HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME HUITIÈME

 

LIVRE CINQUANTE-CINQUIÈME.

 

 

I.

Cependant Robespierre hésitait encore à frapper Danton. Son indécision et celle de Saint-Just et de Couthon, qu'il dominait, laissaient flotter la mort invisible sur la tête de cet ancien rival. Robespierre ne l'estimait pas, mais il ne le haïssait pas et il avait cessé de le craindre. Si cet homme eût été plus incorruptible, Robespierre l'aurait volontiers associé à l'empire. Cet Antoine aurait complété ce Lépide. Danton était précisément doué par la nature des facultés qui manquaient à Robespierre : la justesse du coup d'œil et l'élan de l'inspiration. L'un était la pensée, l'autre la main d'une révolution. Le courage civil était plus obstiné chez Robespierre ; le courage physique, plus prompt et plus instinctif chez Danton. Ces deux hommes réunis eussent été le corps et l'âme de la république. Mais la pensée de Robespierre répugnait à l'alliage impur du matérialisme de Danton. « Mésallier sa pensée, ce n'est pas la fortifier, » disait-il, « c'est la corrompre. La vertu vaincue, mais pure, est plus forte que le vice triomphant. »

Une vive anxiété l'agita pendant les jours et les nuits qui précédèrent sa résolution. On l'entendit souvent s'écrier : « Ah ! si Danton était honnête homme ! s'il était vraiment républicain !... Que je voudrais avoir la lanterne du philosophe grec, » dit-il une fois, « pour lire dans le cœur de Danton et pour savoir s'il est plus ami qu'ennemi de la république ! »

Les Jacobins hésitaient moins dans leurs soupçons. Danton n'était, à leurs yeux, que la statue d'argile du peuple, qui fondrait aux premières averses. « Il fallait, » disaient-ils, « enlever ce faux dieu à la multitude, pour lui faire adorer la pure vertu révolutionnaire. Ce Périclès d'Athènes corrompue ne convenait pas à Sparte. »

Robespierre l'avouait, mais il tremblait de conclure. Il se demandait intérieurement si la popularité puissante de Danton sur la Montagne ne s'égarerait pas, après sa mort, sur quelques têtes subalternes aussi vicieuses, mais moins puissantes et plus perfides que celle de Danton ? s'il ne valait pas mieux balancer avec lui l'ascendant sur la Convention que de livrer cet ascendant au hasard d'autres popularités ? si, le vicieux mort, le vice mourrait avec lui dans la république ? si, dans les grands assauts que le gouvernement aurait à soutenir contre les factions qui se multipliaient, la présence, la voix, l'énergie de Danton ne manqueraient pas à la patrie et à lui-même ? si ce sang enfin du second des révolutionnaires qu'il allait répandre ne donnerait pas à quelque hardi scélérat la soif du sang du premier ? si la tombe de son collègue immolé ne serait pas sans cesse ouverte, comme un piège, au pied de la tribune où il rencontrait déjà la tombe de Vergniaud ? si c'était d'un bon exemple pour l'avenir et d'un bon augure pour sa propre fortune de creuser ainsi le sépulcre au milieu de la Convention, et de se faire un marchepied des cadavres de ses rivaux ?

Enfin la nature, qui était vaincue mais non totalement étouffée dans le cœur de Robespierre, se révoltait intérieurement en lui contre les cruelles nécessités du politique. Danton était son rival, il est vrai, mais il était le plus ancien et le plus illustre compagnon de sa carrière révolutionnaire. Depuis cinq ans de luttes, de défaites, de victoires, ils n'avaient cessé de combattre ensemble pour renverser la royauté, sauver le sol, fonder la république. Leurs âmes, leur parole, leurs veilles, leurs sueurs s'étaient confondues dans les travaux, dans les dangers, dans les fondements de la Révolution. Ils s'asseyaient sur les mêmes bancs. Ils se rencontraient dans les mêmes clubs. Ils ne s'étaient jamais froissés. Ils avaient toujours eu, affecté du moins l'un pour l'autre, l'estime et l'admiration qui touchent les cœurs ; ils s'étaient défendus mutuellement contre des ennemis communs. La place était assez vaste pour deux grandes ambitions diverses dans la république.

Et puis Danton était jeune, père d'enfants bientôt orphelins, épris d'une nouvelle épouse qu'il préférait à la toute-puissance et qui amortissait son ambition.

Couthon, Lebas, Saint-Just étaient les témoins et les confidents des irrésolutions de Robespierre. Il semblait vouloir que la violence morale lui arrachât un consentement qui ne pouvait sortir de sa bouche. Un soir même, il rentra chez lui avec un visage rayonnant de la sérénité d'un homme qui a accompli une résolution magnanime : « Je leur ai arraché une grande proie, » dit-il à Souberbielle, peut-être un grand criminel ; mais je suis le juré du peuple comme toi, ma conscience n'était pas assez éclairée. » Souberbielle comprit plus tard qu'il s'agissait de Danton.

 

II.

Danton, comme on l'a vu, s'était retiré volontairement du comité de salut public, soit pour amortir l'envie qui commençait à le trouver trop grand, soit pour jouir en paix de ce loisir qui lui était plus cher que l'ambition. L'amour, l'étude, l'amitié, quelques rares travaux pour la Convention, quelques intrigues languissantes et quelques perspectives trop dévoilées de rentrée au pouvoir occupaient ses jours. Il réunissait souvent à Sèvres ses amis Philippeaux, Legendre, Lacroix, Fabre d'Églantine, Camille Desmoulins, Bazire, Westermann et quelques politiques de la Montagne. Ces hommes, qui n'étaient que de joyeux convives, passaient pour des conspirateurs. Danton, peu sobre de propos, s'épanchait en critiques amères et sanglantes du gouvernement. Trop timide pour un homme qui veut renverser une dictature, trop hardi pour un homme qui ne veut pas encore l'attaquer. Il affectait le ton d'un conspirateur patient qui a en main la force de tout détruire et qui veut bien ne pas en user. Il avait l'air de laisser aller le comité de salut public, seulement pour faire l'épreuve de son insuffisance et jusqu'au point où il lui conviendrait de l'arrêter. « La France croit pouvoir se passer de moi, nous verrons ! » disait-il souvent.

Il ne ménageait pas Robespierre, qui lui avait toujours paru un métaphysicien drapé dans sa vertu, embarrassé dans ses systèmes et maintenant embourbé dans le sang. « Danton, » lui dit un jour Fabre d'Églantine, « sais-tu de quoi on t'accuse ? On dit que tu n'as lancé le char de la Révolution que pour t'enrichir, tandis que Robespierre est resté pauvre au milieu des trésors de la monarchie renversée à ses pieds. — Eh ! bien, » lui répondit Danton, « sais-tu ce que cela prouve ? C'est que j'aime l'or et que Robespierre aime le sang ! Robespierre, » ajoutait-il, « a peur de l'argent parce qu'il tache les mains. » On disait que Danton avait fait allouer des fonds considérables par la Convention au comité de salut public, afin de ternir l'incorruptibilité de Robespierre des soupçons qui planaient sur lui-même. Lacroix et lui avaient rapporté, disait-on, de riches dépouilles de leurs missions en Belgique. Ne voulant pas les posséder sous leurs noms, ils les avaient prêtées, ajoutait-on, à une ancienne directrice des théâtres de la cour, mademoiselle Montansier. Celle-ci les avait employées, sous son nom, mais à leur profit, à construire la salle de l'Opéra. On croyait savoir aussi que quelques-uns des diamants volés dans le garde-meuble de la couronne étaient restés entre les mains d'un agent de Danton. Depuis que le comité de salut public gouvernait par la main du bourreau, Danton affectait l'horreur du sang et s'efforçait de donner à son parti le nom de parti de la clémence. Après avoir cherché la popularité dans la rigueur, il la poursuivait dans la magnanimité. Il faisait des signes d'intelligence aux victimes et se posait en vengeur à venir. Il soufflait à Camille Desmoulins ses philippiques contre la terreur et ses allusions contre Robespierre. Il faisait de l'humanité une faction. Cette faction était une accusation permanente contre le comité de salut public et surtout contre Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes et Barrère, inspirateurs ou instruments du terrorisme. Du moment où un régime pareil avait un accusateur dans un homme comme Danton, ce régime était menacé. Sous ce gouvernement, dont la seule force était de rester impitoyable, tout appel à la pitié était un appel à l'insurrection.

 

III.

L'imminence d'un choc entre Robespierre et Danton était évidente aux yeux des Montagnards intelligents. Forcés de se décider entre ces deux hommes, leur cœur était pour Danton, leur logique pour Robespierre. Ils adoraient le premier, dont la voix les avait si souvent électrisés du feu de son patriotisme ; ils craignaient le second, plus qu'ils ne l'aimaient. Son caractère concentré, son extérieur froid, sa parole impérieuse repoussaient la familiarité et déconcertaient l'affection. C'était un homme qu'il fallait voir en perspective, à distance, pour moins le craindre et moins le haïr. Le peuple en masse pouvait se passionner pour cette idole. Ses collègues n'osaient pas l'aimer. Mais les députés patriotes de la Montagne ne se dissimulaient pas que, si Danton était le patriote selon leur cœur, Robespierre était le législateur selon leurs vues, et que, Robespierre de moins, la république serait une dictature sans unité et un orage sans direction. Lui seul avait les secrets de la route et marquait à la démocratie le port fuyant toujours auquel ils espéraient arriver sur cette mer de sang. Les Montagnards ne pouvaient donc se décider à perdre un de ces deux hommes ; mais, s'il fallait choisir, ils suivraient Robespierre en pleurant Danton. Ils espéraient encore pouvoir les conserver tous deux.

Des négociateurs officieux s'efforcèrent d'amener entre eux une explication. Robespierre ne s'y refusa pas. Il désirait encore sincèrement trouver Danton assez innocent pour ne pas avoir à le perdre. Une entrevue fut acceptée par les deux chefs. Elle eut lieu dans un dîner à Charenton chez Panis, leur ami commun. Les convives, en petit nombre et animés d'un ardent désir de prévenir ce grand déchirement de la république, écartèrent avec soin des premiers entretiens tous les textes de division qui pouvaient réveiller l'aigreur. Ils y réussirent. Le commencement du repas fut cordial. Danton fut ouvert. Robespierre fut serein. On augura bien de ce rapprochement, sans choc, entre deux hommes dont les dispositions personnelles pouvaient amortir le combat entre deux partis.

