NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE XIX. — L'EMPIRE VERS 1810.

 

 

UN BAL MASQUÉ CHEZ CAMBACÉRÈS. — 1810. MARIAGE DE NAPOLÉON ET DE MARIE-LOUISE. — LES CARDINAUX NOIRS. — ALEXANDRE DEVENU LE FILS D'UN DIEU. — LE ROI DE ROME. — UN FRANÇAIS TOUJOURS CHEZ LUI EN EUROPE. — LA MONARCHIE UNIVERSELLE. — LA LUTTE AVEC LA PAPAUTÉ. — EMPAREZ-VOUS DES BIENS DES MOINES. — LE CATECHISME IMPERIAL. — LA LETTRE À TIROIRS. — 1808. OCCUPATION DE ROME. — 1809. ANNEXION DES ÉTATS DE L'ÉGLISE. — ENLEVEMENT DE PIE VII. — LE CONCILE NATIONAL DE 1811. — 1812. PIE VII À FONTAINEBLEAU. — LE CONCORDAT DE FONTAINEBLEAU. — RETOUR DE PIE VII À ROME.

 

DÈS que le divorce de Napoléon et de Joséphine fut un fait accompli, Caulaincourt, qui était ambassadeur à Saint-Pétersbourg, fut chargé de demander la main de la grande-duchesse Anne Pavlovna, sœur du tsar Alexandre ; elle avait alors quinze ans. La réponse arriva le 5 février 1810 : l'adhésion était acquise en principe, bien que des réserves eussent été faites pour l'exercice de la religion grecque qui devait être assurée à la future impératrice des Français, et bien que la mère de la grande-duchesse fût peu favorable à ce projet. Il est certain que si l'Empereur l'avait voulu, Alexandre lui aurait donné sa sœur en mariage ; les quelques difficultés signalées par Caulaincourt auraient été aisément levées.

UN BAL MASQUÉ CHEZ CAMBACÉRÈS. — Napoléon pensait déjà à un autre projet. L'idée d'un mariage autrichien s'était présentée à lui ; elle flattait davantage son orgueil, si elle répondait moins à sa politique. Metternich raconte, dans ses Mémoires, comment Napoléon fit en personne les premières ouvertures.

Dans un bal masqué, donné par l'archichancelier Cambacérès et auquel ma femme avait été invitée d'une façon pressante, un masque s'empara du bras de Mme de Metternich. Celle-ci reconnut aussitôt Napoléon. Le masque conduisit ma femme dans un cabinet, à l'extrémité des appartements. Après quelques propos insignifiants, Napoléon lui demanda si elle croyait que l'archiduchesse Marie-Louise accepterait sa main et si l'empereur, son père, consentirait à cette union. Ma femme, très surprise, affirma qu'il lui était impossible de répondre à cette question. Napoléon lui demanda ensuite si, à la place de l'archiduchesse, elle lui accorderait sa main. Elle lui assura qu'elle la lui refuserait certainement. Vous êtes méchante, lui dit l'Empereur ; écrivez à votre mari, et demandez-lui ce qu'il pense de la chose.

Un conseil fut tenu, dans la nuit du 6 au 7 février, un jour à peine après l'arrivée de la réponse du tsar, pour décider du parti à prendre. Talleyrand, qui voulait sans doute faire la cour à son maître, se signala par l'énergie de ses arguments. En Autriche, dit-il, il y a une politique de tradition ; les intérêts, une fois noués, ne changent pas. En Russie, tout tient à la volonté d'un homme ; Alexandre mort, à quoi servirait le mariage russe ? Sur l'heure même, le projet autrichien fut arrêté. Une convention fut passée le 7 février entre le prince de Schwarzenberg, ambassadeur d'Autriche à Paris, et le duc de Cadore, ministre des Relations extérieures ; elle rappelait le texte même du contrat de mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Napoléon n'allait-il pas devenir par ce mariage le petit-neveu de Louis XVI ?

1810. MARIAGE DE NAPOLÉON ET DE MARIE-LOUISE. — Berthier, prince de Wagram, alla à Vienne en ambassadeur extraordinaire pour faire la demande officielle. Il apportait une corbeille d'une grande magnificence, un collier de trente-deux chatons d'une valeur de neuf cent mille francs, des boucles d'oreilles de quatre cent mille francs et le portrait de Napoléon dans un cercle de diamants de six cent mille francs. Le 11 mars, le mariage par procuration était célébré à Vienne.

La nouvelle Impératrice des Français partit pour la France accompagnée de Caroline, reine de Naples. Napoléon l'attendait à Compiègne. Quand il apprit qu'elle était proche, il monta avec Murat dans une simple calèche et il alla l'attendre à quinze lieues de cette ville. Dès que parut la voiture de l'archiduchesse, Napoléon, comme un sous-lieutenant qui revoit sa cousine, ouvrit brusquement la portière ; il mit sa sœur sur le devant, prit sa place et embrassa l'Impératrice. Ce fut une affaire d'avant-poste, conduite avec audace et succès.

Le mariage civil fut célébré à Saint-Cloud, le 1er avril 1810 ; le mariage religieux, le 2 avril, au Louvre, dans le Salon Carré, par le cardinal Fesch, grand aumônier. Napoléon avait quarante ans, Marie-Louise dix-huit. Le lendemain, il y eut aux Tuileries une grande fête et un banquet. Marie-Louise se montra au balcon, elle fut saluée par les acclamations de la foule qui remplissait les jardins. Metternich, bon prophète, but à la santé de l'enfant qui devait être le roi de Rome.

Le 1er juillet, le prince de Schwarzenberg donnait, en l'honneur de Leurs Majestés, un bal magnifique dans les salons de l'ambassade d'Autriche. La fête fut tragiquement interrompue par un incendie qui coûta la vie à plusieurs personnes.

