I. Les
symptômes de réconciliation qui venaient d'apparaître dans le dernier
entretien de Robespierre et du comité de salut public étaient trompeurs. A
peine Fouché, Tallien, Barras, Fréron, Bourdon, Legendre et leurs amis
eurent-ils connaissance de ces tentatives de paix, qu'ils comprirent que
leurs têtes seraient le prix de la concorde. « Nos têtes cédées, » dirent-ils
à Billaud-Varennes, à Collot, à Vadier, « que vous restera-t-il à défendre ?
Les vôtres ! La tyrannie ne se déguise que pour vous approcher sans être
aperçue. Quand vous lui aurez accordé les têtes de vos seuls défenseurs dans
la Convention, l'ambition de Robespierre grandira sur nos cadavres et vous
frappera vous-mêmes avec l'arme que vous lui aurez prêtée. » Billaud, Collot,
Vadier étaient trop éclairés par leur propre haine pour ne pas comprendre ces
dangers. Ils jurèrent qu'aucune tête de la Convention ne serait accordée. Les
entrevues secrètes entre les représentants menacés et les membres des deux
comités devinrent plus fréquentes et plus mystérieuses. On délibérait le
jour, on conspirait la nuit. On tramait la perte de Robespierre à quelques
pas de sa maison, chez Courtois, assez courageux pour prêter sa chambre aux
conjurés qui le flattaient aussi de vouloir supprimer enfin la terreur. II. De leur
côté, les confidents de Robespierre lui insinuèrent que tout rapprochement
était un piège que les comités lui tendaient. « Ils s'humilient parce qu'ils
tremblent, » lui disaient-ils. « Si ton seul silence les a réduits à cet
abaissement, que sera-ce quand tu te lèveras pour les accuser ? Mais si tu
acceptes aujourd'hui l'apparence d'une feinte réconciliation avec eux, de
quoi les accuseras-tu dont tu ne paraisses complice toi-même ? S'ils
t'accordent les plus insignifiants et les plus décriés de tes ennemis, c'est
pour conserver les plus dangereux et les plus fourbes. Offre-leur le combat
tous les jours du haut de la tribune des Jacobins. S'ils
le refusent, leur lâcheté les déshonore et les accuse ; s'ils l'acceptent, le
peuple est avec toi ! » Saint-Just,
impatient des temporisations de Robespierre, partit inopinément une cinquième
fois pour l'armée de Sambre-et-Meuse. « Je vais me faire tuer, » dit-il à
Couthon. « Les républicains n'ont plus de a place que dans la
tombe. » Couthon éclatait souvent alors aux Jacobins : « La Convention,
» s'écriait-il, « est subjuguée par quatre ou cinq scélérats. Pour moi, je
déclare qu'ils ne me subjugueront pas. Quand ils disaient que Robespierre
s'affaiblissait, ils prétendaient aussi que j'étais paralysé. Ils verront que
mon cœur a toutes ses forces. » Les
Jacobins, les sectionnaires, Payan, Fleuriot, Dobsent, Coffinhal surtout,
Henriot et son état-major parlaient hautement d'une attaque à main armée
contre la Convention : « Si Robespierre ne veut pas être notre chef, »
disaient tout haut les hommes de la commune, « son nom sera notre drapeau. Il
faut faire violence à son désintéressement ou que la république périsse ! Où
est Danton ? Il aurait déjà sauvé le peuple ! Pourquoi faut-il que la vertu
ait plus de scrupule que l'ambition ? Le désintéressement qui perd la liberté
est plus coupable que l'ambition qui la sauve. Plût à Dieu, » ajoutaient-ils,
« que Robespierre eût la soif de pouvoir dont on l'accuse ! La république a
besoin d'un ambitieux : ce n'est qu'un sage ! » III. Ces
propos, qui retentissaient sans cesse aux oreilles de Robespierre ; la
fermentation croissante dont il était témoin aux Jacobins ; les rapports
secrets de ses espions, qui suivaient à tâtons un complot ténébreux dans la
Convention ; les symptômes d'un second 31 mai qui se manifestaient
ouvertement à la commune ; la crainte que l'insurrection, sans modérateur et
sans limites, n'éclatât d'elle-même et n'emportât la Convention, qu'il
regardait comme le seul centre de la patrie, déterminèrent enfin Robespierre
non à agir, mais à parler. Il aima mieux livrer le combat seul à la tribune,
au risque d'en être précipité, que d'y combattre à la tête du peuple insurgé,
en risquant de mutiler la représentation nationale. Il rappela seulement
Saint-Just, son frère et Lebas, pour l'assister dans la crise ou pour mourir
avec lui. Rien
n'annonçait autour de Robespierre un grand dessein. A l'exception de quatre
ou cinq hommes du peuple armés sous leurs habits, que les Jacobins avaient
chargés à son insu de le suivre et de veiller sur sa vie, son entourage était
celui du plus humble citoyen. Il n'avait jamais affecté plus de simplicité et
plus de modestie dans ses habitudes. Il s'isolait de jour en jour davantage.
Il semblait se recueillir dans les jouissances contemplatives de la nature :
soit pour consulter, comme Numa, l'oracle dans la solitude, soit pour
savourer les derniers jours de vie que sa destinée incertaine lui laissait.
Il n'allait plus aux comités, rarement à la Convention, inexactement aux
Jacobins. Sa porte ne s'ouvrait qu'à un petit nombre d'amis. Il n'écrivait
plus. Il lisait beaucoup. Il paraissait non affaissé mais détendu. On eût dit
qu'il s'était placé dans cet état de repos philosophique où les hommes, à la
veille des grandes catastrophes, se placent quelquefois pour laisser agir
leur destinée toute seule et pour laisser s'expliquer les événements. Une
expression de découragement émoussait ses regards ordinairement trop acérés
et ses traits trop aigus. Le son de sa voix même était adouci par un accent
de tristesse. Il évitait de rencontrer dans la maison les filles de Duplay,
celle surtout à laquelle il devait s'unir après les orages. Il ne
s'entretenait plus des perspectives de vie obscure clans une union heureuse à
la campagne. On voyait que son horizon s'était assombri en se rapprochant. Il
y avait trop de sang versé entre le bonheur et lui. Une dictature terrible ou
un échafaud solennel étaient les seules images sur lesquelles il pût
désormais s'arrêter. Il cherchait à y échapper, pendant ces premiers jours de
thermidor, par de longues excursions aux environs de Paris. Accompagné de
quelque confident ou seul, il errait des journées entières sous les arbres de
Meudon, de Saint-Cloud ou de Viroflay. On eût dit qu'en s'éloignant de Paris,
où roulaient les charretées de victimes, il mettait de l'espace entre le remords
et lui. Il portait ordinairement un livre sous son habit. C'était
habituellement un philosophe tel que Rousseau, Raynal, Bernardin de
Saint-Pierre, ou des poètes de sentiment tels que Gesner et Young : contraste
étrange entre la douceur des images, la sérénité de la nature et l'âpreté de
l'âme. Il avait les rêveries et les contemplations d'un théosophe au milieu
des scènes de mort et des proscriptions d'un Marius. IV. On
raconte que le 7 thermidor, la veille du jour où Robespierre, attendait
l'arrivée de Saint-Just, et où il avait résolu de jouer sa vie contre la
restauration de la république, il alla une dernière fois passer la journée
entière à l'Ermitage de Jean-Jacques Rousseau, au bord de la forêt de
Montmorency. Venait-il chercher des inspirations politiques sous les arbres à
l'ombre desquels son maître avait écrit le Contrat Social, ce code de la
démocratie ? Venait-il faire hommage au philosophe spiritualiste d'une vie
qu'il allait donner à sa cause ? Nul ne le sait. Il passa, dit-on, des heures
entières le front dans ses deux mains, accoudé contre la cloison rustique qui
enclot le petit jardin. Son visage avait la contention du supplice et la
lividité de la mort. Ce fut l'agonie du remords, de l'ambition ou du
découragement. Robespierre eut le temps de rassembler dans un seul et dernier
regard son passé, son présent, son lendemain, le sort de la république,
l'avenir du peuple et le sien. S'il mourut d'angoisse, de repentir et
d'anxiété, ce fut dans cette muette méditation. V. Une
intention droite au commencement ; un dévouement volontaire au peuple
représentant à ses yeux la portion opprimée de l'humanité ; un attrait
passionné pour une révolution qui rendît la liberté aux opprimés, l'égalité
aux humiliés, la fraternité à la famille humaine, la raison aux cultes ; des
travaux infatigables consacrés à se rendre digne d'être un des premiers
ouvriers de cette régénération ; des humiliations cruelles patiemment subies
dans son nom, dans son talent, dans ses idées, dans sa renommée, pour sortir
de l'obscurité où le confinaient les noms, les talents, les supériorités des
Mirabeau, des Barnave, des La Fayette ; sa popularité conquise pièce à pièce
et toujours déchirée par la calomnie ; sa retraite volontaire dans les rangs
les plus obscurs du peuple ; sa vie usée dans toutes les privations, même
celles de l'amour ; son indigence, qui ne lui laissait partager avec sa
famille, plus indigente encore, que le morceau de pain que la nation donnait
à ses représentants ; sa vertu même élevée en accusation contre lui ; son
désintéressement appelé hypocrisie par ceux qui étaient incapables de le
comprendre ; le triomphe enfin ; un trône écroulé ; le peuple affranchi ; son
nom associé à la victoire et aux bénédictions de la multitude ; mais l'anarchie
déchirant à l'instant le règne du peuple ; d'indignes rivaux, tels que les
Hébert et les Marat, lui disputant la direction de la Révolution et la
poussant à sa ruine ; une lutte criminelle de vengeances et de cruautés
s'établissant entre ces rivaux et lui pour se disputer l'empire de l'opinion
; des sacrifices coupables, faits avec répugnance, mais faits pendant trois
ans, à cette popularité qui avait voulu être nourrie de sang ; la tête du roi
demandée et obtenue ; celle de la reine ; celles de milliers de vaincus
immolés après le combat ; les Girondins sacrifiés malgré l'estime qu'il
portait à leurs principaux orateurs ; Danton lui-même, son plus fier émule ;
Camille Desmoulins, son jeune disciple, jetés au peuple sur un soupçon, pour
qu'il n'y eût plus d'autre nom que le sien dans la bouche des patriotes ; la
toute-puissance enfin obtenue dans l'opinion, mais à la condition de la
conquérir sans cesse par de nouveaux sacrifices ; le peuple ne voulant plus
dans son législateur suprême qu'un accusateur ; des aspirations à la clémence
refoulées par la nécessité d'immoler encore ; une tête demandée ou livrée au
besoin de chaque jour ; la victoire peut-être pour le lendemain, mais rien
d'arrêté dans l'esprit pour consolider et utiliser cette victoire ; des idées
confuses, contradictoires ; l'horreur de la tyrannie et la nécessité de la
dictature ; des plans imaginaires pleins de l'âme de la Révolution, mais sans
organisation pour les contenir, sans appui, sans force pour les faire durer ;
des mots pour institutions ; la vertu sur les lèvres et l'arrêt dans la main
; un peuple fiévreux ; une Convention servile ; des comités corrompus ; la
république reposant sur une seule tête ; une vie odieuse ; une mort sans
fruit ; une mémoire indécise ; un nom néfaste ; le cri du sang qu'on n'apaise
plus, s'élevant dans la postérité contre lui : toutes ces pensées
assaillirent sans doute l'âme de Robespierre pendant cet examen de son
ambition. Il ne lui restait qu'une ressource : c'était de s'offrir en exemple
à la république, de dénoncer au monde les hommes qui corrompaient la liberté,
de mourir en les combattant, et de léguer au peuple, sinon un gouvernement,
au moins une doctrine et un martyr. Il eut évidemment ce dernier rêve : mais
c'était un rêve. L'intention était haute, le courage grand, mais la victime
n'était pas assez pure même pour se sacrifier ! C'est l'éternel malheur des
hommes qui ont taché leur nom du sang de leurs semblables de ne pouvoir plus
se laver même dans leur propre sang. VI. Saint-Just,
arrivé de l'armée, était venu plusieurs fois pendant la soirée pour conférer
avec Robespierre. Lassé de l'attendre, il s'était rendu, encore couvert de la
poussière du camp, au comité de salut public. Un silence morne, une
observation inquiète l'avaient accueilli. Il rentra convaincu que les esprits
étaient irréconciliables et que les cœurs couvaient la mort. Le lendemain
Saint-Just confirma, dit-on, Robespierre dans l'idée de porter le premier
coup. De leur côté, les comités s'attendaient à une prochaine attaque. Leurs
membres s'y préparaient. Ils connaissaient l'importance du choix du président
dans une assemblée où le président peut à son gré soutenir ou désarmer
l'orateur. Ils avaient fait porter Collot-d'Herbois à la présidence de la
Convention. Robespierre
relut et ratura vraisemblablement encore, à plusieurs reprises, son discours.