Cependant à la fin du dîner, soit que le présomptueux Danton vit dans la présence de Robespierre un symptôme de faiblesse, soit que l'indiscrétion du vin déliât sa langue, soit que son orgueil ne pût cacher le mépris qu'il portait à Robespierre et à ses amis, tout changea d'aspect. Un dialogue d'abord pénible, puis amer, et à la fin menaçant, s'établit entre les deux interlocuteurs. « Nous tenons à nous deux la paix ou la guerre pour la république, » dit Danton ; « malheur à celui qui la déclarera ! Je suis pour la paix, je désire la concorde, mais je ne donnerai pas ma tête aux trente tyrans. — Qu'appelez-vous tyrans ? » dit Robespierre. « Il n'y a, sous la république, d'autre tyrannie que celle de la patrie. — La patrie ! » s'écria Danton, est-elle dans un conciliabule de dictateurs dont les uns ont soif de mon sang, dont les autres n'ont pas la force de le refuser ! — Vous vous trompez, répondit Robespierre, « le comité n'a soif que de justice et ne surveille que les mauvais citoyens. Mais sont-ils de bons citoyens ceux qui veulent désarmer la république au milieu du combat, et qui se parent des grâces de l'indulgence quand nous acceptons pour eux l'odieux et la responsabilité de la rigueur ? — Est-ce une allusion ? » dit Danton. — « Non, c'est une accusation ! » dit Robespierre. — « Vos amis veulent ma mort. — Les vôtres veulent la mort de la république. » On s'interposa entre eux. On les ramena à la modération et presque à la bienveillance. « Non-seulement, » dit Robespierre, « le comité de salut public ne veut pas votre tête, mais il désire ardemment fortifier le gouvernement du plus haut ascendant de la Montagne. Serais-je ici si je voulais votre tête ? Offrirais-je ma main à celui dont je méditerais l'assassinat ? On sème la calomnie entre nous. Danton, prenez-y garde ! en prenant ses amis pour ses ennemis, on les force quelquefois à le devenir. Voyons ; ne pouvons-nous pas nous entendre ? Le pouvoir a-t-il besoin ou non d'être terrible quand les dangers sont extrêmes ? — Oui, » dit Danton, « mais il ne doit pas être implacable. La colère du peuple est un mouvement. Vos échafauds sont un système. Le tribunal révolutionnaire que j'ai inventé était un rempart ; vous en faites une boucherie. Vous frappez sans choix ! — Septembre ne choisissait pas, » dit en ricanant Robespierre. « Septembre ? » reprit Danton, « fut un instinct irréfléchi, un crime anonyme que personne n'absout, mais que personne ne peut punir dans le peuple. Le comité de salut public verse le sang, goutte à goutte, comme pour entretenir l'horreur et l'habitude des supplices. — Il y a des gens, » répondit Robespierre, « qui aiment mieux le verser en masse. — Vous faites mourir autant d'innocents que de coupables. — Est-il mort un seul homme sans jugement ? A-t-on frappé une seule tête qui ne fût proscrite par la loi ? » Danton, à ces mots, laissa échapper un éclat de rire amer et provoquant de ses lèvres. « Des innocents ! des innocents ! » s'écria-t-il, « devant ce comité qui a dit au boulet de choisir à Lyon, et à la Loire de choisir à Nantes ! Tu plaisantes, Robespierre ! vous prenez pour crime la haine qu'on vous porte ? vous déclarez coupables tous vos ennemis ?— Non ! » dit Robespierre, « et la preuve, c'est que tu vis ! »

A ces mots Robespierre se leva, et sortit avec les signes visibles de l'impatience et de la colère. Il garda un silence absolu pendant le trajet de Charenton à la rue Saint-Honoré. Arrivé à la porte de sa maison : « Tu le vois, » dit-il à l'ami qui l'accompagnait, « il n'y a pas moyen de ramener cet homme au gouvernement. Il veut se repopulariser aux dépens de la république. Dedans il la corrompt, dehors il la menace. Nous ne sommes pas assez forts pour mépriser Danton, nous sommes trop courageux pour le craindre ; nous voulions la paix, il veut la guerre, il l'aura ! »

A peine rentré dans sa chambre, Robespierre envoya chercher Saint-Just. Ils restèrent enfermés une partie de la nuit, et pendant de longues heures les deux jours suivants. On croit qu'ils préparèrent et combinèrent, dans ces longs entretiens, les rapports et les discours qui allaient éclater contre Danton et ses amis.

 

IV.

Danton passa ces deux jours à Sèvres, sans paraître prévoir ou sans vouloir conjurer l'orage dont il était environné. En vain Legendre, Lacroix, le jeune Rousselin, Camille Desmoulins, Westermann le supplièrent de prendre garde à sa destinée et de prévenir le comité de salut public, ou par la fuite, ou par l'audace. « La Montagne est à toi, » lui disait Legendre. — « Les troupes sont à toi, » lui disait Westermann. — « Le sentiment public est à nous, » lui disait Rousselin. « La pitié publique deviendra de l'indignation à ta voix. » Danton souriait d'indifférence et d'orgueil. « Il n'est pas temps, » répondait-il, « et puis il faudrait du sang, je suis las de sang. J'ai assez de la vie, je ne voudrais pas la payer à ce prix. J'aime mieux être guillotiné que guillotineur. D'ailleurs ils n'oseront s'attaquer à moi, je suis plus fort qu'eux ! »

Il le disait plus qu'il ne le pensait peut-être. Il affectait la confiance pour justifier l'inaction. Mais au fond il n'agissait pas, parce qu'il ne pouvait plus agir. Danton était une force immense ; mais cette force n'avait plus de point d'appui pour poser son levier et soulever la république. Était-ce sur les Jacobins ? il les avait livrés à Robespierre ; était-ce sur les Cordeliers ? il les avait abandonnés à Hébert ; était-ce sur la Convention ? il l'avait, en se retirant, asservie au comité de salut public. Il était cerné et désarmé de toutes parts. Il n'avait pour force que les plus tièdes et les plus inactifs des sentiments publics : la pitié et la peur. Il ne pouvait faire appel qu'à un murmure vague encore de l'opinion. Et puis l'homme de septembre était-il bien l'homme de la clémence ? Une révolution d'humanité pouvait-elle se personnifier dans un Marius ? Avait-il le droit de soulever la conscience publique avec des mains teintes de sang ? Ne l'écraserait-on pas sous son passé ? Ne le convaincrait-on pas de son mensonge ? Il le sentait sans se l'avouer. Il s'endormait dans une sécurité feinte. Il s'enveloppait de sa popularité évanouie comme d'une inviolabilité pour motiver son sommeil.

Saint-Just, Robespierre, Barrère, le comité ne s'y trompaient pas. Ils savaient qu'une surprise de l'éloquence de Danton pouvait ébranler la Convention et reconquérir un ascendant mal éteint sur la Montagne. Ils voulaient désarmer le géant avant de le combattre. Le hasard d'une séance leur parut trop grand pour être affronté. Aucune voix alors, pas même celle de Robespierre, n'avait l'entraînement de la voix de Danton. Le silence était plus prudent et le mystère plus sûr. Ils agirent comme le sénat de Venise, et non comme les comices de Rome : le cachot au lieu de la tribune.

 

V.

Le comité de salut public convoqua dans la nuit, à une séance secrète, les membres du comité de sûreté générale et les membres du comité de législation. Nul ne se doutait du complot terrible auquel on l'associait à son insu. Danton comptait des amis dans ces deux comités, amis faibles qui trembleraient de déclarer innocent celui que Robespierre trouverait coupable. Les visages étaient mornes, les regards s'évitaient, aucune conversation familière ne précéda la délibération. Saint-Just, d'un accent plus tranchant et d'une voix plus métallique qu'à l'ordinaire, commença par demander qu'un silence d'État couvrît la délibération qui allait s'ouvrir et la résolution quelconque qu'on allait prendre. Il dit ensuite sans paraître lui-même ému de la grandeur de sa proposition : « Que la république était minée sous la Convention même ; qu'un homme longtemps utile, maintenant dangereux, toujours égoïste, avait affecté de se séparer des comités de gouvernement, afin de séparer sa cause de celle de ses collègues, et de leur imputer ensuite à crime Je salut de la patrie ; que cet homme, nourri de complots, gorgé de richesses, convaincu de trahisons d'abord avec la cour, puis avec Dumouriez, puis avec la Gironde, enfin avec les endormeurs de la Révolution, tramait maintenant la plus dangereuse de toutes, la trahison de la clémence ! Que, sous cette hypocrisie d'humanité, il pervertissait l'opinion, grossissait les murmures, aigrissait les esprits, fomentait la division dans la représentation nationale, entretenait l'espoir de la Vendée, correspondait peut-être avec les tyrans exilés ; qu'il ralliait autour de lui, dans une apparente inaction, tous les hommes vicieux, faibles ou versatiles de la république ; qu'il leur dictait leur rôle et leur soufflait leurs invectives contre les salutaires rigueurs des comités ; que c'en était fait de la Révolution si les services passés et douteux de cet homme le couvraient, aux yeux des patriotes purs, contre ses crimes présents et surtout contre ses crimes futurs ; que la pire des contre-révolutions serait celle qu'on aurait la perfidie de faire accomplir par le peuple lui-même ; que le pire des gouvernements serait une république tombée entre les mains des plus corrompus des faux, démagogues ; que cet homme était à lui seul la contre-révolution par le peuple !... Cet homme, vous l'avez déjà tous nommé, » dit-il après un moment de silence, « c'est Danton ! Ses crimes sont écrits dans le silence même que vous gardez à son nom ! S'il était pur, vos murmures m'auraient déjà confondu. Nul ne le croit innocent. Tous le croient dangereux. Ayons le courage de nos convictions. Ayons l'inflexibilité de nos devoirs ! Je demande que Danton et ses principaux complices, Lacroix, Philippeaux et Camille Desmoulins, soient arrêtés dans la nuit et traduits au tribunal révolutionnaire ! »

On regarda Robespierre. Robespierre, qui s'était soulevé d'indignation la première fois que Billaud-Varennes avait proposé l'arrestation de Danton, se tut cette fois. On comprit que Saint-Just avait parlé pour deux. Nul n'osa paraître indécis où Robespierre paraissait décidé. Barrère et ses collègues signèrent l'ordre. Le silence se commandait assez de lui-même. Une indiscrétion eût été une complicité, la complicité c'était la mort.

Cependant un employé subalterne des bureaux du comité, nommé Paris, avait entendu quelques mots du discours de Saint-Just à travers les fentes de la porte. Il courut chez Danton, il lui dit que son nom, plusieurs fois prononcé dans la réunion des trois conseils, devait faire craindre une résolution sinistre contre lui. Il lui offrit un asile sûr où il pouvait laisser passer l'orage. La jeune épouse de Danton, éclairée par sa tendresse, se jeta, tout en larmes, aux pieds de son mari, et le conjura par son amour et par celui de ses enfants d'écouter cet avertissement de la destinée et de s'abriter, quelques jours, contre ses ennemis. Soit incrédulité à cet avis, soit humiliation d'éviter la mort, soit lassitude de vivre dans ces transes que César trouvait pires que la mort même, Danton s'y refusa : « Ils délibéreront longtemps avant de frapper un homme tel que moi, » dit-il, « ils délibéreront toujours, et c'est moi qui les surprendrai. » Il congédia Paris. Il lut quelques pages et il s'endormit. A six heures du matin, les gendarmes frappèrent à sa porte et lui présentèrent l'ordre du comité. « Ils osent donc ! » dit-il en froissant l'ordre dans sa main, « eh bien ! ils sont plus hardis que je ne le supposais ! » Il s'habilla, il embrassa convulsivement sa femme, la rassura sur son sort, la conjura de vivre, et suivit les gendarmes, qui le conduisirent à la prison du Luxembourg.

A la même heure on arrachait Camille Desmoulins des bras de Lucile. « Je vais aux cachots, » dit-il en sortant, « pour avoir plaint les victimes ; si je meurs, » mon seul regret sera de n'avoir pu les sauver ! »

Philippeaux, Lacroix et Westermann entraient au même moment au Luxembourg. Hérault de Séchelles, Fabre d'Églantine, Chabot, de Launay y étaient déjà. Le nom de Danton étonna la prison. Les détenus de toutes les factions, et surtout les royalistes, se pressèrent en foule pour contempler cette grande dérision de la république. Cette moquerie du sort était le sentiment qui semblait humilier le plus Danton, et qu'il s'efforçait d'écarter de lui avec le plus de sollicitude : « Eh bien, oui, » dit-il en relevant la tête et en affectant de faux éclats de rire qui juraient avec sa situation, « c'est Danton ! Regardez-le bien ! Le tour est bien joué, je l'avoue. Je n'aurais jamais cru que Robespierre m'escamoterait ainsi ! Il faut savoir applaudir à ses ennemis quand ils se conduisent en hommes d'État ! Au reste, il a bien fait, » ajoutait-il en s'adressant aux royalistes qui l'entouraient, « quelques jours plus tard je vous délivrais tous. J'entre ici pour avoir voulu finir vos misères et vos captivités. » Cherchant par ces discours à amortir l'horreur qu'inspirait son nom et à se concilier l'intérêt même de ses victimes. Sa feinte bonhomie captait tous les cœurs. Les royalistes en étaient réduits à n'avoir de choix et de préférence qu'entre leurs ennemis.

 

VI.

