LE samedi, veille du dimanche des
Rameaux, appelé Pâques fleuries, septième jour d'avril de l'an 1498, le roi
Charles VIII, qui était alors, avec la cour, au château d'Amboise, qu'il
faisait achever sous ses yeux, sortit de sa chambre, accompagné de sa femme,
de son confesseur Jean de Besly, évêque d'Angers, et de quelques-uns de ses familiers. Charles, dont la jeunesse avait été assez folâtre et dissolue, perdait ses forces depuis plusieurs mois, et son
état de langueur augmentait sans cesse avec l'amaigrissement de son corps, il
paraissait exténué et mourant. Toutefois, il méditait une nouvelle expédition
en Italie, le plus magnifique voyage que
roi de France eût fait longtemps auparavant et ne pensoit point à la mort. Un célèbre physiognomoniste
Malien de ce temps-là avait fait pourtant cette prédiction, en voyant Un
portrait de Charles, peint au naturel : Ce
grand roi vivra peu et mourra d'un catarrhe ! Charles VIII, qui sembloit détester les voluptés passées et soi recueillir à
chaste conversation,
avait reçu, le matin même, des lettres du prophète de Florence, le saint homme frère Hiéronyme Savonarole, qui, demandant à
grands cris la réforme de l'Église par l'épée, appelait le roi de France à
Rome, en le menaçant de la punition de Dieu dans le cas où il n'accomplirait
pas cet ordre du Ciel. Le roi,
préoccupé de ces prophéties, qu'il croyait intéresser son salut, se promenait
silencieusement, avec la reine, au milieu des tailleurs, peintres et ouvriers
excellents qu'il avait ramenés d'Italie afin de propager le goût des arts
dans son royaume. Des gentilshommes avaient imaginé, ce jour-là, de jouer à
la paume, pour donner du passe-temps au roi, qui aimait beaucoup cet exercice
fatigant, auquel sa santé ne lui permettait plus de se livrer. Le jeu était
donc engagé dans les fossés, et Charles VIII consentit à s'y rendre, ainsi
que la reine, qu'il n'avait jamais conduite en cette partie du château,
fréquentée seulement par les domestiques. Ils entrèrent ensemble dans la
galerie Haquelebac, ainsi nommée d'un certain Haquelebac qui l'avoit eue autrefois en garde : c'étoit le plus déshonnête
lieu de céans.
La porte de cette vieille galerie, que le roi se proposait de faire abattre,
était si basse, qu'il se heurta le front, en passant, combien qu'il fût bien
petit, et demeura un instant comme ébloui par la violence du coup ; mais on
le soutint, et il se remit bientôt en apparence, tellement qu'il regarda
longtemps les joueurs et devisoit à tout
le monde. Cependant
un fatal pressentiment lui dicta ces dernières paroles adressées à son
confesseur, qui l'entretenait du jugement de Dieu : J'espère de n'offenser jamais Dieu mortellement ni
véniellement, moyennant sa sainte grâce. En prononçant ces mots, il cheut à la renverse etfut tout à coup atteint d'un
catarrhe qui lui tomba dans la gorge. Cette attaque d'apoplexie avait été prévue et
annoncée par quatre bons physiciens, qui voulaient le purger, peu de temps
auparavant ; mais le roi n'avait confiance que dans le plus fol de ses médecins, et les autres
n'osoient parler,
après cet oracle, qui était seul écouté. Les soins les plus empressés ne
réussirent pas à rendre le sentiment au moribond, transporté dans une chambre
voisine, la plus sale qui fût au château
et ou n'avoit pas seulement un lit garni de couche et de draps blancs. Ce fut sur une méchante
paillasse que le roi de France agonisa jusqu'à onze heures du soir. La
reine, présente à ce douloureux spectacle, faisait un deuil merveilleux ; ses
cris et ses sanglots étaient entendus de son époux expirant, qui ne pouvait
lui adresser un dernier adieu. Enfin il fallut l'enlever de force et la
ramener dans sa chambre, où ses larmes se mêlèrent à celles de ses dames et damoiselles d'honneur. Charles VIII, qui s'était
confessé deux fois dans la semaine, l'une à cause de l'approche de Pâques et
l'autre à cause des écrouelles qu'il avait touchées, reçut l'extrême-onction,
avec les encouragements de son confesseur ; il retrouva trois fois la parole
pour murmurer cette prière : Mon Dieu et la
glorieuse vierge Marie, monseigneur saint Claude et monseigneur saint Blaise
me soient en aide !
Il ne cessait de faire signe qu'il s'unissait d'intention aux prières des
prêtres, et il donnoit des marques d'un
bon chrétien et vrai catholique ; enfin, il rendit l'âme, après neuf heures de
souffrances, et ainsi, dit Commines dans ses Mémoires,
départit de ce monde un si puissant et si
grand roi, et en si misérable lieu. Un
bruit courut alors, qui se renouvelait toutes les fois qu'un prince mourait
subitement : on attribuait au poison la mort de Charles VIII, qu’on avait vu
flairer une orange au moment où l'apoplexie l'avait frappé. On supposa, en
effet, jusqu'à la fin du XVIe siècle, que le boucon italien, comme on disait, avait empêché Charles VIII
d'entreprendre un second voyage de Naples, 'qu'il projetait et qu'il avait
déjà préparé. Le roi
défunt étant encore tout chaud, une partie de la cour quitta Amboise, la nuit
même, pour aller au-devant de la nouvelle royauté, pendant que les courtisans
restés auprès du corps de Charles tenaient conseil ; déjà plusieurs ambitions
s'agitaient autour de la couronne, et l'on répétait sourdement, de bouche en
bouche, que, selon les lois du royaume, le duc d’Orléans était déchu de ses
droits d'héritier présomptif depuis qu'il avait porté les armes contre son
roi et souverain seigneur dans la guerre civile de Bretagne. Louis,
duc d'Orléans, qui résidait alors au château de Montils-sous-Blois, avec sa
femme Jeanne de France et son principal conseiller Georges d'Amboise,
archevêque de Rouen, ne s'attendait pas à la nouvelle que lui apportèrent en
toute hâte quelques seigneurs impatients de se concilier ses bonnes grâces,
avant même que le roi eût rendu le dernier soupir. Les Messages vinrent
bientôt de toutes parts, et le duc d'Orléans eut le temps de se consulter
avec l'archevêque de Rouen, très sage et
de subtil esprit, bien vivant en son état, bon et loyal serviteur. La mort de Charles VIII arriva
dans un moment où le duc d'Orléans, environné d'espions et d'ennemis, allait
peut-être se jeter dans une seconde révolte ; sa maison étant un foyer
d'intrigues secrètes, qui donnaient de l'ombrage au roi, celui-ci eût été
forcé d'user de rigueur envers son beau-frère : on disait déjà tout haut, à
la cour, qu'on lui voidoit ôter de ses
archers et de ses gardes et l’envoyer ailleurs, et M. de Rouen à Rome. Le duc d'Orléans avait à redouter
le parti de sa belle-sœur, Madame Anne de Beaujeu, qui lui avait toujours été
si hostile depuis le commencement du règne de Charles VIII, et qui semblait
encore le poursuivre avec d'autant plus d’acharnement qu'elle se conformait à
la politique de son père, Louis XI, en inspirant au roi son frère de la
défiance et presque de la haine pour le chef de la branche d'Orléans.
Celui-ci n'avait pas ignoré que, dans les Premiers temps du gouvernement de la
duchesse de Bourbon-Beaujeu, peu s'en
fallut qu'il ne fût tué aux états de Tours, et que, de retour à Paris, il fut
en danger de mort au bois de Vincennes. La
crainte de tomber dans un nouveau piège empêcha donc le duc d'Orléans de
partir sur-le-champ pour Amboise, où son absence, en pareille circonstance,
pouvait être funeste à ses intérêts : il resta inquiet et indécis jusqu'au
matin, dans l'attente des événements ; ce fut l'arrivée du seigneur du
Bouchage qui le décida enfin à se rendre promptement au château d'Amboise.