En sortant le matin, il dit adieu à ses hôtes avec un visage plus ému que les
autres jours. Ses amis, Duplay, les filles de son hôte se pressaient autour
de lui et versaient des larmes. « Vous allez courir de grands dangers
aujourd'hui, lui dit Duplay, laissez-vous entourer de vos amis et prenez des
armes sous vos habits. — Non, » répondit Robespierre, « je suis entouré de
mon nom et armé des vœux du peuple. D'ailleurs la masse de la Convention est
pure. Je n'ai rien à craindre au milieu de la représentation, à laquelle je
ne veux rien imposer, mais seulement inspirer le salut. » Il
était vêtu du même costume qu'il avait porté à la proclamation de l'Être
Suprême. Il affectait sur sa personne la décence qu'il voulait ramener dans
les mœurs. Il voulait sans doute que le peuple le reconnût à ce costume,
comme son drapeau vivant. Lebas, Couthon, Saint-Just, David s'étaient rendus
à la séance avant lui. La Convention était nombreuse, les tribunes choisies
par les Jacobins. En entrant, Robespierre demanda la parole. Sa présence à la
tribune dans un moment où il portait le secret et le sort de la situation
dans sa pensée était un événement. Les conjurés, surpris par son apparition,
se hâtèrent de descendre de leurs places et d'aller avertir les membres des
comités et leurs amis épars dans les jardins et dans les salles, et de les
ramener précipitamment à leurs bancs. Un profond silence devançait les
paroles. Les masses ont d'immenses pressentiments. VII. Dans ce
moment Robespierre semblait envelopper à dessein sa physionomie d'un nuage,
et contenir l'explosion de sa pensée longtemps muette. Il roulait lentement
son manuscrit dans sa main droite comme une arme dont il allait écraser ses
ennemis. Il montrait ainsi à ses collègues qu'il avait réfléchi sa colère et
que ses paroles étaient un dessein. Voilà ce discours dans une certaine
étendue. On regretterait de ne pas connaître des paroles qui étaient toute
une situation et qui amenèrent par leur contre-coup un si éminent changement. «
Citoyens, dit-il, que d'autres vous tracent des tableaux flatteurs ; je viens
vous dire des vérités utiles. Je ne viens point réaliser des terreurs
ridicules répandues par la perfidie, mais je veux étouffer, s'il est
possible, les flambeaux de la discorde par la seule force de la vérité. Je
vais défendre devant vous votre autorité outragée et la liberté violée. Je me
défendrai aussi moi-même : vous n'en serez point surpris ; vous ne ressemblez
point aux tyrans que vous combattez. Les cris de l'innocence outragée
n'importunent point votre oreille, et vous n'ignorez pas que cette cause ne
vous est point étrangère. « Les
révolutions qui jusqu'à ce jour ont changé la face des empires n'ont eu pour
objet qu'un changement de dynastie, ou le passage du pouvoir d'un seul à
celui de plusieurs. La Révolution française est la première qui ait été
fondée sur la théorie des droits de l'humanité et sur les principes de la
justice. Les autres révolutions n'exigeaient que de l'ambition ; la nôtre
impose des vertus. La république s'est glissée pour ainsi dire à travers
toutes les factions ; mais elle a trouvé leur puissance organisée autour
d'elle, aussi n'a-t-elle cessé d'être persécutée dès sa naissance dans la
personne de tous les hommes de bonne foi qui combattaient pour elle. « Les
amis de la liberté cherchèrent à renverser la puissance des tyrans par la
force de la vérité, les tyrans cherchent à détruire les défenseurs de la
liberté par la calomnie ; ils donnent le nom de tyrannie à l'ascendant même
des principes de la vérité. Quand ce système a pu prévaloir, la liberté est
perdue ; car il est dans la nature même des choses qu'il existe une influence
partout où il y a des hommes rassemblés, celle de la tyrannie ou celle de la
raison. Lorsque celle-ci est proscrite comme un crime, la tyrannie règne ;
quand les bons citoyens sont condamnés au silence, il faut bien que les
scélérats dominent. « Ici
j'ai besoin d'épancher mon cœur ; vous avez besoin aussi d'entendre la
vérité. « Quel
est donc le fondement de cet odieux système de terreur et de calomnie contre
moi ? Nous, redoutable aux patriotes ! Nous, qui les avons arrachés des mains
de toutes les factions conjurées contre eux ! Nous, qui les disputons tous
les jours, pour ainsi dire, aux intrigants hypocrites qui osent les opprimer
encore ! Nous, redoutable à la Convention nationale ! Et que sommes-nous sans
elle ? Et qui a défendu la Convention nationale au péril de sa vie ? Qui
s'est dévoué pour sa conservation quand des factions exécrables conspiraient
sa ruine à la face de la France ? Qui s'est dévoué pour sa gloire quand les
vils suppôts de la tyrannie prêchaient en son nom l'athéisme, quand tant
d'autres gardaient un silence criminel sur les forfaits de leurs complices et
semblaient attendre le signal du carnage pour se baigner dans le sang des
représentants du peuple ? Et à qui étaient destinés les premiers coups des
conjurés ? Quelles étaient les victimes désignées par Chaumette et par Ronsin
? Dans quel lieu la bande des assassins devait-elle marcher d'abord en
ouvrant les prisons ? Quels sont les objets des calomnies et des attentats
des tyrans armés contre la république ? N'y a-t-il aucun poignard pour nous
dans la cargaison que l'Angleterre envoie en France et à Paris ? C'est nous
qu'on assassine, et c'est nous qu'on peint redoutable ! Et quels sont donc
ces grands actes de sévérité qu'on nous reproche ? Quelles ont été les
victimes ? Hébert, Ronsin, Chabot, Danton, Lacroix, Fabre-d'Églantine et
quelques autres complices. Est-ce leur punition qu'on nous reproche ? Aucun
n'oserait les défendre. Non, nous n'avons pas été trop sévère : j'en atteste
la république, qui respire ! « Est-ce
nous qui avons plongé dans les cachots les patriotes et porté la terreur dans
toutes les conditions ? Ce sont les monstres que nous avons accusés. Est-ce
nous qui, oubliant les crimes de l'aristocratie et protégeant les traîtres,
avons déclaré la guerre aux citoyens paisibles, érigé en crime ou des
préjugés incurables, ou des choses indifférentes, pour trouver partout des
coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple même ? Ce sont les
monstres que nous avons accusés. Est-ce nous qui, recherchant des opinions
anciennes, avons promené le glaive sur la plus grande partie de la Convention
nationale ? Ce sont les monstres que nous avons accusés. Aurait-on déjà
oublié que nous nous sommes jeté entre eux et leurs bourreaux ? « Telle
est cependant la base de ces projets de dictature et d'attentats contre la
représentation nationale. Par quelle fatalité cette grande accusation
a-t-elle été transportée tout à coup sur la tête d'un seul de ses membres ?
Étrange projet d'un homme d'engager la Convention nationale à s'égorger
elle-même en détail de ses propres mains pour lui frayer le chemin du pouvoir
absolu ! Que d'autres aperçoivent le côté ridicule de ces inculpations, c'est
à moi de n'en voir que l'atrocité. Vous rendrez au moins compte à l'opinion
publique de votre affreuse persévérance à poursuivre le projet d'égorger tous
les amis de la patrie, monstres qui cherchez à me ravir l'estime de la
Convention nationale, le prix le plus glorieux des travaux d'un mortel, que
je n'ai ni usurpé ni surpris, mais que j'ai été forcé de conquérir ! Paraître
un objet de terreur aux yeux de ce qu'on révère et de ce qu'on aime, c'est
pour un homme sensible et probe le plus affreux des supplices ! Le lui faire
subir, c'est le plus grand des forfaits ! « Au
sein de la Convention on prétendait que la Montagne était menacée, parce que
quelques membres, siégeant en cette partie de la salle, se croyaient en
danger, et, pour intéresser à la même cause la Convention nationale tout
entière, on réveillait subitement l'affaire des soixante-deux députés détenus
; et l'on m'imputait tous ces événements qui m'étaient absolument étrangers.
On disait que je voulais perdre l'autre portion de la Convention nationale.
On me peignait ici comme le premier persécuteur des soixante-deux députés »
détenus ; là on m'accusait de les défendre. « Ah
! certes, lorsqu'au risque de blesser l'opinion publique, j'arrachais seul à
une décision précipitée ceux dont les opinions m'auraient conduit à
l'échafaud si elles avaient triomphé ; quand clans d'autres occasions je
m'opposais à toutes les fureurs d'une faction hypocrite pour réclamer les
principes de la stricte équité envers ceux qui m'avaient jugé avec plus de
précipitation, j'étais loin sans doute de penser que l'on dût me rendre
compte d'une pareille conduite, mais j'étais encore plus loin de penser qu'un
jour on m'accuserait d'être le bourreau de ceux envers qui j'ai rempli les
devoirs les plus indispensables de la probité, et l'ennemi de la
représentation nationale que j'avais servie avec dévouement. « Cependant
ce mot de dictature a des effets magiques. Il flétrit la liberté, il avilit
le gouvernement, il détruit la république, il dégrade toutes les institutions
révolutionnaires qu'on présente comme l'ouvrage d'un seul homme. Il rend
odieuse la justice nationale, qu'il présente comme instituée par l'ambition
d'un seul homme ; il dirige sur un point toutes les haines et tous les
poignards du fanatisme et de l'aristocratie. « Quel
terrible usage les ennemis de la république ont fait du seul nom d'une
magistrature romaine ! Et si leur érudition nous est si fatale, que sera-ce
de leurs trésors et de leurs intrigues ! je ne parle point de leurs armées ;
mais qu'il me soit permis de renvoyer au duc d'York, et à tous les écrivains
royaux, les patentes de cette dignité ridicule, qu'ils m'ont expédiées les
premiers. Il y a trop d'insolence à des rois qui ne sont pas sûrs de conserver
leurs couronnes, de s'arroger le droit d'en distribuer à d'autres ! « Ils
m'appellent tyran... Si je l'étais, ils ramperaient à mes pieds, je les
gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre tous les crimes, et
ils seraient reconnaissants ! Si je l'étais, les rois que nous avons vaincus,
loin de me dénoncer quel tendre intérêt ils prennent à notre liberté, me
prêteraient leur coupable appui ; je transigerais avec eux ! On arrive à la
tyrannie par le secours des fripons. Où courent ceux qui les combattent ? Au
tombeau et à l'immortalité. Quel est le tyran qui me protège ? quelle est la
faction à qui j'appartiens ? C'est vous-mêmes. Quelle est cette faction qui,
depuis le commencement de la Révolution, a terrassé, fait disparaître tant de
traîtres accrédités ? C'est vous, c'est le peuple, ce sont les principes.
