HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME HUITIÈME

 

LIVRE SOIXANTE ET UNIÈME.

 

 

I.

L'heure était glissante et critique. Les deux comités de gouvernement étaient restés aux Tuileries pendant la suspension de séance de la Convention. Cette suspension était un péril, car la Convention n'avait en ce moment d'autre force qu'elle-même. Donner un moment à la réflexion, c'était donner un retour à la tyrannie. Le courage n'est qu'un accès dans les corps politiques. Aussi, les conjurés contre Robespierre, inquiets des caprices de majorité et des irrésolutions d'opinion d'une assemblée épuisée de force, avaient-ils préféré le danger d'agir seuls, au danger de consulter la Convention à chaque mesure que réclamerait la nécessité.

Après un court interrogatoire au comité de sûreté générale, Robespierre avait été envoyé au Luxembourg, son frère à Saint-Lazare, Saint-Just aux Écossais, Lebas à la Force, et Couthon à la Bourbe. De faibles escouades de gendarmerie conduisirent chacun des accusés à sa prison. Aucun d'eux n'y fut reçu.

On a prétendu que la terreur de ces grands noms avait frappé de respect les geôliers, et qu'aucun cachot n'avait osé s'ouvrir aux maîtres de la veille. Mais le cachot qui avait reçu Danton pouvait bien s'ouvrir à Robespierre. D'ailleurs, si le nom de Robespierre pouvait faire hésiter le geôlier du Luxembourg, les noms de Lebas, de Robespierre le jeune, de Saint-Just et de Couthon n'avaient pas tous le même prestige. Comment ces geôliers de tant de prisons diverses situées aux extrémités opposées de Paris, qui jouaient leur vie contre une désobéissance aux ordres des comités, furent-ils tous frappés du même respect, à la même heure, sous la même forme et devant des accusés si différents ? Le secret de ce mystère est dans la politique téméraire, mais astucieuse, des directeurs du mouvement. Ils pressentaient, assurent les hommes du temps, avec l'instinct de la haine et de la peur, que le tribunal révolutionnaire, dévoué à Robespierre, innocenterait les accusés. Que changer le tribunal révolutionnaire était une mesure qui demanderait du temps. Que le tribunal révolutionnaire recomposé, le procès même serait long et terrible. Que le peuple, amoncelé pendant de longs jours autour du tribunal, ne se laisserait pas arracher le grand accusé. Enfin que des motifs sérieux d'accusation manquaient complètement contre Robespierre ; et que, s'il rentrait absous dans la Convention, comme Marat, il y rentrerait non en acquitté, mais en accusateur. Ces motifs déterminèrent les Thermidoriens. Il leur fallait deux choses : une action prompte, un délit apparent. Ils avaient poussé Robespierre jusqu'au bord du crime. Il fallait l'y précipiter aux yeux de la représentation nationale, et donner à l'immolation prompte et irrémissible du tyran de la Convention, le prétexte d'une insurrection du peuple tentée par lui.

Pendant que les comités envoyaient donc les accusés, ainsi dispersés, en plein jour et à travers des quartiers populeux, à leur prison, des émissaires confidentiels portaient aux geôliers de ces différentes prisons l'insinuation verbale et secrète de ne pas recevoir les prévenus. Refoulés des portes de leur prison, des attroupements ne pouvaient manquer de se former autour d'eux et de les accompagner en triomphe. On aurait ainsi un crime à punir dans leur désobéissance apparente. On leur tendait la sédition comme un piège. Quelque dangereuse que fût la sédition du peuple, elle l'était moins aux yeux des ennemis de Robespierre que les fluctuations de la Convention, le jugement et l'exécution de Robespierre. Telle est la version des vieillards témoins ou acteurs de cette obscure journée. Elle est admissible malgré son invraisemblance. Mais il est tout aussi probable que des affidés du parti de Robespierre se soient évadés de la Convention au moment où on prononçait l'arrestation et qu'ils aient couru intimer aux geôliers la recommandation menaçante de ne pas écrouer les accusés. Peut-être ces deux pensées ont-elles coïncidé. Quoi qu'il en soit, l'événement justifia la profondeur et la témérité perfide de cette conception. Repoussé du seuil de la prison où il avait été dirigé, chacun des accusés fut bientôt arraché à ses gendarmes, entouré par un groupe de Jacobins, et conduit en triomphe à la commune. De leur côté, Payan et Coffinhal avaient lancé des attroupements à la poursuite des accusés pour les délivrer. La même pensée dans une intention contraire sortait au même moment de l'Hôtel-de-Ville et du comité de sûreté générale : ceux-là voulant donner un chef, ceux-ci un prétexte à l'insurrection.

 

II.

Cependant l'insurrection était loin d'être un jeu sans péril pour les ennemis de Robespierre. Elle était imminente et organisée depuis le matin dans une partie du peuple de Paris. Elle n'attendait qu'un signal. Son foyer était à l'Hôtel-de-Ville. Fleuriot, Payan, Dobsent, Coffinhal, Henriot s'y tenaient en permanence depuis le matin. Les Jacobins étaient également en permanence sous la présidence de Vivier. La commune avait reçu de minute en minute par ses émissaires les contre-coups de la Convention. A la première nouvelle de l'ébranlement de Robespierre, elle avait nommé un comité d'exécution composé de douze membres. Chacun d'eux avait couru haranguer, insurger, armer les sections. La place de l'Hôtel-de-Ville se hérissait de baïonnettes. Les canonniers d'Henriot avec leurs pièces et la gendarmerie nationale y prêtaient le serment de délivrer la Convention de ses oppresseurs. Le tocsin sonnait dans quelques tours des extrémités de Paris. Le rappel battait dans les rues populeuses des quartiers Saint-Antoine et Saint-Marceau. La garde nationale, accoutumée aux triomphes de la commune, se rendait de toutes parts à ses postes. Les quais, les ponts, les places qui entourent l'Hôtel-de-Ville jusqu'au Pont-Neuf, n'étaient qu'un camp.