Imbert de Bastarnay, baron du Bouchage et d'Autan, conseiller et chambellan
du roi, était un homme bien sage et qui
avoit eu grand crédit avec le roi Louis, et encore de présent avec le roi
Charles ; son
crédit ne fit que s'accroître à l'avènement de Louis XII. Le duc
d'Orléans, dès son entrée dans Amboise, fut reçu, reconnu et honoré comme roi ; il avait pleuré en apprenant
la mort de Charles VIII, et il en avait dit hautement tout plein de bien ;
ses pleurs recommencèrent à couler lorsqu'il fut introduit dans la chambre où
le corps du défunt était exposé, visage découvert, gisant sur une table, en habillement royal ainsi qu'il est
de coutume,
sous la garde des chambellans : il s'arrêta sur le seuil, pour saluer son
prédécesseur, et après avoir jeté de l'eau bénite, il se retira, en disant,
les larmes aux yeux, que Dieu lui voulût
pardonner ! S'étant
déshabillé pour prendre le deuil, que les rois portaient couleur de pourpre,
il alla visiter la reine veuve, dont la douleur refusait opiniâtrement toutes
les consolations. Elle n'avait pris aucune nourriture depuis vingt-quatre
heures, et le sommeil n'avait pas fermé ses paupières un seul instant. Elle
répondait à ceux qui la suppliaient de ménager sa vie : Je dois suivre le chemin de mon mari. Anne de Bretagne, pour mieux
exprimer ses regrets, s'était vêtue de noir, couleur symbolique de la constance
en amour, parce que le noir ne se peut déteindre. Ce fut le premier exemple
de deuil porté en noir par une reine de France ; car, de temps immémorial,
les veuves de nos rois prenaient des vêtements blancs pour le reste de leur
vie, et cette couleur, qui représentait la foi gardée au défunt, fut
l'origine du nom de reine blanche, attribué autrefois à toutes les veuves de
rois. Le
nouveau roi trouva la pauvre veuve dans un tel désespoir, qu'il craignit
qu'elle n'eût pas la force de le supporter ; il la réconforta, en lui rappelant
leur ancienne amitié et s'offrant à elle
de la meilleure sorte qu'il lui fût possible ; mais Anne de Bretagne
redoublait de sanglots à la vue du duc d'Orléans, qu'elle avait aimé avant
d'épouser Charles VIII, et semblait persister plus que jamais dans sa volonté
de rejoindre l'époux qu'elle avait perdu : cette affliction désordonnée, en effet,
pouvait abréger ses Jours. Le roi se retira, fort triste du spectacle qu'il
avait eu sous les yeux : craignant pour la reine l'effet d'une douleur trop
vive et trop prolongée ; mais connaissant sa grande dévotion, il lui envoya
deux médecins de l'âme, chargés d'une mission pieusement consolatrice. L'un
était Guillaume Briçonnet, cardinal évêque de Saint-Malo, homme riche et bien
entendu en finances, directeur religieux et politique de Charles VIII, qui le
tenait en singulière estime, et qui se conduisait en toute chose d'après les
conseils de ce noble ami. L'autre était Jean de la Mare, évêque de Condom,
prélat sage, pieux et instruit, plein de vertu et de savoir, qui Passait pour
l'orateur le plus éloquent du clergé de France. Lorsque
le cardinal de Saint-Malo et l'évêque de Condom entrèrent dans la chambre de
la reine, ils trouvèrent cette princesse gisant à terre, en un coin de la
salle, et pleurant ; à l'aspect de Guillaume Briçonnet, qu'elle avait vu si
souvent dans l'étroite familiarité du défunt roi, elle éclata en
gémissements, et se précipita dans les bras de ce respectable ami, qu'elle
inonda de larmes. Le cardinal voulut l'inviter à la résignation, avec des
paroles de l'Évangile ; mais, comme la reine pleurait plus abondamment, il ne
contint plus sa propre émotion et fondit en pleurs, au souvenir de son bon
maître. Anne de Bretagne fut soutenue et consolée par la religion, qui lui
ordonnait de vivre, et si elle ne se conforma Pas aux exhortations de Jean de
La Mare, lequel la pressait de parler joyeusement du défunt, en louant ses
gestes, sa débonnaireté, la grandeur de son courage, elle consentit à prendre
quelque nourriture ; mais bientôt elle retomba dans un profond désespoir, à
l'occasion duquel le sieur du bouchage écrivait à sa femme, le 11 de ce mois
: La reine continue toujours en son deuil, et
l'on ne la peut apaiser. Je crois que le roi la viendra voir quelque jour de
cette semaine. Le roi
ne demeura qu'un jour à Amboise, et revint à Blois tenir sa cour, après avoir
réglé les cérémonies des obsèques avec une magnificence qui surpassa même les
désirs d'Anne de Bretagne. Il approuva l'ordonnance dressée à cet égard par
les soins du grand écuyer Pierre d'Urfé et du grand chambellan Louis de La
Trémoille ; puis, de retour à Blois, il écrivit aux gens des Comptes de Paris
pour leur faire savoir qu'il désirait, sur
toutes choses, l'enterrement de notre très cher seigneur et frère le roi, que
Dieu absolve, être fait au plus grand honneur et solennité que faire se
pourra. Il ne
perdit pas de temps pour affermir sa royauté avant qu'on osât la lui
disputer. Il annonça son joyeux avènement aux principales villes de France,
même aux villes de Bretagne dans lesquelles le roi son prédécesseur avait mis
garnison, et comme s'il appréhendait quelque entreprise hostile de ce
côté-là, il sembla s'apprêter à garder cette province que le veuvage de la
reine allait détacher de la couronne. Par son ordre, le sieur du Bouchage
écrivait, le 18 avril, à M. de Morennes, gouverneur du mont Saint-Michel : Ne mettez dedans la place personne vivant qui soit plus
fort que vous, car beaucoup de finesses se peuvent jouer en telles mutations.
Je vous prie que vous ayez bien l'œil, et qu'y fassiez bon guet et bonne
garde. Louis
XII, par sa bonté et sa modération, fonda son nouveau règne sur la
reconnaissance de ses officiers et rallia bien des sentiments opposés à lui,
en disant qu'il vouloit tenir tout homme
en son entier et état.
Cette déclaration, jointe à la promesse de ne rien changer à la feuille des
pensions pour le reste de l'année, fut accueillie avec d'autant plus
d'étonnement et de joie qu'il avait à se plaindre de beaucoup de monde, et
que les meilleurs serviteurs de Charles VIII s'étaient montrés hostiles au
duc d'Orléans. Mais Louis XII dit hautement que c’étoit honnir et maculer le cœur d'un prince généreux que
d’y laisser entrer et prendre pied ce monstre infernal de vengeance qui le
pourroit détourner ou reculer de tous autres desseins vertueux. Le premier chambellan du feu
roi, Louis de La Trémoille, surnommé le Chevalier sans reproche, pouvait
s'attendre à une disgrâce éclatante, sinon à des représailles de la part du
duc d'Orléans, qu'il avait fait prisonnier à la bataille de
Saint-Aubin-du-Cormier, après l'avoir poursuivi avec vigueur dans la guerre
de Bretagne. Il n'aurait donc quitté le corps de son dernier maître que pour
se retirer dans sa seigneurie de Thouars, si Louis XII, de son propre mouvement,
ne l'eût mandé exprès pour le confirmer dans toutes ses charges, en le priant
de lui être aussi loyal qu’à son prédécesseur Charles, avec promesse de
meilleure récompense. Cette conduite adroite et magnanime réjouit le peuple,
qui prêtait l'oreille aux échos de la cour : on répétait partout qu'à un prince très libéral étoit succédé un roi très prudent. Le duc
de Bourbon, Pierre II, et la dame de Beaujeu, sa femme, étaient au château de
Moulins quand Charles VIII mourut, et ils apprirent cette mort imprévue en
même temps que l'avènement du duc d'Orléans. La duchesse, qui gouvernait son
mari, homme paisible, bénin et de bon
vouloir, sans mauvaistié ni tromperie, comme elle avait gouverné Charles VIII, ne trouva
pas de chances favorables pour faire passer la couronne sur sa tête, comme
elle l'avait espéré, et la douleur qu'elle ressentit de la perte de son frère
l'empêcha d'agir lorsque ses amis et partisans n'étaient pas encore confondus
parmi les serviteurs de Louis XII. Elle attendit quelques jours avant
d'envoyer complimenter le nouveau roi, qui, en l'invitant à venir elle-même
avec Monseigneur, renchérit sur sa gracieuseté ordinaire pour les attirer
tous deux à sa cour. Ils vinrent donc à Blois, et cette démarche, dont Louis
leur sut bon gré, entraîna le petit nombre de seigneurs qui se tenaient
encore à l'écart, par politique, défiance ou honte ; bientôt arrivèrent les
députations de Paris et des autres bonnes villes, pour rendre leurs respects
et obéissances au roi, qui ne les congédia pas, sans leur laisser une haute
idée de sa justice et de sa bénignité. Ce fut dès ce moment qu'il brigua le
surnom de Père du peuple, en manifestant l'intention de soulager les maux du
pauvre peuple. Les délégués de la ville d’Orléans excusèrent leurs
concitoyens d'avoir grandement offensé ce bon prince avant qu'il fût roi, et
le supplièrent de ne pas égaler le châtiment a la faute. Mais Louis XII leur
répondit qu'il ne seroit décent et à
honneur à un roi de France de venger les querelles d'un duc d'Orléans, et Çu
il oublioit le passé et se retenoit pour ses nobles et loyaux sujets. Ce
noble oubli des injures annonçait un roi bénin et clément. Le 18
avril commença le convoi de Charles VIII, qui fut porté à 1 église de
Saint-Florentin par vingt-quatre officiers de sa maison habillés de noir aux
