I. A peine
Danton était-il mort que la terreur sembla se ranimer des efforts mêmes qu'il
avait faits pour l'adoucir. Vingt-sept accusés de tous rangs, de toutes
opinions, de tous sexes, accolés pêle-mêle, dans la prison du Luxembourg,
sous prétexte de conspiration, furent conduits au tribunal révolutionnaire.
On y voyait le général Arthur Dillon, Chaumette, les aides-de-camp de Ronsin,
le général Beysser, l'évêque de Paris Gobel, les deux comédiens Grammont, le
père et le fils, Lapalus, la veuve d'Hébert, enfin la femme de Camille
Desmoulins. Leur crime commun se bornait à quelques aspirations imprudentes
vers leur délivrance ou vers la délivrance de ceux qui leur étaient chers.
Leur crime réel était l'inquiétude que l'émotion du peuple, à la voix de
Danton, avait donnée la veille aux maîtres de la Convention. On voulait jeter
le sang à grands flots sur la cendre du tribun pour l'éteindre. Presque
tous furent condamnés. La jeune religieuse qui portait le nom d'Hébert ne se
dissimulait pas son sort. Elle ne désirait pas prolonger une vie étouffée dès
son enfance dans le cloître, flétrie dans le monde par le nom qu'elle
portait, combattue entre l'horreur et l'amour pour la mémoire de son mari,
malheureuse partout. « Je n'ai dû à la
Révolution qu'un éclair de liberté et de bonheur, » disait-elle à sa compagne
de douleur Lucile Desmoulins ; « il est affreux d'aimer un homme que tout le
monde abhorre. Sa mémoire ne me sera pas pardonnée ; je mourrai pour expier
peut-être les excès que j'ai le plus déplorés. Vous, madame, » ajoutait-elle, « vous êtes
heureuse. Aucune charge ne s'élève contre vous. Vous ne serez pas enlevée à
vos enfants, vous vivrez ! » Lucile Desmoulins n'acceptait pas cette
espérance. Elle avait appris par la mort de son mari ce que valait l'amitié
de Robespierre. « Les lâches me
tueront comme lui, » répondit-elle à sa compagne d'échafaud ; « mais ils ne
savent pas ce que le sang d'une femme fait monter d'indignation dans l'âme
d'un peuple ! N'est-ce pas le sang d'une femme qui a chassé pour toujours les
Tarquins et les décemvirs de Rome ? Qu'ils me tuent, et que la tyrannie tombe
avec moi ! » Ces
deux veuves de deux hommes qui s'entredéchiraient peu de jours avant, et dont
l'acharnement l'un contre l'autre avait amené la perte commune, offraient une
des plus cruelles dérisions de la destinée. Elles avaient peut-être applaudi,
quelques mois avant, à l'immolation de la reine et à la mort de madame
Roland. Elles comprenaient maintenant la misère par leurs propres cœurs. Les
fautes et les vengeances se touchaient dans ces catastrophes de la terreur où
les jours faisaient l'œuvre des années. En
vain, la mère de Lucile, la belle et infortunée madame Duplessis, s'adressait
à tous les amis de Robespierre, pour réveiller en lui un souvenir de leurs
anciennes relations. Toutes les portes se fermaient au nom des parents de
Camille et de Danton. — « Robespierre, » écrivit-elle enfin, « ce n'est donc
pas assez d'avoir assassiné ton meilleur ami, tu veux encore le sang de sa
femme, de ma fille !... Ton monstre de Fouquier-Tinville vient d'ordonner de
la mener à l'échafaud. Deux heures encore, et elle n'existera plus.
Robespierre, si tu n'es pas un tigre à face humaine, si le sang de Camille ne
t'a pas enivré au point de perdre tout à fait la raison, si tu te rappelles
encore nos soirées d'intimité, si tu te rappelles les caresses que tu prodiguais
au petit Horace, que tu te plaisais à tenir sur tes genoux ; si tu te
rappelles que tu devais être mon gendre, épargne une victime innocente ! Mais
si ta fureur est celle du lion, viens-nous prendre aussi, moi, Adèle (son autre
fille) et Horace ;
viens-nous déchirer de tes mains encore fumantes du sang de Camille. Viens,
viens, et qu'un seul tombeau nous réunisse ! » II. Cette
lettre resta sans réponse. Robespierre, à qui ses concessions fatales à une
popularité qu'il aurait dû répudier à ce prix, ne laissait plus le droit
d'avoir ni mémoire, ni indulgence, ni pitié, ou ne la reçut pas, ou feignit
de l'ignorer. Il se tut. Lucile, assise à côté de madame Hébert dans la
charrette des suppliciés, fut conduite à l'échafaud. Plus heureuse que sa
compagne écrasée d'humiliations et baissant le front sous le nom d'Hébert,
madame Desmoulins pouvait du moins lever la tête et dire au peuple qu'elle
mourait pour avoir inspiré à son mari l'indulgence. Sa taille élancée, son
visage plus enfantin encore que ses années, la pâleur luttant sur ses joues
avec la fraîcheur de la jeunesse, son mari qu'elle invoquait, sa mère et son
enfant qu'elle appelait, ses regrets de la vie, interrompus par ses élans
d'amour vers la mort qui allait la rejoindre à son Camille, attendrissaient
tous les regards. Moins sévère que madame Roland, elle inspirait plus
d'intérêt. Elle ne mourait pas pour la gloire, mais pour son amour. Ce
n'était pas l'opinion, c'était la nature que la mort frappait en elle. Elle
fut pleurée. Ce fut peut-être la victime la plus vengée quelques mois plus
tard. Ce sang de femme décolorait l'autre. Il rangeait tout un sexe contre
les assassins de la jeunesse, de l'innocence et de l'amour. La mort de Lucile
était la page la plus éloquente du Vieux Cordelier. III. Les
comités tremblèrent. Ils redoutaient dans Paris et dans les départements le
contre-coup de la mort de Danton. Son supplice était un coup d'État. Comment
serait-il accepté ? Les comités ne connaissaient pas assez la servilité de la
peur. Leur succès dépassa leur confiance. Un seul cri d'adulation parut
s'élever vers eux de tous les clubs de la république. La mémoire de Danton
n'eut plus d'amis. Legendre lui-même racheta par plus de bassesse la velléité
d'indépendance qu'il avait osé montrer. Il obséda Robespierre de ses
repentirs. Il le dégoûta de servilité. « J'ai été l'ami de Danton tant que je
l'ai cru pur, » disait-il ; « maintenant, il n'y a pas dans la république
un homme plus convaincu que moi de ses crimes. » Le
comité de salut public, dominant désormais à l'intérieur, reporta toute son
attention vers les frontières. Saint-Just,
le bras de Robespierre, repartit pour l'armée. L'ouverture de la campagne de
1794 y rappelait l'œil et la main de la Convention. Les coalisés, s'observant
toujours entre eux d'un regard jaloux et comptant sur les divisions
intestines de la France, n'avaient rien tenté pendant l'hiver. Ils s'étaient
contentés de conserver leurs positions et d'accumuler leurs forces. Leur plan
consistait à marcher en masse sur Landrecies et de là sur Paris par Laon.