LES CARDINAUX NOIRS. — Dans la journée du 2 avril, alors qu'il était tout à la joie et à l'orgueil, l'Empereur avait remarqué que quatorze cardinaux seulement avaient assisté au défilé du cortège impérial dans la grande galerie du Louvre ; des banquettes réservées au Sacré Collège étaient restées vides. Où sont les cardinaux ? dit-il du ton le plus irrité. Ah ! les sots ! les sots ! Ils n'ont pas voulu assister aujourd'hui à mon mariage ; eh bien ! demain je les chasserai honteusement de ma cour. Le lendemain, le Sacré Collège attendait aux Tuileries, avec les grands corps de l'État, d'être présenté aux deux souverains, assis sur leur trône. Un aide de camp vint apporter l'ordre à treize cardinaux qui n'avaient pas assisté au mariage de partir sur-le-champ ; Sa Majesté ne voulait pas les recevoir. Obligés de reprendre le costume des simples ecclésiastiques, ils devinrent les cardinaux noirs ; exilés dans des villes de province, ils furent placés sous la surveillance de la police.

Il restait à donner au tsar des explications sur le singulier revirement matrimonial qui s'était produit à la cour des Tuileries. Le duc de Cadore écrivit à notre ambassadeur la plus bizarre des lettres. Comment ? l'empereur Alexandre avait reçu l'ouverture qui lui était faite pour placer la dernière de ses sœurs sur le premier trône du monde, en lui donnant pour époux l'homme que toute la terre contemple ; et cependant des délais multipliés semblent avoir été inventés pour servir de subterfuges. Des délais, en de telles circonstances, pouvaient, à juste titre, être jugés pires qu'une offense. La cour de Russie voulut bien accepter ces explications ; mais elle en conçut un ressentiment qui ne fut point étranger à la rupture de 1812.

ALEXANDRE DEVENU LE FILS D'UN DIEU. — La nouvelle du mariage de Napoléon amena en Allemagne un revirement complet en sa faveur. Il y eut une hausse marquée des fonds publics ; on crut que la paix était désormais attachée à cette union. En France, on avait approuvé la manière dont Napoléon avait composé la maison de la nouvelle Impératrice, en particulier le choix de la duchesse de Montebello pour dame d'honneur. La désignation de la veuve du maréchal Lannes, jeune, belle, d'une conduite parfaite, fut très agréable à l'armée.

Pour Napoléon, ce mariage avec la fille des Habsbourg avait développé en lui les jouissances du parvenu. On m'a reproché, disait-il plus tard, de m'être laissé enivrer par mon alliance avec la maison d'Autriche, de m'être cru bien plus véritable souverain après mon mariage ; en un mot de m'être cru, dès cet instant, Alexandre devenu le fils d'un dieu. Mais tout cela était-il bien juste ? Ai-je prêté véritablement à de tels travers ? Il m'arrivait une femme jeune, belle, agréable ; ne m'était-il donc pas permis d'en témoigner quelque joie ?

Marie-Louise, au dire de Napoléon, était l'innocence et la simple nature ; en réalité elle était un peu sotte. Un jour l'Empereur, très mécontent d'une dépêche qu'il venait de recevoir de Vienne, avait dit à l'Impératrice : Votre père est une ganache ! Interloquée, Marie-Louise demanda à un courtisan le sens de ce mot qu'elle ne connaissait pas. Celui-ci, pour se tirer d'affaire, déclara que l'Empereur avait voulu dire : un homme sage et de bon conseil. Quelques jours après, l'Impératrice présidait le Conseil d'État. Comme les discussions n'aboutissaient pas, elle se tourna vers Cambacérès : C'est à vous à nous mettre d'accord ; vous serez notre oracle ; car je vous tiens pour la première, la meilleure ganache de l'Empire.

Comme régente pendant la campagne de France, comme épouse et mère, la seconde femme de Napoléon eut un triste rôle. Rentrée à Vienne au mois de mai 1814, elle noua une liaison presque publique avec un officier autrichien, le comte de Neipperg.

Elle avait tout à fait oublié l'Empereur. À l'une de ses dames d'honneur qui lui apprenait la bataille de Waterloo, elle répondait : Je vous remercie, je savais la nouvelle que vous m'annoncez. J'ai envie de faire une promenade à cheval à Merkenstein ; croyez-vous qu'il fasse assez beau pour la risquer ? Devenue duchesse de Parme, de Plaisance et de Guastalla, elle alla régner sur ces duchés italiens, en laissant à Vienne le fils de Napoléon. Neipperg étant mort, un diplomate, Bombelles, devint son favori. La triste fin du duc de Reichstadt ne semble pas avoir troublé son indifférence. Elle mourut à Vienne, à la fin de l'année 1847.

LE ROI DE ROME. — Dans la seconde quinzaine de mars 1811, la France était dans l'attente d'un grand événement, l'accouchement de Marie-Louise. Le 20 mars, le canon des Invalides fit entendre cent un coups : c'était un fils.

Quand il eut bien fait voir l'héritier de ses trônes

Aux vieilles nations comme aux vieilles couronnes,

Éperdu, l'œil fixé sur quiconque était roi,

Comme un aigle arrivé sur une haute cime,

Il cria tout joyeux, avec un air sublime :

L'avenir ! l'avenir ! l'avenir est à moi.

Le fils de Napoléon reçut le titre de roi de Rome ; il eut pour gouvernante la comtesse de Montesquiou, Maman Quiou, comme il l'appelait ; c'était une femme d'un rare mérite, qui devait l'accompagner plus tard à Vienne. Il fut élevé au palais des Tuileries, dans la partie du rez-de-chaussée qui donnait sur la cour.

