NAPOLÉON ET LA PERFIDE ALBION. — LE DÉCRET DU 21 NOVEMBRE 1806. — 1807. LES ANGLAIS À COPENHAGUE. — 1807. LE DÉCRET DE MILAN. — CONSÉQUENCES POLITIQUES DU BLOCUS CONTINENTAL. — CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES. — DESCENTES DES ANGLAIS SUR LES CÔTES DE L'EMPIRE. — INTRANSIGEANCE DE NAPOLÉON. — L'EMPEREUR EST FOU. — 1807. CONQUÊTE DU PORTUGAL. — LES DISCORDES DE LA COUR D'ESPAGNE. — LE DOS DE MAYO (2 MAI 1808). — L'ENTREVUE DE BAYONNE. — QUAND MON GRAND CHAR POLITIQUE EST LANCÉ, IL FAUT QU'IL PASSE. — 1808. JOSEPH Ier, ROI DES ESPAGNES. — CAPITULATION DE BAYLEN. — 1808. ENTREVUE D'ERFURT. — 1808. NAPOLÉON EN ESPAGNE. — LA FIN DE LA GUERRE D'ESPAGNE. — 1809. NOUVELLE GUERRE CONTRE L'AUTRICHE. — WAGRAM. — PATRIOTISME ALLEMAND. — LA PAIX DE VIENNE. SI l'histoire, suivant le mot qu'on attribue à Frédéric II, est la science des faits qui ont une postérité, il y a dans l'histoire de Napoléon un fait qu'il faut connaître avec précision, car toute l'histoire postérieure de l'Empire en fut la conséquence. Il s'agit du décret que Napoléon rendit à Berlin, dans la capitale de ses ennemis vaincus, le 21 novembre 1806 ; par ce décret il mettait l'Angleterre au ban du monde. NAPOLÉON ET LA PERFIDE ALBION. — Jamais, on peut le dire, Napoléon ne cessa de penser à cet ennemi qu'il avait songé à atteindre lors de la grande machination de Boulogne et qu'il n'avait pu saisir, faute de posséder la maîtrise de la mer. Pris dans l'engrenage des affaires continentales, quand il poursuivait les Autrichiens, les Russes, les Prussiens, il songeait toujours à la perfide Albion ; les intrigues, les subsides de l'Angleterre alimentaient les coalitions qui naissaient les unes des autres. À Ulm et à Austerlitz il s'était débarrassé de l'Autriche ; à Iéna, de la Prusse ; bientôt il allait mettre hors de combat la Russie. Dès à présent, de Berlin même, il pouvait régler ses comptes avec les Anglais. Après la rupture de la paix d'Amiens, l'Angleterre avait eu recours à l'arme du blocus fictif, contre laquelle la Ligue des neutres avait déjà protesté. Elle prétendait interdire aux neutres l'accès de telle portion des côtes de l'Empire français, sous le prétexte que ces côtes étaient bloquées ; or, elles n'étaient bloquées que par décret, sans l'être en réalité. Au mois de mai 1806, le ministère anglais avait déclaré en état de blocus les côtes, les rivières et les ports entre l'Elbe et Brest. Napoléon avait répondu par la déclaration du 25 juillet 1806, où il disait qu'il n'épargnerait rien pour parvenir à l'affranchissement des mers. Quatre mois plus tard, il mettait sa menace à exécution. LE DÉCRET DU 21 NOVEMBRE 1806. — Après Iéna, il semblait que la majeure partie de l'Europe appartînt à Napoléon. Son frère Joseph régnait à Naples et son frère Louis à la Haye. En Espagne, le roi Charles IV et son ministre Godoï n'avaient d'autre politique que celle qu'il leur dictait. Jetant les yeux sur cette énorme étendue de côtes, de Stettin à Tarente, où il n'apercevait à peu près que ses drapeaux et les drapeaux de ses alliés, il se décida à rendre à l'Angleterre coup pour coup. Mais il eut grand soin d'établir que les mesures extraordinaires qu'il était réduit à prendre n'étaient que des mesures de représailles. Les considérants du décret de Berlin se ramènent à cette idée qu'il est de droit naturel d'opposer à l'ennemi les armes dont il se sert et de le combattre de la manière qu'il combat. En vertu du droit de légitime défense, Napoléon appliquait à l'Angleterre la législation maritime anglaise. En conséquence, les Iles Britanniques étaient déclarées en état de blocus. Ordre de saisir aux postes toutes les correspondances d'Angleterre, de faire prisonnier de guerre tout Anglais trouvé sur le territoire de l'Empire ou d'un État allié, de confisquer toutes les marchandises anglaises, d'interdire l'accès de tous les ports à un bâtiment quelconque venant de l'Angleterre ou de ses colonies. En un mot, le décret avait pour but, suivant les expressions mêmes de Napoléon, de mettre les Anglais, ces ennemis des nations, hors du droit commun. Pour cela, il fallait empêcher toute communication de l'Angleterre avec le continent. 