NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE XX. — LA CAMPAGNE DE RUSSIE.

 

 

LES ANCIENS AMIS DE TILSIT ET D'ERFURT. — SUPPOSEZ MOSCOU PRIS. — LA QUESTION DE POLOGNE. — LES RELATIONS FRANCO-RUSSES DE 1809 À 1812. — NAPOLÉON À DRESDE. — COMBIEN Y A-T-IL DE CADIX À DANTZIG ? — EN AVANT ! — L'ARMEE FRANÇAISE EN 1812. — QUEL EST LE MEILLEUR CHEMIN POUR ARRIVER À MOSCOU ? — KOUTOUSOV GÉNÉRALISSIME. — 1812. BORODINO OU LA MOSKOWA. — À MOSCOU. — LE DÉPART DE MOSCOU. — LA BÉRÉZINA. — LA CONSPIRATION MALET. — LA SANTÉ DE SA MAJESTÉ N'A JAMAIS ÉTÉ MEILLEURE.

 

À Tilsit en 1807, à Erfurt en 1808, Napoléon et Alexandre avaient échangé les plus grandes protestations d'amitié ; Napoléon en particulier avait mis tout en œuvre pour séduire son hôte. Quelques années plus tard, les sentiments réciproques de l'Empereur et du tsar étaient bien changés.

LES ANCIENS AMIS DE TILSIT ET D'ERFURT. — Lorsque Alexandre arrivait à Paris, le 31 mars 1814, il faisait cette déclaration à la municipalité parisienne, que lui présentait le préfet de police Pasquier :

Je n'ai qu'un ennemi en France, et cet ennemi, c'est l'homme qui m'a trompé de la manière la plus indigne, qui a abusé de ma confiance, qui a trahi avec moi tous les serments, qui a porté dans mes États la guerre la plus inique, la plus odieuse. Toute réconciliation entre lui et moi est désormais impossible ; mais, je le répète, je n'ai en France que cet ennemi.... Dites aux Parisiens que je n'entre pas dans leurs murs en ennemi, et qu'il ne tient qu'à eux de m'avoir pour ami ; mais dites aussi que j'ai un unique ennemi en France, et qu'avec celui-là je suis irréconciliable.

Napoléon, de son côté, parlait en ces termes de l'empereur de Russie, quand il était à Sainte-Hélène : C'est un homme infiniment supérieur — à l'empereur d'Autriche et au roi de Prusse — : il a de l'esprit, de la grâce, de l'instruction ; il est facilement séduisant ; mais on doit s'en défier : il est sans franchise, c'est un vrai Grec du Bas-Empire.... Il est fin, faux, adroit ; il peut aller loin.

SUPPOSEZ MOSCOU PRIS. — Comment ces sentiments réciproques avaient-ils changé du tout au tout et pourquoi la rupture s'était-elle produite entre les deux maîtres de l'Europe ? Les causes certes sont nombreuses ; mais il en est une qui les domine toutes : le caractère même de Napoléon, qui ne lui permettait pas de s'arrêter et de jouir. Il y a beaucoup de vrai dans les mots qu'Alfred de Vigny met sur ses lèvres : Sitôt que je m'assieds, je crève d'ennui. Moi, il faut que j'aille et que je fasse aller.... Toute la vie à cheval ! Quelques mois avant de partir pour l'ancienne capitale de la Russie, l'Empereur disait au comte de Narbonne, l'un de ses aides de camp :

Après tout, mon cher, cette longue route est la route de l'Inde, Alexandre était parti d'aussi loin que Moscou pour atteindre le Gange ; je me le suis dit depuis Saint-Jean d'Acre. Aujourd'hui, c'est d'une extrémité de l'Europe qu'il me faut reprendre l'Asie à revers pour atteindre l'Angleterre. Supposez Moscou pris, la Russie abattue, le tsar réconcilié ou mort de quelque complot de palais, peut-être un autre trône nouveau et dépendant ; et dites-moi s'il n'y a pas d'accès nouveau jusqu'au Gange, qu'il suffit de toucher d'une épée française pour faire tomber dans toute l'Inde cet échafaudage de grandeur mercantile. Ce serait l'expédition gigantesque, j'en conviens, mais exécutable du XIXe siècle. Par là, du même coup, la France aurait conquis l'indépendance de l'Océan et la liberté des mers.

Dans la file des équipages qui servaient à son service personnel au cours de la campagne de Russie, un fourgon était l'objet d'une surveillance exceptionnelle ; il renfermait les insignes impériaux, l'épée du sacre, le diadème, le manteau de pourpre. On disait que c'était à Delhi même, au bord du Gange, que le maître de l'Europe et de l'Asie voulait revêtir ce décor triomphal.

LA QUESTION DE POLOGNE. — Le caractère de Napoléon fut une cause essentielle de la rupture ; mais bien des causes accidentelles eurent aussi leur influence.