armes de France, et qui partit d'Amboise, sous la conduite du Premier
chambellan, Louis de La Trémoille : deuil solennel et magnifique, promenant
de ville en ville les regrets et les larmes qui suivaient le corps du roi
défunt. Quatre cents pauvres vêtus de noir, avec des torches allumées,
ouvraient la marche ; le capitaine des cent archers, Claude de La Châtre, que
sa réputation d’homme de bien avait désigné pour porter le guidon du corps du
roi, précédait sa bande, à cheval, entre les deux haies de pauvres ; après
les archers en robes noires chevauchaient le premier Maître d'hôtel, les
quarante maîtres d'hôtel, les gentilshommes de la maison, panetiers,
échansons et valets tranchants, tous un bâton noir à la main ; venait ensuite
le grand-maître avec les autres pensionnaires du roi ; puis les huissiers
d'armes, leurs verges hautes et la tête nue, les chevaucheurs d'écurie, les
trompettes, les pages de l'écurie, montant les Petites haquenées du roi. Six
pages vêtus de velours noir, sur des coursiers pareillement houssés de
velours noir, traînant à terre, avec la croix blanche dessus, escortaient le
cheval de l'épée, sur lequel était exposée l'épée royale ; les hérauts et les
sergents, tenant leurs masses d'armes renversées, et les deux plus anciens
maîtres des requêtes, accompagnaient le grand écuyer, devant le chariot du
corps, qui roulait lentement, au milieu des laquais à pied, des vingt-quatre
suisses et des Vingt-quatre archers de la garde à cheval. A la gauche du
chariot, Louis d’Aux, premier valet tranchant, portait le pennon du roi,
qu'il déployait l'entrée des villes et des églises ; à la droite, le seigneur
d'Alègre avait été choisi comme bon personnage et de bonne maison, pour
porter l’enseigne du roi, roulée autour de sa lance et couverte de son
fourreau. Les quinze Cordeliers de l'Observance et les quinze Bons-hommes ou
Minimes, qui avaient fait le service auprès du corps dans la chapelle ardente
du château de Blois, allaient derrière, en récitant des oraisons. Les
princes, cardinaux, prélats, chevaliers de l'ordre et chambellans, qui
étaient seigneurs du deuil, joignoient la bannière du roi, dès que le
convoi s'arrêtait dans une église, et les gentilshommes de la maison leur
servaient d'escorte, la hache au poing. Le
convoi fut dix jours en route, et par toutes les villes où il passa, l'éclat
du luminaire était si grand, que les églises paraissaient en feu. Il arriva,
le 28 avril, au monastère de Notre-Dame des Champs, près de Paris, où,
suivant l'ancien usage, les rois décédés hors de la capitale étaient ramenés,
pour être transportés de là, par les gens de leur bonne ville, à l'abbaye
royale de Saint-Denis. Le Parlement, l'Université, la Cour des comptes, le
prévôt de Paris, le prévôt des marchands et les échevins étaient venus faire
reconnaître, par le premier chambellan, leurs privilèges honorifiques
relatifs au cérémonial de la pompe funèbre du feu roi. Les frais de ces funérailles
magnifiques montèrent à quarante-cinq mille livres, qui furent payées sur le
patrimoine de Louis XII, car on ne savait guère, pour l'heure, où prendre
ailleurs de l'argent. Tandis
que les préparatifs du sacre se faisaient à Reims, Louis XII envoyait des
ambassadeurs dans les cours étrangères, élaborait des lois avec son Conseil,
et récompensait ceux qui ne l'avaient pas délaissé durant sa mauvaise
fortune. Il était venu résider au bois de Vincennes, où le Parlement alla le
complimenter (8 mai)
et reçut de lui recommandation expresse de
faire la justice à ses sujets. Un des
premiers actes de ce règne fut un éclatant pardon des injures. Le duc et la
duchesse de Bourbon n'avaient de leur union qu'une fille, nommée Suzanne ;
or, le traité de leur mariage, conclu le 3 novembre 1473, renfermait cette
clause, que Louis XI n'avait pas exigée sans dessein : Voulons et consentons expressément que tous les duchés,
comtés, terres et seigneuries qui sont à présent en la maison de Bourbon,
retournent à monseigneur le roi et à ses successeurs rois de France, au cas
que nous irons de vie à trépas sans hoirs mâles descendant de notre corps en
droite lignée et loyal mariage. La mort prématurée de Charles VIII avait donc détruit toutes
les espérances de la duchesse de Bourbon, qui s'était flattée de ne pas
trouver d'obstacle à l'annulation de cette clause préjudiciable aux intérêts
de sa fille ; car le feu roi, au retour de Naples, avait appelé auprès de lui
le jeune Charles, comte de Montpensier, qu'il nourrissoit en sa chambre, en annonçant qu'il le
marierait avec sa cousine Suzanne. Il sembla que ces projets d'agrandissement
pour la maison de Bourbon fussent renversés de fond en comble, du moment que
Louis XII eut en main le pouvoir. Le
sacre eut lieu le 27 mai, en grand
triomphe et honneur,
dans la cathédrale de Reims. Louis XII reçut l'onction royale des mains du
cardinal de Saint-Malo, archevêque de Reims ; il remercia Dieu, à haute voix,
des grands biens et honneurs qu'il lui
avait faits, et
chacun jugeait, à sa contenance, qu'il était plein de bonne foi, de bon zèle et droite affection. Il alla faire ses dévotions et
neuvaines, à Saint-Marcoul, et toucher les écrouelles ; puis, il retourna
vers Paris à petites journées et, pour attendre l'époque de
son entrée dans sa capitale, il vint loger à Saint-Germain-en-Laye,
accompagné du duc de Bourbon, qui était toujours avec lui. Louis
XII déployait une activité singulière dans l'administration de son royaume et
dans le travail des lois nouvelles qu'il préparait pour le bienêtre du peuple
: il organisa d'abord sur des bases fixes et solides le Grand Conseil, qui
n'était qu'ambulatoire ; il porta le nombre des conseillers à vingt, tant d'Église que laïques, et y ajouta deux secrétaires,
outre les maîtres des requêtes de l'Hôtel ; ces conseillers, nommés après
information de leur grande suffisance,
idoineté, science, littérature, prud'homie et bonnes expériences, furent assimilés aux gages,
honneurs, droits et profits, prééminences et prérogatives des conseillers des
Cours souveraines, et astreints successivement a résider six mois en Cour
pour leur service. Le Parlement de Paris ne vit pas de bon œil cette institution
rivale, quoiqu'il dissimulât son mécontentement. L'union ne s'établit que
l'année suivante entre le Parlement et le Grand Conseil, lorsque le premier
président se fut plaint au roi qu'on refusait l'entrée du Grand Conseil à
Messieurs de la Cour. Le roi déclara que la
Cour étant au premier lieu et avant le Grand Conseil, son vouloir est que,
quand les présidents et conseillers iront au Grand Conseil, on leur ouvre
l'huis, et qu'ils y entrent quand ils voudront. La première ordonnance de
Louis XII réforma l'état militaire, d'après l'avis des maréchaux et des
capitaines. Du temps des rois Louis onzième
et Charles huitième, les gens d'armes et archers d'ordonnance tenaient les
champs et traversaient à leur volonté tout le royaume, vivant sur le peuple,
sans rien payer. Le
roi avait donc à cœur de faire cesser les
pilleries et violences qui journellement se commettent par les gens d'armes,
dont le peuple est si foulé que plus ne pouvoit. Le Languedoc était surtout le
théâtre ordinaire des courses de ces pillards ; les gens d'armes, stipendiés des deniers que paye le
peuple pour être par eux défendu, causaient de si grands maux en cette
province, qu'il vaudroit autant que les ennemis y arrivassent. Plusieurs sénéchaux furent
choisis pour la répression des délits de
toute compagnie de gens pillant et foulant le peuple. Cette ordonnance du roi
réfréna les insolences des gens d'armes, en manière que les poules et les
chevreaux n'avaient aucune crainte d'eux. Le
dimanche 1er juillet, Louis XII alla prendre la couronne des rois de France,
dans le Trésor de l'abbaye de Saint-Denis, pour faire le lendemain son entrée
solennelle à Paris, dont les habitants étaient impatients de le voir. Il
s'était fait de dévoués partisans dans la population, en répétant que sur tous ses désirs il voulait soulager le pauvre peuple, en diminuant les tailles par
un rabais de deux cent mille livres sur l'année, et en exemptant la capitale
du don de joyeux avènement. C'est au village de la
Chapelle qu'il reçut les félicitations et révérences des notables de Paris,
qui vinrent à sa rencontre et dont le cortège imposant était ainsi composé :
les processions des paroisses, avec leurs bannières et leurs croix ; les
quatre Ordres mendiants, avec leurs reliquaires ; les présidents et maîtres
des comptes, les trésoriers et les généraux des finances, tous très richement
habillés ; le prévôt des marchands et les échevins, en robes de satin vermeil
ou rouge vif, doublées de velours, précédés des archers et arbalétriers de la
Ville, vêtus de leurs hoquetons argentés, avec cette devise en lettres d'or :
Paris sans pair, et suivis d'un grand nombre de bourgeois habillés d'écarlate
; les lieutenants du prévôt de Paris, chevalier du guet, commissaires,
notaires, avocats et procureurs du Châtelet, ayant devant eux les sergents du
guet, aux hoquetons brodés d'une étoile d'or sur le dos et sur la poitrine.
