LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

TROISIÈME PARTIE. — BEAUX-ARTS

 

SCULPTURE.

 

 

SI le christianisme apporta dans les mœurs une modification profonde, il n'eut pas une moindre influence sur les arts, et l'empereur Constantin, renonçant au culte des idoles, marqua le divorce de la vieille société avec la société nouvelle qu'il entraînait à sa suite. Élever de nombreuses basiliques, les décorer avec magnificence, faire traduire par le ciseau, d'une manière palpable, le spiritualisme évangélique, ce fut là l'objet principal des soins de ce pieux monarque. L'or et l'argent n'étaient point épargnés : ils remplacèrent le marbre qu'on trouvait déjà trop vulgaire pour représenter les membres de la hiérarchie divine. A Constantinople, le temple construit par Constantin présentait, d'un côté de l'abside, le Sauveur du monde assis, entouré de ses douze apôtres, et vis-à-vis de lui, de l'autre côté de l'abside, le Christ également assis sur un trône, accompagné de quatre anges qui portaient, incrustées, en guise d'yeux, des pierres d'Alabanda ; toutes figures d'argent battu, grandes comme nature, et 1 pesant chacune depuis quatre-vingt-dix livres jusqu'à cent vingt livres. Dans la même j/j église, un dais représentant les apôtres et des chérubins, à reliefs d'argent poli, J pesait plus de deux mille livres. La nomenclature qu'Anastase le Bibliothécaire (Hist. de vit. rom. pontif.) fait des richesses de cette basilique, contient dix pages. Il s'arrête surtout avec complaisance sur la fontaine sacrée, entièrement revêtue de porphyre, où Constantin avait reçu le baptême des mains de l'évêque Sylvestre.

La partie où s'écoulait l'eau était garnie d'argent massif, dans une étendue de cinq pieds ; elle avait exigé l'emploi de trois mille huit livres de ce précieux métal. Au centre de la fontaine, s'élevaient des colonnes de porphyre, portant une lampe d'or pesant cinquante-deux livres, où brûlaient avec une mèche d'amiante, pendant les fêtes de Pâques, deux cents livres d'huile parfumée. Un agneau d'or massif, du poids de trente livres, versait l'eau dans le réservoir de la fontaine. A droite, on voyait le Sauveur, statue de grandeur naturelle, pesant cent soixante-dix livres ; à gauche, saint Jean-Baptiste, de même taille que le Christ, tenant à la main des tablettes où se trouvaient inscrits ces mots : Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui efface les péchés du monde ! Or, cet Agneau d'argent pesait cent livres, et les sept biches, également d'argent, qui, placées autour du monument, versaient de l'eau dans un bassin, s'harmoniaient, sous le rapport des dimensions, avec l'Agneau et les personnages.

Dans le livre d'Anastase, on chercherait vainement des détails. Sa concision est impitoyable ; il ne décrit jamais : il énumère, ne laisse pressentir aucune forme, aucune expression, et ne nomme pas un seul artiste. Mais nous savons que le génie de l'ancienne Grèce s'était réveillé pour décorer les nombreuses basiliques du pieux empereur ; qu'on avait transformé beaucoup d'anciennes divinités en personnages appartenant au culte nouveau, et qu'il avait souvent suffi de changer une tête ou d'effacer un nom, pour faire de Jupiter Dieu le père, et de Vénus une Vierge.

A Rome ainsi qu'à Constantinople, à Trèves ainsi qu'à Rome, la transformation des grandes figures du paganisme en figures chrétiennes s'effectua d'une manière assez rapide ; et quelque temps après, quand la ville d'Arles devint le siège de l'empire d'Occident, ses champs élyséens s'ouvrirent aux statues qu'inspiraient les croyances du catholicisme, comme ils s'étaient ouverts aux statues de l'Olympe. Cette association monstrueuse subsista longtemps. L'instinct des belles choses sauva beaucoup de monuments ; les créations modernes ne firent point repousser les créations anciennes ; et, avant que l'art eût adopté une technologie nouvelle en rapport avec le dogme catholique, il fallut bien conserver les traditions léguées par le passé.

En jetant les bases de l'art chrétien, Constantin ne négligea point la décoration des villes principales de l'empire : Antioche, Constantinople, Rome, virent ériger plusieurs statues en l'honneur de ce souverain et de sa mère la princesse Hélène. D'autre part, l'exécution de différents sarcophages, parmi lesquels on cite ceux de Saturnin, de Musa et de Junius Bassus, conservés au Vatican (DUSOMMERARD, pl. II et III, Bosio, p. 45, BOTTARI, pl. XVIII), témoigne de l'impulsion donnée à la Sculpture monumentale par l'administration impériale. Les successeurs de Constantin, les gouverneurs provinciaux, les préfets, tels qu'Orfitus qui fit élever à Paris la statue de l'empereur Julien, placée aujourd'hui dans le musée du Louvre, ont suivi le même système de mnémonique historique.

Malheureusement, l'exagération de la piété porta quelques pontifes à tirer des Catacombes quelques sarcophages, d'un caractère trop profane, qui furent perdus ou mutilés et dont plusieurs fragments servirent à décorer les sépultures princières qu'on environnait sans scrupule des souvenirs artistiques du paganisme.

En Grèce plus qu'ailleurs, et quand nous disons la Grèce, nous entendons parler également de Constantinople, la statuaire conserva un vague souvenir des principes qui avaient fait sa gloire ; le dessin garda de belles formes, et dans l'ordonnance des objets, on vit se maintenir une conformité louable avec les règles suivies par les anciens. Probablement, les artistes n'étudiaient plus la nature ; mais, entourés de modèles excellents, ils pouvaient s'en rapprocher encore et ne pas s'exposer aux aberrations fatales où sont tombés les artistes de la Gaule.

L'invasion des barbares compromit peut-être moins qu'on ne le suppose les destinées de la statuaire. Ces hommes du Nord, dit avec raison Émeric David (Recherches sur l'art statuaire, p. 399), ne demeuraient pas insensibles à la beauté des chefs-d'œuvre des hommes du Midi ; et au lieu d'accuser Alaric, Genséric, Ricimer, Totila, d'avoir détruit les monuments du grand peuple, on devrait, au contraire, comme l'a très-bien remarqué le savant Pierre Ange Bargæus (De ædif. urb. Rom. evers., ap. GRÆVIUM, IV col. 1870 et seq.), admirer l'instinct de conservation religieuse, qui présidait à leurs actes. Théodoric, ce monarque éclairé, si digne de recueillir dans sa puissante main les débris échappés au naufrage de l'empire, entrant à Rome, s'inclina respectueusement devant cette population de marbre et de bronze, qui remplissait la ville aux sept collines, population sur le front de laquelle l'art avait imprimé un cachet de noblesse que n'offrait plus cette autre population courbée sous le joug du conquérant ; Théodoric, considérant la perfection de la Sculpture monumentale, comme le résultat d'un travail immense, labor mundi (CASSIODORE, lib. VII, Formul. Theod., 13), crée un comte, auquel il confie la garde des statues. Nous voulons, dit-il dans son décret, que Votre Sublimité veille à la conservation des monuments antiques, et qu'elle en construise de nouveaux, auxquels il ne manque, pour égaler les anciens, que la vétusté. Combien de connaissances vous sont nécessaires : combien vous devez être habile, intègre, pour remplir des devoirs de cette importance : Décoré d'une verge d'or, vous marcherez immédiatement devant nous, au milieu des nombreux officiers qui nous entourent, afin que nous ne puissions jamais oublier combien il importe aux rois que leurs palais annoncent leur magnificence.

Théodoric, Athalaric, la reine Amalasonthe, persuadés que l'admiration publique devait protéger contre toute espèce d'outrage les monuments antiques, reverentia cuslodire, voyaient avec une profonde douleur la mutilation des statues, assignaient des fonds annuels considérables pour leur entretien, et s'imposaient l'obligation, non-seulement de protéger les arts, mais de rendre cette action tutélaire manifeste par d'éclatants exemples. (CASSIOD., lib. VII, Formul. Theodor., 18 ; lib. I, epist. 21, 25, 44 ; lib. III, epist. 44 ; lib. IV, epist. 30, 51 ; lib. IX, epist. 21.) Ils pensaient, qu'en présidant à la conservation des œuvres de l'antiquité, ils se rendraient les émules des souverains qui les avaient précédés (CASSIOD., lib. IV, epist. 51), et rien ne leur semblait plus digne que de faire respecter ainsi les traditions matérielles du vieux monde, en attendant que le monde nouveau pût enfanter d'autres prodiges.

Quand la grande Sculpture, la Sculpture de marbre et de bronze, stationnait sous l'empire de l'immobilité, rétrogradant de fait, car les arts reculent lorsqu'ils n'avancent pas, la petite Sculpture, la Sculpture domestique avait du moins quelque activité. Conformément à d'anciennes habitudes, les grands personnages s'envoyaient, pour souvenirs, des diptyques d'ivoire, sur la table extérieure desquels on sculptait de petits bas-reliefs qui rappelaient une circonstance mémorable ; les monarques, à leur avènement, gratifiaient d'un diptyque les gouverneurs provinciaux, les évêques, et ces derniers, pour témoigner du bon accord de l'autorité civile avec l'autorité religieuse, posaient ordinairement le diptyque sur l'autel. Un mariage, un baptême, un succès quelconque, devenaient l'occasion d'autant de diptyques. On en fit un nombre considérable. Pendant deux siècles, les artistes ne vécurent, pour ainsi dire, que de ce genre de travail ; car la grande Sculpture, devenue chaque jour plus rare, n'alimentait qu'un très-petit nombre de statuaires privilégiés.

Il fallait des circonstances bien extraordinaires pour qu'un nouveau monument surgît. Ce fut après avoir sauvé l'Italie des fureurs d'Attila, que le pape saint Léon fit exécuter en bronze la statue de saint Pierre, qu'on voit encore dans l'église du Vatican. (CH. CANCELLARIUS, De sacr. nov. basilic. Vat., t. III, col. 1504 à 1510.) Ce fut pour honorer l'art en s'honorant lui-même, que Zénon l'Isaurien ordonna l'érection de la statue équestre de Théodoric, à Constantinople, devant son palais. (JORNANDÈS, De reb. Goth., cap. LII.) Ce fut émerveillé des poésies de Claudien, des écrits de Sidoine Apollinaire, que le sénat de Rome leur vota une statue de bronze, sur le forum. (CLAUD., prœf. Bell. Get. ; SID. APOLL., lib. IX, ep. XVI et carm. VIII.) La dépréciation du marbre et l'emploi des métaux entouraient la statuaire d'un double réseau de difficultés, les unes nées du prix de la matière, les autres résultant des exigences de la fonte, difficultés qu'un très-petit nombre d'artistes pouvaient surmonter.

Au sixième siècle, on citait comme remarquables les cathédrales de Rome, Trêves, Metz, Soissons, Lyon, Arles, Bourges, Rodez, Chalon-sur-Saône ; les abbayes de Saint-Médard de Soissons, de Saint-Ouen de Rouen, de Saint-Martin de Tours. Ces basiliques, ces monastères sortaient de la condition modeste où les avaient longtemps retenus les progrès lents et pénibles du nouveau culte ; la munificence de Clotaire et de Sigebert, la générosité somptueuse de Gontran, l'impulsion savante de saint Éloy, évêque de Noyon, s'y faisaient sentir, mais leurs murailles n'étaient encore que delà pierre inanimée, sans ornements, sans Sculpture ; pour devenir pierres vivantes, vivi lapides, elles attendaient un autre âge. Tout le système d'ornementation employé dans les églises s'appliquait, soit à l'autel, réminiscence du sépulcre de Jésus-Christ, qu'on décorait quelquefois de bas-reliefs en bronze ou en argent, soit à la cuve baptismale, bassin de métal revêtu souvent de figures ou d'ornements en relief ; les autres parties du sanctuaire demeuraient presque nues. Les tombeaux des grands personnages, ceux même des monarques, offraient la simplicité la plus rudimentaire : une simple croix, tout au plus une effigie, gravée en creux sur une dalle de pierre.

La France cependant, au milieu de ses interminables guerres et de ses désastres, possédait quelques hommes au cœur desquels ne s'éteignait pas le feu sacré de l'art, hommes rares, il est vrai, incompris alors, oubliés depuis, mais pour lesquels nous devons conserver un sentiment de vénération profonde. Ces hommes, on les voit groupés sur trois points principaux : en Provence, autour des archevêques d'Arles, héritiers de la splendeur et de l'autorité des préfets du prétoire romain ; en Austrasie, près du trône de Brunehaut ou des pontifes de Reims ; en Bourgogne, à la cour du roi Gontran.

Le roi Gontran et quelques princes de sa famille faisaient alors exécuter en argent et en vermeil des bas-reliefs formant un tableau, de sept coudées et demie de haut sur dix de large, où figuraient, dans un assez bon style, la Nativité et la Passion de Jésus-Christ. Ces bas-reliefs, consacrés dans l'église Saint-Bénigne de Dijon, n'ont été détruits que vers l'an 992, par l'abbé Guillaume, lorsque ce prélat reconstruisit son église. (D'ACHERY, Spicileg., I, p. 383 : Chronic. S.-Benign. Divion.) Les Bourguignons, d'humeur paisible, aimant la paix, l'industrie, vivant sur un sol fécond, sous un heureux soleil, multipliaient les constructions monumentales, et, non contents d'un point central, semblaient nourrir à la fois plusieurs foyers : Autun, Dijon, Lyon et Vienne. L'école de Vienne, car on pouvait lui donner ce titre, avait conservé de précieuses réminiscences grecques et romaines. (PLANCHER, Histoire générale de Bourgogne, I, 46, 78, 83, 107, 108 ; Hist. Litt. de la France, par les Bénédictins, II, p. 26 ; III, p. 20.) A Metz, un sculpteur habile représentait, sur une large table en marbre blanc, utilisée depuis dans l'érection du tombeau de Louis-le-Débonnaire, le Passage de la mer Rouge, avec une verve, une entente dignes des grands siècles de l'art ; à Verdun, à Gorze, à Tholey, à Saint-Trudon, à Prüm, localités dépendantes de la couronne austrasienne, on voyait autant d'écoles artistiques, d'où sont sortis de célèbres architectes, d'habiles sculpteurs et des fondeurs émérites, les seuls peut-être que puissent citer les annales des sixième et septième siècles. Nonobstant le discrédit qui poursuivait les figures en ronde bosse, ce genre de sculpture continuait de décorer l'extérieur de certains édifices ; et saint Virgile, archevêque d'Arles, bâtissant l'église de Saint-Honorat, n'hésitait pas à faire représenter, sur les bas-reliefs en marbre qui en couvraient les murs, l'histoire de la vie de Jésus-Christ. (SAXIUS, Pontif. Arel. hist., p ; 249 ; BOUYS, La royale couronne d'Arles, p. 359, 364.)