On jeta Danton et son ami Lacroix dans le même cachot. « Nous, arrêtés ! » s'écriait Lacroix, « qui jamais eût osé le prévoir ? — Moi, » lui dit Danton. — « Quoi ! tu le savais et tu n'as pas agi ? » reprit Lacroix. — « Leur lâcheté m'a rassuré, » répliqua Danton. « J'ai été trompé par leurs bassesses ! » Il demanda, vers le milieu du jour, à se promener comme les autres détenus dans les corridors. Les geôliers n'osèrent refuser quelques pas dans la prison à l'homme qui gourmandait la veille la Convention. Hérault de Séchelles accourut à lui et l'embrassa. Danton affecta l'insouciance et la gaieté. « Quand les hommes font des sottises, » dit-il en haussant les épaules à Hérault de Séchelles, « il faut savoir en rire. » Puis, apercevant Thomas Payne, le démocrate américain, il s'approcha de lui et lui dit avec tristesse : « Ce que tu as fait pour ton pays, j'ai tenté de le faire pour le mien. J'ai été moins heureux que toi, mais non plus coupable. » Il revint ensuite vers un groupe de ses amis, qui se lamentaient sur leur sort, et s'adressant à Camille Desmoulins, qui se frappait la tête contre les murs. « A quoi bon ces larmes ? » lui dit-il. « Puisqu'on nous envoie à l'échafaud, marchons-y gaiement. »

On ne laissa pas longtemps aux accusés la consolation de s'entretenir ensemble. L'ordre arriva de les enfermer dans des cachots séparés. Celui de Danton était voisin de ceux de Lacroix et de Camille Desmoulins. Constamment collé aux barreaux de sa fenêtre, Danton ne cessait de parler à ses amis à haute voix, pour être entendu des prisonniers qui habitaient les autres étages ou qui se promenaient dans les cours. Son courage avait besoin de spectateurs. Sa fenêtre était sa tribune. Il était en scène jusque dans le cachot. La fièvre de son âme se révélait dans les pulsations de sa pensée et dans l'agitation de ses discours. Homme de tumulte, il n'était pas de ces natures qui recueillent leur force dans le silence et qui n'ont besoin que de leur conscience pour témoin. Il lui fallait une infortune bruyante et la popularité du malheur. Sa loquacité importunait la prison.

 

VII.

Le bruit de l'arrestation de Danton et de ses complices se répandit, avec le jour, dans Paris. Nul ne voulait croire à cet excès de témérité du comité de salut public. Danton arrêté paraissait le sacrilège de la Révolution. Cependant cette témérité même donnait le sentiment d'une force immense dans ceux qui l'avaient montrée. On ne savait s'il fallait murmurer ou applaudir. On se taisait en attendant l'explication.

La Convention se réunit lentement. De sourds chuchotements annonçaient que ses membres se communiquaient à demi-voix les récits, les conjectures et les impressions des événements de la nuit. Les pensées étaient scellées sur les fronts. Mais chacun se demandait intérieurement s'il restait quelque sécurité et quelque indépendance devant un pouvoir occulte qui osait faire disparaître Danton ? Les membres du comité de salut public n'étaient pas encore à leurs bancs. Comme des souverains qui font attendre, ils laissaient évaporer l'impression avant de l'affronter.

Legendre paraît. C'était l'ami le plus courageux de Danton. Lui-même, Danton subalterne, tantôt agitateur, tantôt modérateur du peuple, d'où il était sorti, il se croyait le génie de son modèle parce qu'il avait sa turbulence, il se croyait son courage parce qu'il avait son emportement. Au bruit de l'arrestation de son ami, Legendre se sentit menacé. Il osa concevoir une pensée généreuse, celle de citer la tyrannie à la barre de la Convention. Sa figure bouleversée annonçait la lutte qui se passait dans son âme entre le courage et la crainte, entre l'amitié qui le provoquait et la servilité qui se taisait autour de lui. Legendre monta précipitamment les marches de la tribune.

« Citoyens, » dit-il, « quatre membres de cette assemblée ont été arrêtés cette nuit. Danton en est un. J'ignore le nom des autres. Qu'importe les noms s'ils sont coupables : mais je viens demander qu'ils soient entendus, jugés, condamnés ou absous par vous. Citoyens, je ne suis que le fruit du génie de la liberté ; je ne suis uniquement que son ouvrage, et je ne développerai qu'avec une grande simplicité ma proposition. N'attendez de moi que l'explosion d'un sentiment. Citoyens, je le déclare, je crois Danton aussi pur que moi, et personne ici n'a jamais suspecté ma probité !... » A ces mots un murmure de défaveur révèle la mauvaise renommée de Danton. Legendre commence à se troubler. Le silence pourtant se rétablit à la voix du président. Legendre reprend :

« Je n'apostropherai aucun membre du comité de salut public, mais j'ai le droit de craindre que des haines personnelles n'arrachent à la liberté des hommes qui lui ont rendu les plus grands et les plus utiles services. Il m'appartient de dire cela de l'homme qui, en 1792, fit lever la France entière par les mesures énergiques dont il se servit pour ébranler le peuple ; de l'homme qui fit décréter la peine de mort contre quiconque ne donnerait pas ses armes ou qui ne les tournerait pas contre l'ennemi. Non, je ne puis, je l'avoue, le croire coupable ; et ici je veux rappeler le serment réciproque que nous fîmes en 1790, serment qui engagea celui de nous deux qui verrait l'autre faiblir ou survivre à son attachement à la cause du peuple, à le poignarder à l'instant : serment dont j'aime à me souvenir aujourd'hui ! Je le répète, je crois Danton aussi pur que moi. Il est dans les fers depuis cette nuit. On a craint sans doute que sa voix ne confondît ses accusateurs. Je demande en conséquence qu'avant que vous entendiez aucun rapport, les détenus soient mandés et entendus par nous ! »

 

VIII.

Robespierre était perdu au premier acte de sa tyrannie, s'il ne fut arrivé à la séance au moment où Legendre parlait. La stupeur de l'Assemblée, se changeant en indignation à la voix de Legendre, était prête à citer Danton comme un témoin vivant de l'audace du comité. L'âme de Danton, retrempée dans le cachot et dans la colère, pouvait avoir ces explosions qui emportent les tyrannies. L'Assemblée n'eût pas résisté au spectacle de Danton captif, montrant ses bras enchaînés à ses collègues, adjurant ses amis et écrasant ses accusateurs. Robespierre sentit le danger avec l'instinct du moment que donne l'habitude des assemblées populaires et la volonté de vaincre. Il s'élança à la tribune en faisant résonner fortement ses pas sur les marches, comme un homme qui assure sa base.

« Citoyens, » dit-il, « à ce trouble depuis longtemps inconnu qui règne dans cette assemblée, aux agitations qu'ont produites les premières paroles de celui qui a parlé avant le dernier préopinant, il est aisé de s'apercevoir en effet qu'il s'agit ici d'un grand intérêt ; qu'il s'agit de savoir si quelques hommes aujourd'hui doivent l'emporter sur la patrie. Quel est donc ce changement qui paraît se manifester dans les principes des membres de cette assemblée, de ceux surtout qui siègent dans un côté qui s'honore d'avoir été l'asile des plus intrépides défenseurs de la liberté ? Pourquoi ? parce qu'il s'agit aujourd'hui de savoir si l'intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l'emporter sur l'intérêt du peuple français (applaudissements). Eh quoi ! n'avons-nous donc fait tant de sacrifices héroïques, au nombre desquels il faut compter ces actes d'une sévérité douloureuse, n'avons-nous fait ces sacrifices que pour retourner sous le joug de quelques intrigants qui prétendaient dominer ? Que m'importent à moi les beaux discours, les éloges qu'on se donne à soi-même et à ses amis ? Une trop longue et trop pénible expérience nous a appris le cas que nous devions faire de semblables formules oratoires. On ne demande plus ce qu'un homme et ses amis se vantent d'avoir fait dans telle époque, dans telle circonstance particulière de la Révolution, on demande ce qu'ils ont fait dans tout le cours de leur carrière politique (on applaudit). Legendre paraît ignorer les noms de ceux qui sont arrêtés ; toute la Convention les sait. Son ami Lacroix est du nombre de ces détenus. Pourquoi feint-il de l'ignorer ? parce qu'il sait bien qu'on ne peut pas, sans impudeur, défendre Lacroix. Il a parlé de Danton parce qu'il croit sans doute qu'à ce nom est attaché un privilège. Non, nous n'en voulons point, de privilège ; non, nous n'en voulons point, d'idoles (on applaudit à plusieurs reprises) ! Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps, ou si, dans sa chute, elle écrasera la Convention et le peuple français. Ce qu'on a dit de Danton ne pouvait-il pas s'appliquer à Brissot, à Péthion, à Chabot, à Hébert même, et à tant d'autres qui ont rempli la France du bruit fastueux de leur patriotisme trompeur ? Quel privilège aurait-il donc ? En quoi Danton est-il supérieur à ses collègues ? à Chabot, à Fabre d'Églantine, son ami et son confident, dont il a été l'ardent défenseur ? en quoi est-il supérieur à ses concitoyens ? est-ce parce que quelques individus trompés et d'autres qui ne l'étaient pas se sont groupés autour de lui pour marcher à sa suite à la fortune et au pouvoir ? Plus il a trompé les patriotes qui avaient eu confiance en lui, plus il doit éprouver la sévérité des amis de la liberté.

« Citoyens, c'est ici le moment de dire la vérité. Je ne reconnais à tout ce qu'on a dit que le présage sinistre de la ruine de la liberté et de la décadence des principes. Quels sont en effet ces hommes qui sacrifient à des liaisons personnelles, à la crainte peut-être, les intérêts de la patrie ? qui, au moment où l'égalité triomphe, osent tenter de l'anéantir dans cette enceinte ? Qu'avez-vous fait que vous n'ayez fait librement, qui n'ait sauvé la république, qui n'ait été approuvé par la France entière ? On veut nous faire craindre que le peuple périsse victime des comités qui ont obtenu la confiance publique, qui sont émanés de la Convention nationale et qu'on veut en séparer ; car tous ceux qui défendent sa dignité sont voués à la calomnie. On craint que les détenus ne soient opprimés ; on se défie donc de la justice nationale, des hommes qui ont obtenu la confiance de la Convention nationale. On se défie de la Convention qui leur a donné cette confiance, de l'opinion publique qui l'a sanctionnée ! Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable ; car jamais l'innocence ne redoute la surveillance publique (on applaudit).

« Et à moi aussi on a voulu inspirer des terreurs, on a voulu me faire croire qu'en approchant de Danton le danger pourrait arriver jusqu'à moi. On me l'a présenté comme un homme à qui je devais m'accoler comme un bouclier qui pourrait me défendre, comme un rempart qui, une fois renversé, me laisserait exposé aux traits de mes ennemis. On m'a écrit. Les amis de Danton m'ont fait parvenir des lettres. Ils m'ont obsédé de leurs discours. Ils ont cru que le souvenir d'une ancienne liaison, qu'une foi antique dans de fausses vertus me déterminerait à ralentir mon zèle et ma passion pour la liberté. Eh bien ! je déclare qu'aucun de ces motifs n'a effleuré mon âme de la plus légère impression ; je déclare que s'il était vrai que les dangers de Danton dussent devenir les miens, que s'ils avaient fait faire à l'aristocratie un pas de plus pour m'atteindre, je ne regarderais pas cette circonstance comme une calamité publique. Que m'importe le danger ! ma vie est à la patrie, mon cœur est exempt de crainte, et si je mourais ce serait sans reproche et sans ignominie (on applaudit à plusieurs reprises). Je n'ai vu dans les flatteries qui m'ont été faites, dans les caresses de ceux qui environnaient Danton, que des signes certains de la terreur qu'ils avaient conçue avant même qu'ils fussent menacés.

