NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE XXI. — LA CAMPAGNE D'ALLEMAGNE.

 

 

LA PRUSSE DEPUIS TILSIT. — LES MINISTRES PRUSSIENS. — LE MOUVEMENT NATIONAL EN PRUSSE. — 1813. NAPOLÉON PART POUR L'ALLEMAGNE. — WEISSENFELS. — LUTZEN. — BAUTZEN. — ARMISTICE DE PLESWITZ. — NAPOLÉON ET METTERNICH À DRESDE. — CONGRÈS DE PRAGUE. — LES ARMÉES DE LA COALITION. — DRESDE. — DÉFAITES DES GÉNÉRAUX FRANÇAIS. — LEIPZIG. — LA RETRAITE SUR LE RHIN. — LES NOTIFICATIONS DE FRANCFORT. — CONVOCATION DU CORPS LÉGISLATIF. — SA DISSOLUTION.

 

LA PRUSSE DEPUIS TILSIT. — Après le terrible effondrement d'Iéna et de Tilsit, la Prusse semblait avoir été rayée du rang des nations. Les fonctionnaires de Frédéric-Guillaume III avaient dû prêter et prêtèrent ce serment : Je jure d'exercer loyalement l'autorité qui m'est conférée par Sa Majesté l'Empereur des Français et Roi, de ne m'en servir que pour le maintien de l'ordre et la tranquillité publique, de concourir de tout mon pouvoir à l'exécution des mesures qui seront ordonnées pour le service de l'armée française. Les premières signatures apposées en bas de ce texte furent les signatures de cinq ministres de Frédéric-Guillaume III. La Prusse avait tout accepté. Le prince Charles d'Isenbourg, nommé colonel par Napoléon, recrutait des officiers et des soldats prussiens, en leur demandant de vouer leurs talents militaires et leur activité au service de notre invincible Empereur.... Accourez, vaillants guerriers ; rassemblez-vous sous le drapeau de Napoléon le Grand. Allez avec lui au-devant de la victoire et de la gloire immortelle.

Dans cette honte, dans cette platitude de tout un peuple, une femme avait conservé sa fierté et sa foi : c'était la reine Louise, que Napoléon avait si durement traitée à Tilsit. Les succès de Napoléon contre les Autrichiens, au début de la campagne de 1809, avaient été pour son espoir de la revanche une déception de plus ; mais elle continuait à espérer en des temps meilleurs, qui luiraient un jour pour son peuple, sinon pour elle. Elle mourut en 1810, à trente-quatre ans à peine. Le second de ses fils devait être un jour l'empereur Guillaume Ier.

LES MINISTRES PRUSSIENS. — La reine Louise avait fait rentrer aux affaires, au mois de septembre 1807, le ministre Stein, en qui elle avait confiance pour la reconstitution de la Prusse. Stein avait entrepris toute une œuvre de réformes dans l'administration centrale et dans l'administration municipale ; mais, au bout d'un an, la haine perspicace de Napoléon avait donné l'ordre à Frédéric-Guillaume III de congédier ce ministre, qui avait pris les allures d'un dictateur. Le roi de Prusse avait dû se soumettre. Stein avait quitté les affaires en octobre 1808 ; il s'était réfugié en Autriche, puis en Russie. Il avait eu le temps de jeter les bases d'une vaste association secrète, le Tugendbund, la Ligue de la vertu, qui se ramifia dans tous les pays germaniques et d'où devait sortir un jour la Prusse régénérée et libre.

A côté de Stein, la Prusse cite, dans cette œuvre de reconstruction, les noms de Scharnhorst, de Hardenberg, de Guillaume de Humboldt. Le général de Scharnhorst, qui avait combattu à Auerstædt et à Eylau, fut directeur du département de la Guerre de 1807 à 1810 ; il organisa les troupes de la Landwehr on de la réserve ; il est surtout connu pour avoir imaginé le système des Krümper. Ce système consistait à ne garder les hommes sous les drapeaux que juste le temps nécessaire à leur instruction rudimentaire et à les remplacer au plus tôt par de nouveaux venus. Or le roi de Prusse, voulant éviter tout ce qui pourrait donner de l'ombrage à la France, s'était engagé, par la convention de septembre 1808 signée à Paris, à n'entretenir pendant dix ans, à compter du 1er janvier 1809, qu'une armée de 42.000 hommes en tout. Scharnhorst trouva le moyen de sauver les apparences et d'instruire chaque année 150.000 hommes. Ainsi fut préparée dans l'ombre la grande armée de 1813. Napoléon avait pu écraser la Prusse ; il n'avait pas pu lui faire tenir sa parole.

Le prince de Hardenberg, ministre des Affaires étrangères et chancelier d'État depuis 1810, fut l'un des plus énergiques à conseiller à son roi, après la campagne de 1812, une alliance étroite avec la Russie. Quant à Guillaume de Humboldt, il fut chargé en 1808 de la direction de l'Instruction publique et des Cultes ; à ce titre, il attacha son nom, deux ans plus tard, à la fondation de l'Université de Berlin.

LE MOUVEMENT NATIONAL EN PRUSSE. — Dès l'année 1807, le philosophe Fichte prononçait à Berlin, devant des auditoires enthousiastes, ses Discours à la Nation allemande. Je m'adresse aux Allemands, disait-il, et je ne tiens aucun compte des distinctions qui peuvent nous séparer les uns des autres.... Si vous voulez être des hommes, vous verrez encore fleurir une génération qui rétablira notre peuple, et ce rétablissement sera la renaissance du monde. On croirait entendre déjà le programme du pangermanisme. L'Université de Berlin avait été fondée en 1810 pour exalter, au moyen de l'histoire, le sentiment patriotique et pour être l'instrument de la restauration nationale. Arndt, l'auteur du Catéchisme du soldat allemand et des Chants guerriers, Kœrner, qui fut avec Lyre et Épée le poète par excellence de la guerre, Schenkendorf, Rückert, adressaient aux Allemands leurs appels enflammés.