Leurs armées se composaient, au mois de mars, de soixante mille hommes,
Autrichiens ou émigrés, sur le Rhin, sous le commandement du duc de
Saxe-Teschen ; de soixante-cinq mille Prussiens autour de Mayence, dans le
Luxembourg et sur la Sambre, commandés par Beaulieu, Blankeinstein et le
prince de Kaunitz ; enfin de cent vingt mille hommes des différents
contingents de la coalition, sous les ordres du prince de Cobourg et de
Clairfayt, manœuvrant entre le Quesnoy et l'Escaut. L'armée
française se décomposait en armée du Haut-Rhin : soixante mille hommes ;
armée de la Moselle : cinquante mille ; armée des Ardennes : trente mille ;
armée du Nord : cent cinquante mille. Les hostilités commencèrent par une
marche des alliés sur Landrecies. Ce mouvement fit reculer l'armée
républicaine. L'ennemi opéra l'investissement de Landrecies. Notre centre,
ainsi refoulé, laissait nos deux ailes découvertes et sans liaison avec le corps
principal. Pichegru, n'ayant pu rétablir son centre dans une première
attaque, et convaincu qu'il ne réussirait pas par une action directe à
débloquer Landrecies, résolut d'opérer une diversion téméraire en envahissant
la Flandre maritime et en rappelant ainsi de ce côté les forces principales
de l'ennemi. Son génie réfléchi, associé au génie de Carnot, voyait la guerre
d'ensemble, et suivait, sur le vaste horizon d'une carte de l'Europe, l'effet
d'une opération sur une autre. Il avait de plus, en lui, le feu qui allume,
au moment prémédité, la résolution froidement prise. Il fit
masquer son mouvement par une attaque générale de toute la ligne française,
propre à rappeler les forces des coalisés loin du bord de la mer, où il
voulait passer en les tournant. Ces attaques brillantes, mais sans résultat,
n'empêchèrent pas les coalisés de bombarder Landrecies et de s'emparer de
cette clef de nos provinces. Pendant
ces combats, le général Souham et le général Moreau passèrent la Lys et le
canal de Loo avec cinquante mille combattants, surprirent Clairfayt, lui
enlevèrent Courtray et Menin. Pichegru, se prévalant de ces premiers succès,
ne craignit pas de découvrir entièrement la route de Paris, en lançant tous
ses corps d'armée pour appuyer Moreau et Souham. Si Cobourg osait pénétrer en
France, pensait Pichegru, il se trouvera entre Paris et une armée française
de cent vingt mille hommes, qui le coupera de la Flandre et de l'Allemagne. Cette
témérité réussit. Le défi ne fut pas accepté par le prince de Cobourg. Il fit
faire volte-face à son armée, pour suivre Pichegru et pour l'envelopper dans
ses conquêtes. IV. Un seul
conseil de guerre tenu à Tournay et auquel assista l'empereur arrêta un
nouveau plan de campagne, qu'on appela le plan de destruction de l'armée
française. L'armée entourée et détruite, les coalisés se flattaient que le
sol de la France, épuisé de patriotisme et de sang, n'en enfanterait pas
d'autre ; et que les bras de la Révolution coupés, on pourrait la frapper au
cœur. Ils s'avancèrent sur six colonnes contre l'armée du Nord, qu'ils
devaient rencontrer entre Menin et Courtray. Pichegru était absent et
visitait en ce moment ses corps sur la Sambre. Moreau et Souham déjouèrent
les plans des coalisés et combattirent réunis les différentes colonnes
séparées, dont ils prévinrent ainsi la jonction. Ils remportèrent la victoire
de Turcoing, et changèrent en déroute, à Waterloo, la marche de l'armée
anglaise. Le duc d'York, qui commandait cette armée, ne dut son salut qu'à la
vitesse de son cheval. Trois mille prisonniers et soixante pièces de canon restèrent
comme dépouilles aux républicains. La gloire de la France brillait, sous
Moreau et Pichegru, à la place où elle devait pâlir, après tant d'éclat, sous
Napoléon. Le site de Waterloo était marqué de triomphe et de revers sur la
carte de nos destinées. Cette victoire à nombre si inégal doubla, par l'enthousiasme,
la valeur de nos soldats. Pichegru arriva le lendemain pour en recueillir les
fruits. Ils lui furent disputés avec acharnement dans un combat de quinze
heures, où le nom de Macdonald commença à s'illustrer parmi les noms de
Moreau, de Hoche et de Pichegru, de Marceau et de Vandamme. Moreau, chargé du
siège d'Ypres, repoussa Clairfayt, qui venait secourir la ville à la tête de
trente mille soldats. Il prit la place après des assauts obstinés, et y fit
six mille prisonniers. V. Pendant
ces opérations Carnot avait les yeux sur la Sambre tant de fois passée et
repassée, et qui ressemblait à la limite fatale disputée entre la coalition
et la république. Carnot y avait envoyé Jourdan, si injustement destitué de
son commandement de l'armée du Nord, et nommé alors par Carnot général de
l'armée de Sambre-et-Meuse. Jourdan ne savait se venger de sa patrie ingrate
qu'en la couvrant de son épée et de son génie. Saint-Just et Lebas, présents
au milieu des faibles corps qui couvraient cette rivière, ne cessaient de les
jeter de l'autre côté pour lancer la guerre sur le sol ennemi. Jourdan,
arrivant avec cinquante mille hommes de l'armée des Ardennes, résolut de
passer la Sambre à la voix de ces représentants. Marceau et Duhesme
refoulèrent les Autrichiens à Thuin et à Lobbes. Ils favorisaient ainsi le
passage de la Sambre par l'armée qui les suivait. Mais, abandonnés par les
troupes du général Desjardins, que des dispositions mal combinées retinrent,
ils repassèrent la rivière pour se rallier au corps principal. L'impatient
Saint-Just montra de nouveau la Sambre ou la mort aux généraux Charbonnier et
Desjardins. Ils s'élancèrent, le 20 mai, au-delà du fleuve. Campés sur la
rive étrangère et adossés à la Sambre, Charbonnier et Desjardins détachèrent
Kléber et Marceau, sur un ordre du conseil de guerre, pour aller ravitailler
l'armée du côté de Frasnes. Attaqués, pendant ce démembrement imprudent, par
les Autrichiens, les Français furent jetés dans le fleuve et ne durent leur
salut qu'au retour de Kléber et à la valeur de Bernadotte, rappelés par le
bruit du canon. La Sambre, teinte du sang français, roula encore une fois
entre l'ennemi et nous. En vain
Jourdan approchait. L'ardeur de Saint-Just ne voulait pas l'attendre. « Charleroi,
Charleroi ! » répétait-il sans cesse aux généraux, comme Caton aux Romains,
dans le conseil de guerre ; « arrangez-vous comme vous voudrez, mais il faut
une victoire à la république. » Kléber
repassa le 26 mai, attendit trois heures, sous la mitraille de vingt bouches
à feu, les colonnes qui devaient le suivre. Écrasé enfin par de nouvelles
batteries qui déchiraient les deux flancs de son avant-garde, il fallut se
replier. Le 29, Saint-Just fit passer Marceau et Duhesme. Leurs têtes de
colonnes, se heurtant contre trente-cinq mille hommes du prince d'Orange,
repassent en débris. Enfin Jourdan arrive au milieu de ces inutiles assauts.
Saint-Just proclame à l'instant Jourdan général de l'armée de Sambre-et-Meuse
et du Nord tout à la fois. Il lui adjuge tous les généraux et tous les corps.
Il lui donne la dictature de la campagne. Jourdan apporte à l'instinct
militaire de Saint-Just la science du général et le nombre des bataillons. Il
passe une sixième fois la Sambre, et marche sur Charleroi entouré de
quatre-vingt mille combattants. Jourdan
commençait à bombarder la ville et plaçait ses corps d'armée dans la
prévision d'une prochaine bataille, quand, attaqué avant l'heure, sans
munitions, sans batteries, sans appui, sans liaison établie avec lui-même,
foudroyé par la masse de trois armées ennemies, il fut obligé, malgré les
prodiges d'intelligence et de valeur de Kléber, de Marceau, de Duhesme, de
Lefebvre et de Macdonald, de se replier précipitamment sur le vallon de la
Sambre et de se couvrir de nouveau de ses eaux. Saint-Just irrité, quoique
témoin de l'intrépidité des troupes et de l'obéissance des généraux, trembla
que la nouvelle de ce revers ne dépopularisât le comité et Robespierre. Il
avait combattu lui-même en héros, mais la gloire n'était rien sans le
triomphe. La victoire pour Saint-Just était de la politique. Son champ de
bataille était à Paris. Il ne trouvait rien d'impossible de ce qui était
nécessaire à la république. Carnot ne cessait de lui écrire : « Une victoire
sur la Sambre ou l'anarchie à Paris. » Enfin,
le 18 juin, Jourdan, ayant réuni, en deux jours, ses parcs d'artillerie, ses
renforts et ses munitions, profita de la confiance qu'avait donnée au prince
de Cobourg son succès, pour repasser la Sambre et s'avancer sur Charleroi. Le
prince de Cobourg avait détaché la plus grande partie de ses bataillons et de
ses escadrons pour aller fortifier Clairfayt contre Pichegru. Jourdan
investit Charleroi, retrancha les villages qui couvraient le front de son
camp et surtout Fleurus. Au centre de sa ligne, il arma une redoute de
dix-huit pièces de gros calibre et éteignit le feu de Charleroi. Cette place
se rendit à Saint-Just le jour même. Saint-Just se montra généreux envers la
garnison. Il la laissa sortir avec armes et bagages. Au moment où elle
évacuait la place en défilant devant le représentant du peuple, le bruit du
canon, qui grondait dans le lointain, annonçait à Charleroi un secours tardif
et à Jourdan une bataille prochaine. VI. C’était
le prince de Cobourg, qui s'approchait et qui, faisant sa jonction avec le
prince d'Orange, commençait à canonner les avant-postes de l'armée française.