1807. LES ANGLAIS À COPENHAGUE. — L'Angleterre se souciait peu de menaces qui semblaient d'une application impossible ; elle continuait à exploiter la maîtrise des mers. Au mois de février 1807, au moment même de la campagne d'Eylau, une escadre anglaise, commandée par lord Duckworth, forçait les Dardanelles et manquait de s'emparer de Constantinople. Le sultan ne dut son salut qu'à l'énergie avec laquelle le général Sébastiani, ambassadeur de Napoléon, mit en état de défense l'entrée du Bosphore. En apprenant la signature de la paix de Tilsit, l'Angleterre devina qu'une nouvelle Ligue des neutres se préparait ; son parti fut pris de l'écraser avant qu'elle fût formée. Dès le milieu du mois d'août 1807, une escadre anglaise, commandée par l'amiral Gambier, venait mouiller dans les eaux du Cattégat. L'Angleterre offrait au Danemark de le protéger contre une invasion des troupes françaises ; pour prix de ce service, elle exigeait la remise de toute la flotte danoise et de son matériel. Le prince régent de Danemark, qui n'était point un belligérant, refusa de se soumettre à cette insolente demande. Alors Gambier fit franchir le Sund à son escadre et vint mouiller devant Copenhague. La ville fut soumise, du 1er au 5 septembre, à un bombardement d'une incroyable violence. Copenhague se rendit ; Gambier saisit seize vaisseaux danois et enleva dans l'arsenal tout ce qui pouvait se prendre, jusqu'aux réserves d'agrès et de cordages. L'occupation de l'île d'Helgoland fut le couronnement de cet abus révoltant de la force contre la faiblesse. 1807. LE DÉCRET DE MILAN. — Pour parer aux conséquences commerciales du décret de Berlin, le gouvernement anglais avait décidé, le 11 novembre 1807, d'accorder la libre circulation à tout bâtiment neutre qui aurait payé des droits de douane dans un port anglais ; en échange, était déclaré de bonne prise tout bâtiment qui aurait des certificats d'origine française et n'aurait point acquitté de droits en Angleterre. La réplique de Napoléon ne se pas attendre ; elle est contenue dans le décret de Milan, du 17 décembre 1807. Tout bâtiment qui aurait souffert la visite d'un vaisseau anglais, qui aurait touché à un port anglais, qui aurait payé une taxe quelconque au gouvernement anglais, était dénationalisé et déclaré de bonne prise ; le tiers du produit de la vente du navire et de la cargaison était promis à quiconque pourrait établir qu'un navire entré dans un port français avait touché à un port anglais. CONSÉQUENCES POLITIQUES DU BLOCUS CONTINENTAL. — Napoléon savait très bien que le blocus qu'il avait ordonné n'existait et ne pouvait exister que dans le texte du décret de Berlin ; il lui était impossible, en effet, de mettre des escadres sur mer et d'essayer d'enfermer l'Angleterre chez elle. Il crut du moins qu'il pourrait lui interdire d'une manière absolue l'accès des côtes continentales et qu'il arriverait ainsi à suspendre tout commerce maritime. C'était en réalité, suivant l'expression de son frère Louis, le système de se nuire à soi-même et aux siens, dans l'attente de produire un plus grand mal à l'ennemi. Napoléon ne recula pas devant cette extrémité. C'est une guerre à mort, disait-il. Toute la question était de savoir lequel des deux États, France ou Angleterre, serait tué le premier à la fin de cette politique de casse-cou. Ce fut là l'erreur capitale de Napoléon, elle vicia toute sa politique étrangère. Il n'y avait qu'un moyen d'atteindre l'Angleterre, c'était de conquérir la mer et de descendre aux embouchures de la Tamise. Le camp de Boulogne avait été la véritable conception ; en dehors de ce projet, il n'y avait guère que de vaines chimères à saisir et les pires dangers à redouter. Napoléon voulait, suivant son expression énergique, faire mourir l'Angleterre de pléthore, comme une personne de tempérament sanguin meurt d'un coup de sang. Pour que l'Angleterre fût étouffée par la surabondance de ses produits, il fallait l'empêcher d'en écouler la moindre quantité sur le continent. L'auteur du décret de Berlin se condamnait ainsi à faire entrer l'Europe, de gré ou de force, dans ce qu'il appelait son système continental. Quand elle lui appartiendrait toute, une sorte de muraille continue, qui serait gardée sur toutes les mers par ses gendarmes et par ses douaniers, empêcherait l'Angleterre de communiquer avec le continent courant le risque de mourir de pléthore, elle serait bien obligée de demander la paix. Alors, pour réaliser ce plan fantastique, Napoléon se condamna à annexer ou à conquérir les États européens. De là, d'une part, de 1807 à 1809, les adhésions, plus ou moins volontaires, de la Russie, de la Prusse, de l'Espagne, de l'Autriche, de la Suède, au système napoléonien. De là, d'autre part, les coups de force, dont quelques-uns