Entraîné par ce mouvement qui montait des quatre coins de son royaume, Frédéric-Guillaume III sortit de son inertie ; il signa avec le tsar, le 28 février 1813, le traité de Kalish : la monarchie prussienne devait être rétablie telle qu'elle existait avant la guerre de 1806. La mobilisation de l'armée prussienne se fit en quelque ; semaines ; elle était, en effet, toute préparée grâce au système de Scharnhorst. De son côté, la Suède, qui était à la dévotion de Bernadotte devenu l'ennemi de Napoléon, se mit en état de prendre les armes. L'Autriche seule se réservait.

1813. NAPOLÉON PART POUR L'ALLEMAGNE. — Napoléon avait passé Paris l'hiver de 1813. Son activité avait été toujours aussi grande. La visite des travaux de Paris, la présidence du conseil des Affaires étrangères, du conseil des Finances, du conseil d'État, du conseil privé, du conseil des Ponts et Chaussées, la signature du Concordat de Fontainebleau avec Pie VII, audiences du corps diplomatique, les revues, l'ouverture de la session du Corps législatif, les chasses à Fontainebleau et au bois de Boulogne, les soirées au théâtre, s'étaient partagé son temps. Le Moniteur du 5 avril avait publié divers documents qui se rapportaient à la défection de la Prusse ; il avait publié aussi un sénatus-consulte qui autorisait une levée de cent quatre-vingt mille hommes

Le 14 avril, Napoléon avait présidé le conseil des ministres ; le lendemain, a quatre heures du matin, il était parti pour Mayence, où il arrivait le 16 à minuit. Préoccupé par le souvenir de la tentative de Malet, il avait confié la régence de l'Empire à l'Impératrice Marie-Louise et il avait constitué un conseil de régence.

WEISSENFELS. — Aux yeux de beaucoup d'Allemands, Napoléon jouissait encore d'un prestige surnaturel. Le grand-duc de Saxe-Weimar avait eu, le 28 avril, à Weimar, un entretien avec lui ; Saint-Aignan, le ministre de France accrédité à Weimar, demanda au grand-duc s'il était satisfait. Satisfait, répondit-il, n'est pas le mot qui convient, mais bien plutôt émerveillé, car l'Empereur est une créature vraiment extraordinaire. Ce n'est pas un esprit européen, mais un génie oriental et qui m'est apparu comme un envoyé de Dieu. Je m'imagine que Mahomet devait être ainsi.

Les débuts de la campagne d'Allemagne répondirent à ces sentiments d'admiration. Arrivé à Erfurt le 25 avril, Napoléon avait sous la main une centaine de mille hommes. Il y avait parmi eux beaucoup de jeunes soldats, des conscrits de 1813, des blancs-becs, mais qui ne rêvaient que de s'égaler aux grognards de la Grande Armée. Ces braves enfants, disait le maréchal Ney, veulent de la gloire ; ils ne regardent ni à droite ni à gauche, mais toujours en avant. L'Empereur allait bientôt rendre hommage à cette armée de conscrits : Mes jeunes soldats, disait-il, le courage leur sort par tous les pores.

L'armée française était massée sur la rive gauche de la Saale ; elle se mit en route dans la direction de l'Est, pour atteindre Leipzig, la grande position qui commande les routes de cette partie de l'Allemagne. La campagne allait commencer dans cette région de champs de bataille que le génie de Gustave-Adolphe avait déjà illustrée à l'époque de la guerre de Trente Ans. Le corps de Ney, il était en tête, arriva, le 1er mai, à Weissenfels, au passage de la Saale ; là, il se heurta à l'avant-garde de l'armée russe de Wittgenstein. Le combat venait de s'engager, quand le prince de la Moskowa rencontra le maréchal Bessières, duc d'Istrie, commandant la cavalerie de la Garde : Vois ! Si ta cavalerie était ici, quelle bonne besogne !Je viens de l'envoyer chercher. Elle va venir. À ce moment, une batterie ennemie ouvre le feu. Un boulet atteint Bessières en pleine poitrine ; le duc d'Istrie roule à terre. C'est notre sort, dit simplement le maréchal Ney. C'est une belle mort.

Cette journée si disputée nous avait donné du moins le passage de la Saale ; Napoléon avait opéré sa jonction avec l'armée du prince Eugène, qui était sur sa gauche et qui avait débouché de Mersebourg.

LUTZEN. — L'armée française s'avançait à présent dans la plaine, coupée de rivières et de canaux, qui s'étend entre la Saale et l'Elster ; elle était arrivée, dans la journée du 2 mai 1813, à la ville de Lutzen, célèbre par la victoire et la mort de Gustave-Adolphe ; elle y fut brusquement assaillie sur sa droite, du côté du Sud, par l'armée de Wittgenstein. L'Empereur dut improviser sur l'heure un plan de bataille ; il se porta au secours du corps de Ney, qui supportait presque tout l'effort de l'ennemi. De midi à cinq heures, autour du village de Kaja, au Sud-Est de Lutzen, la bataille fut d'une extrême violence ; Kaja fut pris et repris tour à tour, mais Ney et Marmont résistaient toujours. Enfin l'armée du prince Eugène entra en ligne sur notre gauche. Ce qui décida surtout de la victoire, ce fut une offensive foudroyante de seize bataillons de la Jeune Garde que Mortier conduisit une fois encore sur Kaja, tandis que quatre-vingts canons, sous les ordres de Drouot, ouvraient un feu épouvantable. Russes et Allemands finirent par lâcher prise ; ils avaient vingt-cinq mille à trente mille hommes hors de combat ; les Français en avaient environ dix mille. Faute d'une cavalerie suffisante, Napoléon ne put faire poursuivre que pendant peu de temps l'ennemi qui battait en retraite ; sa victoire ne lui avait guère donné qu'un champ de bataille. Cependant on comprend la légitime fierté qu'il ressentait en pensant à ces jeunes troupes qui venaient de montrer les plus belles qualités de résistance et d'offensive contre un ennemi très supérieur en nombre, environ 85.000 contre 150.000 ; il leur rendit un solennel hommage : Vous avez ajouté un nouveau lustre à la gloire de mes aigles ; vous avez montré tout ce dont est capable le sang français.... Vous avez bien mérité de l'Europe civilisée. Soldats, l'Italie, la France, l'Allemagne vous rendent des actions de grâces !