En 1814, au début de la campagne de France. Napoléon embrassa son fils pour la dernière fois. Conduit à Vienne, à la cour de son grand-père, le roi de Rome perdit même son nom ; on l'appela le duc de Reichstadt. Le fils de l'homme, l'aiglon mourut à Schœnbrunn en 1832, à vingt et un ans, d'une affection de poitrine.

UN FRANÇAIS TOUJOURS CHEZ LUI EN EUROPE. — Je veux élever la gloire du nom français si haut qu'il devienne l'envie des nations ; je veux un jour, Dieu aidant, qu'un Français voyageant en Europe croie se trouver toujours chez lui. Ce rêve de l'Empereur était presque réalisé vers 1811.

L'Empire français comprenait alors cent trente-deux départements. Quatre-vingt-six représentaient l'ancien royaume de France ; quarante-six étaient des conquêtes ou des annexions de la République et de l'Empire. Les derniers en date des départements étaient les départements du Tibre, chef-lieu Rome, du Trasimène, chef-lieu Spolète, constitués en 1809 avec les États de l'Église ; puis les huit départements constitués en 1810 avec l'ancien royaume de Hollande ; enfin, les cinq départements constitués en 1811 avec des territoires allemands : Ems- Oriental, Ems -Supérieur, Lippe, Bouches-du-Weser, chef-lieu Brême, Bouches-de-l'Elbe, chef-lieu Hambourg ; Lübeck, sur la Baltique, était l'une des sous-préfectures du département des Bouches-de-l'Elbe. Suivant un rapport de Montalivet, ministre de l'Intérieur, la population de l'Empire en 1813 était de 42 millions 700.000 âmes, alors que, en 1789, la population de la France était de 26 millions d'habitants.

Aux cent trente-deux départements de l'Empire français, il faut ajouter les vingt-quatre départements du royaume d'Italie, capitale Milan, vice-roi Eugène de Beauharnais, et les sept Provinces Illyriennes ou les territoires de l'Adriatique cédés paf l'Autriche en 1809, chef-lieu Laibach, gouverneur général Marmont.

C'est ensuite la liste sans fin des Etats vassaux ou alliés : la Confédération Helvétique, dont Napoléon était Médiateur, la Confédération du Rhin, dont il était Protecteur, avec trente-sept États et Francfort-sur-le-Main pour capitale, les royaumes d'Espagne, de Naples, de Westphalie, de Saxe, le duché de Varsovie, tous États qui, à titres divers, étaient englobés dans le système napoléonien. La carte de l'Europe se trouvait ainsi singulièrement simplifiée : la France et ses prolongements, à l'Ouest, au centre et au Sud ; les débris de la Prusse et de l'Autriche, au centre ; la Turquie, au Sud-Est ; la Russie, à l'Est ; les États Scandinaves, au Nord ; et l'Angleterre, retranchée dans son île.

LA MONARCHIE UNIVERSELLE. — Napoléon n'a point nié qu'il aspirait à la monarchie universelle ; mais c'était, disait-il, pour le bien de l'Europe. Je voulais préparer la fusion des grands intérêts du monde, ainsi que j'avais opéré celle des partis au milieu de nous. J'ambitionnais d'arbitrer un jour la grande cause des peuples et des rois. Ou encore : Arrivé au pouvoir, on eût voulu que j'eusse été un Washington.... Je ne pouvais être un Washington couronné. Je n'y pouvais raisonnablement parvenir qu'au travers de la dictature universelle. J'y ai prétendu. M'en ferait-ou un crime ? Metternich le jugeait ainsi : L'aspiration à la domination universelle est dans sa nature même ; elle peut être modifiée, contenue ; mais on ne parviendra jamais à l'étouffer. Il se peut que Napoléon ait été pris dans une sorte d'engrenage et que sa conception du Blocus continental l'ait amené à conquérir l'Europe ; il est certain qu'il obéissait aussi à des précédents historiques, qui obsédaient son imagination : le souvenir de l'Orbis romanus et le souvenir de l'Empire de Charlemagne. Toutefois, ces deux grands organismes avaient, à deux reprises, marqué Les limites de la civilisation et de la barbarie. L'Empire de Napoléon, au contraire, réunissait pêle-mêle, sans autre raison que des nécessités politiques ou militaires, des peuples qui avaient depuis longtemps leur histoire et leur existence propres. On raconte qu'au banquet du baptême du roi de Rome, le maire de Hambourg accosta le maire de Rome avec ces mots : Bonjour, voisin ! Le mot pouvait flatter l'orgueil de Napoléon ; mais ce voisinage était un véritable défi à la logique et à l'histoire

D'un trait de plume, l'Empereur biffait ou créait des royaumes. Quelques jours après Austerlitz, à Schœnbrunn, le 27 décembre 1805, dans une proclamation à l'armée d'Italie, il disait : La dynastie de Naples a cessé de régner ; son existence est incompatible avec le repos de l'Europe et l'honneur de ma couronne. Et Joseph devenait roi de Naples. À sa voix, dit Chateaubriand, les rois entraient ou sautaient par les fenêtres. Il y a aussi le mot de La Fayette : Sous Napoléon, les soldats disaient : Il a passé roi à Naples, en Hollande, en Suède, en Espagne, comme autrefois on disait des mêmes hommes : Il a passé sergent dans telle compagnie.

Une dépêche de l'Empereur à Talleyrand, du 14 mars 1806, est, parmi plusieurs autres, un témoignage intéressant de ces procédés : Il est trois pays que je désirerais bien avoir pour arrondir le prince Murat. D'abord les abbayes d'Essen et de Werden, cela ne fait que vingt mille âmes ; après, le comté de la Marck enfin, le comté de Wittgenstein. Les deux premiers appartiennent à la Prusse ; je ne sais trop à qui appartient le troisième. Faites-m-en un rapport.

