L'ÎLE D'ELBE. — ORGANISATION DU NOUVEAU ROYAUME. — LA VISITE DE FLEURY DE CHABOULON. — LA FAUTE CAPITALE DE NAPOLÉON. — 1815. DÉPART DE L'ÎLE D'ELBE. — LE VOL DE L'AIGLE. — DE GRENOBLE À PARIS. — L'ACTE ADDITIONNEL. — LA FÊTE DU 1er JUIN. — LETTRE DE NAPOLÉON AUX SOUVERAINS DE L'EUROPE. — LA GUERRE DÉCLARÉE À NAPOLÉON. — LE PLAN DE NAPOLÉON. — LIGNY. — NAPOLÉON À LA BELLE-ALLIANCE. — WATERLOO. — RETOUR DE NAPOLÉON À PARIS. — SON ABDICATION. — NAPOLÉON À LA MALMAISON. — NAPOLÉON À BORD DU BELLÉROPHON. LE 4 mai 1814, à deux heures de l'après-midi, Napoléon mettait pied a terre à Porto-Ferrajo, le principal port de l'île d'Elbe. La frégate anglaise qui l'avait conduit et les batteries de la côte le saluèrent de salves d'artillerie. Il fut reçu par le maire, qui lui présenta les clefs de la ville sur un plat d'argent ; puis il se rendit à l'église, où l'on chanta Le nouveau maître de l'île inaugurait sa souveraineté dans les règles. L'ÎLE D'ELBE. — Ce sera l'île du Repos, avait dit Napoléon en arrivant. Je veux désormais vivre ici comme un juge de paix.... L'Empereur est mort, je ne suis plus rien.... Je ne pense à rien en dehors de ma petite île. Je n'existe plus pour le monde. Rien ne m'intéresse maintenant que ma famille, ma maisonnette, mes vaches et mes mulets. Le roi de l'île d'Elbe commença par faire connaissance avec son royaume lilliputien. Dans un pays où les routes n'étaient que des sentiers à peu près impraticables, il avait visité à cheval tout ce qu'on pouvait visiter. Il eut vite fait le tour du propriétaire ; son domaine avait vingt et un kilomètres de l'Est à l'Ouest, neuf du Nord au Sud. La transition était un peu brusque pour le conquérant toujours en route, qui venait, en dernier lien, de traverser deux fois l'Europe, de Madrid à Moscou et de Moscou à Paris. En découvrant du haut des rochers de Porto-Ferrajo l'horizon de mer qui, au Nord, à l'Ouest et au Sud, entourait son nouvel empire : Diable ! dit-il, il faut l'avouer, mon île est très petite. ORGANISATION DU NOUVEAU ROYAUME. — Il fallait faire quelque chose. Napoléon commença par organiser un gouvernement. Drouot, le célèbre général d'artillerie, fut gouverneur et ministre de la Guerre ; Balbi, sous-préfet de Porto-Ferrajo (l'île était, sous l'Empire, un arrondissement du département de la Méditerranée), fut ministre de l'Intérieur ; Peyrusse, ministre des Finances ; Bertrand, grand maréchal du palais ; on avait baptisé du nom décoratif de palais la maisonnette des Mulini, sur le plateau supérieur de la colline de Porto-Ferrajo. Cambronne fut nommé commandant de l'armée, laquelle finit par comprendre seize cents hommes. Il y eut même un semblant d'amiral, le lieutenant Taillade : il commandait la flottille de six voiles et de cent vingt-neuf hommes d'équipage, dont la plus forte unité était le brick l'Inconstant, de seize canons. A peine installé, tant bien que mal, avec un mobilier qu'on prit à Piombino chez sa sœur Élisa, Napoléon donna un bal. Comme il avait reçu les rois et les reines à Erfurt, à Fontainebleau ou à Dresde, il reçut les boulangers et les marchands d'huile, qui dansaient dans sa grange à Porto-Ferrajo. Puis on se mit à la besogne. Il avait un inspecteur des Ponts et Chaussées, un directeur des Domaines, un directeur des Mines : il était juste de les occuper. Une route fut construite, qui traversait l'île en diagonale, de Porto-Ferrajo à Porto-Longone. Porto-Ferrajo fut pavé et pourvu d'eau. Les défrichements, les assainissements, les plantations de mûriers et de vignes, quelques travaux de fortifications furent pour son activité des manières de distraction. Il avait eu l'idée un moment de joindre à son empire l'îlot de Pianosa. L'Europe, disait-il en riant, va m'accuser d'avoir déjà fait une conquête. Napoléon semblait avoir accepté sans arrière-pensée ce rôle nouveau de Dioclétien retiré à Salone, qui exerçait sa souveraineté sur quelques carrés de légumes. Mais pouvait-il renoncer à déchirer son suaire ? Pouvait-il oublier qu'il s'appelait Napoléon, qu'il n'avait pas quarante-cinq ans ? Comme le dit Chateaubriand, Bonaparte était trop près de son berceau et de ses conquêtes. Pouvait-on croire qu'à la vue des Apennins, qu'en sentant la poudre des champs de Montenotte, d'Arcole et de Marengo, qu'en découvrant Venise, Rome et Naples, ses trois belles esclaves, les tentations les plus irrésistibles ne s'empareraient pas de son cœur ? Son ambition était déçue, non éteinte ; l'infortune et la vengeance en ranimaient les flammes. Sa mère, sa sœur Pauline étaient venues le rejoindre ; il
reçut aussi la visite de la comtesse
Walewska ; mais qu'étaient devenus sa femme et son fils ? Depuis le
mois de janvier 1814, quand il avait quitté Paris pour la campagne de France,
il ne les avait plus revus, il n'avait reçu d'eux aucune nouvelle. Bientôt il
sut la vérité. Le roi de Rome avait été conduit à Vienne, il était tenu sous
bonne garde à Schœnbrunn, auprès de son grand-père maternel, l'empereur
d'Autriche. Marie-Louise avait oublié qu'elle était Française ; Napoléon
était déjà mort dans son cœur qui s'était donné si un Autrichien, le comte de
Neipperg. Un jour, Napoléon confia ses douleurs au commissaire anglais
Campbell, qui était établi auprès de lui : Ma femme
ne m'écrit plus. Mon fils m'est enlevé, comme jadis les enfants des vaincus
pour orner le triomphe des vainqueurs. On ne peut citer dans les temps