Voilà la faction à laquelle je suis voué et contre laquelle tous les crimes
sont ligués. « La
vérité sans doute a sa puissance, sa colère, son despotisme ; elle a des
accents touchants, terribles, qui retentissent avec force dans les cœurs purs
comme dans les consciences coupables, et qu'il n'est pas plus donné au
mensonge d'imiter qu'à Salmonée d'imiter les foudres du ciel. « Qui
suis-je, moi qu'on accuse ? Un esclave de la liberté, un martyr vivant de la
république, la victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons
m'outragent ; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la
part des autres, sont des crimes pour moi ; un homme est calomnié dès qu'il
me connaît. On pardonne à d'autres leurs forfaits ; on me fait un crime de
mon zèle. Otez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux de tous les
hommes. « Quand
les victimes de leur perversité se plaignent, ils s'excusent en disant :
C'est Robespierre qui le veut, nous ne pouvons pas nous en dispenser. Les
infâmes disciples d'Hébert tenaient jadis le même langage dans le temps où je
les dénonçais ; ils se disaient mes amis, ensuite ils m'ont déclaré convaincu
de modérantisme : c'est encore la même espèce de contre-révolutionnaires qui
persécute le patriotisme. Jusques à quand l'honneur des citoyens et la
dignité de la Convention nationale seront-ils à la merci de ces hommes-là ?
Mais le trait que je viens de citer n'est qu'une branche du système de
persécution plus vaste dont je suis l'objet. En développant cette accusation
de dictature mise à l'ordre du jour par les tyrans, on s'est attaché à me
charger de toutes leurs iniquités, de tous les torts de la fortune ou de
toutes les rigueurs commandées par le salut de la patrie. On disait aux
nobles : C'est lui seul qui vous a proscrits ; on disait en même temps aux
patriotes : Il veut sauver les nobles ; on disait aux prêtres : C'est lui
seul qui vous poursuit, sans lui vous seriez paisibles et triomphants ; on
disait aux fanatiques : C'est lui qui détruit la religion ; on disait aux
patriotes persécutés : C'est lui qui l'a ordonné ou qui ne veut pas
l'empêcher. On me renvoyait toutes les plaintes dont je ne pouvais faire
cesser les causes, en disant : Votre sort dépend de lui seul. Des hommes
apostés dans les lieux publics propageaient chaque jour ce système. Il y en
avait dans le lieu des séances du tribunal révolutionnaire, dans les lieux où
les ennemis de la patrie expient leurs forfaits ; ils disaient : Voilà des
malheureux condamnés, qui est-ce qui en est la cause ? Robespierre. On s'est
attaché particulièrement à prouver que le tribunal révolutionnaire était un
tribunal de sang créé par moi seul, et que je maîtrisais absolument pour
faire égorger tous les gens de bien et même tous les fripons ; car on voulait
me susciter des ennemis de tous les genres. Ce cri retentissait dans toutes
les prisons. « On
a dit à chaque député revenu d'une mission dans les départements que moi seul
avais provoqué son rappel. On rapportait fidèlement à mes collègues et tout
ce que j'avais dit, et surtout ce que je n'avais pas dit. Quand on eut formé
cet orage de haines, de vengeance, de terreur, d'amours-propres irrités, on
crut qu'il était temps d'éclater. Mais qui étaient-ils, ces calomniateurs ? « Je
puis répondre que les auteurs de ce plan de calomnie sont d'abord le duc
d'York, monsieur Pitt et tous les tyrans armés contre nous. Qui ensuite ?...
Ah ! je n'ose les nommer dans ce moment et dans ce lieu, je ne puis me
résoudre à déchirer entièrement le voile qui couvre ce profond mystère
d'iniquités ; mais ce que je puis affirmer positivement, c'est que parmi les
auteurs de cette trame sont les agents de ce système de corruption et
d'extravagance, le plus puissant de tous les moyens inventés par l'étranger
pour perdre la république, sont les apôtres impurs de l'athéisme et de
l'immoralité dont il est la base. « La
tyrannie n'avait demandé aux hommes que leurs biens et leur vie, ceux-ci nous
demandaient jusqu'à nos consciences ; d'une main ils nous présentaient tous
les maux, de l'autre ils nous arrachaient l'espérance. L'athéisme, escorté de
tous les crimes, versait sur le peuple le deuil et le désespoir, et sur la
représentation nationale les soupçons, le mépris et l'opprobre. Une juste
indignation, comprimée par la terreur, fermentait sourdement dans les cœurs ;
une éruption terrible, inévitable, bouillonnait dans les entrailles du
volcan, tandis que de petits philosophes jouaient stupidement sur sa cime
avec de grands scélérats. Telle était la situation de la république, que,
soit que le peuple consentît à souffrir la tyrannie, soit qu'il en secouât
violemment le joug, la liberté était également perdue ; car, par sa réaction,
il eût blessé à mort la république, et par sa patience il s'en serait rendu
indigne. Aussi, de tous les prodiges de notre Révolution, celui que la
postérité concevra le moins, c'est que nous ayons pu échapper à ce danger.
Grâces immortelles vous soient rendues, vous avez sauvé la patrie ! votre
décret du 18 floréal est lui seul une révolution : vous avez frappé du même
coup l'athéisme et le despotisme sacerdotal ; vous avez avancé d'un demi-siècle
l'heure fatale des tyrans ; vous avez rattaché à la cause de la Révolution
tous les cœurs purs et généreux, vous l'avez montrée au monde dans tout
l'éclat de sa beauté céleste. 0 jour à jamais fortuné où le peuple français
tout entier s'éleva pour rendre à l'auteur de la nature le seul hommage digne
de lui ! Quel touchant assemblage de tous les objets qui peuvent enchanter
les regards et le cœur des hommes ! Être des êtres ! le jour où l'univers
sortit de tes mains toutes-puissantes brilla-t-il d'une lumière plus agréable
à tes yeux que le jour où, brisant le joug du crime et de l'erreur, il parut
devant toi digne de tes regards et de tes destinées ? « Ce
jour avait laissé sur la France une impression profonde de calme, de bonheur,
de sagesse et de bonté. Mais quand le peuple, en présence duquel tous les
vices privés disparaissent, est rentré dans ses foyers domestiques, les
intrigants reparaissent et le rôle des charlatans recommence. C'est depuis
cette époque qu'on les a vus s'agiter avec une nouvelle audace et chercher à
punir tous ceux qui avaient déconcerté le plus dangereux de tous les
complots. Croirait-on qu'au sein de l'allégresse publique des hommes aient
répondu par des signes de fureur aux touchantes acclamations du peuple ?
Croirait-on que le président de la Convention nationale, parlant au peuple
assemblé, fut insulté par eux, et que ces hommes étaient des représentants du
peuple ? « Que
dirait-on si les auteurs du complot dont je viens de parler étaient du nombre
de ceux qui ont conduit Danton, Fabre et Desmoulins à l'échafaud ? Les lâches
! ils voulaient me faire descendre au tombeau avec ignominie ! et je n'aurais
laissé sur la terre que la mémoire d'un tyran ! Avec quelle perfidie ils
abusaient de ma bonne foi ! Comme ils semblaient adopter les principes de
tous les bons citoyens ! Comme leur feinte amitié était naïve et caressante !
Tout à coup leurs visages se sont couverts des plus sombres nuages, une joie
féroce brillait dans leurs yeux ; c'était le moment où ils croyaient toutes
leurs mesures bien prises pour m'accabler. Aujourd'hui ils me caressent de
nouveau ; leur langage est plus affectueux que jamais : il y a trois jours
ils étaient prêts à me dénoncer comme un Catilina, aujourd'hui ils me prêtent
les vertus de Caton. Il leur faut du temps pour renouer leurs trames
criminelles. Que leur but est atroce ! mais que leurs moyens sont méprisables
! Jugez-en par un seul trait : J'ai été chargé momentanément, en l'absence de
mes collègues, de surveiller un bureau de police générale récemment et
faiblement organisé an comité de salut public. Ma courte gestion s'est bornée
à provoquer une trentaine d'arrêtés, soit pour mettre en liberté des
patriotes persécutés, soit pour s'assurer de quelques ennemis de la
Révolution. Eh bien ! croira-t-on que ce seul mot de police générale a suffi
pour mettre sur ma tête la responsabilité de toutes les opérations du comité
de sûreté générale, des erreurs des autorités constituées, des crimes de tous
mes ennemis ! Il n'y a peut-être pas un individu arrêté, pas un citoyen vexé
à qui l'on n'ait dit de moi : Voilà l'auteur de tes maux, tu serais heureux
et libre s'il n'existait pas ! Comment pourrais-je ou raconter ou deviner
toutes les espèces d'impostures qui ont été clandestinement insinuées, soit
dans la Convention nationale, soit ailleurs, pour me rendre odieux et
redoutable ? Je me bornerai à dire que depuis plus de six semaines la nature
et la force de la calomnie, l'impuissance de faire le bien et d'arrêter le
mal, m'a forcé à abandonner absolument mes fonctions de membre du comité de
salut public, et je jure qu'en cela même je n'ai consulté que ma raison et la
patrie. « Quoi
qu'il en soit, voilà au moins six semaines que ma dictature est expirée et
que je n'ai aucune espèce d'influence sur le gouvernement. Le patriotisme
a-t-il été plus protégé ? les factions plus timides ? la patrie plus heureuse
? je le souhaite. Mais cette influence s'est bornée dans tous les temps à
plaider la cause de la patrie devant la représentation nationale et au
tribunal de la raison publique ; il m'a été permis de combattre les factions
qui vous menaçaient ; j'ai voulu déraciner le système de corruption et de
désordre qu'elles avaient établi et que je regarde comme le seul obstacle à
l'affermissement de la république. J'ai pensé qu'elle ne pouvait s'asseoir
que sur les bases éternelles de la morale. Tout s'est ligué contre moi et
contre ceux qui avaient les mêmes principes. « Oh
! je la leur abandonne sans regret, ma vie ! j'ai l'expérience du passé et je
vois l'avenir ! Quel ami de la patrie peut vouloir survivre au moment où il
n'est plus permis de la servir et de défendre l'innocence opprimée ? pourquoi
demeurer dans un ordre de choses où l'intrigue triomphe éternellement de la
vérité, où la justice est un mensonge, où les plus viles passions, où les
craintes les plus ridicules occupent dans les cœurs la place des intérêts
sacrés de l'humanité ? comment supporter le supplice de voir l'horrible
succession de traîtres plus ou moins habiles à cacher leur âme hideuse sous
le voile de la vertu et même de l'amitié, mais qui tous laisseront à la
postérité l'embarras de décider lequel des ennemis de mon pays fut le plus
lâche et le plus atroce ? En voyant la multitude des vices que le torrent de
la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j'ai craint
quelquefois, je l'avoue, d'être souillé aux yeux de la postérité par le
voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisaient parmi les sincères
amis de l'humanité, et je m'applaudis de voir la fureur des Verrès et des
Catilina de mon pays tracer une ligne profonde de démarcation entre eux et
tous les gens de bien. J'ai vu dans l'histoire tous les défenseurs de la
liberté accablés par la calomnie. Mais leurs oppresseurs sont morts aussi !
Les bons et les méchants disparaissent de la terre, mais à des conditions
différentes. Français, ne souffrez pas que vos ennemis osent abaisser vos
âmes et énerver vos vertus par leur désolante doctrine ! Non, Chaumette, non,
la mort n'est pas un sommeil éternel !... Citoyens ! effacez des tombeaux
cette maxime gravée par des mains sacrilèges, qui jette un crêpe funèbre sur
la nature, qui décourage l'innocence opprimée et qui insulte à la mort.