Paris, Soissons, Bourges, possédaient aussi quelques artistes célèbres : à Bourges, Jean Lafrimpe, architecte-imagier, dont ne parle aucune biographie et dont le nom s'est sauvé de l'oubli dans l'immense naufrage des réputations artistiques, mérite une honorable place ; à Soissons, l'auteur inconnu du tombeau de la reine Frédégonde, peintre en mosaïque, qui certainement ne s'est point borné à ce genre de composition ; à Paris, saint Éloy, excellent ciseleur, miniaturiste, mais qui dut aussi modeler et sculpter. Le fauteuil de Dagobert, que la tradition attribue à saint Éloy, sorte de cathedra comparable à celle de saint Maximin, archevêque de Ravenne, paraît remonter à cette époque. Malheureusement, ce fauteuil célèbre, conservé dans le trésor de l'église de Saint-Denis, est modifié par certaines additions plus modernes.

Lorsque l'art grec, dégénéré, tombé dans le domaine de l'orfèvrerie, ne jetait plus en Europe que de pâles lueurs ; lorsqu'au lieu de statues en marbre, pour représenter les personnages bibliques, les saints ou les princes, on se contentait de simples médaillons de bronze, d'or ou d'argent, généralement encastrés sur des châsses ou suspendus aux murailles, tels que les faisaient Volvinus et l'anonyme de Cologne, par-delà les mers naissait la Byzantine ou l'art byzantin.

Mélange de réminiscences helléniques et de sentiment chrétien, expression naïve dans toute sa simplicité et prenant un caractère de l'immobilité conventionnelle des poses qu'il consacre, l'art byzantin ne s'est fait jour que vers le milieu du sixième siècle. Sous l'empereur Justinien, mort en 565, on exécutait encore, d'après les traditions grecques, d'innombrables ouvrages de Sculpture en bronze, même en marbre. Une statue colossale équestre du monarque, dont la fonte s'opéra sous ses yeux, sembla consacrer les derniers efforts de l'art grec : elle fut hissée, dans le forum Augusleum, sur une colonne revêtue de bas-reliefs (PROCOPE, De ædif., lib. I, cap. VIII), et traversa les siècles jusqu'à l'époque de la prise de Constantinople par les Turcs, qui la détruisirent pour en faire des canons.

Après Justinien, la statuaire déclina d'une manière sensible : elle devenait presque inexécutable, en raison du prix qu'il fallait y mettre ; et comme on reprochait aux artistes de ne pas bien rendre le genre d'expression qui convenait aux idées nouvelles, comme on prenait au pied de la lettre l'anathème dont les pontifes romains et les prédicateurs frappaient l'adoration des images, l'enthousiasme pour les œuvres du ciseau grec diminuait. Cette pente menait à un abîme ; une génération presque entière s'y précipita, et, quand du haut de la chaire on eut fait le procès de l'art profane, la foi fit celui de l'art lui-même, de l'art pris dans son acception la plus noble, dans ses allures les plus sages, dans ses inspirations les plus chastes.

Avant d'éclater, avant d'acquérir la consistance d'une hérésie qui troubla le monde, ce discrédit chemina deux siècles, arrêté souvent par l'influence de quelque esprit supérieur, par l'exemple de quelque monarque, et surtout par le sentiment d'affection des esprits faibles pour les objets matériels, dont les formes donnent un corps, une consistance à leurs pensées vagues, à leurs croyances indécises.

Quand la Sculpture byzantine eut atteint le huitième siècle, époque du soulèvement des iconoclastes contre les images, elle avait un caractère bien déterminé : sécheresse de contours, maigreur de formes, allongement de proportions, mais grand luxe de costume, expression puissante de résignation malheureuse et de grandeur. La statuaire monumentale de cette époque n'est point commune ; elle ne l'a jamais été, et l'histoire de l'art présenterait certaines solutions de continuité, si la Sculpture en petit, notamment celle des diptyques, ne nous initiait aux destinées de l'art tout entier.

Gori (Thesaurus diplycorum, Florentiæ, 1759, in-4°) distingue quatre espèces de diptyques ecclésiastiques : les diptyques destinés à recevoir le nom des nouveaux baptisés ; les diptyques où s'inscrivaient les noms des bienfaiteurs de l'Église, des souverains et des papes ; les diptyques à la gloire des saints et des martyrs ; les diptyques consacrés à conserver la mémoire des fidèles morts dans le sein de la foi. La table externe de ces petits meubles s'enrichissait de sculptures d'ivoire, représentant des scènes du Nouveau Testament et des saints Évangiles. On y voyait figurer souvent Jésus, jeune, imberbe, la tête auréolée d'un nimbe sans croix. Le nombre des diptyques devint très-considérable ; plus les images étaient officiellement poursuivies, plus ceux qui les respectaient tâchaient d'en perpétuer au moins la tradition. Les artistes grecs favorisaient eux-mêmes cette mode, ainsi que celle des tableaux à volets, seuls moyens qui leur restassent de travailler et de vivre.

Pendant la durée de la persécution excitée par les iconoclastes, sous les papes Paul 1er, Adrien 1er, Pascal 1er, des moines grecs, sculpteurs et peintres, ne cessèrent de chercher refuge en Italie. L'émigration de ces artistes devint même si nombreuse, que les pontifes précités construisirent des monastères pour les y recueillir. (ANAST., in Vit. Paul. I, Adr. 1 et Pasch. I.) Leur influence ne tarda point à se propager en Europe. L'art, qui jusqu'alors se traînait indécis, prit un caractère inconnu de fermeté ; de noblesse et de précision ; soit que le sculpteur mît en œuvre le bois, l'ivoire, le bronze, le marbre ou la pierre ; soit qu'il marchât isolé, livré aux inspirations indépendantes de son génie ; soit qu'il fût associé aux architectes, entrepreneurs d'édifices, dont il acceptait le plan, dont il traduisait les idées, sa part demeura distincte, son rôle déterminé. Dans le monde, on accepta d'autant plus volontiers la forme byzantine, qu'elle se trouvait accompagnée d'une richesse d'ornementation toujours aimée du vulgaire ; qu'elle arrivait sous le patronage d'artistes éminents, et que Charlemagne, ayant des relations suivies avec la cour de Constantinople, avec celle de Cordoue, patronnait l'introduction du genre qui convenait peut-être le mieux à la magnificence de sa pensée.

Cependant plusieurs évêques, entre autres le célèbre Agobard, craignant de voir le culte des images devenir une adoration, penchaient vers l'opinion des iconoclastes ; mais l'art avait pour lui la raison, les cœurs d'élite et le bras du peuple, de ce peuple qui, dans Rome, venait de renverser les statues élevées à l'empereur Léon l'Isaurien, et de couronner les statues pontificales.

Les maisons royales d'Aix-la-Chapelle, de Goddinga, d'Attiniacum, de Theodonis-Villa ; les monastères de Saint-Arnulph, de Fulde, de Trêves, de Saint-Gall, de Salzbourg et de Prüm, se ressentirent de l'impulsion salutaire que Charlemagne exerça sur les arts. Avant la révolution de 1789 on voyait encore, dans quelques-unes de ces localités, des débris précieux qui remontaient au huitième siècle ; et divers chapiteaux du palais d'Ingelheim, déposés aujourd'hui dans le musée de Mayence, prouvent qu'on tâchait de conserver, le plus fidèlement possible, les bonnes traditions de l'antiquité romaine. Charlemagne montra toujours pour elle une respectueuse déférence, soit qu'il décorât splendidement la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, sa ville de prédilection ; soit qu'il fît construire à sa chère épouse Hildegarde, dans l'église Saint-Arnulph de Metz, un vaste tombeau, pour l'éclairage duquel il assigna les revenus d'une terre considérable. Le sentiment de préférence qu'accordait peut-être l'empereur à l'art byzantin sur les autres transformations de l'art grec, ne lui faisait point proscrire la manière lombarde, plus rapprochée de l'antique et conséquemment plus éloignée de l'esprit chrétien. Ces formes différentes se retrouvaient, tantôt distinctes, tantôt mêlées l'une à l'autre : on citait un magnifique autel, dédié à la Vierge et à saint Pierre, recouvert de bas-reliefs en argent et en or, auro argentoque imaginatum, que fit élever l'abbé de Saint-Trudon (Chron. abb. S. Thrud., ap. D'ACHERY, Spicil., II, p. 661) ; un devant d'autel de l'insigne basilique de Reims, où se trouvait représenté en bas-relief Jésus-Christ sur un trône, ayant à côté de lui Charlemagne, et à ses pieds les abbés Foulques et Hervey (MARLOT, Metrop. Rem. hist., I, p. 328, 330, 342) ; on admirait, dans l'église abbatiale de Saint Faron, le tombeau du duc Otger, orné de sept statues en ronde bosse et de neuf figures en bas-relief (MABILL. Annal. ord. S. Bened., II, p. 376), monument considérable pour l'époque, et dont l'ordonnance et l'exécution soignée rivalisaient avec le portail et les figures absidales de la basilique de Saint-Riquier. Angilbert, abbé de Saint-Faron, sculpteur, architecte, avait donné l'idée, et sans doute aussi fourni le dessin d'une Nativité qui fut placée dans le tympan de la façade, tandis qu'à l'intérieur il disposa d'autres groupes, savoir : au fond du chœur, la Passion ; au nord, la Résurrection ; au midi, l'Ascension ; le tout exécuté en plâtre et en ronde bosse, accompagné de dorures, de mosaïques et de couleurs précieuses : ex gypso figuratœ et auro, musido, aliisque pretiosis coloribus composita. Deux devants d'autel, en or et en argent, couverts d'images d'animaux, de figures humaines en bas-reliefs, décoraient le même sanctuaire. (Vit. S. Angilb., apud D'ACHERY et MABILLON, Act. SS. ord. S. Bened., V, p. 109, 127.)

La fondation des abbayes de Saint-Mihiel (Lorraine), de l'Isle-Barbe, d'Ambournay et de Romans (Bourgogne) ; celle de plusieurs grands monastères de l'Alsace, du Soissonais, de la Bretagne, de la Normandie, de la Provence, du Languedoc et de l'Aquitaine (GOLBÉRY, Antiq. d'Alsace, p. 31, 47, 121, 122 ; RAYNAL, Hist. du Berry, 1, p. 283 ; D. PLANCHER, Hist. de Bourgogne, I, p. 111) ; la construction des grandes basiliques de Metz, de Toul, de Verdun, de Reims, d'Autun, etc. MILE BÉGIN, Hist. de la cath. de Metz, I, p. 83, 84 ; BENOIT PICART, Hist. de Toul, p. 284 ; Hist. de Verdun, p. 119, 138 à 147 ; l'Ancienne Auvergne, II, p. 16, 17 ; D. PLANCHER, Hist. de Bourgogne, 1, p. 135, 136, 137 ; GAUJAL, Essai sur le Rouergue, p. 175), les réparations, les embellissements, qui s'effectuaient aux abbayes de Bèze, de Saint-Bénigne de Dijon, de Saint-Gall, de Remiremont, de Saint-Arnulph-lez-Metz, de Luxeuil, avaient assez d'importance pour occuper une infinité d'artistes architectes et sculpteurs, qui, semblables au moine Gundelandus, abbé de Lauresheim, tenaient le compas et le maillet avec non moins d'habileté que la crosse. (Chron. Laurish., ap. DUCHESNE, III, p. 490 ; EM. BÉGIN, Metz depuis dix-huit siècles, t. II, p. 243 à 250.) Rien n'égalait la splendeur de certains monastères, véritables foyers d'intelligence, où les beaux-arts réunis, s'entr'aidant les uns les autres, dirigés par un maître qui lui-même avait le sentiment des choses, prospéraient sans éclat, mais non sans utilité. On lit, dans la vie d'Angésive, abbé de Luxeuil (MABILL. et D'ACHERY, Acta SS. ord. S. Bened., V, p. 633, 636), qu'indépendamment d'une quantité considérable d'argenterie ciselée qu'il fit exécuter pour sa maison, il l'enrichit d'un devant d'autel, rehaussé de figures en argent et de bas-reliefs, anaglypho operefactum. Au trésor abbatial de Saint-Trudon, dressé par deux commissaires en 870, figurent deux mausolées et deux autels plaqués d'argent, garnis de figurines en ronde bosse et de bas-reliefs du même métal, avec incrustations et lames d'or ; vingt et une châsses d'or et d'argent, et quantité d'objets sculptés et ciselés. Les artistes français, ainsi que les artistes allemands, conservaient le double usage de fondre les statues de métal et de les façonner en bosse sous le marteau, représentations matérielles, frappées d'anathème par Agobard, dans le puritanisme de sa conscience : Quicumque aliquam picturam vel fasilem, sive ductilem adorat statuam, simulacra veneratur. (Des Imagin., t. II, Opera, p. 264.)