modernes l'exemple d'une pareille barbarie. LA VISITE DE FLEURY DE CHABOULON. — Le traité de Fontainebleau avait promis à l'Empereur une dotation de deux millions par an : elle n'était pas payée par le gouvernement de Louis XVIII. Des bruits sinistres étaient arrivés jusqu'à lui. On avait parlé de déporter a l'ogre de Corse dans quelque He lointaine : les Açores, Sainte Lucie, Sainte-Hélène, dont le nom était déjà prononcé. Je suis soldat, dit-il un jour au cours d'une promenade. Qu'on m'assassine, j'ouvrirai ma poitrine ; mais je ne veux pas être déporté. Son parti était pris de reconquérir le pouvoir. L'idée était trop conforme à son génie pour qu'il ne s'y fût pas arrêté presque dès le premier jour. Au mois de février 1815, Fleury de Chaboulon, ancien sous-préfet de Reims, arriva en cachette à l'île d'Elbe ; cette visite acheva de le déterminer, car elle lui fit connaître l'état de l'opinion en France. Si Napoléon apprit alors en détail les maladresses et les fautes du gouvernement de la Restauration, il apprit aussi par des preuves touchantes les sentiments de fidélité et d'amour que les simples soldats et les petites gens avaient conservés pour lui. Vieilles moustaches et demi-soldes avaient toujours au cœur la même foi et la même espérance. Pour parler de celui qu'ils aimaient et qu'ils attendaient comme le messie, ils se servaient entre eux d'un langage secret. Au café, ils buvaient à la santé, à la mémoire impérissable du petit tondu. Trois soldats étaient entrés dans un cabaret ; ils demandèrent quatre verres. Mais vous n'êtes que trois. — C'est égal, apportez toujours. Le quatrième va venir. A. sa santé, camarades. Quand les fanatiques de Napoléon s'abordaient dans les rues, ils échangeaient entre eux des formules religieuses : Croyez-vous en Jésus-Christ ? — Oui, et en sa résurrection. C'était la vérification des paroles que l'Empereur avait dites un jour aux membres du conseil d'État : Sachez que ma popularité est immense, incalculable ; car, quoi qu'on en veuille dire, partout le peuple m'aime et m'estime, son gros bon sens l'emporte sur la malveillance des salons et la métaphysique des niais. LA FAUTE CAPITALE DE NAPOLÉON. — Il y eut donc, pour expliquer l'aventure extraordinaire du retour de l'île d'Elbe, la complicité d'une ambition inassouvie et d'une idolâtrie fanatique. On comprend ce qui s'est passé ; on comprend même que cela devait se passer. Mais au nom de la froide raison, au nom aussi des résultats qui coûtèrent si cher à la France, on est en droit de répéter ces lignes des Mémoires d'outre-tombe : On pourrait regarder cette entreprise comme le crime irrémissible et la faute capitale de Napoléon. Il savait que les princes encore réunis au Congrès, que l'Europe encore sous les armes, ne souffriraient pas son rétablissement ; son jugement devait l'avertir qu'un succès, s'il l'obtenait, ne pouvait être que d'un jour. Il immolait à sa passion de reparaître sur la scène le repos d'un peuple qui lui avait prodigué son sang et ses trésors ; il exposait au démembrement la patrie dont il tenait tout ce qu'il avait été dans le passé et tout ce qu'il sera dans l'avenir. Il y eut dans cette conception fantastique un égoïsme féroce, un manque effroyable de reconnaissance et de générosité envers la France. 1815. DÉPART DE L'ÎLE D'ELBE. — Napoléon avait mis sa mère au courant de ses intentions ; elle les avait approuvées. Elle lui avait dit de partir et de suivre sa destinée. Le 26 février 1815, à cinq heures du soir, le lendemain d'un bal donné par Pauline Borghèse, il quittait l'île d'Elbe à bord de l'Inconstant ; le commissaire anglais était absent de l'île depuis une dizaine de jours. La traversée se fit sans incident, si ce n'est la rencontre du brick le Zéphyr. Les deux capitaines se parlèrent au porte-voix. Comment se porte le grand homme ? dit le commandant du Zéphyr, en pensant au roi de l'île d'Elbe. — À merveille. En cours de route, Napoléon fit copier en plusieurs exemplaires la proclamation dont il avait arrêté le texte avant son départ et où se trouvent ces paroles émouvantes : Soldats, venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef. Son existence ne se compose que de la vôtre ; ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres ; son intérêt, son honneur et sa gloire ne sont autres que votre intérêt, votre honneur et votre gloire. La victoire marchera au pas de charge. L'aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame. Alors vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices. Alors vous pourrez vous vanter de ce que vous aurez fait ; vous serez les libérateurs de la patrie !... LE VOL DE L'AIGLE. — Le 1er mars, à une heure après-midi, l'Inconstant mouillait au golfe Jouan, entre Cannes et Antibes ; à cinq heures, le débarquement était terminé. Napoléon, descendu à terre, bivaque quelque temps dans une plantation d'oliviers ; puis, vers onze heures du soir, avec sa petite armée, — onze cents hommes environ, — il se rend à Cannes. En même temps, il avait détaché en arrière vingt-cinq grenadiers, avec la mission d'occuper le fort d'Antibes. Leurs cris de Vive l'Empereur ! ne trouvent pas d'écho. Ils pénètrent dans le fort, mais les portes se referment sur eux ; ils sont pris comme dans une souricière. Sans s'émouvoir de ce mauvais présage, Napoléon s'engage sur le sol de la France. C'est le vol de l'Aigle qui commence. Pour éviter la Provence et la vallée du Rhône, où il avait été couvert d'injures un an plus tôt et où le gouvernement de Louis XVIII venait d'envoyer des troupes, il se lance à travers les Alpes ; il voulait atteindre Grenoble, où