BAUTZEN. — La victoire de Lutzen permit à Napoléon d'occuper la partie centrale du royaume de Saxe ; le 8 mai, il arrivait à Dresde et il descendait au palais royal où, un an plus tôt, il avait tenu la cour la plus brillante. Il ne songeait à présent qu'à attaquer de nouveau cette armée qu'il avait vaincue et chassée devant lui, mais qu'il n'avait pas détruite. Il fit rétablir le pont de l'Elbe, qui servit, le 11, au passage de ses troupes. Il avait appris que les ennemis s'étaient retranchés à Bautzen, sur les bords de la Sprée. Le 18 mai, il quittait Dresde, et il allait reconnaître en personne la position des Alliés.

La bataille de Bautzen se composa de deux journées, le 20 et le 21 mai. Napoléon avait imaginé de retenir d'abord l'ennemi devant lui, pour permettre à l'armée de Ney de le tourner du côté du Nord et de s'établir sur ses derrières ; les Alliés devaient être pris ainsi comme dans les deux mâchoires d'un étau. Ce plan ne réussit qu'en partie. Dans la journée du 20, les Français parvinrent à franchir la Sprée et à enlever Bautzen. Le 21, avec le corps de Ney, qui allait entrer en ligne, Napoléon disposait de cent soixante mille hommes contre cent mille. Oudinot et Macdonald furent chargés d'engager, du côté du Sud, à Wurschen, une violente attaque sur la gauche de l'ennemi, pour détourner son attention de ce qui se passait sur sa droite. Pendant ce temps Ney franchissait la Sprée et débordait peu à peu l'armée russo-prussienne ; mais il se laissa entraîner à des actions isolées. Les Alliés eurent conscience du grand danger qu'ils couraient ; ils abandonnèrent brusquement le champ de bataille, leur retraite prit les caractères d'une fuite désordonnée ; toutefois ils se retirèrent en Silésie avec la majeure partie de leurs forces.

Le 22 mai au matin, l'Empereur faisait poursuivre les arrière-gardes ; on occupa alors les hauteurs de Reichenbach. Dans ce combat, le grand maréchal du palais, Duroc, duc de Frioul, fut blessé à mort d'un coup de canon ; il agonisa pendant douze heures. Napoléon alla voir le mourant. Le Moniteur rapporte ainsi cet entretien suprême. Le duc serra la main de l'Empereur et la porta à ses lèvres. Toute ma vie, lui dit-il, a été consacrée à votre service, et je ne la regrette que par l'utilité dont elle pouvait vous être encore. — Duroc, il est une autre vie ; c'est là que vous irez m'attendre, et que nous nous retrouverons un jour. — Oui, Sire ; mais ce sera dans trente ans, quand vous aurez triomphé de vos ennemis et réalisé toutes les espérances de notre patrie.

ARMISTICE DE PLESWITZ. — Napoléon était arrivé jusque sur l'Oder ; la Saxe était reconquise. Il consentit cependant à accepter les ouvertures de l'Autriche. Le prince de Metternich, qui était depuis 1809 ministre des Affaires étrangères de l'empereur François Ier, jouait entre les Alliés et Napoléon un jeu équivoque, dans l'espoir d'être un jour l'arbitre de la paix. Il fit proposer à Napoléon de convoquer à Prague un congrès des puissances. L'Empereur y consentit, et il signa à cet effet, le 4 juin 1813, l'armistice de Pleswitz. Il avait sans doute le sentiment que la campagne du mois de mai ne lui avait donné, malgré tout, que des résultats imparfaits, qu'il avait lui-même besoin de faire reposer ses soldats et d'attendre des renforts.

Napoléon était allé s'établir à Dresde, à partir du 10 juin. Les Te Deum, les parades, les grands dîners, les soirées aux théâtres, les visites royales, occupèrent les mois de juin et de juillet. L'Empereur écrivait le 18 juin à Cambacérès : Personne n'est plus pacifique que moi. Cependant la longue audience qu'il donna à Metternich le 26 juin eut un caractère singulièrement belliqueux ; l'entretien dura huit heures. Metternich l'a rapporté en détail dans ses Mémoires. Peu de documents permettent de connaître aussi bien, à ce moment tragique, les vrais sentiments de Napoléon et, d'une manière générale, son caractère.

NAPOLÉON ET METTERNICH À DRESDE. — En arrivant au palais de Dresde où logeait l'Empereur, Metternich avait été frappé de l'impression d'inquiétude douloureuse qui se lisait sur les visages des généraux et des courtisans réunis dans les antichambres. Berthier, le prince Neuchâtel, lui dit à voix basse : N'oubliez pas que l'Europe a besoin de paix, la France surtout, elle qui ne veut que la paix.

Le ministre autrichien fut introduit dans le cabinet de l'Empereur. Napoléon était debout, l'épée au côté, le chapeau sous le bras. Il s'avança vers son hôte ; avec un calme affecté, il lui demanda des nouvelles de la santé de François Ier. Puis, tout à coup, ses traits s'assombrirent ; il se plaça devant Metternich, et brusquement :

Ainsi, vous voulez la guerre ; c'est bien, vous l'aurez. J'ai anéanti l'armée prussienne à Lutzen, j'ai battu les Russes à Bautzen ; vous voulez avoir votre tour. Je vous donne rendez-vous à Vienne. Les hommes sont incorrigibles, les leçons de l'expérience sont perdues pour eux. Trois fois j'ai rétabli l'empereur François sur son trône ; je lui ai promis de rester en paix avec lui tant que je vivrais ; j'ai épousé sa fille ; je me disais alors : Tu fais une folie, mais elle est faite. Je la regrette aujourd'hui.