Jourdan avait disposé ses troupes en croissant ; ses deux ailes s'appuyaient
à la Sambre, qu'elles ne pouvaient repasser, et n'avaient ainsi d'option
qu'entre la victoire et l'abîme. Marceau, Lefebvre, Championnet, Kléber
commandaient ces différents corps, et datèrent de cette bataille la première
gloire de leurs noms ; des retranchements liés par de fortes redoutes et
défendus par des troupes d'élite couvraient les deux extrémités avancées de
nos ailes et tout le centre de la position. Le
prince de Cobourg renouvela dans cette occasion l'éternelle routine de la
vieille guerre en disséminant ses forces et ses attaques. Il divisa ses
quatre-vingt mille hommes en cinq colonnes qui s'avancèrent en demi-cercle
pour aborder l'armée française sur tous les points à la fois. Le prince
d'Orange, le général Quasnodowich, le prince de Kaunitz, l'archiduc Charles,
frère de l'empereur, et le général Beaulieu commandaient chacun une de ces
colonnes d'attaque. Ces colonnes s'avancèrent toutes, après des succès et des
revers momentanés, contre les troupes républicaines. Championnet, un moment
enfoncé, se retira derrière des retranchements. L'espace que Championnet
laissait vide, inondé soudain d'une immense cavalerie autrichienne, devint le
centre du champ de bataille. Le sort
du combat que livraient contre ces masses Lefebvre et Championnet restait
voilé à Jourdan sous des nuages de fumée. On vit s'élever en ce moment,
au-dessus de ce nuage un ballon qui portait des officiers de l'état-major
français. Carnot avait voulu appliquer à l'art de la guerre l'invention
jusqu'alors stérile de l'aérostat. Ce point d'observation mobile, planant
au-dessus des camps et bravant les boulets, devait éclairer le génie du
général en chef. Les Autrichiens dirigèrent des projectiles contre le ballon
et le forcèrent à s'élever, pour les éviter, à une prodigieuse hauteur. Les
officiers qui le montaient reconnurent néanmoins la situation périlleuse de
Kléber et redescendirent pour en informer Jourdan. Ce général se porta à
l'instant avec ses réserves, composées de six bataillons et de six escadrons,
au secours de Championnet et rentra avec lui, au pas de charge et sur des
monceaux de cadavres, dans les positions abandonnées. La grande redoute
reconquise laboura de boulets les profondes lignes autrichiennes. La
cavalerie française s'élança au galop dans ces brèches, les élargit à coups
de sabre et enleva cinquante pièces d'artillerie. Mais au moment où Jourdan
perçait ce centre ennemi, le prince de Lambesc, à la tête des carabiniers et
des cuirassiers impériaux réunis, fondit sur la cavalerie française et lui
enleva sa victoire et ses dépouilles. Nous commencions à plier, quand le
prince de Cobourg, apercevant le drapeau tricolore qui flottait sur les
remparts de Charleroi, et voyant ainsi le fruit de la journée et de la
campagne enlevé à l'armée coalisée, fit sonner la retraite, et, en livrant le
champ de bataille, livra ainsi le nom de Fleurus et l'honneur de la victoire
à Jourdan. VII. Vingt
mille cadavres couvraient ce champ de bataille. Cette victoire nous donna de
nouveau la Belgique, et ne tarda pas à faire rentrer sous les lois de la
Convention les villes françaises un moment envahies par l'étranger. Pichegru,
Carnot et Saint-Just résolurent de réunir l'armée du Nord à l'armée de
Sambre-et-Meuse, de lancer Pichegru à la conquête de la Hollande ; de séparer
Clairfayt du duc d'York, de couper ainsi en tronçons la grande armée de la
coalition, de faire soulever les provinces du Rhin et des Pays-Bas sous leurs
pieds, de profiter de l'hésitation de la Prusse, de détacher l'Autriche du
faisceau de nos ennemis et d'écouter les propositions pacifiques que
l'empereur commençait à faire à Robespierre. Le caractère patient de
Robespierre avait en effet vivement frappé Y imagination des hommes d'État de
la cour de Vienne. Lassés d'efforts inutiles, effrayés de la prépondérance de
la Prusse, inquiets de l'inaction de la Russie, impatients des exigences de
Pitt, le cabinet autrichien méditait une défection. L'anarchie seule et
l'instabilité du gouvernement révolutionnaire empêchait l'empereur de
traiter. Il attendait pour se dévoiler que l'avènement de Robespierre à la
dictature, rendant l'unité à la république, donnât un centre aux négociations
et une garantie à la paix. VIII. Le seul
danger réel de la république dans les derniers mois de la campagne précédente
avait été le blocus de Landau et l'occupation des lignes de Weissembourg, ces
portes de nos vallées du Rhin et des Vosges. Le comité de salut public
résolut alors de faire des efforts désespérés pour reconquérir cette position
et pour débloquer Landau. Landau ou la mort fut le mot d'ordre des trois
armées du Rhin, des Ardennes et de la Moselle. Des levées en masses et l'élan
unanime des populations belliqueuses de l'Alsace, des Vosges, du Jura
fortifièrent rapidement ces trois armées. Pichegru commandait l'armée du
Rhin. Son caractère rude et son extérieur républicain avaient conquis à ce
général la confiance de Robespierre, de Saint-Just et de Lebas. Ces hommes
ombrageux voyaient dans Pichegru un homme d'une vertu et d'une modestie
antique, capable de sauver la république, incapable de songer à la dominer.
L'âme ambitieuse de Pichegru voilait, sous une dissimulation profonde, les
pensées de domination qui couvaient déjà sous son génie. Le
commandement de l'armée de la Moselle, destinée à opérer sa jonction avec
celle de Pichegru en franchissant les Vosges, fut donné par Carnot au jeune
général Hoche, que ses exploits à l'armée du Nord avaient signalé à la
république. A vingt-six ans, Hoche, avec la fougue de son âge, avait la
maturité des vieux généraux. Le feu de la Révolution brûlait son âme. Il ne
voyait dans la gloire que la splendeur de la liberté. Il saisit le
commandement comme on accepte un devoir. Il donna dans son cœur sa vie à la
république en retour de l'honneur qu'elle lui décernait. Les soldats, qui
voyaient en lui jusqu'à quel rang un soldat pouvait monter, ratifièrent
d'acclamation le choix du comité. Il trempa en peu de jours l'âme de son
armée au feu qui embrasait la sienne. Il s'élança avec trente mille hommes au
sommet des Vosges, combattit avec bonheur d'abord, puis avec des revers à
Keiserslautern ; se replia, fut honoré dans sa défaite même par les
représentants témoins de sa jeunesse et de sa valeur, reçut des renforts des
Ardennes, reprit son élan, se jeta sur Werdt, pour surprendre et écraser
Wurmser, étonna ce général autrichien, refoula son aile droite, emporta ses
positions, fit prisonnier un corps considérable et opéra sa jonction avec
l'armée du Rhin. Baudot
et Lebas, frappés de la décision et du bonheur des mouvements de Hoche, lui
décernèrent, aux dépens de Pichegru, le commandement des deux armées réunies.
Hoche attaqua à la fois les Prussiens massés autour de Weissembourg et les
Autrichiens campés en avant de la Lauter, entre Weissembourg et le Rhin.
Desaix et Michaud, ses lieutenants, s'élancèrent sur ces lignes, les
enfoncèrent et entrèrent victorieux dans Weissembourg. Landau fut débloqué.
Les Autrichiens repassèrent le Rhin. Les Prussiens se retirèrent à Mayence.
Le vieux duc de Brunswick, qui les commandait, déposa le commandement,
humilié d'avoir été défait par un général de vingt-six ans. IX. Mais
depuis ces exploits qui avaient purgé le sol de la république et mis deux
armées dans les mains d'un adolescent, l'envie s'était attachée au jeune
général Hoche. Saint-Just et Robespierre, jaloux de son ascendant sur les
troupes et cédant aux insinuations de Pichegru, l'avaient fait enlever comme
Custine, au milieu de son camp. Envoyé de là à l'armée des Alpes, Hoche fut
arrêté de nouveau à son arrivée à Nice. On le ramena à Paris. Il fut
emprisonné aux Carmes. Quelques jours après, un ordre plus sévère le fit
transporter à la Conciergerie, les mains liées comme un vil criminel. Il y
languissait depuis cinq mois à l'époque où nous touchons dans ce récit.
L'homme qui avait sauvé la république et qui n'avait d'autre crime que sa
gloire, attendait, tous les jours, le supplice pour prix des services rendus
à sa patrie. Hoche, marié seulement depuis quelques mois avec une jeune femme
de seize ans qu'il avait épousée sans autre dot que son amour et sa beauté,
ne correspondait avec elle que par des billets laconiques soustraits à la
surveillance de ses gardiens. Il vivait du pain de la prison. Il était obligé
de faire vendre son cheval de bataille pour soutenir sa vie. Il supportait
cette privation, cette indigence, cette perspective du supplice, sans
blasphémer, même intérieurement, la république. « Dans les républiques, »
écrivait-il à sa femme, « le général trop aimé des soldats qu'il
commande est toujours justement suspect à ceux qui gouvernent, tu le sais ;
il est certain que la liberté pourrait courir des dangers par l'ambition d'un
tel homme, s'il était ambitieux. Mais moi !... N'importe, mon exemple pourra
servir la chose publique. Après avoir sauvé Rome, Cincinnatus revint labourer
son champ. Je suis loin d'égaler un si grand homme, mais comme lui j'aime ma
patrie ; et je ne demanderais qu'à rentrer dans les rangs d'où le hasard et
mon travail m'ont fait sortir trop tôt pour ma tranquillité !... Si tu
lis, écrit-il ailleurs, « l'histoire des républiques antiques, tu verras
la méchanceté des hommes tourmenter tous ceux qui comme moi ont bien servi
leur pays ! » Ces
lettres confidentielles de Hoche sont pleines du sentiment de l'antiquité.
Dans un temps où l'impiété philosophique, jointe à la légèreté soldatesque,
effaçait partout de la langue et du cœur le sentiment religieux, on est
étonné d'y voir un jeune héros de la république élever sans cesse sa pensée
au ciel, invoquer la Providence et parler avec un accent profond à sa femme
et à ses amis de ce grand Être qui le protège dans ses périls et auquel il
rapporte son héroïsme comme à la source de tout dévouement. Ces
mois de prison et cette ombre de l'échafaud mûrissaient dans Hoche le héros
qui devait bientôt étouffer la guerre civile par la générosité autant que par
la force. X. Après
les quartiers d'hiver de 1793 à 1794, nos autres frontières présentaient la
même sécurité que celles du Rhin. En Savoie le général Dumas s'emparait des
hauteurs des Alpes et menaçait, du sommet du Saint-Bernard et du Mont-Cenis,
les Piémontais, alliés de l'Autriche. Le comité de salut public méditait
l'invasion de l'Italie. Masséna et Serrurier nous en ouvraient pas à pas
l'accès du côté de Nice. Bonaparte, qui n'était encore que chef de bataillon
dans cette armée, envoyait des plans à Carnot et à Barras. Ces plans
révélaient dans le jeune officier inconnu le génie futur de l'invasion. Dans la
Vendée, les colonnes incendiaires des républicains portaient partout la
flamme et la mort. Le général en chef d'Elbée tombait en leur pouvoir et
mourait fusillé à Nantes. Aux
Pyrénées, l'armée d'Espagne, privée par la mort de ses deux généraux Ricardos
et O'Reilly, se couvrait de la rivière de Tech contre les attaques
d'Augereau, de Pérignon et de Dugommier. Le vieux général Dagobert, impatient
de l'inaction où il était réduit en Cerdagne, envahissait la Catalogne,
triomphait à Montello et mourait de fatigue à la Seu-d'Urgel à l'âge de
soixante-dix-huit ans. Après avoir frappé sur ses conquêtes de riches
contributions qu'il avait versées dans la caisse de l'armée, Dagobert expirait
sans autre richesse que son uniforme et sa solde. Les officiers et les
soldats de son armée étaient obligés de se cotiser pour faire les frais de
ses humbles mais glorieuses funérailles. Le général la Union, chassé de
position en position, jusqu'à la cime des Pyrénées, abandonnait toutes les
vallées et se retirait sous le canon de Figuières. Le roi
d'Espagne proposait la paix en ne demandant pour conditions que la liberté
des deux enfants de Louis XVI et un apanage médiocre pour le Dauphin dans les
provinces limitrophes de l'Espagne. Le comité de salut public écrivait au
représentant du peuple qui lui avait communiqué ces ouvertures : « C'est au
canon de répondre, avancez et frappez ! » Dugommier, obéissant à cet ordre,
tombait victorieux, la tête fracassée par un obus : « Cachez ma mort aux
soldats, » dit-il à ses deux fils et aux officiers qui le relevaient, « afin
que la victoire console au moins mon dernier soupir. » Pérignon, nommé
général en chef à la place de Dugommier, par les représentants, achevait la
victoire. Les
généraux Bon, Verdier, Chabert enlevaient des colonnes et abordaient à la
baïonnette le camp ennemi. La mort du général en chef espagnol, tué dans une
redoute, et celle de trois autres de ses généraux vengeaient la mort de
Dugommier et entraînaient la déroute. Dix mille Espagnols étaient faits
prisonniers. Figuières tombait entre les mains d'Augereau et de Victor. La
frontière était affranchie et reculait partout devant la constance et l'élan
de nos bataillons. L'obstination de Robespierre, le génie de Carnot,
l'inflexibilité de Saint-Just avaient reporté la guerre sur la terre ennemie. XI. Sur
l'Océan, la république maintenait, sinon sa puissance, du moins son héroïsme.