Gravez-y plutôt celle-ci : La mort est le commencement de l'immortalité. « J'ai
promis, il y a quelque temps, de laisser un testament redoutable aux
oppresseurs du peuple, je vais le publier dès ce moment avec l'indépendance
qui convient à la situation où je me suis placé ; je leur lègue la vérité
terrible et la mort ! « Pourquoi
ceux qui vous disaient naguère, je vous déclare que nous marchons sur des
volcans, croient-ils ne marcher aujourd'hui que sur des roses ! Hier ils
croyaient aux conspirations. Je déclare que j'y crois dans ce moment. Ceux
qui vous disent que la fondation de la république est une entreprise si
facile vous trompent, ou plutôt ils ne peuvent tromper personne. Où sont les
institutions sages, où est le plan de régénération qui justifient cet
ambitieux langage ? S'est-on seulement occupé de ce grand objet ? Que dis-je
! ne voulait-on pas proscrire ceux qui les avaient préparés ? On les loue
aujourd'hui, parce qu'on se croit plus faible ; donc on les proscrira encore
demain, si on devient plus fort. Dans quatre jours, dit-on, les injustices
seront réparées. Pourquoi ont-elles été commises impunément depuis quatre
mois ? Et comment dans quatre jours les auteurs de nos maux seront-ils
corrigés ou chassés ? On vous parle beaucoup de vos victoires avec une
légèreté académique qui ferait croire qu'elles n'ont coûté à nos héros ni
sang ni travaux. Racontées avec moins de pompe, elles paraîtraient plus
grandes. Ce n'est ni par des phrases de rhéteur, ni même par des exploits
guerriers que nous subjuguerons l'Europe, mais par la sagesse de nos lois,
par la majesté de nos délibérations et par la grandeur de nos caractères.
Qu'a-ton fait pour tourner nos succès militaires au profit de nos principes,
pour prévenir les dangers de la victoire ou pour en assurer les fruits ? « Voilà
une partie du plan de la conspiration. Et à qui faut-il imputer ces maux ? A
nous-mêmes, à notre lâche faiblesse pour le crime, et à notre coupable
abandon des principes proclamés par nous-mêmes. Ne nous y trompons pas,
fonder une immense république sur les bases de la raison et de l'égalité,
resserrer par un lien vigoureux toutes les parties de cet empire immense,
n'est pas une entreprise que la légèreté puisse consommer ; c'est le
chef-d'œuvre de la vertu et de la raison humaine. Toutes les factions
naissent en foule du sein d'une grande révolution, comment les réprimer si
vous ne soumettez sans cesse toutes les passions à la justice ? Vous n'avez
pas d'autre garant de la liberté que l'observation rigoureuse des principes
de morale universelle que vous avez proclamés. Que nous importe de vaincre
les rois, si nous sommes vaincus par les vices qui amènent la tyrannie ! « Pour
moi, dont l'existence paraît aux ennemis de mon pays un obstacle à leurs
projets odieux, je consens volontiers à leur en faire le sacrifice si leur
affreux empire doit durer encore. Eh ! qui pourrait désirer de voir plus
longtemps cette horrible succession de traîtres plus ou moins habiles à
cacher leur âme hideuse sous un masque de vertu jusqu'au moment où leur crime
paraît mûr ! qui tous laisseront à la postérité l'embarras de décider lequel
des ennemis de ma patrie fut le plus lâche et le plus atroce ! « Peuple,
souviens-toi que si dans la république la justice ne règne pas avec un empire
absolu, et si ce mot ne signifie pas l'amour de l'égalité et de la patrie, la
liberté n'est qu'un vain nom ! Peuple, toi que l'on craint, que l'on flatte
et que l'on méprise ; toi, souverain reconnu, qu'on traite toujours en
esclave, souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les
passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes et non de
destinées ! « Sache
que tout homme qui s'élèvera pour défendre la cause de la morale publique
sera accablé d'avanies et proscrit par les fripons ; sache que tout ami de la
liberté sera toujours placé entre un devoir et une calomnie ; que ceux qui ne
pourront être accusés d'avoir trahi seront accusés d'ambition ; que
l'influence de la probité et des principes sera comparée à la force de la
tyrannie et à la violence des factions ; que ta confiance et ton estime
seront des titres de proscription pour tous tes amis ; que les cris du
patriotisme opprimé seront appelés des cris de sédition, et que n'osant
t'attaquer toi-même en masse, on te proscrira en détail dans la personne de
tous les bons citoyens, jusqu'à ce que les ambitieux aient organisé leur
tyrannie. Tel est l'empire des tyrans armés contre nous, telle est
l'influence de leur ligue avec tous les hommes corrompus toujours portés à
les servir. Ainsi donc les scélérats nous imposent la loi de trahir le
peuple, à peine d'être appelé dictateur. Souscrirons-nous à cette loi ? Non !
Défendons le peuple au risque d'en être estimés ; qu'ils courent à l'échafaud
par la route du crime, et nous par celle de la vertu ! » VIII. Ce long
discours, dont nous n'avons reproduit que le nerf, en élaguant tout ce qui
n'y était que le prétexte de la situation, avait été écouté avec un respect
apparent qui servait à masquer les sentiments et les visages. Nul n'aurait
osé exprimer un murmure isolé contre la sagesse et l'autorité d'un tel homme.
On attendait qu'un murmure général éclatât pour y confondre le sien. Se
signaler, c'était se perdre. Chacun tremblait devant tous. L'hypocrisie
générale d'admiration avait l'apparence d'une approbation unanime. Robespierre
vint se rasseoir sur son banc en traversant des rangs qui s'inclinaient et
des physionomies qui s'efforçaient de sourire. Une longue hésitation semblait
peser sur la Convention. Elle ne savait pas encore si elle allait s'indigner
ou applaudir. Une révolte, c'était un combat engagé ; un applaudissement,
c'était sa servitude. Le silence couvrait ses irrésolutions. Une voix le
rompit. C'était
la voix de Lecointre. Il demanda que le discours de Robespierre fut imprimé.
C'était le faire adopter par la Convention. Cette
proposition allait être votée, quand Bourdon de l'Oise, qui avait lu son nom
sous toutes les réticences de Robespierre, et qui sentait qu'une audace de
plus ne le proscrirait pas davantage, résolut d'interroger le courage ou la
lâcheté de ses collègues. Exercé aux symptômes des grandes assemblées, le
silence de la Convention lui paraissait un commencement d'affranchissement.
Un mot pouvait le changer en révolte. Jeter ce mot dans l'Assemblée, s'il tombait
à faux, c'était jouer sa tête. Bourdon de l'Oise la joua. « Je
m'oppose, » s'écria-t-il, « à l'impression de ce discours. Il
contient des matières assez graves pour être examiné. Il peut renfermer des
erreurs comme des vérités. Il est de la prudence de la Convention de le
renvoyer à l'examen des deux comités de salut public et de sûreté générale. » Aucune
explosion n'éclata contre une objection qui eût paru, la veille, un
blasphème. Le cœur des conjurés se raffermit. Robespierre fut étonné de sa
chute. Barrère le regarda. Barrère crut qu'aucune adulation n'était plus
secourable que celle qui relevait un orgueil humilié. Il soutint l'impression
du discours en termes que les deux partis pouvaient également accepter. Couthon,
encouragé par la défection de Barrère, demanda non-seulement l'impression,
mais l'envoi à toutes les communes de la république. Cette impression
triomphale est votée. La défaite des ennemis de Robespierre est consommée
s'ils ne font pas rétracter ce vote. Vadier se lève et se dévoue. Robespierre
veut couper la parole à Vadier. Vadier insiste : « Je parlerai, » dit-il avec
le calme qui convient à la vertu. Il justifie le rapport qu'il avait fait sur
Catherine Théos, attaqué par Robespierre. Il fait entendre en termes couverts
qu'il a la main pleine de mystères dans lesquels ses accusateurs eux-mêmes
seraient enveloppés. Il justifie le comité de sûreté générale. « Et
moi aussi j'entre dans la lice, » s'écrie alors l'austère et intègre
Cambon, « quoique je n'aie pas cherché à former un parti autour de moi.
Je ne viens point armé d'écrits préparés de longue main. Tous les partis
m'ont trouvé intrépide sur leur route, opposant à leur ambition la barrière
de mon patriotisme. Il est temps enfin de dire la vérité tout entière. Un
seul homme paralyse la Convention nationale, et cet homme c'est Robespierre !
» A ces mots qui éclatent comme la pensée comprimée d'un homme de bien,
Robespierre se lève et s'excuse d'avoir attaqué l'intégrité de Cambon. Billaud-Varennes
demande que les deux comités accusés mettent leur conduite en évidence. « Ce
n'est pas le comité que j'attaque, » répond Robespierre. « Au reste, pour
éviter bien des altercations, je demande à m'expliquer plus complétement. —
Nous le demandons tous ! » s'écrient, en se levant, deux cents membres de la
Montagne. Billaud-Varennes
continue : « Oui, » dit-il, « Robespierre a raison, il faut arracher le
masque sur quelque visage qu'il se trouve ; et s'il est vrai que nous ne
soyons plus libres, j'aime mieux que mon cadavre serve de trône à un
ambitieux que de devenir par mon silence le complice de ses forfaits. » Panis,
longtemps l'ami, puis le proscrit de Robespierre aux Jacobins, lui reproche
de régner partout et de proscrire seul les hommes qui lui sont suspects. «
J'ai le cœur navré, » s'écrie Panis ; « il est temps qu'il déborde. On me
peint comme un scélérat dégouttant de sang et gorgé de rapines, et je n'ai
pas acquis dans la Révolution de quoi donner un sabre à mon fils pour marcher
aux frontières et un vêtement à mes filles ! Robespierre a dressé une liste
où il a inscrit mon nom et dévoué ma tête pour le premier supplice en masse !
» Un flot
d'indignation contenue gronde à ces mots contre le tyran. Robespierre
l'affronte d'une contenance imperturbable. « En jetant mon bouclier, »
dit-il, « je me suis présenté à découvert à mes ennemis. Je ne rétracte rien,
je ne flatte personne, je ne crains personne, je ne veux ni l'appui ni
l'indulgence de personne. Je ne cherche point à me faire un parti. J'ai fait
mon devoir, cela me suffit ; c'est aux autres de faire le leur..... Eh quoi !
» continue-t-il, « j'aurais eu le courage de venir déposer dans le sein de la
commission des vérités que je crois nécessaires au salut de la patrie, et
l'on renverrait mon accusation à l'examen de ceux que j'accuse ! « —
Quand on se vante d'avoir le courage de la vertu, » lui crie Charlier, « il
faut avoir celui de la vérité ; nommez ceux que vous accusez ! — Oui, oui,
nommez-les, nommez-les ! » répète, en se levant avec des gestes de défi, un
groupe de la Montagne. Robespierre se tait. « Ce discours inculpe les deux
comités, » reprend Amar. « Il faut que l'accusateur nomme les membres qu'il
désigne. Il ne faut pas qu'un homme se mette à la place de tous. Il ne faut
pas que la Convention soit troublée pour les intérêts d'un orgueil blessé.