eurent le caractère de véritables guets-apens ou d'odieux attentats au droit des gens, comme les annexions du Portugal, de l'Espagne, des États de l'Église, de la Hollande, des villes hanséatiques. Enfin, la rupture avec la Russie en 1812 et le cortège de maux irréparables qu'elle entraîna, jusqu'à la ruine de Napoléon et de la France, furent les dernières conséquences de tant d'erreurs et de tant d'obstination. CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES. — Il est certain que l'application des décrets de Berlin et de Milan amena, pour quelques années, une grande détresse dans le commerce anglais. Si la contrebande était ingénieuse, la douane était vigilante et, de temps à autre, elle brûlait les marchandises confisquées ; mais l'Angleterre avait toujours le libre accès de tous les pays en dehors d'Europe, et elle pouvait alimenter son commerce colonial. Il est certain aussi que le commerce européen bénéficia, dans une certaine mesure, de ce régime de proscription ; on a déjà parlé de l'essor qui fut donné à quelques industries, comme les industries textiles et la fabrication du sucre de betterave. Napoléon vantait encore à Sainte-Hélène les avantages du décret de Berlin. Si je n'eusse succombé, j'aurais changé la face du commerce, aussi bien que la route de l'industrie. J'avais naturalisé au milieu de nous le sucre, l'indigo ; j'aurais naturalisé le coton et bien d'autres choses encore ; on m'eût vu déplacer des colonies.... L'impulsion chez nous était immense ; la prospérité, les progrès croissaient sans mesure.... DESCENTES DES ANGLAIS SUR LES CÔTES DE L'EMPIRE. — Depuis qu'ils avaient occupé Helgoland, les Anglais avaient fait de cette île le grand entrepôt de la contrebande ; de là ils pouvaient descendre aux embouchures du Weser et de l'Elbe. Ils manquèrent même d'occuper Cuxhaven, l'avant-port de Hambourg. Au mois de juillet 1809, une douzaine de petits bâtiments de guerre débarquèrent à cet endroit un corps de cinq cents hommes, qui se saisit de l'agent consulaire de la France ; mais l'occupation de Cuxhaven ne dura que quelques jours. Autre part, la marine anglaise avait porté à l'Empire français des coups plus redoutables. L'amiral Gambier, à la tête de treize vaisseaux et d'un grand nombre de bâtiments inférieurs, était apparu, au mois de mars 1809, sur la côte de l'Aunis, où mouillait l'escadre française de l'amiral Allemand, forte de onze vaisseaux et de quatre frégates. Pendant vingt jours, il prépara à loisir son attaque, arma une trentaine de brûlots, tandis que l'escadre française s'abritait derrière deux estacades qui s'étendaient de l'île d'Oléron à l'île d'Aix. Dans la nuit du 11 au 12 avril, les Anglais brisèrent cette défense ; leurs brûlots pénétrèrent par les brèches comme autant de machines infernales ; l'escadre d'Allemand, dans une confusion inexprimable, se jeta à la côte, et quatre vaisseaux furent détruits par l'ennemi. C'était au moment de la campagne de Ratisbonne ; quelques semaines plus tard, au lendemain de Wagram, ce fut un autre malheur maritime, dont les conséquences auraient pu être désastreuses. Anvers et Flessingue étaient pour l'Angleterre des sujets d'alarmes continuelles, depuis que Napoléon avait commencé à bâtir un grand port de guerre aux embouchures de l'Escaut. L'Angleterre résolut de briser cette épée de Damoclès. L'amiral Strachan traversa la mer du Nord avec un convoi de quarante-quatre mille hommes, commandés par lord Chatham ; le 31 juillet 1809, il débarquait dans l'île de Walcheren. Flessingue capitulait le 16 août. À l'arrivée des Anglais, l'amiral Missiessy, qui commandait l'escadre française de l'Escaut, s'était empressé de barrer le fleuve en aval d'Anvers. Les Anglais n'osèrent s'aventurer dans l'estuaire. Une épidémie s'était abattue sur leur armée ; ils évacuèrent Flessingue le 24 décembre, après une occupation de quatre mois. Mais l'émotion avait été très vive en France ; Napoléon, qui était alors à Schœnbrunn, avait senti toute la gravité de ce danger. INTRANSIGEANCE DE NAPOLÉON. — La suspension de la vie maritime sur toutes les côtes de l'Empire avait amené bien vite de cruelles misères et, par suite, de nombreuses protestations ; à Marseille, les navires immobiles pourrissaient le long des quais. En 1811, une députation de négociants français vint apporter à l'Empereur les doléances du commerce ; sa réponse fut d'une intransigeance absolue. Les décrets de Berlin et de Milan, dit-il, sont les lois fondamentales