Évidemment, la petite Sculpture et la ciselure, associées à la fonte, constituaient le faire principal des artistes du huitième et du neuvième siècle. Pour l'exécution de la grande Sculpture, on était retenu par la crainte des iconoclastes, dont la secte comprimée s'agitait encore ; on ne le fut pas moins, après le décès de Charlemagne, par les guerres civiles et les invasions, qui suspendaient et ruinaient les travaux d'architecture : on sauvait une châsse, un autel ; on ne pouvait sauver un portail, et la haine héréditaire que se vouaient les princes rejaillissait sur leurs effigies.

Quand mourut Charlemagne, au lieu d'appeler la statuaire à l'exécution de son mausolée, il sembla plus digne de lui de creuser un caveau et de l'y asseoir, embaumé et paré, sur un fauteuil d'argent ; mais l'extérieur du caveau fut décoré de bas-reliefs profanes empruntés à l'art romain. (ALEX. LENOIR, Descrip. des monuments franç., 6e éd., p. 109, 140.) Le tombeau de Louis-le-Débonnaire fut également entouré d'un bas-relief en marbre, dans le style d'une autre époque, mais mieux adapté au sujet. On lui donna pour supports quatre lions en pierre, que M. Émile Bégin nous affirme avoir vus ; le dessus du catafalque représentait l'image de cet empereur exécutée simplement, avec la pierre jaune du pays (oolithe moyenne). L'effigie gravée dans la Monarch. franç. de Monfaucon et citée par Émeric David, etc., nous dit encore M. Bégin, n'appartenait point au neuvième siècle. Cette statue de marbre blanc, dont la tête existe à Metz, est d'une époque postérieure. Carloman, frère de Charlemagne, eut un tombeau sculpté d'après le modèle du sarcophage de Jovin, sous Valentinien Ier, tombeau qui fut placé près de celui de saint Remy, dans la basilique de Reims.

Vers la fin du neuvième siècle, cette même église, que l'art ne cessait d'embellir, fut décorée d'un autre monument funéraire, celui du célèbre archevêque Hincmar, dont les traits méritaient bien d'être conservés à la postérité ; tandis qu'ailleurs 'Charles-le-Chauve fut représenté en demi-relief de bronze sur son tombeau.

Ce double hommage de l'art statuaire envers les deux hommes qui l'avaient le plus favorisé, le mieux compris, témoigne un temps d'arrêt, une halle faite au milieu des tourments de l'avenir et des inquiétudes présentes. L'heure des invasions normandes, heure fatale pour les arts, venait de sonner ; on voyait le long des fleuves et sur tous les rivages maritimes s'abattre d'étranges populations, que n'arrêtait aucun obstacle, qui méprisaient le fer des débiles héritiers de la nation franque et qui se riaient des anathèmes partis de Rome. Il n'y eut plus d'artistes, plus de moines ; tout le monde prit les armes, tout le monde devint soldat, et le péril commun rendit quelque énergie à nos ancêtres épouvantés.

Faut-il s'étonner que dans un tel état de choses Anastase-le-Bibliothécaire, moins préoccupé de la forme que de la valeur intrinsèque des objets sculptés, se soit montré d'une affligeante impassibilité, et que son style sans couleur ressemble à celui du commissaire-priseur dressant un état estimatif ? Les hautes destinées du christianisme préoccupaient exclusivement Anastase, comme elles préoccupaient toutes les grandes intelligences ; mais nous nous garderons de dire, avec M. Lévesque (Bulletin des Arts, 1846, p. 335), qu'à pareille époque on ne savait rien exprimer et qu'il n'y avait ni peinture, ni Sculpture, ni sentiment d'un art quelconque.

Plus tranquille sur le trône de Byzance que ne l'étaient nos rois sur le trône morcelé de Charlemagne, l'empereur Basile-le-Macédonien restaurait les images et donnait à la statuaire monumentale des encouragements qui la tiraient du profond abaissement où elle était tombée. Constantin Porphyrogénète, prince non moins artiste que lettré, imitant son auguste aïeul, favorisa l'étude des beaux-arts par des travaux personnels ; mais ils avaient reçu des iconoclastes une atteinte dont jamais ils ne devaient se relever. Tout en reconstituant le culte des images, tout en honorant la Sculpture et la peinture, les monarques, par bienséance ou par crainte, proscrivaient l'art du sein des temples, et quand ils lui permettaient d'y rentrer, ils le garrottaient sous l'exigence énervante d'une discipline qui tuait le génie. En Orient, depuis le huitième siècle jusqu'à nos jours, l'art chrétien, l'art accommodé au culte, n'a jamais dépassé certaines limites.

Malgré ses cruelles vicissitudes en Europe, il y fut donc plus heureux, parce qu'il y fut plus libre, et, quand les invasions eurent cessé, les désastres causés par ces mêmes invasions servirent à ses progrès. D'abord, naquit un système complet de constructions nouvelles, nées du besoin, les constructions de châteaux forts qui couvrirent toutes les provinces ; ensuite l'Église, ayant mille désastres à réparer, éleva ou restaura quantité de monastères ou de basiliques, qui eurent une physionomie franchement accusée, un caractère gréco-latin, comme pour témoigner que l'art byzantin avait déjà pris sur notre sol ses lettres de naturalisation. Les cathédrales d'Auxerre, de Clermont, de Toul ; l'église Saint-Paul de Verdun ; les abbayes de Moutier en-Derf et de Gorze (Lorraine) ; de Munster (Alsace) ; de Cluny (Bourgogne) ; de Celles-sur-Cher (Berry) ; de Saint-Florent de Saumur, de Chantenge (Auvergne), etc., etc., se revêtirent spécialement du caractère sculptural de cette époque : on multiplia le crucifix en ronde bosse, dont l'introduction dans la statuaire monumentale ne s'était opérée qu'au commencement du neuvième siècle, sous le pontificat de Léon III ; on mit en opposition, dans les arcatures des portails, comme cela se voyait à la cathédrale d'Auxerre, les élus et les réprouvés ; on fît à la Vierge sa part de déification ; et la main du sculpteur, ne se bornant plus à décorer d'admirables figures les façades et les cloîtres, mirâ lapidum sculpturâ, ainsi qu'elle le fit sous l'inspiration d'Amalbert et de Robert, abbés de Saint-Florent, s'étala de toutes parts avec un luxe extraordinaire : ambons, sièges, voûtes, cuves baptismales, colonnes, corniches, clochetons, gargouilles, aucune portion des édifices religieux ne lui échappa. On pourrait dire que les artistes d'alors réconcilièrent la Sculpture avec la pierre, qui lui fournit un vaste domaine d'exploitation. Presque toutes les figures sont représentées vêtues à la romaine, avec la tunique courte et la chlamyde agrafée sur l'épaule. C'était encore là, au reste, le costume de cour, le seul qui convînt, par conséquent, à la représentation plastique des grands personnages du christianisme. (Ouvrage inédit de M. Émile Bégin, sur l'Art dans la France orientale ; LEBEUF, Mém. concernant l'histoire d'Auxerre, I, p. 219 ; MARTENNE et DURAND, Ampliss. Collecta, col. 1099 et 1106 ; L'ancienne Auvergne, II, p. 80, 81, 108, 139, 140, 220, 221, 223 ; RAYNAL, Hist. du Berry, 1, 234, 235, 241, 244, 245, 260, 315, 326 et suiv. ; 339, 340, 403 : GOLBÉRY, Antiq. d'Alsace, p. 55 ; Hist. de Toul, 305, 342, 343 ; Hist. de Verdun, 159, 164, LXVI.)

Les dates, les noms ne se rencontraient presque nulle part sur le front de ces édifices ; aussi, l'histoire générale et les biographies, même spéciales, ne peuvent nous être que d'un bien faible secours. Dans un curieux opuscule de M. Félix Bourquelot, intitulé Histoire des arts plastiques, on ne trouve, avant le dixième siècle, aucun nom de sculpteur, et pour le dixième siècle, deux seulement apparaissent : Tutelon et Hugues. Tutelon, moine de Saint- Gall, que M. Bourquelot et les autres biographes disent mort en 908, mais dont M. Émile Bégin, mieux informé, fixe le décès au 28 mars 898 (Hist. de la cath. de Metz, I, p. 111), fut un artiste éminent, poète, sculpteur et peintre, qui décora de ses œuvres les basiliques de Mayence et de Metz. Quant à Hugues, abbé de Moutier-en-Derf, sculpteur et peintre, né vers 960 dans la petite ville de Brienne, il n'acquit, en réalité, sa réputation que quarante années après. Ainsi, voilà le dixième siècle veuf d'artistes sculpteurs ; mais M. Émile Bégin nous en signale deux, Adson et Anstée : Adson, abbé de Moutier-en-Derf, architecte et sculpteur, prédécesseur de l'abbé Hugues ; Anstée, abbé de Gorze, mort le 7 septembre 960. Émeric David indique l'abbé Morard, qui, secondé par le roi Robert, rebâtit, vers la fin du dixième siècle, à Paris, l'église Saint-Germain-des-Prés. A la piété du même monarque, à celle des ducs de Bourgogne, un autre abbé, nommé Guillaume (Wilengus levita), fut redevable d'une partie des fonds nécessaires pour reconstruire son église ; aussi, leur effigie, mêlée avec l'effigie des patriarches et des anges, décore-t-elle le portail de cette église : on a reconnu Saint-Bénigne de Dijon. Guillaume, architecte-sculpteur, arrivé vers 980 à Dijon, prit sous sa direction artistique et morale quarante monastères, et devint chef d'école aussi bien que chef religieux. Les portails des églises d'Avallon, de Nantua, de Vermanton, exécutés dans un excellent style, attestèrent la sévérité d'un goût perfectionné.

Suédois d'origine, né près de Verceil en Italie, Guillaume passe inaperçu dans la plupart des écrits sur la matière, généralement si scrupuleux à signaler toutes les illustrations d'Italie. Il a, selon nous, une gloire immense, celle de précéder le développement des écoles vénitienne et toscane ; de ne paraître emprunter ses inspirations qu'à lui-même ; d'imprimer, aux œuvres exécutées sous lui, un cachet spécial, et d'étendre cette influence non-seulement sur toute la Bourgogne, mais encore sur les diocèses voisins. (PLANCHER, ouvr. cité, I, p. 478, 479, 513, 516.) Quantité d'artistes habiles, réunis d'abord autour de Guillaume et qu'il dirigea pendant quarante années, sont devenus à leur tour chefs d'écoles, en sorte que l'art français doit peut-être autant à l'abbé Guillaume, que l'art toscan au célèbre Nicolas de Pise, venu dans le siècle suivant.

Avec l'école bourguignonne, dont l'existence ne saurait faire l'objet d'un doute, rivalisaient : 1° l'école messine, beaucoup plus grave, employant d'habitude une pierre à gros grain qui résistait aux finesses du ciseau ; 2° l'école lorraine, intermédiaire placé, pour le genre, entre l'école bourguignonne et l'école messine ; 3° l'école alsacienne, type de naïveté germanique, s'exerçant sur des moellons rougeâtres, très-tendres quand ils sortent de la carrière, mais durcissant à l'air libre ; 4° l'école champenoise, dont les deux principaux foyers ont été Reims et Troyes, que leurs cathédrales caractériseront plus tard ; 5° l'école normande, bretonne et poitevine, dédoublée en différentes succursales, participant toutes d'un type anglo-saxon ; 6° l'école de l'Ile-de-France, où se groupent Paris, Chartres, Beauvais, Melun, même Laon et Soissons, qui semblent en être les appendices ; 7° enfin, l'école méridionale, au mouvement de laquelle coopèrent, d'une manière très-puissante, Arles, Marseille, Avignon, Toulouse, Clermont, Limoges et Périgueux, chefs-lieux provinciaux qu'on sait bien appartenir à la même famille, mais qui diffèrent entre eux, principalement à cause des matériaux divers qu'offre leur sol.

Jusqu'à la fin du dixième siècle, l'Italie, dans un esprit d'utilité pratique qu'elle tenait sans doute des Allemands, ses dominateurs, tourna presque toutes ses vues architecturales vers l'exécution de travaux nécessaires, de monuments d'ordre public et de sûreté. Elle fut préoccupée de murailles ou de tours urbaines, de ponts, de châteaux défensifs, bien avant d'être préoccupée d'églises ; et, laissant Rome absorber, résumer les pompes du christianisme, elle n'avait assez généralement que des sanctuaires de dévotion, d'une ordonnance aussi modeste qu'exiguë. La statuaire suivait les destinées de l'architecture ; elle trouvait peu d'emploi. Ce fut donc pour toutes deux un grand événement, un sujet de joie et d'espérance, quand Pietro Orseolo, élu doge de Venise en 976, annonça l'intention de rebâtir, dans des proportions plus grandes, la basilique de Saint-Marc, incendiée ; mais telle était la pénurie d'artistes capables, qu'il appela de Constantinople des architectes et des sculpteurs : Acciiis igitur ex Constantinopoli primariis architectis, templum instaurari et ampliari quâ poterat, cœptum. (GRŒV., Thes. antiq. et hist. Ital., t. V, part. i, col. 186 ; PAOLO MOROSINI, Hist. della citta di Venet., lib. IV, 92.)