Sur la mer, la guerre n'est pas seulement du courage et du nombre : l'homme
ne suffit pas ; il faut le bois, le bronze, les agrès, la manœuvre, la
discipline ; on improvise une armée, on crée lentement les flottes et les
hommes capables de la monter. Notre marine, épuisée d'officiers par
l'émigration, de vaisseaux par notre désastre de Toulon, venait d'être encore
travaillée par l'insurrection. La flotte de Brest, commandée par l'amiral
Morard de Galles, croisant devant les cotes de Bretagne, manquant de vivres,
de munitions, de confiance, s'était soulevée contre ses officiers et les
avait forcés à rentrer à Brest, sous prétexte qu'on ne ta tenait éloignée de
ce port que pour le livrer aux Anglais comme Toulon. Le
comité de salut public envoya trois commissaires à Brest : Prieur de la
Marne, Treilhard et Jean-Bon Saint-André. Ces commissaires feignirent de
donner raison aux matelots et de rechercher dans les commandants de la flotte
des conspirations imaginaires. Ils établirent la terreur sur la flotte comme
elle sévissait sur la terre. La destitution, la prison, la mort décimèrent
les officiers. Morard de Galles fut remplacé par Villaret-Joyeuse, simple
capitaine de vaisseau élevé par l'insubordination au rang de chef d'escadre.
Les vaisseaux révoltés reçurent des chefs et jusqu'à des noms nouveaux
empruntés aux grandes circonstances de la Révolution. Cependant
deux cents bâtiments chargés de grains étaient attendus d'Amérique sur les
côtes de l'Océan. Villaret-Joyeuse reçut ordre de faire sortir de nouveau la
flotte, de la tenir à une certaine hauteur en mer, pour protéger l'entrée de
ces deux cents voiles dans les eaux françaises et d'exercer les équipages, en
attendant, aux grandes manœuvres. Notre flotte comptait vingt-huit vaisseaux
de ligne, restes imposants de nos armements d'Amérique et des Indes.
Villaret-Joyeuse et Jean-Bon Saint-André montaient le vaisseau de cent trente
canons la Montagne. A peine la flotte, majestueuse de nombre, d'élan et de
patriotisme, s'était-elle élevée en mer sur trois colonnes, qu'elle fut
aperçue par l'amiral Howe, qui croisait avec trente-trois vaisseaux anglais
sur les côtes de Normandie et de Bretagne. L'amiral français voulait éviter
le combat, conformément aux ordres qu'il avait reçus de protéger avant tout
les arrivages de grains sur notre littoral affamé. L'enthousiasme des marins,
encouragé par l'élan révolutionnaire de Jean-Bon Saint-André, força la main à
Villaret-Joyeuse. La flotte vogua d'elle-même au combat par cette impulsion
populaire qui entraînait alors nos bataillons. Les
Anglais feignirent d'abord de l'éviter. Ils amorçaient l'impéritie de nos
représentants. Villaret-Joyeuse, de son côté, ne voulait pour sa flotte que
l'honneur du feu sans le danger d'une bataille navale. Il espérait satisfaire
par quelques bordées la soif de gloire de Jean-Bon Saint-André. Les deux
arrière-gardes furent seules engagées. Le vaisseau français le
Révolutionnaire n'échappa qu'en débris, et flottant à peine, à trois
vaisseaux anglais, et rentra démâté à Rochefort. La nuit sépara les deux flottes.
Le jour suivant les découvrit de nouveau l'une à l'autre. Trois vaisseaux
anglais, lancés au centre de la ligne française, s'attachèrent comme des
brûlots au vaisseau le Vengeur et incendièrent ses agrès. Le combat général
allait s'engager, quand une brume épaisse tomba sur l'Océan et ensevelit
pendant deux jours les deux flottes dans une nuit qui rendait toute manœuvre
impossible. Mais pendant cette obscurité l'amiral Howe avait manœuvré
inaperçu et placé la flotte française sous le vent, avantage immense qui
permit à l'escadre favorisée d'accroître par le vent sa force et sa mobilité
de toute la force et de toute la mobilité d'un élément. XII. C'était
au lever du jour, le 1er juin 1794. Le ciel était net, le soleil éclatant, la
lame houleuse, mais maniable, la valeur égale des deux côtés ; plus
désespérée chez les Français, plus confiante et plus calme chez les Anglais.
Des cris de Vive la république et de Vive la Grande-Bretagne partirent des
deux bords. Le vent roula d'une flotte à l'autre, avec les vagues, les échos
des airs patriotiques des deux nations. L'amiral
anglais, au lieu d'aborder en face la ligne française, obliqua sur elle, et,
la coupant en deux tronçons, sépara notre gauche et la foudroya de tous ses
canons, pendant que notre droite, ayant le vent contre elle, assistait
immobile à l'incendie de ses vaisseaux. Jamais, dit-on, une telle ardeur de
mort n'emporta les uns contre les autres les vaisseaux des deux peuples
rivaux. Les bois et la voile semblaient palpiter de la même impatience de
choc que les marins. Ils se heurtaient comme des béliers, rapprochés et
séparés tour à tour par quelques courtes vagues. Quatre mille pièces de
canon, se répondant des ponts opposés, vomissaient la mitraille à portée de
pistolet. Les mâts étaient hachés. Les voiles étaient en feu. Les ponts
étaient jonchés de membres et de débris d'agrès. Howe, monté sur le vaisseau
la Reine Charlotte, combattit en personne, comme dans un grand duel, le
vaisseau amiral français la Montagne. Le vaisseau le Jacobin, par une fausse
manœuvre, avait troué notre ligne et découvert ce bâtiment. La gauche
française était broyée sans être vaincue. Elle avait inscrit sur ses
pavillons : La victoire ou la mort ! Le centre avait peu souffert. La nuit
tomba sur ce carnage et l'interrompit. Six
vaisseaux républicains étaient séparés de la flotte et cernés par les
vaisseaux de Howe. Le jour devait éclairer leur reddition ou leur incendie.
L'amiral français voulait les sauver ou s'incendier avec eux. La réflexion
avait modéré le représentant du peuple Jean-Bon Saint-André. La flotte avait
assez fait pour sa gloire. La victoire disputée était déjà un triomphe pour
la république. Le représentant ordonna la retraite. On l'accusa de lâcheté,
on voulut le jeter à la mer. Le vaisseau la Montagne n'était plus qu'un
volcan éteint. Ce vaisseau avait reçu trois mille boulets dans ses flancs.
Tous ses officiers étaient blessés ou morts. Un tiers à peine de son équipage
survivait. L'amiral avait eu son banc de quart emporté sous lui. Tous ses
canonniers étaient couchés sur leurs pièces. Il en était ainsi de tous les
vaisseaux engagés. Le
vaisseau le Vengeur, entouré par trois vaisseaux ennemis, combattait encore,
son capitaine coupé en deux, ses officiers mutilés, ses marins décimés par la
mitraille, ses mâts écroulés, ses voiles en cendres. Les vaisseaux anglais
s'en écartaient comme d'un cadavre dont les dernières convulsions pouvaient
être dangereuses, mais qui ne pouvait plus échapper à la mort. L'équipage,
enivré de sang et de poudre, poussa l'orgueil du pavillon jusqu'au suicide en
masse. Il cloua le pavillon sur le tronçon d'un mât, refusa toute composition
et attendit que la vague qui remplissait la cale de minute en minute le fit
sombrer sous son feu. A mesure que le vaisseau se submerge étage par étage,
l'intrépide équipage lâche la bordée de tous les canons de la batterie que la
mer allait recouvrir. Cette batterie éteinte, l'équipage remonte à la
batterie supérieure et la décharge sur l'ennemi. Enfin, quand les lames
balayent déjà le pont, la dernière bordée éclate encore au niveau de la mer,
et l'équipage s'enfonce avec le vaisseau aux cris de Vive la république ! Les
Anglais, consternés d'admiration, couvrirent la mer de leurs embarcations, et
en sauvèrent une grande partie. Le fils de l'illustre président Dupaty, qui
servait sur le Vengeur, fut recueilli et sauvé ainsi. L'escadre rentra à
Brest comme un blessé victorieux. La Convention décréta qu'elle avait bien
mérité de la patrie. Elle ordonna qu'un modèle du Vengeur, statue navale du
bâtiment submergé, serait suspendu aux. voûtes du Panthéon. Les poètes Joseph
Chénier et Lebrun l'immortalisèrent dans leurs strophes. Le naufrage
victorieux du Vengeur devint un des chants populaires de la patrie. Ce fut
pour nos marins la Marseillaise de la mer. XIV. Ainsi
la république triomphait ou s'illustrait partout. La Convention appelait tous
les arts et tous les génies à célébrer ces premiers triomphes de la liberté.