de mon Empire.... Le continent restera fermé aux importations d'Angleterre. Je resterai armé de pied en cap pour faire exécuter mes décrets et pour résister aux tentatives des Anglais dans la Baltique. Il existe encore quelque fraude, mais elle sera entièrement anéantie.... Ceux qui réussiraient à se soustraire à mes douanes, mon épée saurait les atteindre tôt ou tard, dans trois, quatre, cinq ou six mois, et ils n'auront pas le droit de se plaindre. J'ai une oreille dans les salons des négociants ; je sais qu'on blâme hautement mes mesures, qu'on dit que je suis mal conseillé. Je ne saurais leur en vouloir de leur opinion, parce qu'ils ne sont pas placés pour voir et calculer comme moi. Cependant, ceux qui sont arrivés dernièrement d'Angleterre et qui ont vu l'effet que commence à y produire l'interruption du commerce avec le continent ne peuvent se dispenser de dire : Il est possible qu'il ait raison ; il pourra peut-être venir à bout de ses desseins.... Je ne dis pas que je ne veux ni commerce maritime ni colonies ; mais il faudra y renoncer pour le moment, et jusqu'à ce que l'Angleterre revienne de sa politique à des principes plus raisonnables et plus justes, ou que je puisse lui dicter la paix. Si j'étais l'héritier du trône de Louis XIV ou de Louis XVI, je serais forcé de demander à genoux la paix aux Anglais. Mais j'ai succédé aux empereurs de France ; j'ai réuni à mon Empire les bouches des plus grandes rivières de l'Europe et de l'Adriatique ; rien ne pourra plus m'empêcher de faire construire une flotte de deux cents vaisseaux de haut bord et de les armer. Je sais que les Anglais auront de meilleurs amiraux, et c'est un grand avantage. Mais, à force de combattre, nous apprendrons à vaincre. Nous perdrons une, deux, trois batailles, et nous gagnerons la quatrième. En attendant cette quatrième bataille, qui n'est jamais venue, il fallait que l'Europe tout entière travaillât à construire, à entretenir, à défendre une gigantesque muraille de Chine, qui commençait à Arkhangelsk, suivait toutes les sinuosités de la mer du Nord, de la Baltique, de la Manche, de l'Atlantique, de la Méditerranée, et venait se terminer vers les bouches de Cattaro, peut-être même vers Constantinople. Tant pis pour l'Europe si elle étouffait derrière ce rempart de canons et de douaniers qui lui cachait la vue de la mer ; tant pis si le mécontentement était général. Il est des peuples, disait le Moniteur, en parlant des Hollandais, qui ne savent que se plaindre ; il faut savoir souffrir avec courage. L'EMPEREUR EST FOU. Il n'y a qu'un mot pour
caractériser l'état d'esprit de Napoléon, quand il en est arrivé à cette
conception insensée de la guerre contre l'Angleterre et qu'il s'y est obstinément
tenu comme à une des lois fondamentales de
son Empire. C'est le mot que Decrès, le ministre de la Marine, disait à
Marmont, en 1809, au lendemain de la journée triomphante de Wagram, quand
l'astre impérial n'avait jamais brillé d'un éclat plus vif et plus prolongé
sur l'Europe continentale. Voici ce que le duc de Raguse raconte, dans ses Mémoires
: Eh bien, Marmont, me dit Decrès, vous voilà bien content, parce que
vous a venez d'être fait maréchal. Vous voyez tout en beau. Voulez-vous que,
moi, je vous dise la vérité, que je vous dévoile l'avenir ? L'Empereur est
fou, tout à fait fou, et nous jettera tous, tant que nous sommes, cul
par-dessus tête, et tout cela finira par a une épouvantable catastrophe. Je
reculai deux pas, et lui répondis : Êtes-vous fou vous-même de parler
ainsi, et est-ce une épreuve que vous voulez me faire subir ? — Ni l'un ni l'autre, mon cher ami ; je ne vous dis que la
vérité. Je ne la proclamerai pas sur les toits ; mais notre ancienne amitié
et la confiance qui existe entre nous m'autorisent à vous parler sans
réserve. Ce que je vous dis n'est que trop vrai, et je vous prends à témoin
de ma prédiction. Et là-dessus, il me
développa ses idées, en me parlant de la bizarrerie des projets de
l'Empereur, de leur mobilité et de leur contradiction, de leur étendue
gigantesque, que sais-je ? Il me présenta un tableau que les événements n'ont
que trop justifié. Plus d'une fois, depuis la Restauration, j'ai rappelé à Decrès