Laissons les peuples se débattre sous la terreur chimérique de la fin du monde ; laissons le dixième siècle finir, le siècle suivant commencer, et bientôt chaque école provinciale ou diocésaine enfantera ses œuvres. Les artistes bourguignons, non contents d'achever les travaux déjà cités, érigent la nouvelle église de Vézelay, celle d'Avallon et plusieurs monastères, entre lesquels se distingue celui de Cluny par la richesse de son abside, composée d'une hardie coupole peinte, que supportent six colonnes de trente pieds, en marbre cipolin et de Pentélie, avec chapiteaux, corniches et frises, sculptés, peints et rehaussés de bronze. En Lorraine, on travaillait aux cathédrales de Toul et de Verdun ; à l'église de Neufchâteau, une des plus vastes et des plus belles de la province. Richard, abbé de Saint-Viton près Verdun, faisait exécuter un dôme d'autel, soutenu par des colonnes, où se trouvaient représentés, dans des bas-reliefs dorés, l'Éternel, saint Pierre, saint Viton et le miracle de la Résurrection ; il exécutait lui-même, pour son église, un pupitre en bronze doré, rehaussé de figurines, et un devant d'autel d'argent, qui représentait Jésus-Christ foulant l'aspic et accompagné de saint Pierre, puis, à leurs pieds, la comtesse Mathilde, qui avait fait les frais de l'œuvre, et près d'elle l'abbé Richard : Auro prominentes imagines, opere mirifico, arle cœlatorid factœ. (Vit. Richardi, ap. D'ACHERY et MABILL., Act, SS. ord. S. Bened., tom. III, p. 541.) Dans le diocèse de Metz, qui, par ses abbayes, avait des rapports directs avec la Belgique et l'Allemagne rhénane, on se ferait difficilement l'idée de la multiplicité des travaux de pierre qui s'achevèrent à celle époque : un abbé de Gorze, Henri-le-Bon, architecte- sculpteur, mort le 1er mai 1093, après une longue administration, exécuta des œuvres considérables. Gontran, abbé de Saint-Trudon, mais surtout Adélard, qui lui succéda vers 1055, ont couvert la Hasbaye de constructions nouvelles ; Adélard dirigea l'érection de quatorze églises, et ses dépenses étaient telles, dit le chroniqueur Rodolphe, qu'à peine le trésor impérial aurait-il pu y suffire. Sculpteur et peintre, Adélard mérite de prendre, parmi les artistes de son époque, un rang fort distingué. A Metz, un autre abbé, l'abbé Warin, non moins habile qu'Adélard, érigeait l'immense basilique de Saint-Arnoul, tandis que, dans la même ville, d'autres artistes élevaient les églises abbatiales de Saint-Vincent et de Saint-Martin, édifices exécutés d'un seul jet, historiés d'un grand nombre de sculptures. M. Bégin (Metz depuis dix-huit siècles, tom. III, p. 65 et suiv.) a donné, d'après un poème contemporain et d'après ses propres recherches, une description de cette basilique de Saint-Martin, qui permet d'apprécier le genre des sculpteurs messins ; l'architecture en était lourde, massive, mais elle se faisait remarquer par la somptuosité des détails, l'originalité des chapiteaux, et par les diptyques et triptyques d'ivoire qui la décoraient. A la fin du siècle, Théodoric, abbé de Saint-Trudon, terminait, les sculptures, commencées avant lui, dans le cloître de l'abbaye, cœlatura continuavit. (Chron. abb. S.-Trud., lib. VI, ap. D'ACH., Spicil., II, p. 675, col. 2.) En Alsace, la cathédrale de Strasbourg, deux églises de Colmar et de Schelestadt ; en Suisse, la cathédrale de Bâle, exécutée par des artistes venus d'Alsace, sont encore debout pour montrer, en quelques-unes de leurs parties, la vigueur, la naïveté majestueuse, avec lesquelles le sculpteur rendait sa pensée. Dans l'intérieur delà France, beaucoup d'églises importantes s'élevaient à la fois. Ne pouvant les désigner toutes faute d'espace, nous rappellerons qu'en 1020 Fulbert, évêque, de Chartres, architecte et vraisemblablement statuaire, rebâtissait son église sur un plan qu'il traçait lui-même. Elle fut terminée vingt-huit années après, et l'on ne put trop admirer la dignité du style des statues, dont l'illustre évêque orna le portail et le pourtour de cet édifice. L'art ne se distingua pas moins dans la décoration des portails des églises de Laon, de Châteaudun, de Saint-Avoult de Provins, œuvres grandioses des premières années du douzième siècle, qu'égala, qu'effaça peut-être la splendide ornementation extérieure de l'abbaye de Saint-Denis, faite entre les années 1137-1180. L'abbé Suger, qui fut lui-même un artiste véritable, ne désigne aucun des hommes, auxquels échut ce travail important. Nous ne connaissons pas davantage les auteurs des bustes de Dagobert et de sa femme la reine Nanthilde, exécutés en argent doré ; non plus que ceux des fameuses portes de bronze, où figuraient en bas-reliefs la Passion, la Résurrection, l'Ascension. Au même temps appartient cette grande croix d'or, dont le pied fut enrichi de bas-reliefs, cui tota insidit imago, et dont le Christ offrait une expression de résignation divine si remarquable, tanquam et adhuc palientem. (SUGER, De reb. in adminislr. sua gest., ap. BOUQUET, XII, p. 96, 99 ; FÉLIBIEN, Hist. de l'abbaye de Saint-Denis, p. 547.) Le nom des sculpteurs de l'église cathédrale de Paris se dérobe également à notre admiration. On dirait qu'un peuple entier, dans une communauté de pensées et d'action, est venu là composer son œuvre : ceux-ci faisant en marbre le sarcophage sur lequel Philippe de France, fils de Louis-le-Gros, était représenté couché ; ceux-là peuplant le jubé et l'abside, de hautes figures, aujourd'hui détruites, et d'une longue galerie de sujets bibliques ; d'autres garnissant la façade et le pourtour de l'édifice de ces personnages si divers, qui néanmoins semblent tous réunis dans l'expression des mêmes pensées et des mêmes croyances. Les sculpteurs des différentes églises de Paris ne sont pas mieux connus, et l'on se demande encore de quelle main sortait la belle statue élevée à Louis-le-Gros dans le cloître de Saint-Victor.

A travers le douzième siècle, l'école bourguignonne continua ses admirables travaux. Hugues, abbé de Cluny, eut un tombeau magnifique ; Bernard II, abbé de Moutier-Saint-Jean, reconstruisant le portail de son église, fit représenter, sur les frontons des trois portes, Dieu leJJère, la Nativité,.la Visitation, les douze apôtres, les quatre évangélistes et divers sujets traités avec bonheur ; on acheva le somptueux portail de l'église Saint-Lazare d'Autun ; Pierre-le-Vénérable éleva dans l'abbaye de Saint-Marcel, près de Chalon-sur-Saône, un tombeau à son ami l'illustre Abeilard, qui y fut représenté en costume de bénédictin. Robert 1er, duc de Bourgogne, ayant fourni les fonds nécessaires pour l'exécution de la nef et du portail septentrional de l'église de Semur en Auxois, sur ce portail furent placées la statue du prince et celle d'Hélie de Semur, sa femme. Après la mort de Robert, on ajouta, pour le repos de son âme, quatre bas-reliefs encastrés sur les côtés de la porte, bas-reliefs qui représentaient l'assassinat du comte Delmace, son beau-père, assassinat qu'on lui reprochait ; son arrivée aux enfers sous la conduite d'un moine ; son passage dans la barque de Caron, et enfin sa délivrance. Cette bizarre invention prouve que l'idée de la chapelle sépulcrale de Dagobert, à Saint-Denis, n'était pas nouvelle, et qu'elle pourrait très-bien avoir été composée postérieurement par quelque artiste bourguignon. (PLANCHER, ouvr. cit., I, p. 516, 518 ; ALEX. LENOIR, ouvr. cit., p. 98, 99, 115, 117 ; COURTÉPÉE, Descript. hist. de la Bourgogne, V, p. 320.) Rivale active, intelligente de l'école de Bourgogne, l'école champenoise, dans l'église Saint- Étienne de Troyes, qu'elle avait précédemment décorée de nombreuses sculptures, élevait.au comte Henri 1er une tombe, de la plus grande magnificence, tombe entourée de quarante-quatre colonnes en bronze doré, surmontées d'une table d'argent où gisaient couchées la statue du prince avec celle d'un de ses fils, grandes comme nature, en bronze doré. Des bas-reliefs de bronze et d'argent, qui représentaient la sainte Famille, la cour céleste, des anges, des prophètes, environnaient le monument. Triomphe de la statuaire métallique, le tombeau du comte Henri primait alors tous les autres tombeaux de la France, comme la cathédrale de Reims allait bientôt primer les autres cathédrales.

En Normandie, même élan, même zèle, même entente de l'art, de sa dignité, comme de ses exigences. Plus heureux qu'en Champagne, ici du moins nous trouvons quelques noms : Othon, auteur du tombeau de Guillaume-le-Conquérant, sculpté en 1087, et de plusieurs monuments du même genre ; Azon, constructeur de la cathédrale de Seez ; Garnier de Fécamp, et Anquetil de Petitville, tailleur de pierre à Étretat, qui travaillaient déjà vers la fin du douzième siècle, bien que leur renommée date du siècle suivant. Les maçons et sculpteurs de Normandie formaient, à cette époque, une importante corporation.

Dans le midi, Asquilinus, abbé de Moisac, près de Cahors, décora de statues excellentes le cloître et le portail de son église, prœclaris slaluis ; il suspendit aux côtés de l'abside un Christ en croix, si habilement sculpté qu'on le croyait émané d'une main divine, ut non humano sed divino artificio facta videatur. (MABILL., loc. cit., p. 470.) Dans le même diocèse, Étienne Obazim, fondateur du monastère de ce nom, recevait, à sa mort, les honneurs d'un magnifique tombeau, autour duquel l'artiste avait exécuté différentes figurines représentant des religieux de l'ordre de Cîteaux. (MARTENNE, Voy. litt., part. II, p. 59 ; Gall. Christ., t. 1, col. 130 et 185.) On exécuta, soit en Auvergne, soit dans le Languedoc et la Provence, bien d'autres grands morceaux de Sculpture. Au monastère de Préaux furent placées la statue de Honfroy de Vétulis et celles de cinq membres de la même famille, en ronde bosse, couchés sur leur tombeau. Mais l'œuvre capitale, qui résume, qui caractérise le faire des provinces méridionales, c'est l'église Saint-Trophime d'Arles, terminée en 1152, sous la haute direction de l'archevêque Guillaume de Mont-Rond. Son portail, dernier soupir du ciseau grec, fait remonter l'imagination vers les plus belles époques de l'art ; de l'art agissant sous la puissance de la foi évangélique. On retrouve là, comme dans les œuvres antiques, un grand naturel d'attitudes, des draperies simples jetées avec autant de grâce que d'ampleur ; mais, en même temps, de la dignité, de l'énergie, du sentiment dans les airs de tête ; un mélange de réminiscences helléniques et de convictions chrétiennes, heureuse combinaison de l'expression et de la forme. (Gall. christ., I, col. 561 ; MABILL., Ann. ord. S. Bened., V, p. 83, 328 ; NICETAS PERIAUX, Stalles de la cath. de Rouen, p. 146.)

A la fin du douzième siècle comme à la fin du onzième, une remarquable activité se manifestait dans les ateliers de Sculpture du pays messin et de la Lorraine. Plusieurs incendies ayant dévoré des églises magnifiques, notamment à Verdun, la population tout entière aidait de ses deniers et de ses bras la reconstruction des temples consacrés au Seigneur ; croisade artistique, en tête de laquelle marchent Hérimann, Étienne de Bar, évêque de Metz, Rodolphe, abbé de Saint-Trudon, Guillaume, prieur de Flavigny, Philippe, abbé d'Étanche, Garin, désigné dans quelques manuscrits sous le nom de Garini, etc. Ces trois derniers, qui ne figurent en aucune biographie, s'occupaient positivement d'architecture et de Sculpture : Cœlaturam ecclesiœ usque ad summum restauravit, est-il dit de Guillaume, quand il administrait Flavigny ; cælaturam quoque curiœ reparavit, ajoute l'auteur de sa vie, en parlant du monastère de Saint-Mansuy. (Hist. brev. episc. Verdun., ap. D'ACHERY, II, p. 261, col. 1 et 2 ; ÉMILE BÉGIN, Hist. de la calh. de Metz, II, p. 279, 280, 299 ; Hist. de Verdun, p. 230, 246, 250 à 259, 265, 269, 276, 282, LXII, XCVIII.)

L'Alsace, ainsi que l'ont fait très-bien ressortir MM. Golbéry et Schweighauser dans leur intéressant ouvrage sur les antiquités du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, suivait, ou plutôt communiquait aux provinces voisines le mouvement d'impulsion qui entraînait l'art chrétien vers sa phase la plus brillante. Nous pourrions désigner, comme témoignage du faire des artistes d'Alsace, les monastères d'Alpach, de Pairis, et quantité d'églises peuplées de statues ; mais toutes se résument, toutes semblent s'identifier dans cette imposante personnification de l'art qui couvre de ses grandes ailes la ville de Strasbourg et l'Alsace tout entière ; sorte de défi jeté aux artistes d'outre-Rhin, qui n'ont pu, même à Cologne, atteindre ni cette hauteur, ni cette multiplicité si variée de figurines.

Dans l'art alsacien ou rhénan, que nous ne confondrons point avec l'art germanique, généralement plus lourd, la cathédrale de Strasbourg caractérise plusieurs époques différentes. Bien qu'elle appartienne surtout au treizième siècle, on peut néanmoins la prendre, dès la fin du onzième, comme point de départ des travaux qu'exécutait, sous la vigilante somptuosité des Domhern du Dôme, une compagnie de francs-maçons, qui a marqué de ses signatures hiéroglyphiques les pierres de ce sanctuaire, ainsi que celles qu'elle a taillées dans la vallée du Rhin, depuis Düsseldorf jusqu'aux Alpes.

