaine est mille fois plus
glorieux que les victoires des armées qui lui succèdent. Il conquiert au
monde d'inaliénables vérités au lieu de conquérir à une nation de précaires
accroissements de provinces. Il élargit le domaine de l'homme au lieu
d'élargir les limites d'un peuple. Il a le martyre pour gloire et la vertu
pour ambition. On est fier d'être d'une race d'hommes à qui la Providence a permis
de concevoir de telles pensées, et d'être enfant d'un siècle qui a imprimé
l'impulsion à de tels mouvements de l'esprit humain. On glorifie la France
dans son intelligence, dans son rôle, dans son âme, dans son sang ! Les têtes
de ces hommes tombent une à une ; les unes justement, les autres injustement
; mais elles tombent toutes à l'œuvre. On accuse ou l'on absout. On pleure ou
on maudit. Les individus sont innocents ou coupables, touchants ou odieux,
victimes ou bourreaux. L'action est grande et l'idée plane au-dessus de ses
instruments comme la cause toujours pure sur les horreurs du champ de
bataille. Après cinq ans, la Révolution n'est plus qu'un vaste cimetière. Sur
la tombe de chacune de ces victimes il est écrit un mot qui la caractérise. Sur
l'une, philosophie. Sur l'autre, éloquence. Sur celle-ci, génie. Sur
celle-là, courage. Ici, crime. Là, vertu. Mais sur toutes il est écrit : Mort
pour l'avenir et Ouvrier de l'humanité. XVIII. Une
nation doit pleurer ses morts, sans doute, et ne pas se consoler d'une seule
tête injustement et odieusement sacrifiée ; mais elle ne doit pas regretter
son sang quand il a coulé pour faire éclore des vérités éternelles. Dieu a
mis ce prix à la germination et à l'éclosion de ses desseins sur l'homme. Les
idées végètent de sang humain. Les révélations descendent des échafauds.
Toutes les religions se divinisent par les martyrs. Pardonnons-nous donc,
fils des combattants ou des victimes ! Réconcilions-nous sur leurs tombeaux
pour reprendre leur œuvre interrompue ! Le crime a tout perdu en se mêlant
dans les rangs de la république. Combattre ce n'est pas immoler. Otons le
crime de la cause du peuple comme une arme qui lui a percé la main et qui a
changé la liberté en despotisme ; ne cherchons pas à justifier l'échafaud par
la patrie et les proscriptions par la liberté ; n'endurcissons pas l'âme du
siècle par le sophisme de l'énergie révolutionnaire ; laissons son cœur à
l'humanité, c'est le plus sûr et le plus infaillible de ses principes, et
résignons-nous à la condition des choses humaines. L'histoire de la
Révolution est glorieuse et triste comme le lendemain d'une victoire et comme
la veille d'un autre combat. Mais si cette histoire est pleine de deuil, elle
est pleine surtout de foi. Elle ressemble au drame antique, où, pendant que
le narrateur fait le récit, le chœur du peuple chante la gloire, pleure les
victimes et élève un hymne de consolation et d'espérance à Dieu ! FIN DU HUITÈME VOLUME ET DE L'HISTOIRE DES GIRONDINS |