« Et moi aussi j'ai été ami de Péthion ; dès qu'il s'est démasqué, je l'ai abandonné. J'ai eu aussi des liaisons avec Roland ; il a trahi et je l'ai dénoncé. Danton veut prendre leur place et il n'est plus, à mes yeux, qu'un ennemi de la patrie (applaudissements). C'est ici sans doute qu'il nous faut quelque courage et quelque grandeur d'âme. Les âmes vulgaires ou les hommes coupables craignent toujours de voir tomber leur semblable, parce que, n'ayant plus devant eux une barrière de coupables, ils restent plus exposés au jour de la vérité. Mais s'il existe des âmes vulgaires, il en est d'héroïques dans cette assemblée, puisqu'elle dirige les destinées de la terre et qu'elle anéantit toutes les factions.

« Le nombre des coupables n'est pas si grand ! »

 

IX.

Ce discours avait du moins la grandeur de la haine. Robespierre, s'il eut affecté l'hypocrisie dont on l'accusait, pouvait s'effacer et se taire, et laisser à un comité anonyme la responsabilité, l'odieux et le danger de l'acte. Il se présenta seul pour couvrir le comité et pour lutter corps à corps avec la puissante renommée de Danton. Son discours étouffa les murmures et les velléités d'indépendance de la Montagne. On sentit la supériorité. On feignit la conviction. Legendre, dont le courage fondait aux interpellations et au coup d'œil menaçant de Robespierre, tremblait à chaque mot que la conclusion de l'orateur ne fût un acte d'accusation contre lui-même. Il se hâta de fléchir celui qu'il venait d'affronter. Il balbutia quelques phrases entrecoupées par l'effroi, et conjura Robespierre de ne pas le croire capable de sacrifier la liberté à un homme. Jamais le cœur ne faillit plus à l'ami et la langue à l'orateur. Legendre s'écroula tout entier devant l'Assemblée. La tentative des amis de Danton s'écroula avec Legendre.

Saint-Just parut alors à la tribune. Son assurance et son impassibilité extérieure donnaient à l'arbitraire l'apparence de la justice intrépide. Saint-Just prononça d'une voix grave et monotone, comme une réflexion parlée, le rapport prémédité entre Robespierre et lui sur les conspirations qui assiégeaient la république. Il y joignit la prétendue conspiration de Danton, en ayant soin d'établir une corrélation entre tous les conspirateurs, afin que le royalisme des émigrés, l'anarchisme d'Hébert, la vénalité de Chabot, la corruption de Fabre, le modérantisme d'Hérault de Séchelles reflétassent tous sur Danton. On voyait bien que l'accusateur lui-même ne croyait pas à l'accusation, que Danton n'était dans sa pensée que la victime responsable de tous les maux de la république, et qu'au fond le rapport de Saint-Just se bornait, pour toute preuve, à dire à la Convention : Livrez-nous cet homme, car il est le grand suspect de la liberté.

« Citoyens, » dit Saint-Just, « la Révolution est dans le peuple et non point dans la renommée de quelques personnages. Il y a quelque chose de terrible dans l'amour sacré de la patrie ; il est tellement exclusif qu'il immole tout, sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, à l'intérêt public. Il précipite Manlius ; il entraîne Régulus à Carthage, jette un Romain dans un abîme et met Marat au Panthéon.

« Vos comités de salut public et de sûreté générale, pleins de ce sentiment, m'ont chargé de vous demander justice, au nom de la patrie, contre des hommes qui trahissent depuis longtemps la cause populaire.

« Puisse cet exemple être le dernier que vous donnerez de votre inflexibilité envers vous-mêmes !

« Nous avons passé par tous les orages qui accompagnent ordinairement les vastes desseins. Une révolution est une entreprise héroïque dont les auteurs marchent entre le supplice et l'immortalité. »

Passant ensuite en revue tous les partis depuis Mirabeau jusqu'à Chabot, Saint-Just s'écria : « Danton, tu répondras à la justice inévitable, inflexible. Voyons ta conduite passée, et montrons que, depuis le premier jour, complice de tous les attentats, tu fus toujours contraire au parti de la liberté et que tu conspirais avec Mirabeau et Dumouriez, avec Hébert, avec Hérault de Séchelles !

« Danton, tu as servi la tyrannie ; tu fus, il est vrai, opposé à La Fayette : mais Mirabeau, d'Orléans, Dumouriez lui furent opposés de même. Oserais-tu nier d'avoir été vendu aux trois hommes les plus violents conspirateurs contre la liberté ? Ce fut par la protection de Mirabeau que tu fus nommé administrateur du département de Paris, dans le temps où l'Assemblée électorale était décidément royaliste. Tous les amis de Mirabeau se vantaient hautement qu'ils t'avaient fermé la bouche. Aussi, tant qu'a vécu ce personnage affreux, tu es resté muet.

« Dans les premiers éclairs de la Révolution, tu montras à la cour un front menaçant ; tu parlais contre elle avec véhémence. Mirabeau, qui méditait un changement de dynastie, sentit le prix de ton audace. Il te saisit. Tu t'écartas dès lors des principes sévères, et l'on n'entendit plus parler de toi jusqu'au massacre du Champ-de-Mars. Alors tu appuyas aux Jacobins la motion de Laclos, qui fut un prétexte funeste et payé par la cour pour déployer le drapeau rouge et essayer la tyrannie. Les patriotes, qui n'étaient pas initiés dans ce complot, avaient combattu inutilement ton opinion sanguinaire. Tu contribuas à rédiger avec Brissot la pétition du Champ-de-Mars, et vous échappâtes à la fureur de La Fayette, qui fit massacrer deux mille patriotes. Brissot erra depuis paisiblement dans Paris, et toi tu fus couler d'heureux jours à Arcis-sur-Aube ; si toutefois celui qui a conspiré contre sa patrie pouvait être heureux !

« Le calme de ta retraite à Arcis-sur-Aube se conçoit-il ? toi, l'un des auteurs de la pétition ! Tandis que ceux qui l'avaient signée avaient été les uns chargés de fers, les autres massacrés, Brissot et toi étiez-vous donc des objets de reconnaissance pour la tyrannie, puisque vous n'étiez point pour elle des objets de haine et de terreur ?

« Que dirai-je de ton lâche et constant abandon de la cause publique au milieu des crises, où tu prenais toujours le parti de la retraite ?

« Mirabeau mort, tu conspiras avec les Lameth et tu les soutins. Tu restas neutre pendant l'Assemblée législative, et tu t'es tu dans la lutte pénible des Jacobins avec Brissot et la faction de la Gironde. Tu appuyas d'abord leur opinion sur la guerre. Pressé ensuite par les reproches des meilleurs citoyens, tu déclaras que tu observais les deux partis et tu te renfermas dans le silence.

« Danton, tu eus, après le 10 août, une conférence avec Dumouriez où vous vous jurâtes une amitié à toute épreuve et où vous unîtes votre fortune.

« C'est toi qui, au retour de la Belgique, osas parler des vices et des crimes de Dumouriez avec la même admiration qu'on eût parlé des vertus de Caton.

« Quelle conduite tins-tu dans le comité de défense générale ? Tu y recevais les complices de Guadet et de Brissot. Tu disais à Brissot : — Vous avez de l'esprit, mais vous avez des prétentions. — Voilà ton indignation contre les ennemis de la patrie.

« Dans le même temps, tu te déclarais pour des principes modérés, et tes formes robustes semblaient déguiser la faiblesse de tes conseils. Tu disais que des maximes sévères feraient trop d'ennemis à la république. Conciliateur banal, tous tes exordes à la tribune commençaient comme le tonnerre, et tu finissais par faire transiger la vérité et le mensonge.

« Tu t'accommodais de tout. Brissot et ses complices sortaient toujours contents d'avec toi. A la tribune, quand ton silence était accusé, tu leur donnais des avis salutaires pour qu'ils dissimulassent davantage. Tu les menaçais sans indignation, mais avec une bonté paternelle ; et tu leur donnais plutôt des conseils pour corrompre la liberté, pour se sauver, pour mieux nous tromper, que tu n'en donnais au parti républicain pour les perdre. — La haine, disais-tu, est insupportable à mon cœur.

« — Mais n'es-tu pas criminel et responsable de n'avoir point haï les ennemis de la patrie ?

« Tu vis avec horreur la révolution du 31 mai.

« Mauvais citoyen, tu as conspiré ; faux ami, tu disais, il y a deux jours, du mal de Camille Desmoulins, instrument que tu as perdu, et tu lui prêtais des vices honteux. Méchant homme, tu as comparé l'opinion publique à une femme de mauvaise vie ; tu as dit que l'honneur était ridicule, que la gloire et la postérité étaient une sottise. Ces maximes devaient te concilier l'aristocratie. Elles étaient celles de Catilina. Si Fabre est innocent, si d'Orléans, si Dumouriez furent innocents, tu l'es sans doute. J'en ai trop dit. Tu répondras à la justice. »

Passant de Danton à ses complices, Saint-Just les signala en masse à la sévérité de la Convention :

« Je suis convaincu, » dit-il, « que cette faction des indulgents est liée à toutes les autres ; qu'elle fut hypocrite dans tous les temps. Elle a tout fait pour détruire la république en amollissant toutes les idées de liberté.

« Camille Desmoulins, qui fut d'abord dupe et finit par être complice, fut, comme Philippeaux, un instrument de Fabre et de Danton. Celui-ci raconta, comme une preuve de la bonhomie de Fabre, que, se trouvant chez Desmoulins au moment où il lisait à quelqu'un l'écrit dans lequel il demandait un comité de clémence pour l'aristocratie et appelait la Convention la cour de Tibère, Fabre se mit à pleurer. Le crocodile pleure aussi !...

« Toutes les réputations qui se sont écroulées étaient des réputations usurpées. Ceux qui nous reprochent notre sévérité aimeraient mieux que nous fussions injustes. Peu importe que le temps ait conduit des vanités diverses à l'échafaud, au cimetière, au néant ; pourvu que la liberté reste, On apprendra à devenir modeste, on s'élancera vers la solide gloire et le solide bien qui est la probité obscure.

« Les jours du crime sont passés. Malheur à ceux qui soutiendraient sa cause ! Que tout ce qui fut criminel périsse ! On ne fait point des républiques avec des ménagements, mais avec la rigueur farouche, la rigueur inflexible envers tous ceux qui ont trahi. Que les complices se dénoncent en se rangeant du parti des forfaits. Ce que nous avons dit ne sera jamais perdu sur la terre. On peut arracher à la vie les hommes qui, comme nous, ont tout osé pour la vérité, on ne peut point leur arracher leurs cœurs, ni le tombeau hospitalier sous lequel ils se dérobent à l'esclavage et à la honte de voir triompher les méchants.

« Voici le projet de décret :

« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de sûreté générale et de salut public, décrète d'accusation Camille Desmoulins, Hérault, Danton, Philippeaux, Lacroix, prévenus de complicité avec d'Orléans et Dumouriez, avec Fabre d'Églantine et les ennemis de la république ; d'avoir trempé dans la conspiration tendant à rétablir la monarchie, à détruire la représentation nationale et le gouvernement républicain. En conséquence, elle ordonne leur mise en jugement avec Fabre d'Églantine. »

 

X.

Pas une voix ne s'éleva contre ces conclusions. Le vote fut aussi unanime que l'effroi. La renommée, la liberté, la vie et la mort des représentants furent livrées d'acclamation au comité de salut public.

Fouquier-Tinville fut appelé au comité et chargé de traduire promptement les Dantonistes au tribunal révolutionnaire. Souple et tranchant comme la lame dans la main, Fouquier n'eut qu'à rédiger en acte d'accusation le rapport de Saint-Just.

Danton cependant se calmait dans sa prison et feignait le désintéressement de son propre sort. Il plaisantait à travers les grilles avec les autres prisonniers. Il faisait, en termes grotesques, le portrait des membres du comité. « La république les écrasera, » disait-il. « Si je pouvais laisser mes jambes au paralytique Couthon et ma virilité à l'impuissant Robespierre, cela pourrait encore marcher quelque temps. Quant à moi, ajoutait-il, je ne regrette pas le pouvoir ; car, dans les révolutions, la victoire reste aux plus scélérats. »

On voyait à ces paroles que les révolutions n'avaient jamais été pour lui que des luttes d'ambition et non des triomphes d'idées.

