LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE III. — 1498.

 

 

LE samedi, veille du dimanche des Rameaux, appelé Pâques fleuries, septième jour d'avril de l'an 1498, le roi Charles VIII, qui était alors, avec la cour, au château d'Amboise, qu'il faisait achever sous ses yeux, sortit de sa chambre, accompagné de sa femme, de son confesseur Jean de Besly, évêque d'Angers, et de quelques-uns de ses familiers. Charles, dont la jeunesse avait été assez folâtre et dissolue, perdait ses forces depuis plusieurs mois, et son état de langueur augmentait sans cesse avec l'amaigrissement de son corps, il paraissait exténué et mourant. Toutefois, il méditait une nouvelle expédition en Italie, le plus magnifique voyage que roi de France eût fait longtemps auparavant et ne pensoit point à la mort. Un célèbre physiognomoniste Malien de ce temps-là avait fait pourtant cette prédiction, en voyant Un portrait de Charles, peint au naturel : Ce grand roi vivra peu et mourra d'un catarrhe ! Charles VIII, qui sembloit détester les voluptés passées et soi recueillir à chaste conversation, avait reçu, le matin même, des lettres du prophète de Florence, le saint homme frère Hiéronyme Savonarole, qui, demandant à grands cris la réforme de l'Église par l'épée, appelait le roi de France à Rome, en le menaçant de la punition de Dieu dans le cas où il n'accomplirait pas cet ordre du Ciel.

Le roi, préoccupé de ces prophéties, qu'il croyait intéresser son salut, se promenait silencieusement, avec la reine, au milieu des tailleurs, peintres et ouvriers excellents qu'il avait ramenés d'Italie afin de propager le goût des arts dans son royaume. Des gentilshommes avaient imaginé, ce jour-là, de jouer à la paume, pour donner du passe-temps au roi, qui aimait beaucoup cet exercice fatigant, auquel sa santé ne lui permettait plus de se livrer. Le jeu était donc engagé dans les fossés, et Charles VIII consentit à s'y rendre, ainsi que la reine, qu'il n'avait jamais conduite en cette partie du château, fréquentée seulement par les domestiques. Ils entrèrent ensemble dans la galerie Haquelebac, ainsi nommée d'un certain Haquelebac qui l'avoit eue autrefois en garde : c'étoit le plus déshonnête lieu de céans. La porte de cette vieille galerie, que le roi se proposait de faire abattre, était si basse, qu'il se heurta le front, en passant, combien qu'il fût bien petit, et demeura un instant comme ébloui par la violence du coup ; mais on le soutint, et il se remit bientôt en apparence, tellement qu'il regarda longtemps les joueurs et devisoit à tout le monde.

Cependant un fatal pressentiment lui dicta ces dernières paroles adressées à son confesseur, qui l'entretenait du jugement de Dieu : J'espère de n'offenser jamais Dieu mortellement ni véniellement, moyennant sa sainte grâce. En prononçant ces mots, il cheut à la renverse etfut tout à coup atteint d'un catarrhe qui lui tomba dans la gorge. Cette attaque d'apoplexie avait été prévue et annoncée par quatre bons physiciens, qui voulaient le purger, peu de temps auparavant ; mais le roi n'avait confiance que dans le plus fol de ses médecins, et les autres n'osoient parler, après cet oracle, qui était seul écouté. Les soins les plus empressés ne réussirent pas à rendre le sentiment au moribond, transporté dans une chambre voisine, la plus sale qui fût au château et ou n'avoit pas seulement un lit garni de couche et de draps blancs. Ce fut sur une méchante paillasse que le roi de France agonisa jusqu'à onze heures du soir.

La reine, présente à ce douloureux spectacle, faisait un deuil merveilleux ; ses cris et ses sanglots étaient entendus de son époux expirant, qui ne pouvait lui adresser un dernier adieu. Enfin il fallut l'enlever de force et la ramener dans sa chambre, où ses larmes se mêlèrent à celles de ses dames et damoiselles d'honneur. Charles VIII, qui s'était confessé deux fois dans la semaine, l'une à cause de l'approche de Pâques et l'autre à cause des écrouelles qu'il avait touchées, reçut l'extrême-onction, avec les encouragements de son confesseur ; il retrouva trois fois la parole pour murmurer cette prière : Mon Dieu et la glorieuse vierge Marie, monseigneur saint Claude et monseigneur saint Blaise me soient en aide ! Il ne cessait de faire signe qu'il s'unissait d'intention aux prières des prêtres, et il donnoit des marques d'un bon chrétien et vrai catholique ; enfin, il rendit l'âme, après neuf heures de souffrances, et ainsi, dit Commines dans ses Mémoires, départit de ce monde un si puissant et si grand roi, et en si misérable lieu.

Un bruit courut alors, qui se renouvelait toutes les fois qu'un prince mourait subitement : on attribuait au poison la mort de Charles VIII, qu’on avait vu flairer une orange au moment où l'apoplexie l'avait frappé. On supposa, en effet, jusqu'à la fin du XVIe siècle, que le boucon italien, comme on disait, avait empêché Charles VIII d'entreprendre un second voyage de Naples, 'qu'il projetait et qu'il avait déjà préparé.

Le roi défunt étant encore tout chaud, une partie de la cour quitta Amboise, la nuit même, pour aller au-devant de la nouvelle royauté, pendant que les courtisans restés auprès du corps de Charles tenaient conseil ; déjà plusieurs ambitions s'agitaient autour de la couronne, et l'on répétait sourdement, de bouche en bouche, que, selon les lois du royaume, le duc d’Orléans était déchu de ses droits d'héritier présomptif depuis qu'il avait porté les armes contre son roi et souverain seigneur dans la guerre civile de Bretagne.

Louis, duc d'Orléans, qui résidait alors au château de Montils-sous-Blois, avec sa femme Jeanne de France et son principal conseiller Georges d'Amboise, archevêque de Rouen, ne s'attendait pas à la nouvelle que lui apportèrent en toute hâte quelques seigneurs impatients de se concilier ses bonnes grâces, avant même que le roi eût rendu le dernier soupir. Les Messages vinrent bientôt de toutes parts, et le duc d'Orléans eut le temps de se consulter avec l'archevêque de Rouen, très sage et de subtil esprit, bien vivant en son état, bon et loyal serviteur. La mort de Charles VIII arriva dans un moment où le duc d'Orléans, environné d'espions et d'ennemis, allait peut-être se jeter dans une seconde révolte ; sa maison étant un foyer d'intrigues secrètes, qui donnaient de l'ombrage au roi, celui-ci eût été forcé d'user de rigueur envers son beau-frère : on disait déjà tout haut, à la cour, qu'on lui voidoit ôter de ses archers et de ses gardes et l’envoyer ailleurs, et M. de Rouen à Rome. Le duc d'Orléans avait à redouter le parti de sa belle-sœur, Madame Anne de Beaujeu, qui lui avait toujours été si hostile depuis le commencement du règne de Charles VIII, et qui semblait encore le poursuivre avec d'autant plus d’acharnement qu'elle se conformait à la politique de son père, Louis XI, en inspirant au roi son frère de la défiance et presque de la haine pour le chef de la branche d'Orléans. Celui-ci n'avait pas ignoré que, dans les Premiers temps du gouvernement de la duchesse de Bourbon-Beaujeu, peu s'en fallut qu'il ne fût tué aux états de Tours, et que, de retour à Paris, il fut en danger de mort au bois de Vincennes.

La crainte de tomber dans un nouveau piège empêcha donc le duc d'Orléans de partir sur-le-champ pour Amboise, où son absence, en pareille circonstance, pouvait être funeste à ses intérêts : il resta inquiet et indécis jusqu'au matin, dans l'attente des événements ; ce fut l'arrivée du seigneur du Bouchage qui le décida enfin à se rendre promptement au château d'Amboise. Imbert de Bastarnay, baron du Bouchage et d'Autan, conseiller et chambellan du roi, était un homme bien sage et qui avoit eu grand crédit avec le roi Louis, et encore de présent avec le roi Charles ; son crédit ne fit que s'accroître à l'avènement de Louis XII.