Les environs des Tuileries au contraire étaient vides, déserts, silencieux comme un sol suspect. Les faubourgs affluaient en bandes menaçantes aux appels des aides-de-camp d'Henriot et des émissaires de Coffinhal. Tout présageait la victoire aux vengeurs de Robespierre. Ils en avaient déjà l'insolence. Un messager de la Convention, s'étant présenté à la commune pour lui signifier le décret d'arrestation d'Henriot, et pour appeler Payan et Fleuriot à la barre, avait été honni, insulté, frappé sur les escaliers de l'Hôtel-de-Ville. Cet homme demandant un reçu du décret : « Va dire à ceux qui t'envoient, » répondit le maire Fleuriot, « qu'un jour comme aujourd'hui on ne donne pas de reçu. Et dis à Robespierre qu'il n'ait pas peur, le peuple est derrière lui ! — Va dire de plus aux scélérats qui outragent ce grand citoyen, » ajouta Henriot avec un jurement de caserne, « que nous délibérons ici pour les exterminer ! »

L'arrestation de Robespierre, annoncée quelques moments après par des complices évadés des tribunes, porta jusqu'à la frénésie l'exaltation de la commune. Henriot tira son sabre du fourreau et jura de ramener enchaînés à la queue de son cheval les scélérats qui osaient toucher à l'idole du peuple. Debout, entouré de ses aides-de-camp, autour d'une table chargée de bouteilles, dans l'avant-salle de l'Hôtel-de-Ville, Henriot puisait les conseils dans l'ivresse et le courage dans les imprécations. Pendant cette orgie du commandant-général, le maire harangua le conseil en termes qui coloraient sans la démasquer tout à fait l'insurrection. Payan rédigea une adresse dans laquelle il dénonçait au peuple les oppresseurs du plus vertueux des patriotes : Robespierre ; de Saint-Just, l'apôtre de la vertu ; et de Couthon, qui n'a que le cœur et la tête de vivants, disait Payan, et dont la flamme du patriotisme a déjà consumé le corps !

 

III.

Ces délibérations prises, Henriot s'élance sur son cheval le pistolet au poing, galope vers le Luxembourg, ramène un peloton de gendarmerie à sa suite, parcourt la rue Saint-Honoré, reconnaît Merlin de Thionville dans la foule, l'arrête, l'injurie et le consigne à un corps-de-garde. Parvenu à la grille du Carrousel, Henriot veut y pénétrer. Les grenadiers de la Convention en petit nombre croisent la baïonnette contre le poitrail de son cheval. Un officier de la Convention sort au bruit. Il crie aux gendarmes : « Arrêtez ce rebelle ! Un décret vous l'ordonne. » Les gendarmes obéissent à la loi, arrêtent leur général, le précipitent de son cheval, le garrottent avec leurs ceinturons, et le jettent ivre-mort dans une des salles du comité de sûreté générale.

 

IV.

Pendant qu'Henriot succombait ainsi aux portes de la Convention, Saint-Just, Lebas, Couthon étaient ramenés en triomphe par leurs libérateurs vers la place de l'Hôtel-de-Ville. Le conseil municipal appelait à grands cris Robespierre. On savait par la rumeur publique que le concierge du Luxembourg avait refusé de le recevoir. On se demandait si les scélérats de la Convention n'avaient pas assassiné le vertueux citoyen dans l'acte même de son obéissance à la loi. On ignorait les motifs de son absence. Fleuriot, Payan, Coffinhal rassurèrent bientôt le conseil, et ajoutèrent à l'enthousiasme par l'attendrissement sur tant d'abnégation. Voici ce qui s'était passé :

Robespierre voulait mourir ou triompher pur au moins en apparence de toute complicité dans l'insurrection. Entouré à la porte du Luxembourg et supplié de se mettre à la tête du peuple pour punir la Convention, il était obstinément resté entre les mains de ses gendarmes ; il s'était fait conduire, toujours sous leur garde, au dépôt de la municipalité, hôtel occupé depuis par la Préfecture de police. Là, toutes les instances des Jacobins et tous les messages de Fleuriot et de Payan n'avaient pu le décider à violer l'ordre de son arrestation. Prisonnier par une loi de ses ennemis, il voulait, ou triompher, ou succomber vaincu par la loi. Il croyait à son acquittement par le tribunal révolutionnaire. Mais dût-il être condamné, la mort d'un juste comme lui, disait-il, était moins funeste à la république que l'exemple d'une révolte contre la représentation nationale. Robespierre, confiné ainsi volontairement trois heures à la Préfecture de police, ne céda qu'à une patriotique violence de Coffinhal, qui vint disperser ses gendarmes, l'enlever à sa prison et le porter dans ses bras jusque dans la salle du conseil-général à l'Hôtel-de-Ville. « S'il y a crime, le crime sera le mien ; s'il y a gloire, à toi la gloire et le salut du peuple ! » lui dit Coffinhal. « Les scrupules sont faits pour le crime, jamais pour la vertu. En te sauvant, tu sauves la liberté et la patrie. Ose être criminel à ce prix ! »

 

V.

Mais au moment même où Robespierre, porté plus qu'entraîné par Coffinhal, entrait dans la salle du conseil général, étouffé dans les embrassements de son frère, de Saint-Just, de Lebas et de Couthon, on vint annoncer l'arrestation d'Henriot. Coffinhal, sans perdre un instant, redescend sur la place, harangue quelques pelotons de sectionnaires, les enlève, s'arme d'un fusil à baïonnette, et marche, à la tête de cette colonne, au comité de sûreté générale. Il s'élance, son arme à la main, dans les couloirs et dans les salles extérieures de l'aile des Tuileries où siégeait le comité. Il y trouve Henriot endormi dans son vin. Il le délivre, le replace sur son cheval encore attaché à la grille du Carrousel, et le ramène à ses canonniers. Henriot, réveillé, encouragé, délivré, brûlant de venger sa honte, s'élance vers ses batteries et tourne ses pièces contre la Convention.

 

VI.

Il était sept heures du soir. C'était l'heure où les députés dispersés rentraient en séance. La consternation pâlissait tous les visages. On se communiquait à voix basse les présages sinistres de toutes parts recueillis pendant ces heures d'inaction : le serment des Jacobins de mourir ou de triompher avec Robespierre, l'évasion des prisonniers, le flot de la sédition s'amoncelant dans les faubourgs, le tocsin sonnant dans le lointain, les sections se ralliant à la commune, les canons braqués contre les Tuileries, le vide formé autour de la Convention, la témérité des comités affrontant un peuple armé avec la force abstraite de la loi, l'approche des trois mille jeunes élèves de la nation, ces prétoriens de Robespierre, accourant du Champ-de-Mars à la voix de Labretèche et de Souberbielle pour inaugurer dans le sang le règne du nouveau Marius. Les timides exagéraient le péril, les indécis le grossissaient, les lâches paraissaient aux portes, sondaient le terrain et disparaissaient. Les membres des comités, expulsés du lieu ordinaire de leurs séances par l'invasion de Coffinhal, avertis de la présence d'Henriot sur le Carrousel, délibéraient debout dans un cabinet attenant à la salle des séances publiques. Toute la force des comités reposait en eux seuls. Le salut de la Convention était dans son attitude. Un mot pouvait la perdre, un geste la sauver.