notre conversation et son étonnante, mais bien triste prédiction. 1807. CONQUÊTE DU PORTUGAL. — De Dresde, le 19 juillet 1807, quand il rentrait à Paris, Napoléon écrivait au ministre des Affaires étrangères : Monsieur le prince de Bénévent, il faut s'occuper sans retard de faire fermer tous les ports du Portugal à l'Angleterre. Le lendemain de votre arrivée à Paris, vous ferez connaître au ministre de Portugal qu'il faut que le 1er septembre les ports du Portugal soient fermés à l'Angleterre ; à défaut de quoi je déclare la guerre au Portugal. Quatre mois et demi plus tard, ces menaces étaient suivies d'effet. Napoléon, qui traitait le roi d'Espagne en vassal, lui avait imposé le traité de Fontainebleau, du 27 octobre 1807, pour le partage du Portugal. Un corps de soldats français, conduit par Junot, entra dans la péninsule. Le choix de Junot fut peut-être inspiré par des raisons singulières. On disait que l'Empereur était las de la mauvaise conduite, des folies, des prodigalités incroyables de l'ancien sergent du siège de Toulon, qu'il avait fait gouverneur de Paris, et que l'expédition fut un prétexte à lui enlever ce gouvernement. Junot accomplit un véritable tour de force. Le 30 novembre il entra à Lisbonne. Les Portugais, rapporte le général Foy, s'attendaient à voir des héros d'une espèce supérieure, des colosses, des demi-dieux. Les Français n'étaient que des hommes. Dix-huit jours de marche forcée, la famine, les torrents, les valions inondés, la pluie battante avaient débilité leurs corps et ruiné leurs vêtements. Il leur restait à peine la force nécessaire pour marcher en cadence au bruit du tambour. Une longue file de soldats maigres, éclopés, et la plupart imberbes, suivait à pas lents les masses peu épaisses des bataillons. Les officiers, les chefs eux-mêmes étaient délabrés et comme défigurés par de longues et excessives fatigues. Les troupes n'avaient pour attaquer et se défendre que des fusils rouillés et des cartouches imprégnées d'eau. Les Français étaient arrivés trop tard pour se saisir de la famille royale, qui s'était enfuie au Brésil ; mais, en quelques jours, Junot avait achevé l'occupation du Portugal : il avait bien mérité son titre de duc d'Abrantès. LES DISCORDES DE LA COUR D'ESPAGNE. — Napoléon en vint à se demander pourquoi il n'occuperait pas aussi le reste de la péninsule. La cour d'Espagne offrait alors un triste spectacle. Un homme fatal, Godoï, qui portait le titre ironique de prince de la Paix, parce qu'il avait négocié l'humiliant traité de Bâle, était le premier ministre du faible roi Charles IV ; il le gouvernait complètement par l'empire sans limites qu'il avait pris sur la reine Marie-Louise. L'héritier de la couronne, Ferdinand, prince des Asturies, — plus tard Ferdinand VII, — s'était maintes fois révolté contre le rôle d'un favori sans pudeur, qui ruinait l'Espagne et déshonorait la famille royale. Il en résultait entre le roi et son fils des querelles continuelles, qui finirent par aboutir à une sorte de guerre civile. Une émeute avait éclaté à Aranjuez en faveur du prince des Asturies ; ses partisans l'avaient salué du nom de Ferdinand VII ; Godoï, jeté en prison, avait manqué d'être massacré ; le roi lui-même avait abdiqué en faveur de son fils, le 16 mars 1808. A ce moment, Murat entrait en Espagne, sous le prétexte de soutenir l'armée de Junot qui occupait le Portugal. Les vainqueurs et les vaincus du pronunciamiento d'Aranjuez se tournèrent vers lui, comme vers un protecteur et un arbitre. Celui-ci, qui voyait dans ces misérables intrigues l'occasion de gagner une couronne, se hâta de marcher sur Madrid. Pour Napoléon, il n'avait pas besoin d'être tenté par une proie qui s'offrait à lui ; son parti était pris : annexer l'Espagne. Talleyrand approuvait alors pleinement cette politique ; il suggérait même à son maître un singulier argument historique : La couronne d'Espagne a appartenu depuis Louis XIV à la famille qui régnait sur la France. C'est une des plus belles portions de l'héritage du Grand Roi, et cet héritage, l'Empereur doit le recueillir ; il n'en doit, il n'en peut abandonner aucune partie. LE DOS DE MAYO (2 MAI 1808). — Napoléon avait quitté Paris le 2 avril, pour faire un voyage dans le Midi et dans l'Ouest ; c'était en réalité pour surveiller de près les événements d'Espagne. Le 15, il arrivait à Bayonne et se fixait dans le voisinage, au château de Marrac. En même temps, il envoyait le duc de Rovigo auprès du prince des Asturies pour le convaincre de son intérêt à venir soutenir en personne sa cause devant Napoléon. Ferdinand céda à ce conseil perfide ; il avait appris que ses parents se rendaient auprès de l'Empereur, il ne voulut pas les laisser tout seuls défendre leurs intérêts. Chemin faisant, à