il savait que des émissaires obscurs avaient déjà préparé le terrain pour lui. Le 3 mars il est à Castellane ; le 4, à Digne ; le 5, à Sisteron et à Gap ; le 6, il franchit le col Bayard et il couche à Corps ; le 7, il passe à la Mure. Les paysans commencent à accourir en foule auprès de lui ; ils lui font un cortège triomphal ; mais au delà de la Mure, la route est barrée. Le général Marchand, qui-commande à Grenoble, a envoyé une compagnie du génie et un bataillon du 5e de ligne. Ces troupes sont établies à Laffray, petit village où passe la route de la Mure à Grenoble. Napoléon, qui était arrivé à la Mure dans la matinée, se remit en marche vers onze heures ; il avait appris que le bataillon était en travers de la route et qu'il était prêt à se servir de ses armes. L'Empereur, dit l'auteur de 1815, ordonna au colonel Mallet de faire mettre à ses hommes l'arme sous le bras gauche. Le colonel ayant objecté qu'il y aurait danger à aborder pour ainsi dire désarmé une troupe dont les dispositions étaient suspectes et dont la première décharge serait meurtrière, l'Empereur reprit : Mallet, faites ce que je vous dis. Et seul, à la tête de ses vieux chasseurs portant l'arme basse, il marcha vers le 5e de ligne. Le voilà ! Feu ! s'écria hors de lui le capitaine Randon. Les malheureux soldats étaient livides. Leurs jambes vacillaient, les fusils tremblaient dans leurs mains crispées. À portée de pistolet, Napoléon s'arrêta : Soldats du 5e, dit-il d'une voix forte et calme, reconnaissez-moi. Puis, avançant encore de deux ou trois pas et entrouvrant sa redingote : S'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son Empereur, il peut le faire. Me voilà ! L'épreuve est trop dure pour des soldats. Un grand cri de : Vive l'Empereur ! si longtemps comprimé jaillit de toutes les poitrines. Les rangs sont rompus, les cocardes blanches jonchent la route, les shakos sont agités à la pointe des baïonnettes, les soldats se précipitent vers leur Empereur, l'entourent, l'acclament, s'agenouillent à ses pieds, et touchent en idolâtres ses bottes, son épée et les pans de sa redingote. DE GRENOBLE À PARIS. — Un peu plus loin, au bas de la côte de Laffray, à Vizille, le colonel La Bédoyère amenait à Napoléon le 76 de ligne. Le soir même, l'Empereur arrivait devant Grenoble. Les portes de la ville étaient fermées. Le général Marchand avait voulu résister, mais les habitants avaient enfoncé les barrières. A défaut des clefs de ta bonne ville de Grenoble, nous t'en offrons les portes. Dès lors, la poussée est irrésistible. Parti de Grenoble le 9 mars, dans l'après-midi, Napoléon entrait le lendemain soir à Lyon. Il y passait la revue des troupes de la division. Il entendait retentir les mêmes acclamations enthousiastes qui l'avaient déjà salué dans cette ville seize ans plus tôt, au retour de l'Égypte ; c'était la conquête de la France qui recommençait. À Lyon, l'usurpateur fit acte de souverain : il signa onze décrets, il convoqua les collèges électoraux de tous les départements. Et il reprit sa course. Parti de Lyon dans la nuit du 12 au 13 mars, Napoléon passa par Mâcon, Chalon-sur-Saône, Autan, Auxerre ; il était dans cette dernière ville le 18 mars. C'est là qu'il accueillit à bras ouverts le maréchal Ney, qui avait promis à Louis XVIII de ramener l'usurpateur dans une cage de fer ; il avait suffi à l'Empereur d'écrire au Brave des braves : Je vous recevrai comme au lendemain de la Moskowa, et il l'avait vu accourir à lui. Le 20 mars, à dix heures du matin, il arrivait à Fontainebleau, dans la cour du Cheval-Blanc, d'où il avait pris, il y avait juste onze mois, la route de l'exil. Le soir même il rentrait en triomphe aux Tuileries. Tout le personnel de l'ancienne cour avait déjà repris possession du palais dans la journée ; en proie à la plus fiévreuse impatience, il attendait. Vers dix heures du soir, on entend une voiture ; un immense cri de Vive l'Empereur ! sort de toutes les poitrines. On se précipite à la portière. Napoléon, dit Henry Houssaye, enlevé, arraché de sa voiture, est porté de bras en bras jusque dans le vestibule, où d'autres bras le soulèvent et l'entraînent sur les marches de l'escalier. Un délire furieux possède ces hommes..... Lui semble ne rien voir, ni ne rien entendre. Il se laisse porter, les bras en avant, les yeux fermés, un sourire fixe aux lèvres, comme en état de somnambulisme On amène l'Empereur dans son cabinet, dont on referme les portes sur la foule. Peu à peu ce grand tumulte s'apaise, le silence se fait. Les cavaliers attachent les chevaux aux grilles du Carrousel et se couchent par terre, enveloppés dans leurs manteaux. La cour des Tuileries a l'aspect d'un bivouac dans une ville prise d'assaut. Ce soir-là, 20 mars 1815, jour anniversaire de la naissance du roi de Rome, l'aventure des Cent Jours commençait. L'ACTE ADDITIONNEL. — Une manifestation de libéralisme était comme la première chose à faire pour se concilier l'opinion publique. Napoléon le comprit. S'il voulait, en effet, prévenir le retour de Louis XVIII, il était bien obligé de se montrer aussi libéral que l'auteur de la Charte. Ce fut l'idée qui inspira l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire. Benjamin Constant, le célèbre ami de Mme de Staël, avait publié dans le Journal des Débats un article virulent contre Napoléon : Bonaparte s'est évadé de l'île d'Elbe, où l'imprudente magnanimité des souverains alliés lui avait donné une souveraineté pour prix de la désolation qu'il avait portée dans