La question de Pologne fut l'une des plus importantes. Dès la campagne d'Égypte Napoléon avait parlé de restaurer la Pologne, qui venait d'être dépecée depuis environ trois ans ; il voulait, disait-il, consoler la mémoire de Sulkowski, l'un de ses aides de camp qui fut tué dans la révolte du Caire. Depuis, ses sentiments à l'égard de la Pologne avaient maintes fois varié. Il avait créé, en 1807, avec les provinces polonaises de la. Prusse, le duché de Varsovie ; il avait augmenté, en 1809, le nouvel État des provinces polonaises de l'Autriche ; mais, en donnant aux Polonais le roi de Saxe pour duc de Varsovie, il avait fait du duché comme une dépendance de la Saxe. Il avait levé les admirables légions de la Vistule, qui s'étaient couvertes de gloire en Espagne. Le prince Poniatowski allait, dans la campagne de Russie, commander le Ve corps de la Grande Armée, composé de trois divisions polonaises. Les relations intimes de Napoléon avec la comtesse Walewska avaient été vues à Varsovie avec une grande faveur ; les Polonais espéraient que Napoléon s'attacherait ainsi tout à fait à la cause nationale.

Pour Alexandre, le rôle de plus en plus important que jouaient les Polonais, l'extension territoriale du duché de Varsovie, lui causaient les plus vives inquiétudes ; un seul lot de provinces manquait, en effet, au duché — les provinces polonaises de la Russie — pour que les dernières traces du partage de 1795 fussent complètement effacées. L'Empereur de Russie se plaignait que Napoléon agitât sur les frontières occidentales de ses États le spectre de la Pologne.

LES RELATIONS FRANCO-RUSSES DE 1809 À 1812. — Napoléon avait été justement mécontent de l'attitude des Russes dans la campagne de 1809. Alexandre n'avait en effet à peu près rien fait pour s'opposer à l'invasion du duché de Varsovie par les troupes autrichiennes.

L'année suivante, ce fut l'affaire du mariage de Napoléon. La solution inattendue qu'elle reçut, au moment même où Napoléon avait fait faire des ouvertures à Saint-Pétersbourg pour épouser la grande-duchesse Anna Pavlovna, avait provoqué à la cour de Russie un dépit légitime.

La question turque était encore un brandon de discorde. Napoléon, lors de l'entrevue d'Erfurt, avait bien laissé à peu près carte blanche à Alexandre du côté de la Turquie. Mais Constantinople avait à ses yeux trop de valeur pour qu'il permît aux Russes de s'en approcher. C'est une clé trop précieuse, disait-il ; elle vaut à elle seule un empire ; celui qui la possédera peut gouverner le monde. Cependant Alexandre s'avançait vers cette terre promise : au mois de mai 1812, il imposait à la Turquie le traité de Bucarest, qui lui donnait la Bessarabie et le bas Danube, c'est-à-dire une partie du pays roumain.

De son côté, Napoléon, au nom du Blocus continental, faisait annexion sur annexion. La Hollande, les trois villes hanséatiques de Brême, de Lübeck, de Hambourg, l'Oldenbourg devenaient terres françaises en 1810. Le grand-duc d'Oldenbourg avait épousé Catherine Pavlovna, l'une des sœurs d'Alexandre. Quelques égards, semblait-il, étaient dus au beau-frère de l'ami et allié de l'Empereur des Français. Ce fut cependant par un simple décret inséré au Moniteur que le grand-duc et le tsar apprirent cette annexion. Sur les représentations de l'ambassadeur Kourakine, on voulut bien promettre au grand-duc une indemnité, et ce fut tout.

L'application du décret de Berlin fut la cause déterminante de la rupture. La Russie souffrait cruellement de l'obligation de fermer ses ports aux bâtiments anglais ; car elle ne pouvait plus exporter par mer les chanvres, les blés, les goudrons, qui représentaient à peu près tout son commerce extérieur. Pour compenser cette perte économique, le tsar établit des droits très élevés à l'entrée des objets de luxe et des vins. C'était le commerce français surtout qui était atteint. Napoléon fut exaspéré. J'aimerais mieux, dit-il, recevoir un soufflet sur la joue.

De tout cela il résulta des griefs réciproques, que Napoléon agitait soit avec le prince Kourakine, ambassadeur de Russie, soit avec Tchernichef, envoyé extraordinaire. Le 15 août 1811, à la réception du corps diplomatique aux Tuileries, l'Empereur avait adressé à Kourakine de vifs reproches sur la conduite du gouvernement russe. Il fait bien chaud chez Sa Majesté, avait dit Kourakine, qui sentait gronder l'orage. Une campagne de presse fut organisée par le gouvernement français. Le publiciste Lesur publiait, en 1811, un livre de circonstance, Des Progrès de la puissance russe ; c'est là que se trouve le document apocryphe qui a fait fortune sous le nom de Testament de Pierre le Grand, et qui est le programme détaillé des ambitions de la Russie.

Napoléon trouvait que son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, Caulaincourt, avait des sentiments trop russes ; il le remplaça par le général de Lauriston, qui était un de ses anciens camarades de Brienne. De son côté, Alexandre donnait asile à Stein, le ministre de Frédéric-Guillaume III, que Napoléon avait obligé à quitter la Prusse. Depuis plusieurs mois, Napoléon et Alexandre faisaient des préparatifs militaires : l'armée russe était massée à la frontière du duché de Varsovie ; Napoléon mettait l'armée du duché sur le pied de guerre ; il avait rappelé d'Espagne les légions de la Vistule. On peut dire que la rupture était déjà consommée, quand l'Empereur quitta la France, au mois de mai 1812, pour se rendre à Dresde au centre de son armée. Quelques jours après, Kourakine et Lauriston recevaient leurs passeports.