— La paix et la guerre sont entre les mains de Votre Majesté. Entre les aspirations de l'Europe et vos désirs, il y a un abîme. Le monde a besoin de la paix. Pour assurer cette paix, il faut que vous rentriez dans les limites qui sont compatibles avec le repos commun ou que vous succombiez dans la lutte. Aujourd'hui, vous pouvez encore conclure la paix ; demain il sera peut-être trop tard.

— Eh bien ! qu'est-ce donc qu'on veut de moi ? s'écria Napoléon. Que je me déshonore ? Jamais. Je saurai mourir, mais je ne céderai pas un pouce de territoire. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales ; moi je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où j'aurai cessé d'être fort, et, par conséquent, d'être craint.... Il y a quinze jours, je pouvais encore faire la paix ; aujourd'hui, je ne le puis plus. J'ai gagné deux batailles : je ne ferai pas la paix.

Metternich dit à l'Empereur que son armée ne se composait que de jeunes troupes. J'ai vu vos soldats, ce sont des enfants.... Et quand cette armée d'adolescents que vous appelez sous les armes aura disparu, que ferez-vous ? À ces mots, Napoléon se laissa emporter par la colère ; il pâlit, ses traits se contractèrent. Vous n'êtes pas soldat, dit-il rudement, et vous ne savez pas ce qui se passe dans l'âme d'un soldat. J'ai grandi sur les champs de bataille, et un homme comme moi se soucie peu de la vie d'un million d'hommes. Metternich ajoute qu'il n'ose pas répéter ici l'expression bien plus crue dont se servit Napoléon.

En disant ou plutôt en criant ces mots, l'Empereur jeta dans un coin du salon le chapeau que jusqu'alors il avait tenu à la main. Il se mit à se promener de long en large avec Metternich, puis il ramassa son chapeau. Il en vint à reparler de son mariage. Oui, j'ai fait une bien grande sottise en épousant une archiduchesse d'Autriche. Tout me confirme dans l'opinion que j'ai commis là une faute impardonnable. En épousant une archiduchesse, j'ai voulu unir le présent et le passé, les préjugés gothiques et les institutions de mon siècle ; je me suis trompé, et je sens aujourd'hui toute l'étendue de mon erreur. Cela me coûtera peut-être mon trône, mais j'ensevelirai le monde sous ses ruines.

Pendant cet entretien, la nuit était venue. Personne n'avait osé entrer dans le cabinet ; le roi de Saxe, qui désirait voir l'Empereur, avait vainement attendu une heure et demie. Napoléon, redevenu calme et doux, finit par congédier son hôte : Nous nous reverrons, je l'espère. — À vos ordres, Sire, répondit Metternich ; mais je n'ai pas l'espoir d'atteindre le but de ma mission. — Eh bien, reprit Napoléon en le frappant sur l'épaule, savez-vous ce qui arrivera ? Vous ne me ferez pas la guerre. — Vous êtes perdu, Sire, s'écria vivement Metternich. J'en avais le pressentiment en venant ici ; maintenant que je m'en vais, j'en ai la certitude.

En sortant, le ministre de François Ier fut reconduit par Berthier, qui lui demanda s'il avait été content de l'Empereur. Oui, il m'a donné tous les éclaircissements désirables ; c'en est fait de lui.

CONGRÈS DE PRAGUE. — Le congrès, auquel Napoléon avait promis de prendre part, ne s'ouvrit qu'à la fin du mois de juillet à Prague, capitale de la Bohême. C'était, de la part des ennemis de la France, un simple moyen de gagner du temps et de nouer les derniers liens d'une gigantesque coalition ; car, dès le 27 juin, dès le lendemain de la fameuse audience de Metternich, l'Autriche s'était rapprochée en secret de la Russie et de la Prusse par le traité de Reichenbach. Peu après arrivèrent d'Espagne des nouvelles, qui étaient désastreuses pour les Français : le 21 juin, avait écrasé à Vitoria, au nord de l'Èbre, la dernière armée de Joseph ; les avant-gardes anglaises allaient déboucher sur la Bidassoa.

Le 7 août, Napoléon eut connaissance des conditions du congrès. On lui demandait de réduire la France à ses frontières naturelles du Rhin et des Alpes, tout en conservant ses territoires italiens ; c'était, en somme, la situation de l'année 1802. Mais les Alliés s'étaient entendus pour ne pas laisser à Napoléon le temps matériel de discuter leurs propositions. Quand la réponse de l'Empereur arriva à Prague, le 11 août, avec un contre-projet sur lequel les négociations devaient s'engager, on apprit que depuis la veille, à minuit, le congrès s'était dissous, et que l'Autriche, jetant le masque, adhérait ouvertement à la coalition.

LES ARMÉES DE LA COALITION. — Pour cette nouvelle campagne d'Allemagne qui commençait, les coalisés disposaient de trois grandes armées : au Sud, l'armée austro-russe, qui s'organisait en Bohême avec 230.000 hommes, sous les ordres de Schwarzenberg ; au centre, l'armée prussienne, massée en Silésie, avec 110.000 hommes, que commandait Blücher ; au Nord, l'armée dite du Nord, composée de 110.000 hommes, Suédois, Russes, Prussiens, dont le prince royal de Suède avait le commandement.

Ce prince royal était un Français, maréchal d'Empire, prince de Pontecorvo, qui avait quitté son nom de Bernadotte pour se faire appeler Charles-Jean, comme héritier présomptif du roi de Suède Charles XIII. Il avait accepté ce titre en 1810 des États de Suède, avec le consentement de Napoléon ; mais bien vite, soit par sympathie pour sa nouvelle patrie, soit surtout par jalousie et par haine de Napoléon, il avait oublié qu'il était Français. Bonaparte, disait-il, est un coquin, il faut le tuer ; tant qu'il vivra, il sera le fléau du monde. Il ne faut plus d'empereur ; ce titre n'est pas français. Il faut à la France un roi soldat. La race des Bourbons est une race usée, qui ne remontera jamais sur l'eau. Quel est l'homme qui convient mieux que moi aux Français ? Un lieutenant de Davout, témoin de la conduite équivoque de Bernadotte à la journée d'Auerstaedt, quand il était resté inactif entre l'Empereur et Davout, n'avait pas attendu qu'il prit les armes contre Napoléon et contre sa patrie pour l'appeler : Cette canaille de Pontecorvo.