D'autres fois il faisait des retours philosophiques sur les agitations de sa vie et sur l'inanité de l'ambition : « Il vaudrait mieux, » disait-il, « être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes ! » Revenant avec complaisance sur les jours heureux de sa dernière retraite à Arcis-sur-Aube, il parlait des spectacles et des loisirs des champs, de la sérénité que le contact de la nature répand dans le cœur de l'homme, de la félicité domestique, de l'amour brûlant dans son cœur pour une femme qui lui faisait oublier jusqu'à la patrie ! Il s'attendrissait sur la captivité de tant de mères, d'épouses, d'innocentes jeunes filles enfermées au Luxembourg. Il feignait d'avoir ignoré cet abus et cet excès de l'ombrageux pouvoir de la Convention. « Quoi ! » dit une de ces prisonnières à Lacroix qui se promenait avec Danton, « vous ne saviez pas que des milliers de détenues peuplaient les prisons ? Vous n'avez jamais rencontré ces charretées de condamnées allant au supplice ? — Non, » dit Lacroix, « je ne me suis jamais rencontré sur leur chemin ; je n'ai jamais vu couler ce sang ; il m'eût fait horreur. Danton et moi nous voulions une république sans ilotes. »

 

XI.

Ainsi se passèrent les jours qui précédèrent le procès. Danton était respecté. On plaignait Lacroix, Bazire, Camille Desmoulins. Hérault de Séchelles avait la sérénité d'un juste qui a pesé sa vie et sa mort et qui se glorifie du martyre pour la liberté. Jeune, riche, éloquent, aristocrate de naissance, un des plus beaux parmi les hommes de son temps, Hérault de Séchelles laissait cependant après lui un amour qui devait ajouter au déchirement de son âme. Pendant sa mission en Savoie, il s'était attaché à une jeune femme d'une grande naissance et d'une rare beauté. Elle avait été pour Hérault de Séchelles à Chambéry ce que Théresa Cabarus était pour Tallien à Bordeaux. Elle languissait et pleurait maintenant aux portes de la prison, sans pouvoir fléchir Robespierre.

Fabre d'Églantine, consolé quelquefois par les visites de sa femme, était consumé par la maladie.

Chabot, seul, abandonné de tous, couvert de ridicule et de mépris par les autres détenus, ne pouvait supporter ce supplice d'infamie. Il n'avait pas même la gloire qu'il avait tant ambitionnée dans la mort. Il mourait sous les huées. Il se procura du poison. Il le but. Il ne put supporter les douleurs de l'agonie. Il appela par ses gémissements les gardiens dans son cachot. On le rappela à la vie pour le conserver au supplice.

 

XII.

Camille Desmoulins inspirait le sentiment de compassion qu'on éprouve pour la faiblesse. Léger et capricieux même dans ses colères, le sourire avait été toujours près de l'imprécation sur ses lèvres. Les haines qu'il avait inspirées étaient légères comme lui. Elles ne résistaient pas à ses larmes. Il ne cessait d'en répandre en invoquant tout haut le nom de sa femme, la belle Lucile. Cette jeune femme désespérée, privée en cinq jours de son père et de son mari, rôdait sans cesse autour du Luxembourg, pour apercevoir Camille ou pour être aperçue de loin par lui. Les gestes étaient leur seul moyen d'entretien à travers l'espace. Leur séparation avait été aussi déchirante qu'imprévue.

Lucile était fille de madame Duplessis, une des plus belles personnes de son temps, et de M. Duplessis, ancien commis des finances, zélé patriote. Un long attachement, une pénible attente de plusieurs années avaient précédé l'union des jeunes époux. Ce jardin du Luxembourg, où pleuraient maintenant les deux amants, avait été précisément le site de leur première rencontre, de leurs entrevues et de leurs amours. Brissot, Danton et Robespierre, familiers alors de la maison Duplessis, avaient signé comme témoins et comme amis le contrat de mariage. De ces hommes séparés maintenant par les factions et par l'échafaud, l'un était l'occasion, l'autre l'instrument des malheurs et du veuvage prochain de la jeune épouse.

La nuit du 30 au 31 mars, au moment où il reposait dans les bras de sa femme, le bruit d'une crosse de fusil, résonnant sur le seuil de sa porte, éveille en sursaut Camille Desmoulins, « On vient m'arrêter ! » s'écrie-t-il. Il échappe aux embrassements de sa femme et va ouvrir aux soldats. On lui présente l'ordre ; il le lit, le froisse avec colère dans ses doigts : « Voilà donc la récompense de la première voix de la Révolution ! » s'écrie-t-il. Il presse sa femme une dernière fois sur son cœur, il embrasse son enfant endormi dans son berceau, et suit ses gardes au Luxembourg. Il ne savait rien encore ni de son crime ni de ses complices. Jeté au milieu de la nuit dans un cachot, il entend, à travers les fentes du mur, la voix connue d'un homme qui poussait de douloureux gémissements. « Est-ce toi, Fabre ? » lui crie-t-il. — « Oui, » lui répond le malade ; « mais est-ce bien toi, Camille ? Toi ici ! Toi, l'ami de Danton et de Robespierre ! La contre-révolution est-elle donc accomplie ? » Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins s'entretinrent jusqu'au jour sans pouvoir deviner l'énigme de leur situation. L'âme molle du pamphlétaire n'était pas de trempe à supporter, sans se briser, les secousses tragiques des révolutions. Au lieu de se roidir il s'attendrissait. Il laissait trop d'amour et trop de félicité derrière lui pour ne pas rejeter ses regards vers la vie. Sa femme ne pouvait croire à une séparation éternelle. « Hélas ! » s'écriait-elle devant ceux qui voulaient la consoler, « je pleure comme une femme parce qu'il souffre, parce qu'ils le laissent manquer de tout, parce qu'il ne nous voit pas ; mais j'aurai le courage d'un homme, je le sauverai. Pourquoi m'ont-ils laissée libre, moi ? Croient-ils que je n'oserai élever la voix ? Ont-ils compté sur mon silence ? J'irai aux Jacobins, j'irai chez Robespierre. Il fut notre hôte, notre ami, le confident de nos sentiments républicains. Sa main a uni nos deux mains ! Il nous servit de père, il ne peut être notre assassin ! »

Quand elle apprit que Danton était emprisonné avec son mari, elle courut, tout en pleurs, chez madame Danton. Madame Danton, âgée alors de dix-sept ans, portait dans son sein un premier fruit de son mariage qu'elle mit au jour un mois après la mort de son mari. Lucile Desmoulins se précipita dans les bras de sa jeune amie et la conjura de venir avec elle chez Robespierre, pour se jeter ensemble à ses pieds et lui arracher la vie de leurs époux. Madame Danton confondit ses larmes avec celles de Lucile, mais elle se refusa à toute démarche qui pourrait avilir en elle le nom qu'elle portait. « Je suivrai Danton à l'échafaud, » dit-elle, « mais je n'humilierai pas sa mémoire devant son ennemi. S'il devait la vie au pardon de Robespierre, il ne me pardonnerait ni dans ce monde ni dans l'autre. Il m'a légué en partant son honneur, je dois le lui rapporter intact. » Lucile, désespérée, courut seule à la porte du comité de salut public. Elle fut repoussée. Trouvant Robespierre inaccessible, elle lui écrivit. Voici sa lettre :

« Est-ce bien toi qui nous accuses de projets de trahison envers la patrie, toi qui as déjà tant profité des efforts que nous avons faits uniquement pour elle ? Camille a vu naître ton orgueil, il a pressenti la marche que tu voulais suivre ; mais il s'est rappelé votre ancienne amitié, et il a reculé devant l'idée d'accuser un ami, un compagnon de ses travaux. Cette main qui a pressé la tienne a quitté la plume avant le temps, lorsqu'elle ne pouvait plus la tenir pour tracer ton éloge, et toi tu l'envoies à la mort ! Tu as donc compris son silence ? Il doit t'en remercier.

« Mais, Robespierre, pourras-tu bien accomplir les funestes projets que t'ont inspirés sans doute les âmes viles qui t'entourent ? As-tu oublié ces liaisons que Camille ne se rappelle jamais sans attendrissement, toi qui fis des vœux pour notre union, qui joignis nos mains dans les tiennes, toi qui as souris à mon fils et que ses mains enfantines ont caressé tant de fois ? Pourras-tu donc rejeter ma prière, mépriser mes larmes, fouler aux pieds la justice ? Car, tu le sais toi-même, nous ne méritons pas le sort qu'on nous prépare, et tu peux le changer. S'il nous frappe, c'est que tu l'auras ordonné. Mais quel est donc le crime de mon Camille ?

« Je n'ai pas sa plume pour le défendre. Mais la voix des bons citoyens et ton cœur, s'il est sensible, seront pour moi. Crois-tu que l'on prendra confiance en toi en te voyant immoler tes amis ? Crois-tu que l'on bénira celui qui ne se soucie ni des larmes de la veuve ni de la mort de l'orphelin ? Si j'étais la femme de Saint-Just, je lui dirais : La cause de Camille est la tienne, celle de tous les amis de Robespierre. Le pauvre Camille, dans la simplicité de son cœur, qu'il était loin de se douter du sort qui l'attend aujourd'hui ! Il croyait travailler à ta gloire en te signalant ce qui manque encore à notre république. On l'a sans doute calomnié près de toi, Robespierre ; car tu ne saurais le croire coupable. Songe qu'il ne t'a jamais demandé la mort de personne ! qu'il n'a jamais voulu nuire par ta puissance, et que tu étais son plus ancien, son meilleur ami ! Et tu vas nous tuer tous deux ! Car le frapper, lui, c'est me tuer, moi !... »

Elle n'acheva pas. La lettre confiée à sa mère ne parvint pas à Robespierre.

 

XIII.

Camille Desmoulins avait obtenu de son côté, de la complaisance d'un visiteur des prisons, les moyens rares et secrets de communiquer avec sa femme.

Il écrivit cette lettre entre deux interrogatoires :

« Ma destinée ramène dans ma prison mes yeux dans ce jardin où je passai huit années de ma vie à te voir ; un coin de vue sur le Luxembourg me rappelle une foule de souvenirs de nos amours. Je suis au secret, mais jamais je n'ai été, par la pensée, par l'imagination, presque par le toucher, plus près de toi, de ta mère, de mon petit Horace. Je ne t'écris ce premier billet que pour te demander des choses de première nécessité ; mais je vais passer tout le temps de ma prison à t'écrire, car je n'ai pas besoin de prendre ma plume pour autre chose et pour ma défense. Ma justification est tout entière dans mes huit volumes républicains. C'est un bon oreiller sur lequel ma conscience s'endort dans l'attente du tribunal et de la postérité. Je me jette à tes genoux, j'étends les bras pour t'embrasser, je ne trouve plus... (ici on remarque la trace d'une larme). Envoie-moi le verre où il y a un C. et un D, nos deux noms ; un livre que j'ai acheté il y a quelques jours, et dans lequel il y a des pages en blanc mises exprès pour recevoir des notes. Ce livre roule sur l'immortalité de l'âme. J'ai besoin de me persuader qu'il y a un Dieu plus juste que les hommes, et que je ne puis manquer de te revoir. Ne t'affecte pas trop de mes idées, ma chère amie. Je ne désespère pas encore des hommes. Oui, ma bien-aimée, nous pourrons nous revoir encore dans le jardin du Luxembourg. Mais envoie-moi ce livre. Adieu, Lucile ! adieu Horace (c'était son fils) ! Je ne puis pas vous embrasser, mais aux larmes que je verse il me semble vous tenir encore contre mon sein... (Ici se trouve la trace d'une seconde larme.)