NAPOLÉON À DRESDE. — Napoléon était parti de Saint-Cloud le 9 mai 1812, avec Marie-Louise. Il passa par Châlons, Metz, Mayence, Francfort, Aschaffenbourg, Wurtzbourg, Bamberg, Bayreuth, Plauen, et il arriva à Dresde le 16, à onze heures du soir. Il séjourna dans la capitale de son allié le roi de Saxe, du 16 au 29 mai. Ce fut la dernière grande parade de l'Empereur. Il y parut comme le roi des rois, avec l'empereur d'Autriche, son beau-père, l'impératrice d'Autriche, la troisième femme de François Ier, le roi de Prusse, le roi de Saxe, qui était l'hôte de celui qui le recevait, et la foule des princes allemands. Napoléon fut plein de prévenances pour son beau-père et pour l'impératrice d'Autriche, qu'il appelait une jolie petite religieuse.

Au milieu de cette affluence extraordinaire et de cette vie de représentation, Napoléon examina avec un soin particulier les affaires de Pologne. Il nomma ambassadeur à Varsovie l'abbé de Pradt, qui se disait lui-même l'aumônier du dieu Mars et que l'Empereur avait déjà élevé à l'archevêché de Malines.

Ô vous, a dit plus tard l'abbé de Pradt, qui voulez vous faire une juste idée de la prépondérance qu'a exercée en Europe l'Empereur Napoléon, qui désirez mesurer les degrés de frayeur au fond de laquelle étaient tombés presque tous les souverains, transportez-vous en esprit à Dresde, et venez y contempler ce prince superbe, au plus haut période de sa gloire, si voisin de sa dégradation. L'Empereur occupait les grands appartements du château ; il y avait mené une partie nombreuse de sa maison, il y tenait table, et, à l'exception du premier dimanche où le roi du Saxe donna un gala, ce fut toujours chez Napoléon que les souverains et une partie de leurs familiers se réunirent, d'après les invitations adressées par le grand maréchal de son palais. Quelques particuliers y étaient admis.... Les levers de l'Empereur se tenaient, comme aux Tuileries, à neuf heures. C'est là qu'il fallait voir en quel nombre, avec quelle soumission craintive, une foule de princes, confondus avec les courtisans, souvent à peine aperçus par eux, attendaient le moment de comparaître devant le nouvel arbitre de leurs destinées.

Le soleil impérial n'avait jamais jeté des rayons aussi éclatants ; mais ces rayons devaient être les derniers.

COMBIEN Y A-T-IL DE CADIX À DANTZIG ? Napoléon quitta Dresde le 29 mai ; Marie-Louise avait pris congé de lui et était retournée à Paris. Il traversa Glogau, Posen, Thorn ; dans cette dernière ville il passa la revue des cinq régiments d'infanterie de la Vieille Garde. Arrivé à Dantzig le 7 juin, il descendit chez le général Rapp, son ancien aide de camp, qui était alors gouverneur de la place.

Pendant son séjour, Napoléon recevait un soir à sa table Murat, Berthier et Rapp. À brûle-pourpoint il demanda à Rapp combien il y avait de Cadix à Dantzig. Sire, il y a trop loin. — Monsieur le général, je vous comprends. Dans quelques mois nous en serons pourtant encore bien plus loin. — Tant pis, Sire. Un silence, puis Napoléon reprit : Messieurs, je vois bien que vous n'avez plus envie de faire la guerre. Le roi de Naples ne voudrait plus quitter le beau climat de son royaume ; Berthier désire chasser dans sa terre de Grosbois et Rapp est impatient d'habiter son hôtel de Paris. Il n'y avait plus guère, en effet, que Napoléon qui eût encore envie de se battre.

EN AVANT ! — Comment les hommes sensés n'auraient-ils pas reculé devant les terribles hasards d'une aventure pareille ! Les Anglais étaient en train de faire la conquête de l'Espagne ; sur les traces mêmes de Napoléon, toute l'Allemagne était frémissante. Jérôme, le roi de Westphalie, avait cru devoir avertir son frère, dans une lettre du 5 décembre 1811, des dangers prêts à fondre sur lui.

Sire, établi dans une position qui me rend la sentinelle avancée de la France, porté par inclination et par devoir à surveiller tout ce qui peut donner atteinte aux intérêts de Votre Majesté, je pense qu'il est convenable et nécessaire que je l'informe avec franchise de tout ce que j'aperçois autour de moi. Je juge les événements avec calme, j'envisage les dangers sans les craindre ; mais je dois la vérité à Votre Majesté et je désire qu'elle ait assez de confiance en moi pour s'en rapporter à ma manière de voir.

J'ignore, Sire, sous quels traits vos généraux et vos agents vous peignent la situation des esprits en Allemagne ; s'ils parlent à Votre Majesté de soumission, de tranquillité et de faiblesse, ils s'abusent et la trompent. La fermentation est au plus haut degré, les plus folles espérances sont actuellement caressées avec enthousiasme, on se propose l'exemple de l'Espagne, et, si la guerre vient à éclater, toutes les contrées situées entre le Rhin et l'Oder seront le foyer d'une vaste et active insurrection.