Ensuite, les présidents de la cour du Parlement, en manteaux d'écarlate
fourrés de menu-vair, fourrure blanche et bleue dont l'usage n'appartenait
qu'aux rois ; les conseillers, en robes rouges et en chaperons fourrés,
greffiers et huissiers en costume, ouvrant la marche. Puis, le seigneur
d'Alègre et le vidame de Chartres, capitaines de cent hommes d'armes, tous
chevaliers et gentilshommes de l'hôtel du roi, qui avaient sur leurs armures
en fer poli des huques ou cottes d'armes faites à paillettes d'or, avec
panaches flottants au-dessus de leurs heaumes, et dont les grands chevaux
étaient bardés d'orfèvrerie. Après eux, le prévôt de Paris,
armé somptueusement, allait de compagnie avec plusieurs barons, chevaliers et
écuyers de l'Ile-de-France, couverts d'armes magnifiques et montés sur de
fiers coursiers tout resplendissants d'or et d'argent à la selle, au mors, au
chanfrein et aux étriers. Là se
terminait le cortège de la Ville, après lequel se déployait le cortège royal.
En tête, les Suisses, avec leurs hoquetons mi-partis rouges et jaunes ; les
archers de la garde, commandés par leurs capitaines ; deux écuyers d'honneur
conduisaient le cheval de parement, houssé de velours pers ou bleu céleste
semé de fleurs de lis d'or, portant le grand scel du roi, que suivait sur une
petite haquenée le chancelier de France, Guy de Rochefort, vêtu de même que
les premiers présidents du Parlement. Douze
pages d'honneur chevauchaient devant le coursier du roi, qu'un écuyer
d'écurie menait par la bride. Le grand écuyer, qui marchait immédiatement
avant le roi, portait le heaume royal surmonté d'une couronne d'or au milieu,
comme empereur. Louis XII, monté sur une grande haquenée blanche, toute
caparaçonnée de drap d'or, dont quatre valets tenaient les rênes, était armé
à blanc, et par-dessus son armure reluisant comme escarboucle il avait une
tunique en tissu d'or fin ornée de pierreries. Sa toque de velours noir
semblait un reste du deuil que la cour avait quitté la veille. A sa droite et
à sa gauche, on distinguait les ducs de Bourbon, d'Alençon, de Lorraine et de
Nemours ; les comtes de Nassau, de Dunois, de Guise, de Montpensier et de
Ligny ; Philippe de Ravestein ; le baron de Montmorency, Louis de La
Trémoille, les sénéchaux de Toulouse, de Beaucaire, de Lyon et d'Armagnac,
les seigneurs de Piennes, de Chaumont, Jacques de Rohan, premier baron du
pays de Bretagne, et beaucoup d'autres seigneurs richement habillés et armés,
montant des grands chevaux de bataille non moins parés que
leurs cavaliers. La
population de Paris avait, dès le matin, inondé les rues, tendues de
tapisseries sur tout le parcours du cortège, et les sergents, qui s'étaient
pourvus de boulaies (baguettes de bouleau) achetées chez le maletier aux
frais de la Ville, frappaient la foule pour la faire serrer ; mais cette
foule, insensible aux coups comme aux avertissements, s'agglomérait autour
des échafauds où s'apprêtaient de beaux mystères, qui furent l'ouvrage de Jean
Marchand, charpentier de la grand'cognée, et de Pierre Gringoire, compositeur, ingénieux associés pour la charpente du théâtre et celle de la
pièce, pour l'habillement des personnages et la facture des vers. Partout
la vieille gaieté gauloise brillait dans les yeux et animait les visages ; on
allumait des feux de joie, on criait Ville
le roi ! et Noël ! car, cette fois du moins, le peuple n'avait pas à payer ces
réjouissances par une augmentation d'impôt. Le bon ordre ne fut troublé nulle
part, à cause des précautions prises dès la fin de juin : beaucoup
d'inconnus, qui faisaient des excès infinis, avaient été arrêtés, et le guet
était considérablement renforcée par ordonnance du Parlement. Cette multitude
de gens sans aveu inspirait tant de terreur à Paris et dans les provinces,
que le seigneur du Bouchage écrivait alors à sa femme : Je vous prie que fassiez bien garder les portes de nos
maisons, afin que quelques mauvais garçons n'y entrassent pour nous piller. Sur la
plate-forme de la porte Saint-Denis, on voyait de loin un mystère dont le
prévôt et les échevins de Paris avaient donné eux-mêmes le dessein au
facteur. C'était un lis à sept fleurons allégoriques, au pied duquel se
tenait debout un personnage en habit royal fleurdelisé d'or, représentant
Charles V. Aux Filles-Dieu, un grand porc-épic rappelait celui que le roi
avait adopté pour emblème, avec cette devise : Cominus ac eminus — de près et de
loin —, selon
la croyance vulgaire qui attribuait à cet animal la faculté de lancer ses
dards contre l'ennemi qui le Poursuivait. Ce porc-épic, bardé d'azur, avec
des L couronnés et des soleils d'or renfermant une fleur de lis d'or sur
champ d'azur, était construit artificiellement, de sorte qu'il remuait les yeux
et hérissait toutes ses plumes. Deux Mores, aux vêtements de
soie mi-partie bleu et rouge, le conduisaient en laisse, au moyen de deux
grosses chaînes d'or tortillées. A la fontaine du Ponceau, il y avait un lis
bien ordonné, qui jetait de l'eau par quatre fleurons, pour rafraîchir les
passants altérés. Devant l'église de la Trinité, les gouverneurs et confrères
de la Passion, qui avaient le privilège des Mystères, faisaient représenter
le sacrifice d'Abraham et le crucifiement de Jésus-Christ, savoir : Jésus
entre les deux Larrons, Judas pendu, Anne, Caïphe, Pilate, et plusieurs Juifs
regardant le Christ, dont les plaies versaient sans cesse une manière de sang. A la
porte aux Peintres, un échafaud, surchargé de ménétriers qui jouaient de
leurs instruments autour de Paix et de Bon Temps, contenait encore trois
personnages allégoriques, selon le goût de l'époque, Réjouissance, Bon
Pasteur et Peuple français. Ce dernier chantait ces lignes rimées en
l'honneur du roi : Je
suis dehait (joyeux)
menant réjouissance A
la venue du Bon Pasteur de France : Paix
et Bon Temps il entretient au monde ; Louange,
honneur, triomphe, en lui abonde : Dieu le préserve de mal et de souffrance ! Une
jeune fille, nommée Bonne Volonté, descendit de l'échafaud et présenta au roi
un cerf ailé qu'elle menait en laisse, pour figurer l'obéissance de Paris,
comme le disaient les vers de son rôle. Ce cerf, de vingt-six pieds de
hauteur, était bardé de gueules, couleur noble par excellence, signifiant
vaillance et largesse, et avait pour collier une couronne d'or où pendait
l'écu de France ; les L couronnés et le soleil rayonnaient sur le pelage
rouge de ce cerf gigantesque, offert à Louis XII, afin que la Ville desserve son amour. Devant
le Châtelet, sur un grand échafaud décoré d'un pavillon jaune et violet,
s'élevait un lit généalogique, avec les portraitures des ancêtres du roi régnant,
jusqu'à saint Louis, dont il était issu au neuvième degré ; cinq porcs-épics
défendaient ce lis royal. Au fond de l'échafaud, un roi, assis sur un trône,
avant à sa droite Bon Conseil et Justice à sa gauche, réunissait autour de lui Église, Peuple, Seigneurie, Pouvoir, Union, Paix, tandis que Puissance appuyait une voulge (épieu ferré) contre la poitrine de Division. Devant le Palais, la Chambre des Comptes avait fait faire un
échafaud où deux cerfs-volants tenaient l'écu de France, au-dessous duquel
étaient un porc-épic et deux serpents enlacés, chacun dans un lis, jetant un
enfant nu et rouge par la gueule : c'était la guivre (vipère) héraldique des
armoiries de la famille ducale des Visconti, placée sous la garde du
porc-épic, par allusion au titre de duc de Milan que prenait le roi et aux
droits qu'il prétendait avoir sur ce duché par héritage de son aïeule Valentine.