Le duc d'Orléans, dès son entrée dans Amboise, fut reçu, reconnu et honoré comme roi ; il avait pleuré en apprenant la mort de Charles VIII, et il en avait dit hautement tout plein de bien ; ses pleurs recommencèrent à couler lorsqu'il fut introduit dans la chambre où le corps du défunt était exposé, visage découvert, gisant sur une table, en habillement royal ainsi qu'il est de coutume, sous la garde des chambellans : il s'arrêta sur le seuil, pour saluer son prédécesseur, et après avoir jeté de l'eau bénite, il se retira, en disant, les larmes aux yeux, que Dieu lui voulût pardonner ! S'étant déshabillé pour prendre le deuil, que les rois portaient couleur de pourpre, il alla visiter la reine veuve, dont la douleur refusait opiniâtrement toutes les consolations. Elle n'avait pris aucune nourriture depuis vingt-quatre heures, et le sommeil n'avait pas fermé ses paupières un seul instant. Elle répondait à ceux qui la suppliaient de ménager sa vie : Je dois suivre le chemin de mon mari. Anne de Bretagne, pour mieux exprimer ses regrets, s'était vêtue de noir, couleur symbolique de la constance en amour, parce que le noir ne se peut déteindre. Ce fut le premier exemple de deuil porté en noir par une reine de France ; car, de temps immémorial, les veuves de nos rois prenaient des vêtements blancs pour le reste de leur vie, et cette couleur, qui représentait la foi gardée au défunt, fut l'origine du nom de reine blanche, attribué autrefois à toutes les veuves de rois.

Le nouveau roi trouva la pauvre veuve dans un tel désespoir, qu'il craignit qu'elle n'eût pas la force de le supporter ; il la réconforta, en lui rappelant leur ancienne amitié et s'offrant à elle de la meilleure sorte qu'il lui fût possible ; mais Anne de Bretagne redoublait de sanglots à la vue du duc d'Orléans, qu'elle avait aimé avant d'épouser Charles VIII, et semblait persister plus que jamais dans sa volonté de rejoindre l'époux qu'elle avait perdu : cette affliction désordonnée, en effet, pouvait abréger ses Jours. Le roi se retira, fort triste du spectacle qu'il avait eu sous les yeux : craignant pour la reine l'effet d'une douleur trop vive et trop prolongée ; mais connaissant sa grande dévotion, il lui envoya deux médecins de l'âme, chargés d'une mission pieusement consolatrice. L'un était Guillaume Briçonnet, cardinal évêque de Saint-Malo, homme riche et bien entendu en finances, directeur religieux et politique de Charles VIII, qui le tenait en singulière estime, et qui se conduisait en toute chose d'après les conseils de ce noble ami. L'autre était Jean de la Mare, évêque de Condom, prélat sage, pieux et instruit, plein de vertu et de savoir, qui Passait pour l'orateur le plus éloquent du clergé de France.

Lorsque le cardinal de Saint-Malo et l'évêque de Condom entrèrent dans la chambre de la reine, ils trouvèrent cette princesse gisant à terre, en un coin de la salle, et pleurant ; à l'aspect de Guillaume Briçonnet, qu'elle avait vu si souvent dans l'étroite familiarité du défunt roi, elle éclata en gémissements, et se précipita dans les bras de ce respectable ami, qu'elle inonda de larmes. Le cardinal voulut l'inviter à la résignation, avec des paroles de l'Évangile ; mais, comme la reine pleurait plus abondamment, il ne contint plus sa propre émotion et fondit en pleurs, au souvenir de son bon maître. Anne de Bretagne fut soutenue et consolée par la religion, qui lui ordonnait de vivre, et si elle ne se conforma Pas aux exhortations de Jean de La Mare, lequel la pressait de parler joyeusement du défunt, en louant ses gestes, sa débonnaireté, la grandeur de son courage, elle consentit à prendre quelque nourriture ; mais bientôt elle retomba dans un profond désespoir, à l'occasion duquel le sieur du bouchage écrivait à sa femme, le 11 de ce mois : La reine continue toujours en son deuil, et l'on ne la peut apaiser. Je crois que le roi la viendra voir quelque jour de cette semaine.

Le roi ne demeura qu'un jour à Amboise, et revint à Blois tenir sa cour, après avoir réglé les cérémonies des obsèques avec une magnificence qui surpassa même les désirs d'Anne de Bretagne. Il approuva l'ordonnance dressée à cet égard par les soins du grand écuyer Pierre d'Urfé et du grand chambellan Louis de La Trémoille ; puis, de retour à Blois, il écrivit aux gens des Comptes de Paris pour leur faire savoir qu'il désirait, sur toutes choses, l'enterrement de notre très cher seigneur et frère le roi, que Dieu absolve, être fait au plus grand honneur et solennité que faire se pourra. Il ne perdit pas de temps pour affermir sa royauté avant qu'on osât la lui disputer. Il annonça son joyeux avènement aux principales villes de France, même aux villes de Bretagne dans lesquelles le roi son prédécesseur avait mis garnison, et comme s'il appréhendait quelque entreprise hostile de ce côté-là, il sembla s'apprêter à garder cette province que le veuvage de la reine allait détacher de la couronne. Par son ordre, le sieur du Bouchage écrivait, le 18 avril, à M. de Morennes, gouverneur du mont Saint-Michel : Ne mettez dedans la place personne vivant qui soit plus fort que vous, car beaucoup de finesses se peuvent jouer en telles mutations. Je vous prie que vous ayez bien l'œil, et qu'y fassiez bon guet et bonne garde.

Louis XII, par sa bonté et sa modération, fonda son nouveau règne sur la reconnaissance de ses officiers et rallia bien des sentiments opposés à lui, en disant qu'il vouloit tenir tout homme en son entier et état. Cette déclaration, jointe à la promesse de ne rien changer à la feuille des pensions pour le reste de l'année, fut accueillie avec d'autant plus d'étonnement et de joie qu'il avait à se plaindre de beaucoup de monde, et que les meilleurs serviteurs de Charles VIII s'étaient montrés hostiles au duc d'Orléans. Mais Louis XII dit hautement que c’étoit honnir et maculer le cœur d'un prince généreux que d’y laisser entrer et prendre pied ce monstre infernal de vengeance qui le pourroit détourner ou reculer de tous autres desseins vertueux. Le premier chambellan du feu roi, Louis de La Trémoille, surnommé le Chevalier sans reproche, pouvait s'attendre à une disgrâce éclatante, sinon à des représailles de la part du duc d'Orléans, qu'il avait fait prisonnier à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, après l'avoir poursuivi avec vigueur dans la guerre de Bretagne. Il n'aurait donc quitté le corps de son dernier maître que pour se retirer dans sa seigneurie de Thouars, si Louis XII, de son propre mouvement, ne l'eût mandé exprès pour le confirmer dans toutes ses charges, en le priant de lui être aussi loyal qu’à son prédécesseur Charles, avec promesse de meilleure récompense. Cette conduite adroite et magnanime réjouit le peuple, qui prêtait l'oreille aux échos de la cour : on répétait partout qu'à un prince très libéral étoit succédé un roi très prudent.

Le duc de Bourbon, Pierre II, et la dame de Beaujeu, sa femme, étaient au château de Moulins quand Charles VIII mourut, et ils apprirent cette mort imprévue en même temps que l'avènement du duc d'Orléans. La duchesse, qui gouvernait son mari, homme paisible, bénin et de bon vouloir, sans mauvaistié ni tromperie, comme elle avait gouverné Charles VIII, ne trouva pas de chances favorables pour faire passer la couronne sur sa tête, comme elle l'avait espéré, et la douleur qu'elle ressentit de la perte de son frère l'empêcha d'agir lorsque ses amis et partisans n'étaient pas encore confondus parmi les serviteurs de Louis XII. Elle attendit quelques jours avant d'envoyer complimenter le nouveau roi, qui, en l'invitant à venir elle-même avec Monseigneur, renchérit sur sa gracieuseté ordinaire pour les attirer tous deux à sa cour. Ils vinrent donc à Blois, et cette démarche, dont Louis leur sut bon gré, entraîna le petit nombre de seigneurs qui se tenaient encore à l'écart, par politique, défiance ou honte ; bientôt arrivèrent les députations de Paris et des autres bonnes villes, pour rendre leurs respects et obéissances au roi, qui ne les congédia pas, sans leur laisser une haute idée de sa justice et de sa bénignité. Ce fut dès ce moment qu'il brigua le surnom de Père du peuple, en manifestant l'intention de soulager les maux du pauvre peuple. Les délégués de la ville d’Orléans excusèrent leurs concitoyens d'avoir grandement offensé ce bon prince avant qu'il fût roi, et le supplièrent de ne pas égaler le châtiment a la faute. Mais Louis XII leur répondit qu'il ne seroit décent et à honneur à un roi de France de venger les querelles d'un duc d'Orléans, et Çu il oublioit le passé et se retenoit pour ses nobles et loyaux sujets. Ce noble oubli des injures annonçait un roi bénin et clément.

