I. Cependant
Robespierre hésitait encore à frapper Danton. Son indécision et celle de
Saint-Just et de Couthon, qu'il dominait, laissaient flotter la mort
invisible sur la tête de cet ancien rival. Robespierre ne l'estimait pas,
mais il ne le haïssait pas et il avait cessé de le craindre. Si cet homme eût
été plus incorruptible, Robespierre l'aurait volontiers associé à l'empire.
Cet Antoine aurait complété ce Lépide. Danton était précisément doué par la
nature des facultés qui manquaient à Robespierre : la justesse du coup d'œil
et l'élan de l'inspiration. L'un était la pensée, l'autre la main d'une
révolution. Le courage civil était plus obstiné chez Robespierre ; le courage
physique, plus prompt et plus instinctif chez Danton. Ces deux hommes réunis
eussent été le corps et l'âme de la république. Mais la pensée de Robespierre
répugnait à l'alliage impur du matérialisme de Danton. « Mésallier sa pensée,
ce n'est pas la fortifier, » disait-il, « c'est la corrompre. La vertu
vaincue, mais pure, est plus forte que le vice triomphant. » Une
vive anxiété l'agita pendant les jours et les nuits qui précédèrent sa
résolution. On l'entendit souvent s'écrier : « Ah ! si Danton était honnête
homme ! s'il était vraiment républicain !... Que je voudrais avoir la
lanterne du philosophe grec, » dit-il une fois, « pour lire dans le cœur de
Danton et pour savoir s'il est plus ami qu'ennemi de la république ! » Les
Jacobins hésitaient moins dans leurs soupçons. Danton n'était, à leurs yeux,
que la statue d'argile du peuple, qui fondrait aux premières averses. « Il
fallait, » disaient-ils, « enlever ce faux dieu à la multitude, pour lui
faire adorer la pure vertu révolutionnaire. Ce Périclès d'Athènes corrompue
ne convenait pas à Sparte. » Robespierre
l'avouait, mais il tremblait de conclure. Il se demandait intérieurement si
la popularité puissante de Danton sur la Montagne ne s'égarerait pas, après
sa mort, sur quelques têtes subalternes aussi vicieuses, mais moins
puissantes et plus perfides que celle de Danton ? s'il ne valait pas mieux
balancer avec lui l'ascendant sur la Convention que de livrer cet ascendant
au hasard d'autres popularités ? si, le vicieux mort, le vice mourrait avec
lui dans la république ? si, dans les grands assauts que le gouvernement
aurait à soutenir contre les factions qui se multipliaient, la présence, la
voix, l'énergie de Danton ne manqueraient pas à la patrie et à lui-même ? si
ce sang enfin du second des révolutionnaires qu'il allait répandre ne
donnerait pas à quelque hardi scélérat la soif du sang du premier ? si la
tombe de son collègue immolé ne serait pas sans cesse ouverte, comme un
piège, au pied de la tribune où il rencontrait déjà la tombe de Vergniaud ?
si c'était d'un bon exemple pour l'avenir et d'un bon augure pour sa propre
fortune de creuser ainsi le sépulcre au milieu de la Convention, et de se
faire un marchepied des cadavres de ses rivaux ? Enfin
la nature, qui était vaincue mais non totalement étouffée dans le cœur de
Robespierre, se révoltait intérieurement en lui contre les cruelles
nécessités du politique. Danton était son rival, il est vrai, mais il était
le plus ancien et le plus illustre compagnon de sa carrière révolutionnaire.
Depuis cinq ans de luttes, de défaites, de victoires, ils n'avaient cessé de
combattre ensemble pour renverser la royauté, sauver le sol, fonder la
république. Leurs âmes, leur parole, leurs veilles, leurs sueurs s'étaient
confondues dans les travaux, dans les dangers, dans les fondements de la
Révolution. Ils s'asseyaient sur les mêmes bancs. Ils se rencontraient dans
les mêmes clubs. Ils ne s'étaient jamais froissés. Ils avaient toujours eu,
affecté du moins l'un pour l'autre, l'estime et l'admiration qui touchent les
cœurs ; ils s'étaient défendus mutuellement contre des ennemis communs. La
place était assez vaste pour deux grandes ambitions diverses dans la
république. Et puis
Danton était jeune, père d'enfants bientôt orphelins, épris d'une nouvelle
épouse qu'il préférait à la toute-puissance et qui amortissait son ambition. Couthon,
Lebas, Saint-Just étaient les témoins et les confidents des irrésolutions de
Robespierre. Il semblait vouloir que la violence morale lui arrachât un
consentement qui ne pouvait sortir de sa bouche. Un soir même, il rentra chez
lui avec un visage rayonnant de la sérénité d'un homme qui a accompli une
résolution magnanime : « Je leur ai arraché une grande proie, » dit-il à
Souberbielle, peut-être un grand criminel ; mais je suis le juré du peuple
comme toi, ma conscience n'était pas assez éclairée. » Souberbielle comprit
plus tard qu'il s'agissait de Danton. II. Danton,
comme on l'a vu, s'était retiré volontairement du comité de salut public,
soit pour amortir l'envie qui commençait à le trouver trop grand, soit pour
jouir en paix de ce loisir qui lui était plus cher que l'ambition. L'amour,
l'étude, l'amitié, quelques rares travaux pour la Convention, quelques
intrigues languissantes et quelques perspectives trop dévoilées de rentrée au
pouvoir occupaient ses jours. Il réunissait souvent à Sèvres ses amis
Philippeaux, Legendre, Lacroix, Fabre d'Églantine, Camille Desmoulins,
Bazire, Westermann et quelques politiques de la Montagne. Ces hommes, qui
n'étaient que de joyeux convives, passaient pour des conspirateurs. Danton,
peu sobre de propos, s'épanchait en critiques amères et sanglantes du
gouvernement. Trop timide pour un homme qui veut renverser une dictature,
trop hardi pour un homme qui ne veut pas encore l'attaquer. Il affectait le
ton d'un conspirateur patient qui a en main la force de tout détruire et qui
veut bien ne pas en user. Il avait l'air de laisser aller le comité de salut
public, seulement pour faire l'épreuve de son insuffisance et jusqu'au point
où il lui conviendrait de l'arrêter. « La France croit pouvoir se passer de
moi, nous verrons ! » disait-il souvent. Il ne
ménageait pas Robespierre, qui lui avait toujours paru un métaphysicien drapé
dans sa vertu, embarrassé dans ses systèmes et maintenant embourbé dans le
sang. « Danton, » lui dit un jour Fabre d'Églantine, « sais-tu de quoi on
t'accuse ? On dit que tu n'as lancé le char de la Révolution que pour
t'enrichir, tandis que Robespierre est resté pauvre au milieu des trésors de
la monarchie renversée à ses pieds. — Eh ! bien, » lui répondit Danton, «
sais-tu ce que cela prouve ? C'est que j'aime l'or et que Robespierre aime le
sang ! Robespierre, » ajoutait-il, « a peur de l'argent parce qu'il tache les
mains. » On disait que Danton avait fait allouer des fonds considérables par
la Convention au comité de salut public, afin de ternir l'incorruptibilité de
Robespierre des soupçons qui planaient sur lui-même. Lacroix et lui avaient
rapporté, disait-on, de riches dépouilles de leurs missions en Belgique. Ne
voulant pas les posséder sous leurs noms, ils les avaient prêtées,
ajoutait-on, à une ancienne directrice des théâtres de la cour, mademoiselle
Montansier. Celle-ci les avait employées, sous son nom, mais à leur profit, à
construire la salle de l'Opéra. On croyait savoir aussi que quelques-uns des
diamants volés dans le garde-meuble de la couronne étaient restés entre les
mains d'un agent de Danton. Depuis que le comité de salut public gouvernait
par la main du bourreau, Danton affectait l'horreur du sang et s'efforçait de
donner à son parti le nom de parti de la clémence. Après avoir cherché la
popularité dans la rigueur, il la poursuivait dans la magnanimité. Il faisait
des signes d'intelligence aux victimes et se posait en vengeur à venir. Il
soufflait à Camille Desmoulins ses philippiques contre la terreur et ses
allusions contre Robespierre. Il faisait de l'humanité une faction. Cette
faction était une accusation permanente contre le comité de salut public et
surtout contre Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes et Barrère, inspirateurs ou
instruments du terrorisme. Du moment où un régime pareil avait un accusateur
dans un homme comme Danton, ce régime était menacé. Sous ce gouvernement,
dont la seule force était de rester impitoyable, tout appel à la pitié était
un appel à l'insurrection. III. L'imminence
d'un choc entre Robespierre et Danton était évidente aux yeux des Montagnards
intelligents. Forcés de se décider entre ces deux hommes, leur cœur était
pour Danton, leur logique pour Robespierre. Ils adoraient le premier, dont la
voix les avait si souvent électrisés du feu de son patriotisme ; ils
craignaient le second, plus qu'ils ne l'aimaient. Son caractère concentré,
son extérieur froid, sa parole impérieuse repoussaient la familiarité et
déconcertaient l'affection. C'était un homme qu'il fallait voir en
perspective, à distance, pour moins le craindre et moins le haïr. Le peuple
en masse pouvait se passionner pour cette idole. Ses collègues n'osaient pas
l'aimer. Mais les députés patriotes de la Montagne ne se dissimulaient pas
que, si Danton était le patriote selon leur cœur, Robespierre était le
législateur selon leurs vues, et que, Robespierre de moins, la république
serait une dictature sans unité et un orage sans direction. Lui seul avait
les secrets de la route et marquait à la démocratie le port fuyant toujours
auquel ils espéraient arriver sur cette mer de sang. Les Montagnards ne
pouvaient donc se décider à perdre un de ces deux hommes ; mais, s'il fallait
choisir, ils suivraient Robespierre en pleurant Danton. Ils espéraient encore
pouvoir les conserver tous deux. Des
négociateurs officieux s'efforcèrent d'amener entre eux une explication.
Robespierre ne s'y refusa pas. Il désirait encore sincèrement trouver Danton
assez innocent pour ne pas avoir à le perdre. Une entrevue fut acceptée par
les deux chefs. Elle eut lieu dans un dîner à Charenton chez Panis, leur ami
commun. Les convives, en petit nombre et animés d'un ardent désir de prévenir
ce grand déchirement de la république, écartèrent avec soin des premiers
entretiens tous les textes de division qui pouvaient réveiller l'aigreur. Ils
y réussirent. Le commencement du repas fut cordial. Danton fut ouvert.
Robespierre fut serein. On augura bien de ce rapprochement, sans choc, entre
deux hommes dont les dispositions personnelles pouvaient amortir le combat
entre deux partis. Cependant
à la fin du dîner, soit que le présomptueux Danton vit dans la présence de
Robespierre un symptôme de faiblesse, soit que l'indiscrétion du vin déliât
sa langue, soit que son orgueil ne pût cacher le mépris qu'il portait à
Robespierre et à ses amis, tout changea d'aspect. Un dialogue d'abord
pénible, puis amer, et à la fin menaçant, s'établit entre les deux
interlocuteurs. « Nous tenons à nous deux la paix ou la guerre pour la
république, » dit Danton ; « malheur à celui qui la déclarera ! Je suis pour
la paix, je désire la concorde, mais je ne donnerai pas ma tête aux trente
tyrans. — Qu'appelez-vous tyrans ? » dit Robespierre. « Il n'y a, sous la
république, d'autre tyrannie que celle de la patrie. — La patrie ! » s'écria
Danton, est-elle dans un conciliabule de dictateurs dont les uns ont soif de
mon sang, dont les autres n'ont pas la force de le refuser ! — Vous vous
trompez, répondit Robespierre, « le comité n'a soif que de justice et ne
surveille que les mauvais citoyens. Mais sont-ils de bons citoyens ceux qui
veulent désarmer la république au milieu du combat, et qui se parent des
grâces de l'indulgence quand nous acceptons pour eux l'odieux et la
responsabilité de la rigueur ? — Est-ce une allusion ? » dit Danton. — « Non,
c'est une accusation ! » dit Robespierre. — « Vos amis veulent ma mort. — Les
vôtres veulent la mort de la république. » On s'interposa entre eux. On les
ramena à la modération et presque à la bienveillance. « Non-seulement, » dit
Robespierre, « le comité de salut public ne veut pas votre tête, mais il
désire ardemment fortifier le gouvernement du plus haut ascendant de la
Montagne. Serais-je ici si je voulais votre tête ? Offrirais-je ma main à
celui dont je méditerais l'assassinat ? On sème la calomnie entre nous.