Un écriteau en vers donnait à Louis XII le surnom de Bien-aimé. Ce mystère,
fait par maître Jean Lapiète, clerc en la Chambre des Comptes, fut payé vingt
livres tournois à son auteur, qui avait longuement
vaqué en le faisant. Ces
représentations figurées de choses abstraites et ces apophtegmes allégoriques
en vers, empruntés aux ouvrages des poètes français et surtout au vieux Roman
de la Rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung, n'avaient rien
d'étrange pour le peuple même, qui aiguisait sa grossière intelligence à
deviner ces espèces d'énigmes par personnages. Le peuple, en France, était
d'ailleurs de sa nature fort avide de voir ; les cérémonies de l'Église et de
la Royauté avaient développé chez lui cet amour du spectacle, longtemps avant
que les jeux scéniques des confrères de la Passion et des clercs de la
Bazoche eussent ajouté à ses plaisirs et à sa curiosité. Le roi,
en arrivant à la rue Neuve-Notre-Dame, trouva l'Université qui l'attendait :
le recteur était accompagné de ses bedeaux, d'un grand nombre de docteurs des
quatre Facultés, en manteaux et chaperons fourrés, et d'une multitude de
licenciés, bacheliers et maîtres ès arts ; un docteur prononça une moult belle harangue. Les portes de la cathédrale étaient fermées, et sur le
seuil, archevêques, évêques, abbés et prélats, revêtus de chapes éclatantes,
crossés et mitrés en état pontifical, reçurent le serment du roi,
qui jura, sur les Saints Évangiles et sur les reliques, d'entretenir l'Église
en ses libertés et franchises, de défendre la Foi catholique contre les
infidèles, juifs, païens et sarrazins, et de chasser du royaume toutes les
hérésies ; il jura ensuite d'entretenir les nobles, les laboureurs et les
marchands en leurs lois et coutumes anciennes, de faire justice au petit
comme au grand, et de veiller à la garde de son peuple. Après
ce serment, les portes s'ouvrirent : on entonna le Te Deum, pendant
que le roi allait faire sa prière devant le grand autel paré des reliquaires
d'or et de pierres précieuses ; maître Jean Lullier, doyen de Notre-Dame, se
mit à genoux devant lui et le complimenta, au nom du clergé, en lui rappelant
les exemples de ses prédécesseurs. Le
souper, suivant l'usage, était préparé au Palais, et dès le 23 juin le
Parlement avait été convié par un maître d'hôtel du roi ; le banquet eut lieu
dans la grand'salle, dont les lambris peints et dorés se cachaient sous des
tapisseries à personnages, et dont la voûte en bois de cèdre rehaussé d'or et
d'azur étincelait à la clarté des torches. Des tables abondamment servies
avaient remplacé les bancs des avocats et les sacs de procès des procureurs.
Les gros piliers, auxquels s'adossaient les boutiques de libraires et de
parcheminiers, étaient métamorphosés en dressoirs circulaires à six degrés,
chargés de vaisselle d'or et d'argent, ciselée et historiée. A ces tables
venaient s'asseoir les députés de la Bourgeoisie et des Métiers, les gens des
Cours souveraines et de l'Université, les officiers de la maison du roi, qui
se succédaient tour à tour, largement rassasiés de viandes et de vins, si
bien que jamais homme vivant ne vit tel
somptueux souper à entrée de roi. La
table royale était élevée au milieu de la table de Marbre qui occupait toute
la largeur de la Grand'Salle. Louis XII avait derrière lui, à sa gauche, les
ducs de Bourbon et de Lorraine, les comtes de Nassau, de Montpensier,
Engilbert de Clèves et Philippe de Ravestein ; à sa droite, les ambassadeurs
d'Espagne. Le grand maître, qui était le seigneur de Guise, et plusieurs
autres seigneurs apportaient les mets à la table du roi. Pendant
le souper, trois orchestres de trompettes, clairons et hauts ménétriers, ne cessèrent
de jouer si mélodieusement que semblait paradis, et après le souper, les
entremets, sorte de pâtisseries inventées pour le plaisir des yeux et
façonnées d'après le caprice ingénieux de l'artiste, furent présentés à
chaque convive de la table de Marbre : au roi, un porc-épic posé sur les
armes de France ; au duc de Bourbon, un sanglier à ses armes ; au duc de
Lorraine, un aigle à ses armes ; au comte de Montpensier, un château à ses
armes ; à Engilbert de Clèves, une vache à ses armes ; à Philippe de Ravestein
et aux ambassadeurs, d'autres entremets figurant leurs devises et leurs
armoiries. Puis, les joyeusetés et
ébatemens,
composés sans doute d'un mystère des confrères de la Passion, ou d'une
moralité de Pierre Gringoire, prince des Sots, ou d'un jeu de la Bazoche, se
prolongèrent jusqu'à l'heure du couvre-feu, et le roi étant allé coucher dans
la chambre de Saint-Louis, où les rois passaient la nuit qui suivait leur
entrée à Paris, tout le monde se retira content de la fête. Le
samedi 7 juillet, toutes les Chambres s'assemblèrent au Palais, et Louis XII
vint solennellement y siéger avec les pairs ecclésiastiques et les ministres
de son Conseil. Le chancelier Guy de Rochefort prit la parole et dit que le
roi avait toujours désiré, et à cette
heure plus que jamais, le soulagement de ses sujets et les garder d'oppression,
de tout son pouvoir.
Il pria la cour de se conformer aux intentions du roi, en vaquant le plus diligemment
qu'elle pourra administrer bonne et brève justice à ses sujets. Puis, il
déclara que le roi accorderait toujours aux avis de la Cour, notamment dans
le cas où il y aurait quelque mesure à prendre pour le bien et l'utilité du
royaume. Le premier président, Pierre de Courthady, répondit au chancelier et
commença son discours par l'apologie du Parlement de Paris, institué, dit-il,
à l'instar du Sénat de Rome. Après avoir comparé le Parlement à Plutarque,
qui envoya au nouvel empereur Trajan un livre sur lequel étaient écrits ces
mots : Honore Dieu et les temples, il cita la comparaison que fait Homère
d'un roi à un pasteur, qui défend ses
moutons des loups et des larrons, et les panse en leurs maladies. Il invitait donc
le roi à s'occuper des intérêts de l'Église et à s'en remettre au zèle
éclairé du Parlement ; il le suppliait surtout de se garder des faux
rapports, en lui faisant entendre que ses meilleurs conseillers n'étaient pas
autour de lui, et que son autorité pouvait être une source de mal ou de bien,
car la mer et un roi sont choses très
dangereuses et très nécessaires. L’orateur, en finissant, se plaignit de la multiplication des procès affluant en Cour par la malice
des partis et des praticiens. Le chancelier répliqua aussitôt, en disant que le roi
n'entendait pas épargner la dépense pour l'administration de la justice, et
qu'il allait pourvoir à la requête de la Cour. Les pas
d'armes et les joutes en l'honneur de l'entrée du roi furent célébrés le 10
du même mois. Les lices et les contre-lices avaient été disposées dans la
grande rue Saint-Antoine, près de l'hôtel des Tournelles, et vis-à-vis d'un
verger, nommé Beau-Treillis, qui faisait partie de l'ancien hôtel Saint-Paul.