leurs États. Cet homme qui, en abdiquant le pouvoir, n'a jamais abdiqué son ambition et ses fureurs, cet homme tout couvert du sang des générations vient, au bout d'un an, essayer de disputer, au nom de l'usurpation, la légitime autorité de la France. À la tête de quelques centaines d'Italiens et de Polonais, il ose mettre le pied sur une terre qui le repousse pour jamais. Lui aussi, le journaliste intransigeant de la légitimité, il ne sut pas résister à la fascination que le héros d'Austerlitz exerçait sur la France. Le général Sébastiani le mit en rapports avec l'Empereur. La situation est neuve, lui avait dit Napoléon. Je ne demande pas mieux que d'être éclairé. Je vieillis. L'on n'est plus à quarante-cinq ans ce qu'on était à trente. Le repos d'un roi constitutionnel peut me convenir ; il conviendra plus sûrement encore à mon fils. Benjamin Constant avait accepté de rédiger l'Acte additionnel. LA FÊTE DU 1er JUIN. — La constitution nouvelle fut baptisée la Benjamine. Elle fut présentée au peuple dans une cérémonie théâtrale, mais morne et froide, qui eut lien le lei juin à Paris au Champ de Mars ; Napoléon l'avait baptisée du vieux nom franc de Champ de Mai. Ce fut une grande parade. Napoléon y parut avec une tunique et un manteau nacarat ; une messe solennelle fut célébrée, comme au 14 juillet 1790, à la fête de la Fédération ; l'Empereur jura sur l'Évangile de maintenir les Constitutions impériales. Mais l'assistance n'était point à l'unisson. On rapporte que ce placard avait été affiché : Aujourd'hui, grande représentation au théâtre de l'Ambition, place du Carrousel, au bénéfice d'une famille indigente de Corse. On donnera l'Empereur malgré tout le monde, farce tragi-comique ; les Princes et les Princesses sans le savoir, folie burlesque, et le ballet des Esclaves. On terminera par une Entrée de Cosaques. L'enthousiasme n'était sincère que de la part des troupes, à qui Napoléon fit distribuer les aigles ; c'était l'enthousiasme farouche de braves qui sentent qu'ils vont mourir et qu'ils figurent à la revue suprême, à la veillée des armes. Dans leurs cris de Vive l'Empereur ! on croirait entendre un écho du cri du gladiateur romain dans l'amphithéâtre : Salut, César ! ceux qui vont mourir te saluent ! Le 7 juin eut lieu en grande pompe l'ouverture des Chambres impériales. Aujourd'hui, dit l'Empereur, s'accomplit le vœu le plus puissant de mon cœur : Je viens commencer la monarchie constitutionnelle.... J'ambitionne de voir la France jouir de toutes les libertés possibles. Napoléon disait encore à Sainte-Hélène, à propos de son rôle constitutionnel de 1815 : J'aurais été franchement le monarque de la constitution et de la paix. Mais le souvenir de la dictature et de la conquête à outrance était encore trop récent pour que l'opinion pût croire, même en France, une fois la chaleur du premier enthousiasme tombée, que cette conversion était sincère. Pauvre Napoléon, victime à présent de son passé, enfermé dans sa tunique de Nessus ! La France ne le croyait pas beaucoup quand il parlait de liberté ; l'Europe ne le croyait pas du tout quand il parlait de paix. Le 11 juin, l'Empereur entendait encore la messe aux Tuileries et donnait des audiences. Il ne savait pas que c'était pour la dernière fois. Le 12, à quatre heures du matin, il partait de Paris pour aller prendre le commandement de l'armée à la frontière du Nord. LETTRE DE NAPOLÉON AUX SOUVERAINS DE L'EUROPE. — Peu après son arrivée à Paris, Napoléon avait écrit aux souverains de l'Europe une lettre pour protester de ses intentions pacifiques. Je suis venu, disait-il, et du point où j'ai touché le rivage, l'amour de mes sujets m'a porté jusque dans ma capitale. Le premier besoin de mon cœur est de payer tant d'affection par une honorable tranquillité. Le rétablissement du trône impérial étant nécessaire au bonheur des Français, ma plus douce pensée est de le rendre en même temps utile à l'affermissement du repos de l'Europe. Assez de gloire a illustré tour à tour les drapeaux des diverses nations ; les vicissitudes du sort ont assez fait succéder de grands revers à de grands succès ; une plus belle arène est aujourd'hui ouverte aux souverains, et je suis le premier à y descendre. Après avoir présenté au monde le spectacle de grands combats, il sera plus doux de ne connaître désormais d'autre rivalité que celle des avantages de la paix, d'autre lutte que la lutte sainte de la félicité des peuples. Cette lettre resta sans réponse. LA GUERRE DÉCLARÉE À NAPOLÉON. — Le 5 mars, une soirée se donnait à la cour de Vienne en l'honneur des membres du Congrès. C'est là que la nouvelle arriva tout à coup que Napoléon venait de s'échapper de l'île d'Elbe. Où allait-il ? On ne le savait pas encore. C'était assez de savoir qu'il était parti. À l'instant même, à neuf heures du soir, l'empereur d'Autriche chargeait Metternich de prévenir ses alliés qu'il donnait à son armée l'ordre de reprendre le chemin de la France. Metternich courut chez le tsar et chez le roi de Prusse ; tous les deux répondirent de même. À dix heures, des aides de camp partaient dans toutes les directions pour faire faire halte aux corps d'armée. La guerre fut ainsi déclarée à Napoléon en moins d'une heure. Dès le 13 mars, une déclaration solennelle du Congrès de Vienne avait mis Napoléon hors la loi ; les gouvernements se refusaient à voir en lui autre chose qu'un perturbateur du repos du monde. C'était surtout un perturbateur des convoitises cyniques qui étaient en train de se