Le 18 avril commença le convoi de Charles VIII, qui fut porté à 1 église de Saint-Florentin par vingt-quatre officiers de sa maison habillés de noir aux armes de France, et qui partit d'Amboise, sous la conduite du Premier chambellan, Louis de La Trémoille : deuil solennel et magnifique, promenant de ville en ville les regrets et les larmes qui suivaient le corps du roi défunt. Quatre cents pauvres vêtus de noir, avec des torches allumées, ouvraient la marche ; le capitaine des cent archers, Claude de La Châtre, que sa réputation d’homme de bien avait désigné pour porter le guidon du corps du roi, précédait sa bande, à cheval, entre les deux haies de pauvres ; après les archers en robes noires chevauchaient le premier Maître d'hôtel, les quarante maîtres d'hôtel, les gentilshommes de la maison, panetiers, échansons et valets tranchants, tous un bâton noir à la main ; venait ensuite le grand-maître avec les autres pensionnaires du roi ; puis les huissiers d'armes, leurs verges hautes et la tête nue, les chevaucheurs d'écurie, les trompettes, les pages de l'écurie, montant les Petites haquenées du roi. Six pages vêtus de velours noir, sur des coursiers pareillement houssés de velours noir, traînant à terre, avec la croix blanche dessus, escortaient le cheval de l'épée, sur lequel était exposée l'épée royale ; les hérauts et les sergents, tenant leurs masses d'armes renversées, et les deux plus anciens maîtres des requêtes, accompagnaient le grand écuyer, devant le chariot du corps, qui roulait lentement, au milieu des laquais à pied, des vingt-quatre suisses et des Vingt-quatre archers de la garde à cheval. A la gauche du chariot, Louis d’Aux, premier valet tranchant, portait le pennon du roi, qu'il déployait l'entrée des villes et des églises ; à la droite, le seigneur d'Alègre avait été choisi comme bon personnage et de bonne maison, pour porter l’enseigne du roi, roulée autour de sa lance et couverte de son fourreau. Les quinze Cordeliers de l'Observance et les quinze Bons-hommes ou Minimes, qui avaient fait le service auprès du corps dans la chapelle ardente du château de Blois, allaient derrière, en récitant des oraisons. Les princes, cardinaux, prélats, chevaliers de l'ordre et chambellans, qui étaient seigneurs du deuil, joignoient la bannière du roi, dès que le convoi s'arrêtait dans une église, et les gentilshommes de la maison leur servaient d'escorte, la hache au poing.

Le convoi fut dix jours en route, et par toutes les villes où il passa, l'éclat du luminaire était si grand, que les églises paraissaient en feu. Il arriva, le 28 avril, au monastère de Notre-Dame des Champs, près de Paris, où, suivant l'ancien usage, les rois décédés hors de la capitale étaient ramenés, pour être transportés de là, par les gens de leur bonne ville, à l'abbaye royale de Saint-Denis. Le Parlement, l'Université, la Cour des comptes, le prévôt de Paris, le prévôt des marchands et les échevins étaient venus faire reconnaître, par le premier chambellan, leurs privilèges honorifiques relatifs au cérémonial de la pompe funèbre du feu roi. Les frais de ces funérailles magnifiques montèrent à quarante-cinq mille livres, qui furent payées sur le patrimoine de Louis XII, car on ne savait guère, pour l'heure, où prendre ailleurs de l'argent.

Tandis que les préparatifs du sacre se faisaient à Reims, Louis XII envoyait des ambassadeurs dans les cours étrangères, élaborait des lois avec son Conseil, et récompensait ceux qui ne l'avaient pas délaissé durant sa mauvaise fortune. Il était venu résider au bois de Vincennes, où le Parlement alla le complimenter (8 mai) et reçut de lui recommandation expresse de faire la justice à ses sujets.

Un des premiers actes de ce règne fut un éclatant pardon des injures. Le duc et la duchesse de Bourbon n'avaient de leur union qu'une fille, nommée Suzanne ; or, le traité de leur mariage, conclu le 3 novembre 1473, renfermait cette clause, que Louis XI n'avait pas exigée sans dessein : Voulons et consentons expressément que tous les duchés, comtés, terres et seigneuries qui sont à présent en la maison de Bourbon, retournent à monseigneur le roi et à ses successeurs rois de France, au cas que nous irons de vie à trépas sans hoirs mâles descendant de notre corps en droite lignée et loyal mariage. La mort prématurée de Charles VIII avait donc détruit toutes les espérances de la duchesse de Bourbon, qui s'était flattée de ne pas trouver d'obstacle à l'annulation de cette clause préjudiciable aux intérêts de sa fille ; car le feu roi, au retour de Naples, avait appelé auprès de lui le jeune Charles, comte de Montpensier, qu'il nourrissoit en sa chambre, en annonçant qu'il le marierait avec sa cousine Suzanne. Il sembla que ces projets d'agrandissement pour la maison de Bourbon fussent renversés de fond en comble, du moment que Louis XII eut en main le pouvoir.

Le sacre eut lieu le 27 mai, en grand triomphe et honneur, dans la cathédrale de Reims. Louis XII reçut l'onction royale des mains du cardinal de Saint-Malo, archevêque de Reims ; il remercia Dieu, à haute voix, des grands biens et honneurs qu'il lui avait faits, et chacun jugeait, à sa contenance, qu'il était plein de bonne foi, de bon zèle et droite affection. Il alla faire ses dévotions et neuvaines, à Saint-Marcoul, et toucher les écrouelles ; puis, il retourna vers Paris à petites journées et, pour attendre l'époque de son entrée dans sa capitale, il vint loger à Saint-Germain-en-Laye, accompagné du duc de Bourbon, qui était toujours avec lui.

Louis XII déployait une activité singulière dans l'administration de son royaume et dans le travail des lois nouvelles qu'il préparait pour le bienêtre du peuple : il organisa d'abord sur des bases fixes et solides le Grand Conseil, qui n'était qu'ambulatoire ; il porta le nombre des conseillers à vingt, tant d'Église que laïques, et y ajouta deux secrétaires, outre les maîtres des requêtes de l'Hôtel ; ces conseillers, nommés après information de leur grande suffisance, idoineté, science, littérature, prud'homie et bonnes expériences, furent assimilés aux gages, honneurs, droits et profits, prééminences et prérogatives des conseillers des Cours souveraines, et astreints successivement a résider six mois en Cour pour leur service. Le Parlement de Paris ne vit pas de bon œil cette institution rivale, quoiqu'il dissimulât son mécontentement. L'union ne s'établit que l'année suivante entre le Parlement et le Grand Conseil, lorsque le premier président se fut plaint au roi qu'on refusait l'entrée du Grand Conseil à Messieurs de la Cour. Le roi déclara que la Cour étant au premier lieu et avant le Grand Conseil, son vouloir est que, quand les présidents et conseillers iront au Grand Conseil, on leur ouvre l'huis, et qu'ils y entrent quand ils voudront. La première ordonnance de Louis XII réforma l'état militaire, d'après l'avis des maréchaux et des capitaines. Du temps des rois Louis onzième et Charles huitième, les gens d'armes et archers d'ordonnance tenaient les champs et traversaient à leur volonté tout le royaume, vivant sur le peuple, sans rien payer. Le roi avait donc à cœur de faire cesser les pilleries et violences qui journellement se commettent par les gens d'armes, dont le peuple est si foulé que plus ne pouvoit. Le Languedoc était surtout le théâtre ordinaire des courses de ces pillards ; les gens d'armes, stipendiés des deniers que paye le peuple pour être par eux défendu, causaient de si grands maux en cette province, qu'il vaudroit autant que les ennemis y arrivassent. Plusieurs sénéchaux furent choisis pour la répression des délits de toute compagnie de gens pillant et foulant le peuple. Cette ordonnance du roi réfréna les insolences des gens d'armes, en manière que les poules et les chevreaux n'avaient aucune crainte d'eux.