Les sculpteurs Volvinus et Rodolphinus, Allemands d'origine, que s'approprient les Italiens, et qui vivaient dans le onzième siècle, sortaient-ils de l'école alsacienne ? Nous le croyons, car cette école avait le pas sur les écoles plus septentrionales, et quand elle empruntait aux artistes de Byzance, que l'empereur Henri-le-Saint avait appelés près de lui, l'art de couler et de ciseler le bronze, pourquoi, par réciprocité de services, n'aurait-elle pas enseigné la taille de la pierre et du bois, qu'elle ouvrait avec tant d'habileté ? Les portes de la cathédrale d'Augsbourg, le tombeau de Rodolphe de Souabe, dans l'église de Mersebourg, sont les œuvres triomphales de la fonte et de la sculpture métallique en Allemagne ; mais on serait embarrassé d'établir un choix parmi les monuments de pierre, tant ils sont communs et remarquables d'expression.

L'art flamand, que représente l'église Sainte-Gudule de Bruxelles commencée en 1155, ne date guère d'une époque antérieure au douzième siècle. (WAUTERS, Hist. de Bruxelles, I, 37, 38 ; III, 86.) Il vécut d'emprunts, faits aux rives du Rhin, de la Moselle, de la Sarre et de la haute Meuse. C'est principalement le long de ces vallées, comme nous l'exprime M. Bégin qui les a étudiées, que l'art statuaire se déroule avec les types différentiels qu'on lui reconnaît dans l'Europe centrale ; le même genre de Sculpture, se reproduisant, se perpétuant sur le cours de la même eau, véhicule de matériaux d'origine identique, première condition de similitude et d'harmonie.

Si maintenant nous jetons un coup d'œil d'ensemble sur la statuaire monumentale française, germanique et flamande, nous y reconnaîtrons, quelle que soit d'ailleurs l'influence particulière de telle ou telle école, un type particulier : bustes allongés, figures calmes, recueillies, pénitentes, roideur dans les poses, immobilité extatique plutôt qu'élan et animation, draperies serrées, mouillées, à petits plis, franges ou rubans perlés, rehaussés de pierreries encastillées. Nous voyons se dresser les statues à grandes proportions, se multiplier les personnages sur les tombeaux, se dessiner de longs bas-reliefs ; l'art grec disparaît, sa théorie savante se laisse dominer par le sentiment chrétien ; la pensée l'emporte sur la forme ; le symbolisme se fait jour et devient une science.

Chez les nations maritimes, tout se traduit en questions de rivalité et de jalousie. A peine Venise, la fière Venise, eut-elle relevé son Dôme, que Pise voulut avoir le sien : plusieurs navires toscans, lancés sur les mers pour des conquêtes d'un genre nouveau, rapportèrent de la Grèce une infinité d'antiques, statues, bas-reliefs, chapiteaux, frises, colonnes, fragments divers ; et le peuple d'Europe le mieux organisé peut-être pour bien sentir la beauté des formes, le peuple toscan fut appelé à s'inspirer des débris que le vieux monde léguait au monde actuel. L'enthousiasme devint général. En 1016, l'architecte statuaire Buschetto, regardé comme le premier artiste de l'époque, reçut l'honorable mission d'élever la cathédrale de Pise. Il n'hésita point à l'accepter, et quittant Dulichium, son lieu natal, il arriva bientôt accompagné d'hommes habiles qui l'ont merveilleusement secondé. L'œuvre fut infiniment remarquable. Les fragments antiques y brillèrent encastrés ; espèce de testament olographe dont la race des Phidias ménageait ainsi le bénéfice à ses arrière-neveux. Ceux-ci, élèves de Buschetto, groupés autour du grand homme, acceptant sa parole et traduisant sa pensée, se répandirent bientôt dans toute l'Italie, et l'on vit surgir les cathédrales d'Amalfi, de Pistoia, de Sienne, de Lucques, dont le caractère byzantin différa du caractère lombard qu'offrait la basilique de Milan. On eût dit qu'au sein de la terre s'enfantaient les statues, qu'elles arrivaient taillées sur leur piédestal, et que des cieux descendait le rayon divin qui les animait, tant elles se multipliaient avec rapidité, tant elles prenaient d'expression, au point de vue d'où chacun les contemplait. L'art de couler le bronze, naguère presque inconnu des Italiens, s'y intronisa comme l'art de tailler la pierre et l'ivoire. En 1198, Pietro et Uberto de Plaisance fabriquaient, d'après l'ordre de Célestin III, les portes qui décorent la chapelle orientale de Saint-Jean-de-Latran ; Bonnano de Pise, précurseur de Nicolas, coulait et ciselait les portes du dôme de Pise, ainsi que celles de l'église Saint-Martin de Lucques. Quant aux objets d'ivoire, avec diptyques et triptyques, ils se popularisaient par-delà comme en deçà des Alpes, surtout depuis la première croisade. Chacun, homme ou femme, voulait avoir un diptyque, non-seulement sur soi, mais encore dans sa maison, devant son prie-Dieu ou au chevet de son lit. Ces diptyques, qui remplaçaient souvent les livres d'heures, étaient d'un travail minutieux et délicat, que la sculpture chinoise rappelle encore aujourd'hui. On connaît quelques petits meubles d'ivoire à l'usage du roi Louis IX, bien propres à fixer les idées relativement au genre des sculpteurs miniaturistes.

Quand le christianisme statuaire prenait un caractère de puissance et d'héroïsme, incubation d'où résulta peut-être son admirable éloquence, l'art dégénéré tombait en Orient dans le dernier degré d'abaissement. Constantinople, non moins inquiète qu'ébranlée, voyait les Turcs Seldjoucides et les Bulgares faire de nouveaux progrès, et les croisés menacer l'empire ; de sorte que les empereurs d'Orient, ne songeant qu'à se défendre, négligeaient toutes les œuvres d'intelligence qu'ils avaient tant aimées. C'en était donc déjà fait de la Sculpture, le jour où, saccageant l'antique Byzance, les Latins lui portèrent un coup fatal. Exilé des rives du Bosphore, l'art byzantin alla dans le mont Athos ; mais ce fut pour y vivre immobile. Un manuel, inspiré par l'orthodoxie, imposa des lisières aux artistes sculpteurs comme aux artistes peintres ; de sorte, qu'actuellement encore, dans le christianisme grec, le sentiment religieux se traduit de la même manière qu'il se traduisait jadis.

A l'approche du treizième siècle, qui allait être le grand siècle de l'architecture et de la Sculpture chrétiennes., le monde était prêt pour le recevoir. Au lieu de tourner leurs regards, comme ils l'avaient fait souvent jusqu'alors, vers la Grèce ou vers Byzance ; au lieu d'aller puiser en Italie leurs inspirations, les véritables artistes descendaient en eux-mêmes., et, s'il leur survenait quelque hésitation ou quelque doute, ils trouvaient autour d'eux des modèles ; chaque école ayant ses traditions, ses types, ses maîtres. L'école limousine procédait immédiatement de l'école vénitienne, depuis que le doge Orséolo, accompagné du moine Romuald, fondateur des Camaldules, était venu chercher un asile en nos provinces méridionales. Dans l'érection des cinq coupoles de Saint-Front, aujourd'hui cathédrale de Périgueux, se trouvait son point de départ. Cette église, qui existe encore et qui reproduit en petit la célèbre basilique de Saint-Marc, fut elle-même une espèce de patron, d'après lequel on construisit, dans Périgueux même, Sain t-Étienne-de-la-Cité ; dans les environs, les églises de Saint-Astier, de Bourdeille, de Brantôme, de Saint-Jean-de-la-Côte ; au sud du Limousin, celles de Souillac et de Cahors ; à l'est, celle du Puy ; au nord, l'abbaye de Solignac ; à l'ouest, la belle cathédrale d'Angoulême, etc. Le long de la Charente, véhicule des idées gréco-vénitiennes mêlées avec les idées limousines et périgourdines, apparurent les églises de Jarnac, de Cognac, de Saintes, etc., véritable musée lapidaire où, parmi quelques noms d'artistes statuaires, brille celui de Guinamund, auteur d'une partie des sculptures de Saint-Front, et un des premiers, le premier peut-être qui associa les émaux de Limoges à quelques-unes de ses compositions.

Le monastère Saint-Michel de Cuzan, près de Perpignan, et plusieurs autres constructions importantes dans l'ordre religieux, civil et militaire, ayant eu des Vénitiens pour fondateurs, devinrent les points d'attache de notre Sculpture méridionale avec la Sculpture de l'Adriatique, avec celle du Roussillon, du Languedoc et de la Provence.

Dans ce dernier pays, nous en appelons comme témoignage aux portails de Saint-Trophime d'Arles et de Saint-Gilles d'Aix, qui se rapprochent de l'église de Saint-Laurent de Gênes, l'action ligurienne se faisait sentir beaucoup plus que l'action vénitienne, et nous ne savons réellement laquelle de l'école de Gênes ou de l'école d'Aix empruntait à l'autre. Marseille, dominé par son mouvement commercial, s'occupait peu des arts. Au commencement du onzième siècle, l'Aquitaine, le Poitou, l'Auvergne, s'étant trouvés réunis sous l'autorité de Guillaume V, suivaient la même impulsion, prenaient un caractère d'identité qui ressort très-bien dans la cathédrale du Puy et dans cinquante autres églises que nous pourrions citer. La Touraine, le Blaisois, le Maine, l'Anjou, couverts de sculptures romanes, montraient à chaque pas les expiations votives du comte Foulques-le-Noir, cet intrépide constructeur d'églises, et s'enorgueillissaient, à bon droit, d'avoir préféré le grand style oriental au style déjà défiguré qui résultait des importations génoises ou vénitiennes. Il y a beaucoup de rapports entre la splendide cathédrale de Poitiers et les églises de Cunault, de Saint-Aubin d'Angers, de Ronceray, de Loches, etc. ; entre l'abbaye de Prulliac, construite et décorée par Ecfide, et le monastère de Saint-Martin de Tours, rebâti, mirifico opere reedificatum, par son archiclave Hérévée. Dans ces vastes édifices régnait la grande Sculpture, soit qu'elle décorât les cintres et les voussures, soit qu'elle servît à reproduire l'image de ses bienfaiteurs, ainsi qu'on le voyait à Loches et à Saint-Serges d'Angers, œuvre du célèbre évêque architecte Vulgrin.

La Normandie se couvrit d'églises romanes, dont les plus belles portent le cachet de deux laïques, maîtres francs-maçons, Lanfred et Robert de Bellesme ; tandis que la Bretagne, sa voisine, en comptait à peine quelques-unes. L'ogive, à son tour, se multiplia, et avec l'ogive apparut un genre de Sculpture tout autre que la Sculpture byzantine. Ce fut, selon toute apparence, de l'église de Fécamp, fondée en 1107 par Guillaume de Ros, le trésor et l'honneur du clergé, que se sont développés parmi l'école normande les germes de la floraison ogivale. Qu'ils aient été importés de la Pouille ou de Jérusalem par l'abbé Guillaume de Ros, ou qu'ils aient été, ce qui semble plus probable, le témoignage du besoin d'innovation qui travaille sans cesse l'esprit humain, le fait reste le même. Nous n'avons à constater ici qu'une seule chose, c'est que l'ogive, comme motif, se retrouve en même temps sur plusieurs points de la France, dans les Vosges, les Ardennes, la Champagne et le long du Rhin ; c'est qu'après d'éternels emprunts faits à l'Orient, il devenait tout naturel que des artistes indépendants prissent autour d'eux des modèles d'ornementation, et qu'ils chargeassent le ciseau de reproduire les merveilles delà végétation. Examinez, au reste, chaque école de Sculpture ; comparez les éco :es du nord et du centre à celles du midi de l'Europe dans les dernières années du douzième siècle, et vous verrez partout l'ogive entraîner avec elle des ornements accessoires, pris dans les productions mêmes du pays : au nord, la feuille de chêne, la feuille de laitue, les pommes de pin ; au midi, la feuille de platane, de vigne et de laurier. Les écoles de Bourgogne, de Champagne, de Lorraine, de Metz, celles de l'Ile-de-France, dont nous avons déjà parlé précédemment, se tenaient dans un système de réserve qui a fait leur gloire ; car, pendant deux siècles, la statuaire s'y est développée avec ampleur sous des arcs en tiers-points qui grandissaient et s'élevaient avec elle. L'évêque Yves de Chartres, secondé du médecin Jean Cormier, dit le Sourd, avait embelli sa cathédrale d'un portail et d'une rose magnifique, objets d'envie pour les autres diocèses. L'école alsacienne, au contraire, ne put s'affranchir tout à fait de l'exagération des naturistes allemands ; le système ogival la séduisit : elle s'égara quelquefois dans les forêts de pierre qu'enfantait le ciseau ; mais, chose remarquable, tant que dura l'école byzantine, les artistes alsaciens montrèrent pour les traditions le plus grand respect. Ne pouvant beaucoup citer, nous désignerons, à côté de la cathédrale de Bâle déjà nommée, le Munster de Schaffouse, ce type si remarquable de l'art. L'école de Saint-Gall se rapprochait de l'école alsacienne ; mais, si l'on en juge d'après le monastère et l'église de Saint-Grégoire à Constance, élevée par l'évêque architecte Gebehard, elle avait des tendances d'imitation lombarde : l'église Saint-Grégoire, où se trouvait, dans la crypte, une chapelle en bois et en pierre, décorée de sculptures très-décentes, lapideas decentissimè sculptas (MABILL., IV, p. 14) ; plusieurs monuments de Richenaw, du Pfaitz, et généralement de toute cette partie de la Souabe qui touche la Suisse, la Bavière, le Wurtemberg et le grand-duché de Bade, portent le caractère lombardo-germanique, emprunté à nos voisins d'au-delà des Alpes. Malgré de bien cruelles vicissitudes, la puissante protection des empereurs n'avait cessé, depuis Othon-le-Grand, de protéger cette école : au douzième siècle, se trouvaient réunis en communauté, comme, au dixième siècle, les peintres à Richenaw, les sculpteurs-architectes au Pfaltz (couvent de Saint-Gall), où le prince-abbé menait l'existence d'un souverain. Ces moines artistes, qui comptaient parmi leurs anciens maîtres deux Notker, un Diétard, un Jehan de Liège, un Odon, prédécesseur du célèbre Guillaume dans l'abbaye de Cluny, un Ekkehard, etc., jouissaient d'une éclatante réputation : on les décorait du titre de peritissimus ; on disait d'eux, qu'ils ennoblissaient les églises par des sculptures, œdificiis nobililant ; qu'abbés ou pontifes, ils y travaillaient de leur propre main, facultatis suœ laboratione et manuum operatione restaurant. On était même allé plus loin : on s'était dit que la Vierge seule pouvait inspirer tant d'admirables œuvres, manum direxisse traditur ; et l'artiste modeste, faisant volontiers abnégation de son mérite personnel, avait, au fronton de plusieurs temples, inscrit le nom de Marie comme sculpteur, hoc panthema pia cœlaverat ipsa Maria.