Rois ou gouverneurs, ils n'étaient que des agents chargés d'exécuter des ordres. Au prince Eugène, vice-roi d'Italie, le 6 août 1805 : Je ne puis trop vous témoigner mon mécontentement de ce que vous vous prononcez sur des objets que je me suis réservés, voilà trois fois dans un mois.... Si vous tenez à mon estime et à mon amitié, vous ne devez, sous aucun prétexte, la lune menaçât-elle de tomber sur Milan, rien faire de ce qui est en dehors de votre autorité.

A Junot, gouverneur de Parme et de Plaisance, le 19 janvier 1806 : Vous réunirez la force armée ; vous vous rendrez sur le lieu qui a été le principal théâtre de l'insurrection. Ce n'est pas avec des phrases que l'on maintient la tranquillité dans l'Italie. Faites comme j'ai fait à Binasco ; qu'un gros village soit brûlé, faites fusiller une douzaine d'insurgés et formez des colonnes mobiles, afin de saisir partout les brigands et de donner un exemple au peuple de ce pays.

A Joseph, qui allait prendre possession du royaume de Naples, le 31 janvier 1806 : Faites conduire en France sous bonne escorte le prince royal (de Naples) ; c'est là mon ordre exprès, je ne vous laisse aucune latitude sur cet objet. S'il est un certain nombre de grands ou d'individus qui vous gênent, envoyez-les en France.... Point de demi-mesures, point de faiblesse. Je veux que mon sang règne à Naples aussi longtemps qu'en France. Le royaume de Naples m'est nécessaire.

Et lui, qui avait jonglé avec les États, qui avait casé ses frères et ses sœurs à Naples, à Madrid, à la Haye, à Cassel, à Guastalla, à Lucques, à Florence, il se reprochait de n'avoir pris que des demi-mesures, de ne pas avoir renversé assez de rois. Ma bonté pour quelques souverains, ma faiblesse à l'égard des peuples qui auraient souffert, je ne sais si quelques craintes de soulever un entier bouleverse-meut m'ont retenu, et c'est un grand tort que je paierai cher peut-être.

Il semble que Napoléon ait été à divers moments de sa vie comme frappé de vertige. On a déjà cité le mot de Decrès à Marmont : L'Empereur est fou. Napoléon disait lui-même : On ne saurait se coucher dans le lit des rois sans y gagner la folie. J'y suis devenu fou. Comment n'aurait-il pas perdu par instants le sens exact des choses ? Il avait conscience de porter en lui les dons les plus magnifiques du génie qui aient jamais peut-être été accordés à une créature humaine, et il se voyait maître ou arbitre de tout le continent européen. Cependant son bon sens n'était pas toujours étouffé par l'orgueil. Il avait le sentiment que cet Empire gigantesque ne pouvait durer ; cette œuvre colossale avait contre elle le bon sens, la tradition, la géographie Tant qu'il serait là, sa bâtisse européenne pourrait peut-être se maintenir ; lui disparu, ce serait un cataclysme. Pauvre enfant, disait-il en regardant le roi de Rome, que d'affaires embrouillées je te laisserai !

LA LUTTE AVEC LA PAPAUTÉ. — Il n'y eut pas d'affaires plus embrouillées que celles qui mirent Napoléon aux prises avec la Papauté. Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, dit la parole célèbre. Mais où s'arrête le domaine de César, où s'arrête le domaine de Dieu ? Pour Napoléon, la réponse est très simple. Il n'y a pas deux vicaires de Dieu, le Pape et l'Empereur. Il y a un vicaire unique et intégral : lui-même. Le Pape est un ministre ou un préfet d'une manière spéciale ; si ce préfet ne courbe pas l'échine, il sera brisé comme verre.

Napoléon avait jeté son dévolu sur l'Italie. Il voulait, disait-il, recréer la patrie italienne. C'était le trophée immortel qu'il élevait à sa gloire.... Rome, capitale de cet État, était la Ville Éternelle. Dès l'année 1805, sa sœur Élisa régnait à Piombino et à Lucques, en attendant de régner à Florence ; un an après, son frère Joseph régnait à Naples. Qu'allait devenir le patrimoine de saint Pierre, pris entre les deux mâchoires de l'étau napoléonien ? Il était destiné à être broyé. Gouvion-Saint-Cyr avait été chargé d'occuper Ancône, en territoire pontifical. Il y entra vers le milieu d'octobre 1805. La surprise et la douleur de Pie VII furent profondes. Il s'en plaignit dans une lettre à l'Empereur. Celui-ci faisait alors la campagne d'Ulm et d'Austerlitz ; ce fut seulement le 7 janvier 1806 à Munich qu'il trouva le temps d'écrire deux lettres, l'une au cardinal Fesch, son ambassadeur à Rome, l'autre au Saint-Père.

Le Pape, disait-il au cardinal, m'a écrit, en date du 13 novembre, la lettre la plus ridicule, la plus insensée ; ces gens me croyaient mort. J'ai occupé la place d'Ancône, parce que, malgré vos représentations, on n'avait rien fait pour la défendre.... Faites bien connaître que je ne souffrirai plus tant de railleries.... Puisque ces imbéciles ne trouvent pas d'inconvénient à ce qu'un protestant puisse occuper le trône de France — il s'agit de Jérôme, dont le Pape s'était naguère refusé à casser le mariage avec une protestante —, je leur enverrai un ambassadeur protestant.... Pour le Pape, je suis Charlemagne, parce que, comme Charlemagne, je réunis la couronne de France à celle des Lombards, et que mon Empire confine avec l'Orient. J'entends donc qu'on règle avec moi sa conduite sur ce point de vue ; autrement, je réduirai le Pape à être évêque de Rome.... Il n'y a rien en vérité d'aussi déraisonnable que la cour de Rome.