La Convention, en cet instant, s'éleva à la hauteur de son péril et ne désespéra pas de la représentation nationale devant les canons braqués contre l'enceinte des lois.

Bourdon de l'Oise paraît à la tribune. Les entretiens particuliers cessent. Bourdon annonce que les Jacobins viennent de recevoir une députation de la commune et de fraterniser avec les insurgés. Il engage la Convention à fraterniser elle-même avec le peuple de Paris et à calmer, en se montrant, comme au 31 mai, l'effervescence des citoyens. Merlin raconte son arrestation par les satellites d'Henriot et sa délivrance par les gendarmes. Legendre, qui retrouve dans le désespoir de la circonstance et dans l'absence de Robespierre l'énergie de ses premiers jours, raffermit les courages ébranlés. Il est interrompu par un tumulte extérieur.

C'est Henriot qui vient d'ordonner à ses canonniers d'enfoncer les portes. Billaud-Varennes dénonce cet attentat. Des députés se précipitent hors de la salle. Collot-d'Herbois s'élance à son poste, le fauteuil du président. Ce siège, placé en face de la porte, doit recevoir les premiers boulets. « Citoyens, » s'écrie Collot en se couvrant et en s'asseyant, « voici le moment de mourir à notre poste ! — Nous y mourrons ! » lui répond la Convention tout entière en s'asseyant comme pour attendre le coup. Les citoyens des tribunes, électrisés par cette contenance, se lèvent, jurent de défendre la Convention, sortent en foule et se répandent dans les jardins, dans les cours et dans les quartiers voisins en criant : « Aux armes ! » La Convention porte un décret de hors la loi contre Henriot. Amar sort, escorté de ses collègues intrépides, et harangue les troupes : « Canonniers, » leur dit-il, « déshonorerez-vous votre patrie, après en avoir tant de fois bien mérité ? Voyez cet homme ; il est ivre ! Quel autre qu'un ivrogne pourrait commander le feu contre la représentation et contre la patrie ? »

 

VII.

Les canonniers, émus par ces paroles, intimidés par le décret, refusent d'obéir à leur chef. Henriot, à demi abandonné, ramène avec peine ses canons sur la place de l'Hôtel-de-Ville. L'audacieux Barras est nommé à sa place commandant de la garde nationale et de toutes les forces de la Convention. On lui adjoint Fréron, Léonard Bourdon, Legendre, Goupilleau de Fontenay, Bourdon de l'Oise, tous hommes de main. On nomme douze commissaires pour aller fraterniser avec les sections, éclairer l'esprit public, rallier la garde nationale à la Convention. Les colonnes des sectionnaires, en marche vers l'Hôtel-de-Ville, se débandent. Leurs tronçons se dispersent aux impulsions contraires des agents de la commune ou des commissaires de la Convention. Les uns poursuivent leur route vers la place de Grève ; les autres viennent se ranger en bataille, sous l'épée de Barras, autour des Tuileries. Le peuple, tiraillé en sens opposé et déjà lassé de convulsions, entend tour à tour les proclamations de la commune et les décrets de hors la loi de la Convention. Il ne sait où est la justice. Il flotte et s'arrête irrésolu.

 

VIII.

La nuit enveloppait déjà de ses ombres les attroupements qui s'éclaircissaient autour de l'Hôtel-de-Ville ou qui se grossissaient autour des Tuileries. Barras et les députés militaires dont il s'était entouré parcouraient à cheval, à la lueur des torches, les quartiers du centre de Paris. Ils appelaient à haute voix les citoyens au secours de la représentation contre une horde de factieux. Une armée ou plutôt une poignée d'hommes dévoués, composée de citoyens de toutes les sections, de gendarmes et de quelques canonniers transfuges d'Henriot, se formait ainsi, au nombre de dix-huit cents hommes, autour de la Convention. Barras, en attendant le jour, pouvait grossir ce noyau ; mais Barras connaissait le prix du temps et la puissance de l'audace. Il improvise avec sang-froid un plan de campagne et l'exécute avec promptitude. Il fait envelopper en silence l'Hôtel-de-Ville par quelques détachements qui se glissent à travers les rues détournées, et qui coupent ainsi les renforts et la retraite aux insurgés. Barras lui-même, ses canons en avant-garde, marche lentement par les quais sur l'Hôtel-de-Ville. Léonard Bourdon, suivant, avec une autre colonne, les rues étroites parallèles au quai, s'avance du même pas pour déboucher d'un autre côté sur l'autre extrémité de la place de Grève. A mesure que Barras et Bourdon avançaient vers le foyer de l'insurrection, le bourdonnement du peuple, autour de l'Hôtel-de-Ville, semblait s'amoindrir. Le tumulte s'assoupissait à leur approche. La nuit combattait pour eux. Barras, rassuré par la solitude des quais, fait faire halte à ses têtes de colonne. Il revient au galop à la Convention. Il entre dans la salle. Il monte à la tribune. Sa contenance martiale, ses armes, ses paroles ramènent la confiance dans les esprits. La Convention rassurée, Barras remonte à cheval aux cris de : Vive la république ! Vive le sauveur de la Convention ! Fréron et ses aides-de-camp lui succèdent à la tribune. Ils rendent compte de l'état de Paris du côté du Champ-de-Mars. « Nous avons coupé la marche aux élèves de la patrie, que le traître Lebas était chargé d'insurger pour Robespierre, » s'écrie Fréron, « nous avons envoyé des canonniers patriotes se répandre dans les rangs de leurs camarades égarés sur la place de l'Hôtel-de-Ville et les ramener au devoir. Nous allons marcher maintenant et sommer les révoltés. S'ils refusent de nous livrer les traîtres, nous les ensevelirons sous les ruines de cet édifice ! »

Tallien monte au fauteuil du président : « Partez ! » dit-il d'une voix énergique à Fréron et à ses collègues, « partez ! et que le soleil ne se lève pas avant que la tête des conspirateurs ne soit tombée ! »

 

IX.