Danton, prenez-y garde ! en prenant ses amis pour ses ennemis, on les force
quelquefois à le devenir. Voyons ; ne pouvons-nous pas nous entendre ? Le
pouvoir a-t-il besoin ou non d'être terrible quand les dangers sont extrêmes
? — Oui, » dit Danton, « mais il ne doit pas être implacable. La colère du
peuple est un mouvement. Vos échafauds sont un système. Le tribunal
révolutionnaire que j'ai inventé était un rempart ; vous en faites une
boucherie. Vous frappez sans choix ! — Septembre ne choisissait pas, » dit en
ricanant Robespierre. « Septembre ? » reprit Danton, « fut un instinct
irréfléchi, un crime anonyme que personne n'absout, mais que personne ne peut
punir dans le peuple. Le comité de salut public verse le sang, goutte à
goutte, comme pour entretenir l'horreur et l'habitude des supplices. — Il y a
des gens, » répondit Robespierre, « qui aiment mieux le verser en masse. —
Vous faites mourir autant d'innocents que de coupables. — Est-il mort un seul
homme sans jugement ? A-t-on frappé une seule tête qui ne fût proscrite par
la loi ? » Danton, à ces mots, laissa échapper un éclat de rire amer et
provoquant de ses lèvres. « Des innocents ! des innocents ! » s'écria-t-il, «
devant ce comité qui a dit au boulet de choisir à Lyon, et à la Loire de
choisir à Nantes ! Tu plaisantes, Robespierre ! vous prenez pour crime la
haine qu'on vous porte ? vous déclarez coupables tous vos ennemis ?— Non ! »
dit Robespierre, « et la preuve, c'est que tu vis ! » A ces
mots Robespierre se leva, et sortit avec les signes visibles de l'impatience
et de la colère. Il garda un silence absolu pendant le trajet de Charenton à
la rue Saint-Honoré. Arrivé à la porte de sa maison : « Tu le vois, » dit-il
à l'ami qui l'accompagnait, « il n'y a pas moyen de ramener cet homme au
gouvernement. Il veut se repopulariser aux dépens de la république. Dedans il
la corrompt, dehors il la menace. Nous ne sommes pas assez forts pour
mépriser Danton, nous sommes trop courageux pour le craindre ; nous voulions
la paix, il veut la guerre, il l'aura ! » A peine
rentré dans sa chambre, Robespierre envoya chercher Saint-Just. Ils restèrent
enfermés une partie de la nuit, et pendant de longues heures les deux jours
suivants. On croit qu'ils préparèrent et combinèrent, dans ces longs
entretiens, les rapports et les discours qui allaient éclater contre Danton
et ses amis. IV. Danton
passa ces deux jours à Sèvres, sans paraître prévoir ou sans vouloir conjurer
l'orage dont il était environné. En vain Legendre, Lacroix, le jeune
Rousselin, Camille Desmoulins, Westermann le supplièrent de prendre garde à
sa destinée et de prévenir le comité de salut public, ou par la fuite, ou par
l'audace. « La Montagne est à toi, » lui disait Legendre. — « Les troupes
sont à toi, » lui disait Westermann. — « Le sentiment public est à nous, »
lui disait Rousselin. « La pitié publique deviendra de l'indignation à ta
voix. » Danton souriait d'indifférence et d'orgueil. « Il n'est pas
temps, » répondait-il, « et puis il faudrait du sang, je suis las de sang.
J'ai assez de la vie, je ne voudrais pas la payer à ce prix. J'aime mieux
être guillotiné que guillotineur. D'ailleurs ils n'oseront s'attaquer à moi,
je suis plus fort qu'eux ! » Il le
disait plus qu'il ne le pensait peut-être. Il affectait la confiance pour
justifier l'inaction. Mais au fond il n'agissait pas, parce qu'il ne pouvait
plus agir. Danton était une force immense ; mais cette force n'avait plus de
point d'appui pour poser son levier et soulever la république. Était-ce sur
les Jacobins ? il les avait livrés à Robespierre ; était-ce sur les
Cordeliers ? il les avait abandonnés à Hébert ; était-ce sur la Convention ?
il l'avait, en se retirant, asservie au comité de salut public. Il était
cerné et désarmé de toutes parts. Il n'avait pour force que les plus tièdes
et les plus inactifs des sentiments publics : la pitié et la peur. Il ne
pouvait faire appel qu'à un murmure vague encore de l'opinion. Et puis
l'homme de septembre était-il bien l'homme de la clémence ? Une révolution
d'humanité pouvait-elle se personnifier dans un Marius ? Avait-il le droit de
soulever la conscience publique avec des mains teintes de sang ? Ne
l'écraserait-on pas sous son passé ? Ne le convaincrait-on pas de son
mensonge ? Il le sentait sans se l'avouer. Il s'endormait dans une sécurité
feinte. Il s'enveloppait de sa popularité évanouie comme d'une inviolabilité
pour motiver son sommeil. Saint-Just,
Robespierre, Barrère, le comité ne s'y trompaient pas. Ils savaient qu'une
surprise de l'éloquence de Danton pouvait ébranler la Convention et
reconquérir un ascendant mal éteint sur la Montagne. Ils voulaient désarmer
le géant avant de le combattre. Le hasard d'une séance leur parut trop grand
pour être affronté. Aucune voix alors, pas même celle de Robespierre, n'avait
l'entraînement de la voix de Danton. Le silence était plus prudent et le
mystère plus sûr. Ils agirent comme le sénat de Venise, et non comme les
comices de Rome : le cachot au lieu de la tribune. V. Le
comité de salut public convoqua dans la nuit, à une séance secrète, les
membres du comité de sûreté générale et les membres du comité de législation.
Nul ne se doutait du complot terrible auquel on l'associait à son insu.
Danton comptait des amis dans ces deux comités, amis faibles qui
trembleraient de déclarer innocent celui que Robespierre trouverait coupable.
Les visages étaient mornes, les regards s'évitaient, aucune conversation
familière ne précéda la délibération. Saint-Just, d'un accent plus tranchant
et d'une voix plus métallique qu'à l'ordinaire, commença par demander qu'un
silence d'État couvrît la délibération qui allait s'ouvrir et la résolution
quelconque qu'on allait prendre. Il dit ensuite sans paraître lui-même ému de
la grandeur de sa proposition : « Que la république était minée sous la
Convention même ; qu'un homme longtemps utile, maintenant dangereux, toujours
égoïste, avait affecté de se séparer des comités de gouvernement, afin de
séparer sa cause de celle de ses collègues, et de leur imputer ensuite à
crime Je salut de la patrie ; que cet homme, nourri de complots, gorgé de
richesses, convaincu de trahisons d'abord avec la cour, puis avec Dumouriez,
puis avec la Gironde, enfin avec les endormeurs de la Révolution, tramait
maintenant la plus dangereuse de toutes, la trahison de la clémence ! Que,
sous cette hypocrisie d'humanité, il pervertissait l'opinion, grossissait les
murmures, aigrissait les esprits, fomentait la division dans la
représentation nationale, entretenait l'espoir de la Vendée, correspondait
peut-être avec les tyrans exilés ; qu'il ralliait autour de lui, dans une
apparente inaction, tous les hommes vicieux, faibles ou versatiles de la
république ; qu'il leur dictait leur rôle et leur soufflait leurs invectives
contre les salutaires rigueurs des comités ; que c'en était fait de la
Révolution si les services passés et douteux de cet homme le couvraient, aux
yeux des patriotes purs, contre ses crimes présents et surtout contre ses
crimes futurs ; que la pire des contre-révolutions serait celle qu'on aurait
la perfidie de faire accomplir par le peuple lui-même ; que le pire des
gouvernements serait une république tombée entre les mains des plus corrompus
des faux, démagogues ; que cet homme était à lui seul la contre-révolution
par le peuple !... Cet homme, vous l'avez déjà tous nommé, » dit-il après un
moment de silence, « c'est Danton ! Ses crimes sont écrits dans le silence
même que vous gardez à son nom ! S'il était pur, vos murmures m'auraient déjà
confondu. Nul ne le croit innocent. Tous le croient dangereux. Ayons le
courage de nos convictions. Ayons l'inflexibilité de nos devoirs ! Je demande
que Danton et ses principaux complices, Lacroix, Philippeaux et Camille
Desmoulins, soient arrêtés dans la nuit et traduits au tribunal
révolutionnaire ! » On
regarda Robespierre. Robespierre, qui s'était soulevé d'indignation la
première fois que Billaud-Varennes avait proposé l'arrestation de Danton, se
tut cette fois. On comprit que Saint-Just avait parlé pour deux. Nul n'osa
paraître indécis où Robespierre paraissait décidé. Barrère et ses collègues
signèrent l'ordre. Le silence se commandait assez de lui-même. Une
indiscrétion eût été une complicité, la complicité c'était la mort. Cependant
un employé subalterne des bureaux du comité, nommé Paris, avait entendu
quelques mots du discours de Saint-Just à travers les fentes de la porte. Il
courut chez Danton, il lui dit que son nom, plusieurs fois prononcé dans la
réunion des trois conseils, devait faire craindre une résolution sinistre
contre lui. Il lui offrit un asile sûr où il pouvait laisser passer l'orage.
La jeune épouse de Danton, éclairée par sa tendresse, se jeta, tout en
larmes, aux pieds de son mari, et le conjura par son amour et par celui de
ses enfants d'écouter cet avertissement de la destinée et de s'abriter,
quelques jours, contre ses ennemis. Soit incrédulité à cet avis, soit
humiliation d'éviter la mort, soit lassitude de vivre dans ces transes que
César trouvait pires que la mort même, Danton s'y refusa : « Ils délibéreront
longtemps avant de frapper un homme tel que moi, » dit-il, « ils
délibéreront toujours, et c'est moi qui les surprendrai. » Il congédia Paris.
Il lut quelques pages et il s'endormit. A six heures du matin, les gendarmes
frappèrent à sa porte et lui présentèrent l'ordre du comité. « Ils osent donc
! » dit-il en froissant l'ordre dans sa main, « eh bien ! ils sont plus
hardis que je ne le supposais ! » Il s'habilla, il embrassa convulsivement sa
femme, la rassura sur son sort, la conjura de vivre, et suivit les gendarmes,
qui le conduisirent à la prison du Luxembourg. A la
même heure on arrachait Camille Desmoulins des bras de Lucile. « Je vais aux
cachots, » dit-il en sortant, « pour avoir plaint les victimes ; si je meurs,
» mon seul regret sera de n'avoir pu les sauver ! » Philippeaux,
Lacroix et Westermann entraient au même moment au Luxembourg. Hérault de
Séchelles, Fabre d'Églantine, Chabot, de Launay y étaient déjà. Le nom de
Danton étonna la prison. Les détenus de toutes les factions, et surtout les
royalistes, se pressèrent en foule pour contempler cette grande dérision de
la république. Cette moquerie du sort était le sentiment qui semblait
humilier le plus Danton, et qu'il s'efforçait d'écarter de lui avec le plus
de sollicitude : « Eh bien, oui, » dit-il en relevant la tête et en affectant
de faux éclats de rire qui juraient avec sa situation, « c'est Danton !
Regardez-le bien ! Le tour est bien joué, je l'avoue. Je n'aurais jamais cru
que Robespierre m'escamoterait ainsi ! Il faut savoir applaudir à ses ennemis
quand ils se conduisent en hommes d'État ! Au reste, il a bien fait, »
ajoutait-il en s'adressant aux royalistes qui l'entouraient, « quelques jours
plus tard je vous délivrais tous. J'entre ici pour avoir voulu finir vos
misères et vos captivités. » Cherchant par ces discours à amortir l'horreur
qu'inspirait son nom et à se concilier l'intérêt même de ses victimes. Sa
feinte bonhomie captait tous les cœurs. Les royalistes en étaient réduits à
n'avoir de choix et de préférence qu'entre leurs ennemis. VI. On jeta
Danton et son ami Lacroix dans le même cachot. « Nous, arrêtés ! » s'écriait
Lacroix, « qui jamais eût osé le prévoir ? — Moi, » lui dit Danton. — « Quoi
! tu le savais et tu n'as pas agi ? » reprit Lacroix. — « Leur lâcheté m'a
rassuré, » répliqua Danton. « J'ai été trompé par leurs bassesses ! » Il
demanda, vers le milieu du jour, à se promener comme les autres détenus dans
les corridors. Les geôliers n'osèrent refuser quelques pas dans la prison à
l'homme qui gourmandait la veille la Convention. Hérault de Séchelles
accourut à lui et l'embrassa. Danton affecta l'insouciance et la gaieté. «
Quand les hommes font des sottises, » dit-il en haussant les épaules à
Hérault de Séchelles, « il faut savoir en rire. » Puis, apercevant Thomas
Payne, le démocrate américain, il s'approcha de lui et lui dit avec tristesse
: « Ce que tu as fait pour ton pays, j'ai tenté de le faire pour le mien.