Vitoria, il eut le sentiment qu'il allait se livrer lui-même, il songea à revenir sur ses pas ; mais une lettre de Napoléon le décida à franchir la frontière. Tous les membres de la famille royale et Godoï se trouvaient à Bayonne ; chacun attendait son sort de la décision du grand juge. Un événement se produisit alors, qui vint compliquer le drame. Le 2 mai, une insurrection éclata à Madrid contre les soldats français ; Murat la noya dans le sang, mais il n'était plus maître de Madrid que par la terreur. Le 2 mai 1808, Dos de Mayo, est une des grandes dates de l'histoire de l'Empire. C'est le jour où la colère patriotique d'un peuple, d'un peuple fier, joué par l'étranger, trahi par ses propres souverains, venait de faire explosion ; elle avait allumé un incendie qui, de proche en proche, allait embraser l'Espagne, puis l'Europe, et détruire le colosse napoléonien. L'ENTREVUE DE BAYONNE. — Le résultat de toutes ces intrigues et de l'insurrection de Madrid, ce fut la scène dramatique du 5 mai, qui eut lieu au château de Marrac et qu'on appelle l'Entrevue de Bayonne. Elle se passa entre quatre acteurs : Napoléon, Charles IV, la reine Marie-Louise, le prince des Asturies. Charles IV annonça à son fils les événements du 2 mai. Crois-tu me persuader que tu n'as eu aucune part à ce saccage, toi ou les misérables qui te dirigent ? Était-ce pour faire égorger mes sujets que tu t'es empressé de me faire descendre dû trône ? Dis-moi : crois-tu régner longtemps par de tels moyens ? Qui est celui qui t'a conseillé cette monstruosité ? N'as-tu de gloire à acquérir que celle d'un assassin ? Parle donc. Ferdinand ne répondait rien. Eh bien, s'écria la reine, parleras-tu ? Voilà comme tu faisais à chacune de tes sottises ; tu n'en savais jamais rien. Et elle leva la main comme pour lui donner un soufflet. Ferdinand se taisait toujours ; sa position était affreuse, entre ses parents et l'Empereur. À son tour, Napoléon prit la parole : Prince, jusqu'à ce moment, je ne m'étais arrêté à aucun parti sur les événements qui vous ont amené ici ; mais le sang répandu à Madrid fixe mes irrésolutions. Ce massacre ne peut être que l'œuvre d'un parti que vous ne pouvez pas désavouer, et je ne reconnaîtrai jamais pour roi d'Espagne celui qui le premier a rompu l'alliance qui depuis si longtemps l'unissait à la France. Voilà le résultat des mauvais conseils auxquels vous avez été entraîné ; vous ne devez vous en prendre qu'à eux/Je n'ai d'engagements qu'avec le roi votre père ; c'est lui que je reconnais et je vais le reconduire à Madrid, s'il le désire. — Moi, s'écria Charles IV, je ne veux pas. Eh ! qu'irais-je faire dans un pays où il a armé toutes les passions contre moi. Je ne trouverais partout que des sujets soulevés ; et, après avoir été assez heureux pour traverser sans perte un bouleversement de toute l'Europe, irais-je déshonorer ma vieillesse en faisant la guerre aux provinces que j'ai eu le bonheur de conserver ? Non, je ne le veux pas ; il s'en chargera mieux que moi.... Tu crois donc qu'il n'en coûte rien de régner ? Vois les maux que tu prépares à l'Espagne, tu as suivi de mauvais conseils, je n'y peux rien. Tu t'en tireras comme tu pourras. Je ne veux pas m'en mêler. Va-t-en. Ferdinand, impassible et muet, sortit. Peu après, il était interné en France, à Valençay, dans le château même de Talleyrand. Charles IV, qui avait déjà abdiqué, se retira à Compiègne, puis à Rome. Il n'y avait plus de Bourbons d'Espagne. QUAND MON GRAND CHAR POLITIQUE
EST LANCÉ, IL FAUT QU'IL PASSE. — À Sainte-Hélène, Napoléon a prononcé
sur les affaires d'Espagne le verdict de l'histoire. J'embarquai
fort mal toute cette affaire, je le confesse ; l'immoralité dut se montrer
par trop patente, l'injustice par trop cynique, et le tout demeure fort
vilain, puisque j'ai succombé ; car l'attentat ne se présente plus dès lors
que dans sa hideuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux
bienfaits qui remplissaient mon intention.... Cette
malheureuse guerre m'a perdu ; elle a divisé mes forces, multiplié mes
efforts, détruit ma moralité en Europe, compliqué mes embarras, ouvert une
école aux soldats anglais.... Cette
malheureuse guerre d'Espagne a été une véritable plaie, la cause première des
malheurs de la France. Ce fut, dit-il encore, le
chancre qui me rongea. Mais alors comment aurait-il pu croire que
quelqu'un on quelque chose fût capable de lui résister ? J'avais le nœud gordien devant moi, je le coupai. Il