Cependant Robespierre persistait, à la commune, dans l'impassibilité qu'il s'était imposée. Il avait l'air de l'otage plutôt que du chef de l'insurrection. Coffinhal, Fleuriot, Payan soutenaient seuls l'énergie du conseil et le dévouement du peuple. Aucun d'eux n'avait une popularité suffisante pour donner son nom à un si grand mouvement. Robespierre leur refusait le sien. Ils étaient contraints de lui faire violence pour le sauver et se sauver avec lui. « Oh ! si j'étais Robespierre ! » lui dit Coffinhal. En sortant de la Préfecture de police pour se rendre à l'Hôtel-de-Ville, Robespierre n'avait cessé de répéter à la députation qui l'entraînait : « Vous me perdez ! vous vous perdez vous-mêmes ! vous perdez la république ! » Depuis qu'il était au conseil de la commune, il affectait de rester indifférent aux mouvements qui s'agitaient autour de lui. Saint-Just et Couthon le suppliaient de céder à la voix de ce peuple qui lui décernait par ses cris la dictature, et d'exercer la toute-puissance une nuit pour abdiquer le lendemain entre les mains de la Convention épurée. « Le peuple, » lui répétait Couthon, « n'attend qu'un mot de toi pour écraser ses tyrans et tes ennemis ! Adresse-lui du moins une proclamation qui lui indique ce qu'il a à faire. — Et au nom de qui ? » demanda Robespierre. — « Au nom de la Convention opprimée, » répondit Saint-Just. — « Souviens-toi du mot de Sertorius, » ajouta Couthon.

« Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis !

éNon, non, » répliqua Robespierre, « je ne veux pas donner l'exemple de la représentation nationale asservie par un citoyen. Nous ne sommes rien que par le peuple, nous ne devons pas substituer nos volontés à ses droits. — Alors, » s'écria Couthon, « nous n'avons qu'à mourir ! — Tu l'as dit, » reprit flegmatiquement Robespierre, résolu, à s'immoler en victime plutôt que de triompher en factieux ; et il s'accouda silencieux sur la table du conseil. « Eh bien ! c'est toi qui nous tues, » lui dit Saint-Just. Robespierre avait sous les yeux une feuille de papier au timbre de la commune de Paris. Cette feuille contenait un appel à l'insurrection brièvement rédigé par un des membres du conseil. Robespierre, obsédé par ses collègues, avait signé la moitié de son nom au bas de la page, puis, arrêté par ses scrupules et par son indécision, et laissant sa signature inachevée, il avait repoussé le papier et jeté la plume. Cette attitude, qui perdait les amis de Robespierre, ne le dégradait cependant pas à leurs yeux.

Couthon se reprochait de ne pas s'élever de lui-même à cette impassibilité de patriotisme. Lebas, homme d'action, se sentait enchaîné par l'admiration. Robespierre le jeune ne cherchait son devoir que dans les yeux de son frère. Saint-Just, rentré dans un silence respectueux, n'osait plus combattre une pensée qu'il croyait supérieure à la sienne, sinon en génie, du moins en vertu. Il attendait que l'oracle se prononçât par la voix du peuple, prêt également à suivre son maître à la dictature ou à la mort.

Payan seul essayait d'entretenir dans les quatre-vingt-douze membres de la commune, dans le peuple des tribunes et dans les masses qui encombraient l'Hôtel-de-Ville, la constance et l'ardeur de l'insurrection. Il crut enflammer les complices de la commune par l'indignation, et leur enlever tout autre asile que la victoire, en leur lisant les mises hors la loi que la Convention venait de porter. Il ajouta artificieusement à cette liste de mises hors la loi les spectateurs des tribunes, espérant ainsi confondre le peuple et la commune dans la même solidarité. Cette astuce de Payan, qui pouvait tout sauver, perdit tout. A peine eut-il lu le faux décret, que la foule qui remplissait les tribunes s'évada comme si elle eût vu briller le glaive de la Convention dans son décret. Les tribunes entraînèrent dans leur fuite les masses de sectionnaires lassées d'un mouvement qui tournait depuis sept heures sur lui-même. La nuit était à demi consommée dans ces oscillations. Deux heures sonnèrent à l'Hôtel-de-Ville.

 

X.

Au même instant la troupe de Léonard Bourdon, qui s'était glissée en silence par les rues latérales au quai, faisait halte avant de déboucher sur la place de Grève au cri de Vive la Convention ! En vain Henriot, le sabre à la main et galopant comme un insensé au milieu de la foule qu'il écrase, répond à ce cri par le cri de Vive la commune ! Le mépris universel pour ce chef, le désordre de ses mouvements, l'égarement de ses gestes, ses traits avinés, les rues cernées, l'approche des colonnes sèment le découragement dans les rangs des sectionnaires. Les canonniers couvrent de huées leur stupide général, tournent la gueule de leurs canons contre l'Hôtel-de-Ville, et font retentir les places et les quais d'un immense cri de Vive la Convention ! Puis se dispersent.

La colonne de Barras s'arrête à ce cri pour laisser la foule évacuer la place. En quelques minutes, tout s'écoule ou se rallie aux bataillons de Barras.

Un profond silence règne aux portes de la commune. Léonard Bourdon craint un piège dans cette immobilité. Il croit que les insurgés, fortifiés dans les salles, vont foudroyer sa colonne et s'ensevelir sous les débris de l'Hôtel-de-Ville. Une terreur mutuelle laisse longtemps la place de Grève vide, les assiégeants et les assiégés à distance. Un coup de feu éclate enfin dans l'intérieur. Des cris d'horreur, un tumulte sourd sortent des fenêtres. A ce bruit Dulac, agent résolu du comité de sûreté générale, à la tête de vingt-cinq sapeurs et de quelques grenadiers, traverse la place, enfonce les portes à coups de hache, et monte, la baïonnette en avant, le grand escalier.

 

XI.

Au retentissement des pas qui s'approchaient, Lebas, armé de deux pistolets, en avait présenté un à Robespierre en le conjurant de se donner la mort. Robespierre, Saint-Just, Couthon avaient refusé de se frapper eux-mêmes, préférant mourir de la main de leurs ennemis. Assis impassibles autour d'une table dans la salle de l'Égalité, ils écoutent le bruit qui monte, regardent la porte, attendent leur sort.

Au premier coup de crosse de fusil sur les marches, Lebas se tire un coup de pistolet clans le cœur et tombe mort entre les bras du jeune Robespierre. Celui-ci, quoique certain de son innocence et de son acquittement, ne veut survivre ni à son frère ni à son ami. Il ouvre une fenêtre, se précipite dans la cour et se casse une jambe. Coffinhal, remplissant de ses pas et de ses imprécations les salles et les couloirs rencontre Henriot, hébété de peur et de vin. Il lui reproche sa crapule et sa lâcheté, et, le saisissant dans ses bras, il le porte vers une fenêtre ouverte, et le lance du deuxième étage sur un tas d'immondices. « Va, misérable ivrogne, » lui dit-il en le lançant dans le vide, « tu n'es pas digne de l'échafaud ! »

Cependant Dulac, rassuré sur l'intérieur de la maison commune, avait envoyé un de ses grenadiers avertir la colonne de Bourdon, du libre accès de l'Hôtel-de-Ville.