Qu'il articule ses reproches et qu'on juge ! » Thirion dit que l'envoi d'un
pareil discours aux départements serait une condamnation anticipée de ceux
que Robespierre inculpe. Barrère, qui voit flotter l'Assemblée, tente de
revenir sur sa première adulation par des paroles moins révérencieuses contre
l'homme qui chancelle : « Nous répondrons à cette déclamation par des
victoires, » s'écrie-t-il. Bréard prouve que la Convention se doit à
elle-même de révoquer le décret qui ordonne l'impression et l'envoi aux
départements d'un discours dangereux à la république. Une immense majorité
vote avec Bréard. IX. Robespierre,
humilié mais non vaincu, sent que la Convention lui échappe. Il sort. Il se
précipite, au milieu d'un groupe fidèle, à la tribune des Jacobins, où ses
amis l'accueillent comme le martyr de la vérité et le blessé du peuple. Porté
à la tribune dans les bras des Jacobins, Robespierre y lit, au milieu des
trépignements¬ et des larmes d'enthousiasme, le discours répudié par la
Convention. Des cris de fureur, des accents de rage 7 des gestes d'adoration
interrompent et couronnent ce discours. Quand ces manifestations sont
apaisées, Robespierre, épuisé de voix et prenant l'attitude résignée d'un
patient de la démocratie : « Frères, » dit-il, « le discours que vous venez
d'entendre est mon testament de mort ! — Non ! non ! tu vivras ou nous
mourrons tous ! » lui répondent les tribunes en tendant les bras vers
l'orateur. « Oui, c'est mon testament de mort, » reprend-il avec une
solennité prophétique, « ceci est mon testament de mort ! Je l'ai vu
aujourd'hui, la ligue des scélérats est tellement forte que je ne puis
espérer de lui échapper. Je succombe sans regrets ! Je vous laisse ma
mémoire, elle vous sera chère et vous la défendrez ! » Ces
mots suprêmes, cette mort prochaine, cet adieu qui renferme à la fois un
reproche et une résignation, attendrissent jusqu'aux sanglots le peuple et
les Jacobins. Coffinhal, Duplay, Payan, Buonarotti, Lebas, David se lèvent,
interpellent Robespierre, le conjurent de défendre la patrie en se défendant
lui-même. Henriot s'écrie avec un geste forcené qu'il a encore assez de
canonniers pour faire voter la Convention. Robespierre, soulevé par cet enthousiasme,
et entraîné par l'extrémité de la circonstance au-delà de sa résolution, fait
signe qu'il veut parler encore. « Eh
bien ! oui ! » s'écrie-t-il, « séparez les méchants des faibles ! Délivrez la
Convention des scélérats qui l'oppriment ! Rendez-lui la liberté qu'elle
attend de vous comme au 31 mai et au 2 juin ! Marchez s'il le faut, et sauvez
la patrie ! Si, malgré ces généreux efforts, nous succombons, eh bien ! mes
amis, vous me verrez boire la ciguë avec calme !... » David, l'interrompant à
ces mots par un geste antique et par un cri de l'âme : « Robespierre, » lui
dit-il, « si tu bois la ciguë, je la boirai avec toi ! — Tous ! tous ! nous
périrons tous avec toi ! » s'écrient des milliers de voix dévouées. « Périr
avec toi, c'est périr avec le peuple ! » Couthon,
qui observe de sang-froid le bouillonnement général, veut profiter du moment
pour faire tirer le glaive aux Jacobins et pour les séparer de la Convention
par un premier outrage. Il demande que les membres indignes de la Convention
qu'il aperçoit dans un enfoncement de la salle soient expulsés. A ces mots,
Collot-d'Herbois, Legendre, Bourdon, qui étaient venus à la séance pour épier
les dispositions et les symptômes de l'esprit public, sont découverts dans
l'ombre, montrés au doigt, apostrophés, sommés de se retirer des rangs des
patriotes. Quelques-uns se retirent. Collot s'élance à la tribune, veut se
défendre, étale son titre de premier des républicains en date, montre la
place des blessures dont Ladmiral a meurtri sa poitrine. Les huées couvrent
la voix de Collot, l'ironie parodie ses gestes, les couteaux sont brandis sur
sa tête. Il échappe avec peine à la fureur des Jacobins. Payan, s'approchant
alors de l'oreille de Robespierre, lui propose d'ébranler le peuple, et
d'aller enlever les deux comités réunis en ce moment aux Tuileries. X. Le
mouvement était imprimé, la marche courte, le succès facile, le coup décisif,
La Convention sans chef serait tombée le lendemain aux pieds de Robespierre,
et aurait rendu grâce à son vengeur. Mais le dominateur des Jacobins reprit,
pendant la tempête suscitée par l'expulsion de Collot, ses scrupules de
légalité. Il crut que le cœur du peuple le dispenserait d'employer sa main,
et que jamais la Convention n'oserait attenter à une vie enveloppée d'un tel
fanatisme. Il refusa. A ce refus, probe peut-être, mais impolitique,
Coffinhal saisissant Payan par le bras et l'entraînant hors de la salle : «
Tu vois bien, » lui dit-il, « que sa vertu ne peut pas consentir à
l'insurrection ; eh bien ! puisqu'il ne veut pas qu'on le sauve, allons nous
préparer à nous défendre et à le venger ! » A ces
mots, Coffinhal et Payan se rendent au conseil de la commune et passent la
nuit avec Henriot à concerter pour le lendemain une levée insurrectionnelle
du peuple. Coffinhal, né dans les montagnes de l'Auvergne, avait la masse, la
taille et la vigueur musculaire des races alpestres de son pays. C'était un
colosse semblable à ce paysan de la Thrace dont les soldats firent un
empereur par admiration pour la forcé physique de son bras. L'énergie de son
âme répondait à celle de ses muscles. Comme tous les hommes de cette trempe,
il en appelait vite au geste de ce que la parole ne faisait pas fléchir.
Payan fut la pensée, Coffinhal fut la main de cette nuit et du lendemain. XI. Pendant
que Robespierre enlevait et laissait s'affaisser ainsi tour à tour les
Jacobins, Saint-Just s'était rendu, après la séance de la Convention, au
comité de salut public. Il n'y avait encore paru qu'un moment, comme on l'a
vu, depuis son retour de l'armée. Le comité était réuni pour délibérer sur
les événements du jour. Les collègues de Saint-Just le reçurent avec un
visage morne et avec des paroles embarrassées. « Qui te ramène de l'armée ? »
lui demanda Billaud-Varennes. a Le rapport que vous m'avez chargé de faire à
la Convention, répondit Saint-Just. « Eh bien ! lis-nous ce rapport, » reprit
Billaud. « Il n'est pas terminé, répliqua le jeune représentant. Je viens
pour le concerter avec vous. » Sa figure n'exprimait aucune animadversion
contre ses collègues. Barrère l'engagea, avec des paroles insinuantes, à ne
pas se laisser entraîner par son amitié aux préventions de Robespierre contre
le comité, et à éviter ce grand déchirement à la république. Saint-Just
écoutait Barrère, tout pensif. Il semblait douloureusement partagé entre son
adoration pour Robespierre et les supplications amicales de ses collègues,
quand Collot-d'Herbois, enfonçant violemment la porte, le visage effaré, les
pas égarés, les habits déchirés, se précipita dans la salle. Il revenait des
Jacobins. Il avait encore devant les yeux les couteaux levés sur sa tête. Il
aperçoit Saint-Just. « Que se passe-t-il donc aux Jacobins ? » lui demande
celui-ci. « Tu le demandes ! » s'écrie Collot en s'élançant sur Saint-Just, «
tu le demandes ! toi le complice de Robespierre ! toi qui avec Couthon et lui
avez formé un triumvirat dont le premier acte est de nous assassiner !... » Collot
alors raconte précipitamment à ses collègues la scène des Jacobins, la
lecture du discours, les appels à l'insurrection, l'expulsion des membres de
la Convention, les huées, les imprécations, les poignards ; puis, revenant à
Saint-Just, il le saisit par le collet de son habit, et le secouant comme un lutteur
qui veut renverser son ennemi à ses pieds : « Tu es ici, » lui dit-il, « pour
épier et pour dénoncer tes collègues. Tes mains sont pleines des notes que tu
viens prendre contre nous. Tu caches sous ton habit le rapport infâme dont
les conclusions sont notre mort à tous. Tu ne sortiras pas d'ici que tu
n'aies déroulé ces notes sous nos yeux et manifesté ton infamie ! » En
parlant ainsi, Collot s'efforçait d'arracher des mains de Saint-Just, et de
trouver sous ses habits, les papiers qu'il croyait renfermer les preuves de
sa perfidie. Carnot, Barrère, Robert Lindet, Billaud-Varennes se précipitent
entre les deux adversaires, protègent Saint-Just et ramènent Collot à la
décence et an repentir de sa violence. On se borna à déclarer à Saint-Just
qu'il ne sortirait pas du comité avant d'avoir juré que son rapport ne
contiendrait rien contre ses collègues, et avant qu'il ne leur eût communiqué
à eux-mêmes ce rapport avant de le lire à la Convention. Saint-Just
le jura et leur dit avec franchise qu'il demanderait que Collot et
Billaud-Varennes fussent rappelés dans la Convention pour faire cesser les
divisions qui déchiraient le comité. Il refusa d'assister plus longtemps à la
séance, où sa présence était suspecte à ses collègues. « Vous avez flétri mon
cœur, » leur dit-il en sortant, « je vais l'ouvrir à la Convention. » Après
le départ de Saint-Just, les membres du comité décidèrent, sur la proposition
de Collot d'Herbois, qu'Henriot serait arrêté le lendemain pour ses paroles
aux Jacobins, et que Fleuriot, l'agent national de Paris, serait mandé à la
barre de la Convention. Ils se séparèrent au lever du soleil, et coururent
chacun chez leurs amis pour les informer des résolutions et des périls du jour. XII. Tallien,
Fréron, Barras, Fouché, Dubois-Crancé, Bourdon et leurs amis dont le nombre
grossissait, n'avaient pas dormi. Témoins la veille des fluctuations de la
Convention, instruits des tumultes des Jacobins, certains d'une lutte à mort
pour le lendemain, ils avaient employé en conférences, en émissaires et en
courses nocturnes le peu d'heures que le temps leur laissait pour sauver
leurs têtes. Le sort du combat allait dépendre, au dehors, de l'énergie des
hommes de main qui auraient à défendre la Convention avec une poignée de
baïonnettes contre une forêt de piques et contre des pièces de canon ; au
dedans, des résultats de la prochaine séance. Pour le dehors on convint de
remettre le commandement à Barras, l'épée du parti ; pour la séance, on
résolut de la soustraire à Robespierre en lui enlevant la tribune. Combattre
la parole par la parole était incertain ; l'étouffer par le silence était
plus sûr. Pour cela il fallait deux choses : un président complice de ses
ennemis : on l'avait dans Collot-d'Herbois ; une majorité résolue d'avance à
le sacrifier : on pouvait l'obtenir en divisant la Montagne, en ranimant la
vengeance saignante encore dans le cœur des amis de Danton, en détachant le
centre jusque-là docile à la voix de Robespierre, mais docile par peur plus
que par amour, en évoquant enfin toutes les victimes, tous les ressentiments
et en les accumulant sur un seul homme. Des émissaires habiles et entraînants
furent employés toute la nuit à arracher à la Plaine les espérances qu'elle
s'obstinait à nourrir dans les desseins de Robespierre, et à effacer dans
l'âme de ces débris de la Gironde la reconnaissance qu'ils lui devaient pour
avoir préservé les jours des soixante-treize contre les exigences des
comités. Trois fois les négociations échouèrent et trois fois elles furent
renouées. Sieyès, Durand-Maillane et quelques Conventionnels influents sur ce
centre qui conduisaient cette partie molle de la Convention, hésitaient entre
des comités qu'ils abhorraient et un homme qui avait sauvé la vie de leurs soixante-treize
collègues, qui les protégeait eux-mêmes de son indulgence et dont la
dictature, après tout, serait un plus sûr abri que l'anarchie de la
Convention. Un pouvoir incontesté se modère. Une lutte acharnée d'ambition ne
laisse de sécurité ni aux acteurs ni aux spectateurs du combat. Les
restes des Girondins, groupés dans ce centre, se résignaient aisément à la
servitude, pourvu qu'elle fût sûre. Ils étaient las de crises, plus las
d'échafauds. Ils ne demandaient que la vie. Les plus intrépides, tels que
Boissy-d'Anglas, attendaient l'heure de la réaction pour détrôner à la fois
les anarchistes et les tyrans des comités. Les autres pencheraient pour le
parti qui leur promettrait, non la plus grande influence, mais les plus longs
jours. Chacun des deux partis leur assurait que c'était le sien. La Plaine
tremblait de se tromper et ne se décida qu'au jour. Bourdon de l'Oise
convainquit les chefs des anciens Girondins que leur salut était dans la
liberté et dans l'équilibre rendus à la Convention ; que se livrer à un
dictateur tel que Robespierre, c'était se livrer, non à un maître, mais à un
lâche esclave du peuple ; que ce peuple qui lui avait déjà demandé les têtes
de tant de collègues, les lui demanderait inévitablement toutes ; que cet
homme n'avait pour régner d'autre force que les Jacobins ; que la force des
Jacobins n'était qu'une soif inextinguible de sang ; que Robespierre ne
pourrait conserver les Jacobins qu'en les assouvissant tous les jours ; que
lui prêter le pouvoir suprême, c'était lui tendre le couteau avec lequel il
les égorgerait eux-mêmes. Bourdon rassura ces hommes flottants sur les
intentions des comités, il leur démontra que, Robespierre une fois extirpé de
ce groupe de décemvirs, le faisceau se romprait, et que les comités, désarmés,
renouvelés, élargis et peuplés de leurs propres membres, ne seraient plus que
la main et non le glaive de la Convention. Ces motifs décidèrent enfin
Boissy-d'Anglas, Sieyès, Durand-Maillane et leurs amis. Ils jurèrent alliance
d'une heure avec la Montagne. XIII. Robespierre
ignorait cette défection de la Plaine. Il comptait fermement sur ces hommes
jusque-là si malléables à sa parole : « Je n'attends plus rien de la Montagne
! » disait-il au point du jour à ses amis, qui l'entouraient en énumérant ses
probabilités de triomphe. « Ils voient en moi un tyran dont ils veulent se
délivrer, parce que je veux être modérateur ; mais la masse de la Convention
est pour moi ! » Le jour
le surprit dans ces illusions. Il le vit paraître avec confiance. Les
Jacobins lui présageaient et lui préparaient la fortune. Coffinhal parcourait
les faubourgs. Fleuriot haranguait à la commune. Payan convoquait les membres
de la municipalité à une réunion permanente. Henriot, suivi de ses
aides-de-camp et déjà vacillant sur son cheval de l'ivresse de la nuit,
parcourait les rues voisines de l'Hôtel-de-Ville et plaçait des batteries de
canon sur les ponts et sur la place du Carrousel. Les députés, fatigués d'une
longue insomnie et plus fatigués de l'incertitude de la journée, se rendaient
de toutes parts à leur poste. Le peuple désœuvré et ondoyant errait dans les
rues et sur les places comme dans l'expectative d'un grand événement.