Comme les périls de 1793 avaient eu leur Tyrtée dans Rouget de Lisle, les
victoires de 1794 avaient le leur dans J. Chénier et dans Lebrun. Ce fut
alors que Chénier composa le Chant du départ, dont les notes respiraient le
triomphe comme celles de la Marseillaise respiraient la fureur. Voici ce
chant : UN DÉPUTÉ DU PEUPLE. La
Victoire en chantant nous ouvre la barrière, La
Liberté guide nos pas ; Et
du nord au midi la trompette guerrière A
sonné l'heure des combats. Tremblez,
ennemis de la France, Rois
ivres de sang et d'orgueil, Le
peuple souverain s'avance ; Tyrans,
descendez au cercueil ! La
république nous appelle, Sachons
vaincre ou sachons périr. Un
Français doit vivre pour elle, Pour
elle un Français doit mourir ! CHŒUR DES GUERRIERS. La
république, etc. UNE MÈRE DE FAMILLE. De
nos yeux maternels ne craignez pas les larmes, Loin
de nous les lâches douleurs. Nous
devons triompher quand vous prenez les armes : C'est
aux rois à verser des pleurs. Nous
vous avons donné la vie ; Guerriers,
elle n'est plus à vous : Tous
vos jours sont à la patrie, Elle
est votre mère avant nous. CHŒUR DES MÈRES DE FAMILLE. La
république, etc. L'horizon
s'éclaircissait sur toutes nos frontières pendant qu'il s'assombrissait tous
les jours davantage à Paris. Le sang des victimes se mêlait au sang des
défenseurs de la patrie. XV. Plus le
comité de salut public avait été terrible envers le parti d'Hébert et de
Danton, plus il se croyait obligé de se montrer implacable envers les
suspects de toute opinion. La terreur seule pouvait, dans ses idées, servir
d'excuse à la terreur. Après avoir frappé les plus illustres fondateurs de la
république, il fallait qu'on la crût inexorable envers ses ennemis. Le seul
ressort de gouvernement était la guillotine. On ne laissait le pouvoir au
comité qu'à la condition de concéder la mort au peuple. Parmi les membres du
comité, les uns, comme Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrère,
érigeaient cette férocité des circonstances en système et s'enveloppaient
dans leur impassibilité ; les autres, comme Couthon, Saint-Just, Robespierre,
fermaient les yeux et concédaient ce sang au peuple, pour l'allécher à la
république par ses plus mauvais instincts, s'efforçant de croire qu'ils
empêcheraient la Révolution de tomber dans l'anarchie en adossant la
république à l'échafaud. Ils se flattaient chimériquement de puiser dans le
sang même la force d'étancher le sang ; car aucun d'eux peut-être ne voulait
par système y submerger sa main et son nom. Mais, une fois la terreur lancée,
ils pensaient qu'elle devait écraser tout homme qui tenterait le premier de
l'arrêter sur sa pente. L'exemple des Girondins, de Danton, de Camille
Desmoulins était trop récent pour être oublié. Robespierre et ses amis
épiaient l'heure de supprimer ce carnage. Mais les Jacobins les regardaient.
L'heure propice ne se présentait pas. Il fallait, se disaient-ils, se défaire
de tels ou tels hommes suspects, dangereux ou féroces. Couthon, Saint-Just,
Robespierre ajournaient la clémence, voilaient la justice, transigeaient avec
l'échafaud. Leur crime n'était pas tant de subir la terreur que de l’avoir
créée. En attendant, elle immolait, sans choix, sans justice, sans pitié, les
têtes les plus hautes comme les plus obscures. Le niveau de la guillotine
s'était abaissé. Elle fauchait indifféremment tous les rangs. La philosophie
de Robespierre devenait un meurtre en permanence. L'abîme l'entraînait.
Terrible leçon à qui fait un premier pas au-delà de sa conscience et de la
justice ! Le
comité de salut public ne s'était réservé dans la distribution des jugements
et des supplices qu'une sorte de fonction mécanique, réduite à une sinistre
formalité. Il dénonçait rarement lui-même, si ce n'est dans ces grandes
occurrences où les procès prenaient la couleur et la gravité de crimes
d'État. Le comité recevait les dénonciations de Paris, des représentants en
mission, des clubs, des départements. Il jetait un coup d'œil sur ces
dénonciations ou s'en fiait au rapport d'un de ses membres, et il renvoyait les
accusés au tribunal révolutionnaire. Les accusés s'accumulaient ainsi dans
les dix-huit prisons de Paris. Les noms, les pièces, les délations
encombraient le greffe de Fabricius et les cartons de Fouquier-Tinville.
Chaque soir l'accusateur public se rendait au comité pour demander des
ordres. Si le comité voulait une proscription d'urgence, il remettait à
Fouquier-Tinville la liste des accusés dont il fallait précipiter le
jugement. Si le comité n'avait sous la main aucune tête d'élite à frapper, il
laissait Fouquier-Tinville épuiser dans leur ordre ou au hasard les
innombrables listes d'accusation dont il était débordé. L'accusateur public
s'entendait avec le président du tribunal. Il associait ensemble par masse et
par analogie d'accusation les détenus quelquefois les plus étrangers les uns
aux autres. Il rédigeait et soutenait l'accusation. Il pourvoyait à
l'exécution immédiate des jugements. Ce
mécanisme de meurtre marchait tout seul. Les charrettes, proportionnées au
nombre présumé des condamnés, stationnaient à heure fixe dans les cours du
Palais-de-Justice. Les insulteuses publiques entouraient les roues. Les
exécuteurs buvaient dans les guichets. Le peuple se pressait dans les rues à
l'heure des convois. La guillotine attendait. La mort avait sa routine tracée
comme l'habitude. Elle était devenue une fonction de la journée. Depuis
les derniers jours du mois de novembre 1793 jusqu'au mois de juillet 1794, le
calendrier de la France était marqué de plusieurs têtes tombées par jour. Le
nombre s'accroissait de semaine en semaine. A la fin de mai on ne compta
plus. XVI. Le fils
de Custine, âgé de 24 ans, emprisonné pour avoir pleuré son père, avait été
jeté au cachot en attendant son jugement. Sa jeunesse, sa beauté, les larmes
de sa femme, qui le visitait librement, avaient attendri la fille d'un
geôlier. Cette jeune complice avait procuré à Custine des habits de femme,
sous lesquels il devait s'évader à la chute du jour. Trente mille francs en
or déjà comptés, par madame de Custine aux instruments de l'évasion, une
voiture prête, un asile sur rendaient la fuite certaine. Le jour était venu,
l'heure avait sonné. Custine apprend qu'un décret de la Convention condamne à
mort ceux qui auraient favorisé la fuite d'un prisonnier. Il dépouille son
déguisement déjà revêtu. Il résiste aux étreintes de sa femme, aux
supplications de la jeune fille, qui jure de les suivre et de se dévouer à la
mort, s'il le faut, pour lui. Rien ne peut le vaincre. Il reste. Il est jugé.
Il passe la dernière nuit de sa vie dans le cachot commun des condamnés,
tendrement occupé à sécher les larmes de sa femme et à la rattacher à la vie
pour l'enfant de leurs amours. La première lueur du jour fait évanouir la
jeune femme. On profite de cet évanouissement pour l'emporter. Custine marche
au supplice et meurt victime de son amour filial, de sa générosité et de son
nom. Clavière,
informé dans son cachot du suicide de Roland son ami, s'entretient
philosophiquement le soir, avec ses compagnons de captivité, à la lueur d'une
lampe, des conjectures ou des certitudes de l'immortalité. Il passe en revue
les moyens les plus sûrs et les plus prompts d'échapper volontairement à la
mort des suppliciés, afin de conserver un héritage à ses enfants. Il cherche
avec la pointe de son couteau sur sa poitrine la place où le cœur palpite,
pour ne pas se tromper de coup ; il rentre calme dans sa chambre. Le
lendemain les guichetiers trouvent Clavière endormi dans son sang, la main
sur son poignard, le poignard dans le cœur. Sa femme, Génevoise comme lui,
apprend la mort de son mari et s'empoisonne, après avoir sauvé un reste de
fortune, et assuré une autre famille à ses enfants. L'évêque
de Lyon, Lamourette, flétri par les royalistes pour avoir bien espéré des
hommes, proscrit par les révolutionnaires pour avoir voulu conserver à la
Révolution sa conscience, convertit dans sa prison les impies à Dieu et les
infortunés à l'espérance. « Non, mes amis, » s'écria-t-il la veille de sa
mort en se frappant le front, « on ne peut tuer la pensée, et la pensée c'est
tout l'homme ! Qu'est-ce que la guillotine ? » disait-il encore en badinant
avec le supplice, « une chiquenaude sur le cou ! » Le dernier soupir de cet
homme de bien fut un soupir de paix. Il ne
restait plus que deux Girondins illustres échappés, pendant six mois, aux
proscriptions de la Montagne : c'étaient Louvet et Condorcet. XVII. Condorcet,
le lendemain du 31 mai, attend les gendarmes qui doivent le garder chez lui.