DRESDE. — Napoléon avait passé à Mayence la fin du mois de juillet 1813 ; de retour à Dresde le 4 août, il y avait établi son quartier général. Il avait fait venir des troupes nouvelles, qui portaient l'ensemble de ses forces à environ 330.000 hommes ; il avait amassé dans la capitale de la Saxe d'énormes quantités de vivres et de matériel, assez, disait-il, pour livrer quatre batailles comme la bataille de Wagram. Mais il sentait que ses lieutenants manquaient de l'esprit d'initiative et de la solidité qui en avaient fait pendant longtemps une phalange invincible. a En général, écrivait-il le 22 août, ce qu'il y a de fâcheux dans la position des choses, c'est le peu de confiance qu'ont les généraux en eux-mêmes. Les forces de l'ennemi leur paraissent considérables partout où je ne suis pas.

L'un des objectifs de la campagne qui commençait était d'occuper Berlin, de balayer tout le cours inférieur de l'Elbe, d'obliger les Suédois à se rembarquer et de rejeter l'ennemi au delà de l'Oder. Oudinot devait faire cette opération avec 70.000 hommes ; Davout, qui était à Hambourg avec 40.000 hommes, devait y participer. Il fallait aussi ne pas perdre de vue les forces qui se rassemblaient en face des Français dans la Silésie et au Sud des Français en Bohême.

Napoléon prit le parti de marcher d'abord contre l'armée de Silésie. Sorti de Dresde le 15 août, il se porta sur Bautzen, puis plus à l'Est, sur Gœrlitz ; il pensait alors à pénétrer en Bohême, où il croyait trouver une partie de l'armée d'Alexandre.

Je vais tâcher, disait-il, d'étriller les Russes et les empêcher d'aller à Prague. Mais il apprit à ce moment que le maréchal Gouvion Saint-Cyr, qu'il avait laissé à Dresde avec une partie de l'armée, était dans une situation très critique ; l'armée de Schwarzenberg menaçait d'enlever la capitale de la Saxe. Il revint aussitôt sur ses pas ; la Vieille Garde, qui avait pris part à ces opérations, venait de faire quarante lieues en quatre jours. Napoléon était de retour à Dresde le 26 août, vers dix heures du matin. Il fit rapidement la reconnaissance des positions de l'ennemi et posta divers corps d'armée aux endroits les plus menacés. À trois heures, Schwarzenberg donna l'ordre de marcher sur les portes de la ville. À ce moment les colonnes de la Vieille Garde débouchaient et balayaient tout devant elle. L'Empereur est dans Dresde ! s'écrient avec terreur les Autrichiens, qui se replient dans le plus grand désordre.

Le lendemain 27 août, ce fut la seconde journée de la bataille de Dresde. L'Empereur, qui avait près de cent mille hommes, déploya son armée en avant de la ville. Un épisode décisif de la journée fut dû à une charge de la cavalerie de Murat. Le roi de Naples, pénétrant par le ravin de Plauen dans l'armée ennemie, la coupa en deux tronçons. Vers trois heures, Schwarzenberg donnait l'ordre de battre rapidement en retraite. Ces deux journées lui avaient coûté environ vingt mille morts ou blessés et un nombre au moins égal de prisonniers.

Moreau, l'ancien vainqueur de Hohenlinden, avait assisté à cette bataille dans les rangs des coalisés. Retiré aux États-Unis depuis 1804, après le procès dont il avait été victime, il avait eu la faiblesse criminelle de céder à l'appel d'Alexandre, qui voulait employer ses talents militaires contre la France. Le tsar l'avait attaché à sa personne, avec la dignité de feld-maréchal. À ce titre, Moreau avait suivi les opérations du 26 et du 27 août. À la première journée de la bataille de Dresde, il avait critiqué très vivement les mouvements de Schwarzenberg. Eh ! sacrebleu, monsieur, lui dit-il, je ne suis plus étonné si, depuis dix-sept ans, vous êtes toujours battu. À la seconde journée il fut blessé mortellement par un boulet, quand il était aux côtés d'Alexandre ; il expira le 2 septembre à Lahn (Bohême). Napoléon fit son oraison funèbre en lui donnant le nom de nouveau Coriolan.

DÉFAITES DES GÉNÉRAUX FRANÇAIS. — L'Empereur comptait poursuivre les conséquences de la victoire de Dresde. Le 28 août il était arrivé à Pirna et il avait refoulé vers la Bohême les arrière-gardes de Wittgenstein ; mais une grave indisposition l'obligea tout à coup à s'arrêter et à rentrer à Dresde.

En vue de harceler l'armée de Bohême, Napoléon avait envoyé à l'avance dans la région des Monts Métalliques une armée d'une vingtaine de mille hommes, que commandait Vandamme ; général de grand mérite, il avait commandé avec éclat le IX° corps dans les campagnes de 1806-1807. S'étant engagé, sur les ordres de l'Empereur, dans les défilés des monts de Bohême, il se trouva tout à coup dans une situation périlleuse. Arrêté à Tœplitz par des forces supérieures, il revint sur ses pas jusqu'à Kulm, par des chemins de montagne de communication malaisée. Là un corps prussien leur barra la route. L'un de ses lieutenants, le général Corbineau, put s'ouvrir une trouée avec une partie des troupes ; mais lui-même fut obligé de se rendre avec la moitié dé son armée et une trentaine de canons. Cette malheureuse capitulation de Vandamme à Kulm, le 30 août, détruisait en partie les avantages de la victoire de Dresde.