Léonard Bourdon range sa troupe en bataille devant le perron. Il monte lui-même accompagné de cinq gendarmes et d'un détachement. Il se précipite avec Dulac et ce peloton vers la salle de l'Égalité. La porte cède aux coups de crosse des fusils des grenadiers. « Mort au tyran ! — Lequel est le tyran ? » crient les soldats. Léonard Bourdon n'ose affronter les regards de son ennemi désarmé. Un peu en arrière du peloton, couvert par le corps d'un gendarme nommé Méda, il saisit de la main droite le bras du gendarme armé d'un pistolet ; et indiquant de la main gauche celui qu'il fallait viser, il dirige le canon du pistolet sur Robespierre et dit au gendarme : « C'est lui ! » Le coup part ; Robespierre tombe la tête en avant sur la table, tachant de son sang la proclamation qu'il n'a pas achevé de signer. La balle avait percé la lèvre gauche et fracassé les dents. Couthon, en voulant se lever, chancelle sur ses jambes mortes et roule sous la table. Saint-Just reste assis et immobile. Il regarde tantôt avec tristesse Robespierre, tantôt avec fierté ses ennemis.

 

XII.

Au bruit des coups de feu et des cris de Vive la Convention ! les colonnes de Barras débouchent sur la place, escaladent l'Hôtel-de-Ville, en ferment les issues, s'emparent de Fleuriot, de Payan, de Duplay, des quatre-vingts membres de la commune, les garrottent, les forment en colonnes de prisonniers dans la salle, et se préparent à les conduire en triomphe à la Convention. Coffinhal seul s'échappe à la faveur de la confusion générale ; il enfonce la porte barricadée d'une salle basse, sort de l'Hôtel-de-Ville, et se réfugie sur le fleuve dans un bateau de blanchisseuses, d'où la faim le fit sortir et découvrir le lendemain.

Barras, suivi de la longue file de ses prisonniers, reprend avec ses colonnes la route de la Convention. Les premières lueurs du jour commençaient à poindre. Robespierre, porté par quatre gendarmes sur un brancard, le visage entouré d'un mouchoir sanglant, ouvrait le cortége. Les porteurs de Couthon l'avaient laissé tomber et rouler par mépris au coin de la place de Grève ; ils le ramassèrent. Ses habits souillés et déchirés laissaient à nu une partie du buste. Robespierre le jeune, évanoui, était porté à bras par deux hommes du peuple. Le cadavre de Lebas était couvert d'un tapis de table taché de sang. Saint-Just, les mains liées par-devant, la tête nue, les yeux baissés, le visage recueilli dans la résignation et non dans la honte, suivait à pied.

A cinq heures, la tête de colonne entra aux Tuileries. La Convention attendait le dénouement sans le craindre. Un frémissement tumultueux annonce l'approche de Barras et de Fréron. Charlier préside : « Le lâche Robespierre est là, » dit-il en montrant du geste la porte. « Voulez-vous qu'il entre ? — Non ! non ! » répondent les représentants, les uns par horreur, les autres par pitié. « Étaler dans la Convention le corps d'un homme couvert de tous les crimes, » s'écrie Thuriot ; « ce serait enlever à cette belle journée tout l'éclat qui lui convient. Le cadavre d'un tyran ne peut apporter que la contagion. La place qui est marquée pour Robespierre et pour ses complices est la place de la Révolution. »

Léonard Bourdon, ivre de triomphe, raconte son expédition, et présente à la Convention le gendarme qui a tiré sur Robespierre. Legendre rentre armé de deux pistolets. Il annonce qu'il vient de disperser les Jacobins et de fermer lui-même les portes de leur salle. Il en jette les clefs sur la tribune.

 

XIII.

Robespierre, déposé dans la salle d'attente, était étendu sur une table. Une chaise renversée soutenait sa tête. Une foule immense entrait, sortait, se renouvelait pour regarder du haut des banquettes le maître de la république abattu. Quelques députés parmi ses adulateurs de la veille venaient s'assurer que le tyran ne se relèverait plus. On n'épargnait à l'agonie du blessé ni les regards, ni les invectives, ni les mépris. Les huissiers de la Convention le montraient du doigt aux spectateurs comme une bête féroce dans une ménagerie. Il feignait la mort pour échapper aux insultes et aux invectives dont il était l'objet. Un employé du comité de salut public, qui se réjouissait de la chute de la tyrannie, mais qui plaignait l'homme, s'approcha de Robespierre, dénoua sa jarretière, abaissa ses bas sur ses talons, et, posant la main sur sa jambe nue, sentit les pulsations de l'artère qui révélaient la plénitude de la vie. « Il faut le fouiller, » dit la foule. On trouva dans la poche de son habit deux pistolets dans leur fourreau. Les armes de France étaient incrustées sur ce fourreau. « Voyez le scélérat, » s'écrie la foule, « la preuve qu'il aspirait au trône, c'est qu'il portait sur lui les symboles proscrits de la royauté ! » Ces pistolets, enfermés dans leur étui et chargés, attestent assez que Robespierre ne s'était pas tiré lui-même le coup de feu.

En ce moment Legendre passa dans la salle, s'approcha du corps de son ennemi et l'apostrophant, d'une voix théâtrale : « Eh bien, tyran ! » lui dit-il avec un geste de défi, « toi pour qui la république n'était pas assez grande hier, tu n'occupes pas aujourd'hui deux pieds de large sur cette petite table ! » Robespierre dut entendre avec horreur et avec mépris cette voix qu'un seul de ses regards avait si souvent étouffée à la Convention, et dont les adulations l'avaient dégoûté après la mort de Danton. Quoique immobile, il voyait et il entendait tout. Le sang qui coulait de sa blessure se formait en caillots dans sa bouche. Il se ranima, il étancha ce sang avec le fourreau de peau d'un des pistolets. Son regard éteint, mais observateur, se promenait sur la foule comme pour y chercher de la compassion ou de la justice. Il n'y découvrait que de l'horreur, et il refermait les yeux. La chaleur de la salle était étouffante. Une fièvre ardente colorait les joues de Robespierre ; la sueur inondait son front. Nul ne l'assistait de la main. On avait placé à côté de lui, sur la table, une coupe de vinaigre et une éponge. De temps en temps il imbibait l'éponge et en humectait ses lèvres.