Le dimanche 1er juillet, Louis XII alla prendre la couronne des rois de France, dans le Trésor de l'abbaye de Saint-Denis, pour faire le lendemain son entrée solennelle à Paris, dont les habitants étaient impatients de le voir. Il s'était fait de dévoués partisans dans la population, en répétant que sur tous ses désirs il voulait soulager le pauvre peuple, en diminuant les tailles par un rabais de deux cent mille livres sur l'année, et en exemptant la capitale du don de joyeux avènement. C'est au village de la Chapelle qu'il reçut les félicitations et révérences des notables de Paris, qui vinrent à sa rencontre et dont le cortège imposant était ainsi composé : les processions des paroisses, avec leurs bannières et leurs croix ; les quatre Ordres mendiants, avec leurs reliquaires ; les présidents et maîtres des comptes, les trésoriers et les généraux des finances, tous très richement habillés ; le prévôt des marchands et les échevins, en robes de satin vermeil ou rouge vif, doublées de velours, précédés des archers et arbalétriers de la Ville, vêtus de leurs hoquetons argentés, avec cette devise en lettres d'or : Paris sans pair, et suivis d'un grand nombre de bourgeois habillés d'écarlate ; les lieutenants du prévôt de Paris, chevalier du guet, commissaires, notaires, avocats et procureurs du Châtelet, ayant devant eux les sergents du guet, aux hoquetons brodés d'une étoile d'or sur le dos et sur la poitrine. Ensuite, les présidents de la cour du Parlement, en manteaux d'écarlate fourrés de menu-vair, fourrure blanche et bleue dont l'usage n'appartenait qu'aux rois ; les conseillers, en robes rouges et en chaperons fourrés, greffiers et huissiers en costume, ouvrant la marche. Puis, le seigneur d'Alègre et le vidame de Chartres, capitaines de cent hommes d'armes, tous chevaliers et gentilshommes de l'hôtel du roi, qui avaient sur leurs armures en fer poli des huques ou cottes d'armes faites à paillettes d'or, avec panaches flottants au-dessus de leurs heaumes, et dont les grands chevaux étaient bardés d'orfèvrerie. Après eux, le prévôt de Paris, armé somptueusement, allait de compagnie avec plusieurs barons, chevaliers et écuyers de l'Ile-de-France, couverts d'armes magnifiques et montés sur de fiers coursiers tout resplendissants d'or et d'argent à la selle, au mors, au chanfrein et aux étriers.

Là se terminait le cortège de la Ville, après lequel se déployait le cortège royal. En tête, les Suisses, avec leurs hoquetons mi-partis rouges et jaunes ; les archers de la garde, commandés par leurs capitaines ; deux écuyers d'honneur conduisaient le cheval de parement, houssé de velours pers ou bleu céleste semé de fleurs de lis d'or, portant le grand scel du roi, que suivait sur une petite haquenée le chancelier de France, Guy de Rochefort, vêtu de même que les premiers présidents du Parlement.

Douze pages d'honneur chevauchaient devant le coursier du roi, qu'un écuyer d'écurie menait par la bride. Le grand écuyer, qui marchait immédiatement avant le roi, portait le heaume royal surmonté d'une couronne d'or au milieu, comme empereur. Louis XII, monté sur une grande haquenée blanche, toute caparaçonnée de drap d'or, dont quatre valets tenaient les rênes, était armé à blanc, et par-dessus son armure reluisant comme escarboucle il avait une tunique en tissu d'or fin ornée de pierreries. Sa toque de velours noir semblait un reste du deuil que la cour avait quitté la veille. A sa droite et à sa gauche, on distinguait les ducs de Bourbon, d'Alençon, de Lorraine et de Nemours ; les comtes de Nassau, de Dunois, de Guise, de Montpensier et de Ligny ; Philippe de Ravestein ; le baron de Montmorency, Louis de La Trémoille, les sénéchaux de Toulouse, de Beaucaire, de Lyon et d'Armagnac, les seigneurs de Piennes, de Chaumont, Jacques de Rohan, premier baron du pays de Bretagne, et beaucoup d'autres seigneurs richement habillés et armés, montant des grands chevaux de bataille non moins parés que leurs cavaliers.

La population de Paris avait, dès le matin, inondé les rues, tendues de tapisseries sur tout le parcours du cortège, et les sergents, qui s'étaient pourvus de boulaies (baguettes de bouleau) achetées chez le maletier aux frais de la Ville, frappaient la foule pour la faire serrer ; mais cette foule, insensible aux coups comme aux avertissements, s'agglomérait autour des échafauds où s'apprêtaient de beaux mystères, qui furent l'ouvrage de Jean Marchand, charpentier de la grand'cognée, et de Pierre Gringoire, compositeur, ingénieux associés pour la charpente du théâtre et celle de la pièce, pour l'habillement des personnages et la facture des vers.

Partout la vieille gaieté gauloise brillait dans les yeux et animait les visages ; on allumait des feux de joie, on criait Ville le roi ! et Noël ! car, cette fois du moins, le peuple n'avait pas à payer ces réjouissances par une augmentation d'impôt. Le bon ordre ne fut troublé nulle part, à cause des précautions prises dès la fin de juin : beaucoup d'inconnus, qui faisaient des excès infinis, avaient été arrêtés, et le guet était considérablement renforcée par ordonnance du Parlement. Cette multitude de gens sans aveu inspirait tant de terreur à Paris et dans les provinces, que le seigneur du Bouchage écrivait alors à sa femme : Je vous prie que fassiez bien garder les portes de nos maisons, afin que quelques mauvais garçons n'y entrassent pour nous piller.

Sur la plate-forme de la porte Saint-Denis, on voyait de loin un mystère dont le prévôt et les échevins de Paris avaient donné eux-mêmes le dessein au facteur. C'était un lis à sept fleurons allégoriques, au pied duquel se tenait debout un personnage en habit royal fleurdelisé d'or, représentant Charles V. Aux Filles-Dieu, un grand porc-épic rappelait celui que le roi avait adopté pour emblème, avec cette devise : Cominus ac eminusde près et de loin —, selon la croyance vulgaire qui attribuait à cet animal la faculté de lancer ses dards contre l'ennemi qui le Poursuivait. Ce porc-épic, bardé d'azur, avec des L couronnés et des soleils d'or renfermant une fleur de lis d'or sur champ d'azur, était construit artificiellement, de sorte qu'il remuait les yeux et hérissait toutes ses plumes. Deux Mores, aux vêtements de soie mi-partie bleu et rouge, le conduisaient en laisse, au moyen de deux grosses chaînes d'or tortillées. A la fontaine du Ponceau, il y avait un lis bien ordonné, qui jetait de l'eau par quatre fleurons, pour rafraîchir les passants altérés. Devant l'église de la Trinité, les gouverneurs et confrères de la Passion, qui avaient le privilège des Mystères, faisaient représenter le sacrifice d'Abraham et le crucifiement de Jésus-Christ, savoir : Jésus entre les deux Larrons, Judas pendu, Anne, Caïphe, Pilate, et plusieurs Juifs regardant le Christ, dont les plaies versaient sans cesse une manière de sang.

A la porte aux Peintres, un échafaud, surchargé de ménétriers qui jouaient de leurs instruments autour de Paix et de Bon Temps, contenait encore trois personnages allégoriques, selon le goût de l'époque, Réjouissance, Bon Pasteur et Peuple français. Ce dernier chantait ces lignes rimées en l'honneur du roi :

Je suis dehait (joyeux) menant réjouissance

A la venue du Bon Pasteur de France :

Paix et Bon Temps il entretient au monde ;

Louange, honneur, triomphe, en lui abonde :

Dieu le préserve de mal et de souffrance !

Une jeune fille, nommée Bonne Volonté, descendit de l'échafaud et présenta au roi un cerf ailé qu'elle menait en laisse, pour figurer l'obéissance de Paris, comme le disaient les vers de son rôle. Ce cerf, de vingt-six pieds de hauteur, était bardé de gueules, couleur noble par excellence, signifiant vaillance et largesse, et avait pour collier une couronne d'or où pendait l'écu de France ; les L couronnés et le soleil rayonnaient sur le pelage rouge de ce cerf gigantesque, offert à Louis XII, afin que la Ville desserve son amour.

Devant le Châtelet, sur un grand échafaud décoré d'un pavillon jaune et violet, s'élevait un lit généalogique, avec les portraitures des ancêtres du roi régnant, jusqu'à saint Louis, dont il était issu au neuvième degré ; cinq porcs-épics défendaient ce lis royal. Au fond de l'échafaud, un roi, assis sur un trône, avant à sa droite Bon Conseil et Justice à sa gauche, réunissait autour de lui Église, Peuple, Seigneurie, Pouvoir, Union, Paix, tandis que Puissance appuyait une voulge (épieu ferré) contre la poitrine de Division. Devant le Palais, la Chambre des Comptes avait fait faire un échafaud où deux cerfs-volants tenaient l'écu de France, au-dessous duquel étaient un porc-épic et deux serpents enlacés, chacun dans un lis, jetant un enfant nu et rouge par la gueule : c'était la guivre (vipère) héraldique des armoiries de la famille ducale des Visconti, placée sous la garde du porc-épic, par allusion au titre de duc de Milan que prenait le roi et aux droits qu'il prétendait avoir sur ce duché par héritage de son aïeule Valentine. Un écriteau en vers donnait à Louis XII le surnom de Bien-aimé. Ce mystère, fait par maître Jean Lapiète, clerc en la Chambre des Comptes, fut payé vingt livres tournois à son auteur, qui avait longuement vaqué en le faisant.