« Ton CAMILLE. »

Une heure après, le prisonnier reprenait la plume :

« Le ciel a eu pitié de mon innocence, » écrivait-il à sa femme ; « il m'a envoyé dans le sommeil un songe où je vous ai vus tous. Envoie-moi de tes cheveux et ton portrait, oh ! je t'en prie ; car je pense uniquement à toi et jamais à l'affaire qui m'a amené ici et que je ne puis deviner. »

Cependant le comité, vainqueur à la Convention par la voix de Robespierre et de Saint-Just, s'étonnait de la popularité inquiétante qui suivait Danton dans les fers. Il voulait surprendre le peuple par la grandeur de la victime et par la promptitude du coup. On transporta la nuit les accusés à la Conciergerie. Danton, en entrant sous ce portique de l'échafaud, sentit s'abattre son ostentation d'insouciance. Son visage devint sombre comme le séjour. Par un hasard ou par une dérision, on assigna aux Dantonistes pour cachot le cachot des Girondins. C'était à la fois une vengeance et une prophétie. Danton y reconnut le doigt d'une justice divine que ses malheurs commençaient à lui dévoiler. « C'est à pareil jour, » s'écria-t-il en y entrant, « que j'ai fait instituer le tribunal révolutionnaire ; j'en demande pardon à Dieu et aux hommes. Mon but était de prévenir un nouveau septembre et non de déchaîner ce fléau sur l'humanité. »

 

XIV.

Le procès s'ouvrit. Tous les jurés, choisis par Fouquier-Tinville et présidés par Hermann, étaient des visages connus des accusés. Fouquier-Tinville lui-même, parent de Camille Desmoulins, devait au crédit de ce jeune patron son emploi d'accusateur public. Mais l'œil du comité planait sur tous ces hommes et plongeait dans toutes ces consciences. On n'attendait pas d'eux la justice, mais la mort.

Cependant le peuple, qui adorait encore Danton, assiégeait le Palais-de-Justice. La foule débordait jusque sur les quais environnants pour assister au triomphe du grand patriote. Danton parut avec une dignité un peu théâtrale devant les juges. Le président lui ayant demandé son nom, son âge, sa demeure : « Je suis Danton, » répondit-il, « assez connu dans la Révolution. J'ai trente-cinq ans. Ma demeure sera bientôt le néant, et mon nom vivra dans le panthéon de l'histoire.

« — Et moi, » dit Camille Desmoulins, « j'ai trente-trois ans, l'âge fatal aux révolutionnaires, l'âge du sans-culotte Jésus quand il mourut. »

Fouquier ayant fait asseoir sur les mêmes bancs Chabot, Fabre d'Églantine et les intrigants leurs complices, Danton et ses amis se levèrent et s'écartèrent, indignés qu'on les confondit dans un même procès avec des hommes notés d'infamie. On commença par ceux-ci. Fabre d'Églantine se défendit avec l'habileté d'un homme consommé dans l'art de colorer la parole. Le témoignage de Cambon, probité antique, ne laissa aucun doute sur le fait qu'on imputait à ces accusés d'avoir dénaturé et falsifié un décret de finances. Le jeune et infortuné Bazire n'avait d'autre tort que son amitié pour Chabot, et le silence qu'il avait gardé pour ne pas perdre son ami. Confident involontaire, Bazire mourut pour n'avoir pas consenti à se faire délateur.

 

XV.

Hérault de Séchelles fut interrogé avant Danton. Il répondit en homme qui méprise la vie autant que l'accusation, et qui accepte le jugement de l'avenir. Hermann appela ensuite Danton. Il lui reprocha ses liaisons avec Dumouriez et ses complicités occultes pour rétablir la royauté en corrompant l'armée et en l'entraînant, contre Paris. Danton se levant avec une indignation feinte : « Les lâches qui me calomnient, » répondit-il en donnant à sa voix un éclat qui la portait en intention jusqu'au comité de salut public, « oseraient-ils m'attaquer en face ? Qu'ils se montrent et bientôt je les couvrirai eux-mêmes de l'ignominie qui les caractérise ! Au reste, » poursuivit-il avec un désordre et une précipitation de paroles qui attestaient le bouillonnement de ses idées, « je l'ai dit, je le répète : mon domicile est bientôt dans le néant et mon nom au Panthéon. Ma tête est la ; elle répond de tout... la vie m'est à charge, il me tarde d'en être délivré !... Les hommes de ma trempe sont impayables... C'est sur leur front qu'est imprimé en caractères ineffaçables le sceau de la liberté, le génie républicain... et c'est moi qu'on accuse d'avoir rampé au pied des cours ! d'avoir conspiré avec Mirabeau, avec Dumouriez ! Saint-Just ! tu répondras des calomnies lancées contre le meilleur ami du peuple. En lisant cette liste d'horreurs, je sens toute mon existence frémir ! » Ces phrases évidemment préparées et retrouvées en lambeaux décousus dans une mémoire et dans une conscience troublées révélaient plus d'orgueil que d'innocence. Le président fit observer à l'accusé que Marat, accusé comme lui, s'était défendu autrement, et avait réfuté par des preuves froidement discutées l'accusation.

— « Eh bien ! » reprit Danton, « je vais donc descendre à ma justification, » puis, échappant aussitôt par de nouvelles explosions à sa défense raisonnée : « Moi, » s'écria-t-il, « vendu à Mirabeau, à d'Orléans, à Dumouriez !... mais tout le monde sait que j'ai combattu Mirabeau, que j'ai défendu Marat ! Ne me suis-je pas montré lorsqu'on voulait nous soustraire le tyran en l'enlevant pour le mener à Saint-Cloud ? N'ai-je point fait afficher aux Cordeliers la nécessité de s'engager ?... J'ai toute la plénitude de ma tête lorsque je provoque mes accusateurs, lorsque je demande à me mesurer avec eux ! Qu'on me les produise, et je les replonge dans le néant d'où ils n'auraient jamais dû sortir ! Vils imposteurs, paraissez et je vais vous arracher le masque qui vous dérobe à la vindicte publique !... » Le président le rappela encore à la décence et à la modestie de l'accusé. — « Un accusé comme moi, » répliqua Danton, « qui connaît les mots et les choses, répond devant le jury, mais ne lui parle pas. On m'accuse de m'être retiré à Arcis-sur-Aube. Je réponds que j'ai déclaré à cette époque que le peuple français serait victorieux ou que je ne serais plus ! Il me faut, ai-je ajouté, des lauriers ou la mort ! Où sont donc les hommes de qui Danton a emprunté de l'énergie ? Depuis deux jours le tribunal connaît Danton. Demain j'espère m'endormir dans le sein de la gloire !... Péthion, » reprit-il aussitôt, comme un homme qui s'égare et qui revient sur ses pas, « Péthion sortant de la commune vint aux Cordeliers. Il nous dit que le tocsin devait sonner à minuit, et que le lendemain devait être le tombeau de la tyrannie. On m'a déposé, quand j'étais ministre, cinquante millions, je l'avoue. J'offre d'en rendre un fidèle compte. C'était pour donner de l'impulsion à la Révolution. Il est vrai que Dumouriez a essayé de me ranger de son parti, qu'il chercha à flatter mon ambition en me proposant le ministère, mais je lui déclarai ne vouloir occuper de pareille place qu'au bruit du canon. On me parle aussi de Westermann, mais je n'ai jamais eu rien de commun avec lui. Je sais qu'à la journée du 10 août Westermann sortit des Tuileries tout couvert du sang des royalistes, et moi je disais qu'avec dix-sept mille hommes disposés comme j'en aurais donné le plan on aurait pu sauver la patrie... »

Les paroles de Danton se pressaient si confusément sur ses lèvres, qu'elles paraissaient l'étouffer sous la masse et sous l'incohérence de ses idées. La véritable éloquence d'un accusé : le sang-froid de la vérité et l'accent de la conscience lui manquaient. Il cherchait à y suppléer par le mouvement et par le bruit ; il s'élevait jusqu'à la fièvre, jamais jusqu'à la véritable indignation. Les mouvements convulsifs de son visage, sa parole saccadée, son geste théâtral, l'écume qui tachait ses lèvres, le souffle qui manquait à sa respiration, attestaient l'impuissance où il était de parler plus longtemps. Les juges épouvantés ou attendris lui témoignèrent quelque intérêt, et lui dirent qu'il avait besoin de repos. Il se tut.

On passa à Camille Desmoulins, accusé d'avoir persiflé la justice du peuple en la comparant aux crimes des tyrans. « Je n'ai pu, » dit-il, « me défendre qu'avec une arme bien affilée contre mes ennemis, et j'ai prouvé plus d'une fois le dévouement de toute ma vie à la Révolution. »

Lacroix interrogé sur sa mission en Belgique et sur la disparition d'une voiture qui contenait 400,000 francs d'objets précieux : « Nous avions, » dit-il, « Danton et moi, acheté du linge pour l'usage des représentants du peuple. Nous avions une voiture d'argenterie qui a été pillée dans un village. » Il revendiqua la part principale dans la journée du 31 mai.

Philippeaux démontra son innocence avec la force et la dignité d'un homme pur. « Il vous est permis de me faire périr, » dit-il, « mais je vous défends de m'outrager. » Westermann répondit en soldat qui ne dispute pas sa vie, mais qui préserve son honneur.

 

XVI.

Le lendemain, les débats furent repris. Camille Desmoulins avait écrit dans la nuit à sa femme une dernière lettre. C'était le testament de son cœur, qui se donnait à l'amour avant de s'éteindre sous la main du bourreau. Voici ce testament :

« Duodi, germinal, cinq heures du matin.

« Le sommeil bienfaisant a suspendu mes maux. On est libre quand on dort. On n'a point le sentiment de sa captivité. Le ciel a eu pitié de moi. Il n'y a qu'un moment, je te voyais en songe, je vous embrassais tour à tour, ta mère, Horace, tous !... Je me suis retrouvé dans mon cachot. Il faisait un peu de jour. Ne pouvant plus te voir et entendre tes réponses, car toi et ta mère vous me parliez, je me suis levé au moins pour te parler et t'écrire. Mais ouvrant mes fenêtres, la pensée de ma solitude, les affreux barreaux, les verrous qui me séparent de toi ont vaincu toute ma fermeté d'âme. J'ai fondu en larmes ou plutôt j'ai sangloté en criant dans mon tombeau : Lucile ! Lucile ! ô ma chère Lucile ! où es-tu ? » (Ici on remarque la trace d'une larme.)

« Hier au soir, j'ai eu un pareil moment, et mon cœur s'est également fendu quand j'ai aperçu dans le jardin ta mère. Un mouvement machinal m'a jeté à genoux contre les barreaux ; j'ai joint les mains comme implorant sa pitié, elle qui gémit, j'en suis sûr, dans ton sein. J'ai vu hier sa douleur à son mouchoir et à son voile qu'elle a baissé, ne pouvant tenir à ce spectacle. Quand vous viendrez, qu'elle s'asseye un peu plus près avec toi afin que je vous voie mieux. Il n'y a pas de danger, à ce qu'il me semble. Mais surtout, je t'en conjure, par nos amours éternelles, envoie-moi ton portrait ; que ton peintre ait compassion de moi qui ne souffre que pour avoir eu trop compassion des autres ; qu'il te donne deux séances par jour. Dans l'horreur de ma prison, ce sera pour moi une fête, un jour d'ivresse et de ravissement que celui où je recevrai ce portrait. En attendant, envoie-moi de tes cheveux, que je les mette contre mon cœur. Ma chère Lucile ! me voilà revenu au temps de mes premières amours, où quelqu'un m'intéressait par cela seul qu'il sortait de chez toi. Hier, quand le citoyen qui t'a porté ma lettre fut revenu : — Eh bien ! vous l'avez vue ? lui dis-je, et je me surprenais à le regarder comme s'il fût resté sur ses habits, sur toute sa personne, quelque chose de ta présence, quelque chose de toi. C'est une âme charitable puisqu'il t'a remis ma lettre sans retard. Je le verrai, à ce qu'il paraît, deux fois par jour, le matin et le soir. Ce messager de mes douleurs me devient aussi cher que l'aurait été autrefois le messager de mes plaisirs.