Les Montagnards hésitent un moment devant un si grand nom. Ils craignent de
déshonorer la Révolution en proscrivant le philosophe. Les Jacobins
reprochent aux Montagnards leur faiblesse. Plus l'homme est grand, plus le
conspirateur est dangereux. Le respect est un préjugé. Les plus hautes têtes
doivent tomber les premières. Condorcet, fléchi par les larmes de sa femme,
est entraîné par un ami, M. Pinel, vers un asile sûr, rue Servandoni, n° 21,
dans un de ces quartiers obscurs de Paris cachés sous l'ombre des hautes
murailles et des tours de Saint-Sulpice. Là, une veuve pauvre, vouée aux
malheureux, madame Vernet, possède une petite maison dont elle loue les
appartements à quelques locataires paisibles, inconnus comme elle. M. Pinel
conduit Condorcet dans cette demeure à la chute du jour. Il veut dire à
madame Vernet le nom de l'ami qu'il confie à son hospitalité. « Non, » répond
cette femme généreuse à M. Pinel, « je ne veux pas savoir son nom ; je sais
son malheur, c'est assez ! Je le sauverai pour Dieu et pour vous, et non pour
son nom. Sa retraite en sera plus sûre et mon dévouement plus désintéressé. » Condorcet
s'enferme avec quelques livres et avec ses pensées dans une chambre haute du
dernier étage. Il prend un nom imaginaire. Il ne sort jamais. Il n'ouvre sa
fenêtre que la nuit. Il ne descend que pour prendre ses repas, comme un
convive de famille, à la table de son hôtesse. Un jour il croit reconnaître
sur l'escalier un Conventionnel du parti de la Montagne, nommé Marcos. « Je
suis perdu, » dit-il à madame Vernet, « il y a un Montagnard logé dans votre
maison. Laissez-moi fuir, car je suis Condorcet. Restez, » lui répond la femme intrépide. «
Je connais Marcos, je réponds de lui. Je vais l'enchaîner par mon propre
salut. Je vais lui dire : Condorcet est ici, il est proscrit, je le sais, je
lui donne asile. S'il est découvert, je périrai avec lui. Un seul homme
connaît ce secret ; s'il est révélé, si Condorcet est guillotiné, son sang et
le mien retomberont sur vous seul. » Le Conventionnel fut discret. Tous les
jours le prescripteur et le proscrit se rencontraient sur l'escalier et
passaient en affectant de ne pas se connaître. Condorcet
resta dans cet asile ignoré pendant l'automne et l'hiver de 1793, et pendant
les premiers mois du printemps de 1794. Il écrivit, au bruit des démences et
des fureurs de la liberté, son livre De la perfectibilité du genre humain.
L'espérance du philosophe survivait en lui au désespoir du citoyen. Il savait
que les passions sont passagères et que la raison est éternelle. Il la
confessait comme l'astronome confesse l'astre jusque dans son éclipse. Sa
solitude était consolée par ses travaux ; elle l'était surtout par les
visites assidues de sa jeune épouse, dont l'éclatante beauté et l'âme
éloquente avaient fait l'enivrement de sa jeunesse et l'attrait de sa maison.
Elle appartenait à la noble famille de Grouchy. Tombée, depuis la chute de sa
famille et depuis la proscription de son mari, du luxe dans l'indigence,
cette jeune femme gagnait sa vie en faisant les portraits des personnages
célèbres de la terreur. Ces parvenus de la liberté jouissaient de faire
reproduire leur image par la main d'une aristocrate. La nuit venue, madame de
Condorcet se glissait inaperçue dans les ruelles sombres qui conduisaient à
la maison de son mari, et lui donnait dans le mystère des heures de
consolation et de bonheur. Heures d'autant plus douces qu'elles étaient
dérobées à la mort. Condorcet
aurait été heureux et sauvé s'il eût su attendre. Mais l'impatience de son
imagination ardente l'usait et le perdit. Il fut saisi, au retour du
printemps et à la réverbération du soleil d'avril contre les murs de sa
chambre, d'un tel besoin de liberté et de mouvement, d'une telle passion de
revoir la nature et le ciel, que madame Vernet fut obligée de le surveiller
comme un véritable prisonnier, de peur qu'il n'échappât à sa bienfaisante
surveillance. Il ne parlait que du bonheur de parcourir les champs, de
s'asseoir à l'ombre d'un arbre, d'écouter le chant des oiseaux, le bruit des
feuilles, la fuite de l'eau. La première verdure des arbres du Luxembourg,
qu'il entrevit de sa fenêtre, porta cette soif d'air et de mouvement jusqu'au
délire. On tenait la porte de la maison soigneusement fermée, de peur que
Condorcet ne la franchît. XVIII. Enfin
le 6 avril, à dix heures du matin, le jour étant plus splendide et plus
provoquant qu'à l'ordinaire, Condorcet descend, sous prétexte de prendre son
repas, dans la salle commune. Cette salle basse était rapprochée de la porte
de la rue. A peine assis, il feint d'avoir oublié un livre dans sa chambre.
Madame Vernet lui offre, sans soupçon, d'aller lui chercher le volume.
Condorcet accepte. Il profite de l'absence de son hôtesse pour s'élancer hors
du seuil. A
quelques pas de la maison, Condorcet rencontre dans la rue de Vaugirard un
commensal de son hôtesse nommé Serret. Ce jeune homme, tremblant pour le
fugitif, l'accompagne. Ils passent ensemble la barrière, s'embrassent, se
séparent. Condorcet erre, tout le jour, dans les environs de Paris. Il jouit
avec ivresse de son imprudente liberté. La nuit venue, Condorcet alla frapper
à la porte d'une maison de campagne où M. et madame Suard, ses amis, vivaient
retirés dans le village de Fontenay-aux-Roses. On lui ouvrit. Nul ne sait ce
qui se passa dans cette entrevue nocturne entre le proscrit mendiant un
asile, et des amis tremblant d'appeler la mort sur leur demeure en y dérobant
un accusé. Les uns disent que l'amitié fut timide ; les autres, que Condorcet
se refusa généreusement aux instances, de peur de traîner avec lui son
malheur et son crime sur le seuil qu'il aurait habité. Quoi qu'il en soit,
après un court entretien à voix basse, il ressortit par une porte dérobée du
parc au milieu de la nuit. On
assure qu'il revint quelques heures après, et qu'il trouva fermée au verrou
cette même porte qu'il devait retrouver ouverte. Conjectures que repoussent
ou qu'autorisent également le caractère généreux de Suard et la tendresse
d'une épouse alarmée qui tremble pour son mari. Calomnie de l'amitié
peut-être, qui attrista jusqu'à la fin la vie de ceux sur qui on jeta la
responsabilité du lendemain. XIX. La nuit
couvrit les pas et les irrésolutions de Condorcet. On vit le jour suivant,
vers le soir, un homme harassé de fatigue, les pieds boueux, le visage hâve,
l'œil égaré, la barbe longue, entrer dans un cabaret de Clamart. Sa veste
d'ouvrier, son bonnet de laine, ses souliers ferrés contrastaient avec la
délicatesse de ses mains et la blancheur de sa peau. Il demanda des œufs et
du pain et mangea avec une avidité qui attestait une longue abstinence.
Interrogé par l'hôte sur sa profession, il répondit qu'il était le domestique
d'un maître qui venait de mourir. Pour confirmer cette assertion, il tira de
sa poche un portefeuille qui renfermait de faux papiers. L'élégance du
portefeuille, qui jurait avec la prétendue domesticité et avec l'indigence
des habits, dénonça Condorcet. Des membres du comité révolutionnaire,
attablés dans la salle commune, l'arrêtèrent comme suspect et voulurent le
faire conduire à la prison de Bourg-la-Reine. Blessé au pied par les longues
marches de la veille et de la nuit précédente, épuisé de forces, Condorcet
tombait à chaque pas dans des évanouissements : les paysans furent obligés de
le hisser sur le cheval d'un pauvre vigneron qui passait sur la route. Jeté
dans la prison de Bourg-la-Reine, le philosophe avala un poison qu'il portait
toujours sur lui : arme secrète contre l'excès de la tyrannie. Condorcet
s'endormit. Le sommeil lui déroba sa propre mort comme il déroba une tête au
bourreau. Les gardes nationaux qui veillaient à la porte et qui n'avaient
entendu aucun bruit dans le cachot, ne trouvèrent qu'un cadavre à la place de
leur prisonnier. Ainsi mourut ce Sénèque de l'école moderne. Placé entre les
deux camps pour combattre le vieux monde et pour modérer le nouveau,
Condorcet périt dans leur choc sans s'étonner et sans gémir ; il savait que
les vérités ne se donnent pas gratuitement à l'humanité, mais qu'elles
s'achètent, et que la vie des philosophes est la rançon de la vérité. Le
temps de la reconnaissance n'est pas encore venu pour lui. Il viendra et
disculpera la mémoire du philosophe des reproches faits à la jeunesse et à
l'ardeur du patriote. XX. Le jour
même où Condorcet expirait à Bourg-la-Reine, Louvet entrait à Paris. Après
s'être séparé à Saint-Émilion, au milieu de la nuit, de Barbaroux, de Buzot
et de Péthion, à la porte de cette femme cruelle qui avait refusé une goutte
d'eau à un mourant, Louvet avait marché toute la nuit. Au point du jour il
avait franchi, avant l'heure du réveil des habitants, le village de Monpont,
frontière extrême de la Gironde. Hors du département suspect, la surveillance
était moins active. Couvert de l'uniforme de volontaire, affectant le
jacobinisme d'attitude et de propos, blessé à la jambe, empruntant pour faire
route les voitures chargées de paille et de foin qui portaient les
réquisitions dans les villes, Louvet parvint, à force de déguisements et de
ruses, à s'approcher de Paris. Il y entra enfin grâce au dévouement d'un
guide fidèle ; il y brava, dans le sein du mystère et de l'amour, les
ressentiments de Robespierre. Chaque jour, en lui apportant la nouvelle de la
mort d'un de ses derniers amis, lui faisait goûter la vie comme on goûte la
dernière heure de félicité qui va finir. Laréveillère-Lépeaux,
député girondin comme Louvet, était du petit nombre de ceux qui échappaient
dans l'ombre à la guillotine. La Révolution avait trouvé Laréveillère
jurisconsulte à Mortagne, sa patrie, dans le bas Poitou. Les principes
nouveaux avaient été pour lui non une fureur, mais une religion. Élève des
philosophes, il rêvait l'avènement de la raison humaine dans les cultes comme
dans les lois. Mais cette raison n'était pas, comme celle de Diderot, un
ricanement amer contre les institutions et les dogmes ; elle était un ardent
amour de la lumière et une aspiration passionnée de l'humanité à Dieu. Ces
doctrines avaient attaché Laréveillère-Lépeaux aux Girondins, non parce
qu'ils étaient moins incrédules, mais parce qu'ils étaient moins sanguinaires
que les Montagnards. Dénoncé, le lendemain de leur chute, comme leur
complice, une voix s'était écriée avec mépris du haut de la Montagne : «
Laissez-le mourir tout seul. Il n'a pas deux jours de vie. » Laréveillère en
effet était alors mourant. Cette voix l'avait sauvé. Mais bientôt proscrit
avec les soixante-treize députés suspects de regrets pour la Gironde, il
avait fui sous des déguisements divers et par des lieux inconnus. Bosc, l'ami
de madame Roland, et Laréveillère s'étaient d'abord réfugiés dans une
chaumière abandonnée de la forêt de Montmorency. Ils y passèrent l'hiver. Ni
l'un ni l'autre n'avait emporté d'argent. Ils vécurent de pommes de terre et
de colimaçons. Une poule et un coq étaient toute leur richesse. Un jour,
exténués de privation et de faim, ils résolurent de tuer la poule. Un oiseau
de proie plus affamé qu'eux fond sur la poule, la tue et l'enlève. Quand
les administrateurs de Seine-et-Oise venaient chasser dans la forêt,
Laréveillère et Bosc s'enfouissaient sous des meules de foin ou sous des
monceaux de feuilles sèches. Soupçonnés par les gardes, ils se séparèrent.