A l'extrémité des barrières, un lis, haut de trente pieds, portait à ses six
fleurons les écus armoriés des six seigneurs qui devaient tenir le pas contre tous venans : c'étaient le comte de Nevers,
entrepreneur du tournoi, sous le nom de Chevalier du Cygne ; le comte de
Ligny, le marquis de Clérieu, les seigneurs de Vatan, de Rochepot et de
Sandricourt. Les écus de ces tenans pendaient au-dessous de l'écu
de France, entouré du collier de Saint-Michel et surmonté de la couronne
impériale. A une tournelle voisine étaient attachés les
écus des autres seigneurs qui voulaient
éprouver leur corps
pour la défense du lis, au pied duquel les hérauts, ayant un cygne blanc
brodé sur leurs cottes d'armes, recevaient, du haut d'un perron d'honneur,
les noms et les écus des chevaliers, qui voulaient paraître dans les joutes. Au
commencement de la journée, lorsque les échafauds furent remplis de dames et
de gentilshommes, le roi, en costume royal, vint s'asseoir sur son trône ;
aussitôt le cortège des tenans, annoncé par les trompettes,
partit de l'hôtel de Bretagne, situé près du couvent des Célestins ; quatre
gros tambours des Suisses et quatre flûtes d'argent menaient grand bruit, et
à la suite des hérauts du roi, on conduisait, à l'aide de ressorts cachés, un
cygne blanc qui avait une couronne d'or sur la tête ; ce cygne emblématique,
haut de dix pieds, signifiant sans doute la liesse et la candeur des
chevaliers du lis, devait être suivi d'une machine roulante, en forme de
terrasse, sur laquelle un porc-épic mécanique faisait mouvoir tous ses dards,
et une jeune pucelle, habillée à la mode de Gênes, siégeait dans une chaire
de drap d'or cramoisi. C'était une manière adroite de représenter les
prétentions du roi sur la principauté de Gênes et le duché de Milan. Mais,
comme par un triste augure, la machine se détraqua et resta en place, sans
pouvoir faire le tour des lices. Les tenans eurent à besogner rudement, et bien des lances furent rompues
par les venans, au nombre desquels on
remarquait Philippe de Ravestein, le bâtard de Vendôme, le bâtard de Bourbon,
le comte de Taillebourg, le sieur de Coué, Jean du Plessis, Guillaume
Dampmartin et autres chevaliers renommés. Le seigneur de Clérieu, très honnête chevalier et plein de tous bons passe-temps, remporta l'honneur de la
journée ; car, malgré son grand âge, il désarçonna, dans une course de lance,
un gentilhomme de Picardie ; après ce beau coup, le vainqueur alla se
désarmer et se rafraîchir entre deux draps : puis, il envoya son heaume à
une dame, en la priant de le garder, pour l'amour de lui. Le roi,
depuis son avènement, avait acquitté bien des dettes de reconnaissance : tous
ceux qui lui avaient montré du dévouement ou même de la bienveillance dans un
temps où la disgrâce et la persécution s'attachaient à ses amis, furent
recherchés et récompensés suivant leurs mérites ; car, sans imiter la
prodigalité de Louis XI à l'égard de ses serviteurs domestiques, il savait
payer les services qu'on lui avait rendus, et de son propre mouvement il pourvoyoit d'offices ou
d'autres biens les personnes d'offices où d'autes biens les personnes de son choix et
de son affection. Mais cette profusion d'offices, nouvellement créés, excita
les murmures du Parlement, qui refusa de recevoir le serment des officiers
que le roi avait pourvus. Louis XII, irrité de cette résistance à ses droits,
envoya, aux Chambres assemblées, le chancelier, l'archevêque de Rouen,
l'évêque d'Albi, le seigneur du Bouchage et le sénéchal de Beaucaire, pour
déclarer de sa part, que, voulant
reconnoître plusieurs serviteurs, lesquels dès longtemps l'ont loyaument
servi et enduré des pertes de biens, il les a récompensés de ce qui est sien,
comme d'offices, plutôt que d'argent, pour soulager le peuple. Le chancelier prit la parole et
annonça que la connaissance de ces affaires-là serait attribuée au Grand
Conseil, attendu que la Cour est trop
chargée de devoirs
; il termina en disant que le roi s’émerveilloit de voir qu'on eût refusé au
serment plusieurs des baillis qu'il avait élus, et que, le serment n'étant dû
qu'à lui, il n'était pas en peine de le faire adresser ailleurs. Les envoyés
du roi se retirèrent, sans vouloir assister à la délibération, qui aboutit à
des remontrances, que le Parlement fit porter à l'hôtel royal des Tournelles,
où résidait encore Louis XII, mais lui ne voulut rien entendre, malgré les
efforts de la Cour, qui s'obstinait à repousser les lettres patentes
concernant les nouveaux offices, et la prise de possession de ces sortes
d'affaires par le Grand Conseil ne fut confirmée que le 20 août suivant par
l'enregistrement de l'ordonnance du roi. Louis
XII ne se montrait pas d'humeur à supporter les exigences tyranniques du
Parlement, à qui le règne de Charles VIII avait fait oublier que les rois
étaient hors de page depuis Louis XI. Cependant, s'il ne souffrait pas le
moindre empiétement sur les privilèges de la royauté, il se laissait
volontiers diriger par les conseils des hommes d'État, aussi capables que
dévoués, qui comprenaient ses vues politiques et administratives. Les
seigneurs et les prélats qui coopéraient dès lors au gouvernement avaient été
plus ou moins éprouvés pendant les disgrâces du duc d'Orléans, quoique
plusieurs eussent fait partie du Conseil privé de Charles VIII ; mais
d'autres, qui croyaient avoir droit à une haute faveur, eu égard à leurs
anciens services, furent écartés, sans doute à cause de l'influence de
Georges d'Amboise, que Louis XII avait placé depuis longtemps à la tête de
ses affaires. Ainsi Philippe de Commines, seigneur d'Argenton, ne fut pas
même admis dans ce Conseil, soit que son caractère inspirât de la défiance au
roi, soit que l'archevêque de Rouen craignît d'avoir un rival redoutable dans
ce fin et adroit politique. Lorsque Commines alla complimenter ce roi
nouveau, de qui il avoit été aussi privé
que nulle autre personne, et voulut rappeler la cage de fer dont il avait tâté huit mois
sous la régence de la dame de Beaujeu, il trouva qu'on ne se souvenoit point fort, pour l'heure, de ses
troubles et pertes. Georges
d'Amboise, qui était l'âme du Conseil, avait mérité de longue date la
confiance du roi. Fils d'un chambellan des rois Charles VII et Louis XI, il
fut élu, dès l'âge de quatorze ans, évêque de Montauban ; il parvint bientôt
après à l'archevêché de Narbonne, qu'il échangea ensuite contre celui de
Rouen, sans avoir eu besoin d'employer le crédit de sa famille et de ses
frères aînés, qu'il devait laisser bien loin derrière lui dans la carrière
des honneurs. Il avait prévu, de bonne heure, que la couronne de France
reviendrait un jour au duc d'Orléans : ce fut lui qui entraîna la fuite de ce
prince en Bretagne, et qui le poussa dans sa révolte contre la régence de
Madame de Beaujeu ; ce fut lui qui, après être resté deux ans prisonnier
d'ans le château de Corbeil, se délivra lui-même par ses propres efforts,
pour travailler aussitôt à la délivrance de son bon maître, qu'il fit sortir
de la grosse tour de Bourges, avec l'aide de Madame Jeanne de France ; ce fut
encore lui qui empêcha le duc d'Orléans de partir, en dernier lieu, pour
l'Italie, où Charles VIII voulait l'envoyer comme en exil, sous le séduisant
prétexte de devenir duc de Milan, et Louis d'Orléans en ne s'éloignant pas de
la couronne, que lui promettait alors son fidèle conseiller, n'eut qu'à
étendre le bras pour la saisir, à la mort du roi. Georges
d'Amboise partagea donc, pour ainsi dire, le poids de cette couronne, à
laquelle ses talents de ministre allaient rendre le plus grand lustre, et dès
lors il présida aux destinées du royaume, qu'il eut toujours l'ambition
d'agrandir par les armes et les négociations, par les lois et les arts. Louis
XII, qui le connoissoit être homme très
excellent et accompli de sens, d'expérience, de loyauté et de bonne vie, le tenait fort proche de sa
personne, soit qu'il traitât d'affaires sérieuses, on qu'il vaquât à récréer
son esprit, toujours seul avec lui dans sa chambre, et compagnon perpétuel de
ses voyages. Cette intimité du roi et du sujet fait honneur à l'un et à
l'autre. Il y avait pourtant des dissentiments entre eux, mais, quelques paroles que le roi ait eues avec lui pour
matières quelconques, les mérites et la prudence de son ministre croissoient
avec le temps et par continuation de services. Ce grand ministre, qui ne
cessa de reverser sur tous les siens la faveur que lui accordait le roi,
avait appelé dans le Conseil son frère Louis, évêque d'Albi, un des plus
notables prélats et des plus estimés, à cause de son intégrité et de sa
douceur qui le fit surnommer le Bon. Louis d'Amboise était un habile homme
d'État. Louis XI l'avait choisi, en 1474, comme personnage de grande autorité, sûr et féable, pour remplacer le lieutenant
général du Languedoc, Jean, duc de Bourbonnais et d'Auvergne, et pour
présider les États de la province. En 1486, Louis d'Amboise, qui savoit bien tout le fait du duc d'Orléans, et en était un des principaux
conducteurs, avait failli être arrêté, en même temps que son frère l'évêque
de Montauban ; mais il s'enfuit à Avignon, et pendant son absence, ses biens
furent saisis jusqu'à ce qu'il obtînt de rentrer dans son évêché, en disant n'être aucunement coupable. Les
autres conseillers ordinaires du roi étaient le chancelier Guy de Rochefort,
le maréchal de Gié, le seigneur de Graville, Imbert de Batarnay, sieur du
Bouchage, Robertet, Louis de La Trémoille, et Étienne Poncher. Le vertueux seigneur de La Trémoille, qui, pour sa hardiesse et bon
vouloir ne trouvait rien d'impossible, eût rougi d'avoir un autre maître que
le roi régnant, et il devait servir Louis XII comme il avait servi Louis XI
et Charles VIII, à la guerre et au Conseil. Imbert de Batarnay était aussi un
serviteur de Louis XI et de Charles VIII ; son habitude des affaires, son
activité infatigable, son attachement à la couronne, l'avaient maintenu dans
le Conseil des trois rois. Louis XII, dans ses lettres, le nommait mon ami,
et souvent de vive voix, mon père ; il lui avait confié le soin des minutieux
détails de la maison royale, et il le consultait de préférence dans les
questions délicates : car le seigneur du Bouchage possédait un jugement sage,
formé à l'école de la royauté. Louis Malet, seigneur de Graville, était
encore un de ces anciens conseillers que le feu roi avait légués à son
successeur. Ce seigneur, que Louis XI appelait son aimé et féal cousin, et qui avoit
eu toute autorité auprès du roi, sous Madame de Beaujeu, parce qu'il étoit homme de grande entreprise, remplissait la charge d'amiral
de France, dans laquelle il avait succédé à Louis, bâtard de Bourbon, en
1486, malgré les murmures de toute la cour, qui faisait peu de cas des
prétentions généalogiques de la famille de Graville, perpétuées par ce dicton
: il y a eu plus tôt un sire de Graville
qu'un roi en France.