Nous avons signalé la protection des empereurs, dans le mouvement artistique des siècles antérieurs au douzième. Pour être juste, nous ne devons point oublier celle de ces monarques hongrois et danois., qui, après avoir pillé, ruiné quantité d'églises, se convertissent à la religion chrétienne et réparent autant que possible leurs méfaits ; tel le roi Étienne, qui fit les premiers fonds de l'église Saint-Pierre de Ravenne. Ce fut principalement en Saxe que s'intronisa l'art chrétien, et Dresde, l'Athènes allemande, pourrait faire remonter jusqu'au dixième siècle son illustration architecto-sculpturale. Sur les bords du Rhin, à Cologne, à Coblentz, à Mayence, nous retrouvons l'école de Saint-Gall, qui, après s'y être implantée en 971 sous les auspices de Notker, évêque de Laodicée, marcha pendant deux siècles, à travers une brillante filiation d'œuvres remarquables. Ces productions du ciseau ayant perdu, dès la mort de Notker, le reflet des souvenirs lombards, obéirent exclusivement à la pensée des artistes indigènes, dont les noms mériteraient d'être connus.

L'Angleterre, justement fière d'elle-même, mais qui ne doit point oublier qu'elle a reçu de nous l'art sublime dont elle s'enorgueillit, l'Angleterre continuait d'emprunter à nos monastères, à nos chapitres diocésains, comme elle l'avait fait dans le septième siècle et dans le neuvième, les artistes-maîtres qui lui devenaient nécessaires. Ce fut Guillaume, architecte-sculpteur, artifex subtilissimus, qu'on appela de Sens, vers 1176, pour reconstruire la cathédrale de Cantorbéry, édifice qu'acheva un autre architecte, parent du premier. Bien d'autres artistes français et normands contribuèrent à restaurer les abbayes de Croyland, d'York, de Wearmouth, déjà si riches de sculptures byzantines et françaises ; nos compatriotes travaillèrent également aux monastères d'Ély, de Collingham, et tel était le zèle des Anglais pour l'architecture, la statuaire et l'ornementation, que tous les grands seigneurs y dépensaient des sommes considérables ; que les femmes de haut parage, posant elles-mêmes une pierre dans l'édifice que l'on construisait, chargeaient un ouvrier, qu'elles présentaient d'office, d'exécuter à leurs frais, pendant un an, deux et trois ans, l'œuvre à laquelle leur faiblesse ne pouvait s'associer autrement.

L'Espagne et le Portugal laissaient voir les traces, les déchirures — qu'on nous permette cette expression —, résultant d'une lutte aussi longue qu'acharnée entre deux religions opposées, le christianisme et l'islamisme. En s'emparant du style byzantin, les Maures lui avaient enlevé son caractère grave pour le faire concorder avec leur sensualité : ils mettaient de la poésie là où les chrétiens ne croyaient devoir introduire crue du sentiment ; ils se préoccupaient des jouissances physiques, de la vie matérielle, et ne demandaient au sculpteur que des images ou des formes libidineuses, chastes toutefois, plus chastes que les nôtres, dans ce sens que les pensées, les actes d'impudeur n'y sont point exprimés, mais que rien de ce qui peut les provoquer ou les rendre durables ne semble épargné. L'art chrétien dut se laisser influencer. Nous ne nous permettrons pas de lui en faire un reproche ; ce serait, d'ailleurs, plutôt à l'architecte qu'au sculpteur de le trouver mauvais, car l'islamisme, ennemi des images, n'a presque composé pour la statuaire que de brillants encadrements dont elle a profité. Qui verrait les sculptures des cathédrales de Cuença, de-Vittoria, et certaines parties des cathédrales de Barcelone, de Lugo en Galice et de Séville, n'oserait trouver mauvaise l'alliance de l'art chrétien avec l'art mauresque ; cette alliance pour les monuments civils produisit des chefs-d'œuvre. En Espagne, comme dans les autres parties de l'Europe, les dignitaires ecclésiastiques étaient primitivement artistes constructeurs aussi bien que directeurs du spirituel ; mais, à partir du douzième siècle, on rechercha des artistes laïques, comme le témoigne un contrat passé entre le chapitre de Lugo et l'architecte-sculpteur français Raimundus, qui accepte l'œuvre de la cathédrale, moyennant deux cents solidos, de salaire annuel, et le droit de survivance pour son fils. Ce dernier n'en jouit pas, puisque ce fut un Espagnol, Montforte de Lemos, qui acheva le travail en 1177.

La Sicile et le royaume de Naples suivaient le mouvement des autres contrées de l'Europe ; mais ici encore, se rencontrent plusieurs importations différentes : les unes grecques, venues de Byzance ; les autres septentrionales, venues de la Normandie et peut-être aussi de l'Allemagne ; la plupart tirées d'Espagne., surtout de la grande école d'Aragon. Nous ne rechercherons nulle part cette chimérique école dite Sarrasine : pour la fixer, pour déterminer son influence prétendue sur l'art, nous attendrons qu'on nous ait bien fait connaître en quoi les Sarrasins de Maroc, d'Espagne, d'Italie et de France, cette écume de toutes les mers, cette boue de toutes les villes, réunis dans le but de piller, pouvaient mériter de donner leur nom à un système d'architecture et de Sculpture.

Nicolas de Pise, né vers la fin du douzième siècle dans une ville alors peuplée de maîtres grecs, d'élèves de ces maîtres et de monuments grecs de tous les âges, dans une ville qu'on pourrait dire toute grecque, eut le bon esprit, dit Émeric David, de dédaigner les productions de son temps et de s'élever à la contemplation des chefs-d'œuvre de la Grèce antique. Cette preuve d'un tact sûr et d'un goût élevé pouvait faire espérer de sa part des progrès très-marqués. Toutefois, l'étude prématurée de l'antique ne devait pas le conduire aussi sûrement au but, que celle de la nature, à laquelle s'appliquèrent Guido de Sienne, son contemporain, et, quelques années plus tard, Cimabué et Giotto, instruits peut-être par ses erreurs. (Essai hist. sur la Sculpt., p. 27.) L'œuvre de Nicolas, toujours gracieuse, mais créée sous l'impression d'exemples profanes, n'en est pas moins infiniment remarquable ; soit qu'il ait appliqué son ciseau à l'immobilité tumulaire, comme dans 1 e Saint Dominique-Calagora de Bologne (1225 -1231 ) ; soit qu'il l'ait employé aux figurines, aux frises, aux ogives, aux arabesques de la cathédrale de Sienne, de l'église Saint-Antoine de Padoue, du sanctuaire des Frari à Venise ; ou bien à l'église San-Marlino de Lucques, dont le portail en marbre fut achevé par lui en 1233, cent soixante années après qu'on l'eut commencé ; soit enfin qu'architecte aussi bien qu'imagier, il ait mené de front ses deux arts dans la charmante église San-Misericordia (1254). Cette œuvre fut une de ses dernières productions. A Nicolas doit se rattacher, d'une manière incontestable, la première évolution de la statuaire chrétienne d'Italie ; mais il eut quelques émules dignes de rivaliser avec lui : tel Fuecio, constructeur de l'église Santa-Maria-sopra-Arno (1229) à Florence, auteur d'un magnifique tombeau de la reine de Chypre dans l'église San -Francisco ; tel encore Marchion d'Arezzo, qui grava son nom, en 1216 : sur le portail de l'église de cette ville. Giovanni, fils de Nicolas, auteur des tombeaux d'Urbain IV, de Martin IV, et de la magnifique fontaine de Pérouse, laquelle coûta cent soixante mille ducats d'or, le même qui sculpta tant de belles choses à Arezzo, à Florence, à Pistoia, et qui se surpassa dans l'exécution du Campo-Santo de Pise, le monument le plus remarquable peut-être qu'on ait en Europe, fut mis, comme sculpteur (par Émeric David et par d'autres excellents juges), bien au- dessous de son père : on lui reprocha d'avoir abandonné la manière des Grecs ; or, cet abandon constitue sa gloire, attendu qu'en négligeant la forme, il sut porter, jusqu'à leurs dernières limites, l'idéalisme religieux et la puissance de l'expression. Aussi, serons-nous envers l'Italie plus généreux que le comte de Cicognara, qui, jetant un blâme sévère sur la Sculpture toscane du treizième siècle, accuse les élèves de Nicolas de rétrograder vers l'art grossier de ses prédécesseurs. Giovanni de Pise, et Margaritone, élèves de Nicolas ; André Ugolino, élève de Jean, contemporain des sculpteurs Agnolo et Agostino de Sienne, et le célèbre Giotto, né en 1276, qui fut à la fois architecte, sculpteur et peintre, sont les véritables régénérateurs, nous dirons plus, les créateurs de la statuaire chrétienne en Italie ; de cette statuaire où brillent à la fois sagesse de composition, grâce et facilité d'attitudes, naïveté d'imitation, justesse d'expression, élévation de sentiment, harmonie grandiose d'un style qui s'élève comme un hymne d'amour et de foi.

Grâce aux ateliers d'Agnolo et d'Agostino, Sienne, petite ville qui rappelle la Sicyone de l'antiquité, si faible politiquement, mais si savante et si polie, fut quelque temps rivale de Pise, jusqu'à ce que Florence eût absorbé la splendeur artistique de ces deux localités. Patrie, terre natale des arts, Florence devint le nid d'où les artistes prirent leur essor pour se répandre en Italie, et de l'Italie chez tous les peuples de l'Europe. Venise suivit Florence, mais ne marcha point son égale ; la constitution marchande de cette reine de l'Adriatique lui donnait une position d'infériorité relativement au libre exercice des arts, pour le succès desquels Florence modifia sa constitution politique en établissant douze confréries indépendantes qu'unissaient les liens de la piété, du patriotisme et de la gloire. Deux puissants motifs toutefois entravaient dans cette ville les progrès de l'art statuaire : d'abord, le gouvernement, se sentant trop faible pour résister à l'ascendant d'une réputation hors ligne, n'accordait pas de statues à ses magistrats, ni à ses grands capitaines, tous choisis chez l'étranger ; ensuite, l'exiguïté du centre d'activité et le manque de ressources forçaient les artistes les plus éminents à faire différents métiers ; heureux encore, quand ces métiers avaient quelque analogie avec leur art de prédilection. Un statuaire distingué était presque toujours entrepreneur de maçonneries, orfèvre, machiniste, circonstance qui, empêchant l'homme de génie de se livrer à des éludes indispensables, força la Toscane de demeurer encore tributaire de la Grèce, qui lui cédait ses premiers artistes. A plus forte raison, les autres villes d'Italie eurent-elles recours à l'antique berceau des arts, où la statuaire, exagérant l'expression, tombait dans un défaut qui décelait sa faiblesse. Excepté quelques maîtres très-rares, les sculpteurs grecs représentaient leurs personnages avec un regard fixe, des mains ouvertes, et dressés sur la plante des pieds : con ochi spiritati e mani aperte, in punta di piedi. (VASARI, Prœm. dell. prima pari. dell. Vit.) Ils respectaient néanmoins les costumes traditionnels du Christ, des anges et des apôtres, vêtus à l'antique, en robe sénatoriale, et nimbés.

Vers la fin du treizième siècle, les églises de Florence, où se réunissaient les confréries, et quelques monuments civils se remplirent de sculptures. La fondation du palais municipal en 1282, celle de la cathédrale en 1298, devinrent des musées de Sculpture, où, parmi l'œuvre d'artistes étrangers venus d'Orient, d'Allemagne et de France, se distinguait la main du vieux Giovanni d'Arezzo, mort en 1320, et du Giotto, mort en 1336, dans toute la splendeur d'une réputation alors sans égale. Agostino et Agnolo exécutaient aussi, vers le même temps, de magnifiques ouvrages à l'église Santa-Maria d'Orvietlo, à l'église San-Francisco de Bologne, à l'église souterraine d'Assise, etc. Ils excellaient dans le genre tumulaire, en dehors duquel ils n'ont guère traité que l'ornementation. Andrea de Pise, contemporain du Giotto, puisqu'il ne mourut qu'en 1345, prit à l'antique tout ce que pouvait lui emprunter la Sculpture chrétienne ; c'est dire qu'il se posa au point de jonction de deux sublimités, sublimité de formes, sublimité d'expression. A Pise, le sanctuaire de San ta-Maria-à- Ponte ; à Florence, la façade, le campanile et le maître-autel de l'église Santa-Maria del Fiore ; une porte de l'église San-Giovanni ; dans la cathédrale de Pistoia, le tombeau de Messer Cino, furent autant de chefs-d'œuvre, sortis de ses mains, au-dessus desquels néanmoins il plaçait son fils Nino ou Mino. Ce jeune artiste, contemporain d'Antonio Signorius, l'auteur du monument des Scaliger à Vérone, ainsi que des deux frères Andréa et Bernardo Orcagna de Florence, tous architectes, sculpteurs et peintres, devint effectivement le digne continuateur de l'imposante école qui reconnaissait Andrea pour chef. Jacopo della Quercia, sculpteur siennois, Nicolo d'Aretino, son contemporain, enrichirent aussi de travaux grandioses les villes de Sienne, Lucques, Bologne, Florence, Arezzo, Milan. lis ne laissèrent point la Sculpture déchoir ; mais lorsqu'en 1424 la tombe se fut fermée sur Jacobo délia Quercia, les hautes destinées de l'art toscan s'arrêtèrent pour décliner. A Venise, depuis le décès de Filippo Calendario, arrivé en 1355, la Sculpture avait déjà beaucoup perdu de sa noblesse et de sa fermeté.