disait en 1808 : Si ceci devait me coûter
quatre-vingt mille hommes, je ne le ferais pas ; mais il ne m'en faudra pas
douze mille ; c'est un enfantillage. Ces gens-ci ne savent pas ce que c'est
qu'une troupe française. Les Prussiens étaient comme eux, et on a vu comment
ils s'en sont trouvés. Croyez-moi, ceci finira vite. Je ne voudrais faire de
mal à personne ; mais quand mon grand char politique est lancé, il faut qu'il
passe. Malheur à qui se trouve sons les roues ! 1808. JOSEPH Ier, ROI DES ESPAGNES. — Napoléon réunit à Bayonne cent cinquante notables espagnols ; il leur fit proclamer roi des Espagnes et empereur des Indes (6 juin) son frère Joseph, au défaut de Louis à qui il avait d'abord songé. Murat, par contre-coup, devint roi de Naples. Entre Joseph, son frère, et Joachim, son beau-frère, il plut à Napoléon, dit Chateaubriand, d'opérer une transmutation : il prit la couronne de Naples sur la tête du premier et la posa sur la tête du second ; il enfonça d'un coup de main ces coiffures sur le front des nouveaux rois, et ils s'en allèrent chacun de son côté, comme deux conscrits qui ont changé de chapeau. Joseph était donc roi des Espagnes, mais roi sans royaume et sans capitale ; toute la péninsule était en feu. Le fanatisme religieux et patriotique armait les bras de tous les Espagnols. Dans une proclamation en date du 24 mai, Napoléon avait dit aux Espagnols : Votre nation périssait. J'ai vu vos maux, je vais y porter remède, je veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir et disent : Il fut le régénérateur de ma patrie. Et au régénérateur, qui donnait au roi Joseph une constitution animée de l'esprit de 89, voici la réponse d'un catéchisme patriotique : De qui dérive Napoléon ? — Du péché. — Est-ce un péché de mettre un Français à mort ? — Non, mon père, on gagne le ciel en tuant un de ces chiens d'hérétiques ! CAPITULATION DE BAYLEN. — Bessières fut chargé de conduire Joseph à Madrid. Il lui ouvrit la route de sa capitale par la victoire de Medina del Rio Seco. C'est un autre Villaviciosa ! s'était écrié Napoléon ; il se trompait étrangement. Madrid occupé, il fallait conquérir l'Espagne méridionale. Le comte Dupont, qui avait rendu d'éclatants services dans les campagnes d'Austerlitz et d'Iéna, reçut cette mission très difficile. Il s'avança jusqu'à Cordoue. Comme il se sentait isolé, il revint sur ses pas. Au pied de la Sierra-Morena, à Baylen, il rencontra les bandes espagnoles du général Castarios. Une série de fausses manœuvres le mit dans une situation de plus en plus critique. Il avait déjà perdu beaucoup d'hommes dans divers engagements ; il ne vit d'autre moyen de sauver ce qui restait de son armée que de signer une capitulation, le 22 juillet. La junte ou assemblée de Séville, qui représentait le gouvernement insurrectionnel, refusa d'en approuver les conditions ; elle déclara tous les soldats français prisonniers de guerre. Les malheureux furent soumis aux traitements les plus indignes ; enfermés dans les pontons de Cadix ou transportés dans l'îlot désert de Cabrera, la plupart périrent de froid et de faim. Ce désastre militaire eut en Espagne et dans toute l'Europe un retentissement immense. Les soldats invincibles, les héros de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna avaient capitulé. Pendant trois heures Napoléon garda entre ses mains la fatale dépêche ; des cris involontaires s'échappaient de sa poitrine. En plein Conseil d'État, quand il parla de Baylen, des larmes montèrent à ses yeux. Les malheurs s'accumulent. Joseph est chassé de Madrid ; les Anglais, commandés par Wellesley, qui sera un jour le duc de Wellington, débarquent auprès de Lisbonne, le 31 juillet 1808 ; le 30 août, le duc d'Abrantès capitule à Cintra. Cependant, le Sénat impérial déclarait que la guerre d'Espagne était politique, juste, nécessaire. 