« J'ai découvert une fente dans mon appartement ; j'ai appliqué mon oreille, j'ai entendu gémir ; j'ai hasardé quelques paroles, j'ai entendu la voix d'un malade qui souffrait. Il m'a demandé mon nom, je le lui ai dit : — 0 mon Dieu ! s'est-il écrié à ce nom en retombant sur le lit, d'où il s'était levé ; et j'ai reconnu distinctement la voix de Fabre d'Églantine. — Oui, je suis Fabre, m'a-t-il dit, mais toi ici ! La contre-révolution est donc faite ?

« Nous n'osons cependant nous parler, de peur que la haine ne nous envie cette faible consolation, et que, si on venait à nous entendre, nous ne fussions séparés et resserrés plus étroitement ; car il a une chambre à feu, et la mienne serait assez belle si un cachot pouvait l'être. Mais tu n'imagines pas ce que c'est que d'être au secret sans savoir pour quelle raison, sans avoir été interrogé, sans recevoir un seul journal ! C'est vivre et être mort tout ensemble ; c'est n'exister que pour sentir qu'on est dans un cercueil ! Et c'est Robespierre qui a signé l'ordre de mon emprisonnement ! Et c'est la république, après tout ce que j'ai fait pour elle ! C'est là le prix que je reçois de tant de vertus et de sacrifices ! Moi qui me suis dévoué depuis cinq ans à tant de haines et de périls pour la république, moi qui ai conservé ma pauvreté au milieu de la Révolution, moi qui n'ai de pardon à demander qu'à toi seule au monde, et à qui tu l'as accordé parce que tu sais que mon cœur, malgré ses faiblesses, n'est pas indigne de toi ; c'est moi que des hommes qui se disaient mes amis, qui se disent républicains, jettent dans un cachot, au secret, comme si j'étais un conspirateur ! Socrate but la ciguë, mais au moins il voyait dans sa prison ses amis et sa femme.

« Combien il est plus dur d'être séparé de toi ! Le plus grand criminel serait trop puni s'il était arraché à une Lucile autrement que par la mort, qui ne fait sentir au moins qu'un moment la douleur d'une telle séparation. On m'appelle

« Dans ce moment, les commissaires du tribunal révolutionnaire viennent m'interroger. Il ne me fut fait que cette question : si j'avais conspiré contre la république. Quelle dérision ! Et peut-on insulter ainsi au républicanisme le plus pur ! Je vois le sort qui m'attend. Adieu, Lucile, dis adieu à mon père. Mes derniers moments ne te déshonoreront point. Je meurs à trente-quatre ans. Je vois bien que la puissance enivre presque tous les hommes, que tous disent comme Denys de Syracuse : La tyrannie est une belle épitaphe ! Mais console-toi, l'épitaphe de ton pauvre Camille est plus glorieuse : c'est celle des Brutus et des Caton les tyrannicides. Ô ma chère Lucile ! j'étais né pour faire des vers, pour défendre les malheureux, pour te rendre heureuse et pour composer avec ta mère, mon père et quelques personnes selon notre cœur, un Otaïti. J'avais rêvé une république que tout le monde eût adorée. Je n'ai pu croire que les hommes fussent si féroces et si injustes. Je ne me dissimule point que je meurs victime de mon amitié pour Danton. Je remercie mes assassins de me faire mourir avec lui et Philippeaux. Pardon, ma chère amie, ma véritable vie, que j'ai perdue du moment qu'on nous a séparés ; je m'occupe de ma mémoire ; je devrais bien plutôt m'occuper de te la faire oublier, ma Lucile ! Je t'en conjure, ne m'appelle point par tes cris ; ils me déchireraient au fond du tombeau. Vis pour notre enfant ! Parle-lui de moi ; tu lui diras, ce qu'il ne peut pas entendre, que je l'aurais bien aimé ! Malgré mon supplice, je crois qu'il y a un Dieu. Mon sang effacera mes fautes, les faiblesses de l'humanité ; et, ce que j'ai eu de bon, mes vertus, mon amour de la liberté, Dieu le récompensera. Je te reverrai un jour, ô Lucile ! Sensible comme je l'étais, la mort qui me délivre de la vue de tant de crimes est-elle un si grand malheur ? Adieu, ma vie, mon âme, ma divinité sur la terre ! Adieu, Lucile ! ma Lucile ! ma chère Lucile ! Adieu, Horace ! Annette ! Adèle ! Adieu, mon père ! Je sens fuir devant moi le rivage de la vie. Je vois encore Lucile ! je la vois, ma bien-aimée ! ma Lucile ! Mes mains liées t'embrassent et ma tête séparée repose encore sur toi ses yeux mourants. »

 

XVII.

Danton, rassuré par l'intérêt que le peuple lui témoignait, ressembla moins à un accusé qu'à un factieux qui jette à la foule le signal de l'insurrection. Les fenêtres du tribunal étaient ouvertes. Danton entendait le murmure sourd de la multitude autour des murs. Il parlait d'un accent à être entendu hors de l'enceinte. Il poussait, par moments, de tels rugissements, que sa voix parvenait au-delà de la Seine, jusqu'aux curieux qui encombraient le quai de la Ferraille. Les mots qu'il prononçait circulaient de bouche en bouche dans les groupes. « Peuple ! » s'écriait Danton au public qui murmurait autour de lui, « taisez-vous ! vous me jugerez quand j'aurai tout dit. Ma voix ne doit pas seulement être Entendue de vous, mais de toute la France ! » Le tocsin de l'insurrection semblait battre dans sa poitrine, son geste écrasait les juges, les jurés, l'auditoire ; la sonnette du président Hermann ne cessait de s'agiter pour imposer silence. « N'entends-tu pas la sonnette ? » lui dit-il une fois. — « Président, » lui répondit Danton, « la voix d'un homme qui défend sa vie doit vaincre le bruit de ta sonnette. »

A travers une lucarne de l'imprimerie du tribunal qui ouvrait sur le lieu des séances, plusieurs membres des comités assistaient invisibles à ce drame. Hermann et Fouquier-Tinville paraissaient déconcertés. La faveur publique revenait à Danton. Il le sentait et redoublait d'insolence. Les membres du comité firent signe au président de clore ce dangereux dialogue entre lui et les accusés. Le président refusa la parole à Camille Desmoulins, qui se levait pour lire la défense qu'il avait préparée. Camille indigné se rassit ; et déchirant l'écrit qu'il tenait à la main, il en jeta les morceaux sur le parquet. Mais bientôt, comme s'il se fut ravisé, il les ramassa ; et les roulant en boulettes de papier entre ses doigts, il se mit à les lancer à la tête de Fouquier-Tinville. Danton se baissa et en fit autant : non, comme on l'a cru jusqu'ici, par un jeu cynique et puéril, indigne de l'homme et du moment, mais par le geste significatif et tragique d'un accusé que l'on désarme des moyens de prouver son innocence, et qui jette dans un accès d'indignation, avec les débris déchirés de sa défense, son sang et celui de ses co-accusés au visage de ses juges, comme une vengeance ou comme une malédiction.

Ces fragments de la défense de Camille Desmoulins, recueillis après la séance sur le parquet du tribunal par un des amis de Danton, furent remis à madame Duplessis, belle-mère de Camille Desmoulins, et recomposés dans leur entier par cette femme pour crier vengeance ou compassion à la postérité.

On ramena les accusés dans leur cachot. Le comité de salut public alarmé n'osait ni supporter un plus long procès, ni l'interrompre. La loi exigeait que les débats durassent au moins trois jours. La séance du lendemain pouvait être l'acquittement et le triomphe des Dantonistes. Une circonstance fatale servit l'impatience du comité.

Les détenus du Luxembourg, pleins de confiance dans la popularité de Danton, résolurent de profiter dé l'émotion causée par son procès pour conspirer un mouvement dans le peuple, abattre la tyrannie et échapper à la mort. Une conférence nocturne eut lieu, dans la chambre du général Dillon, entre Chaumette et quelques-uns des principaux prisonniers. Ils s'étaient concertés avec quelques hommes du dehors. La femme de Camille Desmoulins devait se jeter au milieu du peuple, soulever la multitude par sa beauté, par sa douleur et par sa voix, et l'entraîner contre la Convention. Antonelle, ancien président du tribunal révolutionnaire, était informé du complot.

Un prisonnier nommé Laflotte le révéla ; Saint-Just se hâta de convoquer la Convention. Billaud-Varennes lut la lettre de La flotte ; la Convention décréta que tout prévenu de conspiration qui aurait insulté à la justice nationale serait mis à l'instant hors des débats et privé de son droit de défense. Vallier, Amar et Voullant, membres des comités, courent à l'instant porter à Fouquier-Tinville le décret ou plutôt l'arrêt de mort des accusés. Fouquier lit ce décret devant les jurés. Danton se lève : « Je prends » à témoin l'auditoire que nous n'avons pas insulté » le tribunal. » L'auditoire confirme par ses applaudissements l'assertion de Danton. La foule indignée s'agite et se presse comme pour enlever les accusés. Si la femme de Camille Desmoulins n'eut pas été arrêtée dans la nuit, si elle eût donné par sa présence une voix et une passion de plus à ce tumulte, les accusés étaient sauvés et le comité vaincu.

Mais tout se calma faute d'impulsion. Danton essaya en vain de protester encore. « Un jour, » s'écria-t-il, « un jour la vérité sera connue ; je vois de grands malheurs fondre sur la France. Voilà la dictature ! » Puis, apercevant au fond d'un couloir Amar et Voullant, deux affidés de Robespierre qui épiaient la scène : « Voyez, » dit-il en les montrant du poing, « voyez ces lâches assassins ; ils ne nous quitteront qu'à la mort. — Les scélérats ! » s'écria Camille Desmoulins, « non contents de m'égorger, moi, ils veulent encore égorger ma femme ! »

Le tribunal leva la séance. Le lendemain, les trois jours étant écoulés, on déclara les débats fermés. Camille Desmoulins, se cramponnant à son banc, ne put être emporté que de vive force.

Les jurés se rassemblent. Ils délibèrent longtemps. Ils communiquent pendant la délibération avec les ennemis des accusés. Une anxiété terrible pesait sur leur conscience. Aucun d'eux ne croyait au crime de Danton ; tous croyaient à ses vices et à sa puissance. La majorité semblait indécise. Des colloques sinistres s'établissaient entre eux pour s'arracher les uns aux autres la vie ou la mort de ces hommes. Souberbielle, ancien ami des accusés, hésitait entre tous. Il aimait Danton ; il craignait Robespierre ; il adorait par-dessus tout la république. Dans l'agitation de ses pensées, il se promenait à pas interrompus dans un corridor qui précédait la salle des délibérations. Un des collègues de Souberbielle, Topino-Lebrun, l'aborde. « Eh bien, Souberbielle, » lui dit Lebrun, « que fais-tu là ? — Je médite sur l'acte terrible qu'on veut obtenir de nous, » répond Souberbielle. « Et moi, j'ai médité, » reprend le juré. « Qu'as-tu décidé ? » lui demande Souberbielle. « Je me suis dit, » réplique le juré : « Ceci n'est pas un procès, c'est une mesure. Les circonstances nous ont portés à une de ces hauteurs où la justice s'évanouit pour ne plus laisser dominer que la politique. Nous ne sommes plus des jurés, nous sommes des hommes d'État. — Mais, » dit Souberbielle, « y a-t-il deux justices ? Une pour le vulgaire des hommes, une autre pour les hommes supérieurs ? Et l'innocence en bas deviendrait-elle, crime en haut ? — Bah ! » dit le juré, « il ne s'agit pas de ces arguties, mais de bon sens et de patriotisme. Nous sommes où nous sommes. La république est à une de ces extrémités où le jugement n'est pas une justice, mais un choix. Danton et Robespierre ne peuvent plus s'accorder. Il faut pour sauver la patrie que l'un des deux périsse ! Eh bien, interroge-toi en bon patriote et réponds-toi en conscience : lequel crois-tu le plus indispensable en ce moment à la république, de Robespierre ou de Danton ? — Robespierre ! » répond sans hésiter Souberbielle. « Eh bien, tu as jugé, » reprend Topino-Lebrun, et il s'éloigne.