Ce coup d'œil rapide, jeté sur l'œuvre du ciseau dans la partie septentrionale de l'Italie, doit s'étendre aux procédés techniques de la fonte et de la ciselure, à l'usage de la céro-plastique ; car André de Pise, et, après lui, ses élèves, ont rendu leur patrie indépendante, sous tous les rapports, des moyens de création qu'il fallait antérieurement aller chercher au dehors. L'habitude de modeler en cire était alors générale ; les orfèvres-ciseleurs, les sculpteurs composaient ainsi leurs modèles. En 1400, quand le célèbre Ghiberti fut forcé d'abandonner Florence à cause de la peste, il vécut dans sa retraite, en exécutant des miniatures avec le stuc et la cire, procédé qu'ont employé successivement, avec la plus grande habileté, deux autres Florentins, Leonardo et Lucca della Robbia.

La Sculpture italienne, comme l'a très-bien remarqué Émeric David (Essai historique), s'était élevée jusqu'au sublime, en ne recherchant pas autre chose qu'une imitation exacte et naïve de la nature. Ce fut par les mêmes procédés que la Sculpture française rivalisa toujours avec la Sculpture transalpine. Mais, pour atteindre au même but, l'imitation suivit des routes différentes : en Italie, d'une étude attentive des formes grecques, l'art s'éleva vers l'idéalisme ; tandis qu'en France, en Allemagne, en Angleterre, la forme fut, sinon sacrifiée, du moins négligée, quand l'expression, quand le sentiment l'exigeaient. L'art français fit à l'art byzantin, à l'orthodoxie de la pensée chrétienne, plus d'emprunts que l'art italien : il parla comme un verset d'Évangile, il chanta comme un psaume ; aussi, n'introduisit-il pas dans le sanctuaire du Saint des saints telle ou telle idée anacréontique que lui eussent inspirée les marbres de l'Hellénie ; son langage fut plein d'onction ; son éloquence, remarquable d'unité, nonobstant l'infini des détails. Longtemps encore, malgré l'ogive qui s'élevait presque partout, la Sculpture française conserva le caractère byzantin, dans les airs de tête, dans la finesse et l'agencement des draperies ; mais sans cesser de demeurer elle-même, car les types de ses figures, les modèles de ses ornements, elle les prenait sur son propre sol.

Nos artistes nationaux n'ont pas eu l'heureuse chance des artistes italiens, dont Vasari enregistrait la gloire J lorsque cette gloire venait d'éclore et d'illuminer leur patrie ; en France, on ne s'est guère préoccupé des sculpteurs indigènes, qu'après des tourmentes religieuses, des révolutions politiques, qui, sur les œuvres brisées, n'ont laissé planer qu'un vague souvenir. Mais, grâce aux ouvrages spéciaux d'Émeric David et de Dusommerard, à ceux de MM. de Caumont, Didron, l'abbé Texier et Bégin ; grâce surtout aux notes recueillies par M. Bégin dans ses voyages en France, en Suisse, en Espagne et le long du Rhin, nous allons ouvrir à nos principaux architectes-statuaires les portes du temple, rempli de leur gloire et vide de leurs noms. A Rouen, depuis 1201 et jusqu'en 1212, Enguerrand ou Ingelramne bâtit l'admirable cathédrale et l'église du Bue ; en 1214, un autre maître, Gautier de Meulan, remplace Ingelramne et termine, après trois années, cette église du Bue ; en 1211, Robert de Coucy se met à la tête de la phalange artistique chargée d'élever la basilique de Reims ; Hues Libergier, son émule, reconstruit, à quelques pas de l'église métropolitaine, l'antique basilique de Jovin ; en 1220, Robert de Luzarches fait sortir de terre la cathédrale d'Amiens, continuée, après sa mort, par Thomas de Cormont et par son fils Renault ; en 1212, Jean, abbé de Saint-Germain-des-Prés, construisait l'église Saint-Côme de Paris ; Jean des Champs, Joannes de Campis, commençait en 1248 la cathédrale de Clermont ; les deux Montereau enfantaient des chefs-d'œuvre, tantôt comme ingénieurs militaires, à la suite de saint Louis, tantôt comme architectes et sculpteurs ; on travaillait, en même temps, à la reconstruction de la cathédrale d'Orléans, fondée en 1287 par l'évêque Gilles Pastayjette ; aux cathédrales de Metz, de Toul, de Verdun, et, dans cette dernière ville, aux églises de Saint-Paul et de Saint-Vanne, si remarquables par leurs sculptures ; un artiste inconnu coulait en bronze, dans la cathédrale d'Amiens, les tombes d'Éberard de Fouilloy (1223), de Geoffroy d'Eu (1237), de Jean, fils de saint Louis, etc. Un document historique, relatif à l'église Saint-Vanne, démontre qu'à cette époque les sculpteurs, tailleurs et maîtres de pierre procédaient de deux manières : ils travaillaient les pierres, tantôt sur place, tantôt avant de les mettre en œuvre. Dans une révolte du populaire de Verdun contre son évêque, les insurgés, non contents de démolir, prindrent toutes les pierres d'iceluy lieulx, ensemble toutes les autres qu'ilz trouvèrent estre desjà taillées et insculpées, pour mettre à l'ouvraige de l'église, et les portèrent au circuit des murailles de la cité, pour fortifier icelle, ce qui vint à grande perte et dommaige audict monastère ; car il y avoit pour plus de trois cents livres de pierres taillées et insculpées.

L'Alsace ne manifestant pas moins d'ardeur que la France pour le nouveau système architectural, la Sculpture y prenait un développement analogue : indépendamment d'une foule de châteaux forts, parmi lesquels nous citerons seulement ceux d'Échercy, Ribeauvillé, Schwartzbourg, dont l'ornementation intérieure avait exigé le concours d'artistes habiles ; indépendamment des portes de Riquevhir et de Colmar, la cathédrale de cette dernière ville, l'église de Saint-Quirin de Neuss, œuvre de maître Albero, qui en posa la première pierre en 1209 ; l'église de Ribeauvillé, dont le chœur fut sculpté en 1254, et beaucoup d'autres édifices semblables, d'une exécution ornée, couvraient, depuis Bâle jusqu'à Mayence, les pentes vosgiennes et la longue vallée du Rhin. Une construction colossale, celle de la cathédrale de Strasbourg, dirigée depuis 1275 par le célèbre Erwin de Steinbach, qui fit également la charmante église de Thann, marchait avec une rapidité si grande, qu'en 1295 l'architecte-sculpteur en avait terminé le portail et les nefs. Heureux père, Erwin se voyait renaître dans sa fille, dont le ciseau ne fut point étranger à la création de cette myriade de figurines qu'on voit accolées autour du sanctuaire ; maître non moins heureux, il créait une multitude d'artistes recommandables, en tête desquels se plaça Guillaume de Marbourg, qui mourut en 1363. Émeric David et M. Bourquelot ne désignent aucun des artistes que nous venons de nommer. Ils ne paraissent pas avoir connu davantage ce sculpteur français, appelé Ramus, qui rivalisait en Italie avec les artistes toscans ; ni cet autre artiste anonyme, qui, venu de Paris sur les bords du Rhin, bâtissait (1262-1278), dans la collégiale de Wimpfen, près de Heidelberg, une basilique en pierre de taille et en ouvrage français (opere francigeno). Ils se taisent également sur Pierre de Bonneuil, tailleur de pierres, qu'un vieil historien a déclaré maistre de faire l'église de Upsal, en Suèce, qui semble avoir parachevé l'église cathédrale de Paris, et qui s'en allait outre-mer, en 1287, pour entreprendre son œuvre capitale. L'élan prodigieux de la Sculpture française était secondé, sinon pour la grande statuaire qui pouvait s'en passer, du moins pour la petite Sculpture, par l'institution des confréries, dites de la Conception Notre-Dame. Dans beaucoup de villes, les tailleurs d'images et les peintres, les huchiers, les bahutiers ou sculpteurs en bois, en corne, en ivoire, se trouvaient réunis sous la même bannière. On lit dans le Livre des métiers d'Etienne Boileau, tit. LXII : Il peut estre paintres et taillères imagiers à Paris, qui veut, pour tant que il ouevre aus us et coustumes du mestier et que il sace faire, et puet ouvrer de toutes manières de fust, de pierre, de os, de corne, de y voire et de toutes manières de paintures bonnes et léaus.

Hors de France, en Allemagne, en Belgique, il existait aussi des confréries d'artistes, des hans, des gildes, mais organisées différemment, qui avaient, avec celles d'Alsace et de Lorraine, des rapports tout à fait directs, qui prenaient pour guides des artistes français reconnus capables, comme le furent deux célèbres maîtres, qu'on voit attachés en même temps à la construction de l'église des Saints-Apôtres à Cologne, Wolbéro ou Volbert et Gérard, architectes-sculpteurs. Ils y ont travaillé, Wolbert depuis 1219 jusqu'en 1248, Gérard depuis 1248 jusques vers la fin du siècle. Nous ne savons si les églises de Marbourg, de Hain, de Fridberg, de Grunberg (en Silésie) et de Fribourg (en Brisgau), ont dû leur ornementation à quelque main française ; mais il ne serait pas étonnant que ces premiers germes de l'école ogivale germanique fussent émanés de la France, et que l'architecte-sculpteur allemand Jacques de Lapo, qui construisit, dans la ville d'Assise, en 1227, l'église de Saint-François, se fût inspiré du gothique français plutôt que du gothique allemand (gothico-tudesco). Ce genre, qu'on appelait les délices des ineptes (deliciœ ineptorum), naissait à peine sur le Rhin et se voyait repoussé par les dédaigneux sarcasmes des Italiens. Saint-Gall n'exerçait plus alors aucune influence ; le foyer d'émanations artistiques se trouvait ailleurs.

La Belgique, adoptant avec intelligence la manière française, décorait de mille sculptures ses monuments civils, militaires et religieux. Au milieu de cette profusion d'œuvres insculpées, qu'on rencontre dans toutes les villes, à la façade de toutes les églises, de tous les hôtels et de la plupart des maisons bourgeoises de l'époque, il serait difficile d'établir une préférence ; les cathédrales de Mons, de Bruxelles et d'Anvers, la tour du beffroi de Bruxelles, méritent surtout d'être signalées.

En Angleterre, l'essor des grands travaux, si multipliés sous les Plantagenet, s'alanguissait au commencement du treizième siècle : on avait mis quarante années (1195-1235) à l'exécution de l'église abbatiale de Saint-Alban ; mais c'était un repos nécessaire, pendant lequel le style architectural, appelé style en pointe par M. Gally Knigt, s'introduisait à Cantorbéry (1185), acquérait promptement sa maturité et prenait avec décision les formes qu'on lui voit dans la cathédrale de Salisbury, commencée en 1221 ; dans celle de Worcester, fondée en 1224 ; et dans certaines parties contemporaines des cathédrales de Westminster, de Durham, de Lichfield, d'York et de Southwell, etc., etc.

La Sicile suivait le mouvement italien, et plutôt encore le mouvement romain ou papal, qui s'opérait tout à fait en dehors des influences toscanes : les sculpteurs Guidetto, Belenato, Aldibrando, qui ont exécuté en 1204 et 1233 différentes parties de la cathédrale de Lucques ; l'architecte-sculpteur Marchione, qui en signait la façade en 1216, et qui, de la même main, la même année, érigeait le maître-autel de Sainte-Marie-Majeure, à Rome ; Adam de Arogno, qui sculpta si magnifiquement les fonts baptismaux de S.-Pietro de Corneto ; les autres artistes, chargés de restaurer, de décorer Saint-Jean de Latran, à Rome ; la cathédrale de Montereale, près de Naples, etc., sont d'une école gréco-sicilienne, moins avancée que l'école française dans l'expression du sentiment chrétien, mais dont l'art espagnol semble avoir emprunté de préférence les motifs, comme le témoignent la belle église abbatiale de Val de Dios, en Asturie, les cathédrales de Vittoria, de Séville, cette merveille de la péninsule ibérique, et le palais du Buen-Retiro, dont les sculptures principales datent, comme celles des monuments de Séville et de Vittoria, de la fin du treizième siècle.