J'ai été moins heureux que toi, mais non plus coupable. » Il revint ensuite
vers un groupe de ses amis, qui se lamentaient sur leur sort, et s'adressant
à Camille Desmoulins, qui se frappait la tête contre les murs. « A quoi bon
ces larmes ? » lui dit-il. « Puisqu'on nous envoie à l'échafaud, marchons-y
gaiement. » On ne
laissa pas longtemps aux accusés la consolation de s'entretenir ensemble.
L'ordre arriva de les enfermer dans des cachots séparés. Celui de Danton
était voisin de ceux de Lacroix et de Camille Desmoulins. Constamment collé
aux barreaux de sa fenêtre, Danton ne cessait de parler à ses amis à haute
voix, pour être entendu des prisonniers qui habitaient les autres étages ou
qui se promenaient dans les cours. Son courage avait besoin de spectateurs.
Sa fenêtre était sa tribune. Il était en scène jusque dans le cachot. La
fièvre de son âme se révélait dans les pulsations de sa pensée et dans
l'agitation de ses discours. Homme de tumulte, il n'était pas de ces natures
qui recueillent leur force dans le silence et qui n'ont besoin que de leur
conscience pour témoin. Il lui fallait une infortune bruyante et la
popularité du malheur. Sa loquacité importunait la prison. VII. Le
bruit de l'arrestation de Danton et de ses complices se répandit, avec le
jour, dans Paris. Nul ne voulait croire à cet excès de témérité du comité de
salut public. Danton arrêté paraissait le sacrilège de la Révolution.
Cependant cette témérité même donnait le sentiment d'une force immense dans
ceux qui l'avaient montrée. On ne savait s'il fallait murmurer ou applaudir.
On se taisait en attendant l'explication. La
Convention se réunit lentement. De sourds chuchotements annonçaient que ses
membres se communiquaient à demi-voix les récits, les conjectures et les
impressions des événements de la nuit. Les pensées étaient scellées sur les
fronts. Mais chacun se demandait intérieurement s'il restait quelque sécurité
et quelque indépendance devant un pouvoir occulte qui osait faire disparaître
Danton ? Les membres du comité de salut public n'étaient pas encore à leurs
bancs. Comme des souverains qui font attendre, ils laissaient évaporer
l'impression avant de l'affronter. Legendre
paraît. C'était l'ami le plus courageux de Danton. Lui-même, Danton
subalterne, tantôt agitateur, tantôt modérateur du peuple, d'où il était
sorti, il se croyait le génie de son modèle parce qu'il avait sa turbulence,
il se croyait son courage parce qu'il avait son emportement. Au bruit de
l'arrestation de son ami, Legendre se sentit menacé. Il osa concevoir une
pensée généreuse, celle de citer la tyrannie à la barre de la Convention. Sa
figure bouleversée annonçait la lutte qui se passait dans son âme entre le
courage et la crainte, entre l'amitié qui le provoquait et la servilité qui
se taisait autour de lui. Legendre monta précipitamment les marches de la
tribune. « Citoyens,
» dit-il, « quatre membres de cette assemblée ont été arrêtés cette nuit.
Danton en est un. J'ignore le nom des autres. Qu'importe les noms s'ils sont
coupables : mais je viens demander qu'ils soient entendus, jugés, condamnés
ou absous par vous. Citoyens, je ne suis que le fruit du génie de la liberté
; je ne suis uniquement que son ouvrage, et je ne développerai qu'avec une
grande simplicité ma proposition. N'attendez de moi que l'explosion d'un
sentiment. Citoyens, je le déclare, je crois Danton aussi pur que moi, et
personne ici n'a jamais suspecté ma probité !... » A ces mots un murmure de
défaveur révèle la mauvaise renommée de Danton. Legendre commence à se
troubler. Le silence pourtant se rétablit à la voix du président. Legendre
reprend : « Je
n'apostropherai aucun membre du comité de salut public, mais j'ai le droit de
craindre que des haines personnelles n'arrachent à la liberté des hommes qui
lui ont rendu les plus grands et les plus utiles services. Il m'appartient de
dire cela de l'homme qui, en 1792, fit lever la France entière par les
mesures énergiques dont il se servit pour ébranler le peuple ; de l'homme qui
fit décréter la peine de mort contre quiconque ne donnerait pas ses armes ou
qui ne les tournerait pas contre l'ennemi. Non, je ne puis, je l'avoue, le
croire coupable ; et ici je veux rappeler le serment réciproque que nous
fîmes en 1790, serment qui engagea celui de nous deux qui verrait l'autre
faiblir ou survivre à son attachement à la cause du peuple, à le poignarder à
l'instant : serment dont j'aime à me souvenir aujourd'hui ! Je le répète, je
crois Danton aussi pur que moi. Il est dans les fers depuis cette nuit. On a
craint sans doute que sa voix ne confondît ses accusateurs. Je demande en
conséquence qu'avant que vous entendiez aucun rapport, les détenus soient
mandés et entendus par nous ! » VIII. Robespierre
était perdu au premier acte de sa tyrannie, s'il ne fut arrivé à la séance au
moment où Legendre parlait. La stupeur de l'Assemblée, se changeant en
indignation à la voix de Legendre, était prête à citer Danton comme un témoin
vivant de l'audace du comité. L'âme de Danton, retrempée dans le cachot et
dans la colère, pouvait avoir ces explosions qui emportent les tyrannies.
L'Assemblée n'eût pas résisté au spectacle de Danton captif, montrant ses
bras enchaînés à ses collègues, adjurant ses amis et écrasant ses
accusateurs. Robespierre sentit le danger avec l'instinct du moment que donne
l'habitude des assemblées populaires et la volonté de vaincre. Il s'élança à
la tribune en faisant résonner fortement ses pas sur les marches, comme un
homme qui assure sa base. «
Citoyens, » dit-il, « à ce trouble depuis longtemps inconnu qui règne dans
cette assemblée, aux agitations qu'ont produites les premières paroles de
celui qui a parlé avant le dernier préopinant, il est aisé de s'apercevoir en
effet qu'il s'agit ici d'un grand intérêt ; qu'il s'agit de savoir si
quelques hommes aujourd'hui doivent l'emporter sur la patrie. Quel est donc
ce changement qui paraît se manifester dans les principes des membres de
cette assemblée, de ceux surtout qui siègent dans un côté qui s'honore
d'avoir été l'asile des plus intrépides défenseurs de la liberté ? Pourquoi ?
parce qu'il s'agit aujourd'hui de savoir si l'intérêt de quelques hypocrites
ambitieux doit l'emporter sur l'intérêt du peuple français
(applaudissements). Eh quoi ! n'avons-nous donc fait tant de sacrifices
héroïques, au nombre desquels il faut compter ces actes d'une sévérité
douloureuse, n'avons-nous fait ces sacrifices que pour retourner sous le joug
de quelques intrigants qui prétendaient dominer ? Que m'importent à moi les
beaux discours, les éloges qu'on se donne à soi-même et à ses amis ? Une trop
longue et trop pénible expérience nous a appris le cas que nous devions faire
de semblables formules oratoires. On ne demande plus ce qu'un homme et ses
amis se vantent d'avoir fait dans telle époque, dans telle circonstance
particulière de la Révolution, on demande ce qu'ils ont fait dans tout le
cours de leur carrière politique (on applaudit). Legendre paraît ignorer les
noms de ceux qui sont arrêtés ; toute la Convention les sait. Son ami Lacroix
est du nombre de ces détenus. Pourquoi feint-il de l'ignorer ? parce qu'il
sait bien qu'on ne peut pas, sans impudeur, défendre Lacroix. Il a parlé de
Danton parce qu'il croit sans doute qu'à ce nom est attaché un privilège. Non,
nous n'en voulons point, de privilège ; non, nous n'en voulons point,
d'idoles (on applaudit à plusieurs reprises) ! Nous verrons dans ce jour si
la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps, ou
si, dans sa chute, elle écrasera la Convention et le peuple français. Ce
qu'on a dit de Danton ne pouvait-il pas s'appliquer à Brissot, à Péthion, à
Chabot, à Hébert même, et à tant d'autres qui ont rempli la France du bruit
fastueux de leur patriotisme trompeur ? Quel privilège aurait-il donc ? En
quoi Danton est-il supérieur à ses collègues ? à Chabot, à Fabre d'Églantine,
son ami et son confident, dont il a été l'ardent défenseur ? en quoi est-il
supérieur à ses concitoyens ? est-ce parce que quelques individus trompés et
d'autres qui ne l'étaient pas se sont groupés autour de lui pour marcher à sa
suite à la fortune et au pouvoir ? Plus il a trompé les patriotes qui avaient
eu confiance en lui, plus il doit éprouver la sévérité des amis de la
liberté. « Citoyens,
c'est ici le moment de dire la vérité. Je ne reconnais à tout ce qu'on a dit
que le présage sinistre de la ruine de la liberté et de la décadence des
principes. Quels sont en effet ces hommes qui sacrifient à des liaisons
personnelles, à la crainte peut-être, les intérêts de la patrie ? qui, au
moment où l'égalité triomphe, osent tenter de l'anéantir dans cette enceinte
? Qu'avez-vous fait que vous n'ayez fait librement, qui n'ait sauvé la
république, qui n'ait été approuvé par la France entière ? On veut nous faire
craindre que le peuple périsse victime des comités qui ont obtenu la
confiance publique, qui sont émanés de la Convention nationale et qu'on veut
en séparer ; car tous ceux qui défendent sa dignité sont voués à la calomnie.
On craint que les détenus ne soient opprimés ; on se défie donc de la justice
nationale, des hommes qui ont obtenu la confiance de la Convention nationale.