 

XVIII.

Rentrés dans leur cachot pour attendre l'heure du supplice, les condamnés dépouillèrent les rôles d'apparat qu'ils avaient pris en public et se dévoilèrent devant la mort. Hérault de Séchelles fut impassible comme ces Romains dont il avait l'image dans le cœur. Élève de Jean-Jacques Rousseau, il tira de sa poche un volume de ce philosophe, en lut quelques pages, et se félicita de sortir d'un monde dont il avait combattu les préjugés et les superstitions pour y faire prévaloir la nature et la raison : « O mon maître, » s'écria-t-il en fermant le livre, « tu as souffert pour la vérité et je vais mourir pour elle. Tu as le génie, j'ai le martyre ; tu es un plus grand homme, mais lequel est le plus philosophe de nous deux ? » C'était la même pensée que le jeune représentant du peuple avait fait graver en quelques vers, au-dessus de la porte de la petite maison habitée par Jean-Jacques Rousseau et par madame de Warens, dans le vallon des Charmettes, auprès de Chambéry, et qu'on y lit encore.

Cette image de la nature, de la solitude et de l'amour se présentait la dernière à l'esprit d'Hérault de Séchelles au moment de quitter la vie. Aucune larme n'amollit sa constance, aucune affectation de fermeté ne la roidit.

Westermann était intrépide. Philippeaux souriait comme une conscience qui se confie à ses bonnes actions. Camille Desmoulins voulut lire Young et Hervey, ces deux poètes de l'agonie : « Tu veux donc mourir deux fois ! » lui dit en plaisantant Westermann. Mais le livre tombait, à chaque instant, des mains de Camille. Il revenait sans cesse à l'image de sa femme adorée et captive, de son enfant orphelin, de sa belle-mère abandonnée : « Ô ma Lucile ! ô mon Horace ! » s'écriait-il en fondant en larmes, « que vont-ils devenir ! »

Danton simulait l'insouciance ; il lançait des mots après lui, pour se survivre, comme des médailles à son effigie jetées des bords de la tombe à la postérité : « Ils croient pouvoir se passer de moi, » dit-il, « ils se trompent. J'étais l'homme d'État de l'Europe. Ils ne se doutent pas du vide que laisse cette tête, » disait-il en pressant ses joues dans les deux paumes de ses larges mains. « Quant à moi, je m'en ris, » ajoutait-il en termes cyniques. « J'ai bien joui de mon moment d'existence ; j'ai bien fait du bruit sur la terre ; j'ai bien savouré ma vie ; allons dormir ! » Et il faisait de la tête et du bras le geste d'un homme qui va reposer son front sur l'oreiller.

 

XIX.

A quatre heures les valets du bourreau vinrent lier les mains des condamnés et couper leurs cheveux. Ils s'y prêtèrent sans résistance et en assaisonnant de sarcasmes la toilette funèbre : « C'est bien bon pour ces imbéciles qui vont nous regarder dans la rue, » dit Danton. « Nous paraîtrons autrement devant la postérité. » Il ne montra d'autre culte que celui de la renommée, et ne parut désirer de survivre que dans sa mémoire. Son immortalité, c'était le bruit de son nom.

Camille Desmoulins ne pouvait croire que Robespierre laissât exécuter un homme comme lui. Il espéra jusqu'au dernier moment dans un retour de l'amitié. Il n'avait parlé de lui qu'avec ménagement et respect depuis son emprisonnement. Il ne lui avait adressé que des plaintes, aucune de ces injures sur lesquelles l'orgueil ne revient pas. Quand les exécuteurs voulurent saisir Camille pour le lier comme les autres, il lutta en désespéré contre ces préparatifs qui ne lui laissaient plus de doute sur la mort. Ses imprécations et ses fureurs firent ressembler un moment le cachot à une boucherie. Il fallut l'abattre pour l'enchaîner et pour lui couper les cheveux. Dompté et lié, il supplia Danton de lui mettre dans la main une boucle de la chevelure de Lucile, qu'il portait sous ses habits, afin de presser quelque chose d'elle en mourant. Danton lui rendit ce pieux office et se laissa lier sans résistance.

Une seule charrette contenait les quatorze condamnés. Le peuple se montrait Danton. Il se respectait lui-même dans sa victime. Quelque chose faisait ressembler ce supplice à un suicide du peuple. Un petit nombre d'hommes en haillons et de femmes salariées suivaient les roues, en couvrant les condamnés d'imprécations et de huées. Camille Desmoulins ne cessait de vociférer et de parler à cette multitude. « Généreux peuple, malheureux peuple, » criait-il, « on te trompe, on te perd, on immole tes meilleurs amis ! Reconnaissez-moi, sauvez-moi ! Je suis Camille Desmoulins ! C'est moi qui vous ai appelés aux armes le 14 juillet ! C'est moi qui vous ai donné cette cocarde nationale ! » En parlant ainsi et en s'efforçant de gesticuler des épaules et de rompre ses liens, il avait tellement déchiré et débraillé son habit et sa chemise que son buste grêle et osseux apparaissait presque nu au-dessus de la charrette. Depuis le convoi de madame Dubarry on n'avait pas entendu de tels cris ni contemplé de telles convulsions dans l'agonie. La foule y répondait par des insultes. Danton, assis à côté de Camille Desmoulins, faisait rasseoir son jeune compagnon, et lui reprochait ce vain étalage de supplications et de désespoir : « Reste donc tranquille, » lui disait-il sévèrement, « et laisse là cette vile canaille ! » Quant à lui, il écrasait la multitude, non de paroles, mais d'indifférence et de mépris. En passant sous les fenêtres de la maison qu'habitait Robespierre, la foule redoubla ses invectives, comme pour faire hommage à son idole du supplice de son rival. Les volets de la maison de Duplay se fermaient à l'heure où les charrettes passaient habituellement dans la rue. Ces cris firent pâlir Robespierre. Il s'éloigna des appartements d'où l'on pouvait entendre ces clameurs. Confus de tant d'implacabilité et humilié de tant de sang, qui rejaillissait si souvent et si justement sur lui, il sentit le regret ou la honte. « Ce pauvre Camille, » dit-il « que n'ai-je pu le sauver ! Mais il a voulu se perdre ! Quant à Danton, » ajoutait-il, « je sais bien qu'il me fraie la route ; mais il faut qu'innocents ou coupables nous donnions tous nos têtes à la république. La Révolution reconnaîtra les siens de l'autre côté de l'échafaud. » Il feignit de gémir sur ce qu'il appelait les cruelles exigences de la patrie.

 

XX.

Hérault de Séchelles descendit le premier de la charrette. Avec l'élan et le sang-froid d'une amitié qui pousse le cœur vers le cœur, il approcha son visage de celui de Danton pour l'embrasser. Le bourreau les sépara. « Barbare ! » dit Danton à l'exécuteur, « tu n'empêcheras pas du moins nos têtes de se baiser tout à l'heure dans le panier. »

Camille Desmoulins monta ensuite. Il avait repris son calme au dernier moment. Il roulait entre ses doigts les cheveux de sa femme, comme si sa main eût voulu se dégager pour porter cette relique à ses lèvres. Il s'approcha de l'instrument de mort, regarda froidement le couteau ruisselant du sang de ses amis ; puis se tournant vers le peuple et levant les yeux au ciel : « Voilà donc, » s'écria-t-il, « la fin du premier apôtre de la liberté ! Les monstres qui m'assassinent ne me survivront pas longtemps. Fais remettre ces cheveux à ma belle-mère, » dit-il ensuite à l'exécuteur. Ce furent ses derniers mots. Sa tête roula.

Danton monta après tous les autres. Jamais il n'était monté plus superbe et plus imposant à la tribune. Il se carrait sur l'échafaud et semblait y prendre la mesure de son piédestal. Il regardait à droite et à gauche le peuple d'un regard de pitié. Il semblait lui dire par son attitude : « Regarde-moi bien, tu n'en verras pas qui me ressemblent. » La nature cependant fondit un instant cet orgueil. Un cri d'homme arraché par le souvenir de sa jeune femme échappa au mourant : « Ô ma bien-aimée, » s'écria-t-il les yeux humides, « je ne te verrai donc plus ! » Puis, comme se reprochant ce retour vers l'existence : « Allons, Danton, » se dit-il à haute voix, « point de faiblesse ! » Et se tournant vers le bourreau : « Tu montreras ma tête au peuple, » lui dit-il avec autorité, « elle en vaut bien la peine. » Sa tête tomba. L'exécuteur, obéissant à sa dernière pensée, la ramassa dans le panier et la promena autour de l'échafaud. La foule battit des mains. Ainsi finissent ses favoris.

Ainsi mourut en scène devant le peuple cet homme pour qui l'échafaud était encore un théâtre, et qui avait voulu mourir applaudi, à la fin du drame tragique de sa vie, comme il l'avait, été au commencement et au milieu. Il ne lui manqua rien d'un grand homme, excepté la vertu. Il en eut la nature, la cause, le génie, l'extérieur, la destinée, la mort ; il n'en eut pas la conscience. Il joua le grand homme, il ne le fut pas. Il n'y a pas de grandeur dans un rôle ; il n'y a de grandeur que dans la foi. Danton eut le sentiment, souvent la passion de la liberté, il n'en eut pas la foi, car il ne professait intérieurement d'autre culte que celui de la renommée.

La Révolution était un instinct chez lui, non une religion. Il la servit comme le vent sert la tempête, en soulevant l'écume et en jouant avec les flots. Il ne comprit d'elle que son mouvement, non sa direction. Il en eut l'ivresse plus que l'amour. Il représente les masses et non les supériorités de l'époque. Il montra en lui l'agitation, la force, la férocité, la générosité tour à tour de ces masses. Homme de tempérament plus que de pensée, élément plus qu'intelligence, il fut homme d'État, cependant, plus qu'aucun de ceux qui essayèrent de manier les choses et les hommes dans ce temps d'utopies. Plus que Mirabeau lui-même, si l'on entend par homme d'État un homme qui comprend le mécanisme du gouvernement, indépendamment de son idéal ; il avait l'instinct politique. Il avait puisé dans Machiavel ces maximes qui enseignent tout ce qu'on peut faire supporter de pouvoir ou de tyrannie aux États. Il connaissait les faiblesses et les vices des peuples, il ne connaissait pas leurs vertus. Il ne soupçonnait pas ce qui fait la sainteté des gouvernements ; car il ne voyait pas Dieu dans les hommes, mais le hasard. C'était un de ces admirateurs de la fortune antique, qui n'adorait en elle que la divinité du succès. Il sentait sa valeur, comme homme d'État, avec d'autant plus de complaisance, que la démocratie était plus au-dessous de lui. Il s'admirait comme un géant au milieu de ces nains du peuple. Il étalait sa supériorité comme un parvenu du génie. Il s'étonnait de lui-même. Il écrasait les autres. Il se proclamait la seule tête de la république. Après avoir caressé la popularité, il la bravait comme une bête féroce qu'il défiait de le dévorer. Il avait le vice audacieux comme le front. Il avait poussé le défi politique jusqu'au crime aux journées au moins tolérées de septembre. Il avait défié le remords ; mais il avait été vaincu. Il en était obsédé. Ce sang le suivait à la trace. Une secrète horreur se mêlait à l'admiration qu'il inspirait. Il ressentait lui-même cette horreur, et il aurait voulu se séparer de son passé. Nature inculte, il avait eu des accès d'humanité comme il en avait eu de fureur. Il avait les vices bas, mais les passions généreuses, en un mot il avait un cœur. Ce cœur, vers la fin, revenait au bien par la sensibilité, par la pitié et par l'amour. Il méritait à la fois d'être maudit et d'être plaint. C'était le colosse de la Révolution, la tête d'or, la poitrine de chair, le torse d'airain, les pieds de boue. Lui abattu, la cime de la Convention parut moins haute. Il en était le nuage, l'éclair et la foudre. En le perdant, la Montagne perdait son sommet.