Ces représentations figurées de choses abstraites et ces apophtegmes allégoriques en vers, empruntés aux ouvrages des poètes français et surtout au vieux Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung, n'avaient rien d'étrange pour le peuple même, qui aiguisait sa grossière intelligence à deviner ces espèces d'énigmes par personnages. Le peuple, en France, était d'ailleurs de sa nature fort avide de voir ; les cérémonies de l'Église et de la Royauté avaient développé chez lui cet amour du spectacle, longtemps avant que les jeux scéniques des confrères de la Passion et des clercs de la Bazoche eussent ajouté à ses plaisirs et à sa curiosité.

Le roi, en arrivant à la rue Neuve-Notre-Dame, trouva l'Université qui l'attendait : le recteur était accompagné de ses bedeaux, d'un grand nombre de docteurs des quatre Facultés, en manteaux et chaperons fourrés, et d'une multitude de licenciés, bacheliers et maîtres ès arts ; un docteur prononça une moult belle harangue. Les portes de la cathédrale étaient fermées, et sur le seuil, archevêques, évêques, abbés et prélats, revêtus de chapes éclatantes, crossés et mitrés en état pontifical, reçurent le serment du roi, qui jura, sur les Saints Évangiles et sur les reliques, d'entretenir l'Église en ses libertés et franchises, de défendre la Foi catholique contre les infidèles, juifs, païens et sarrazins, et de chasser du royaume toutes les hérésies ; il jura ensuite d'entretenir les nobles, les laboureurs et les marchands en leurs lois et coutumes anciennes, de faire justice au petit comme au grand, et de veiller à la garde de son peuple.

Après ce serment, les portes s'ouvrirent : on entonna le Te Deum, pendant que le roi allait faire sa prière devant le grand autel paré des reliquaires d'or et de pierres précieuses ; maître Jean Lullier, doyen de Notre-Dame, se mit à genoux devant lui et le complimenta, au nom du clergé, en lui rappelant les exemples de ses prédécesseurs.

Le souper, suivant l'usage, était préparé au Palais, et dès le 23 juin le Parlement avait été convié par un maître d'hôtel du roi ; le banquet eut lieu dans la grand'salle, dont les lambris peints et dorés se cachaient sous des tapisseries à personnages, et dont la voûte en bois de cèdre rehaussé d'or et d'azur étincelait à la clarté des torches. Des tables abondamment servies avaient remplacé les bancs des avocats et les sacs de procès des procureurs. Les gros piliers, auxquels s'adossaient les boutiques de libraires et de parcheminiers, étaient métamorphosés en dressoirs circulaires à six degrés, chargés de vaisselle d'or et d'argent, ciselée et historiée. A ces tables venaient s'asseoir les députés de la Bourgeoisie et des Métiers, les gens des Cours souveraines et de l'Université, les officiers de la maison du roi, qui se succédaient tour à tour, largement rassasiés de viandes et de vins, si bien que jamais homme vivant ne vit tel somptueux souper à entrée de roi.

La table royale était élevée au milieu de la table de Marbre qui occupait toute la largeur de la Grand'Salle. Louis XII avait derrière lui, à sa gauche, les ducs de Bourbon et de Lorraine, les comtes de Nassau, de Montpensier, Engilbert de Clèves et Philippe de Ravestein ; à sa droite, les ambassadeurs d'Espagne. Le grand maître, qui était le seigneur de Guise, et plusieurs autres seigneurs apportaient les mets à la table du roi.

Pendant le souper, trois orchestres de trompettes, clairons et hauts ménétriers, ne cessèrent de jouer si mélodieusement que semblait paradis, et après le souper, les entremets, sorte de pâtisseries inventées pour le plaisir des yeux et façonnées d'après le caprice ingénieux de l'artiste, furent présentés à chaque convive de la table de Marbre : au roi, un porc-épic posé sur les armes de France ; au duc de Bourbon, un sanglier à ses armes ; au duc de Lorraine, un aigle à ses armes ; au comte de Montpensier, un château à ses armes ; à Engilbert de Clèves, une vache à ses armes ; à Philippe de Ravestein et aux ambassadeurs, d'autres entremets figurant leurs devises et leurs armoiries. Puis, les joyeusetés et ébatemens, composés sans doute d'un mystère des confrères de la Passion, ou d'une moralité de Pierre Gringoire, prince des Sots, ou d'un jeu de la Bazoche, se prolongèrent jusqu'à l'heure du couvre-feu, et le roi étant allé coucher dans la chambre de Saint-Louis, où les rois passaient la nuit qui suivait leur entrée à Paris, tout le monde se retira content de la fête.

Le samedi 7 juillet, toutes les Chambres s'assemblèrent au Palais, et Louis XII vint solennellement y siéger avec les pairs ecclésiastiques et les ministres de son Conseil. Le chancelier Guy de Rochefort prit la parole et dit que le roi avait toujours désiré, et à cette heure plus que jamais, le soulagement de ses sujets et les garder d'oppression, de tout son pouvoir. Il pria la cour de se conformer aux intentions du roi, en vaquant le plus diligemment qu'elle pourra administrer bonne et brève justice à ses sujets. Puis, il déclara que le roi accorderait toujours aux avis de la Cour, notamment dans le cas où il y aurait quelque mesure à prendre pour le bien et l'utilité du royaume. Le premier président, Pierre de Courthady, répondit au chancelier et commença son discours par l'apologie du Parlement de Paris, institué, dit-il, à l'instar du Sénat de Rome. Après avoir comparé le Parlement à Plutarque, qui envoya au nouvel empereur Trajan un livre sur lequel étaient écrits ces mots : Honore Dieu et les temples, il cita la comparaison que fait Homère d'un roi à un pasteur, qui défend ses moutons des loups et des larrons, et les panse en leurs maladies. Il invitait donc le roi à s'occuper des intérêts de l'Église et à s'en remettre au zèle éclairé du Parlement ; il le suppliait surtout de se garder des faux rapports, en lui faisant entendre que ses meilleurs conseillers n'étaient pas autour de lui, et que son autorité pouvait être une source de mal ou de bien, car la mer et un roi sont choses très dangereuses et très nécessaires. L’orateur, en finissant, se plaignit de la multiplication des procès affluant en Cour par la malice des partis et des praticiens. Le chancelier répliqua aussitôt, en disant que le roi n'entendait pas épargner la dépense pour l'administration de la justice, et qu'il allait pourvoir à la requête de la Cour.

Les pas d'armes et les joutes en l'honneur de l'entrée du roi furent célébrés le 10 du même mois. Les lices et les contre-lices avaient été disposées dans la grande rue Saint-Antoine, près de l'hôtel des Tournelles, et vis-à-vis d'un verger, nommé Beau-Treillis, qui faisait partie de l'ancien hôtel Saint-Paul. A l'extrémité des barrières, un lis, haut de trente pieds, portait à ses six fleurons les écus armoriés des six seigneurs qui devaient tenir le pas contre tous venans : c'étaient le comte de Nevers, entrepreneur du tournoi, sous le nom de Chevalier du Cygne ; le comte de Ligny, le marquis de Clérieu, les seigneurs de Vatan, de Rochepot et de Sandricourt. Les écus de ces tenans pendaient au-dessous de l'écu de France, entouré du collier de Saint-Michel et surmonté de la couronne impériale. A une tournelle voisine étaient attachés les écus des autres seigneurs qui voulaient éprouver leur corps pour la défense du lis, au pied duquel les hérauts, ayant un cygne blanc brodé sur leurs cottes d'armes, recevaient, du haut d'un perron d'honneur, les noms et les écus des chevaliers, qui voulaient paraître dans les joutes.

Au commencement de la journée, lorsque les échafauds furent remplis de dames et de gentilshommes, le roi, en costume royal, vint s'asseoir sur son trône ; aussitôt le cortège des tenans, annoncé par les trompettes, partit de l'hôtel de Bretagne, situé près du couvent des Célestins ; quatre gros tambours des Suisses et quatre flûtes d'argent menaient grand bruit, et à la suite des hérauts du roi, on conduisait, à l'aide de ressorts cachés, un cygne blanc qui avait une couronne d'or sur la tête ; ce cygne emblématique, haut de dix pieds, signifiant sans doute la liesse et la candeur des chevaliers du lis, devait être suivi d'une machine roulante, en forme de terrasse, sur laquelle un porc-épic mécanique faisait mouvoir tous ses dards, et une jeune pucelle, habillée à la mode de Gênes, siégeait dans une chaire de drap d'or cramoisi. C'était une manière adroite de représenter les prétentions du roi sur la principauté de Gênes et le duché de Milan. Mais, comme par un triste augure, la machine se détraqua et resta en place, sans pouvoir faire le tour des lices.