Peu importe, Napoléon ira devant lui sans entendre d'autre voix que celle de son ambition qui lui crie toujours : En avant ! Il ne voit pas que la guerre qu'il inaugure au mois de juin 1812 sur les bords du Niemen va se terminer, vingt et un mois plus tard, au mois de mars 1814, sur les bords de la Seine. Talleyrand avait été bon prophète, s'il est vrai qu'il ait dit dès le début de la campagne : C'est le commencement de la fin.

L'ARMÉE FRANÇAISE EN 1812.Les Russes ont donné deux noms à l'armée Napoléon dans la campagne de 1812. Ce fut l'armée des vingt nations ; elle comprenait en effet des soldats de toute l'Europe, Français, Italiens, Allemands, Autrichiens, Polonais — ceux-ci au nombre de 60.000, — Espagnols même, avec un effectif total de 356.000 Français proprement dits et de 322.000 étrangers, soit la masse énorme de 678.000 hommes. Ce fut aussi l'armée sans pardon ; car la maraude ou plutôt le brigandage y devint un fléau épouvantable. Les services d'intendance n'avaient plus les moyens d'assurer, à pareille distance et avec de pareils effectifs, l'entretien régulier des corps d'armée. Alors les hommes volaient et pillaient.

Devant cette invasion terrible qui se ruait à la conquête de la Russie, le tsar proclama la guerre sainte. Levez-vous tous, disait une proclamation d'Alexandre. Avec la croix dans le cœur et des armes dans les mains, nulle force humaine ne pourra prévaloir contre vous. Aux yeux des orthodoxes, Napoléon devint l'Antéchrist ; à l'autre bout de l'Europe, les Espagnols l'avaient déjà baptisé de ce nom de malédiction.

QUEL EST LE MEILLEUR CHEMIN POUR ARRIVER À MOSCOU ? — Parti de Kœnigsberg le 17 juin, Napoléon arrivait le 23 sur la rive gauche du Niemen ; il traversait le fleuve le lendemain. Du quartier impérial de Wylkowyszki, le 22 juin, il avait adressé à la Grande Armée cette proclamation :

Soldats, la seconde guerre de la Pologne est commencée ; la première s'est terminée à Friedland et à Tilsit. Tilsit la Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l'Angleterre. Elle viole aujourd'hui ses serments. Elle ne veut donner aucune explication de son étrange conduite que les aigles françaises n'aient repassé le Rhin, laissant par là nos alliés à sa discrétion. La Russie est entraînée par la fatalité ; ses destins doivent s'accomplir. Nous croirait-elle donc dégénérés ? Ne serions-nous donc plus les soldats d'Austerlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre : le choix ne saurait être douteux. Marchons donc en avant, passons le Niemen, portons la guerre sur son territoire. La seconde guerre de la Pologne sera glorieuse aux armes françaises, comme la première. Mais la paix que nous conclurons portera avec elle sa garantie et mettra un terme à la funeste influence que la Russie a exercée depuis cinquante ans sur les affaires de l'Europe.

Le passage du Niemen avait commencé à Kovno le 24 juin. Un officier de cosaques, commandant une patrouille, vient au-devant des sapeurs du génie qui construisaient un pont : Qui vive ?Français. — Pourquoi venez-vous en Russie ?Pour vous faire la guerre. Le cosaque disparaît dans les profondeurs de la forêt. Les Français tirent des coups de fusil. On ne leur répond pas. Dès la première heure, la Russie se recueillait dans un silence formidable.

Napoléon entrait à Vilna, l'ancienne capitale de la Lithuanie polonaise, le 28 juin. Il y resta dix-huit jours, jusqu'au 16 juillet. C'est que tout de suite la difficulté des approvisionnements et de la concentration lui imposait une lenteur hors de ses habitudes. Il reçut à Vilna le ministre de la Police, Balachof, qui venait de la part d'Alexandre pour ouvrir des négociations : la condition première était que l'armée française repassât la frontière. Napoléon ne prit pas cette offre au sérieux. Son parti était arrêté : il voulait percer droit au cœur en marchant sur Moscou, Moscou la Sainte, dont la prise aurait un effet moral autrement retentissant que la prise de Saint-Pétersbourg. Il se borna à causer avec Balachof. Il paraît, dit-il, qu'il y a beaucoup d'églises à Moscou. — Trois cent quarante. — C'est beaucoup ; on n'est plus dévot aujourd'hui. — Pardon, Sire ; on est encore dévot en Russie comme en Espagne. — Quel est le meilleur chemin pour arriver à Moscou ? Il y en a beaucoup. Il y a un proverbe chez nous qui affirme que tous les chemins vont à Moscou. Charles XII avait pris par Poltava.