Louis de Graville s'était toujours montré fort hostile au duc d'Orléans ; il
n'eût pas sans doute conservé une position si élevée à côté du trône, sans le
mariage de sa fille unique, héritière d'une fortune immense, avec Charles
d'Amboise, seigneur de Chaumont, grand maître de France, neveu de
l'archevêque de Rouen. Pierre
de Rohan, seigneur de Gié, qui avait été chargé de l'expédition du Conseil et des dépêches, pendant la maladie de Louis
XI, en 1480, eut encore gros crédit sous la minorité de Charles VIII. Il
était plutôt homme de guerre qu'homme d'État, et Louis XII, qui l'avait vu
commander une armée en Italie, se promettait de l'employer sur les champs de bataille.
Florimond Robertet, né d'une famille obscure de Montbrison, s'était élevé par
son seul mérite : il savoit et avoit
beaucoup vu, tant du temps du roi Charles que du roi Louis, et, sans point de
faute, étoit l'homme le mieux entendu et du meilleur esprit. Le talent dont
il fit preuve dans plusieurs négociations difficiles le rendit l'homme le
plus rapproché de son maître, et lui attira la totale charge des affaires de
France. Louis
XII estimait le bon Florimond, comme serviteur prudent et loyal, il
appréciait les talents de ce secrétaire d'État et continua d'utiliser cette
habile plume qui ne fut onc taillée que
pour servir en leurs secrets les rois. Guy de
Rochefort, chancelier de France, comme l'était son frère Guillaume, mort en
1492, avait consacré sa jeunesse aux armes et aux lettres, avant de devenir
conseiller de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne ; Louis XI se l'attacha,
en le créant premier président du Parlement de Dijon, et Charles VIII lui
confia les sceaux, en 1496, pour le récompenser d'avoir exercé ses fonctions
de premier président, pendant nombre d'années, à l'admiration de tous, tellement qu'il semblait être né
pour aimer, défendre et administrer la justice. Louis XII connaissait la
capacité législative de Guy de Rochefort, qui signala son action, sous ce
nouveau règne, par la réforme du Grand Conseil et par la célèbre ordonnance
sur le fait de la justice. Étienne Poncher remplissait auprès du roi l'office
d'orateur, à cause de son érudition et de
sa facilité à parler rhétorique langage, en latin de même qu'en
français. Il fut d'abord simple chanoine à Tours ; mais il ne resta pas
oublié, dans la charge de conseiller clerc au Parlement de Paris, lorsque
Louis XII appela auprès de lui ceux qui avaient bien servi le duc d'Orléans.
Étienne Poncher, homme habile, instruit par l'expérience de la vie ainsi que
par l'étude des sciences, méritait de s'avancer à la fois dans les honneurs
politiques et ecclésiastiques. Ces
conseillers étaient alors fort occupés à seconder les vues de Louis XII, qui
désirait le bien de son royaume autant que celui de sa couronne : déjà
l'ordonnance pour l'entretènement de la
justice, abbréviation des procès et soulagement du peuple, avait été présentée à l'examen
du Parlement, qui balançait à enregistrer cette ordonnance à laquelle il
n'avait eu aucune part et qu'il s'apprêtait à remanier, comme l'œuvre du
Grand Conseil ; une autre ordonnance, concernant l'Université, était élaborée
sous les yeux du roi, qui veillait lui-même à la police intérieure de la
France, en même temps que ses ambassadeurs lui assuraient une paix honorable
dans les cours étrangères. Dès le 1er
juillet, l'archiduc d'Autriche, comte de Flandre, avait reconnu, par lettres
patentes, que les appellations de son comté de Flandre devaient ressortir en
la Cour du Parlement de Paris. Il déclarait, en même temps, que, loin de
donner empêchement à l'exécution de certain arrêt de ladite Cour, relatif à
l'évêché de Tournay, il avait toujours, par
bonnes remontrances, agi pour contenter le roi de France, son suzerain. Le 2 août, les députés de
l'archiduc conclurent en son nom un traité, qui fut juré solennellement à
Notre-Dame, et ratifié le 16 août suivant ; par lequel le roi, ayant égard
aux affaires de l'archiduc, l'exemptait de venir en personne rendre hommage
du comté de Flandre, et consentait à envoyer vers lui quelque bon et grand
personnage, qui recevrait, en son nom, cet hommage de vassal. Louis
XII avait songé à obvier aux embarras que l'Espagne lui susciterait dans les
affaires d'Italie. Les ambassadeurs de Ferdinand V le Catholique et
d'Isabelle, roi et reine de Castille et d'Aragon, arrêtèrent les bases d'un
traité de paix et d'alliance, qui fut signé et juré, le 5 août, au couvent
des Célestins, près de Marcoussis, par le roi de France, assisté de Georges
d'Amboise, archevêque de Rouen, de François d'Orléans, comte de Longueville,
et de Dunois, d'Engilbert de Clèves, comte de Nevers, du seigneur de Clérieu,
gouverneur de Paris, du sire de La Gruthuse, et autres seigneurs. Ce traité
invoquait l'amitié qui existait, depuis les temps les plus anciens, entre les
rois d'Espagne et de France, amitié telle qu'on
n'en voit pas une autre plus utile et plus grande dans l'univers : il garantissait les relations
commerciales entre les deux royaumes et la sincère fraternité des deux rois à
perpétuité. Louis XII et Ferdinand ne renonçaient ni l'un ni l'autre à leurs
droits sur certaines portions de territoire, contestées entre eux ; mais ils
s'en référaient à des arbitres siégeant en ville neutre. Le roi Catholique
s'engageait à traiter en ennemis tous ceux qui attaqueraient le royaume ou
les sujets du roi Très Chrétien, et ce sans
exception de personne au monde, hormis le Pontife romain, quels que fussent
d'ailleurs les liens du sang et les devoirs de parenté. Le roi
d'Angleterre, Henri VII, encore ébranlé sur son trône par la révolte du comte
Warwick et de Perkins Warbec, avait accepté l'alliance de Louis XII avec
d'autant plus d'empressement, que le roi d'Écosse, Jacques IV, qui menaçait
sans cesse les frontières du Northumberland, était, comme ses prédécesseurs,
l'allié fidèle des rois de France. On ratifia le traité d'Étaples, fait en
1492, et la paix, que jurèrent à Notre-Dame les ambassadeurs anglais, le 14
juillet, fut célébrée par des processions générales et des feux de joie dans
Paris. Mais c'était à la Cour de Rome que se traitaient les importantes
négociations, qui devaient amener le divorce de Louis XII et son mariage avec
la reine veuve Anne de Bretagne. Georges d'Amboise et son frère, l'évêque
d'Albi, dirigeaient ces deux graves affaires, de concert avec César Borgia,
fils naturel du pape. Le pape
Alexandre VI — Roderic Borgia, de Valence en Espagne —, qui, après la mort
d'Innocent VIII, avait acheté la tiare, partie arec deniers, partie avec
promesses, unissait au génie d'un grand homme les vices d'un profond scélérat
: sa subtilité, son éloquence persuasive,
son adresse merveilleuse, eussent tourné au profit de la papauté, s'il avait
eu quelque peu de sincérité, de honte, de vérité, de foi, et de religion ; si
ses mœurs corrompues, son avarice insatiable, son ambition immodérée, sa
cruauté plus que barbare, n'avaient pas fait de la Cour de Rome un repaire de meurtres et
de turpitudes. Cependant ses actions les plus criminelles se déguisaient sous
un faux air de grandeur, et la majesté d'apparat, qu'il savait si bien étaler
en public, l'entourait encore d'un certain prestige, quoiqu'il n'y eût pas,
même parmi les sauvages, un monstre qui l'égalât en tyrannie, en
concupiscence et en déloyauté. Il
avait toujours été possédé d'un ardent désir d'élever et faire grands ses
enfants, particulièrement César Borgia, qui
étoit grand parmi les méchans ; son père l'avait fait cardinal de Valence, mais cet étrange
cardinal aspirait à échanger le chapeau rouge contre un heaume de chevalier,
et, comme las de ses débauches, à prendre une femme légitime. Les guerres
continuelles entre les petits États et les petits princes d'Italie, Ursins et
Colonne, Pisans et Florentins, Venise et Milan, avaient excité 1 émulation
guerrière de César Borgia, et le mariage de sa sœur Lucrèce avec Alphonse,
seigneur de Biselli et de Salerne, fils naturel d'Alphonse II, roi de Naples,
le décida enfin à se marier lui-même. Il arrêta ses vues sur une fille de
Frédéric III, roi de Naples et de Sicile, qui avait succédé en 1496 à son
neveu Ferdinand II. Cette princesse, cousine de Charles VIII, du côté de sa
mère Anne de Savoie, avait été nourrie à la Cour de France, sous les yeux de
sa tante Charlotte de Savoie, veuve de Louis XI, laquelle mourut au moment