Les tenans eurent à besogner rudement, et bien des lances furent rompues par les venans, au nombre desquels on remarquait Philippe de Ravestein, le bâtard de Vendôme, le bâtard de Bourbon, le comte de Taillebourg, le sieur de Coué, Jean du Plessis, Guillaume Dampmartin et autres chevaliers renommés. Le seigneur de Clérieu, très honnête chevalier et plein de tous bons passe-temps, remporta l'honneur de la journée ; car, malgré son grand âge, il désarçonna, dans une course de lance, un gentilhomme de Picardie ; après ce beau coup, le vainqueur alla se désarmer et se rafraîchir entre deux draps : puis, il envoya son heaume à une dame, en la priant de le garder, pour l'amour de lui.

Le roi, depuis son avènement, avait acquitté bien des dettes de reconnaissance : tous ceux qui lui avaient montré du dévouement ou même de la bienveillance dans un temps où la disgrâce et la persécution s'attachaient à ses amis, furent recherchés et récompensés suivant leurs mérites ; car, sans imiter la prodigalité de Louis XI à l'égard de ses serviteurs domestiques, il savait payer les services qu'on lui avait rendus, et de son propre mouvement il pourvoyoit d'offices ou d'autres biens les personnes d'offices où d'autes biens les personnes de son choix et de son affection. Mais cette profusion d'offices, nouvellement créés, excita les murmures du Parlement, qui refusa de recevoir le serment des officiers que le roi avait pourvus. Louis XII, irrité de cette résistance à ses droits, envoya, aux Chambres assemblées, le chancelier, l'archevêque de Rouen, l'évêque d'Albi, le seigneur du Bouchage et le sénéchal de Beaucaire, pour déclarer de sa part, que, voulant reconnoître plusieurs serviteurs, lesquels dès longtemps l'ont loyaument servi et enduré des pertes de biens, il les a récompensés de ce qui est sien, comme d'offices, plutôt que d'argent, pour soulager le peuple. Le chancelier prit la parole et annonça que la connaissance de ces affaires-là serait attribuée au Grand Conseil, attendu que la Cour est trop chargée de devoirs ; il termina en disant que le roi s’émerveilloit de voir qu'on eût refusé au serment plusieurs des baillis qu'il avait élus, et que, le serment n'étant dû qu'à lui, il n'était pas en peine de le faire adresser ailleurs. Les envoyés du roi se retirèrent, sans vouloir assister à la délibération, qui aboutit à des remontrances, que le Parlement fit porter à l'hôtel royal des Tournelles, où résidait encore Louis XII, mais lui ne voulut rien entendre, malgré les efforts de la Cour, qui s'obstinait à repousser les lettres patentes concernant les nouveaux offices, et la prise de possession de ces sortes d'affaires par le Grand Conseil ne fut confirmée que le 20 août suivant par l'enregistrement de l'ordonnance du roi.

Louis XII ne se montrait pas d'humeur à supporter les exigences tyranniques du Parlement, à qui le règne de Charles VIII avait fait oublier que les rois étaient hors de page depuis Louis XI. Cependant, s'il ne souffrait pas le moindre empiétement sur les privilèges de la royauté, il se laissait volontiers diriger par les conseils des hommes d'État, aussi capables que dévoués, qui comprenaient ses vues politiques et administratives.

Les seigneurs et les prélats qui coopéraient dès lors au gouvernement avaient été plus ou moins éprouvés pendant les disgrâces du duc d'Orléans, quoique plusieurs eussent fait partie du Conseil privé de Charles VIII ; mais d'autres, qui croyaient avoir droit à une haute faveur, eu égard à leurs anciens services, furent écartés, sans doute à cause de l'influence de Georges d'Amboise, que Louis XII avait placé depuis longtemps à la tête de ses affaires. Ainsi Philippe de Commines, seigneur d'Argenton, ne fut pas même admis dans ce Conseil, soit que son caractère inspirât de la défiance au roi, soit que l'archevêque de Rouen craignît d'avoir un rival redoutable dans ce fin et adroit politique. Lorsque Commines alla complimenter ce roi nouveau, de qui il avoit été aussi privé que nulle autre personne, et voulut rappeler la cage de fer dont il avait tâté huit mois sous la régence de la dame de Beaujeu, il trouva qu'on ne se souvenoit point fort, pour l'heure, de ses troubles et pertes.

Georges d'Amboise, qui était l'âme du Conseil, avait mérité de longue date la confiance du roi. Fils d'un chambellan des rois Charles VII et Louis XI, il fut élu, dès l'âge de quatorze ans, évêque de Montauban ; il parvint bientôt après à l'archevêché de Narbonne, qu'il échangea ensuite contre celui de Rouen, sans avoir eu besoin d'employer le crédit de sa famille et de ses frères aînés, qu'il devait laisser bien loin derrière lui dans la carrière des honneurs. Il avait prévu, de bonne heure, que la couronne de France reviendrait un jour au duc d'Orléans : ce fut lui qui entraîna la fuite de ce prince en Bretagne, et qui le poussa dans sa révolte contre la régence de Madame de Beaujeu ; ce fut lui qui, après être resté deux ans prisonnier d'ans le château de Corbeil, se délivra lui-même par ses propres efforts, pour travailler aussitôt à la délivrance de son bon maître, qu'il fit sortir de la grosse tour de Bourges, avec l'aide de Madame Jeanne de France ; ce fut encore lui qui empêcha le duc d'Orléans de partir, en dernier lieu, pour l'Italie, où Charles VIII voulait l'envoyer comme en exil, sous le séduisant prétexte de devenir duc de Milan, et Louis d'Orléans en ne s'éloignant pas de la couronne, que lui promettait alors son fidèle conseiller, n'eut qu'à étendre le bras pour la saisir, à la mort du roi.

Georges d'Amboise partagea donc, pour ainsi dire, le poids de cette couronne, à laquelle ses talents de ministre allaient rendre le plus grand lustre, et dès lors il présida aux destinées du royaume, qu'il eut toujours l'ambition d'agrandir par les armes et les négociations, par les lois et les arts. Louis XII, qui le connoissoit être homme très excellent et accompli de sens, d'expérience, de loyauté et de bonne vie, le tenait fort proche de sa personne, soit qu'il traitât d'affaires sérieuses, on qu'il vaquât à récréer son esprit, toujours seul avec lui dans sa chambre, et compagnon perpétuel de ses voyages. Cette intimité du roi et du sujet fait honneur à l'un et à l'autre. Il y avait pourtant des dissentiments entre eux, mais, quelques paroles que le roi ait eues avec lui pour matières quelconques, les mérites et la prudence de son ministre croissoient avec le temps et par continuation de services. Ce grand ministre, qui ne cessa de reverser sur tous les siens la faveur que lui accordait le roi, avait appelé dans le Conseil son frère Louis, évêque d'Albi, un des plus notables prélats et des plus estimés, à cause de son intégrité et de sa douceur qui le fit surnommer le Bon. Louis d'Amboise était un habile homme d'État. Louis XI l'avait choisi, en 1474, comme personnage de grande autorité, sûr et féable, pour remplacer le lieutenant général du Languedoc, Jean, duc de Bourbonnais et d'Auvergne, et pour présider les États de la province. En 1486, Louis d'Amboise, qui savoit bien tout le fait du duc d'Orléans, et en était un des principaux conducteurs, avait failli être arrêté, en même temps que son frère l'évêque de Montauban ; mais il s'enfuit à Avignon, et pendant son absence, ses biens furent saisis jusqu'à ce qu'il obtînt de rentrer dans son évêché, en disant n'être aucunement coupable.

Les autres conseillers ordinaires du roi étaient le chancelier Guy de Rochefort, le maréchal de Gié, le seigneur de Graville, Imbert de Batarnay, sieur du Bouchage, Robertet, Louis de La Trémoille, et Étienne Poncher.

Le vertueux seigneur de La Trémoille, qui, pour sa hardiesse et bon vouloir ne trouvait rien d'impossible, eût rougi d'avoir un autre maître que le roi régnant, et il devait servir Louis XII comme il avait servi Louis XI et Charles VIII, à la guerre et au Conseil. Imbert de Batarnay était aussi un serviteur de Louis XI et de Charles VIII ; son habitude des affaires, son activité infatigable, son attachement à la couronne, l'avaient maintenu dans le Conseil des trois rois. Louis XII, dans ses lettres, le nommait mon ami, et souvent de vive voix, mon père ; il lui avait confié le soin des minutieux détails de la maison royale, et il le consultait de préférence dans les questions délicates : car le seigneur du Bouchage possédait un jugement sage, formé à l'école de la royauté. Louis Malet, seigneur de Graville, était encore un de ces anciens conseillers que le feu roi avait légués à son successeur. Ce seigneur, que Louis XI appelait son aimé et féal cousin, et qui avoit eu toute autorité auprès du roi, sous Madame de Beaujeu, parce qu'il étoit homme de grande entreprise, remplissait la charge d'amiral de France, dans laquelle il avait succédé à Louis, bâtard de Bourbon, en 1486, malgré les murmures de toute la cour, qui faisait peu de cas des prétentions généalogiques de la famille de Graville, perpétuées par ce dicton : il y a eu plus tôt un sire de Graville qu'un roi en France. Louis de Graville s'était toujours montré fort hostile au duc d'Orléans ; il n'eût pas sans doute conservé une position si élevée à côté du trône, sans le mariage de sa fille unique, héritière d'une fortune immense, avec Charles d'Amboise, seigneur de Chaumont, grand maître de France, neveu de l'archevêque de Rouen.