Robespierre se faisait attendre à la Convention. Le bruit courait dans la
salle qu'humilié de la séance de la veille, il refusait le combat de tribune
et ne rentrerait dans la Convention que les armes à la main et à la tête de
l'insurrection. Sa présence et celle de Saint-Just et de Couthon dissipèrent
ces rumeurs. Robespierre,
vêtu avec plus de recherche encore qu'à l'ordinaire, avait la démarche lente,
la contenance assurée, le front confiant. On lisait la certitude du triomphe
dans son coup d'œil. Il s'assit sans adresser ni geste, ni sourire, ni regard
autour de lui. Couthon, Lebas, Saint-Just, Robespierre le jeune exprimaient
dans leur attitude la même résolution ; ils se posaient déjà en accusés ou en
maîtres, mais plus en collègues ou en égaux. Les chefs de la Plaine arrivant
les derniers se promenaient, avant d'entrer, dans les couloirs avec les chefs
de la Montagne. Les hommes de ces deux partis, séparés jusqu'à ce jour par
une horreur et par un mépris mutuel, se serraient la main et se faisaient des
gestes d'intelligence. Bourdon de l'Oise rencontrant Durand-Maillane dans la
galerie qui précédait la salle : « Oh ! les braves gens que les hommes du
côté droit ! » s'écria-t-il. Tallien se multipliait, il accostait tous les
représentants douteux dans la salle de la Liberté, d'où l'on apercevait la
tribune. Il animait les uns, il effrayait les autres ; il annonçait des
mesures combinées, un triomphe certain. Il versait son âme dans l'âme de tous
; mais tout à coup apercevant Saint-Just prêt à prendre la parole : «
Entrons, » dit-il, « voilà Saint-Just à la tribune, il faut en finir ! » Et
il se précipita à son banc. XIV. Saint-Just
en effet commençait à parler au milieu des derniers murmures d'une assemblée
qui s'apaise ; son discours, que la mort arracha de sa main, était couvert de
ratures. On voyait aux nombreuses corrections et aux nombreux retranchements
du manuscrit que ce discours était le produit d'une pensée troublée, et que
la main y était revenue vingt fois sur sa trace, et la réflexion sur
l'emportement. La harangue de Saint-Just avait la forme d'une énigme, dont le
mot était la mort des ennemis de Robespierre. Mais l'orateur voulait laisser
prononcer ce mot par la Convention. Saint-Just signalait la jalousie de
quelques membres des comités contre un autre membre comme la cause de la
perturbation sensible qui se manifestait dans les organes du gouvernement. Il
parlait des abîmes dans lesquels certains hommes précipitaient la république
; des dangers qu'allait lui susciter à lui-même sa franchise : du courage qui
lui faisait braver ces dangers ; du peu de regret de quitter une vie dans
laquelle il fallait être le complice ou le témoin muet du mal. Saint-Just se
défendait du soupçon de flatter un homme dans Robespierre ; il jurait qu'il
ne prenait parti pour son maître que parce que c'était le parti de la vertu. «
Collot et Billaud, » disait-il, « prennent peu de part depuis quelque temps à
nos délibérations ; ils paraissent livrés à des vues particulières. Billaud
se tait ou ne parle que sous l'empire de sa passion contre les hommes dont il
paraît souhaiter la perte. Il ferme les yeux et feint de dormir. A cette
attitude taciturne a succédé l'agitation depuis quelques jours. Son dernier
mot expire toujours sur ses lèvres. Il hésite, il s'irrite, il revient
ensuite sur ce qu'il a dit. Il appelle tel homme Pisistrate, en son absence ;
présent, il l'appelle son ami. Il est silencieux, pâle, l'œil fixe,
arrangeant ses traits altérés. La vérité n'a point ce caractère ni cette
politique... L'orgueil, » ajoutait-il, « enfante seul les factions ! C'est
par les factions que les gouvernements périssent ! Si la vertu ne se montrait
pas quelquefois le tonnerre à la main, la raison succomberait sous la force.
La vertu, on ne la reconnaît qu'après son supplice ! Ce n'est qu'après un
siècle que la postérité verse des pleurs sur la tombe des Gracques et sur la
route de Sidney !... La renommée est un vain bruit, » s'écriait-il ailleurs ;
« prêtons l'oreille aux siècles écoulés, nous n'entendrons plus rien ! Ceux
qui, dans d'autres temps, se promèneront parmi nos urnes n'en entendront pas
davantage. Le bien, voilà ce qu'il faut faire !... « Si
vous ne reprenez pas votre empire sur les factions, si vous ne retirez pas à
vous le pouvoir suprême, il faut quitter un monde où l'innocence n'a plus de
garantie dans les villes ; il faut s'enfuir dans les déserts pour y trouver
l'indépendance et des amis parmi les animaux sauvages ! Il faut laisser une
terre où l'on n'a plus ni l'énergie du crime ni celle de la vertu !... « Quand
je revins pour la dernière fois de l'armée, je ne reconnus plus les visages !
les délibérations du comité étaient livrées à deux ou trois hommes. C'est
pendant cette solitude qu'ils ont pris l'idée de s'attirer tout l'empire. Je
n'ai pu approuver le mal, je me suis expliqué devant les comités : Citoyens,
leur ai-je dit, j'éprouve de sinistres présages, tout se déguise devant mes
yeux ; mais j'étudierai tout, et tout ce qui ne ressemblera pas au pur amour
du peuple et de la république aura ma haine. J'annonçai que si je me
chargeais du rapport qu'on voulait me confier, j'irais à la source. Collot et
Billaud insinuèrent que dans ce rapport il ne fallait pas parler de l'Etre
Suprême, de l'immortalité de l'âme. On revint sur ces idées, on les trouva
indiscrètes, on rougit de la Divinité ! » Après différentes insinuations
voilées mais mortelles contre les ennemis de Robespierre, Saint-Just
terminait ainsi : « L'homme éloigné des comités par les plus amers
traitements se justifie devant vous. Il ne s'explique point, il est vrai,
clairement, mais son éloignement et l'amertume de son âme peuvent excuser
quelque chose. On le constitue en tyran de l'opinion, on lui fait un crime de
son éloquence. Et quel droit exclusif avez-vous donc sur l'opinion, vous qui
trouvez une tyrannie dans l'art de toucher et de convaincre les hommes ? Qui
vous empêche de disputer l'estime de la patrie, vous qui trouvez mauvais
qu'on la captive ? Est-il un triomphe plus innocent et plus désintéressé ?
Caton aurait chassé de Rome le mauvais citoyen qui eût parlé comme vous !
Ainsi la médiocrité jalouse voudrait conduire le génie à l'échafaud !
Avez-vous vu des orateurs cependant sous le sceptre des rois ? Non, le
silence règne autour des trônes ; la persuasion est l'âme des nations libres.