satisfaire avec les dépouilles de la France. L'Europe avait juré la mort de la France. Le monde ne peut rester en paix, écrivait le Mercure Rhénan, tant qu'il existera un peuple français. La coalition était sous les armes, elle pouvait disposer de plus d'un million d'hommes, Anglais, Prussiens, Autrichiens, Russes ; c'était l'Europe tout entière qui se ruait à l'assaut de la France, pour la curée suprême. Deux armées de première ligne étaient prêtes à pénétrer en France par la frontière de la Belgique. Quatre-vingt-treize mille Anglo-Hollandais arrivaient par Anvers ; ils avaient Namur pour objectif. Cent seize mille Prussiens arrivaient par Aix-la-Chapelle ; ils devaient remonter la Meuse et gagner aussi Namur. Wellington commandait la première armée, Blücher la seconde. Celui-ci avait déjà justifié en 1814 son surnom de Vorwärts, En avant ; celui-là allait mériter son surnom de Iron Duke, de duc de Fer. Ces deux armées constituaient simplement les armées de première ligne, celles qui avaient été prêtes tout de suite ; derrière elles l'Europe en armes était en train de mobiliser toutes ses réserves. LE PLAN DE NAPOLÉON. — Napoléon avait décidé de frapper un coup de tonnerre. C'était dans la nature même de son génie, et il est certain que l'offensive foudroyante, seule, avait chance, sinon de détruire tout à fait, du moins d'écarter pour un temps le danger qui s'approchait de la frontière du Nord. Il s'agissait donc de prévenir la jonction de ces deux armées ennemies qui se dirigeaient vers la Sambre et de les battre isolément. Le ministère de la Guerre était alors dirigé par Davout. Le prince d'Eckmühl avait eu, dans la campagne de 1813-1814, un rôle d'une extrême énergie. Il s'était enfermé dans Hambourg, au moment de l'évacuation de l'Allemagne par Napoléon, et il avait soutenu dans cette ville, malgré l'hostilité de la population, un siège mémorable contre l'armée russe de Bennigsen ; il avait prolongé sa résistance au delà de la chute de l'Empire et il n'avait ouvert la place que sur l'ordre formel de Louis XVIII. Resté à l'écart pendant la première Restauration, il avait appris avec enthousiasme le retour de Napoléon. Nommé ministre de la Guerre par l'Empereur dès le 20 mars, il avait déployé en quelques semaines une activité prodigieuse. Il était parvenu à reconstituer avec les héroïques débris de la Grande Armée un ensemble de 284.000 hommes ; c'étaient des troupes jeunes, hâtivement instruites, mais animées d'un ardent patriotisme. Le maréchal Soult fut nommé major-général le 9 mai. Napoléon était arrivé à Avesnes le 13 juin ; le lendemain il y passait une grande revue. Au moment d'engager la partie suprême, il adressait à l'armée une proclamation, datée d'Avesnes, 14 juin 1815. Ce fut la dernière de cette admirable série de harangues militaires qui s'était ouverte, dix-neuf ans plus tôt, par l'appel aux soldats de l'armée d'Italie : Soldats d'Italie, leur avait-il dit à Nice, manqueriez-vous de courage ou de constance ? À présent, il faisait encore appel à la constance de ceux qu'il menait pour la dernière fois au combat : Soldats, c'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décidèrent deux fois du destin de l'Europe. Alors, comme après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux ; nous crûmes aux protestations et aux serments des princes que nous laissâmes sur le trône. Aujourd'hui, cependant, coalisés contre nous, ils en veulent à l'indépendance et aux droits les plus sacrés de la France. Ils ont commencé la plus injuste des agressions. Marchons donc à leur rencontre : eux et nous ne sommes-nous plus les mêmes hommes ?... Les insensés ! Un moment de prospérité les aveugle. L'oppression et l'humiliation du peuple français sont hors de leur pouvoir. S'ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau. Soldats, nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir ; mais, avec de la constance. la victoire sera à nous : les droits, l'honneur et le bonheur de la patrie seront reconquis. Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr ! LIGNY. — Le 15 juin au matin, l'armée française quittait Avesnes pour marcher à l'ennemi. Alors se produisit un douloureux incident. Le comte de Bourmont, ancien émigré qui s'était rallié à l'Empire et à qui ses mérites avaient valu le grade de général, abandonnait sa division avec une dizaine d'officiers et se rendait à Namur, où était le quartier général de l'armée prussienne. Blücher savait dès lors ce que faisait Napoléon et il se tint sur ses gardes. Le même jour, Napoléon surveillait à Charleroi le passage de la Sambre par son armée. Il couchait à Charleroi, après avoir pris ses dispositions pour la bataille. Le lendemain, 16 juin, il détachait l'armée de Ney du côté du Nord, sur sa gauche, pour contenir l'armée anglaise, qui était arrivée aux Quatre-Bras. Le vendredi 16 juin, l'Empereur attaquait l'armée prussienne très solidement établie à Saint-Amand et à Ligny, auprès des coteaux de Fleurus. Ce fut la bataille de Ligny. Le général Drouet d'Erlon, qui commandait le Ier corps dans l'armée de Ney, avait reçu l'ordre de se rabattre vers le Sud pour écraser l'armée prussienne. Napoléon adressait à Ney un pressant appel dans l'après-midi du 16 : Cette armée est perdue, si vous agissez vigoureusement. Le sort de la France est entre vos mains. Il attendait impatiemment son arrivée. Il se peut, disait-il au général Gérard, que dans trois heures le sort de la guerre soit décidé ; si Ney exécute bien ses ordres, il