Chacun d'eux alla mendier au hasard un autre asile. Laréveillère s'achemine
vers le Nord. Là, un ami moins suspect lui avait offert dans d'autres temps
l'hospitalité. Vêtu de haillons, les pieds nus, le visage creusé par
l'insomnie et par la fatigue, le proscrit rencontra sur le grand chemin le
représentant du peuple Bouchotte, traîné par quatre chevaux, sa voiture
couverte de lauriers et de drapeaux tricolores, lui-même coiffé du bonnet
rouge. Laréveillère tremble d'avoir été reconnu. Il s'écarte dans les champs.
Un berger partage avec lui ses aliments et sa cabane roulante. Le lendemain
un pauvre paysan lui donne un pain qu'il portait dans les champs à son fils.
Aux portes de la petite ville de Roye, voisine de Buire, le fugitif rencontre
une foule de peuple. On rapportait à la ville, sur un brancard, un proscrit
comme lui, qui s'était suicidé sur le grand chemin. Cet augure glace son
courage. Laréveillère erre, la nuit, dans les champs labourés, le jour dans
les bois. Il arrive enfin mourant à la porte de son ami. Reçu comme un frère,
caché, soigné, guéri par les soins d'une famille généreuse, il passe les
mauvais jours, sous un nom supposé, et se livre en paix à sa passion pour
l'étude des plantes. C'est là qu'inspiré par cette divinité qui se dévoile et
qui parle dans les merveilles de la végétation, Laréveillère entrevit cette
religion simple et pastorale dont il fut plus tard non l'inventeur mais
l'apôtre, sous le nom de théophilanthropie. Cette philosophie pieuse et non
ce culte, composée de deux dogmes élémentaires extraits de l'Évangile,
l'amour de Dieu et l'amour des hommes, fat prêchée d'abord par H. Haüy, frère
de l'abbé Haüy, célèbre naturaliste. Laréveillère,
dont cette religion porta le nom, n'y prit d'autre rôle que celui de
protecteur de ses innocentes cérémonies et d'approbateur de sa morale, quand
la fortune l'eut élevé à la première magistrature de la république. La
légèreté moqueuse de l'opinion rattacha cette tentative de culte à
Laréveillère-Lépeaux. On infligea le ridicule à son nom. Proclamer la
divinité au milieu du matérialisme, la morale au pied des échafauds, l'amour
au sein des discordes civiles, ne motivait pas ce mépris. Rien de ce qui
cherche à relever l'humanité vers Dieu ne doit être rabattu par la dérision.
Toutes les pensées religieuses, même quand elles avortent dans le temps, ont
leur immortalité dans leur nature. Le nom de Laréveillère-Lépeaux restera
honoré et non flétri par la pensée qu'il éleva à Dieu du sein des théories du
néant. XXI. Un
autre philosophe, M. de Malesherbes, eut les mêmes malheurs et plus de
gloire. Il scella sa vie par sa mort. Sa longue et modeste vertu fut
couronnée par le supplice. Depuis l'acte de fidélité suprême qu'il avait
accompli en défendant Louis XVI devant la Convention, M. de Malesherbes
s'était retiré à la campagne. Il y vivait en patriarche au milieu de ses
enfants et de ses petits-enfants. On supposa que sa vertu était une
conspiration contre le temps. On l'enleva ainsi que M. de Rosambeau son
gendre, ses deux petites-filles et leurs maris. L'un d'eux était M. de
Châteaubriand, frère aîné de celui qui devait rendre à son nom plus de lustre
qu'on ne lui ravissait de sang ! Ils furent tous jetés dans la prison de
Port-Libre et conduits par groupes au tribunal. M. de Malesherbes avait
appris à mourir au Temple. Il mourut sans s'indigner contre ses assassins. Il
prit le temps et la justice des hommes en patience et en espérance. Prêt à
monter au tribunal, il fit un faux pas sur le seuil de la prison : « Mauvais
augure, » dit-il ; « un Romain rentrerait à la maison ! » Les prisonniers de
la Conciergerie lui demandèrent sa bénédiction, comme celle de l'honneur
antique qui allait remonter au ciel avec lui. Il la leur donna en souriant. «
Surtout ne me plaignez pas, » dit-il. « J'ai été disgracié pour avoir voulu
devancer la Révolution par des réformes populaires. Je vais mourir pour avoir
été fidèle à l'amitié de mon roi. Je meurs en paix avec le passé et avec
l'avenir. » Sa famille entière le suivit, en peu de jours, à l'échafaud. Pendant
que le généreux vieillard allait à la mort pour avoir défendu son maître,
Cléry languissait emprisonné à la Force pour l'avoir servi et consolé dans sa
captivité. Il démentait ainsi par le long supplice qu'il avait accepté au
Temple, et par la cruelle détention qu'il subissait comme royaliste, les
doutes sur son dévouement à la royauté ; doutes contre lesquels la vie
entière de ce modèle des serviteurs des rois détrônés proteste, et que sa
famille a toujours énergiquement repoussés de sa mémoire et de son nom. Le
vieux Luckner, oublié longtemps dans les cachots ; le député Mazuyer, accusé
du crime d'avoir fait sauver Péthion et Lanjuinais ; Duval-Dépréménil, un des
premiers tribuns du parlement ; Chapelier, Thouret, l'un rapporteur de la
première constitution, l'autre un des réformateurs les plus éclairés de nos
codes, suivirent de près M. de Malesherbes. En montant dans la charrette qui
allait les conduire à la guillotine : « Ce peuple va nous donner tout à
l'heure un problème embarrassant à résoudre, » dit Chapelier à Dépréménil. « Et lequel ? » dit Dépréménil. « Celui de savoir auquel de nous deux
s'adresseront ses malédictions et ses huées.