Pour donner une exacte idée de toutes ces grandes œuvres, il faudrait les dessiner, les décrire ; mais notre livre en présente déjà plusieurs fragments détachés, et qu'ajouteraient, d'ailleurs, nos faibles descriptions aux consciencieux travaux de tant d'hommes compétents, tels que M. Didron aîné, qui a fait si bien revivre les sculptures symboliques de Notre-Dame ; tels que M. Schweigheuser, qui a dépeint la cathédrale de Strasbourg avec la profondeur d'un archéologue et l'âme d'un poète chrétien ? Nous ne pouvons qu'effleurer les choses, et c'est à peine si, traversant le quatorzième siècle, entourés d'objets merveilleux qui nous captivent, nous osons faire un choix et désigner les sculptures polychromes de Chartres, de Saint-Remy de Reims, de Saint-Martin de Laon, de Saint-Yved de Braisne, de Saint-Jean-des-Vignes de Soissons, des Chartreux de Dijon. Dans cette ville ducale, nous rencontrons, en 1357, un sculpteur célèbre, Guy-le-Maçon ; à Bourges, vers le même temps, un autre sculpteur, Aguillon de Droues ; à Montpellier, entre 1331 et 1360, les deux Alamnn, Jehan et Henri ; à Troyes, Denizot et Drouin de Mantes ; à Sens, Jacques des Stalles, ainsi nommé de l'œuvre majeure qu'il sculpta dans la chapelle Saint-Laurent de cette ville ; à Paris, Jehan de Saint-Romain et Jehan Lebraellier, sculpteurs de Charles V ; à Orléans, Girard, qui fait pour le roy ung tableaux de boys, de quatre pièces. Hors de France, nous apercevons encore des sculpteurs français : en 1343, Mathias d'Arras, qui jette les fondations de la cathédrale de Prague, et qui suit les développements de ce magnifique vaisseau, jusqu'à sa mort, arrivée en 1352 ; Pierre de Boulogne, fils de l'architecte-sculpteur Arter, qui achève cet édifice en 1386, etc. Absorbé que nous sommes par les statues et les bas-reliefs qui se multiplient sous les porches, dans les niches, à tous les pendentifs, sur les tombeaux, nous ne pouvons que glisser un regard distrait sur tant de merveilleuses boiseries, d'imageries en ivoire, de sculptures mobilières, exécutées par des hommes d'un incontestable talent, qu'on pourrait distribuer en deux classes bien distinctes, les artistes normands et les artistes rhénans, dont les imagiers des autres écoles semblent n'avoir été que les imitateurs.

La fin du quatorzième siècle approche ; les romans envahissent la société ; les images profanes font concurrence aux images pieuses ; les joutes, les tournois, aux scènes delà Bible ; l'art chrétien décline, surtout dans la statuaire. C'est donc avec bonheur que, sur les rives de la Moselle, nous rencontrons, grâce à M. Bégin qui les signale dans un ouvrage où nous avons beaucoup puisé, plusieurs architectes-sculpteurs éminents, qui conservent pures les bonnes traditions de l'art chrétien : le chanoine Polet, mort le 23 septembre 1353, lequel, pour ses mérites d'artiste, reçut dans la cathédrale messine une sépulture somptueuse ; maître Pierre Pérat, constructeur de trois cathédrales, à la fois ingénieur civil et sculpteur, mort en 1400, et dont l'effigie fut dressée dans la basilique où reposait déjà Polet ; puis, leurs élèves, Thierry de Sierch et Jacquemin Rogier, mort le 11 février 1446, dont le ciseau se ressent déjà de la décadence, mais qui n'en ont pas moins créé de belles choses dans les cathédrales de Metz et de Toul, ainsi qu'en diverses constructions civiles ou militaires.

Pierre Pérat, un des plus grands maîtres dont la France doive s'honorer, avait fermé le quatorzième siècle ; une œuvre éclatante, un majestueux concours ouvrait, a Florence, le siècle suivant. Il s'agissait d'achever les portes du baptistère Saint-Jean. L'annonce solennelle du concours, fait dans toute l'Italie, attire les artistes les plus habiles. Sept d'entre eux sont désignés, sur leur renommée, pour présenter des modèles, savoir : Filippo Brunelleschi, Donatello, l'orfèvre Lorenzo Ghiberti, tous trois Florentins ; Iacomo della Quercia, de Sienne, dit de La Fontaine ; Nicolo d'Arezzo, Francesco de Valdambrina et Simon de Colle, dit de' Bronzi.

A chacun de ces concurrents, la République de Florence accorde une année de traitement, sous condition que chacun d'eux présentera, à l'expiration du délai, un panneau de bronze terminé, de la grandeur de ceux dont les portes de Saint-Jean doivent se composer. On avait pris pour sujet le Sacrifice d'Abraham, parce qu'il exigeait à la fois des figures nues, des figures drapées et des animaux.

Au jour fixé pour l'examen des œuvres, les artistes les plus célèbres de l'Italie sont convoqués. On choisit parmi eux trente-quatre juges, et les sept modèles sont exposés devant ce tribunal, en présence des magistrats el du public. Quand, à haute voix, les juges en eurent discuté le mérite, les ouvrages de Ghiberti, de Brunelleschi et de Donatello furent préférés. Mais auquel des trois donner la palme ? On hésitait. Aussitôt Brunelleschi et Donatello se retirent à l'écart, échangent quelques mots, et l'un d'eux, prenant hautement la parole, s'exprime en ces termes : Magistrats, citoyens, nous vous déclarons que, suivant notre propre jugement, Ghiberti nous a surpassés. Accordez-lui la préférence, car notre patrie en recevra plus de gloire. Il serait plus honteux pour nous de taire notre opinion, que nous n'avons de mérite à la publier.

Ces portes, auxquelles travailla pendant quarante années Ghiberti, aidé de son père, de son fils et de ses élèves, devenus tous d'excellents maîtres, sont peut-être le plus bel ouvrage de la fonte ciselée, dignes, disait Michel-Ange, de devenir les portes du Paradis. (VASARI, Vita di Lor. Ghiberti ; V. di Filip. Brunelleschi ; V. di M. Agn. Buonarroli.) A l'époque où Lorenzo Ghiberti, Donatello, Brunelleschi, et après eux Michelozzo, Francesco di Giorgio, Lorenzo Vecchietto, Antonio Rossellino, Desiderio da Settignano, Mino da Fiesole, Benedetto da Maïano, Andrea Verocchio, représentaient l'école florentine, notre école française produisait aussi ses œuvres : Thury exécutait les tombes de Charles VI et d'Isabeau de Bavière ; l'Alsacien Claux Sluter, valet de chambre de Philippe-le-Hardi, sculptait, à Dijon, les admirables figures du Puits de Moïse, travaillait au tombeau de son souverain, mort en 1404, et, se faisant aider, tantôt par son neveu Claux de Vousonne, dit Claux de Verne, tantôt par Jacques de La Barre, multipliait en Bourgogne les œuvres de la Sculpture monumentale. Un autre Alsacien, R. Walch, enrichissait sa province de remarquables travaux. En Lorraine, sous l'influence du roi René, artiste lui-même, qui gouverna simultanément l'Anjou, la Provence, et qui fit en Sicile plusieurs expéditions militaires ; l'art prospéra, malgré les désastres de ce bon prince ; mais cet art lorrain semble avoir emprunté bien peu aux nations voisines. Nous en appelons pour témoignage aux œuvres multipliées des architectes-sculpteurs Jean-Robert de Tarascon, Nicolas Goberti, Étienne Le Bourgeois, etc. Dans le pays messin, Iknri de Ranconval ; son fils, Jehan de Ranconval, et Clausse, gardaient le plus religieusement possible les traditions de leurs habiles prédécesseurs ; dans la Touraine el les provinces limitrophes, Michel Columb et sa famille exécutaient le tombeau de François II, duc de Bretagne ; Jehan Juste, de Tours, celui des enfants de Charles VIII, comme pour préluder au mausolée de Louis XII, qu'il sculpta, entre 1518 et 1530, dans la basilique de Saint-Denis, tandis qu'un Allemand, Conrad de Cologne, aidé de Laurent Wrine, maître-canonnier du roi, jetait en fonte l'effigie tumulaire de Louis XI. En Champagne, brillait Jehan de Vitry, auteur des stalles de l'église Saint-Claude ; en Picardie, Simon Dadu, sculpteur en bois comme Jehan de Vitry ; dans le Berry, Jacquet Gendre, maistre masson et imagier de l'hôtel de ville de Bourges. La Normandie foisonnait de maîtres huchiers, dont E. H. Langlois a donné une longue liste dans sa Description des stalles de Rouen.

Parmi tous les artistes français, celui auquel la renommée accordait le plus de talent s'appelait Antoine Le Moiturier. Il demeurait à Saint-Antoine-de-Viennois, d'où l'appela Charles-le-Téméraire, pour le charger, comme le meilleur ouvrier d'ymagerie, des tombeaux de Jean-sans-Peur et de Marguerite de Bavière, œuvre d'un singulier mérite, à laquelle travaillèrent aussi deux Espagnols, Jean de Droguès et Jean de La Huerta, dit d'Aroca. A la fin du même siècle, Pierre Brucy de Bruxelles, sorti de cette école qui a fourni les Jacques Gernies, les Van der Eychen, les Van Boutswort, les Van Nerven, les Van Tiénen et tant d'autres, exerçait son art à Toulouse ; un artiste éminent, Grant-Jehan, le tailleur d'imaiges, grant ovrier, dit la chronique, exerçait le sien à Metz, tandis que Jacques Bachot, Lorrain, dont M. Bourquelot a fait un Bichol (Champenois), créait des œuvres où respirait encore la naïveté pieuse de ses devanciers. Il a fait un Sépulcre à Saint-Nicolas-du-Port, un autre à Pont-à-Mousson, et différents tombeaux, parmi lesquels ceux des princes Henri de Lorraine, évêque de Metz, et Henri II, seigneur de Joinville. Le génie des artistes alsaciens respirait dans les magnifiques sculptures de Thann, de Kaisersberg et de Dusenbach ; tandis que l'Allemagne, devenue tardivement indépendante, abritait les écarts de son génie sous d'illustres noms : Lucas Moser, Peter Vischer, Schühlein, Michel Wohlgemuth, Albert Durer, etc.

Avec le quinzième siècle, s'éteignent, dans la statuaire comme dans toute autre chose, et le sentiment historique et la foi ; l'art, au lieu de grandir en se généralisant, se rapetisse par la consécration de l'individualisme ; on proteste contre le Moyen Age ; on veut réhabiliter la beauté des formes et revenir à l'antique : mais l'expression chrétienne s'échappe, et cette prétendue Renaissance, dont les esprits les plus sérieux se sont bercés, ne sert qu'à démontrer les impuissants efforts d'une époque qui veut reproduire une époque évanouie. Sous Charles VIII, sous Louis XII, l'art lombardo-vénitien, imitateur maniéré el spirituel du style grec, s'introduisit en France. Il convenait au vulgaire, il plaisait aux intelligences médiocres, on l'accueillit ; mais bientôt, de tous les principaux foyers d'écoles françaises, partirent pour l'Italie des artistes sérieux, tels que le Languedocien Bachelier, les deux Lorrains Simon et Ligier Richier, l'Alsacien Valentin Bousch ; Jacques d'Angoulême, qui eut la gloire de vaincre son maître, Michel-Ange, dans un concours de statuaire, et dont plusieurs ouvrages sont encore au Vatican ; le Bourguignon Hugues Sambin, le Tourangeau Jean Juste, le Flamand Jean de Boulogne, et tant d'autres :. Michel-Ange, né le 6 mars 1474, mort le 14 juillet 1563 sans avoir déchu, plus grand encore par son génie que par ses œuvres, personnifie la Renaissance. On n'ose dire que ce soit un âge de décadence : on craindrait de profaner la tombe de Buonarroti, en accusant ses hardiesses sublimes d'avoir égaré les talents ordinaires, et l'on n'aime guère à penser qu'entre deux courants d'idées matérielles, les unes venant d'Italie, les autres partant de l'Allemagne, l'époque a d'elle-même opéré son suicide. Que pouvait, par exemple, le savant interprète de Vitruve, Jean Goujon, architecte et sculpteur, comme Michel-Ange ; que pouvait l'infatigable auteur du Livre de Perspective, Jean Cousin, de Sens, sculpteur et peintre à la fois, comme Raphaël ; que pouvaient Germain Pilon, François Marchand, Pierre Bontemps, ces aigles de notre statuaire nationale au seizième siècle, secondés d'une foule d'artistes provinciaux ; que pouvaient-ils pour s'opposer à la chute de l'art, quand le sol ébranlé renversait le piédestal chrétien qui avait fait sa grandeur et sa puissance ? Des tombeaux de l'église de Brou, dessinés par Jean Perréal, exécutés par Conrad Mait, Humbert Gourat et Michel Columb ; du mausolée de François 11, sculpté par ce même Columb et sa famille ; du Sépulcre de Saint-Mihiel, drame sublime rendu avec l'énergie d'une conviction profonde, par Richier ; des Saints de Solesmey des mausolées de Langey du Bellay et du chancelier de Birague, par Germain Pilon ; du tombeau de Louis XII, par Jean Juste et Paul Ponce Trebati ; du tombeau de François 1er, par Pierre Bontemps et Germain Pilon ; du tombeau de l'amiral Chabot, etc., s'élevèrent encore comme une dernière émanation de piété sincère et de grandeur dans l'expression de la foi, mais pour la Sculpture chrétienne, c'était le chant du cygne : le goût, la mode, tyrans des arts, exigeaient d'elle des compositions profanes, et les artistes se prêtaient d'autant plus volontiers aux exigences de la mode, que de nouveaux iconoclastes brisaient alors sans pitié les images religieuses. Les stalles d'Amiens, dont Jean Rupin fut l'auteur, le jubé de Metz, les bas-reliefs qu'exécuta Jean Boudin, pour la clôture extérieure du chœur de la cathédrale de Chartres, les stalles de la cathédrale de Milan et de Sainte-Justine de Padoue, par le sculpteur rouennais Richard de Taurigny, et quantité d'autres travaux du même genre sont d'irrécusables témoignages de l'envahissement du style grec, de son implantation au sein de l'Eglise, et de son association hybride avec le style ogival. Jean Cousin, Jean Goujon, Germain Pilon, Bontemps, Bullant, etc., ont adopté le même style ; mais ils l'ont appliqué surtout à des constructions civiles, comme le Louvre et le château d'Anet. De p'us, nous leur devons cette justice de dire qu'en sacrifiant aux exigences du jour et en imitant l'art italien, ils se sont rapprochés de la grâce naturelle de Raphaël plus que ne l'ont fait les Cellini, les Primatice, artistes commensaux de François Ier ; qu'ils ont accommodé le mieux possible l'expression mythologique des anciens à nos idées modernes, et qu'on leur doit un art français indépendant, dont la filiation directe s'est opérée jusqu'à nous par les Sarrazin, les Puget, les Girardon et les Coysevox.

 

JEAN DU SEIGNEUR, Statuaire.