Dans sa lettre au Pape, Napoléon mettait tous les torts du côté du Saint-Siège :

Depuis le retour de Votre Sainteté à Rome, je n'ai éprouvé que des refus de sa part sur tous les objets, même ceux qui étaient d'un premier ordre pour la religion.... Je me suis considéré comme le protecteur du Saint-Siège, et à ce titre j'ai occupé Ancône. Je me suis considéré, ainsi que mes prédécesseurs de la deuxième et de la troisième race, comme le fils aîné de l'Église.... Si Votre Sainteté veut renvoyer mon ministre, elle est libre de le faire ; elle est libre d'accueillir de préférence et les Anglais et le calife de Constantinople ; mais ne voulant pas exposer le cardinal Fesch à des avanies, je le ferai remplacer par un séculier.... Dieu est juge qui a le plus fait pour la religion de tous les princes qui règnent.

EMPAREZ-VOUS DES BIENS DES MOINES. — Les menaces se succèdent. Le cardinal Fesch reçoit l'ordre de faire expulser des États de l'Église les Anglais, les Russes, les Suédois et les Sardes. Dites bien que j'ai les yeux ouverts, que je ne suis trompé qu'autant que je le veux bien, que je suis Charlemagne, l'épée de l'Église, leur Empereur, que je dois être traité de même.

Le Pape avait reçu la notification officielle de l'avènement de Joseph au trône de Naples. Pour éviter de reconnaître le nouveau souverain, la cour de Rome avait rappelé d'anciens droits de suzeraineté du Saint-Siège sur la couronne des Deux-Siciles. La colère de Napoléon éclata. La conduite de la cour de Rome, écrivait-il au roi de Naples, le 5 juin 1806, est marquée au coin de la folie.... J'ai pensé qu'en tout état de choses, les enclaves de Bénévent et de Pontecorvo ne pouvaient être que des sujets de troubles pour votre royaume. J'en ai fait deux duchés (ou plutôt, deux principautés), celui de Bénévent pour Talleyrand, celui de Pontecorvo pour Bernadotte. Il n'y a pas à insister sur la brutalité de cette annexion, sur ce qu'il y avait en particulier d'injurieux dans le choix d'un évêque renégat et marié pour la principauté de Bénévent.

C'était le moment où Napoléon écrivait à sa sœur Élisa, princesse de Lucques : N'exigez aucun serment des prêtres ; cela n'aboutit à rien, qu'à faire naître des difficultés. Allez votre train, supprimez les couvents.... Ne vous mêlez dans aucun dogme. Emparez-vous des biens des moines, c'est là le principal.

LE CATÉCHISME IMPÉRIAL. — Au milieu de ces orages, paraissait un catéchisme qui devait être seul en usage dans toutes les églises de l'Empire français. Le ministre des Cultes, Portalis, avait reçu l'ordre de le faire rédiger sous ses yeux. On y lisait, dans la leçon sur le quatrième commandement :

D. Quels sont les devoirs des chrétiens à l'égard des princes qui les gouvernent, et quels sont en particulier nos devoirs envers Napoléon Ier, notre Empereur ?

R. Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent, et nous devons en particulier à Napoléon Ier, notre Empereur, l'amour, le respect, l'obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l'Empire et de son trône ; nous lui devons encore des prières ferventes pour son salut et pour la prospérité spirituelle et temporelle de l'État.

D. Pourquoi sommes-nous tenus de tous ces devoirs envers notre Empereur ?

R. C'est, premièrement, parce que Dieu, qui crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre Empereur de dons, soit dans la paix, soit dans la guerre, l'a établi notre souverain, l'a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. Honorer et servir notre Empereur est donc honorer et servir Dieu lui-même. Secondement, parce que Notre Seigneur Jésus-Christ, tant par sa doctrine que par ses exemples, nous a enseigné lui-même ce que nous devons à notre souverain il est né en obéissant à l'édit de César-Auguste ; il a payé l'impôt prescrit, et de même qu'il a ordonné de rendre à Dieu ce qui appartient a Dieu, il a aussi ordonné de rendre à César ce qui appartient à César.

D. Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leur devoir envers notre Empereur ?

R. Selon l'apôtre saint Paul, ils résisteraient à l'ordre établi de Dieu même, et se rendraient dignes de la damnation éternelle.

LA LETTRE À TIROIRS. — Après la paix de Tilsit, quand Napoléon se vit maitre de la majeure partie de l'Europe, ses prétentions à l'égard de Rome n'eurent plus de limites. Pendant son séjour à la cour de Saxe, il prit le parti d'en finir avec les résistances du Pape. Il écrivit au prince Eugène, de Dresde, le 22 juillet 1807, la lettre la plus singulière. Elle contenait une lettre que le prince Eugène devait adresser comme de lui-même au Saint-Père, puis une seconde lettre de l'Empereur au prince Eugène, que celui-ci serait censé avoir spontanément communiquée au Pape.

Mon fils, j'ai reçu la lettre du Pape que vous m'avez transmise. Répondez à Sa Sainteté dans les termes suivants :

Très Saint-Père, j'ai mis la lettre de Votre Sainteté sous les yeux de l'Empereur, mon très honoré père et souverain, qui m'a répondu de Dresde une longue lettre dont je communiquerai à Votre Sainteté un extrait pour lui faire connaître les sentiments de Sa Majesté.