Lorsque Napoléon s'était rejeté brusquement sur Dresde pour venir au secours de Gouvion Saint-Cyr, il avait chargé le maréchal Macdonald, duc de Tarente, de continuer à se porter dans la Silésie, avec la mission de tenir en échec l'armée de Blücher. Le maréchal s'était avancé ainsi jusque sur les bords de la Katzbach, petit affluent de gauche de l'Oder ; il avait fait prendre à son armée un front trop large ; les mouvements, qui étaient déjà très difficiles, furent contrariés par une succession d'orages. Dans ces conditions, Blücher dessina une offensive vigoureuse. Deux jours de combats très violents, livrés le 26 et le 27 août, en même temps que la bataille de Dresde, amenèrent la retraite désordonnée de l'armée française, qui perdit dix mille hommes et une centaine de canons. Blücher venait de commencer au fond de la Silésie l'offensive qui devait, au bout de sept mois, le conduire jusque sous les murs de Paris.

On se rappelle qu'après la rupture du congrès de Prague, le maréchal Oudinot, duc de Reggio, avait été chargé de marcher sur Berlin ; il devait être secondé par le corps d'armée de Davout, venu de Hambourg. Oudinot arriva jusqu'à quelques lieues au Sud de la capitale du Brandebourg, en présence c-'e l'armée de Bernadotte. Une bataille s'engagea à Gross-Beeren, le 23 août. Les contingents bavarois et saxons qui étaient dans l'armée française lâchèrent pied presque tout de suite. Oudinot, vaincu, se mit en retraite sur Wittenberg ; il avait renoncé à s'ouvrir l'accès de Berlin.

La retraite du duc de Reggio avait amené par contre-coup la retraite de Davout ; le prince d'Eckmühl se replia peu à peu vers Hambourg. Enfermé plus tard dans cette place, il y soutint, contre l'armée russe de Bennigsen, un siège mémorable, qui ne prit fin qu'en mai 1814, après la chute de Napoléon.

Le maréchal Ney avait remplacé le maréchal Oudinot ; il ne fut pas plus heureux que son prédécesseur. À Dennewitz, sur la rive droite de l'Elbe, le 6 septembre, il livra un nouveau combat à Bernadotte. Les Saxons de l'armée française se débandèrent au cri de : Sauve qui peut ! Ney dut battre en retraite et se replier sur l'Elbe en amont, dans la direction de Torgau.

LEIPZIG. — Ainsi, en l'espace d'une quinzaine de jours, malgré le grand succès de la bataille de Dresde, Napoléon voyait la triple offensive des coalisés se rapprocher de la capitale de la Saxe. Le 7 octobre, il quittait Dresde ; il assignait Leipzig comme lieu de concentration à ses diverses armées ; il y arriva lui-même, avec la Garde, le 14 octobre. Il venait d'apprendre le même jour la défection de la Bavière, qui menaçait de lui couper les routes du retour en France. Une grande victoire était nécessaire.

La bataille de Leipzig, le 16, le 17 et le 18 octobre 1813, a été appelée par les Allemands la bataille des Nations, Völkerschtacht. On peut dire, en effet, que tous les peuples de l'Europe s'y trouvaient représentés. Il y avait même dans l'armée russe des Bachkirs, venus de l'Oural ; leur visage aplati, leur nez retroussé, leurs yeux bridés leur donnaient un aspect sauvage ; nos soldats les appelaient par ironie les Amours, parce qu'ils avaient pour armes un carquois et des flèches.

Dans la journée du 15 octobre, Napoléon fit avec le roi de Naples une reconnaissance personnelle de la campagne de Leipzig ; trois rivières marécageuses, l'Elster, la Pleisse et la Partha, la découpent en une série de secteurs. Il disposa la majeure partie de son armée, environ 120.000 hommes, au Sud-Est de Leipzig, dans la région de Wachau et de Liebertwolkwitz ; il espérait se débarrasser ainsi de l'armée de Schwarzenberg, qui était la plus exposée à ses coups.

Le 16 octobre vit la première journée de la bataille ; ce fut, à proprement parler, la bataille de Wachau. Les habitants de Leipzig avaient remarqué la mine sombre de l'Empereur, son air renfermé, une sorte de fixité maladive dans son regard, quand le matin il avait traversé leur ville à cheval. Sorti de Leipzig, il était allé s'établir en plein champ ; il avait fait apporter une petite table et une chaise ; un brasier avait été allumé, car le temps était froid et rude par cette journée d'automne. Une lorgnette à la main, il fouillait la plaine qui s'étendait devant lui ; puis son œil déchiffrait une petite carte, qu'il avait fait clouer sur la table. Tout à coup, vers le Sud-Est, le canon retentit. Alors c'est un autre homme ; son visage s'éclaire, il parle, il s'anime. Il consulte encore la carte, puis il marche précipitamment de long en large. Le prince de Neuchâtel restait comme collé à sa personne. Des officiers d'état-major accouraient de tous les côtés. L'Empereur prenait leurs papiers, les parcourait en un clin d'œil, dictait un ordre ; Berthier, le chef d'état-major impeccable, était chargé d'interpréter et de développer ces ordres, qui étaient ramassés en quelques formules concises.

La bataille s'était engagée dans la matinée par une attaque de l'armée de Schwarzenberg. Lauriston, Poniatowski, Victor avaient eu à soutenir de violents assauts ; des positions furent perdues et reprises cinq ou six fois. Vers midi, Macdonald, débouchant à Holzhausen sur notre gauche, amena un fléchissement sensible de l'ennemi. L'Empereur saisit ce moment ; il lança Oudinot et Mortier avec quatre divisions de la jeune Garde, et il fit avancer, sous les ordres de Drouot, une batterie de cent cinquante pièces. L'ennemi abandonna vers trois heures le champ de bataille, que Murat balaya par des charges répétées. Cependant la conquête du terrain fut à peu près tout le résultat de la journée. Le corps de Marmont, fort de vingt mille hommes, sur lequel Napoléon comptait pour l'action décisive, avait été retenu à Möckern, au Nord-Ouest de Leipzig, par des attaques de l'armée de Silésie.