Pierre de Rohan, seigneur de Gié, qui avait été chargé de l'expédition du Conseil et des dépêches, pendant la maladie de Louis XI, en 1480, eut encore gros crédit sous la minorité de Charles VIII. Il était plutôt homme de guerre qu'homme d'État, et Louis XII, qui l'avait vu commander une armée en Italie, se promettait de l'employer sur les champs de bataille. Florimond Robertet, né d'une famille obscure de Montbrison, s'était élevé par son seul mérite : il savoit et avoit beaucoup vu, tant du temps du roi Charles que du roi Louis, et, sans point de faute, étoit l'homme le mieux entendu et du meilleur esprit. Le talent dont il fit preuve dans plusieurs négociations difficiles le rendit l'homme le plus rapproché de son maître, et lui attira la totale charge des affaires de France. Louis XII estimait le bon Florimond, comme serviteur prudent et loyal, il appréciait les talents de ce secrétaire d'État et continua d'utiliser cette habile plume qui ne fut onc taillée que pour servir en leurs secrets les rois.

Guy de Rochefort, chancelier de France, comme l'était son frère Guillaume, mort en 1492, avait consacré sa jeunesse aux armes et aux lettres, avant de devenir conseiller de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne ; Louis XI se l'attacha, en le créant premier président du Parlement de Dijon, et Charles VIII lui confia les sceaux, en 1496, pour le récompenser d'avoir exercé ses fonctions de premier président, pendant nombre d'années, à l'admiration de tous, tellement qu'il semblait être né pour aimer, défendre et administrer la justice. Louis XII connaissait la capacité législative de Guy de Rochefort, qui signala son action, sous ce nouveau règne, par la réforme du Grand Conseil et par la célèbre ordonnance sur le fait de la justice. Étienne Poncher remplissait auprès du roi l'office d'orateur, à cause de son érudition et de sa facilité à parler rhétorique langage, en latin de même qu'en français. Il fut d'abord simple chanoine à Tours ; mais il ne resta pas oublié, dans la charge de conseiller clerc au Parlement de Paris, lorsque Louis XII appela auprès de lui ceux qui avaient bien servi le duc d'Orléans. Étienne Poncher, homme habile, instruit par l'expérience de la vie ainsi que par l'étude des sciences, méritait de s'avancer à la fois dans les honneurs politiques et ecclésiastiques.

Ces conseillers étaient alors fort occupés à seconder les vues de Louis XII, qui désirait le bien de son royaume autant que celui de sa couronne : déjà l'ordonnance pour l'entretènement de la justice, abbréviation des procès et soulagement du peuple, avait été présentée à l'examen du Parlement, qui balançait à enregistrer cette ordonnance à laquelle il n'avait eu aucune part et qu'il s'apprêtait à remanier, comme l'œuvre du Grand Conseil ; une autre ordonnance, concernant l'Université, était élaborée sous les yeux du roi, qui veillait lui-même à la police intérieure de la France, en même temps que ses ambassadeurs lui assuraient une paix honorable dans les cours étrangères.

Dès le 1er juillet, l'archiduc d'Autriche, comte de Flandre, avait reconnu, par lettres patentes, que les appellations de son comté de Flandre devaient ressortir en la Cour du Parlement de Paris. Il déclarait, en même temps, que, loin de donner empêchement à l'exécution de certain arrêt de ladite Cour, relatif à l'évêché de Tournay, il avait toujours, par bonnes remontrances, agi pour contenter le roi de France, son suzerain. Le 2 août, les députés de l'archiduc conclurent en son nom un traité, qui fut juré solennellement à Notre-Dame, et ratifié le 16 août suivant ; par lequel le roi, ayant égard aux affaires de l'archiduc, l'exemptait de venir en personne rendre hommage du comté de Flandre, et consentait à envoyer vers lui quelque bon et grand personnage, qui recevrait, en son nom, cet hommage de vassal.

Louis XII avait songé à obvier aux embarras que l'Espagne lui susciterait dans les affaires d'Italie. Les ambassadeurs de Ferdinand V le Catholique et d'Isabelle, roi et reine de Castille et d'Aragon, arrêtèrent les bases d'un traité de paix et d'alliance, qui fut signé et juré, le 5 août, au couvent des Célestins, près de Marcoussis, par le roi de France, assisté de Georges d'Amboise, archevêque de Rouen, de François d'Orléans, comte de Longueville, et de Dunois, d'Engilbert de Clèves, comte de Nevers, du seigneur de Clérieu, gouverneur de Paris, du sire de La Gruthuse, et autres seigneurs. Ce traité invoquait l'amitié qui existait, depuis les temps les plus anciens, entre les rois d'Espagne et de France, amitié telle qu'on n'en voit pas une autre plus utile et plus grande dans l'univers : il garantissait les relations commerciales entre les deux royaumes et la sincère fraternité des deux rois à perpétuité. Louis XII et Ferdinand ne renonçaient ni l'un ni l'autre à leurs droits sur certaines portions de territoire, contestées entre eux ; mais ils s'en référaient à des arbitres siégeant en ville neutre. Le roi Catholique s'engageait à traiter en ennemis tous ceux qui attaqueraient le royaume ou les sujets du roi Très Chrétien, et ce sans exception de personne au monde, hormis le Pontife romain, quels que fussent d'ailleurs les liens du sang et les devoirs de parenté.

Le roi d'Angleterre, Henri VII, encore ébranlé sur son trône par la révolte du comte Warwick et de Perkins Warbec, avait accepté l'alliance de Louis XII avec d'autant plus d'empressement, que le roi d'Écosse, Jacques IV, qui menaçait sans cesse les frontières du Northumberland, était, comme ses prédécesseurs, l'allié fidèle des rois de France. On ratifia le traité d'Étaples, fait en 1492, et la paix, que jurèrent à Notre-Dame les ambassadeurs anglais, le 14 juillet, fut célébrée par des processions générales et des feux de joie dans Paris. Mais c'était à la Cour de Rome que se traitaient les importantes négociations, qui devaient amener le divorce de Louis XII et son mariage avec la reine veuve Anne de Bretagne. Georges d'Amboise et son frère, l'évêque d'Albi, dirigeaient ces deux graves affaires, de concert avec César Borgia, fils naturel du pape.

Le pape Alexandre VI — Roderic Borgia, de Valence en Espagne —, qui, après la mort d'Innocent VIII, avait acheté la tiare, partie arec deniers, partie avec promesses, unissait au génie d'un grand homme les vices d'un profond scélérat : sa subtilité, son éloquence persuasive, son adresse merveilleuse, eussent tourné au profit de la papauté, s'il avait eu quelque peu de sincérité, de honte, de vérité, de foi, et de religion ; si ses mœurs corrompues, son avarice insatiable, son ambition immodérée, sa cruauté plus que barbare, n'avaient pas fait de la Cour de Rome un repaire de meurtres et de turpitudes. Cependant ses actions les plus criminelles se déguisaient sous un faux air de grandeur, et la majesté d'apparat, qu'il savait si bien étaler en public, l'entourait encore d'un certain prestige, quoiqu'il n'y eût pas, même parmi les sauvages, un monstre qui l'égalât en tyrannie, en concupiscence et en déloyauté.