Mon fils, j'ai vu dans la lettre de Sa Sainteté, que certainement elle n'a pas écrite, qu'elle me menace. Croit-elle donc que les droits du trône sont moins sacrés aux yeux de Dieu que ceux de la tiare ? Il y avait des rois avant qu'il y eût des papes. Ils veulent, disent-ils, publier tout le mal que je fais à la religion. Les insensés ! Ils ne savent pas qu'il n'y a pas un coin du monde, en Allemagne, en Italie, en Pologne, où je n'aie fait encore plus de bien à la religion que le Pape n'y a fait de mal, non par mauvaise intention, mais par les conseils irascibles de quelques hommes bornés qui l'entourent. Ils veulent me dénoncer à la chrétienté ! Cette ridicule pensée ne peut appartenir qu'à une profonde ignorance du siècle où nous sommes ; il y a une erreur de mille ans de date.... Il ne resterait plus au Saint-Père qu'à me faire couper les cheveux et enfermer dans un monastère. Croit-il notre siècle revenu à l'ignorance et à l'abrutissement du neuvième siècle ? Me prend-il pour Louis le Débonnaire ?... En un mot, c'est pour la dernière fois que j'entre en discussion avec cette prêtraille romaine ; on peut la mépriser et la méconnaître et être constamment dans la voie du salut et dans l'esprit de la religion....

Très Saint-Père, cette lettre n'était pas faite pour être mise sous les yeux de Votre Sainteté. Je la conjure de finir toutes ces discussions, d'éloigner d'elle les conseils perfides d'hommes irascibles qui, s'aveuglant sur les circonstances et sur les vrais intérêts de la religion, ne sont animés que par de petites passions.... On veut lutter de puissance et, j'ose dire, d'orgueil, avec un souverain que nous ne pouvons comparer qu'à Cyrus et à Charlemagne.... Dans le fond, il n'y a dans tout ceci que fort peu de choses à faire, mais il n'est pas juste que les mouches s'attachent au lion et le piquent à petits coups d'aiguillon ; elles percent à peine sa peau, mais enfin elles l'irritent. Où est donc la douceur évangélique, la charité chrétienne, la prudence, la politique de la cour de Rome ?

1808. OCCUPATION DE ROME. — Le temps des violences était proche. L'idée d'annexer Rome hantait depuis trop longtemps l'imagination de l'Empereur. Des ordres militaires très précis, comme s'il s'agissait d'une campagne, furent donnés au général Miollis, qui était établi à la frontière Nord des États du Pape. Il ira à Pérouse et continuera sa route sur Rome, sous prétexte de traverser cette ville pour se rendre à Naples.... À son arrivée, il prendra possession du château Saint-Ange, rendra au Pape tous les honneurs possibles et déclarera qu'il a mission d'occuper Rome et le château Saint-Ange, pour arrêter les brigands du royaume de Naples qui y cherchent refuge.

Les choses se passèrent ainsi. Le 2 février 1808, à deux heures du matin, le corps d'armée de Miollis faisait son entrée à Rome par la place du Peuple. Le château Saint-Ange fut occupé tout de suite. Le Palais du Quirinal, où résidait alors le Pape, fut enveloppé de troupes et une batterie de dix canons braquée devant ses fenêtres. Miollis s'était emparé de tous les services publics ; il avait incorporé les troupes pontificales dans l'armée française ; il avait chassé de Rome plusieurs cardinaux, notamment le cardinal Doria Pamphili, secrétaire d'État. Pie VII, profondément irrité, le remplaça par le cardinal Pacca, qui représentait le parti anti-français. Miollis parla de faire arrêter Pacca au Quirinal. Pour le soustraire à cette violence, le Pape le fit loger dans une chambre voisine de la sienne.

1809. ANNEXION DES ÉTATS DE L'ÉGLISE. — Napoléon était alors en proie aux difficultés de la guerre d'Espagne. Dès que ses premiers succès de la campagne de 1809 en Allemagne parurent consolider sa fortune, il décida de réunir les États de l'Église à l'Empire français. De là, le décret qu'il lança de Schœnbrunn, à la veille de la bataille d'Essling ; jamais le droit et la vérité n'out été plus odieusement bafoués.

Napoléon, Empereur des Français, considérant que lorsque Charlemagne, Empereur des Français et notre auguste prédécesseur, fit donation de plusieurs comtés aux évêques de Rome, il ne les leur donna qu'à titre de fiefs et pour le bien de ses États, et que par cette donation Rome ne cessa pas de faire partie de son Empire ; — Que, depuis, ce mélange d'un pouvoir spirituel avec une autorité temporelle a été, comme il l'est encore, une source de discussions, et a porté trop souvent les pontifes à employer l'influence de l'un pour soutenir les prétentions de l'autre ; — Qu'ainsi les intérêts spirituels et les affaires du ciel, qui sont immortelles, se sont trouvés mêlés aux affaires terrestres. qui par leur nature changent selon les circonstances et la politique des temps ; — Que tout ce que nous avons proposé pour concilier la sûreté de nos armées, la tranquillité et le bien-être de nos peuples, la dignité et l'intégrité de notre Empire avec les prétentions temporelles des Papes, n'a pu se réaliser ;

Nous avons décrété et décrétons ce qui suit : Les États du Pape sont réunis à l'Empire français.

Le décret par lequel le nouveau Charlemagne détruisait le vieil édifice de la puissance temporelle des Papes, jadis fondé par Charlemagne, était donné en notre camp impérial de Vienne, le 17 mai 1809.

ENLÈVEMENT DE PIE VII. — Sur l'insistance du cardinal Pacca, Pie VII fit afficher à Rome une bulle d'excommunication contre les auteurs et les fauteurs des violences dont le Saint-Siège était l'objet depuis quelque temps. La réponse de Napoléon, ce fut l'enlèvement du Pape, un vieillard de soixante et onze ans.