On se défie de la Convention qui leur a donné cette confiance, de l'opinion
publique qui l'a sanctionnée ! Je dis que quiconque tremble en ce moment est
coupable ; car jamais l'innocence ne redoute la surveillance publique (on applaudit). « Et
à moi aussi on a voulu inspirer des terreurs, on a voulu me faire croire
qu'en approchant de Danton le danger pourrait arriver jusqu'à moi. On me l'a
présenté comme un homme à qui je devais m'accoler comme un bouclier qui
pourrait me défendre, comme un rempart qui, une fois renversé, me laisserait
exposé aux traits de mes ennemis. On m'a écrit. Les amis de Danton m'ont fait
parvenir des lettres. Ils m'ont obsédé de leurs discours. Ils ont cru que le
souvenir d'une ancienne liaison, qu'une foi antique dans de fausses vertus me
déterminerait à ralentir mon zèle et ma passion pour la liberté. Eh bien ! je
déclare qu'aucun de ces motifs n'a effleuré mon âme de la plus légère
impression ; je déclare que s'il était vrai que les dangers de Danton dussent
devenir les miens, que s'ils avaient fait faire à l'aristocratie un pas de
plus pour m'atteindre, je ne regarderais pas cette circonstance comme une
calamité publique. Que m'importe le danger ! ma vie est à la patrie, mon cœur
est exempt de crainte, et si je mourais ce serait sans reproche et sans
ignominie (on applaudit à plusieurs reprises). Je n'ai vu dans les flatteries
qui m'ont été faites, dans les caresses de ceux qui environnaient Danton, que
des signes certains de la terreur qu'ils avaient conçue avant même qu'ils
fussent menacés. « Et
moi aussi j'ai été ami de Péthion ; dès qu'il s'est démasqué, je l'ai
abandonné. J'ai eu aussi des liaisons avec Roland ; il a trahi et je l'ai
dénoncé. Danton veut prendre leur place et il n'est plus, à mes yeux, qu'un
ennemi de la patrie (applaudissements). C'est ici sans doute qu'il nous faut
quelque courage et quelque grandeur d'âme. Les âmes vulgaires ou les hommes
coupables craignent toujours de voir tomber leur semblable, parce que,
n'ayant plus devant eux une barrière de coupables, ils restent plus exposés
au jour de la vérité. Mais s'il existe des âmes vulgaires, il en est
d'héroïques dans cette assemblée, puisqu'elle dirige les destinées de la
terre et qu'elle anéantit toutes les factions. « Le
nombre des coupables n'est pas si grand ! » IX. Ce
discours avait du moins la grandeur de la haine. Robespierre, s'il eut
affecté l'hypocrisie dont on l'accusait, pouvait s'effacer et se taire, et
laisser à un comité anonyme la responsabilité, l'odieux et le danger de
l'acte. Il se présenta seul pour couvrir le comité et pour lutter corps à
corps avec la puissante renommée de Danton. Son discours étouffa les murmures
et les velléités d'indépendance de la Montagne. On sentit la supériorité. On
feignit la conviction. Legendre, dont le courage fondait aux interpellations
et au coup d'œil menaçant de Robespierre, tremblait à chaque mot que la
conclusion de l'orateur ne fût un acte d'accusation contre lui-même. Il se
hâta de fléchir celui qu'il venait d'affronter. Il balbutia quelques phrases
entrecoupées par l'effroi, et conjura Robespierre de ne pas le croire capable
de sacrifier la liberté à un homme. Jamais le cœur ne faillit plus à l'ami et
la langue à l'orateur. Legendre s'écroula tout entier devant l'Assemblée. La
tentative des amis de Danton s'écroula avec Legendre. Saint-Just
parut alors à la tribune. Son assurance et son impassibilité extérieure
donnaient à l'arbitraire l'apparence de la justice intrépide. Saint-Just
prononça d'une voix grave et monotone, comme une réflexion parlée, le rapport
prémédité entre Robespierre et lui sur les conspirations qui assiégeaient la
république. Il y joignit la prétendue conspiration de Danton, en ayant soin
d'établir une corrélation entre tous les conspirateurs, afin que le royalisme
des émigrés, l'anarchisme d'Hébert, la vénalité de Chabot, la corruption de
Fabre, le modérantisme d'Hérault de Séchelles reflétassent tous sur Danton.
On voyait bien que l'accusateur lui-même ne croyait pas à l'accusation, que
Danton n'était dans sa pensée que la victime responsable de tous les maux de
la république, et qu'au fond le rapport de Saint-Just se bornait, pour toute
preuve, à dire à la Convention : Livrez-nous cet homme, car il est le grand
suspect de la liberté. «
Citoyens, » dit Saint-Just, « la Révolution est dans le peuple et non point
dans la renommée de quelques personnages. Il y a quelque chose de terrible
dans l'amour sacré de la patrie ; il est tellement exclusif qu'il immole
tout, sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, à l'intérêt public. Il
précipite Manlius ; il entraîne Régulus à Carthage, jette un Romain dans un
abîme et met Marat au Panthéon. « Vos
comités de salut public et de sûreté générale, pleins de ce sentiment, m'ont
chargé de vous demander justice, au nom de la patrie, contre des hommes qui
trahissent depuis longtemps la cause populaire. « Puisse
cet exemple être le dernier que vous donnerez de votre inflexibilité envers
vous-mêmes ! « Nous
avons passé par tous les orages qui accompagnent ordinairement les vastes
desseins. Une révolution est une entreprise héroïque dont les auteurs
marchent entre le supplice et l'immortalité. » Passant
ensuite en revue tous les partis depuis Mirabeau jusqu'à Chabot, Saint-Just
s'écria : « Danton, tu répondras à la justice inévitable, inflexible. Voyons
ta conduite passée, et montrons que, depuis le premier jour, complice de tous
les attentats, tu fus toujours contraire au parti de la liberté et que tu
conspirais avec Mirabeau et Dumouriez, avec Hébert, avec Hérault de Séchelles
! « Danton,
tu as servi la tyrannie ; tu fus, il est vrai, opposé à La Fayette : mais
Mirabeau, d'Orléans, Dumouriez lui furent opposés de même. Oserais-tu nier
d'avoir été vendu aux trois hommes les plus violents conspirateurs contre la
liberté ? Ce fut par la protection de Mirabeau que tu fus nommé
administrateur du département de Paris, dans le temps où l'Assemblée
électorale était décidément royaliste. Tous les amis de Mirabeau se vantaient
hautement qu'ils t'avaient fermé la bouche. Aussi, tant qu'a vécu ce
personnage affreux, tu es resté muet. « Dans
les premiers éclairs de la Révolution, tu montras à la cour un front menaçant
; tu parlais contre elle avec véhémence. Mirabeau, qui méditait un changement
de dynastie, sentit le prix de ton audace. Il te saisit. Tu t'écartas dès
lors des principes sévères, et l'on n'entendit plus parler de toi jusqu'au
massacre du Champ-de-Mars. Alors tu appuyas aux Jacobins la motion de Laclos,
qui fut un prétexte funeste et payé par la cour pour déployer le drapeau
rouge et essayer la tyrannie. Les patriotes, qui n'étaient pas initiés dans
ce complot, avaient combattu inutilement ton opinion sanguinaire. Tu
contribuas à rédiger avec Brissot la pétition du Champ-de-Mars, et vous
échappâtes à la fureur de La Fayette, qui fit massacrer deux mille patriotes.
Brissot erra depuis paisiblement dans Paris, et toi tu fus couler d'heureux
jours à Arcis-sur-Aube ; si toutefois celui qui a conspiré contre sa patrie
pouvait être heureux ! « Le
calme de ta retraite à Arcis-sur-Aube se conçoit-il ? toi, l'un des auteurs
de la pétition ! Tandis que ceux qui l'avaient signée avaient été les uns
chargés de fers, les autres massacrés, Brissot et toi étiez-vous donc des
objets de reconnaissance pour la tyrannie, puisque vous n'étiez point pour
elle des objets de haine et de terreur ? « Que
dirai-je de ton lâche et constant abandon de la cause publique au milieu des
crises, où tu prenais toujours le parti de la retraite ? « Mirabeau
mort, tu conspiras avec les Lameth et tu les soutins. Tu restas neutre
pendant l'Assemblée législative, et tu t'es tu dans la lutte pénible des
Jacobins avec Brissot et la faction de la Gironde. Tu appuyas d'abord leur
opinion sur la guerre. Pressé ensuite par les reproches des meilleurs
citoyens, tu déclaras que tu observais les deux partis et tu te renfermas
dans le silence. « Danton,
tu eus, après le 10 août, une conférence avec Dumouriez où vous vous jurâtes
une amitié à toute épreuve et où vous unîtes votre fortune. « C'est
toi qui, au retour de la Belgique, osas parler des vices et des crimes de
Dumouriez avec la même admiration qu'on eût parlé des vertus de Caton. « Quelle
conduite tins-tu dans le comité de défense générale ? Tu y recevais les
complices de Guadet et de Brissot. Tu disais à Brissot : — Vous avez de
l'esprit, mais vous avez des prétentions. — Voilà ton indignation contre les
ennemis de la patrie. « Dans
le même temps, tu te déclarais pour des principes modérés, et tes formes
robustes semblaient déguiser la faiblesse de tes conseils. Tu disais que des
maximes sévères feraient trop d'ennemis à la république. Conciliateur banal,
tous tes exordes à la tribune commençaient comme le tonnerre, et tu finissais
par faire transiger la vérité et le mensonge. « Tu
t'accommodais de tout. Brissot et ses complices sortaient toujours contents
d'avec toi. A la tribune, quand ton silence était accusé, tu leur donnais des
avis salutaires pour qu'ils dissimulassent davantage. Tu les menaçais sans
indignation, mais avec une bonté paternelle ; et tu leur donnais plutôt des
conseils pour corrompre la liberté, pour se sauver, pour mieux nous tromper,
que tu n'en donnais au parti républicain pour les perdre. — La haine,
disais-tu, est insupportable à mon cœur. « —
Mais n'es-tu pas criminel et responsable de n'avoir point haï les ennemis de
la patrie ? « Tu
vis avec horreur la révolution du 31 mai. « Mauvais
citoyen, tu as conspiré ; faux ami, tu disais, il y a deux jours, du mal de
Camille Desmoulins, instrument que tu as perdu, et tu lui prêtais des vices
honteux. Méchant homme, tu as comparé l'opinion publique à une femme de
mauvaise vie ; tu as dit que l'honneur était ridicule, que la gloire et la
postérité étaient une sottise. Ces maximes devaient te concilier
l'aristocratie. Elles étaient celles de Catilina. Si Fabre est innocent, si
d'Orléans, si Dumouriez furent innocents, tu l'es sans doute. J'en ai trop
dit. Tu répondras à la justice. » Passant
de Danton à ses complices, Saint-Just les signala en masse à la sévérité de
la Convention : « Je
suis convaincu, » dit-il, « que cette faction des indulgents est liée à
toutes les autres ; qu'elle fut hypocrite dans tous les temps. Elle a tout
fait pour détruire la république en amollissant toutes les idées de liberté. « Camille
Desmoulins, qui fut d'abord dupe et finit par être complice, fut, comme
Philippeaux, un instrument de Fabre et de Danton. Celui-ci raconta, comme une
preuve de la bonhomie de Fabre, que, se trouvant chez Desmoulins au moment où
il lisait à quelqu'un l'écrit dans lequel il demandait un comité de clémence
pour l'aristocratie et appelait la Convention la cour de Tibère, Fabre se mit
à pleurer. Le crocodile pleure aussi !... « Toutes
les réputations qui se sont écroulées étaient des réputations usurpées. Ceux
qui nous reprochent notre sévérité aimeraient mieux que nous fussions
injustes. Peu importe que le temps ait conduit des vanités diverses à
l'échafaud, au cimetière, au néant ; pourvu que la liberté reste, On
apprendra à devenir modeste, on s'élancera vers la solide gloire et le solide
bien qui est la probité obscure. « Les
jours du crime sont passés. Malheur à ceux qui soutiendraient sa cause ! Que
tout ce qui fut criminel périsse ! On ne fait point des républiques avec des
ménagements, mais avec la rigueur farouche, la rigueur inflexible envers tous
ceux qui ont trahi. Que les complices se dénoncent en se rangeant du parti
des forfaits. Ce que nous avons dit ne sera jamais perdu sur la terre. On
peut arracher à la vie les hommes qui, comme nous, ont tout osé pour la
vérité, on ne peut point leur arracher leurs cœurs, ni le tombeau hospitalier
sous lequel ils se dérobent à l'esclavage et à la honte de voir triompher les
méchants. « Voici
le projet de décret : « La
Convention nationale, après avoir entendu le rapport de sûreté générale et de
salut public, décrète d'accusation Camille Desmoulins, Hérault, Danton,
Philippeaux, Lacroix, prévenus de complicité avec d'Orléans et Dumouriez,
avec Fabre d'Églantine et les ennemis de la république ; d'avoir trempé dans
la conspiration tendant à rétablir la monarchie, à détruire la représentation
nationale et le gouvernement républicain. En conséquence, elle ordonne leur
mise en jugement avec Fabre d'Églantine. » X. Pas une
voix ne s'éleva contre ces conclusions. Le vote fut aussi unanime que
l'effroi. La renommée, la liberté, la vie et la mort des représentants furent
livrées d'acclamation au comité de salut public. Fouquier-Tinville
fut appelé au comité et chargé de traduire promptement les Dantonistes au
tribunal révolutionnaire. Souple et tranchant comme la lame dans la main,
Fouquier n'eut qu'à rédiger en acte d'accusation le rapport de Saint-Just. Danton
cependant se calmait dans sa prison et feignait le désintéressement de son
propre sort. Il plaisantait à travers les grilles avec les autres
prisonniers. Il faisait, en termes grotesques, le portrait des membres du
comité. « La république les écrasera, » disait-il. « Si je pouvais
laisser mes jambes au paralytique Couthon et ma virilité à l'impuissant
Robespierre, cela pourrait encore marcher quelque temps. Quant à moi,
ajoutait-il, je ne regrette pas le pouvoir ; car, dans les révolutions, la
victoire reste aux plus scélérats. » On
voyait à ces paroles que les révolutions n'avaient jamais été pour lui que
des luttes d'ambition et non des triomphes d'idées. D'autres
fois il faisait des retours philosophiques sur les agitations de sa vie et
sur l'inanité de l'ambition : « Il vaudrait mieux, » disait-il, « être un
pauvre pêcheur que de gouverner les hommes ! » Revenant avec complaisance sur
les jours heureux de sa dernière retraite à Arcis-sur-Aube, il parlait des
spectacles et des loisirs des champs, de la sérénité que le contact de la
nature répand dans le cœur de l'homme, de la félicité domestique, de l'amour
brûlant dans son cœur pour une femme qui lui faisait oublier jusqu'à la
patrie ! Il s'attendrissait sur la captivité de tant de mères, d'épouses,
d'innocentes jeunes filles enfermées au Luxembourg. Il feignait d'avoir
ignoré cet abus et cet excès de l'ombrageux pouvoir de la Convention. « Quoi
! » dit une de ces prisonnières à Lacroix qui se promenait avec Danton, «
vous ne saviez pas que des milliers de détenues peuplaient les prisons ? Vous
n'avez jamais rencontré ces charretées de condamnées allant au supplice ? —
Non, » dit Lacroix, « je ne me suis jamais rencontré sur leur chemin ; je
n'ai jamais vu couler ce sang ; il m'eût fait horreur. Danton et moi nous
voulions une république sans ilotes. » XI. Ainsi
se passèrent les jours qui précédèrent le procès. Danton était respecté. On
plaignait Lacroix, Bazire, Camille Desmoulins. Hérault de Séchelles avait la
sérénité d'un juste qui a pesé sa vie et sa mort et qui se glorifie du
martyre pour la liberté. Jeune, riche, éloquent, aristocrate de naissance, un
des plus beaux parmi les hommes de son temps, Hérault de Séchelles laissait
cependant après lui un amour qui devait ajouter au déchirement de son âme.