Après cette longue exposition à la porte de la salle, d'où le vaincu entendait les explosions de la tribune contre lui, on le transporta au comité de sûreté générale. Billaud, Collot, Vadier, les plus implacables de ses ennemis, l'y attendaient. Ils l'interrogèrent pour la forme. Ses regards seuls leur répondirent. Ils abrégèrent son supplice et leur joie. Transporté à l'Hôtel-Dieu, des chirurgiens sondèrent et pansèrent sa plaie. Robespierre trouva dans la salle des blessés Couthon, apporté là comme infirme ; Henriot, les membres mutilés par sa chute ; son frère enfin, dont on avait réduit la fracture. Après le pansement, les blessés furent tous transférés et réunis dans le même cachot à la Conciergerie. Saint-Just les y attendait à côté du cadavre de Lebas.

En entrant à la Conciergerie, Saint-Just s'était rencontré sous la porte basse du guichet avec le général Hoche, qu'il y avait fait enfermer lui-même quelques semaines avant. Hoche, au lieu d'insulter à la chute de son ennemi, lui serra la main et se rangea de côté les yeux baissés pour laisser passer le jeune proconsul. Les héros respectent le malheur jusque dans ceux qui les ont proscrits.

Le maire Fleuriot-Lescot, Payan, Dumas, Vivier, président des Jacobins, la vieille Lavalette, Duplay, sa femme et ses filles, hôtes de Robespierre, d'abord conduits au Luxembourg, avaient été ramenés aussi à la Conciergerie.

A trois heures, on les conduisit ou on les porta au tribunal révolutionnaire. La Convention était désormais si sûre de l'obéissance qu'elle n'avait pas changé l'instrument. Les juges et les jurés étaient les mêmes qui s'apprêtaient la veille à envoyer à la mort les ennemis de ceux qu'ils immolaient aujourd'hui. Fouquier-Tinville lut avec le même accent de rigoureuse conviction les décrets de hors la loi et se borna à faire constater l'identité. Fouquier n'osa lever les yeux sur Dumas, son collègue au tribunal révolutionnaire, ni sur Robespierre, son patron.

A cinq heures, les charrettes attendaient les condamnés au pied du grand escalier. Robespierre, son frère, Couthon, Henriot, Lebas étaient ou des débris humains ou des cadavres. On les attacha par les jambes, par le tronc et par les bras, au bois de la première charrette. Les cahots du pavé leur arrachaient des cris de douleur et des gémissements. On les dirigea par les rues les plus longues et les plus populeuses de Paris. Les portes, les fenêtres, les balcons, les toits étaient encombrés de spectateurs, et surtout de femmes en habits de fête. Elles battaient des mains au supplice, croyant expier la terreur en exécrant l'homme qui lui avait donné son nom. « A la mort ! à la guillotine ! » criaient autour des roues les fils, les parents, les amis des victimes. Le peuple, rare et morne, regardait sans donner aucun signe ni de regret ni de satisfaction. Des jeunes gens privés d'un père, des femmes privées d'un époux fendirent seuls de distance en distance la haie de gendarmes, s'attachèrent, aux essieux et couvrirent d'imprécations Robespierre. Ils semblaient craindre que la mort ne leur dérobât le cri et la satisfaction de leur vengeance. La tête de Robespierre était entourée d'un linge taché de sang qui soutenait son menton et se nouait sur ses cheveux. On n'apercevait qu'une de ses joues, le front et les yeux. Les gendarmes de l'escorte le montraient au peuple avec la pointe de leurs sabres. Il détournait la tête et levait les épaules, comme s'il eût eu pitié de l'erreur qui lui imputait à lui seul tant de forfaits rejaillissant sur son nom. Son intelligence tout entière respirait dans ses yeux. Son attitude indiquait la résignation, non la crainte. Le mystère qui avait couvert sa vie couvrait ses pensées. Il mourait sans dire son dernier mot.

 

XIV.

Devant la maison de l'artisan qu'il avait habitée, et dont le père, la mère et les enfants étaient déjà dans les fers, une bande de femmes arrêta le cortège et dansa en rond autour de la charrette.

Un enfant tenant à la main un seau de boucher rempli de sang de bœuf et y trempant un balai, en lança les gouttes contre les murs de la maison. Robespierre ferma les yeux pendant cette halte pour ne pas voir le toit insulté de ses amis, où il avait porté le malheur. Ce fut son seul geste de sensibilité pendant ces trente-six heures de supplice.

Le soir du même jour, ces furies de la vengeance envahirent la prison où avait été jetée la femme de Duplay, l'étranglèrent et la pendirent à la tringle de ses rideaux.

On se remit en marche vers l'échafaud. Couthon était rêveur ; Robespierre le jeune, attendri. Les secousses, qui renouvelaient la fracture de sa jambe, lui arrachaient des cris involontaires. Henriot avait Je visage barbouillé de sang comme un ivrogne ramassé dans le ruisseau. On lui avait arraché son uniforme. Il n'avait pour tout vêtement que sa chemise souillée de boue. Saint-Just, vêtu avec décence, les cheveux coupés, le visage pâle mais serein, n'affectait dans son attitude ni humiliation ni fierté. On voyait à l'élévation de son regard que son œil portait au-delà du temps et de l'échafaud ; qu'il suivait sa pensée au supplice comme il l'aurait suivie au triomphe, sachant pourquoi il allait mourir et ne reprochant rien à la destinée, puisqu'il mourait pour sa fidélité à ses principes, à son maître et à la mission qu'il s'était donnée. Être incompréhensible et incomplet, uniquement composé d'intelligence et n'ayant que les passions de l'esprit : l'organe du cœur manquait entièrement à sa nature comme à sa théorie. Son cœur absent ne reprochait rien à sa conscience abstraite, et il mourait odieux et maudit sans se sentir coupable. Cécité morale qui conduit à l'abîme quand on croit marcher au salut du monde et à l'admiration de la postérité ! On s'étonnait de tant de jeunesse dans le dogmatisme des idées, de tant de grâce dans le fanatisme, de tant de conscience dans l'impassibilité

Arrivés au pied de la statue de la Liberté, les exécuteurs portèrent les blessés sur la plate-forme de la guillotine. Aucun d'eux n'adressa ni parole, ni reproche au peuple. Ils lisaient leur jugement dans la contenance étonnée de la foule. Robespierre monta d'un pas ferme les degrés de l'échafaud. Avant de détacher le couteau, les exécuteurs lui arrachèrent le bandage qui enveloppait sa joue, pour que le linge n'ébréchât pas le tranchant de la hache. Il jeta un rugissement de douleur physique qui fut entendu jusqu'aux extrémités de la place de la Révolution. La place fit silence. Un coup sourd de la hache retentit. La tête de Robespierre tomba. Une longue respiration de la foule, suivie d'un applaudissement immense, succéda au coup du couteau.