Le général de gendarmerie Radet fut chargé de ce coup de main. Dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809, le Quirinal fut envahi par trois troupes de soldats ; les portes furent enfoncées à coups de crosses. Radet finit par arriver devant le Pape. En s'inclinant devant Sa Sainteté, il lui dit qu'il avait une mission douloureuse à remplir. Que me voulez-vous ? Et pourquoi venez-vous à cette heure troubler ainsi mon repos et ma demeure ?Très Saint-Père, je viens, au nom de mon gouvernement, réitérer à Votre Sainteté la proposition de renoncer officiellement à son pouvoir temporel. Radet, dans l'embarras, envoya demander au général Miollis ce qu'il devait faire. Celui-ci répondit par l'ordre d'arrêter le Pape et le cardinal Pacca et de les conduire incontinent hors de Rome. Pie VII demande deux heures pour faire ses préparatifs de voyage ; Radet déclare que ses instructions ne le lui permettent pas. Alors le Pape prend sur son prie-Dieu son bréviaire et le christ qu'il avait coutume de porter sur sa poitrine. Il était fatigué et un peu malade. Enfin il sortit. Quand il arriva sur la vaste place de Monte-Cavallo devant le Quirinal, il trouva les troupes françaises rangées en bataille ; il était quatre heures du matin. Il s'arrêta et bénit Rome. Il disait adieu pour près de cinq ans à la Ville Éternelle.

Une voiture de poste l'attendait à la place du Peuple ; il y monta. Les portières furent fermées à clef et un peloton de gendarmes galopa autour de la voiture. Le prisonnier et son escorte passèrent par Sienne et Florence ; Radet avait l'ordre de le conduire à la chartreuse de Vallombrosa, dans l'Apennin toscan. Mais il se remit en route pour Alexandrie, puis pour Grenoble, puis pour Valence, puis pour Avignon. Enfin on le ramena à Savone. Durant l'odyssée douloureuse du Saint-Père, l'Empereur avait gagné la bataille de Wagram et épousé Marie-Louise.

LE CONCILE NATIONAL DE 1811. — Comme Louis XIV, dans des circonstances certes moins tragiques, avait essayé d'opposer à l'autorité du Pape l'autorité de l'Église gallicane, Napoléon songea à convoquer un concile national. Une commission fut nommée a cet effet ; sous la présidence du cardinal Fesch, elle comprenait le cardinal Maury, — l'ancien député du clergé aux États généraux, devenu un courtisan de Napoléon et nommé par lui en 1810 à l'archevêché de Paris, — l'archevêque de Tours, les évêques de Verceil, d'Évreux, de Nantes, de Trèves, le père Fontana, général des Barnabites, et l'abbé Émery, supérieur de Saint-Sulpice.

La commission ecclésiastique fut fort embarrassée sur les questions qui lui étaient proposées ; elle se borna à déclarer qu'une excommunication lancée par le Saint-Père serait un abus de pouvoir. Pour Napoléon, le Concordat n'existait plus. Un contrat synallagmatique, disait-il, est nul quand une des parties l'a violé. Le Pape a violé le Concordat depuis quatre ans.... Lorsqu'on voit les Papes constamment s'agiter et bouleverser la chrétienté pour les intérêts temporels du petit État de Rome, c'est-à-dire d'une souveraineté qui équivaut à un duché, on déplore l'état de la société catholique ; compromise pour d'aussi chétifs intérêts.

Le concile national s'ouvrit à Paris, le 17 juin 1811, par une grande cérémonie dans l'église Notre-Dame. Il se composait de six cardinaux, de huit archevêques et de quatre-vingt-un évêques, sans compter neuf évêques nommés par l'Empereur, mais à qui le Pape avait refusé l'institution canonique. Le concile, à cette première séance, prêta un serment d'obédience au pontife romain. Dès le lendemain, l'Empereur mandait à Saint-Cloud quelques-uns des évêques ; ce serment l'avait mis en fureur. Messieurs, leur cria-t-il, vous voulez me traiter comme si j'étais Louis le Débonnaire. Ne confondez pas le fils avec le père. Vous voyez en moi Charlemagne. Je suis Charlemagne, moi. Oui, je suis Charlemagne. Dans des séances suivantes, quelques prélats osèrent réclamer la mise en liberté du Saint-Père ; aussitôt, trois d'entre eux, les évêques de Gand, de Troyes et de Tournai, furent arrêtés en pleine nuit, conduits au donjon de Vincennes et mis au secret le plus rigoureux. Le 5 août, les évêques présents à Paris adoptaient à une très grande majorité, par assis et levés, les résolutions proposées par l'Empereur. La plus importante était la suivante : le Pape devait donner dans les six mois l'institution canonique aux évêques nommés par l'Empereur ; ce délai expiré, le métropolitain ou, à son défaut, le plus ancien évêque de la province ecclésiastique devait procéder à l'institution de l'évêque nommé

1812. PIE VII À FONTAINEBLEAU. — Napoléon affectait de répéter que l'unanimité du clergé français était pour lui dans sa querelle avec le Saint-Siège ; il savait bien que cela n'était pas. Tant qu'il n'aurait pas obtenu l'adhésion formelle de Pie VII à ses volontés, le débat restait ouvert. Il voulut avoir le Pape sous la main. De Dresde, le 21 mai 1812, quand il allait commencer la campagne de Russie, il donna l'ordre de le faire venir à Fontainebleau ; le prétexte était le danger que le Pape courait à Savone d'être enlevé par des vaisseaux anglais.

Pie VII fut brusquement averti, une après-midi, qu'il eût à partir sur l'heure. On l'obligea à ne pas garder ses habits pontificaux. pour l'empêcher d'être reconnu en route. Il était gravement malade. Il dut partir cependant au milieu de la nuit, sous la surveillance d'un commandant de gendarmerie. La traversée du Mont-Cenis faillit lui être fatale ; on dut aller chercher un chirurgien pour une opération urgente. Le 19 juin, il arrivait au château de Fontainebleau, presque mourant ; il fut logé dans les appartements de Louis XIII et de Louis XV, il y vécut dans une solitude à peu près complète, se bornant à recevoir les grands fonctionnaires de l'Empire ou les cardinaux qui venaient lui rendre visite par ordre de l'Empereur.