La marche en avant recommença le 16 juillet. Devant les Français, deux armées russes, que commandaient le prince Bagration et le ministre Barclay de Tolly, ne cessaient de se dérober ; elles faisaient le vide partout où elles passaient. Impossible de les atteindre et impossible de s'approvisionner. Le 25 et le 26 juillet, les deux combats d'Ostrovno furent des affaires sans conséquences. On finit cependant par arriver à Vitebsk, la ville de la Duna qui commande la route de Smolensk et de Moscou. Là, nouvel arrêt, de seize jours encore, du 28 juillet au 13 août, toujours pour les mêmes raisons. L'offensive reprend le 13 août. On approche assez vite de Smolensk ; l'Empereur y entre le 18 août. Le lendemain, aux portes de Smolensk, à Valoutina, un combat assez violent se livrait ; il coûtait la vie à l'un des meilleurs soldats de la Grande Armée, le général Gudin. Les deux armées russes avaient encore réussi à se dérober.

KOUTOUSOV GÉNÉRALISSIME. — Napoléon avait quitté Smolensk le 24 août ; il marchait à présent droit sur Moscou.

Depuis quelques jours un revirement profond s'était fait dans l'esprit d'Alexandre. Il avait accepté la guerre ; il avait même dit : Si Napoléon fait la guerre et que la fortune lui sourie en dépit du but légitime poursuivi par les Russes, il faudra qu'il signe la paix sur le détroit de Béring. Mais, en acceptant la guerre, il s'était borné jusqu'ici à la tactique défensive de Barclay de Tolly et de Bagration ; les résultats semblaient la condamner, car Napoléon avançait toujours. Dans un séjour à Moscou, le tsar prit le parti de remettre les destinées de la Russie entre les mains d'un homme résolu à se battre ; il appela au commandement suprême de l'armée, à la date du 8 août, le feld-maréchal Koutousov. Celui-ci avait perdu la bataille d'Austerlitz, il n'était pas persona grata auprès d'Alexandre ; mais il incarnait pour l'armée le véritable esprit militaire. En fait, Koutousov allait être le héros de la Guerre Patriotique.

1812. BORODINO OU LA MOSKOVA. — Le 5 septembre, à Borodino, à quelque distance de la Moskowa, la Grande Armée rencontra les Russes, qui l'attendaient. Koutousov avait pris une forte position défensive. Il barrait la route du Nord au Sud ; il avait à sa droite Barclay, à Borodino, à sa gauche Bagration ; lui-même était au centre, à. la Montagne-Rouge et au ravin de Séménovskoé. Cent vingt mille hommes et six cents pièces de canons garnissaient ces lignes formidables.

Davout proposait à Napoléon de tourner l'ennemi. Cela me ferait perdre trop de temps, répondit l'Empereur. La bataille ne fut point, en effet, du type napoléonien, qui consiste à envelopper l'ennemi et à l'escamoter ; ce fut une trouée brutale, faite à l'intérieur des masses russes. À Barclay était opposée l'armée d'Italie avec Eugène ; à Bagration, le Ve corps, commandé par Poniatowski ; en face de la Montagne-Rouge et du ravin de Séménovskoé, une première ligne avec les corps de Davout et de Ney, une deuxième ligne avec les corps de Murat et de Junot, une troisième- ligne avec la Garde, qui était la réserve suprême.

Les Russes se préparèrent à la bataille comme au sacrifice. Koutousov, entouré des popes, porta processionnellement devant ses soldats une icone sainte, sauvée des ruines de Smolensk ; il parla à ses soldats du ciel et de la patrie. Napoléon n'était point sans inquiétude ; il venait de recevoir le portrait du roi de Rome que Marie-Louise lui avait fait adresser. Retirez-le, dit-il ; il voit de trop bonne heure un champ de bataille. Le 7 septembre, à deux heures du matin, au camp impérial, sur les hauteurs de Borodino, il dictait cette proclamation :

Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous : elle nous est nécessaire. Elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée. Que l'on dise de vous : Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou !

L'Empereur avait passé la nuit dans l'anxiété. Qu'est-ce que la guerre ? disait-il. Un métier de barbarie où tout l'art consiste à être le plus fort sur un point donné. À cinq heures du matin Ney lui fait demander l'ordre d'attaquer. Allons, dit Napoléon, allons ouvrir les portes de Moscou.

La grande bataille se livra le 7 septembre 1812. Elle débuta par une canonnade formidable. Vers onze heures, notre centre et notre gauche avaient partie gagnée ; mais l'Empereur hésitait à faire donner la Garde. Koutousov put revenir sur nous. Alors, la cavalerie de Murat et les cuirassiers de Caulaincourt, dans un élan irrésistible, balayèrent tous les obstacles. À partir de trois heures, la canonnade recommença, tandis que les Russes évacuaient leurs positions.

Ce fut une victoire, et Ney mérita justement son titre de prince de la Moskowa. Mais à quel prix le succès était-il acquis ! Les Français comptaient trente mille hommes hors de combat, quarante-neuf généraux et trente-sept colonels tués ou blessés. La boucherie avait été affreuse ; un témoin rapporte que les ouvrages des Russes avaient disparu sous une colline artificielle de morts et de mourants, d'une épaisseur moyenne de six à huit hommes, entassés les uns sur les autres.