A tous deux, » répondit Dépréménil. Mais déjà on ne jugeait plus qu'en
masse, par classe, par rang, par fonction, par génération, par famille. Tous
les membres du parlement de Paris, tous les receveurs généraux des finances,
toute la noblesse de France, toute la magistrature, tout le clergé étaient
arrachés à leurs châteaux, à leurs autels, à leurs retraites, entassés dans
les vingt-huit prisons de Paris, extraits tour à tour de leurs cachots,
traduits, par catégories à la fois, au tribunal et traînés de là à
l'échafaud. Plus de
huit mille suspects encombraient ces seules prisons de Paris, un mois avant
la mort de Danton. En une seule nuit, on y jeta trois cents familles du
faubourg Saint-Germain, tous les grands noms de la France historique,
militaire, parlementaire, épiscopale. On ne se donnait pas l'embarras de leur
inventer un crime. Leur nom suffisait, leurs richesses les dénonçaient, leur
rang les livrait. On était coupable par quartier, par rang, par fortune, par
parenté, par famille, par religion, par opinion, par sentiments présumés ; ou
plutôt il n'y avait plus ni innocents ni coupables, il n'y avait plus que des
prescripteurs et des proscrits. Ni l'âge, ni le sexe, ni la vieillesse, ni
l'enfance, ni les infirmités qui rendaient toute criminalité matériellement impossible
ne sauvaient de l'accusation et de la condamnation. Les vieillards
paralytiques suivaient leurs fils, les enfants leurs pères, les femmes leurs
maris, les filles leurs mères. Celui-ci mourait pour son nom, celui-là pour
sa fortune ; tel pour avoir manifesté une opinion, tel pour son silence, tel
pour avoir servi la royauté, tel pour avoir embrassé avec ostentation la
république, tel pour n'avoir pas adoré Marat, tel pour avoir regretté les
Girondins, tel pour avoir applaudi aux excès d'Hébert, tel pour avoir souri à
la clémence de Danton, tel pour avoir émigré, tel pour être resté dans sa
demeure, tel pour avoir affamé le peuple en ne dépensant pas son revenu, tel
pour avoir affiché un luxe qui insultait à la misère publique. Raisons,
soupçons, prétextes contradictoires, tout était bon. Il suffisait de trouver
des délateurs dans sa section, et la loi les encourageait en leur donnant une
part dans les confiscations. Le peuple, à la fois dénonciateur, juge et
héritier des victimes, croyait s'enrichir des biens confisqués. Quand les
prétextes de mort manquaient aux proscripteurs, ils épiaient des
conspirations vraies ou simulées dans les prisons. Des espions déguisés sous
l'apparence de détenus provoquaient des confidences, des soupirs vers la
liberté, des plans d'évasion entre les prisonniers, les inventaient
quelquefois, puis les révélaient à Fouquier-Tinville. Ils inscrivaient sur
leurs listes de délation des centaines de noms de suspects qui apprenaient
leurs crimes par leurs accusations. C'est ce qu'on appelait les fournées de
la guillotine. Elles faisaient du vide dans les cachots ; elles donnaient au
peuple l'émotion feinte d'un grand forfait puni, d'un grand péril évité par
la vigilance et par la sévérité de la république. Elles entretenaient la terreur,
elles imposaient le silence au murmure. Chaque jour le nombre de charrettes
employées à conduire les condamnés à l'échafaud s'augmentait. A quatre
heures, elles roulaient, plus ou moins chargées, par le Pont-au-Change et la
rue Saint-Honoré, vers la place de la Révolution. On prolongeait leur route
pour prolonger le spectacle au peuple, le supplice aux victimes. Ces
chars funèbres rassemblaient souvent le mari et la femme, le père et le fils,
la mère et les filles. Ces visages éplorés qui se contemplaient mutuellement
avec la tendresse suprême du dernier regard, ces têtes de jeunes filles
appuyées sur les genoux de leurs mères, ces fronts de femmes tombant, comme
pour y trouver de la force, sur l'épaule de leurs maris, ces cœurs se
pressant contre d'autres cœurs qui allaient cesser de battre, ces cheveux
blancs, ces cheveux blonds coupés par les mêmes ciseaux, ces têtes
vénérables, ces têtes charmantes tout à l'heure fauchées par le même glaive,
la marche lente du cortége, le bruit monotone des roues, les sabres des
gendarmes formant une haie de fer autour des charrettes, les sanglots
étouffés, les huées de la populace, cette vengeance froide et périodique qui
s'allumait et qui s'éteignait, à heure fixe, dans les rues où passait le
cortége, imprimaient à ces immolations quelque chose de plus sinistre que
l'assassinat, car c'était l'assassinat donné en spectacle et en jouissance à
tout un peuple. Ainsi
moururent, décimées dans leur élite, toutes les classes de la population,
noblesse, église, bourgeoisie, magistrature, commerce, peuple même ; ainsi
moururent tous les grands et obscurs citoyens qui représentaient en France
les rangs, les professions, les lumières, les situations, les richesses, les
industries, les opinions, les sentiments proscrits par la sanguinaire
régénération de la terreur. Ainsi tombèrent, une à une, quatre mille têtes en
quelques mois, parmi lesquelles les Montmorency, les Noailles, les La
Rochefoucauld, les Mailly, les Mouchy, les Lavoisier, les Nicolaï, les
Sombreuil, les Brancas, les Broglie, les Boisgelin, les Beauvilliers, les
Maillé, les Montalembert, les Roquelaure, les Roucher, les Chénier, les
Grammont, les Duchâtelet, les Clermont-Tonnerre, les Thiard, les Moncrif, les
Molé-Champlatreux. La démocratie se faisait place avec le fer ; mais, en se
faisant place, elle faisait horreur à l'humanité. XXII. Le
passage régulier de ces processions de l'échafaud, après avoir été longtemps
un spectacle et une sorte d'illustration sinistre pour les rues qu'elles
empruntaient, et surtout pour la rue Saint-Honoré, était devenu un supplice
et une espèce de diffamation pour ces quartiers. Les passants les évitaient.
Les fenêtres, les magasins, les boutiques se fermaient à l'approche des
convois. Les vociférations de la foule allaient menacer jusque dans leurs
foyers les citoyens qui habitaient ces rues et effrayer les enfants dans les
bras de leurs mères. Les locataires abandonnaient leurs domiciles. Les
propriétaires commençaient à se plaindre, dans des pétitions à la commune, de
ce qu'on avait fait de leurs maisons les loges privilégiées du supplice. Le
sang de deux ou trois mille victimes, ruisselant depuis le printemps sur les
pavés de la place de la Révolution comme dans un abattoir d'hommes, tachait
la boue et infectait l'air. Les Tuileries et les Champs-Elysées étaient
désertés par la foule des promeneurs. Les miasmes de la mort corrompaient
l'ombre de leurs arbres. Deux
exécutions plus sinistres et plus solennelles que les autres, achevèrent de
soulever l'indignation de ces quartiers, contre l'emplacement de la
guillotine. Au moment de la prise de Verdun par le roi de Prusse, en 1791, la
ville avait fêté l'entrée de ces libérateurs de Louis XVI. Les habitants
conduisirent leurs filles à un bal, ceux-là par opinion, ceux-ci par peur.
Après la délivrance de Verdun, la république se souvint des joies dont ces
enfants avaient été les décorations et non les coupables. Amenées à Paris et
traduites au tribunal, leur âge, leur beauté, leur obéissance à leurs
parents, l'ancienneté de l'injure, les triomphes vengeurs de la république ne
furent pas comptés pour excuse. Elles furent envoyées à la mort pour le crime
de leurs pères. La plus âgée avait dix-huit ans. Elles étaient toutes vêtues
de robes blanches. La charrette qui les portait ressemblait à une corbeille
de lis dont les têtes flottent au mouvement du bras. Les bourreaux attendris
pleuraient avec elles. XXIII. Le
peuple s'étonnait de sa propre rigueur. Le lendemain, les charrettes, plus
nombreuses, charrièrent au supplice toutes les religieuses de l'abbaye de
Montmartre. L'abbesse était madame de Montmorency. Ces pauvres filles de tout
âge, depuis la tendre jeunesse jusqu'aux cheveux blancs, jetées encore
enfants dans les monastères, n'avaient pour crimes que la volonté de leurs
parents et la fidélité de leurs vœux. Groupées autour de leur abbesse, elles
entonnèrent de leurs voix féminines les chants sacrés en montant sur les
charrettes, et les psalmodièrent en chœur jusqu'à l'échafaud. Comme les
Girondins avaient chanté l'hymne de leur propre mort, ces filles chantèrent,
jusqu'à la dernière voix, l'hymne de leur martyre. Ces voix troublèrent comme
un remords le cœur du peuple. L'enfance, la beauté, la religion, immolées à
la fois dans ces deux exécutions, forcèrent la multitude à détourner les
yeux. La
commune craignit de fatiguer le patriotisme de ces quartiers opulents. Elle
se confia davantage à l'implacabilité des faubourgs. Elle choisit le faubourg
Saint-Antoine, sol natal de la révolution du 14 juillet, et fit élever la
guillotine à la barrière du Trône. Moins inquiets de froisser la pitié du
peuple de ce faubourg, les prescripteurs inaugurèrent ce nouveau calvaire par
des exécutions plus nombreuses. La file des convois s'allongeait de plusieurs
charrettes tous les jours. Une fois elles portaient, avec quarante-cinq
magistrats de Paris, trente-trois membres du parlement de Toulouse ; une
autre fois vingt-sept négociants de Sedan ; souvent soixante et jusqu'à
quatre-vingts condamnés. Une des
charrettes parut dans les derniers temps escortée par de pauvres enfants en
haillons. Ces enfants semblaient bénir et pleurer un père. Le vieillard assis
sur la charrette était l'abbé de Fénelon, petit-neveu de l'auteur de
Télémaque, ce germe chrétien d'une révolution égarée qui buvait aujourd'hui
le sang de sa famille. L'abbé de Fénelon avait institué à Paris une œuvre de
miséricorde en faveur de ces enfants nomades qui viennent tous les hivers des
montagnes de la Savoie, gagner leur vie en France, dans la domesticité banale
des grandes villes. Ces enfants, apprenant que leur Providence allait leur
être enlevée, se transportèrent en masse le matin à la Convention pour
implorer l'humanité des représentants et la grâce de la vertu. Leur jeunesse,
leur langage, leurs larmes attendrirent la Convention : « Êtes-vous donc des
enfants vous-mêmes ? » s'écria l'impassible Billaud-Varennes, « pour vous
laisser influencer par des pleurs ? Transigez une fois avec la justice, et
demain les aristocrates vous massacreront sans pitié ! » XXIV. Ce même
Billaud-Varennes, qui refusait ainsi la pitié à des orphelins, eut besoin
plus tard, dans son exil à Cayenne, de la pitié d'une esclave noire. La Convention n'osa pas mollir à sa voix.
L'abbé de Fénelon marcha à la mort escorté de ses bienfaits. Il avait
quatre-vingt-neuf ans. Il fallut l'aider à monter les degrés de la
guillotine. Debout sur l'échafaud, il pria le bourreau de lui délier les mains
pour faire le geste du dernier embrassement à ces pauvres petits. Le bourreau
ému obéit. L'abbé de Fénelon étend ses mains. Les Savoyards tombent à genoux.
Ils inclinent leurs têtes nues sous la bénédiction du mourant. Le peuple
atterré les imite. Les larmes coulent. Les sanglots éclatent. Le supplice
devient saint comme un sacrifice. Le
faubourg Saint-Antoine s'indigna à son tour d'avoir été choisi pour la ville
de la mort. Le sol repoussait le bourreau. Mais les proscripteurs ne
trouvaient pas la mort assez prompte. XXV. Un soir, Fouquier-Tinville fut appelé au comité de salut public. « Le peuple, » lui dit Collot, « commence à se blaser. Il faut réveiller ses sensations par de plus imposants spectacles. Arrange-toi pour qu'il tombe maintenant cent cinquante têtes par jour. En revenant de là, » dit dans son interrogatoire l'obéissant Fouquier-Tinville, « mon esprit était tellement troublé d'horreur, que la rivière, comme à Danton, me parut rouler du sang. » Dans le cimetière de Mousseaux une vaste fosse, toujours ouverte et dont les bords étaient encombrés de tonneaux de chaux, recevait pêle-mêle, chaque jour, les têtes et les troncs des décapités. Véritable égout de sang, à l'entrée duquel on avait gravé l'inscription du néant : DORMIR ; comme si les bourreaux eussent voulu se rassurer eux-mêmes, en affirmant que les victimes ne se réveilleraient jamais. |