Immolez ceux qui sont les plus éloquents, et bientôt vous arriverez à
couronner les plus envieux ! « Robespierre
ne s'est pas assez expliqué hier. Il a existé un plan d'usurper le pouvoir en
immolant quelques membres des comités. Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois
sont les coupables ! Je ne conclus pas contre ceux que j'ai nommés, je les
accuse ! Je désire qu'ils se justifient et que nous devenions plus sages ! » On voit
que ce discours insinuait la mort et ne la commandait pas. Saint-Just,
imitant en cela son maître, ne voulait que montrer le glaive et désigner les
victimes. Il s'en rapportait à l'effroi et à la servitude de la Convention
pour frapper du fer ceux qu'il aurait frappés d'un soupçon. XV. Mais
Saint-Just ne devait pas même achever ce geste. A peine était-il à la tribune
et avait-il prononcé quelques phrases vagues, que Tallien, ne pouvant modérer
son impatience, se lève, interrompt l'orateur et demande la parole pour
régler la délibération. Collot-d'Herbois,
qui craint l'ascendant de Saint-Just sur l'assemblée, se hâte d'accorder la
parole à Tallien : « Citoyens, » dit Tallien, « Saint-Just vient de vous dire
qu'il n'est d'aucune faction ; je dis la même chose. C'est pour cela que je
vais faire entendre la vérité. Partout on ne sème que trouble. Hier, un
membre du gouvernement s'en est isolé et a prononcé un discours en son nom
particulier. Aujourd'hui un autre fait de même. On vient encore aggraver les
maux de la patrie, la déchirer, la précipiter dans l'abîme. Je demande que le
rideau soit entièrement déchiré ! » Un immense applaudissement trois fois
répété annonce à Tallien que sa colère gronde et éclate en masse dans le sein
de la Convention. Billaud-Varennes se lève, plus pâle et plus tragique
d'extérieur qu'à l'ordinaire : « Hier », dit-il d'une voix sourde et
indignée, « la société des Jacobins était remplie d'hommes apostés. On y a
développé l'intention d'égorger la Convention !... » Un
mouvement d'horreur interrompt la dénonciation de Billaud. Il fait un geste
indicatif du doigt vers la Montagne : « Je vois sur la Montagne, »
s'écrie-t-il, « un de ces hommes qui menaçaient les représentants du peuple
!... — Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » crient tous les bancs. Les huissiers se
précipitent, arrêtent l'homme et l'entraînent hors de la salle. « Le
moment de dire la vérité est venu, » continue alors Billaud. « Après ce qui
s'est passé, je m'étonne de voir Saint-Just à la tribune. Il avait promis aux
comités de leur montrer son rapport. L'assemblée ne doit pas se dissimuler
qu'elle est entre deux égorgements. Elle périra si elle est faible ! — Non,
non ! » s'écrient à la fois tous les membres de la Convention en se levant et
en agitant leurs chapeaux au-dessus de leurs têtes. Les tribunes, entraînées
par ce mouvement, répondent par des cris de « Vive la Convention ! Vive le
comité de salut public ! » « Et
moi aussi, » reprend Billaud, « je demande que tous les membres
s'expliquent dans cette assemblée ! On est bien fort quand on a pour soi la
justice, la probité et les droits du peuple ! Vous frémirez d'horreur quand
vous saurez la situation où vous êtes ; quand vous saurez que la force armée
est confiée à des mains parricides ; qu'Henriot a été dénoncé au comité comme
complice des conspirateurs ! Vous frémirez quand vous saurez qu'il est ici un
homme (il lance un regard oblique à Robespierre) qui, lorsqu'il fut question
d'envoyer des représentants du peuple dans les départements, ne trouva pas
sur la liste qui lui fut présentée vingt membres de la Convention qui lui
parussent dignes de cette mission ! » Un
soulèvement d'orgueil blessé se manifeste sur tous les bancs ou siégent les
représentants rappelés. « Quand
Robespierre vous dit qu'il s'est éloigné « du comité parce qu'il y était
opprimé, » continue Billaud, « il a soin de vous déguiser la vérité. Il ne
vous dit pas que c'est parce qu'après avoir dominé seul pendant six mois le
comité il y a trouvé de la résistance au moment où il voulut faire adopter le
décret du 22 prairial, ce décret qui, dans les mains impures qu'il avait
choisies, pouvait être funeste aux patriotes !... » L'indignation
et la terreur comprimées éclatent et interrompent Billaud. « Oui, sachez, »
poursuit-il, « que le président du tribunal révolutionnaire a proposé hier
ouvertement aux Jacobins de chasser de la Convention les membres qu'on doit
sacrifier. Mais le peuple est là ! — Oui ! oui ! » répondent les tribunes
préparées par Tallien. « Mais les patriotes sauront mourir pour sauver la
représentation ! » De nouveaux applaudissements suspendent la parole sur les
lèvres de l'orateur. « Je le répète, » reprend Billaud-Varennes, « nous
saurons mourir ! Il n'y a pas un seul représentant qui voulût vivre sous un
tyran ! » « Non
! non ! meurent les tyrans ! » répond une clameur unanime. Billaud continue : « Les
hommes qui parlent sans cesse de justice et de vertu sont ceux qui les
foulent aux pieds. J'ai demandé l'arrestation d'un secrétaire du comité de
salut public qui avait volé la nation, et Robespierre est le seul qui l'ait
protégé. » Le
peuple des tribunes trépigne d'indignation contre le prétendu protecteur du
vol. « Et
c'est nous qu'il accuse, » s'écrie Billaud en prolongeant une voix
gémissante. « Quoi ! des hommes qui sont isolés, qui ne connaissent personne,
qui passent les jours et les nuits au comité, qui organisent les victoires...
— les yeux se portent sur l'intègre et laborieux Carnot —, ces hommes
seraient des conspirateurs ? Et ceux qui n'ont abandonné Hébert que quand il
ne leur a plus été possible de le favoriser, seront les hommes vertueux ! » La
Plaine s'indigne à son tour. « Quand
je dénonçai la première fois Danton au comité, » ajoute l'orateur, «
Robespierre se leva comme un furieux en disant que je voulais donc perdre les
meilleurs patriotes. » La
Montagne et les anciens amis de Danton paraissent étonnés de la révélation
qui disculpe Robespierre par la bouche de son accusateur. « Mais
l'abîme est sous vos pas, » leur crie Billaud. « Il faut le combler de nos
cadavres ou y précipiter les traîtres ! » Les
battements de mains reprennent avec plus d'unanimité et accompagnent
Billaud-Varennes jusque sur son banc. XVI. Robespierre
s'élance alors pâle et convulsif à la tribune, d'où son inviolabilité vient
de s'écrouler. « A bas le tyran ! à bas le tyran ! » vocifère la Montagne.
Ces cris, qui redoublent à chaque mouvement des lèvres de Robespierre,
étouffent entièrement sa voix. Tallien bondit à la tribune, écarte
Robespierre du coude et parle au milieu d'un silence de faveur générale. « Je
demandais tout à l'heure qu'on déchirât le rideau, » dit Tallien, « il est
enfin déchiré ; les conspirateurs sont démasqués, ils seront anéantis, la
liberté triomphera !... — Oui ! oui ! elle triomphe déjà, achevez son
triomphe, » lui répondent les Montagnards. « Tout présage, » reprend Tallien,
« que l'ennemi de la représentation nationale va tomber sous ses coups.
Jusqu'ici je m'étais imposé le silence parce que je savais d'un homme qui
approchait le tyran qu'il avait dressé une liste de proscriptions. Mais j'ai
assisté hier à la séance des Jacobins, j'ai vu, j'ai entendu, j'ai frémi pour
la patrie ! J'ai vu se former l'armée du nouveau Cromwell, et je me suis armé
d'un poignard pour lui percer le cœur si la Convention nationale n'avait pas
le courage de le décréter d'accusation !.. » En
parlant ainsi, Tallien tira de dessous son habit un poignard nu, gage de
liberté ou de vengeance donné par la femme qu'il aimait. Il brandit ce
poignard sur la poitrine de Robespierre, qui recule sans néanmoins abandonner
la tribune à son ennemi. A ce geste, à ce mouvement désespéré de Tallien, son
intrépidité se communique aux plus irrésolus. Tous sentent que le glaive
ainsi tiré ne peut plus rentrer dans le fourreau que teint du sang de
Robespierre ou de leur propre sang. « Mais,
nous républicains, » continue Tallien avec plus de calme dans la voix, « accusons
le tyran avec la loyauté du courage devant le peuple français ! Non, quoi
qu'espèrent les partisans de l'homme que je dénonce, il n'y aura pas de 31
mai, il n'y aura pas de proscriptions. La justice nationale seule frappera
les scélérats !... » La
salle entière s'associe par ses applaudissements au vœu de vengeance et de
clémence de Tallien. « Je
demande l'arrestation d'Henriot pour que la force armée ne soit pas égarée
par ses chefs. Ensuite nous demanderons l'examen du décret du 22 prairial
rendu sur la seule proposition de l'homme qui nous occupe. » Les lèvres de
Tallien semblaient répugner à prononcer le nom de Robespierre. Le
centre applaudit à cette perspective de sécurité rendue à la Convention. « Nous
ne sommes pas modérés, » reprend Tallien en s'adressant à la Montagne... (la Montagne
applaudit à cette assurance), « mais nous voulons que l'innocence ne soit pas opprimée... » (La Plaine se
soulève et bat des mains à cette promesse d'humanité.) Tous les partis se confondent à
la voix de Tallien dans une haine et dans une espérance commune. « Hier, »
poursuit-il pour achever son ennemi, « hier on a osé outrager un représentant
du peuple qui fut toujours sur la brèche de la Révolution. Que tous les
patriotes se réveillent ! J'appelle tous les vieux amis de la liberté, tous
les anciens Jacobins, tous les journalistes républicains ! Qu'ils concourent
avec nous à sauver la liberté !... On avait jeté les yeux sur moi. J'aurais
porté ma tête sur l'échafaud avec courage, parce que je me serais dit : Un
jour viendra où ma cendre sera recueillie avec les honneurs dus à un patriote
immolé par un tyran ! L'homme qui est à côté de moi à la tribune est un
nouveau Catilina ! Ceux dont il s'était entouré étaient de nouveaux Verrès.
On ne dira pas que je m'entends avec les membres des comités, car je ne les
connais pas. Depuis ma mission, j'ai été abreuvé de dégoûts. Robespierre
voulait nous isoler et nous attaquer tour à tour afin de rester seul avec ses
hommes crapuleux et perdus de vices ! Je demande que nous décrétions la
permanence de notre séance jusqu'à ce que le glaive de la loi ait assuré la
république et frappé ses créatures ! » XVII. Les
propositions de Tallien sont votées d'acclamation. Billaud-Varennes ajoute à
la liste des arrestations décrétées Dumas, vice-président du tribunal
révolutionnaire. Delmas y joint tout l'état-major d'Henriot. Robespierre veut
enfin parler. De nouveaux cris de A bas le tyran ! refoulent sa parole. Des
voix nombreuses appellent Barrère à la tribune. Il y monte au nom du comité
de salut public. La nuit et les symptômes de la victoire ont retourné ses
convictions. Il écrase froidement Robespierre, qu'il soutenait la veille. « On
veut, » dit-il, « produire des mouvements dans le peuple, on veut
s'emparer du pouvoir national à la faveur d'une crise préparée. Les comités
sont le bouclier, l'asile du gouvernement. En attendant que nous réfutions
les faits énoncés par Robespierre, nous vous proposons des mesures réclamées
par la tranquillité publique : ces mesures sont la suppression du commandant
de la force armée et de son état-major. » Barrère propose d'annoncer ces
mesures au peuple par une proclamation. « Citoyens, » dit cette proclamation,
« la liberté est perdue si nous mettons en balance quelques hommes et la
patrie. Le gouvernement révolutionnaire est attaqué au milieu de nous. Si
vous ne vous ralliez pas à la représentation nationale, le peuple français
est livré à toutes les vengeances des tyrans. » L'opinion
d'un homme tel que Barrère, qui n'abandonnait que les faibles, décide les
plus indécis. Tous ceux qui ne ressentent pas l'horreur de la domination de
Robespierre la feignent. La proclamation au peuple est adoptée. Robespierre
sourit de pitié. Il demeure inébranlable à la tribune comme si rien n'était
désespéré dans sa fortune tant que cet orage ne l'en aurait pas précipité.
Adossé à la balustrade, les bras croisés sur sa poitrine, les lèvres
contractées, les muscles des joues palpitants, les yeux tantôt portés sur la
Montagne, tantôt abaissés vers la Plaine, on voyait sa physionomie passer de
l'impatience à la résignation et de la colère au mépris. Victime abattue mais
non encore immolée, il pouvait se relever et reprendre l'ascendant sur ses
ennemis. Il regardait souvent du côté de l'entrée de la salle et semblait
écouter au dehors la voix ou les pas du peuple lent à le secourir. Le
vieux Vadier, président du comité de sûreté générale, longtemps ami et
maintenant le plus acharné des ennemis de Robespierre, qu'il coudoie en
montant à la tribune, succède à Barrère. « Jusqu'au 22 prairial, » dit
Vadier, « je n'avais pas ouvert les yeux sur ce personnage astucieux qui a su
prendre tous les masques et qui, lorsqu'il n'a pu sauver ses créatures, les a
envoyées lui-même à la guillotine. Personne n'ignore qu'il a défendu
ouvertement Bazire, Chabot, Camille Desmoulins, Danton ! Le tyran, c'est le
nom que je lui donne, voulait diviser les deux comités. S'il s'adressait
surtout à moi, c'est parce que j'ai fait contre la superstition un rapport
qui lui a déplu. Savez-vous pourquoi ? Il y avait sous les matelas de la mère
de Dieu, Catherine Théos, une lettre adressée à Robespierre. On lui annonçait
que sa mission était écrite dans les prophéties et qu'il rétablirait la
religion sans prêtres et serait le pontife d'un culte nouveau !... » A ces
mots, un rire prolongé court avec affectation dans les rangs de l'Assemblée.