Pendant sa mission en Savoie, il s'était attaché à une jeune femme d'une
grande naissance et d'une rare beauté. Elle avait été pour Hérault de
Séchelles à Chambéry ce que Théresa Cabarus était pour Tallien à Bordeaux.
Elle languissait et pleurait maintenant aux portes de la prison, sans pouvoir
fléchir Robespierre. Fabre
d'Églantine, consolé quelquefois par les visites de sa femme, était consumé
par la maladie. Chabot,
seul, abandonné de tous, couvert de ridicule et de mépris par les autres
détenus, ne pouvait supporter ce supplice d'infamie. Il n'avait pas même la
gloire qu'il avait tant ambitionnée dans la mort. Il mourait sous les huées.
Il se procura du poison. Il le but. Il ne put supporter les douleurs de
l'agonie. Il appela par ses gémissements les gardiens dans son cachot. On le
rappela à la vie pour le conserver au supplice. XII. Camille
Desmoulins inspirait le sentiment de compassion qu'on éprouve pour la
faiblesse. Léger et capricieux même dans ses colères, le sourire avait été
toujours près de l'imprécation sur ses lèvres. Les haines qu'il avait
inspirées étaient légères comme lui. Elles ne résistaient pas à ses larmes.
Il ne cessait d'en répandre en invoquant tout haut le nom de sa femme, la
belle Lucile. Cette jeune femme désespérée, privée en cinq jours de son père
et de son mari, rôdait sans cesse autour du Luxembourg, pour apercevoir
Camille ou pour être aperçue de loin par lui. Les gestes étaient leur seul
moyen d'entretien à travers l'espace. Leur séparation avait été aussi
déchirante qu'imprévue. Lucile
était fille de madame Duplessis, une des plus belles personnes de son temps,
et de M. Duplessis, ancien commis des finances, zélé patriote. Un long
attachement, une pénible attente de plusieurs années avaient précédé l'union
des jeunes époux. Ce jardin du Luxembourg, où pleuraient maintenant les deux
amants, avait été précisément le site de leur première rencontre, de leurs
entrevues et de leurs amours. Brissot, Danton et Robespierre, familiers alors
de la maison Duplessis, avaient signé comme témoins et comme amis le contrat
de mariage. De ces hommes séparés maintenant par les factions et par
l'échafaud, l'un était l'occasion, l'autre l'instrument des malheurs et du
veuvage prochain de la jeune épouse. La nuit
du 30 au 31 mars, au moment où il reposait dans les bras de sa femme, le
bruit d'une crosse de fusil, résonnant sur le seuil de sa porte, éveille en
sursaut Camille Desmoulins, « On vient m'arrêter ! » s'écrie-t-il. Il échappe
aux embrassements de sa femme et va ouvrir aux soldats. On lui présente
l'ordre ; il le lit, le froisse avec colère dans ses doigts : « Voilà donc la
récompense de la première voix de la Révolution ! » s'écrie-t-il. Il presse
sa femme une dernière fois sur son cœur, il embrasse son enfant endormi dans
son berceau, et suit ses gardes au Luxembourg. Il ne savait rien encore ni de
son crime ni de ses complices. Jeté au milieu de la nuit dans un cachot, il
entend, à travers les fentes du mur, la voix connue d'un homme qui poussait de
douloureux gémissements. « Est-ce toi, Fabre ? » lui crie-t-il. — « Oui, »
lui répond le malade ; « mais est-ce bien toi, Camille ? Toi ici ! Toi, l'ami
de Danton et de Robespierre ! La contre-révolution est-elle donc accomplie ?
» Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins s'entretinrent jusqu'au jour sans
pouvoir deviner l'énigme de leur situation. L'âme molle du pamphlétaire
n'était pas de trempe à supporter, sans se briser, les secousses tragiques
des révolutions. Au lieu de se roidir il s'attendrissait. Il laissait trop
d'amour et trop de félicité derrière lui pour ne pas rejeter ses regards vers
la vie. Sa femme ne pouvait croire à une séparation éternelle. « Hélas ! »
s'écriait-elle devant ceux qui voulaient la consoler, « je pleure comme une
femme parce qu'il souffre, parce qu'ils le laissent manquer de tout, parce
qu'il ne nous voit pas ; mais j'aurai le courage d'un homme, je le sauverai.
Pourquoi m'ont-ils laissée libre, moi ? Croient-ils que je n'oserai élever la
voix ? Ont-ils compté sur mon silence ? J'irai aux Jacobins, j'irai chez
Robespierre. Il fut notre hôte, notre ami, le confident de nos sentiments
républicains. Sa main a uni nos deux mains ! Il nous servit de père, il ne
peut être notre assassin ! » Quand
elle apprit que Danton était emprisonné avec son mari, elle courut, tout en
pleurs, chez madame Danton. Madame Danton, âgée alors de dix-sept ans,
portait dans son sein un premier fruit de son mariage qu'elle mit au jour un
mois après la mort de son mari. Lucile Desmoulins se précipita dans les bras
de sa jeune amie et la conjura de venir avec elle chez Robespierre, pour se
jeter ensemble à ses pieds et lui arracher la vie de leurs époux. Madame
Danton confondit ses larmes avec celles de Lucile, mais elle se refusa à
toute démarche qui pourrait avilir en elle le nom qu'elle portait. « Je
suivrai Danton à l'échafaud, » dit-elle, « mais je n'humilierai pas sa
mémoire devant son ennemi. S'il devait la vie au pardon de Robespierre, il ne
me pardonnerait ni dans ce monde ni dans l'autre. Il m'a légué en partant son
honneur, je dois le lui rapporter intact. » Lucile, désespérée, courut seule
à la porte du comité de salut public. Elle fut repoussée. Trouvant
Robespierre inaccessible, elle lui écrivit. Voici sa lettre : «
Est-ce bien toi qui nous accuses de projets de trahison envers la patrie, toi
qui as déjà tant profité des efforts que nous avons faits uniquement pour
elle ? Camille a vu naître ton orgueil, il a pressenti la marche que tu
voulais suivre ; mais il s'est rappelé votre ancienne amitié, et il a reculé
devant l'idée d'accuser un ami, un compagnon de ses travaux. Cette main qui a
pressé la tienne a quitté la plume avant le temps, lorsqu'elle ne pouvait
plus la tenir pour tracer ton éloge, et toi tu l'envoies à la mort ! Tu as
donc compris son silence ? Il doit t'en remercier. « Mais,
Robespierre, pourras-tu bien accomplir les funestes projets que t'ont
inspirés sans doute les âmes viles qui t'entourent ? As-tu oublié ces
liaisons que Camille ne se rappelle jamais sans attendrissement, toi qui fis
des vœux pour notre union, qui joignis nos mains dans les tiennes, toi qui as
souris à mon fils et que ses mains enfantines ont caressé tant de fois ?
Pourras-tu donc rejeter ma prière, mépriser mes larmes, fouler aux pieds la
justice ? Car, tu le sais toi-même, nous ne méritons pas le sort qu'on nous
prépare, et tu peux le changer. S'il nous frappe, c'est que tu l'auras
ordonné. Mais quel est donc le crime de mon Camille ? « Je
n'ai pas sa plume pour le défendre. Mais la voix des bons citoyens et ton
cœur, s'il est sensible, seront pour moi. Crois-tu que l'on prendra confiance
en toi en te voyant immoler tes amis ? Crois-tu que l'on bénira celui qui ne
se soucie ni des larmes de la veuve ni de la mort de l'orphelin ? Si j'étais
la femme de Saint-Just, je lui dirais : La cause de Camille est la tienne,
celle de tous les amis de Robespierre. Le pauvre Camille, dans la simplicité
de son cœur, qu'il était loin de se douter du sort qui l'attend aujourd'hui !