Saint-Just parut alors debout au sommet de l'échafaud : grand, mince, la tête inclinée, les bras liés, les pieds dans le sang de son maître, dessinant sa stature haute et grêle sur le ciel éclairé du dernier crépuscule du soir. Il mourut sans ouvrir les lèvres, emportant son acceptation ou sa protestation, intérieure dans la mort. Il avait vingt-six ans et deux jours.

On jeta pêle-mêle ces vingt-deux troncs dans le tombereau avec le cadavre de Lebas.

 

XV.

Quelques semaines après, une jeune femme, vêtue en blanchisseuse et portant un enfant de six mois sur les bras, se présenta dans la maison garnie qu'avait habitée Saint-Just, et demanda à parler en secret à la fille du maître de l'hôtel. L'étrangère était la veuve de Lebas, fille de Duplay. Après le suicide de son mari, le supplice de son père, le meurtre de sa mère et l'emprisonnement de ses sœurs, madame Lebas avait changé son nom, elle s'était vêtue en femme du peuple, elle gagnait sa vie et celle de son enfant en lavant le linge dans les bateaux qui servent de lavoirs sur le fleuve. Quelques républicains persécutés connaissaient seuls son travestissement et admiraient son courage. Il ne lui restait ni héritage, ni trace, ni portrait de son mari. Elle adorait en silence son souvenir.

La jeune fugitive avait appris que l'hôtesse de Saint-Just, peintre de profession, possédait un portrait du disciple de Robespierre peint par elle peu de temps avant le supplice. Elle brûlait du désir de posséder cette peinture, qui lui rappellerait au moins son mari dans la figure du jeune républicain, le collègue et l'ami le plus cher de Lebas. La jeune artiste, réduite elle-même à l'indigence par l'emprisonnement de son propre père poursuivi comme hôte de Saint-Just, demandait six louis de son travail. Madame Lebas ne possédait pas cette somme. Elle n'avait sauvé du séquestre qu'une malle de hardes, de linge et d'habits de noce, sa seule fortune. Elle offrit ce coffre et tout ce qu'il contenait pour prix du portrait. L'échange fut accepté. La pauvre veuve apporta la nuit ses hardes et remporta son trésor. C'est ainsi qu'a été conservée par l'amour conjugal à la postérité la seule image de ce jeune révolutionnaire. Beau, fantastique, nuageux comme une théorie, pensif comme un système, triste comme un pressentiment. C'est moins le portrait d'un homme que celui d'une idée. Il ressemble à un rêve de la république de Dracon.

 

XVI.

Telle fut la fin de Robespierre et de son parti, surpris et immolé dans la manœuvre qu'il méditait pour ramener la terreur à la loi, la Révolution à l'ordre et la république à l'unité. Renversé par des hommes, les uns meilleurs, les autres pires que lui, il eut le malheur suprême de mourir le même jour que finit la terreur, et d'accumuler ainsi sur son nom jusqu'au sang des supplices qu'il voulait tarir et jusqu'aux malédictions des victimes qu'il voulait sauver. Sa mort fut la date et non la cause de la détente de la terreur. Les supplices allaient cesser par son triomphe comme ils cessèrent par son supplice. La justice divine déshonorait ainsi son repentir et portait malheur à ses bonnes intentions. Elle faisait de sa tombe un gouffre fermé. Elle faisait de sa mémoire une énigme dont l'histoire frémit de prononcer le mot, craignant également de faire injustice si elle dit crime, ou de faire horreur si elle dit vertu ! Pour être juste et pour être instructif, il faut associer hardiment ces deux mots qui répugnent d'être unis ensemble, et en composer un mot complexe. Ou plutôt il faut renoncer à qualifier ce qu'il faut désespérer de définir. Cet homme fut et restera sans définition.

Il y a un dessein dans sa vie, et ce dessein est grand : le règne de la raison par la démocratie. Il y a un mobile, et ce mobile est divin : c'est la soif de la vérité et de la justice dans les lois. Il y a une action, et cette action est méritoire : c'est le combat à mort contre le vice, le mensonge et le despotisme. Il y a un dévouement, et ce dévouement est constant, absolu comme une immolation antique : c'est le sacrifice de soi-même, de sa jeunesse, de son repos, de son bonheur, de son ambition, de sa vie, de sa mémoire à son œuvre. Enfin, il y a un moyen, et ce moyen est tour à tour légitime ou exécrable : c'est la popularité. Il caresse le peuple par ses parties ignobles. Il exagère le soupçon. Il suscite l'envie. Il agace la colère. Il envenime la vengeance. Il ouvre les veines du corps social pour guérir le mal ; mais il en laisse couler la vie, pure ou impure, avec indifférence, sans se jeter entre les victimes et les bourreaux. Il ne veut pas le mal, et il l'accepte. Il livre à ce qu'il croit le besoin de sa situation les têtes du roi, de la reine, de leur innocente sœur. Il cède à la prétendue nécessité la tête de Vergniaud ; à la peur, à la domination, la tête de Danton. Il permet que son nom serve pendant dix-huit mois d'enseigne à l'échafaud et de justification à la mort. Il espère racheter plus tard ce qui ne se rachète jamais : le crime présent par la sainteté des institutions futures. Il s'enivre d'une perspective de félicité publique pendant que la France palpite sur l'échafaud. Il a le vertige de l'humanité. Il veut extirper avec le fer toutes les racines malfaisantes du sol social. Il se croit les droits de la Providence parce qu'il en a le sentiment et le plan dans son imagination. Il se met à la place de Dieu. Il veut être le génie exterminateur et créateur de la Révolution. Il oublie que si chaque homme se divinisait ainsi lui-même, il ne resterait à la fin qu'un seul homme sur le globe, et que ce dernier des hommes serait l'assassin de tous les autres ! Il tache de sang les plus pures doctrines de la philosophie. Il inspire à l'avenir l'effroi du règne du peuple, la répugnance à l'institution de la république, le doute sur la liberté. Il tombe enfin dans sa première lutte contre la terreur, parce qu'il n'a pas conquis, en lui résistant dès le commencement, le droit et la force de la dompter. Ses principes sont stériles et condamnés comme ses proscriptions, et il meurt en s'écriant avec le découragement de Brutus : « La république périt avec moi ! » Il était en effet, en ce moment, l'âme de la république. Elle s'évanouit dans son dernier soupir. Si Robespierre s'était conservé pur et sans concession aux égarements des démagogues jusqu'à cette crise de lassitude et de remords, la république aurait survécu, rajeuni et triomphé en lui. Elle cherchait un régulateur, il ne lui présentait qu'un complice. Il lui préparait un Cromwell.