Le soir de cette première bataille, le danger était écarté pour les Français ; il n'était pas conjuré. Le lendemain, 17 octobre, la situation devenait très grave. Une armée russe, avec Bennigsen, se joignait à l'armée de Bohème ; l'armée du Nord, sous les ordres de Bernadotte, entrait en ligne. Les coalisés allaient disposer de trois cent mille hommes ; au Nord, à l'Est, au Sud, ils barraient toutes les routes. Leipzig allait-il devenir une gigantesque souricière ? Napoléon hésita ; il eut l'idée de demander un armistice, puis il fit replier ses troupes autour de Leipzig, presque dans les faubourgs, à une distance de deux à trois kilomètres. Des manœuvres avaient surtout marqué cette deuxième journée.

La troisième journée, 18 octobre, s'ouvrit sous de fâcheux auspices ; l'Empereur avait souffert toute la nuit précédente de violents accès de fièvre. Cependant, de bonne heure, il parcourait à cheval les rues de Leipzig ; Murat et Poniatowski, qui étaient à ses côtés, portaient de brillants uniformes ; lui-même était vêtu d'un méchant manteau, tout maculé de boue. Il inspecta les portes de la ville, il rendit visite au roi de Saxe pendant une demi-heure ; il parlait beaucoup ; ses gestes étaient rapides et saccadés. Vers deux heures, les ennemis dessinèrent une attaque générale contre la position de Probstheida, au Sud-Est et presque aux portes de Leipzig. La Garde fit encore des prodiges ; mais une trahison vint tout perdre ; le corps entier des Saxons passa à l'ennemi et déchargea sur nos troupes ses canons chargés de boulets français. Ney et Marmont durent se replier dans Leipzig, en faisant une énergique résistance.

L'armée française ne pouvait pas prolonger cette attitude défensive, à laquelle elle avait été réduite dans la journée du 18 ; ses parcs de munitions étaient presque épuisés. La retraite était l'unique chance de salut. Malheureusement, rien n'avait été prévu à cet égard ; un pont, un seul, le pont de Lindenau sur l'Elster, à l'Ouest de Leipzig, devait servir au passage de l'armée tout entière. La retraite avait commencé dans la nuit du 18 au 19. Napoléon franchit lui-même le pont de Lindenau dans la matinée du 19. On devine la lenteur et le désordre de cette opération, alors que l'ennemi se ruait de toutes parts aux portes de la ville. Comment ne pas se rappeler les heures tragiques de la Bérézina ? Le désastre allait être encore plus affreux. Lauriston, Macdonald, Poniatowski tenaient à l'intérieur de Leipzig avec une énergie sauvage. Deux heures de plus, et l'arrière-garde était sauvée. Un ordre mal compris fit sauter le pont ; il y avait encore dans Leipzig trente mille hommes et cent cinquante canons. Ce fut une affreuse cohue ; les uns se font tuer, les autres se jettent à l'eau. Macdonald passa l'Elster à la nage, tout nu. Poniatowski, que Napoléon avait nommé la veille même maréchal d'Empire, pour la manière admirable dont il avait commandé le VIIIe corps dans la journée du 16 octobre, se lança dans l'eau avec son cheval : il fut noyé. Vingt mille Français furent faits prisonniers ; environ douze mille furent massacrés à l'intérieur de Leipzig.

La bataille des Nations, dans son ensemble, avait coûté à la France environ cinquante mille hommes mis hors de combat ; elle était en Allemagne l'effondrement douloureux et définitif du colosse napoléonien. Mais l'Empereur se refusait à le voir. Neuf jours plus tard, le 27 octobre, près de Schlüchtern, quand il était en pleine retraite, à une délégation des troupes polonaises, il disait : Je crois que, malgré les désastres qui ont en lieu, je suis encore le monarque le plus puissant de l'Europe ; les choses peuvent prendre une autre face.

LA RETRAITE SUR LE RHIN. — Les débris de l'armée française battirent en retraite par Lutzen, par Weissenfels, par Erfurt, où Napoléon logea dans le même appartement qu'en 1808, par Gotha, par la forêt de Thuringe, par Fulda. Les Français allaient arriver sur les bords chi Main, quand ils rencontrèrent à Hanau l'armée austro-bavaroise, en travers de leur route ; elle était sous les ordres de Wrède, qui avait commandé le corps bavarois dans la campagne de Russie. tt J'ai bien pu le faire comte, disait de lui Napoléon ; mais je n'ai pu en faire un général. n L'Empereur attaqua l'armée bavaroise avec une véritable fureur. Son artillerie fit une trouée profonde, et il passa. Ce combat de Hanau, du 30 octobre, permit à l'armée de continuer sa retraite. Napoléon quitta l'armée le lendemain de cette victoire. Il traversa en tonte hâte Francfort, Mayence, Metz, Verdun ; il arriva à Saint-Cloud dans la soirée du 9 novembre. La trahison du roi de Bavière lui avait inspiré une colère impitoyable. Il faut, disait-il, que Munich soit brûlé ; Munich sera brûlé.

La pauvre Grande Armée ne comptait plus que 70.000 combattants et environ 40.000 traînards ; elle arriva sur les bords du Rhin dans un dénuement épouvantable. Accablés par les marches forcées, par les privations de tout genre, ces héros des grandes guerres étaient a réduits à une sorte d'abrutissement par l'excès de la misère. Leurs maux, les maux de la patrie n'étaient pas finis : l'invasion de la France allait commencer.

LES NOTIFICATIONS DE FRANCFORT. — Même après la campagne de Russie, même après la campagne d'Allemagne, même après des désastres comme la Bérézina et Leipzig, le nom de Napoléon était encore si formidable que les armées ennemies ne passèrent le Rhin qu'avec terreur. Les Alliés parlaient de traiter, en laissant à Napoléon une France réduite sans doute, mais bien belle encore, la France du traité de Lunéville.

Metternich, qui était comme le premier ministre de la coalition, se servit de Saint-Aignan, ministre de France à Weimar et beau-frère de Caulaincourt, pour faire connaître à Napoléon la pensée des coalisés : ce sont les Notifications de Francfort, en date du 9 novembre 1813. La France conservait ses limites naturelles, les Pyrénées, les Alpes et le Rhin. C'était un hommage rendu à la suprématie du génie de Napoléon ; mais il faut ajouter que les Alliés s'arrangèrent, à Francfort comme à Prague, pour empêcher le succès de leurs propositions.