Il croyait travailler à ta gloire en te signalant ce qui manque encore à
notre république. On l'a sans doute calomnié près de toi, Robespierre ; car
tu ne saurais le croire coupable. Songe qu'il ne t'a jamais demandé la mort
de personne ! qu'il n'a jamais voulu nuire par ta puissance, et que tu étais
son plus ancien, son meilleur ami ! Et tu vas nous tuer tous deux ! Car le
frapper, lui, c'est me tuer, moi !... » Elle
n'acheva pas. La lettre confiée à sa mère ne parvint pas à Robespierre. XIII. Camille
Desmoulins avait obtenu de son côté, de la complaisance d'un visiteur des
prisons, les moyens rares et secrets de communiquer avec sa femme. Il
écrivit cette lettre entre deux interrogatoires : « Ma
destinée ramène dans ma prison mes yeux dans ce jardin où je passai huit
années de ma vie à te voir ; un coin de vue sur le Luxembourg me rappelle une
foule de souvenirs de nos amours. Je suis au secret, mais jamais je n'ai été,
par la pensée, par l'imagination, presque par le toucher, plus près de toi,
de ta mère, de mon petit Horace. Je ne t'écris ce premier billet que pour te
demander des choses de première nécessité ; mais je vais passer tout le temps
de ma prison à t'écrire, car je n'ai pas besoin de prendre ma plume pour
autre chose et pour ma défense. Ma justification est tout entière dans mes
huit volumes républicains. C'est un bon oreiller sur lequel ma conscience
s'endort dans l'attente du tribunal et de la postérité. Je me jette à tes
genoux, j'étends les bras pour t'embrasser, je ne trouve plus... (ici on
remarque la trace d'une larme). Envoie-moi le verre où il y a un C. et un D,
nos deux noms ; un livre que j'ai acheté il y a quelques jours, et dans
lequel il y a des pages en blanc mises exprès pour recevoir des notes. Ce
livre roule sur l'immortalité de l'âme. J'ai besoin de me persuader qu'il y a
un Dieu plus juste que les hommes, et que je ne puis manquer de te revoir. Ne
t'affecte pas trop de mes idées, ma chère amie. Je ne désespère pas encore
des hommes. Oui, ma bien-aimée, nous pourrons nous revoir encore dans le
jardin du Luxembourg. Mais envoie-moi ce livre. Adieu, Lucile ! adieu Horace
(c'était son fils) ! Je ne puis pas vous embrasser, mais aux larmes que je
verse il me semble vous tenir encore contre mon sein... (Ici se trouve la
trace d'une seconde larme.) « Ton CAMILLE. » Une
heure après, le prisonnier reprenait la plume : « Le
ciel a eu pitié de mon innocence, » écrivait-il à sa femme ; « il m'a envoyé
dans le sommeil un songe où je vous ai vus tous. Envoie-moi de tes cheveux et
ton portrait, oh ! je t'en prie ; car je pense uniquement à toi et jamais à
l'affaire qui m'a amené ici et que je ne puis deviner. » Cependant
le comité, vainqueur à la Convention par la voix de Robespierre et de
Saint-Just, s'étonnait de la popularité inquiétante qui suivait Danton dans
les fers. Il voulait surprendre le peuple par la grandeur de la victime et
par la promptitude du coup. On transporta la nuit les accusés à la
Conciergerie. Danton, en entrant sous ce portique de l'échafaud, sentit
s'abattre son ostentation d'insouciance. Son visage devint sombre comme le
séjour. Par un hasard ou par une dérision, on assigna aux Dantonistes pour
cachot le cachot des Girondins. C'était à la fois une vengeance et une
prophétie. Danton y reconnut le doigt d'une justice divine que ses malheurs
commençaient à lui dévoiler. « C'est à pareil jour, » s'écria-t-il en y
entrant, « que j'ai fait instituer le tribunal révolutionnaire ; j'en demande
pardon à Dieu et aux hommes. Mon but était de prévenir un nouveau septembre
et non de déchaîner ce fléau sur l'humanité. » XIV. Le
procès s'ouvrit. Tous les jurés, choisis par Fouquier-Tinville et présidés
par Hermann, étaient des visages connus des accusés. Fouquier-Tinville lui-même,
parent de Camille Desmoulins, devait au crédit de ce jeune patron son emploi
d'accusateur public. Mais l'œil du comité planait sur tous ces hommes et
plongeait dans toutes ces consciences. On n'attendait pas d'eux la justice,
mais la mort. Cependant
le peuple, qui adorait encore Danton, assiégeait le Palais-de-Justice. La
foule débordait jusque sur les quais environnants pour assister au triomphe
du grand patriote. Danton parut avec une dignité un peu théâtrale devant les
juges. Le président lui ayant demandé son nom, son âge, sa demeure : « Je
suis Danton, » répondit-il, « assez connu dans la Révolution. J'ai
trente-cinq ans. Ma demeure sera bientôt le néant, et mon nom vivra dans le
panthéon de l'histoire. « —
Et moi, » dit Camille Desmoulins, « j'ai trente-trois ans, l'âge fatal aux
révolutionnaires, l'âge du sans-culotte Jésus quand il mourut. » Fouquier
ayant fait asseoir sur les mêmes bancs Chabot, Fabre d'Églantine et les
intrigants leurs complices, Danton et ses amis se levèrent et s'écartèrent,
indignés qu'on les confondit dans un même procès avec des hommes notés
d'infamie. On commença par ceux-ci. Fabre d'Églantine se défendit avec
l'habileté d'un homme consommé dans l'art de colorer la parole. Le témoignage
de Cambon, probité antique, ne laissa aucun doute sur le fait qu'on imputait
à ces accusés d'avoir dénaturé et falsifié un décret de finances. Le jeune et
infortuné Bazire n'avait d'autre tort que son amitié pour Chabot, et le
silence qu'il avait gardé pour ne pas perdre son ami. Confident involontaire,
Bazire mourut pour n'avoir pas consenti à se faire délateur. XV. Hérault
de Séchelles fut interrogé avant Danton. Il répondit en homme qui méprise la
vie autant que l'accusation, et qui accepte le jugement de l'avenir. Hermann
appela ensuite Danton. Il lui reprocha ses liaisons avec Dumouriez et ses
complicités occultes pour rétablir la royauté en corrompant l'armée et en
l'entraînant, contre Paris. Danton se levant avec une indignation feinte : «
Les lâches qui me calomnient, » répondit-il en donnant à sa voix un éclat qui
la portait en intention jusqu'au comité de salut public, « oseraient-ils
m'attaquer en face ? Qu'ils se montrent et bientôt je les couvrirai eux-mêmes
de l'ignominie qui les caractérise ! Au reste, » poursuivit-il avec un
désordre et une précipitation de paroles qui attestaient le bouillonnement de
ses idées, « je l'ai dit, je le répète : mon domicile est bientôt dans le
néant et mon nom au Panthéon. Ma tête est la ; elle répond de tout... la vie
m'est à charge, il me tarde d'en être délivré !... Les hommes de ma trempe
sont impayables... C'est sur leur front qu'est imprimé en caractères
ineffaçables le sceau de la liberté, le génie républicain... et c'est moi
qu'on accuse d'avoir rampé au pied des cours ! d'avoir conspiré avec
Mirabeau, avec Dumouriez ! Saint-Just ! tu répondras des calomnies lancées contre
le meilleur ami du peuple. En lisant cette liste d'horreurs, je sens toute
mon existence frémir ! » Ces phrases évidemment préparées et retrouvées en
lambeaux décousus dans une mémoire et dans une conscience troublées
révélaient plus d'orgueil que d'innocence. Le président fit observer à
l'accusé que Marat, accusé comme lui, s'était défendu autrement, et avait
réfuté par des preuves froidement discutées l'accusation. — « Eh
bien ! » reprit Danton, « je vais donc descendre à ma justification, » puis,
échappant aussitôt par de nouvelles explosions à sa défense raisonnée : «
Moi, » s'écria-t-il, « vendu à Mirabeau, à d'Orléans, à Dumouriez !... mais
tout le monde sait que j'ai combattu Mirabeau, que j'ai défendu Marat ! Ne me
suis-je pas montré lorsqu'on voulait nous soustraire le tyran en l'enlevant
pour le mener à Saint-Cloud ? N'ai-je point fait afficher aux Cordeliers la
nécessité de s'engager ?... J'ai toute la plénitude de ma tête lorsque je
provoque mes accusateurs, lorsque je demande à me mesurer avec eux ! Qu'on me
les produise, et je les replonge dans le néant d'où ils n'auraient jamais dû
sortir ! Vils imposteurs, paraissez et je vais vous arracher le masque qui
vous dérobe à la vindicte publique !... » Le président le rappela encore à la
décence et à la modestie de l'accusé. — « Un accusé comme moi, » répliqua
Danton, « qui connaît les mots et les choses, répond devant le jury, mais ne
lui parle pas. On m'accuse de m'être retiré à Arcis-sur-Aube. Je réponds que
j'ai déclaré à cette époque que le peuple français serait victorieux ou que
je ne serais plus ! Il me faut, ai-je ajouté, des lauriers ou la mort ! Où
sont donc les hommes de qui Danton a emprunté de l'énergie ? Depuis deux
jours le tribunal connaît Danton. Demain j'espère m'endormir dans le sein de
la gloire !... Péthion, » reprit-il aussitôt, comme un homme qui s'égare et
qui revient sur ses pas, « Péthion sortant de la commune vint aux Cordeliers.
Il nous dit que le tocsin devait sonner à minuit, et que le lendemain devait
être le tombeau de la tyrannie. On m'a déposé, quand j'étais ministre,
cinquante millions, je l'avoue. J'offre d'en rendre un fidèle compte. C'était
pour donner de l'impulsion à la Révolution. Il est vrai que Dumouriez a
essayé de me ranger de son parti, qu'il chercha à flatter mon ambition en me
proposant le ministère, mais je lui déclarai ne vouloir occuper de pareille
place qu'au bruit du canon. On me parle aussi de Westermann, mais je n'ai
jamais eu rien de commun avec lui. Je sais qu'à la journée du 10 août
Westermann sortit des Tuileries tout couvert du sang des royalistes, et moi
je disais qu'avec dix-sept mille hommes disposés comme j'en aurais donné le
plan on aurait pu sauver la patrie... » Les
paroles de Danton se pressaient si confusément sur ses lèvres, qu'elles
paraissaient l'étouffer sous la masse et sous l'incohérence de ses idées. La
véritable éloquence d'un accusé : le sang-froid de la vérité et l'accent de
la conscience lui manquaient. Il cherchait à y suppléer par le mouvement et
par le bruit ; il s'élevait jusqu'à la fièvre, jamais jusqu'à la véritable
indignation. Les mouvements convulsifs de son visage, sa parole saccadée, son
geste théâtral, l'écume qui tachait ses lèvres, le souffle qui manquait à sa
respiration, attestaient l'impuissance où il était de parler plus longtemps.
Les juges épouvantés ou attendris lui témoignèrent quelque intérêt, et lui
dirent qu'il avait besoin de repos. Il se tut. On
passa à Camille Desmoulins, accusé d'avoir persiflé la justice du peuple en
la comparant aux crimes des tyrans. « Je n'ai pu, » dit-il, « me défendre
qu'avec une arme bien affilée contre mes ennemis, et j'ai prouvé plus d'une
fois le dévouement de toute ma vie à la Révolution. » Lacroix
interrogé sur sa mission en Belgique et sur la disparition d'une voiture qui
contenait 400,000 francs d'objets précieux : « Nous avions, » dit-il, «
Danton et moi, acheté du linge pour l'usage des représentants du peuple. Nous
avions une voiture d'argenterie qui a été pillée dans un village. » Il
revendiqua la part principale dans la journée du 31 mai. Philippeaux
démontra son innocence avec la force et la dignité d'un homme pur. « Il vous
est permis de me faire périr, » dit-il, « mais je vous défends de m'outrager.
» Westermann répondit en soldat qui ne dispute pas sa vie, mais qui préserve
son honneur. XVI. Le
lendemain, les débats furent repris. Camille Desmoulins avait écrit dans la
nuit à sa femme une dernière lettre. C'était le testament de son cœur, qui se
donnait à l'amour avant de s'éteindre sous la main du bourreau. Voici ce
testament : « Duodi, germinal, cinq heures du matin. « Le
sommeil bienfaisant a suspendu mes maux. On est libre quand on dort. On n'a
point le sentiment de sa captivité. Le ciel a eu pitié de moi. Il n'y a qu'un
moment, je te voyais en songe, je vous embrassais tour à tour, ta mère,
Horace, tous !... Je me suis retrouvé dans mon cachot. Il faisait un peu de
jour. Ne pouvant plus te voir et entendre tes réponses, car toi et ta mère
vous me parliez, je me suis levé au moins pour te parler et t'écrire. Mais
ouvrant mes fenêtres, la pensée de ma solitude, les affreux barreaux, les
verrous qui me séparent de toi ont vaincu toute ma fermeté d'âme. J'ai fondu
en larmes ou plutôt j'ai sangloté en criant dans mon tombeau : Lucile !