Il avait toujours été possédé d'un ardent désir d'élever et faire grands ses enfants, particulièrement César Borgia, qui étoit grand parmi les méchans ; son père l'avait fait cardinal de Valence, mais cet étrange cardinal aspirait à échanger le chapeau rouge contre un heaume de chevalier, et, comme las de ses débauches, à prendre une femme légitime. Les guerres continuelles entre les petits États et les petits princes d'Italie, Ursins et Colonne, Pisans et Florentins, Venise et Milan, avaient excité 1 émulation guerrière de César Borgia, et le mariage de sa sœur Lucrèce avec Alphonse, seigneur de Biselli et de Salerne, fils naturel d'Alphonse II, roi de Naples, le décida enfin à se marier lui-même. Il arrêta ses vues sur une fille de Frédéric III, roi de Naples et de Sicile, qui avait succédé en 1496 à son neveu Ferdinand II. Cette princesse, cousine de Charles VIII, du côté de sa mère Anne de Savoie, avait été nourrie à la Cour de France, sous les yeux de sa tante Charlotte de Savoie, veuve de Louis XI, laquelle mourut au moment même où se traitait le mariage de sa nièce avec le roi d'Ecosse. Le mariage n'avait donc pas été conclu, et la princesse Charlotte était restée damoiselle de la reine Anne de Bretagne, avec trois cents livres de gages, quoique son père fut alors devenu roi. Frédéric III, à qui le pape avait demandé, pour son bâtard, la main de Charlotte avec la principauté de Tarente, comprit qu'en démembrant le royaume de Naples, il s'exposerait, faible de forces et épuisé de deniers, à voir bientôt sa couronne passer sur la tête d'un gendre plus puissant que lui, et il préféra s'aliéner par un refus le chef de l'Église, plutôt que de recevoir un ennemi dans sa maison.

Alexandre VI ne perdait pourtant pas l'espoir de donner à son bienaimé fils l'épouse et le douaire, que Frédéric n'avait pas voulu accorder à César Borgia ; il n'eut qu'à prêter l'oreille aux propositions d'alliance que Louis XII, en montant sur le trône, lui avait fait transmettre, et aussitôt la meilleure intelligence s'établit entre eux, dans leur intérêt commun, par l'entremise de Georges d'Amboise et du cardinal de Valence, qui avaient pleins pouvoirs l'un à Rome, l'autre en France. César Borgia s'obstinait à prétendre à une alliance que le roi de Naples avait repoussée, et il voulait obtenir du roi de France sa royale pupille, malgré la volonté du père de Charlotte : on lui fit espérer que la résistance de Frédéric tomberait devant les avantages de cette union, que Louis XII avait à cœur ; on lui promit des domaines en France, aussi considérables que la principauté de Tarente. Alexandre VI fut gagné, aussitôt que son fils l'eut été. Une bulle, datée du 29 juillet 1498, annonça que le pape avait accueilli la requête en divorce, présentée avec raisons valables par le roi Louis XII, et nomma commissaires, pour informer et procéder juridiquement, Louis d'Amboise, évêque d'Albi, et Fernand, évêque portugais de Ceuta en Afrique, nonce du pape en France.

Louis XII, qui était à Étampes avec la reine veuve, Anne de Bretagne, répondit à la bulle d'Alexandre VI, par l'envoi des lettres patentes enregistrées à la Chambre des comptes de Dauphiné, dans lesquelles il cédait perpétuellement et à toujours, de certaine science, grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale et delphinale, les comtés et seigneuries de Valentinois et Diois, à son très cher et très aimé cousin damp César Borgia, en faveur du Saint-Père, duquel il est prochain parent, par considération des bons services que le seigneur damp César lui a faits et fera, pour cause de certain mariage que le roi entend Jaire de la personne dudit Borgia, afin de l'attirer à la Cour de France, et de l'y maintenir honorablement, ainsi que bien lui appartient.

Dès lors un pacte d'amitié fut conclu définitivement entre le pape et le roi de France. Le pape expédia coup sur coup plusieurs bulles destinées a faciliter la procédure du divorce : la première enjoignait aux délégués apostoliques de faire citer et comparoir devant eux Madame Jeanne de France et autres du procès ; la seconde nommait un nouveau commissaire, Philippe de Luxembourg, évêque du Mans, cardinal du titre de Saint-Pierre et Saint-Marcellin ; la troisième donnait aux trois commissaires, pouvoir de désigner des personnes sages et éclairées, constituées en dignité, pour procéder en leur nom dans tous les lieux où ils ne pourraient se transporter eux-mêmes ; la quatrième les autorisait à contraindre, par censures ecclésiastiques, tous ceux qu'il serait nécessaire d'interpeller ; enfin la cinquième bulle, prévoyant le cas où le divorce serait licite, dispensait des degrés de parenté ou d'affinité, qui pouvaient empêcher l'alliance du roi et d'Anne de Bretagne ; mais cette dernière bulle ne parvint pas en France, et César Borgia la retint par devers lui pour s'en faire, au besoin, une arme ou un instrument utile.

César, comte de Valentinois et Diois, avait déclaré, dans une assemblée secrète des cardinaux, que son caractère et sa vocation étant opposés à l'état ecclésiastique, il suppliait le Saint-Père de lui permettre d'abandonner tous ses bénéfices, de reprendre l'habit séculier et de contracter mariage. Les cardinaux s'en référèrent au jugement du pape, et le même jour où César devint soldat, de cardinal et archevêque de Valence qu'il était, Louis de Villeneuve, ambassadeur du roi de France, fit son entrée à Rome, où il venait chercher le comte de Valentinois, pour l'amener à la Cour de France, et pour lui offrir, de la part de Louis XII, une compagnie de cent lances, et vingt mille livres de pension avec la châtellenie et seigneurie d'Issoudun.

Pendant que le procès du divorce s'instruisait à Tours, le roi prenait toutes les mesures nécessaires pour assurer l'exécution du traité qui devait rattacher le duché de Bretagne à la couronne de France. Son ancien amour pour la duchesse Anne s'était réveillé, mais son zèle pour le bien de la royauté ne s'était pas endormi, et si leurs cœurs se rapprochaient avec une mutuelle sympathie, leurs intérêts politiques, étant bien différents, s'opposaient à un accord que contrariait la raison d'État ; toutefois, les conventions réciproques furent arrêtées d'avance, telles que les désiraient Anne et ses Bretons. Louis XII avait mis dans cette transaction une condescendance qui lui valut sans doute cette lettre de remerciement écrite à la hâte, sur une mauvaise feuille de papier sans date et sans scel : Monsieur mon bon frère, j'ai reçu, par M. de La Pommeraye, vos lettres, et avec sa charge entendu la singulière bénévolence et amitié que vous me portez, dont je suis très consolée, et vous en remercie de tout mon cœur, vous priant de toujours ainsi continuer, comme c'est la ferme confiance de celle qui est et à toujours sera votre bonne sœur, cousine et alliée, ANNE.

Anne de Bretagne, qui s'était rendue à Paris au mois de juin, pour faire enlever les meubles et joyaux qu'elle avait droit de revendiquer par son acte de mariage, se rendit au château d'Étampes, où Louis XII l'avait précédée ; et là, en présence des seigneurs du Conseil privé du roi et de la duchesse, il fut arrêté, promis et juré sur les Saints Évangiles et le Canon de la messe, que le roi remettrait à la duchesse les villes de Brest, Saint-Malo et Conches, qu'il avait entre les mains, et garderait seulement les châteaux de Nantes et de Fougères, pour sûreté et accomplissement du mariage qu'il déclare vouloir faire, à charge néanmoins de les restituer aussi, en cas que dedans le temps et terme d'un an il n'épouse la duchesse, licitement et sans charge de sa conscience, selon la loi de Dieu et ordonnance de l'Eglise, ou bien s'il venait à mourir avant le mariage. Anne de Bretagne s'engageait, de son côté, à épouser son seigneur le roi incontinent que faire se pourra, connaissant les biens, utilité et profit, qui, au moyen de ce traité, peuvent advenir aux royaume de France et duché de Bretagne. Ensuite Louis de La Trémoille, gouverneur de Nantes et de Fougères, signa un autre acte scellé de cire jaune, et promit, sur sa foi et honneur de rendre lesdits châteaux, si le mariage n'avait pas lieu dans le terme d'un an prochain.

Après ce singulier traité, Anne prit congé du roi et retourna, avec ses dames et damoiselles, en son duché de Bretagne, où la restitution de Saint-Malo et de Brest ne s'opéra pas sans un ordre exprès du roi, les capitaines de ces deux places craignant d'être dupes d'une des finesses, que le sieur du Bouchage leur avait fait pressentir dans ses missives après la mort de Charles VIII. La reine veuve, qui avait précédemment assemblé ses États de Bretagne et accompli tous les actes de l'autorité souveraine, renouvela le deuil des personnes de sa maison, auxquelles furent distribués des draps de laine et de soie de différents prix, depuis soixante-dix sous jusqu'à huit livres six sous l'aune. Elle fit frapper aussi des écus d'or, les premiers qui aient porté un millésime, avec cette légende : Anna, Dei gratia, Francorum et Britonum ducissa. Cette monnaie la représente assise sur son trône, couronnée, et revêtue du manteau royal semé d'hermine et de fleurs de lis, tenant le sceptre et l'épée de justice ; sur le revers, la croix fleurdelisée aux quatre bouts, avec la couronne ducale, est entourée de l'ancienne devise des monnaies royales françaises : Sit nomen Domini benedictum.