Saint-Aignan était arrivé à Paris le 14 novembre. Dés le surlendemain, Maret, duc de Bassano, ministre des Relations extérieures, répondait que l'Empereur acceptait l'idée d'un congrès général : le duc de Vicence Caulaincourt, muni de pleins pouvoirs, allait se rendre à Mannheim. Le 24 novembre, Metternich demandait que l'Empereur se prononçât, avant tout, sur les bases générales et sommaires des Notifications de Francfort. Caulaincourt, qui venait de remplacer Maret aux Relations extérieures, répondait, le 2 décembre, que l'Empereur adhérait aux bases générales et sommaires. Mais, dans l'intervalle, le 1er décembre, les Alliés avaient adressé un manifeste aux Français : Les puissances alliées ne font point la guerre à la France, mais à cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France, l'Empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son Empire. Tout en parlant de paix, elles déclaraient qu'elles ne poseraient pas les armes avant d'avoir préservé leurs peuples des calamités sans nombre qui, depuis vingt ans, ont pesé sur l'Europe.

CONVOCATION DU CORPS LÉGISLATIF. — C'était la guerre ; il fallait des hommes et de l'argent. Or, le besoin de la paix était immense dans le pays, car la France était épuisée ; il semblait qu'elle était vide d'hommes. Que de centaines de milliers de soldats étaient tombés, depuis deux ans, sur les champs de bataille et sur les routes de Russie et d'Allemagne !

L'Empereur avait entassé aux Tuileries, dans les caves et les galeries du pavillon de Marsan, un immense trésor de guerre ; il y puisa trente millions. Mais ce qu'il fallait avant tout, c'était provoquer un puissant mouvement d'opinion nationale. À cet effet, il convoqua le Corps législatif ; l'ouverture s'en fit d'une manière solennelle le 19 décembre. Napoléon y lut un discours :

D'éclatantes victoires ont illustré les armes françaises dans cette campagne. Des défections sans exemple ont rendu ces victoires inutiles. Tout a tourné contre nous. La France même serait en danger sans l'énergie et l'union des Français. Dans ces grandes circonstances, ma première pensée a été de vous appeler près de moi. Mon cœur a besoin de la présence et de l'affection de mes sujets. Je n'ai jamais été séduit par la prospérité. L'adversité me trouverait au-dessus de ses atteintes.... J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité du monde. Monarque et père, je sens ce que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles.... Mes peuples ne peuvent pas craindre que la politique de leur Empereur trahisse jamais la gloire nationale. De mon côté, j'ai la confiance que les Français seront constamment dignes d'eux et de moi.

Deux commissions furent nommées par le Sénat et le Corps législatif, pour prendre connaissance des documents qui se rapportaient aux négociations entamées avec les Alliés. La commission du Corps législatif avait pour président Lainé, qui devait être l'un des hommes d'État les plus remarquables de la Restauration. Dans son rapport, Lainé osa dire ceci :

Il paraît indispensable à votre commission qu'en même temps que le gouvernement proposera les mesures les plus promptes pour la sûreté de l'État, Sa Majesté soit suppliée de maintenir l'entière et constante exécution des lois qui garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques. Cette garantie a paru à votre commission le plus efficace moyen de rendre aux Français l'énergie nécessaire à leur propre défense.

SA DISSOLUTION. — L'Empereur avait déjà envoyé dans les divisions militaires, en qualité de commissaires extraordinaires, des sénateurs et des conseillers d'État pour hâter les levées d'hommes et la réorganisation de l'armée. Il fut profondément courroucé en lisant la déclaration de Lainé ; son parti fut pris de dissoudre sur l'heure le Corps législatif. Il le dit le 30 décembre, en Conseil d'État : Le Corps législatif trahit ses devoirs ; je remplis les miens. Je le dissous.... Tel est le décret que je rends ; et, si l'on m'assurait qu'il doit, dans la journée, porter le peuple de Paris à venir en masse me massacrer ici aux Tuileries, je le rendrais encore, car tel est mon devoir.... Qu'on ne pense pas que je suis un Louis XVI.

Le surlendemain, 1er janvier 1814, à la réception officielle des grands corps de l'État, la colère de Napoléon éclata dans cette apostrophe terrible :

Que voulez-vous ? Vous emparer du pouvoir ? Mais qu'en feriez-vous ? Qui de vous pourrait l'exercer ?... Et d'ailleurs, que faut-il à la France en ce moment ? Ce n'est pas une assemblée, ce ne sont pas des orateurs, c'est un général. Yen a-t-il parmi vous ? Et puis, où est votre mandat ? La France me connaît : vous connaît-elle ?... Le trône en lui-même n'est qu'un assemblage de quelques pièces de bois, recouvertes de velours. Le trône, c'est un homme, et cet homme, c'est moi, avec ma volonté, mon caractère, et ma renommée ! C'est moi qui puis sauver la France, ce n'est pas vous.... Si vous aviez des plaintes à élever, il fallait attendre une autre occasion. L'explication aurait eu lieu entre nous ; car c'est en famille, ce n'est pas en public, qu'on lave son linge sale. Loin de là, vous avez voulu me jeter de la boue au visage. Je suis, sachez-le, un homme qu'on tue, mais qu'on n'outrage pas.... Retournez dans vos départements. Allez dire à la France que, quoi qu'on lui en dise, c'est à elle que l'on fait la guerre autant qu'à moi, et qu'il faut qu'elle défende non pas ma personne, mais son existence nationale.

Ces observations de la commission du Corps législatif, si durement rejetées, ce furent toutes les velléités d'opposition à la veille de la crise terrible. Les Français de 1814 ne songèrent pas à reprocher à Napoléon son ambition gigantesque et jamais assouvie, qui venait d'attirer sur le sol de la patrie le fléau de l'invasion ; ils virent en lui le général qui pouvait une fois encore forcer la victoire. Il ne s'agit plus de Bonaparte, disaient les paysans. Le sol est envahi. Allons nous battre !