À MOSCOU. — Koutousov s'était replié en bon ordre. Arrivé à Fili, une des collines qui dominent Moscou, il tint un conseil de guerre et il décida d'abandonner la vieille capitale. Le 9 septembre, Napoléon arrivait à Mojaïsk ; il y passait trois jours. Le 12, il couchait à Petelina, aux portes mêmes de Moscou. Il avait sous les yeux sa nouvelle conquête. Moscou, dit Chateaubriand, comme une princesse européenne aux confins de son empire, parée de toutes les richesses de l'Asie, semblait amenée là pour épouser Napoléon.

Moscou ! Moscou ! s'écrient les soldats, qui du mont des Moineaux découvrent tout à coup les coupoles d'or des églises et le panorama fantastique de la ville immense. Dans les rangs des divisions polonaises l'enthousiasme devient une ivresse religieuse ; les Polonais tombent à genoux, ils remercient le Dieu des armées de les avoir conduits par la victoire dans la capitale de Catherine II, leur ennemie acharnée.

Le 14 septembre, vers trois heures de l'après-midi, Napoléon entrait à Moscou. Son étonnement fut grand de trouver une cité silencieuse et morte ; pas de députation, personne. Moscou est déserte ! lui dirent ses officiers. — Moscou est déserte ? C'est invraisemblable ; qu'on m'amène les boyards ! Point de boyards, tout fermé, la ville morte. Le même jour, l'incendie de la ville commençait dans le, quartier des marchands. Rostopchine, le gouverneur de Moscou, avait pris le parti de livrer la ville au feu et à la ruine. Il avait à l'avance lancé les proclamations les plus enthousiastes : Moscou est notre mère ; elle nous a abreuvés, nourris, enrichis. Au nom de la Mère de Dieu, je vous convie à la défense des temples du Seigneur, de Moscou, de la Russie.... Gloire dans le Ciel à ceux qui iront ! Paix éternelle à ceux qui mourront ! Punition au jugement dernier à ceux qui reculeront !

La Grande Armée avait fait son entrée solennelle le 14 septembre, au chant de la Marseillaise. Napoléon s'était établi au Kremlin, dans l'antique palais des tsars. Il avait couché dans le lit de Michel Romanof, le grand-père de Pierre le Grand, qu'on conserve comme une relique historique. Devant les ravages du feu qui détruisait tout, il dut quitter le Kremlin dans l'après-midi du 16. Tout ceci, disait-il, nous présage de grands malheurs. Il rentra au Kremlin le surlendemain. Des commissions militaires condamnèrent à mort des centaines d'incendiaires, vrais ou supposés. Mais les Français n'occupaient plus que des monceaux de cendre et les troupes se mettaient à piller les édifices encore intacts. Le maréchal Mortier, qui avait été nommé gouverneur de Moscou, eut beaucoup de peine à rétablir une apparence d'ordre.

Napoléon affectait un grand calme ; il faisait dater de Moscou, le 13 octobre 1812, le fameux décret sur l'organisation du Théâtre-Français, qui en réalité ne fut signé que deux mois après, à Paris. Il avait songé à un moment à ouvrir des négociations avec Alexandre. Une lettre, où il se disculpait d'avoir brûlé Moscou, resta sans réponse. Napoléon ou moi ! dit le tsar. Moi ou lui ! Mais nous ne pouvons régner ensemble. J'ai appris à le comprendre. Il ne me trompera plus. De son côté, Koutousov avait gardé sa confiance : L'occupation de Moscou, disait-il, n'est pas la conquête de la Russie, tant s'en faut. Et, avec son armée, il demeurait à proximité de la ville.

LE DÉPART DE MOSCOU. — Rester à Moscou dans une situation pareille, quand l'armée française risquait d'être séparée par la neige du reste du monde, c'était pure folie : la retraite était devenue une nécessité. L'astre impérial avait atteint la limite de sa course.

Le 19 octobre, à la première heure, Napoléon quittait le Kremlin ; il avait occupé Moscou pendant trente-cinq jours. Sans l'incendie, a-t-il dit plus tard, je passais tout l'hiver à Moscou. La France eût commencé à pouvoir jouir, le système européen était fondé, je devenais l'arche de l'ancienne et de la nouvelle alliance. Mortier partit le dernier, après avoir commis une barbarie inutile : il fit sauter une partie du Kremlin.

La retraite commençait, elle prit tout de suite le caractère d'une débâcle. À côté de l'armée, il y avait toute une cohue de non-combattants, employés, hommes, femmes, enfants. Depuis la mi-octobre il neigeait. Les routes étaient impraticables. Napoléon ne voulait pas repasser par le même chemin qu'à l'aller. Il s'était porté plus au Sud ; mais arrivé à Maloïaroslavets, le 25 octobre, il trouva l'armée de Koutousov, qui lui barrait la route. Bataille d'une extrême violence ; la ville fut prise et perdue sept fois ; en fin de compte, il fut impossible de passer. Force fut de revenir vers le Nord et de reprendre l'ancienne route à Borodino, au milieu des cadavres du 7 septembre qui jonchaient toujours le sol. Les froids devenaient d'une rigueur extrême, 18 à 200 au-dessous de zéro. Les cosaques harcelaient nos régiments sans répit. Nos malheureux soldats ne savaient où s'asseoir, où se coucher. Ils prenaient quelques heures de repos, et le jour grandissant éclairait des cercles de fantassins raidis et morts autour des bûchers expirés.