Le ridicule dégrade plus le tyran que l'outrage. Vadier jouit malicieusement
du sentiment qu'il excite. Robespierre lève les épaules. Vadier reprend : « A
entendre cet homme, il est le défenseur unique de la liberté. Il en
désespère, il va tout quitter, il est d'une modestie rare !... Il a pour
éternel refrain : Je suis opprimé, on m'interdit la parole, et il n'y a que
lui qui parle ; car chacune de ses paroles est une volonté accomplie. Il dit
: Un tel conspire contre moi, donc un tel conspire contre la république ! Il
attachait des espions aux pas de chaque député. Le mien me suivait jusqu'aux
tables où je m'asseyais. » Vadier
laissait languir dans ces portraits et dans ces détails l'impatience des
conspirateurs. Il balançait trop longtemps le coup sur la tête de
Robespierre. La réflexion pouvait l'amortir. Tallien veut le précipiter. « Je
demande à ramener la discussion à la véritable question, » dit-il. « Je
saurai bien l'y ramener moi-même, » s'écrie enfin Robespierre en s'avançant
de quelques pas. Les cris, les trépignements, le tumulte concerté de la
Montagne couvrent de nouveau la voix du dictateur. Tallien s'élance, l'écarte
du geste. — « Laissons, dit-il, ces particularités, quelques importantes
qu'elles soient. Il n'est pas un de nous qui n'eût à dérouler contre lui un
acte d'inquisition ou de tyrannie. Mais c'est sur le discours qu'il a
prononcé hier aux Jacobins que j'appelle toute votre horreur ! C'est là que
le tyran se découvre, c'est par là que je veux le terrasser ! Cet homme dont
la vertu et le patriotisme étaient tant vantés, cet homme qu'on avait vu à
l'époque du 10 août ne reparaître que trois jours après la révolution ; cet
homme qui devait être dans les comités le défenseur des opprimés, les a
abandonnés depuis six semaines pour venir les calomnier pendant qu'ils
sauvaient la patrie. » C'est
cela, c'est cela ! s'écrie-t-on de toutes parts. « Ah
! si je voulais, » achève Tallien, « retracer tous les actes d'oppression qui
ont eu lieu, je prouverais que c'est dans le temps où Robespierre a été
chargé de la police générale qu'ils ont été commis ! » Robespierre
s'élance indigné à côté de Tallien. — « C'est faux ! s'écrie-t-il en
étendant la main, je... » Le tumulte coupe de nouveau sa phrase et désarme
Robespierre même de son courage. Plus irrité de l'injustice que déconcerté de
la masse de ses ennemis, il descend précipitamment les marches de la tribune,
gravit les degrés de la Montagne, s'élance an milieu de ses anciens amis, les
apostrophe, leur reproche leur défection, les supplie de lui faire accorder
la parole. Tous ceux auxquels il s'adresse détournent la tête. — « Retire-toi
de ces bancs d'où l'ombre de Danton et de Camille Desmoulins te repoussent, »
s'écrient les Montagnards. « C'est donc Danton que vous voulez venger ? »
reprend Robespierre comme frappé d'étonnement et de remords. Les bancs qui se
ferment sont la seule réponse de la Montagne. Il redescend au centre, et
s'adressant avec une contenance de suppliant aux débris de la Gironde : — «
Eh bien ! leur dit-il, c'est à vous, hommes purs, que je viens demander
asile, et non à ces brigands, » en montrant du geste les Fouché, les Bourdon,
les Legendre. En disant ces mots, il s'asseoit à une place vide sur un banc
du centre. « Misérable ! » lui crient les Girondins, « c'était la
place de Vergniaud ! » A ce nom de Vergniaud, Robespierre se relève en
sursaut et s'écarte avec effroi. Proscrit
de tous les partis, il se réfugie de nouveau à la tribune. Il s'adresse avec
colère au président ; il lui montre le poing. — « Président d'assassins ! »
lui crie-t-il d'une voix qui se brise pour la dernière fois, « veux-tu
m'accorder la parole ? — Tu l'auras à ton tour ! » lui répond Thuriot, à qui
Collot-d'Herbois venait de céder la présidence. « Non ! non ! non ! »
répondent à la fois les conjurés décidés à frapper sans entendre. Robespierre
s'obstine à parler. Le bruit le submerge. On n'entend que d'aigres
clapissements de voix qui déchirent l'air. On ne voit que des gestes tour à
tour suppliants ou menaçants, dont on ne saisit pas les paroles. La voix de
Robespierre s'enroue et s'éteint tout à fait. — « Le sang de Danton t'étouffe
! » lui crie Garnier de l'Aube, ami et compatriote de Danton. Ce mot achève
Robespierre. La voix inconnue d'un représentant obscur, nommé Louchet, laisse
éclater enfin le cri flottant sur toutes les lèvres et que nul n'osait
prononcer : « Je demande, » s'écrie Louchet, « le décret d'arrestation contre
Robespierre ! » XVIII. La
grandeur de la résolution, le péril extérieur, le long respect paralysent un
moment la Convention. Il semble qu'on va attenter dans la personne de
Robespierre à la majesté et à la divinité du peuple. Le silence précède
l'explosion. L'Assemblée hésite. Les conjurés sentent le péril. Quelques
mains sur les bancs de la Montagne donnent le signal des applaudissements à
la proposition de Louchet. Ces battements de mains se propagent, ils se
prolongent, ils grossissent, ils éclatent enfin en un long et unanime
applaudissement. En ce
moment un jeune homme se lève malgré les efforts de ses collègues qui le
retiennent par son habit. C'est Robespierre le jeune, innocent, estimé, pur
des crimes et de la tyrannie reprochés à son sang. — « Je suis aussi coupable
que mon frère, » dit ce jeune homme avec une contenance qui dédaigne la
supplication et qui refuse l'indulgence, « j'ai partagé ses vertus, je veux
partager son sort ! « Quelques exclamations d'admiration et de pitié
répondent à ce dévouement fraternel. La masse, indifférente ou impatiente,
accepte le sacrifice sans l'honorer même de son attention. Robespierre
s'efforce de nouveau de parler non plus pour lui, mais pour son frère. — «
J'accepte ma condamnation, j'ai mérité votre haine ; mais, crime ou vertu, il
n'est pas coupable, lui, de ce que vous frappez en moi ! » Un bruit obstiné
de trépignements et d'invectives sourdes lui répond. Il se tourne en vain
tantôt vers le président, tantôt vers la Montagne, tantôt vers la Plaine,
pour obtenir le droit de défendre son frère. On craint sa voix, on se défie
d'une émotion, on redoute la nature. — «
Président, » s'écrie Duval, « sera-t-il dit qu'un homme soit le maître de la
Convention ? — Il l'a été trop longtemps ! » dit une voix. — « Ah ! qu'un
tyran est dur à abattre ! » s'écrie enfin Fréron avec le geste d'un bras qui
enfonce la hache dans le cœur de l'arbre. Ce mot et ce geste semblent
déraciner Robespierre de la tribune et soulever la Convention. « Aux
voix ! aux voix ! l'arrestation ! » Ce vœu général fait violence à la feinte
longanimité du président. L'arrestation est votée à l'unanimité. Tous les
membres se lèvent et crient : « Vive la république ! — La république ? »
s'écrie avec ironie Robespierre, elle est perdue, car les brigands triomphent
! et il descend, les bras croisés, au pied de la tribune. Lebas,
assis à côté du jeune Robespierre, se lève aussi et se sépare généreusement
des prescripteurs de son ami. — « Je ne veux pas, dit-il, partager
l'opprobre de ce décret, je demande l'arrestation contre moi-même ! »
On accorde à Lebas la mort qu'il demande. On le confond dans le décret qui
ordonne l'arrestation des deux Robespierre, de Couthon et de Saint-Just.
Barrère, instrument impassible et mécanique de la Convention, rédige à la
hâte les décrets contre ses collègues de la veille. Pendant
que Barrère écrit : « Citoyens ! » dit Fréron pour ne pas laisser endormir la
colère de la Convention, « c'est maintenant que la patrie et la liberté vont
sortir de leurs ruines ! On voulait former un triumvirat qui eût rappelé les
proscriptions de Sylla ! Ces triumvirs, Robespierre, Couthon et Saint-Just,
voulaient se faire de nos cadavres autant de degrés pour monter au trône !...
— Moi aspirer au trône ! » répond avec une mélancolique ironie Couthon en
soulevant le manteau qui couvrait ses genoux et en montrant du geste ses
jambes impotentes. Collot
remonte an fauteuil du président : « Citoyens, dit-il, vous venez de sauver
la patrie. La patrie, le sein déchiré, ne vous a pas parlé en vain. On disait
qu'il fallait renouveler contre vous un 31 mai !... « —
Tu en as menti ! » lui crie Robespierre du pied de la tribune. A ce mot que
la Convention feint de prendre pour un outrage, les cris de la Montagne
redoublent. On exige que les accusés soient placés à la barre. Les huissiers
hésitent à y pousser Robespierre par un respect d'habitude qui les retient.
Il résiste à leurs injonctions. Les gendarmes le saisissent par le bras et
l'y entraînent avec ses co-accusés. Robespierre y marche comme un combattant
encore animé de la chaleur de la lutte, Saint-Just comme un disciple fier de
partager le sort de son maître, Couthon comme une victime déjà mutilée, les
deux autres comme des innocents qui acceptent volontairement la peine du
crime pour ne pas désavouer leurs doctrines et leurs amis. Là, muets et
dégradés de leur rang de représentants, on les força à entendre, sous les
regards des tribunes, les longues déclamations de Collot-d'Herbois et les
félicitations que leur chute arrachait de la bouche de leurs adulateurs de la
veille. A trois heures, la séance levée, les gendarmes conduisirent les
accusés à travers la place du Carrousel à l'hôtel de Brionne, où siégeait le
comité de sûreté générale. La foule des spectateurs et des députés se
précipitait sur leurs pas pour contempler ce grand jeu de la fortune. Les
deux Robespierre, se tenant par le bras en signe d'une indivisible amitié
même dans la mort, marchaient en avant. Saint-Just et Lebas les suivaient,
calmes et tristes. Deux gendarmes portaient Couthon dans un fauteuil. Les
sarcasmes, les éclats de rire et les malédictions les accompagnaient. XIX. Au même
moment, un cortége de charrettes, contenant quarante-cinq condamnés, sortait
de la cour du Palais et s'avançait par le faubourg Saint-Antoine vers
l'échafaud. Quelques amis des condamnés et quelques généreux citoyens,
apprenant que la Convention venait de se déchirer, et croyant que la clémence
allait sortir d'elle-même de la tyrannie détruite, s'étaient élancés à la
poursuite des charrettes et les faisaient rétrograder aux cris de Grâce !
répété par le peuple. Henriot, pour qui la continuation de la terreur était
le signe de la puissance, monta à cheval avec un groupe de ses satellites,
dispersa à coups de sabre les citoyens compatissants et fit achever le
supplice. La veille, soixante-deux têtes étaient tombées entre le premier discours de Robespierre et sa chute. De ce nombre était celle de Roucher, l'auteur du poème des Mois, ces Fastes français, et celle du jeune poète André Chénier, l'espoir alors, le deuil éternel depuis, de la poésie française. Ces deux poètes étaient assis l'un à côté de l'autre sur la même banquette, les mains attachées derrière le dos. Ils s'entretenaient avec calme d'un autre monde, avec dédain de celui qu'ils quittaient ; ils détournaient les yeux de ce troupeau d'esclaves et récitaient des vers immortels comme leur mémoire. Ils montrèrent la fermeté de Socrate. Seulement André Chénier, déjà sur l'échafaud, se frappant le front contre un poteau de la guillotine : « C'est dommage, » dit-il, « j'avais quelque chose là ! » Seul et touchant reproche à la destinée, qui se plaint non de la vie, mais du génie tranché avant le temps. Le supplice achevé, Henriot revint à pas lents et comme un triomphateur à travers le faubourg. La France, comme Ophélia, la folle de Shakespeare, arrachait de sa tête et jetait à ses pieds dans le sang les fleurons de sa propre couronne. |