n'échappera pas un canon de cette armée. Mais le maréchal, qui avait besoin de toutes ses forces pour résister aux Anglais, rappelait auprès de lui le corps de Drouet d'Erlon. Napoléon ne put par suite envelopper l'armée prussienne. Alors il se rua sur elle et lui tua quinze mille hommes. Blücher, qui s'était battu comme un simple soldat, avait été foulé aux pieds des cuirassiers de Milhaud ; mais cette terrible journée ne lui avait rien enlevé de sa ténacité. Pour Napoléon, la bataille de Ligny restait une victoire stérile ; car l'armée de Blücher n'avait pas été détruite. Grouchy, avec 33.000 hommes et 116 canons, fut mis à sa poursuite ses instructions lui disaient de garder le contact avec l'armée qui battait en retraite. NAPOLÉON À LA BELLE-ALLIANCE. — Napoléon était tranquille sur sa droite pour quelque temps ; mais, du côté du Nord, le danger était toujours là. Tout ce qu'avait pu faire Ney dans la journée du 16, ç'avait été de maintenir ses positions aux Quatre-Bras en présence des Anglais. L'Empereur se mit eu mouvement le 17 juin, vers midi, presque aussitôt après le départ de Grouchy. Wellington, prévenu de la défaite de Blücher à Ligny et de l'offensive de Napoléon, avait reculé vers le Nord, sur la route de Bruxelles ; il avait eu le temps de s'établir dans une forte position. Le gros de ses forces était au Sud du village de Waterloo. Son centre occupait Mont-Saint-Jean, sur un talus assez escarpé que protège du côté du Sud le ravin d'Ohain ; ses avant-postes se trouvaient à la Haie-Sainte et à Hougoumont, un peu sur sa droite, à Papelotte et à Frichemont, sensiblement sur sa gauche. Il s'était juré à lui-même de rester là. À ses officiers qui lui avaient demandé ses ordres, il avait répondu : Tenir ici jusqu'au dernier homme. L'ensemble de ses forces comprenait 67.700 hommes et 184 bouches à feu. Napoléon était passé, dans l'après-midi du 17, par les Quatre-Bras et par Cenappe ; il était arrivé, vers six heures et demie du soir, sur les hauteurs de la Belle-Alliance ; c'est le nom d'un cabaret, sur la route de Charleroi à Bruxelles, au bord d'un coteau qui fait face à Mont-Saint-Jean. Il se retira le soir à la ferme du Caillou, à environ trois kilomètres de la Belle-Alliance ; il y dormit à peine trois ou quatre heures. WATERLOO. — Napoléon s'était levé vers une heure du matin ; il avait visité les avant-postes. La bataille aurait pu s'engager dès le lever du jour, si la pluie, qui était tombée à torrents pendant toute la nuit, n'avait pas détrempé les routes et retardé la marche de l'armée, en particulier de l'artillerie. L'ensemble de ses forces ne put entrer en ligne que vers onze heures du matin. Le retard eût été insignifiant, s'il n'avait eu en face de lui que les Anglais ; mais pour les Prussiens de Blücher qui filaient alors, à son insu, du côté du Nord dans la direction de Wavre, pour se joindre aux Anglais, un retard d'une demi-journée était un précieux avantage. Le dimanche 18 juin 1815 vit donc la grande bataille, la bataille des Géants. A dix heures, sur le coteau de la Belle-Alliance, Napoléon passa la revue des troupes. De la ferme de Rossomme, il ordonnait de commencer l'action. L'armée qu'il mettait en ligne comprenait 74.000 hommes et 246 canons. Une première phase fut l'affaire d'Hougoumont. Il fallut deux heures au maréchal Ney, avec les corps de Drouet d'Erlon et de Reille, pour enlever aux Anglais cette position qui était très en pointe. Le prince de la Moskowa arrive au pied du plateau de Mont-Saint-Jean ; il demande des renforts. Il est une heure de l'après-midi. Alors, on commence à apercevoir sur la droite, vers le Nord-Est, une masse, d'hommes qui grossit à chaque instant. On crut à un moment que c'était Grouchy ; mais une division de cavalerie envoyée en reconnaissance apprit que c'était un corps de 30.000 Prussiens, constituant, sous les ordres de Bülow, l'avant-garde de l'armée de Blücher ; ils débouchaient par le village de Saint-Lambert et ils gagnaient le ravin d'Ohain. Napoléon fut obligé d'envoyer le général Mouton, comte de Lobau, avec le Ve corps, au-devant de ce danger. Cependant, Ney, qui ne fut jamais plus héroïque, avait repris l'offensive. Il enlève la Haie-Sainte à gauche, Papelotte à droite ; il franchit le ravin d'Ohain, il aborde le talus de Mont-Saint-Jean ; mais il est rejeté dans le ravin. Les cuirassiers de Milhaud viennent en vain le soutenir. L'assaut a échoué. C'est la seconde phase de la bataille ; il est environ trois heures. A droite, du côté de Saint-Lambert, le danger ne faisait qu'augmenter ; c'était là, entre Saint-Lambert et Wavre, à quelques kilomètres à peine du centre de l'action, que se jouait le sort de la bataille. Grouchy, qui depuis la veille était à la poursuite de Blücher, était arrivé derrière lui à Wavre, seulement dans l'après-midi du 18 ; il y trouva l'arrière-garde prussienne : il crut que c'était l'armée prussienne tout entière. On entendait vers l'Ouest la canonnade de Waterloo. Ses trois chefs de corps, Gérard, Exelmans, Vandamme, le suppliaient de marcher au canon. Il s'en tint à la lettre même de ses Instructions, ne pas perdre le contact avec Blücher, et il ne bougea pas. Or Blücher n'était plus là ; il avait rejoint l'avant-garde de son lieutenant Bülow, et il débordait de plus en plus l'aile droite de l'armée française. A gauche, la bataille continuait avec une fureur sauvage. Rarement offensive fut plus vigoureuse, ni résistance plus tenace. Ney escalade une seconde fois le plateau de Mont-Saint-Jean, à la tête des cuirassiers de Milhaud ; il revient encore à l'assaut avec les cuirassiers de Kellermann. Napoléon, pour le soutenir, donne l'ordre à la cavalerie de la Garde de charger. On connaît ces vers des Châtiments : Allons ! faites donner la Garde, cria-t-il, Et lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil, Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires, Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres, Portant le noir colback ou le casque poli, Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli, Comprenant qu'ils allaient mourir dans cette fête, Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête. Leur bouche, d'un seul cri, dit : Vive l'Empereur ! Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur, Tranquille, souriant à la mitraille anglaise, La Garde impériale entra dans la fournaise. Tous ces héros se ruent à deux reprises sur le ravin d'Ohain. Ils y entassent leurs cadavres ; mais ils ne peuvent briser la muraille de fer. Ney descend du plateau pour la cinquième fois, le dernier de son armée ; à pied, sans chapeau, un tronçon d'épée à la main, la figure noire de poudre, le Brave des braves est méconnaissable. Il était sept heures du soir. À droite, Blücher avait occupé Papelotte et Plancenoit, tout à côté de la Belle-Alliance. L'armée de Napoléon allait être tournée ; ce fut la quatrième et la dernière phase de la bataille. Les Anglais prennent l'offensive ; ils descendent les pentes de Mont-Saint-Jean, ils réoccupent Hougoumont. Les troupes françaises, à bout de forces, ne tiennent plus. Soudain, un cri de panique s'élève : La Garde est repoussée ! Sauve qui peut ! Alors, sous la poussée de plus de 150.000 ennemis, ce fut une déroute indescriptible et un chaos sans nom. Seul, un corps tient bon : la Vieille Garde. Cambronne en commandait une division ; elle ne peut plus vaincre, elle saura mourir. Elle est accablée de tous les côtés, mitraillée à bout portant. Rendez-vous ! s'écrient les Anglais. La Garde ne se rend pas, répond Cambronne. Les Anglais répètent leur sommation. Cette fois, la réponse de Cambronne, ou plutôt d'un officier de la Garde (car Cambronne a nié d'avoir proféré cette exclamation), fut un mot trivial, qui, dans la circonstance, devint un mot héroïque. Et la Vieille Garde tout entière fut écrasée, jusqu'au dernier carré. Cambronne, grièvement blessé, fut laissé pour mort sur le champ de bataille. Honneur immortel à la Vieille Garde qui périt sous la mitraille anglaise ! Dès lors, il n'y avait plus d'armée ; nulle force humaine ne pouvait plus rien contre cette débâcle. À la ferme de la Belle-Alliance, vers neuf heures du soir, Wellington et Blücher se rejoignaient et s'embrassaient. RETOUR DE NAPOLÉON À PARIS. — Napoléon, entraîné par le torrent, était arrivé aux Quatre-Bras dans la nuit du 18 au 19 ; il s'y était arrêté dans une clairière ; un officier l'y vit pleurer. Puis il avait traversé Charleroi, Philippeville, Rocroi, Mézières, Berry-au-Bac. Il arrivait le 20 au soir à Laon ; le lendemain matin, à la première heure, il était à Paris. Il y avait neuf jours en tout qu'il en était parti. L'Empereur reçut aussitôt Caulaincourt. L'armée, lui dit-il, avait fait des prodiges ; une terreur panique l'a vaincue. Tout a été perdu. Je n'en puis plus.... Il me faut quelques heures de repos pour être à mes affaires. Et, portant la main à son cœur : J'étouffe là. Il prend un bain, au cours duquel il reçoit le ministre de la Guerre Davout, et à dix heures il réunit le conseil des ministres. J'ai besoin, leur dit-il, pour sauver la patrie, d'un grand pouvoir, d'une dictature temporaire. Je pourrais prendre ce pouvoir, mais il serait plus utile et plus national qu'il me fût donné par les Chambres. Dans sa ténacité indomptable, Napoléon voulait encore se battre : il avait l'idée de mettre Paris en état de défense, de former une nouvelle armée de 80.000 hommes. Mais vraiment la France était à bout de force et de résistance. La chambre des Représentants s'était réunie le même jour, 21 juin ; elle se déclara en permanence, sur la proposition de La Fayette. Lucien Bonaparte, qui siégeait alors sur ses bancs (il s'était réconcilié récemment avec son frère), essaya de plaider devant les Représentants la cause de Napoléon. Il disait qu'elle était la cause même de la nation ; la France serait inconstante si elle abandonnait son Empereur. Prince, s'écria La Fayette, vous calomniez la nation. Ce n'est pas d'avoir abandonné Napoléon que la postérité pourra accuser la France, mais, hélas ! de l'avoir trop suivi. Moins constante, la nation eût sauvé votre frère, votre famille, nous tous, de l'abîme où nous nous débattons aujourd'hui, sans savoir si nous pourrons nous en tirer. SON ABDICATION. — Le lendemain matin, 22 juin, Napoléon recevait à son lever, à l'Élysée, Caulaincourt, ministre des Affaires étrangères, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, secrétaire d'État, Savary, de la chambre des Pairs, et Lavalette, directeur des postes ; il tenait ensuite un conseil des ministres. Il comprenait qu'il n'y avait plus d'autre issue que son abdication. Vers une heure de l'après-midi, en présence de Lucien, de Joseph et de ses ministres, il signait cette déclaration au peuple français : En commençant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés et le concours de toutes les autorités nationales ; j'étais fondé à en espérer le succès, et j'avais bravé toutes les déclarations des puissances contre moi. Les circonstances paraissent changées ; je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations et n'en avoir jamais voulu qu'à ma personne Ma vie politique est terminée, et je proclame mon fils, sous le titre de Napoléon II, Empereur des Français. Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante. Deux députations de la chambre des Représentants et de la chambre des Pai vinrent lui annoncer, à la fin de la journée, que son abdication avait été acceptée. NAPOLÉON À LA MALMAISON. — Le 25 juin, Napoléon quittait l'Élysée. Il se rendit à la Malmaison, où il avait demandé à la reine Hortense de lui accorder l'hospitalité. Il revit le château où s'étaient passées les belles années du Consulat, où Joséphine était morte un an plus tôt. Que de souvenirs devaient se presser dans son esprit ! Lui-même, qu'allait-il devenir ? Les Alliés avaient franchi la frontière le 21 juin. Emportés dans l'élan de leur victoire, ne rencontrant aucun obstacle, ils avançaient rapidement sur Paris. Napoléon offrit au Gouvernement provisoire, que présidait Fouché, de prendre le commandement de l'armée comme simple général, et de livrer une dernière bataille, pour la défense de la capitale. Qu'il parte à l'instant ! fut la seule réponse du duc d'Otrante. Napoléon chassé de la France par Fouché, c'était l'injure suprême, le coup de pied de l'âne. L'Empereur rédigea encore de la Malmaison, le 25 juin, une proclamation, qui était comme son adieu suprême à l'armée ; elle se terminait ainsi : a Sauvez l'honneur, l'indépendance des Français ; soyez jusqu'à la fin tels que je vous ai connus depuis vingt ans, et vous serez invincibles. i. Le Gouvernement provisoire en interdit la publication. Le 27 juin, une grande scène se passait à la Malmaison. Un membre du Gouvernement provisoire, Carnot, le tribun qui avait voté jadis contre le Consulat à vie et contre l'Empire, le chef de bataillon du génie qui était sorti de la retraite en 1814 pour faire à Napoléon l'offre d'un bras sexagénaire et qui avait défendu Anvers, le ministre de l'Intérieur qui était aux affaires depuis le retour de Pile d'Elbe, qui seul, le 22 juin, avait combattu l'abdication et qui avait fondu en larmes quand Napoléon l'avait signée, Carnot, le vieux républicain, vint faire ses adieux à l'Empereur vaincu, que tous reniaient. Carnot, lui dit Napoléon, je vous ai connu trop tard. Napoléon avait d'abord songé à se retirer en Angleterre. Carnot l'en avait vivement dissuadé ; il lui avait conseillé de gagner au plus tôt l'Amérique. Oui, c'est décidé, s'était écrié Napoléon, j'irai en Amérique, et fasse le ciel que j'y trouve le repos ! Le 28 juin, il avait reçu pour la dernière fois sa mère, le cardinal Fesch, Mme Walewska, Joseph, son médecin Corvisart. Il fut informé que deux frégates étaient mises à sa disposition à Rochefort par le Gouvernement provisoire pour le transporter aux États-Unis ; le général Becker avait été désigné par Fouché pour l'accompagner. Dans l'après-midi du jeudi 29 juin, l'Empereur quitta la Malmaison par la petite porte du parc qui conduit à la Celle-Saint-Cloud ; il rejoignit à Saint-Cyr la grand'route de Paris à Rochefort. Quelques heures après son départ, les Prussiens de Blücher arrivaient à la Malmaison et mettaient le château au pillage. NAPOLÉON À BORD DU BELLÉROPHON. — Par Vendôme, Tours, Poitiers, Saint-Maixent et Niort, Napoléon arriva, le 3 juillet au matin, à Rochefort ; il y descendit à la préfecture maritime. Il y séjourna jusqu'au 8. Il apprit que la mer était gardée par une escadre anglaise et que cette escadre ne laissait passer aucun navire sans l'arrêter. On eut un moment l'idée de tenter une sortie de vive force ; c'eût été une pure folie. Napoléon s'en était rendu compte ; car le 8 il s'était embarqué à Fouras sur la frégate la Saale. Il avait visité les travaux de l'île d'Aix ; il avait envoyé en parlementaires le duc de Rovigo Savary et Las Cases, le futur auteur du Mémorial de Sainte-Hélène, à bord des bâtiments anglais, dont le principal était le Bellérophon, du commandant Maitland. Il vit que toute tentative de fuite était impossible, alors il se décida à demander l'hospitalité aux Anglais. Dans l'après-midi du 14 juillet, il faisait porter par le général Gourgaud au commandant du Bellérophon la lettre qu'il venait d'écrire au prince régent, George, prince de Galles, qui gouvernait l'Angleterre depuis 1811 au nom de son père le roi George III. Altesse Royale, En butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des puissances de l'Europe, j'ai consommé ma carrière politique. Je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse comme celle du plus puissant, du plus constant, du plus généreux de mes ennemis. Le 15 juillet, à six heures du matin, l'Empereur, en uniforme de colonel des chasseurs de la Garde, montait sur l'Épervier, qui le conduisait à bord du Bellérophon. Il avait quitté la France pour toujours. Napoléon s'est-il rappelé à cet instant tragique une phrase de sa correspondance politique ? Le 18 octobre 1797, au moment de la signature de la paix de Campo-Formio, il écrivait au Directoire : Il faut que notre gouvernement détruise la monarchie anglicane.... Concentrons toute notre activité du côté de la marine et détruisons l'Angleterre. Cela fait, l'Europe est à nos pieds. Au bout de dix-huit ans d'efforts sur terre et sur mer, l'Angleterre n'était point détruite ; le soldat qui avait été le maître de l'Europe continentale était à présent à la merci des vainqueurs d'Aboukir, de Trafalgar, de Waterloo. |