Le suprême malheur de Robespierre en périssant ne fut pas tant de périr et d'entraîner la république avec lui, que de ne pas léguer à la démocratie, dans la mémoire de l'homme qui avait voulu la personnifier avec le plus de foi, une de ces figures pures, éclatantes, immortelles, qui vengent une cause de l'abandon du sort et qui protestent contre la ruine par l'admiration sans répugnance et sans réserve qu'elles inspirent à la postérité. Il fallait à la république un Caton d'Utique dans le martyrologe de ses fondateurs : Robespierre ne lui laissait qu'un Marius moins l'épée. La démocratie avait besoin d'une gloire qui rayonnât à jamais d'un nom d'homme sur son berceau : Robespierre ne lui rappelait qu'une grande constance, une grande incorruptibilité et un grand remords. Ce fut la punition de l'homme, la punition du peuple, celle du temps et celle aussi de l'avenir. Une cause n'est souvent qu'un nom d'homme. La cause de la démocratie ne devait pas être condamnée à voiler ou à justifier le sien. Le type de la démocratie doit être magnanime, généreux, clément et incontestable comme la vérité.

 

XVII.

Avec Robespierre et Saint-Just finit la grande période de la république. La seconde race des révolutionnaires commence. La république tombe de la tragédie dans l'intrigue, du spiritualisme dans l'ambition, du fanatisme dans la cupidité. Au moment où tout se rapetisse, arrêtons-nous pour contempler ce qui fut si grand.

La Révolution n'avait duré que cinq ans. Ces cinq années sont cinq siècles pour la France. Jamais peut-être sur cette terre, à aucune époque, depuis l'incarnation de l'idée chrétienne, un pays ne produisit, en un si court espace de temps, une pareille éruption d'idées, d'hommes, de natures, de caractères, de génies, de talents, de catastrophes, de crimes et de vertus, que pendant cette élaboration convulsive de l'avenir social et politique, qu'on appelle du nom de la France. Ni le siècle de César et d'Octave à Rome. Ni le siècle de Charlemagne dans les Gaules et dans la Germanie. Ni le siècle de Périclès à Athènes. Ni le siècle de Léon X en Italie. Ni le siècle de Louis XIV en France. Ni le siècle de Cromwell en Angleterre. On dirait que la terre, en travail pour enfanter l'ordre progressif des sociétés, fait un effort de fécondité comparable à l'œuvre énergique de régénération que la Providence veut accomplir. Les hommes naissent comme des personnifications instantanées des choses qui doivent se penser, se dire, ou se faire. Voltaire, le bon sens ; Jean-Jacques Rousseau, l'idéal ; Condorcet, le calcul ; Mirabeau, la foudre ; Vergniaud, l'élan ; Danton, l'audace ; Marat, la fureur ; madame Roland, l'enthousiasme ; Charlotte Corday, la vengeance ; Robespierre, l'utopie ; Saint-Just, le fanatisme de la Révolution. Et derrière eux les hommes secondaires de chacun de ces groupes forment un faisceau que la Révolution détache après l'avoir réuni, et dont elle brise une à une toutes les tiges comme des outils ébréchés. La lumière brille à tous les points de l'horizon à la fois. Les ténèbres se replient. Les préjugés reculent. Les consciences s'affranchissent. Les tyrannies tremblent. Les peuples se lèvent. Les trônes croulent. L'Europe intimidée essaie de frapper, et, frappée elle-même, recule pour regarder de loin ce grand spectacle. Ce combat à mort pour la cause de la raison humaine est mille fois plus glorieux que les victoires des armées qui lui succèdent. Il conquiert au monde d'inaliénables vérités au lieu de conquérir à une nation de précaires accroissements de provinces. Il élargit le domaine de l'homme au lieu d'élargir les limites d'un peuple. Il a le martyre pour gloire et la vertu pour ambition. On est fier d'être d'une race d'hommes à qui la Providence a permis de concevoir de telles pensées, et d'être enfant d'un siècle qui a imprimé l'impulsion à de tels mouvements de l'esprit humain. On glorifie la France dans son intelligence, dans son rôle, dans son âme, dans son sang ! Les têtes de ces hommes tombent une à une ; les unes justement, les autres injustement ; mais elles tombent toutes à l'œuvre. On accuse ou l'on absout. On pleure ou on maudit. Les individus sont innocents ou coupables, touchants ou odieux, victimes ou bourreaux. L'action est grande et l'idée plane au-dessus de ses instruments comme la cause toujours pure sur les horreurs du champ de bataille. Après cinq ans, la Révolution n'est plus qu'un vaste cimetière. Sur la tombe de chacune de ces victimes il est écrit un mot qui la caractérise. Sur l'une, philosophie. Sur l'autre, éloquence. Sur celle-ci, génie. Sur celle-là, courage. Ici, crime. Là, vertu. Mais sur toutes il est écrit : Mort pour l'avenir et Ouvrier de l'humanité.

 

XVIII.

Une nation doit pleurer ses morts, sans doute, et ne pas se consoler d'une seule tête injustement et odieusement sacrifiée ; mais elle ne doit pas regretter son sang quand il a coulé pour faire éclore des vérités éternelles. Dieu a mis ce prix à la germination et à l'éclosion de ses desseins sur l'homme. Les idées végètent de sang humain. Les révélations descendent des échafauds. Toutes les religions se divinisent par les martyrs. Pardonnons-nous donc, fils des combattants ou des victimes ! Réconcilions-nous sur leurs tombeaux pour reprendre leur œuvre interrompue ! Le crime a tout perdu en se mêlant dans les rangs de la république. Combattre ce n'est pas immoler. Otons le crime de la cause du peuple comme une arme qui lui a percé la main et qui a changé la liberté en despotisme ; ne cherchons pas à justifier l'échafaud par la patrie et les proscriptions par la liberté ; n'endurcissons pas l'âme du siècle par le sophisme de l'énergie révolutionnaire ; laissons son cœur à l'humanité, c'est le plus sûr et le plus infaillible de ses principes, et résignons-nous à la condition des choses humaines. L'histoire de la Révolution est glorieuse et triste comme le lendemain d'une victoire et comme la veille d'un autre combat. Mais si cette histoire est pleine de deuil, elle est pleine surtout de foi. Elle ressemble au drame antique, où, pendant que le narrateur fait le récit, le chœur du peuple chante la gloire, pleure les victimes et élève un hymne de consolation et d'espérance à Dieu !

 

FIN DU HUITÈME VOLUME ET DE L'HISTOIRE DES GIRONDINS