Lucile ! ô ma chère Lucile ! où es-tu ? » (Ici on remarque la trace d'une
larme.) « Hier
au soir, j'ai eu un pareil moment, et mon cœur s'est également fendu quand
j'ai aperçu dans le jardin ta mère. Un mouvement machinal m'a jeté à genoux
contre les barreaux ; j'ai joint les mains comme implorant sa pitié, elle qui
gémit, j'en suis sûr, dans ton sein. J'ai vu hier sa douleur à son mouchoir
et à son voile qu'elle a baissé, ne pouvant tenir à ce spectacle. Quand vous
viendrez, qu'elle s'asseye un peu plus près avec toi afin que je vous voie
mieux. Il n'y a pas de danger, à ce qu'il me semble. Mais surtout, je t'en
conjure, par nos amours éternelles, envoie-moi ton portrait ; que ton peintre
ait compassion de moi qui ne souffre que pour avoir eu trop compassion des
autres ; qu'il te donne deux séances par jour. Dans l'horreur de ma prison,
ce sera pour moi une fête, un jour d'ivresse et de ravissement que celui où je
recevrai ce portrait. En attendant, envoie-moi de tes cheveux, que je les
mette contre mon cœur. Ma chère Lucile ! me voilà revenu au temps de mes
premières amours, où quelqu'un m'intéressait par cela seul qu'il sortait de
chez toi. Hier, quand le citoyen qui t'a porté ma lettre fut revenu : — Eh
bien ! vous l'avez vue ? lui dis-je, et je me surprenais à le regarder comme
s'il fût resté sur ses habits, sur toute sa personne, quelque chose de ta
présence, quelque chose de toi. C'est une âme charitable puisqu'il t'a remis
ma lettre sans retard. Je le verrai, à ce qu'il paraît, deux fois par jour,
le matin et le soir. Ce messager de mes douleurs me devient aussi cher que
l'aurait été autrefois le messager de mes plaisirs. « J'ai
découvert une fente dans mon appartement ; j'ai appliqué mon oreille, j'ai
entendu gémir ; j'ai hasardé quelques paroles, j'ai entendu la voix d'un
malade qui souffrait. Il m'a demandé mon nom, je le lui ai dit : — 0 mon Dieu
! s'est-il écrié à ce nom en retombant sur le lit, d'où il s'était levé ; et
j'ai reconnu distinctement la voix de Fabre d'Églantine. — Oui, je suis
Fabre, m'a-t-il dit, mais toi ici ! La contre-révolution est donc faite ? « Nous
n'osons cependant nous parler, de peur que la haine ne nous envie cette
faible consolation, et que, si on venait à nous entendre, nous ne fussions
séparés et resserrés plus étroitement ; car il a une chambre à feu, et la
mienne serait assez belle si un cachot pouvait l'être. Mais tu n'imagines pas
ce que c'est que d'être au secret sans savoir pour quelle raison, sans avoir
été interrogé, sans recevoir un seul journal ! C'est vivre et être mort tout
ensemble ; c'est n'exister que pour sentir qu'on est dans un cercueil ! Et
c'est Robespierre qui a signé l'ordre de mon emprisonnement ! Et c'est la
république, après tout ce que j'ai fait pour elle ! C'est là le prix que je
reçois de tant de vertus et de sacrifices ! Moi qui me suis dévoué depuis
cinq ans à tant de haines et de périls pour la république, moi qui ai
conservé ma pauvreté au milieu de la Révolution, moi qui n'ai de pardon à
demander qu'à toi seule au monde, et à qui tu l'as accordé parce que tu sais
que mon cœur, malgré ses faiblesses, n'est pas indigne de toi ; c'est moi que
des hommes qui se disaient mes amis, qui se disent républicains, jettent dans
un cachot, au secret, comme si j'étais un conspirateur ! Socrate but la
ciguë, mais au moins il voyait dans sa prison ses amis et sa femme. « Combien
il est plus dur d'être séparé de toi ! Le plus grand criminel serait trop
puni s'il était arraché à une Lucile autrement que par la mort, qui ne fait
sentir au moins qu'un moment la douleur d'une telle séparation. On m'appelle « Dans
ce moment, les commissaires du tribunal révolutionnaire viennent
m'interroger. Il ne me fut fait que cette question : si j'avais conspiré
contre la république. Quelle dérision ! Et peut-on insulter ainsi au
républicanisme le plus pur ! Je vois le sort qui m'attend. Adieu, Lucile, dis
adieu à mon père. Mes derniers moments ne te déshonoreront point. Je meurs à
trente-quatre ans. Je vois bien que la puissance enivre presque tous les
hommes, que tous disent comme Denys de Syracuse : La tyrannie est une belle
épitaphe ! Mais console-toi, l'épitaphe de ton pauvre Camille est plus
glorieuse : c'est celle des Brutus et des Caton les tyrannicides. Ô ma chère
Lucile ! j'étais né pour faire des vers, pour défendre les malheureux, pour
te rendre heureuse et pour composer avec ta mère, mon père et quelques
personnes selon notre cœur, un Otaïti. J'avais rêvé une république que tout
le monde eût adorée. Je n'ai pu croire que les hommes fussent si féroces et
si injustes. Je ne me dissimule point que je meurs victime de mon amitié pour
Danton. Je remercie mes assassins de me faire mourir avec lui et Philippeaux.
Pardon, ma chère amie, ma véritable vie, que j'ai perdue du moment qu'on nous
a séparés ; je m'occupe de ma mémoire ; je devrais bien plutôt m'occuper de
te la faire oublier, ma Lucile ! Je t'en conjure, ne m'appelle point par tes
cris ; ils me déchireraient au fond du tombeau. Vis pour notre enfant !
Parle-lui de moi ; tu lui diras, ce qu'il ne peut pas entendre, que je
l'aurais bien aimé ! Malgré mon supplice, je crois qu'il y a un Dieu. Mon
sang effacera mes fautes, les faiblesses de l'humanité ; et, ce que j'ai eu
de bon, mes vertus, mon amour de la liberté, Dieu le récompensera. Je te
reverrai un jour, ô Lucile ! Sensible comme je l'étais, la mort qui me délivre
de la vue de tant de crimes est-elle un si grand malheur ? Adieu, ma vie, mon
âme, ma divinité sur la terre ! Adieu, Lucile ! ma Lucile ! ma chère Lucile !
Adieu, Horace ! Annette ! Adèle ! Adieu, mon père ! Je sens fuir devant moi
le rivage de la vie. Je vois encore Lucile ! je la vois, ma bien-aimée ! ma
Lucile ! Mes mains liées t'embrassent et ma tête séparée repose encore sur
toi ses yeux mourants. » XVII. Danton,
rassuré par l'intérêt que le peuple lui témoignait, ressembla moins à un
accusé qu'à un factieux qui jette à la foule le signal de l'insurrection. Les
fenêtres du tribunal étaient ouvertes. Danton entendait le murmure sourd de
la multitude autour des murs. Il parlait d'un accent à être entendu hors de
l'enceinte. Il poussait, par moments, de tels rugissements, que sa voix
parvenait au-delà de la Seine, jusqu'aux curieux qui encombraient le quai de
la Ferraille. Les mots qu'il prononçait circulaient de bouche en bouche dans
les groupes. « Peuple ! » s'écriait Danton au public qui murmurait autour de
lui, « taisez-vous ! vous me jugerez quand j'aurai tout dit. Ma voix ne doit
pas seulement être Entendue de vous, mais de toute la France ! » Le tocsin de
l'insurrection semblait battre dans sa poitrine, son geste écrasait les
juges, les jurés, l'auditoire ; la sonnette du président Hermann ne cessait
de s'agiter pour imposer silence. « N'entends-tu pas la sonnette ? » lui
dit-il une fois. — « Président, » lui répondit Danton, « la voix d'un homme
qui défend sa vie doit vaincre le bruit de ta sonnette. » A
travers une lucarne de l'imprimerie du tribunal qui ouvrait sur le lieu des
séances, plusieurs membres des comités assistaient invisibles à ce drame.
Hermann et Fouquier-Tinville paraissaient déconcertés. La faveur publique
revenait à Danton. Il le sentait et redoublait d'insolence. Les membres du
comité firent signe au président de clore ce dangereux dialogue entre lui et
les accusés. Le président refusa la parole à Camille Desmoulins, qui se
levait pour lire la défense qu'il avait préparée. Camille indigné se rassit ;
et déchirant l'écrit qu'il tenait à la main, il en jeta les morceaux sur le
parquet. Mais bientôt, comme s'il se fut ravisé, il les ramassa ; et les
roulant en boulettes de papier entre ses doigts, il se mit à les lancer à la
tête de Fouquier-Tinville. Danton se baissa et en fit autant : non, comme on
l'a cru jusqu'ici, par un jeu cynique et puéril, indigne de l'homme et du
moment, mais par le geste significatif et tragique d'un accusé que l'on
désarme des moyens de prouver son innocence, et qui jette dans un accès
d'indignation, avec les débris déchirés de sa défense, son sang et celui de
ses co-accusés au visage de ses juges, comme une vengeance ou comme une
malédiction. Ces
fragments de la défense de Camille Desmoulins, recueillis après la séance sur
le parquet du tribunal par un des amis de Danton, furent remis à madame
Duplessis, belle-mère de Camille Desmoulins, et recomposés dans leur entier
par cette femme pour crier vengeance ou compassion à la postérité. On
ramena les accusés dans leur cachot. Le comité de salut public alarmé n'osait
ni supporter un plus long procès, ni l'interrompre. La loi exigeait que les
débats durassent au moins trois jours. La séance du lendemain pouvait être
l'acquittement et le triomphe des Dantonistes. Une circonstance fatale servit
l'impatience du comité. Les
détenus du Luxembourg, pleins de confiance dans la popularité de Danton,
résolurent de profiter dé l'émotion causée par son procès pour conspirer un
mouvement dans le peuple, abattre la tyrannie et échapper à la mort. Une
conférence nocturne eut lieu, dans la chambre du général Dillon, entre
Chaumette et quelques-uns des principaux prisonniers. Ils s'étaient concertés
avec quelques hommes du dehors. La femme de Camille Desmoulins devait se
jeter au milieu du peuple, soulever la multitude par sa beauté, par sa
douleur et par sa voix, et l'entraîner contre la Convention. Antonelle,
ancien président du tribunal révolutionnaire, était informé du complot. Un
prisonnier nommé Laflotte le révéla ; Saint-Just se hâta de convoquer la
Convention. Billaud-Varennes lut la lettre de La flotte ; la Convention
décréta que tout prévenu de conspiration qui aurait insulté à la justice
nationale serait mis à l'instant hors des débats et privé de son droit de
défense. Vallier, Amar et Voullant, membres des comités, courent à l'instant
porter à Fouquier-Tinville le décret ou plutôt l'arrêt de mort des accusés.
Fouquier lit ce décret devant les jurés. Danton se lève : « Je prends » à
témoin l'auditoire que nous n'avons pas insulté » le tribunal. » L'auditoire
confirme par ses applaudissements l'assertion de Danton. La foule indignée
s'agite et se presse comme pour enlever les accusés. Si la femme de Camille
Desmoulins n'eut pas été arrêtée dans la nuit, si elle eût donné par sa
présence une voix et une passion de plus à ce tumulte, les accusés étaient
sauvés et le comité vaincu. Mais
tout se calma faute d'impulsion. Danton essaya en vain de protester encore. «
Un jour, » s'écria-t-il, « un jour la vérité sera connue ; je vois de grands
malheurs fondre sur la France. Voilà la dictature ! » Puis, apercevant au
fond d'un couloir Amar et Voullant, deux affidés de Robespierre qui épiaient
la scène : « Voyez, » dit-il en les montrant du poing, « voyez ces lâches
assassins ; ils ne nous quitteront qu'à la mort. — Les scélérats ! » s'écria
Camille Desmoulins, « non contents de m'égorger, moi, ils veulent encore
égorger ma femme ! » Le
tribunal leva la séance. Le lendemain, les trois jours étant écoulés, on
déclara les débats fermés. Camille Desmoulins, se cramponnant à son banc, ne
put être emporté que de vive force. Les
jurés se rassemblent. Ils délibèrent longtemps. Ils communiquent pendant la
délibération avec les ennemis des accusés. Une anxiété terrible pesait sur
leur conscience. Aucun d'eux ne croyait au crime de Danton ; tous croyaient à
ses vices et à sa puissance. La majorité semblait indécise. Des colloques
sinistres s'établissaient entre eux pour s'arracher les uns aux autres la vie
ou la mort de ces hommes. Souberbielle, ancien ami des accusés, hésitait
entre tous. Il aimait Danton ; il craignait Robespierre ; il adorait
par-dessus tout la république. Dans l'agitation de ses pensées, il se
promenait à pas interrompus dans un corridor qui précédait la salle des
délibérations. Un des collègues de Souberbielle, Topino-Lebrun, l'aborde. «
Eh bien, Souberbielle, » lui dit Lebrun, « que fais-tu là ? — Je médite sur
l'acte terrible qu'on veut obtenir de nous, » répond Souberbielle. « Et moi,
j'ai médité, » reprend le juré. « Qu'as-tu décidé ? » lui demande
Souberbielle. « Je me suis dit, » réplique le juré : « Ceci n'est pas un
procès, c'est une mesure. Les circonstances nous ont portés à une de ces
hauteurs où la justice s'évanouit pour ne plus laisser dominer que la
politique. Nous ne sommes plus des jurés, nous sommes des hommes d'État. —
Mais, » dit Souberbielle, « y a-t-il deux justices ? Une pour le vulgaire des
hommes, une autre pour les hommes supérieurs ? Et l'innocence en bas
deviendrait-elle, crime en haut ? — Bah ! » dit le juré, « il ne s'agit pas
de ces arguties, mais de bon sens et de patriotisme. Nous sommes où nous
sommes. La république est à une de ces extrémités où le jugement n'est pas
une justice, mais un choix. Danton et Robespierre ne peuvent plus s'accorder.