Napoléon s'engageait à ce moment dans les forêts de la Russie ; mais il ne perdait pas de vue ce qui se passait à Fontainebleau et il rêvait de faire de Paris la capitale de la chrétienté. Le Saint-Père, disait-il, était à Fontainebleau ; le Sacré Collège, la Daterie, les Archives, la Propagande, tous les papiers des missions étaient à Paris ; plusieurs millions avaient été dépensés au palais archiépiscopal (de Paris) ; le quartier de Notre-Dame et l'île Saint-Louis devaient être le chef-lieu de la chrétienté. Le grand Empire comprenait les cinq sixièmes de l'Europe chrétienne : la France, l'Italie, l'Espagne, la Confédération du Rhin, la Pologne : il était donc convenable que le Pape, pour l'intérêt de la religion, établit sa demeure à Paris et réunît le siège de Notre-Dame à celui de Saint-Jean-de-Latran.

LE CONCORDAT DE FONTAINEBLEAU. — Les désastres de la campagne de Russie n'enlevèrent rien à Napoléon de son orgueil et ne changèrent rien à ses desseins. Il avait préparé pour le Pape depuis plusieurs mois un projet de traité que l'évêque de Nantes, Duvoisin, fut chargé de négocier. Le 19 janvier 1813, pendant une chasse à courre dans les bois de Melun, il se fit conduire à Fontainebleau ; il y arriva à la nuit. La porte du salon de Pie VII s'ouvrit tout à coup : Napoléon était en face de son prisonnier. Courant vers le Pape, dit le cardinal Pacca, il le serra dans ses bras, lui donna un baiser et le combla de marques d'amitié ; l'entretien dura deux heures. Le 25 janvier, après plusieurs conférences en tête à tête. avec Napoléon, Pie VII consentit à mettre sa signature au bas d'un ensemble de conventions qui devinrent le Concordat de Fontainebleau : c'était, en un mot, la confiscation de la papauté au profit de l'Empereur. Mais deux mois plus tard, le Pape, qui était cruellement torturé depuis cette signature fatale, adressait à Napoléon une lettre de rétractation :

Sire, quelque pénible que soit à notre cœur l'aveu que nous allons faire à Votre Majesté, quelque peine que cet aveu puisse lui causer à elle-même, la crainte des jugements de Dieu, dont notre grand âge et le dépérissement de notre santé nous rapprochent tous les jours davantage, doit nous rendre supérieur à toute considération humaine et nous faire mépriser les terribles angoisses auxquelles nous sommes en proie en ce moment.... Nous déclarons, dans toute la sincérité apostolique, que notre conscience s'oppose invinciblement à l'exécution de divers articles contenus dans l'écrit du 25 janvier.

RETOUR DE PIE VII À ROME. — L'Empereur était occupé à cette époque des préparatifs de la campagne de Saxe. Il menaça d'abord de faire sauter la tête de dessus les épaules de quelques-uns des prêtres de Fontainebleau, puis il feignit de ne pas s'occuper de la protestation du Pape. L'année 1813 se passa ainsi. Quand les désastres de la campagne d'Allemagne eurent amené l'invasion de la France, il prit le parti de renvoyer le Pape de Fontainebleau à Savone. Pie VII, toujours sous la surveillance d'un commandant de gendarmerie, quitta Fontainebleau le 22 janvier 1814 ; quarante-huit heures plus tard, Napoléon quittait Paris pour aller prendre à Châlons le commandement de sa dernière armée. Le 10 mars, le jour de la bataille de Laon, un décret impérial rétablissait le Pape dans la possession de ses États. La population de Rome faisait à Pie VII, le 24 mai, la réception la plus émouvante ; elle l'accompagnait jusqu'à l'entrée de la basilique de Saint-Pierre. Il y avait alors vingt jours que Napoléon avait débarqué à l'île d'Elbe.

Le cardinal Fesch et la mère de Napoléon étaient venus s'établir à Rome. Soyez les bienvenus, dit Pie VII ; de tout temps, Rome a été la patrie des grands exilés. Plus tard, quand il apprit les tortures du prisonnier de Sainte-Hélène, son émotion lui dicta, le 6 octobre 1817, cette lettre au cardinal Consalvi, secrétaire d'État :

La famille de Napoléon nous a fait connaître, par le cardinal Fesch, que le rocher de Sainte-Hélène est mortel, et que le pauvre exilé se voit dépérir à chaque minute. Nous avons appris cette nouvelle avec une peine infinie, car nous devons nous souvenir qu'après Dieu, c'est à lui principalement qu'est dû le rétablissement de la religion dans ce grand royaume de France. Savone et Fontainebleau ne sont que des erreurs de l'esprit sous des égarements de l'ambition humaine. Le Concordat fut un acte chrétiennement et héroïquement sauveur. La mère et la famille de Napoléon font appel à notre miséricorde et à notre générosité ; nous pensons qu'il est juste d'y répondra. Nous sommes certain d'entrer dans vos intentions en vous chargeant d'écrire de notre part aux souverains alliés et notamment au prince régent. Ce serait pour notre cœur une joie sans pareille que d'avoir contribué à diminuer les tortures de Napoléon. Il ne peut plus être un danger pour quelqu'un ; nous désirerions qu'il ne fût un remords pour personne.

Pie VII devait survivre deux ans au prisonnier de Sainte-Hélène ; il mourut le 22 août 1823, dans la quatre-vingt-deuxième année de son âge et la vingt-troisième de son pontificat.