même où se traitait le mariage de sa nièce avec le roi d'Ecosse. Le mariage
n'avait donc pas été conclu, et la princesse Charlotte était restée
damoiselle de la reine Anne de Bretagne, avec trois cents livres de gages,
quoique son père fut alors devenu roi. Frédéric III, à qui le pape avait
demandé, pour son bâtard, la main de Charlotte avec la principauté de
Tarente, comprit qu'en démembrant le royaume de Naples, il s'exposerait,
faible de forces et épuisé de deniers, à voir bientôt sa couronne passer sur
la tête d'un gendre plus puissant que lui, et il préféra s'aliéner par un
refus le chef de l'Église, plutôt que de recevoir un ennemi dans sa maison. Alexandre
VI ne perdait pourtant pas l'espoir de donner à son bienaimé fils l'épouse et
le douaire, que Frédéric n'avait pas voulu accorder à César Borgia ; il n'eut
qu'à prêter l'oreille aux propositions d'alliance que Louis XII, en montant
sur le trône, lui avait fait transmettre, et aussitôt la meilleure
intelligence s'établit entre eux, dans leur intérêt commun, par l'entremise
de Georges d'Amboise et du cardinal de Valence, qui avaient pleins pouvoirs
l'un à Rome, l'autre en France. César Borgia s'obstinait à prétendre à une
alliance que le roi de Naples avait repoussée, et il voulait obtenir du roi
de France sa royale pupille, malgré la volonté du père de Charlotte : on lui
fit espérer que la résistance de Frédéric tomberait devant les avantages de
cette union, que Louis XII avait à cœur ; on lui promit des domaines en
France, aussi considérables que la principauté de Tarente. Alexandre VI fut
gagné, aussitôt que son fils l'eut été. Une bulle, datée du 29 juillet 1498,
annonça que le pape avait accueilli la requête en divorce, présentée avec
raisons valables par le roi Louis XII, et nomma commissaires, pour informer
et procéder juridiquement, Louis d'Amboise, évêque d'Albi, et Fernand, évêque
portugais de Ceuta en Afrique, nonce du pape en France. Louis
XII, qui était à Étampes avec la reine veuve, Anne de Bretagne, répondit à la
bulle d'Alexandre VI, par l'envoi des lettres patentes enregistrées à la
Chambre des comptes de Dauphiné, dans lesquelles il cédait perpétuellement et
à toujours, de certaine science, grâce spéciale,
pleine puissance et autorité royale et delphinale, les comtés et seigneuries de
Valentinois et Diois, à son très cher et
très aimé cousin damp César Borgia, en faveur du Saint-Père, duquel il est
prochain parent, par considération des bons services que le seigneur damp
César lui a faits et fera, pour cause de certain mariage que le roi entend
Jaire de la personne dudit Borgia, afin de l'attirer à la Cour de France, et de l'y
maintenir honorablement, ainsi que bien lui appartient. Dès
lors un pacte d'amitié fut conclu définitivement entre le pape et le roi de
France. Le pape expédia coup sur coup plusieurs bulles destinées a faciliter
la procédure du divorce : la première enjoignait aux délégués apostoliques de
faire citer et comparoir devant eux Madame Jeanne de France et autres du
procès ; la seconde nommait un nouveau commissaire, Philippe de Luxembourg,
évêque du Mans, cardinal du titre de Saint-Pierre et Saint-Marcellin ; la
troisième donnait aux trois commissaires, pouvoir de désigner des personnes
sages et éclairées, constituées en dignité, pour procéder en leur nom dans
tous les lieux où ils ne pourraient se transporter eux-mêmes ; la quatrième
les autorisait à contraindre, par censures ecclésiastiques, tous ceux qu'il
serait nécessaire d'interpeller ; enfin la cinquième bulle, prévoyant le cas
où le divorce serait licite, dispensait des degrés de parenté ou d'affinité,
qui pouvaient empêcher l'alliance du roi et d'Anne de Bretagne ; mais cette
dernière bulle ne parvint pas en France, et César Borgia la retint par devers
lui pour s'en faire, au besoin, une arme ou un instrument utile. César,
comte de Valentinois et Diois, avait déclaré, dans une assemblée secrète des
cardinaux, que son caractère et sa vocation étant opposés à l'état
ecclésiastique, il suppliait le Saint-Père de lui permettre d'abandonner tous
ses bénéfices, de reprendre l'habit séculier et de contracter mariage. Les
cardinaux s'en référèrent au jugement du pape, et le même jour où César
devint soldat, de cardinal et archevêque de Valence qu'il était, Louis de
Villeneuve, ambassadeur du roi de France, fit son entrée à Rome, où il venait
chercher le comte de Valentinois, pour l'amener à la Cour de France, et pour
lui offrir, de la part de Louis XII, une compagnie de cent lances, et vingt
mille livres de pension avec la châtellenie et seigneurie d'Issoudun. Pendant
que le procès du divorce s'instruisait à Tours, le roi prenait toutes les
mesures nécessaires pour assurer l'exécution du traité qui devait rattacher
le duché de Bretagne à la couronne de France. Son ancien amour pour la
duchesse Anne s'était réveillé, mais son zèle pour le bien de la royauté ne
s'était pas endormi, et si leurs cœurs se rapprochaient avec une mutuelle
sympathie, leurs intérêts politiques, étant bien différents, s'opposaient à
un accord que contrariait la raison d'État ; toutefois, les conventions
réciproques furent arrêtées d'avance, telles que les désiraient Anne et ses
Bretons. Louis XII avait mis dans cette transaction une condescendance qui
lui valut sans doute cette lettre de remerciement écrite à la hâte, sur une
mauvaise feuille de papier sans date et sans scel : Monsieur mon bon frère, j'ai reçu, par M. de La Pommeraye,
vos lettres, et avec sa charge entendu la singulière bénévolence et amitié
que vous me portez, dont je suis très consolée, et vous en remercie de tout
mon cœur, vous priant de toujours ainsi continuer, comme c'est la ferme
confiance de celle qui est et à toujours sera votre bonne sœur, cousine et
alliée, ANNE. Anne de
Bretagne, qui s'était rendue à Paris au mois de juin, pour faire enlever les
meubles et joyaux qu'elle avait droit de revendiquer par son acte de mariage,
se rendit au château d'Étampes, où Louis XII l'avait précédée ; et là, en
présence des seigneurs du Conseil privé du roi et de la duchesse, il fut
arrêté, promis et juré sur les Saints Évangiles et le Canon de la messe, que
le roi remettrait à la duchesse les villes de Brest, Saint-Malo et Conches,
qu'il avait entre les mains, et garderait seulement les châteaux de Nantes et
de Fougères, pour sûreté et
accomplissement du mariage qu'il déclare vouloir faire, à charge néanmoins de
les restituer aussi, en cas que dedans le temps et terme d'un an il n'épouse
la duchesse, licitement et sans charge de sa conscience, selon la loi de Dieu
et ordonnance de l'Eglise, ou bien s'il venait à mourir avant le mariage. Anne de Bretagne
s'engageait, de son côté, à épouser son seigneur
le roi incontinent que faire se pourra, connaissant les biens, utilité et
profit, qui, au moyen de ce traité, peuvent advenir aux royaume de France et duché de
Bretagne. Ensuite Louis de La Trémoille, gouverneur de Nantes et de Fougères,
signa un autre acte scellé de cire jaune, et promit, sur sa foi et honneur de
rendre lesdits châteaux, si le mariage n'avait pas lieu dans le terme d'un an
prochain. Après ce singulier traité, Anne prit congé du roi et retourna, avec ses dames et damoiselles, en son duché de Bretagne, où la restitution de Saint-Malo et de Brest ne s'opéra pas sans un ordre exprès du roi, les capitaines de ces deux places craignant d'être dupes d'une des finesses, que le sieur du Bouchage leur avait fait pressentir dans ses missives après la mort de Charles VIII. La reine veuve, qui avait précédemment assemblé ses États de Bretagne et accompli tous les actes de l'autorité souveraine, renouvela le deuil des personnes de sa maison, auxquelles furent distribués des draps de laine et de soie de différents prix, depuis soixante-dix sous jusqu'à huit livres six sous l'aune. Elle fit frapper aussi des écus d'or, les premiers qui aient porté un millésime, avec cette légende : Anna, Dei gratia, Francorum et Britonum ducissa. Cette monnaie la représente assise sur son trône, couronnée, et revêtue du manteau royal semé d'hermine et de fleurs de lis, tenant le sceptre et l'épée de justice ; sur le revers, la croix fleurdelisée aux quatre bouts, avec la couronne ducale, est entourée de l'ancienne devise des monnaies royales françaises : Sit nomen Domini benedictum. |