Toute la région de Smolensk fut le théâtre de combats terribles. Napoléon et la Garde étaient en tête, Ney et Eugène au centre, Davout à l'arrière-garde. Le 3 novembre, à Viazma, à mi-chemin entre Moscou et Smolensk, Ney et Eugène furent coupés à un moment du reste de l'armée ; ils parvinrent à s'ouvrir une route, au prix de cruels sacrifices. Le 12, le gros de l'armée était à Smolensk ; mais la ville avait été pillée, impossible de s'y arrêter. Le 15 novembre, après un arrêt de six jours, Napoléon se remit en route. Le froid était atroce ; faute de fourrage, plus de trois mille chevaux périssaient en quelques jours ; l'armée se fondait en route. Arrivé à Krasnyi le 15 novembre, Napoléon parvint à dégager Davout, qui était entouré par toute l'armée russe ; mais Ney était resté seul à l'arrière-garde. Le prince de la Moskowa se heurta, à Krasnyi, soixante mille hommes, le 18 novembre ; il fut obligé de revenir dans la direction de Smolensk ; il put s'échapper et rejoindre l'Empereur à Orcha, après deux jours d'une marche affreuse. Quand il le vit arriver, Napoléon se jeta dans ses bras en pleurant.

De Smolensk à Krasnyi, Koutousov avait ramassé vingt-six mille traînards et blessés, deux cent huit canons, cinq mille voitures ; il gagnait ainsi son titre de prince de Smolensk. À Orcha, le 20 novembre l'armée française était de nouveau réunie. L'Empereur fit brûler à cet endroit les papiers qu'il avait rassemblés pour écrire son histoire pendant les six mois qu'il avait pensé vivre sur les bords de l'antique Borysthène.

LA BÉRÉZINA. — Napoléon avait compté pour se refaire sur la place de Vitebsk, où il était déjà passé à l'aller ; mais Vitebsk avait été occupé par le général russe Wittgenstein, sans que Gouvion-Saint-Cyr, chargé de la défense des bords de la Duna, ait pu le repousser. La route était donc fermée dans la direction du Nord. Au Sud, à notre gauche, c'était Tchitchagof qui brûlait les étapes pour nous barrer la route de Minsk. Par derrière, à quelques verstes à peine, ne lâchant point le contact, c'était Koutousov qui nous harcelait jour et nuit. Partout des forêts immenses, sans routes, ensevelies sous la neige, où les régiments se perdaient.

Un passage était libre encore, le pont de Borisov, sur la Bérézina ; mais le 21 novembre, Tchitchagof s'en emparait. La situation était affreuse. Oudinot reprit le pont le 22 ; Tchitchagof eut encore le temps de le faire sauter. La Grande Armée comprenait à peine quarante mille hommes valides. L'énergie de Napoléon se haussa à la grandeur de cette tragédie épouvantable. Si lui seul, comme l'a dit le chancelier Pasquier, avait pu concevoir et oser une si folle expédition, lui seul pouvait n'y pas succomber tout entier. Telle était la puissance qu'il exerçait sur les hommes qui périssaient à sa suite que pas un signe de désobéissance ne s'est manifesté, que pas un murmure ne s'est fait entendre dans cette armée succombant sous le froid et la faim ; un pareil exemple n'a peut-être jamais été donné au monde. Pour ceux qui l'ont vu sur les bords de la Bérézina, parcourant ces rives inconnues un bâton à la main, absorbé dans l'étude des chances qui lui restaient de dérober son passage à l'ennemi, donnant ses ordres avec un imperturbable sang-froid, et triomphant enfin d'une difficulté qui eût paru insurmontable à tout autre, il n'a peut-être jamais été plus grand.

Le général Éblé fut envoyé avec les pontonniers pour construire deux ponts à Studzianka, village situé à trois lieues en amont de Borisov, où l'on venait de reconnaître un gué. Les ponts furent construits, en effet, au milieu de mille obstacles ; mais l'un des deux céda sous la poussée des glaçons, il fallut le reconstruire. Éblé et ses sapeurs, qui n'avaient plus leurs équipages de pont, durent pénétrer dans l'eau glacée jusqu'à mi-corps. Oudinot et Ney passèrent les premiers le 26 novembre ; ensuite, le 27, Napoléon avec la Garde, l'armée d'Italie, l'artillerie, au milieu d'accidents sans nombre. Autour de Napoléon, quatre compagnies à cheval, composées de généraux et d'officiers supérieurs, formaient l'escadron sacré. À peine avait-on débouché sur la rive droite que Tchitchagof se présentait au travers de la route ; il fallut se battre le 28. Victor, le duc de Bellune, resté en arrière sur la rive gauche, était aux prises un jour et une nuit avec Wittgenstein ; il n'avait plus que cinq mille hommes. Il put cependant s'ouvrir une trouée, il passa les ponts et il les brûla le 29 novembre. Douze mille à quinze mille traînards avaient été abandonnés sur la rive gauche de la Bérézina.