Il faut pour sauver la patrie que l'un des deux périsse ! Eh bien,
interroge-toi en bon patriote et réponds-toi en conscience : lequel crois-tu
le plus indispensable en ce moment à la république, de Robespierre ou de
Danton ? — Robespierre ! » répond sans hésiter Souberbielle. « Eh bien, tu as
jugé, » reprend Topino-Lebrun, et il s'éloigne. XVIII. Rentrés
dans leur cachot pour attendre l'heure du supplice, les condamnés
dépouillèrent les rôles d'apparat qu'ils avaient pris en public et se
dévoilèrent devant la mort. Hérault de Séchelles fut impassible comme ces
Romains dont il avait l'image dans le cœur. Élève de Jean-Jacques Rousseau,
il tira de sa poche un volume de ce philosophe, en lut quelques pages, et se
félicita de sortir d'un monde dont il avait combattu les préjugés et les
superstitions pour y faire prévaloir la nature et la raison : « O mon maître,
» s'écria-t-il en fermant le livre, « tu as souffert pour la vérité et je
vais mourir pour elle. Tu as le génie, j'ai le martyre ; tu es un plus grand
homme, mais lequel est le plus philosophe de nous deux ? » C'était la même
pensée que le jeune représentant du peuple avait fait graver en quelques
vers, au-dessus de la porte de la petite maison habitée par Jean-Jacques
Rousseau et par madame de Warens, dans le vallon des Charmettes, auprès de
Chambéry, et qu'on y lit encore. Cette
image de la nature, de la solitude et de l'amour se présentait la dernière à
l'esprit d'Hérault de Séchelles au moment de quitter la vie. Aucune larme
n'amollit sa constance, aucune affectation de fermeté ne la roidit. Westermann
était intrépide. Philippeaux souriait comme une conscience qui se confie à
ses bonnes actions. Camille Desmoulins voulut lire Young et Hervey, ces deux
poètes de l'agonie : « Tu veux donc mourir deux fois ! » lui dit en
plaisantant Westermann. Mais le livre tombait, à chaque instant, des mains de
Camille. Il revenait sans cesse à l'image de sa femme adorée et captive, de
son enfant orphelin, de sa belle-mère abandonnée : « Ô ma Lucile ! ô mon
Horace ! » s'écriait-il en fondant en larmes, « que vont-ils devenir ! » Danton
simulait l'insouciance ; il lançait des mots après lui, pour se survivre,
comme des médailles à son effigie jetées des bords de la tombe à la postérité
: « Ils croient pouvoir se passer de moi, » dit-il, « ils se trompent.
J'étais l'homme d'État de l'Europe. Ils ne se doutent pas du vide que laisse
cette tête, » disait-il en pressant ses joues dans les deux paumes de ses
larges mains. « Quant à moi, je m'en ris, » ajoutait-il en termes cyniques. «
J'ai bien joui de mon moment d'existence ; j'ai bien fait du bruit sur la
terre ; j'ai bien savouré ma vie ; allons dormir ! » Et il faisait de la tête
et du bras le geste d'un homme qui va reposer son front sur l'oreiller. XIX. A
quatre heures les valets du bourreau vinrent lier les mains des condamnés et
couper leurs cheveux. Ils s'y prêtèrent sans résistance et en assaisonnant de
sarcasmes la toilette funèbre : « C'est bien bon pour ces imbéciles qui vont
nous regarder dans la rue, » dit Danton. « Nous paraîtrons autrement devant
la postérité. » Il ne montra d'autre culte que celui de la renommée, et ne
parut désirer de survivre que dans sa mémoire. Son immortalité, c'était le
bruit de son nom. Camille
Desmoulins ne pouvait croire que Robespierre laissât exécuter un homme comme
lui. Il espéra jusqu'au dernier moment dans un retour de l'amitié. Il n'avait
parlé de lui qu'avec ménagement et respect depuis son emprisonnement. Il ne
lui avait adressé que des plaintes, aucune de ces injures sur lesquelles
l'orgueil ne revient pas. Quand les exécuteurs voulurent saisir Camille pour
le lier comme les autres, il lutta en désespéré contre ces préparatifs qui ne
lui laissaient plus de doute sur la mort. Ses imprécations et ses fureurs
firent ressembler un moment le cachot à une boucherie. Il fallut l'abattre
pour l'enchaîner et pour lui couper les cheveux. Dompté et lié, il supplia
Danton de lui mettre dans la main une boucle de la chevelure de Lucile, qu'il
portait sous ses habits, afin de presser quelque chose d'elle en mourant.
Danton lui rendit ce pieux office et se laissa lier sans résistance. Une
seule charrette contenait les quatorze condamnés. Le peuple se montrait
Danton. Il se respectait lui-même dans sa victime. Quelque chose faisait
ressembler ce supplice à un suicide du peuple. Un petit nombre d'hommes en
haillons et de femmes salariées suivaient les roues, en couvrant les
condamnés d'imprécations et de huées. Camille Desmoulins ne cessait de
vociférer et de parler à cette multitude. « Généreux peuple, malheureux
peuple, » criait-il, « on te trompe, on te perd, on immole tes meilleurs amis
! Reconnaissez-moi, sauvez-moi ! Je suis Camille Desmoulins ! C'est moi qui
vous ai appelés aux armes le 14 juillet ! C'est moi qui vous ai donné cette
cocarde nationale ! » En parlant ainsi et en s'efforçant de gesticuler des
épaules et de rompre ses liens, il avait tellement déchiré et débraillé son
habit et sa chemise que son buste grêle et osseux apparaissait presque nu
au-dessus de la charrette. Depuis le convoi de madame Dubarry on n'avait pas
entendu de tels cris ni contemplé de telles convulsions dans l'agonie. La
foule y répondait par des insultes. Danton, assis à côté de Camille
Desmoulins, faisait rasseoir son jeune compagnon, et lui reprochait ce vain
étalage de supplications et de désespoir : « Reste donc tranquille, » lui
disait-il sévèrement, « et laisse là cette vile canaille ! » Quant à lui, il
écrasait la multitude, non de paroles, mais d'indifférence et de mépris. En
passant sous les fenêtres de la maison qu'habitait Robespierre, la foule
redoubla ses invectives, comme pour faire hommage à son idole du supplice de
son rival. Les volets de la maison de Duplay se fermaient à l'heure où les
charrettes passaient habituellement dans la rue. Ces cris firent pâlir
Robespierre. Il s'éloigna des appartements d'où l'on pouvait entendre ces
clameurs. Confus de tant d'implacabilité et humilié de tant de sang, qui
rejaillissait si souvent et si justement sur lui, il sentit le regret ou la
honte. « Ce pauvre Camille, » dit-il « que n'ai-je pu le sauver ! Mais il a
voulu se perdre ! Quant à Danton, » ajoutait-il, « je sais bien qu'il me
fraie la route ; mais il faut qu'innocents ou coupables nous donnions tous
nos têtes à la république. La Révolution reconnaîtra les siens de l'autre
côté de l'échafaud. » Il feignit de gémir sur ce qu'il appelait les cruelles
exigences de la patrie. XX. Hérault
de Séchelles descendit le premier de la charrette. Avec l'élan et le
sang-froid d'une amitié qui pousse le cœur vers le cœur, il approcha son visage
de celui de Danton pour l'embrasser. Le bourreau les sépara. « Barbare ! »
dit Danton à l'exécuteur, « tu n'empêcheras pas du moins nos têtes de se
baiser tout à l'heure dans le panier. » Camille
Desmoulins monta ensuite. Il avait repris son calme au dernier moment. Il
roulait entre ses doigts les cheveux de sa femme, comme si sa main eût voulu
se dégager pour porter cette relique à ses lèvres. Il s'approcha de
l'instrument de mort, regarda froidement le couteau ruisselant du sang de ses
amis ; puis se tournant vers le peuple et levant les yeux au ciel : « Voilà
donc, » s'écria-t-il, « la fin du premier apôtre de la liberté ! Les monstres
qui m'assassinent ne me survivront pas longtemps. Fais remettre ces cheveux à
ma belle-mère, » dit-il ensuite à l'exécuteur. Ce furent ses derniers mots.
Sa tête roula. Danton
monta après tous les autres. Jamais il n'était monté plus superbe et plus
imposant à la tribune. Il se carrait sur l'échafaud et semblait y prendre la
mesure de son piédestal. Il regardait à droite et à gauche le peuple d'un
regard de pitié. Il semblait lui dire par son attitude : « Regarde-moi bien,
tu n'en verras pas qui me ressemblent. » La nature cependant fondit un
instant cet orgueil. Un cri d'homme arraché par le souvenir de sa jeune femme
échappa au mourant : « Ô ma bien-aimée, » s'écria-t-il les yeux humides, « je
ne te verrai donc plus ! » Puis, comme se reprochant ce retour vers
l'existence : « Allons, Danton, » se dit-il à haute voix, « point de
faiblesse ! » Et se tournant vers le bourreau : « Tu montreras ma tête au
peuple, » lui dit-il avec autorité, « elle en vaut bien la peine. » Sa tête
tomba. L'exécuteur, obéissant à sa dernière pensée, la ramassa dans le panier
et la promena autour de l'échafaud. La foule battit des mains. Ainsi
finissent ses favoris. Ainsi
mourut en scène devant le peuple cet homme pour qui l'échafaud était encore
un théâtre, et qui avait voulu mourir applaudi, à la fin du drame tragique de
sa vie, comme il l'avait, été au commencement et au milieu. Il ne lui manqua
rien d'un grand homme, excepté la vertu. Il en eut la nature, la cause, le
génie, l'extérieur, la destinée, la mort ; il n'en eut pas la conscience. Il
joua le grand homme, il ne le fut pas. Il n'y a pas de grandeur dans un rôle
; il n'y a de grandeur que dans la foi. Danton eut le sentiment, souvent la
passion de la liberté, il n'en eut pas la foi, car il ne professait
intérieurement d'autre culte que celui de la renommée. La Révolution était un instinct chez lui, non une religion. Il la servit comme le vent sert la tempête, en soulevant l'écume et en jouant avec les flots. Il ne comprit d'elle que son mouvement, non sa direction. Il en eut l'ivresse plus que l'amour. Il représente les masses et non les supériorités de l'époque. Il montra en lui l'agitation, la force, la férocité, la générosité tour à tour de ces masses. Homme de tempérament plus que de pensée, élément plus qu'intelligence, il fut homme d'État, cependant, plus qu'aucun de ceux qui essayèrent de manier les choses et les hommes dans ce temps d'utopies. Plus que Mirabeau lui-même, si l'on entend par homme d'État un homme qui comprend le mécanisme du gouvernement, indépendamment de son idéal ; il avait l'instinct politique. Il avait puisé dans Machiavel ces maximes qui enseignent tout ce qu'on peut faire supporter de pouvoir ou de tyrannie aux États. Il connaissait les faiblesses et les vices des peuples, il ne connaissait pas leurs vertus. Il ne soupçonnait pas ce qui fait la sainteté des gouvernements ; car il ne voyait pas Dieu dans les hommes, mais le hasard. C'était un de ces admirateurs de la fortune antique, qui n'adorait en elle que la divinité du succès. Il sentait sa valeur, comme homme d'État, avec d'autant plus de complaisance, que la démocratie était plus au-dessous de lui. Il s'admirait comme un géant au milieu de ces nains du peuple. Il étalait sa supériorité comme un parvenu du génie. Il s'étonnait de lui-même. Il écrasait les autres. Il se proclamait la seule tête de la république. Après avoir caressé la popularité, il la bravait comme une bête féroce qu'il défiait de le dévorer. Il avait le vice audacieux comme le front. Il avait poussé le défi politique jusqu'au crime aux journées au moins tolérées de septembre. Il avait défié le remords ; mais il avait été vaincu. Il en était obsédé. Ce sang le suivait à la trace. Une secrète horreur se mêlait à l'admiration qu'il inspirait. Il ressentait lui-même cette horreur, et il aurait voulu se séparer de son passé. Nature inculte, il avait eu des accès d'humanité comme il en avait eu de fureur. Il avait les vices bas, mais les passions généreuses, en un mot il avait un cœur. Ce cœur, vers la fin, revenait au bien par la sensibilité, par la pitié et par l'amour. Il méritait à la fois d'être maudit et d'être plaint. C'était le colosse de la Révolution, la tête d'or, la poitrine de chair, le torse d'airain, les pieds de boue. Lui abattu, la cime de la Convention parut moins haute. Il en était le nuage, l'éclair et la foudre. En le perdant, la Montagne perdait son sommet. |