L'Empereur arrivait à Smorgony, sur la route de Vilna, le 5 décembre. Le soir même, à huit heures, il partait brusquement pour la France ; il voyageait sous le nom de Rayneval, ancien secrétaire de légation de Caulaincourt, le duc de Vicence ; il avait avec lui Duroc, Caulaincourt et un capitaine polonais comme interprète. À Kovno, le 7, il monta dans un traîneau qui devait le mener jusqu'à Dresde. Le 10, il était à Varsovie ; le 13, à Glogau ; le 14, à Dresde. Le temps de prendre un bain, de souper, et il repart, dans la voiture de la reine de Saxe montée en traîneau. C'est une course sans répit : le 15 à Leipzig, le 16 à Mayence, le 17 à Verdun, le 18 à Château-Thierry ; le même jour, à onze heures du soir, il était de retour aux Tuileries. Le lendemain il travaillait avec Cambacérès, Savary et Clarke jusqu'à une heure du matin. Lacépède s'était empressé de venir lui apporter, au nom du Sénat, des félicitations officielles sur l'heureuse arrivée de Sa Majesté au milieu de ses peuples.

LA CONSPIRATION MALET. — Que s'était-il donc passé ? Une aventure extraordinaire avait révélé à Napoléon la fragilité de l'édifice impérial. Le général Malet, mis à la retraite en 1808, puis incarcéré pour avoir déjà organisé des complots, venait de réussir à Paris un coup de main d'une audace invraisemblable. Dans la nuit du 22 au 23 octobre, il s'était emparé de deux casernes, en annonçant la mort de l'Empereur ; il avait blessé d'un coup de pistolet le général Hulin, commandant la première division militaire, tandis que deux de ses complices, les généraux Lahorie et Guidai, faisaient conduire à la Force le ministre de la Police Savary et le préfet de Police Pasquier. Frochot, le préfet de la Seine, fut de son côté complètement dupe de l'aventure. Mais, le même jour à midi, Malet était arrêté à l'état-major de la place : la conspiration avait avorté. Avec vient-quatre accusés, il comparut devant une commission militaire. Quatorze de ses complices et lui-même furent condamnés à mort le 29 octobre et fusillés, le même jour, dans la plaine de Grenelle.

Napoléon avait appris ces événements le 6 novembre, comme il quittait Dorogobouge, entre Viazma et Smolensk. Voilà donc à quoi tient mon pouvoir ! Quoi ? Il est donc bien aventuré, s'il suffit d'un seul homme, d'un détenu, pour le compromettre ! Ma couronne est donc bien peu affermie sur ma tète, si, dans ma capitale même, un coup de main hardi de trois aventuriers peut la faire chanceler !... Il me faut des hommes et de l'argent ; de grands succès, de grandes victoires répareront tout. Il faut que je parte.

LA SANTÉ DE SA MAJESTÉ N'A JAMAIS ÉTÉ MEILLEURE. — Napoléon parti, tout s'était abîmé. Au milieu d'un froid épouvantable, qui descendit jusqu'à 30 degrés, la malheureuse armée, que conduisait Murat, finit par arriver à Vilna le 18 décembre ; elle se précipita dans la ville comme un troupeau de sauvages affamés. Elle venait à peine d'y entrer que derrière elle arrivaient les trois armées de Wittgenstein, de Tchitchagof et de Koutousov. Il y eut des scènes horribles ; les Juifs de Vilna furent féroces pour ces malheureux ; quinze mille malades, qu'on dut abandonner, furent odieusement massacrés. La cohue des survivants en débâcle se précipita sur la route de Kovno. Les chemins couverts de glace étaient impraticables. On abandonna tout, canons, caissons, vivres ; le trésor de l'armée, dix millions en pièces d'or, fut laissé sur la route ; les cosaques de Platof et les Français eux-mêmes se jetèrent sur les napoléons. Seul, un homme ne perdait pas la tête. Ney, le brave des braves, à l'arrière-garde, un fusil à la main, faisait le coup de feu, comme un simple grenadier. Il défendit encore le pont de Kovno, sur le Niemen, le 30 décembre, et il sortit le dernier de cette terre fatale où la Grande Armée avait laissé cent cinquante mille prisonniers et deux cent cinquante mille cadavres. Mais, suivant la formule du 29e Bulletin de la Grande Armée qui racontait le passage de la Bérézina, la santé de Sa Majesté n'avait jamais été meilleure. On connaît le commentaire de Chateaubriand : Familles, séchez vos larmes : Napoléon se porte bien.

Ces malheurs sans nom n'étaient pas finis. Murat venait d'apprendre que le général prussien Yorck de Wartenbourg avait conclu avec les Russes à Tauroggen une convention de neutralité ; perdant la tête à cette nouvelle, il abandonnait Kœnigsberg, Elbing, Varsovie, Posen, et il s'en allait pour sauver, disait-il, son royaume de Naples. Eugène de Beauharnais commanda alors la retraite ; avec lui, elle prit une allure plus calme. Il se replia des lignes de l'Oder sur les lignes de l'Elbe, et il vint s'établir en Saxe. Magdebourg, Leipzig, Dresde lui servirent à rallier les quelques dizaines de milliers d'hommes qui étaient les seuls survivants de la Grande Armée ; et là, appuyé sur ces trois villes, il attendit. C'était au mois de mars 1813. La retraite était terminée.