1808. ENTREVUE D'ERFURT. — La présence de Napoléon dans la péninsule devenait nécessaire ; mais comment s'y rendre sans risquer de voir l'Autriche et la Prusse courir aux armes ? Qui lui répondra de la tranquillité du continent ? C'était à Alexandre, l'allié de Tilsit, à jouer ce rôle de gendarme. Pour le séduire mieux encore que sur les bords du Niemen, pour étaler devant toute l'Europe l'appareil de sa puissance, l'Empereur donna rendez-vous au tsar dans une petite ville de la Saxe prussienne, à Erfurt. L'entrevue d'Erfurt dura du 27 septembre au 14 octobre. Ce fut peut-être la plus brillante représentation de la gloire de Napoléon. Au lieu du rendez-vous, on voyait les rois de Westphalie, de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, la foule des grands-ducs, des ducs, des princes allemands. La Prusse était représentée par le prince Guillaume, frère du roi Frédéric-Guillaume HI. On avait négligé d'inviter l'empereur d'Autriche. Talma, roi de la scène, joua devant un parterre de rois. Sur ce vers de l'Œdipe de Voltaire, L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux, Napoléon et Alexandre se donnèrent l'accolade. Je ne l'ai jamais mieux senti, dit le tsar en serrant la main de son ami. Pour régler l'étiquette dans cette cohue de potentats, il avait été décidé que le tambour roulerait trois fois pour les empereurs, une fois pour les rois. Comme un tambour avait roulé trois fois pour le roi de Wurtemberg : Tais-toi donc, imbécile, s'écria un officier en colère ; tu vois bien que ce n'est qu'un roi ! L'Empereur eut des soins attentifs pour les hommes célèbres de l'Allemagne, pour Gœthe et pour Wieland ; il voulait les séduire, il y réussit pleinement. Gœthe, l'Olympien, fut ébloui par les rayons du soleil impérial. L'Empereur me fait signe d'approcher. Je reste debout devant lui à la distance convenable. Il me regarde avec attention, puis il me dit : Vous êtes un homme ! La conversation s'engagea en particulier sur Werther. J'ai étudié à fond votre Werther et toujours avec un charme nouveau.... Venez à Paris, j'exige absolument cela de vous. Là, le spectacle du monde est plus grand ; là, vous trouverez des matières immenses pour vos créations poétiques. L'auteur de Werther reçut la croix de la Légion d'honneur. Bien des années après, Gœthe écrivait : Napoléon, c'était là un homme. On peut dire que pour lui la lumière qui illumine l'esprit ne s'est pas éteinte un instant ; voilà pourquoi sa destinée a eu cette splendeur que le monde n'avait pas vue avant lui et qu'il ne reverra peut-être pas après lui. Oui, oui, c'était là un gaillard, que nous ne pouvons pas imiter en cela ! Au milieu des fêtes, des représentations, des parties de chasse, Napoléon et Alexandre traitaient les affaires sérieuses. Le premier était convaincu de la niaiserie du second, le second restait sur ses gardes contre les mensonges du premier ; Talleyrand, qui jouait un jeu équivoque, fort voisin de la trahison, desservait son maître auprès du tsar. Cependant de grandes protestations s'échangeaient entre les deux amis ; le 12 octobre, dans une convention secrète, ils renouvelaient solennellement leur alliance et s'engageaient à faire en commun soit la paix, soit la guerre. À l'égard de l'Angleterre et de l'Espagne, Napoléon obtint toutes les promesses qu'il voulut, d'autant mieux qu'il laissait carte blanche à son complice pour la réunion de la Finlande et des provinces danubiennes. Le 14 octobre, ils se quittèrent avec de vives démonstrations d'amitié ; ils ne devaient plus se revoir. De retour à Paris, le 18 octobre, Napoléon faisait au Corps législatif cette déclaration : L'empereur de Russie et moi, nous nous sommes vus à Erfurt ; nous sommes d'accord et invariablement unis pour la paix comme pour la guerre.... Lorsque je paraîtrai au delà des Pyrénées, le léopard épouvanté cherchera l'Océan pour éviter la honte, la défaite ou la mort. 1808. NAPOLÉON EN ESPAGNE. — Napoléon entra en Espagne le 4 novembre. Il lui fallut s'ouvrir la route de Madrid à grands coups d'épée. Ce fut, le 10 novembre, la bataille de Burgos, où les Espagnols firent preuve d'un acharnement extrême ; la ville prise fut pillée d'une manière épouvantable. Ce fut, le 30 novembre, la terrible affaire de Somo-Sierra. L'Empereur avait donné l'ordre de faire charger les chevau-légers de la légion polonaise. Il y avait bien là, dit Ségur, quarante mille coups de fusils et plus de vingt coups de mitraille à recevoir par minute ; mais l'ordre avait été trop impératif, il n'y avait plus à reculer.... Nous chargeâmes ventre à terre. J'étais à dix pas en avant d'eux, tête baissée, répondant par notre cri de guerre, dont j'avais besoin de m'étourdir, au bruit des feux ennemis éclatant tout à la fois, et à l'infernal sifflement de leurs balles et de leur mitraille. Je comptais sur la rapidité d'une attaque impétueuse ; mais ils ne tirèrent que trop juste.... L'escadron presque tout entier était abattu. Sur tout le terrain de notre charge, je ne vis debout qu'un seul trompette. Immobile au milieu des feux qui continuaient, le pauvre enfant pleurait son escadron et l'un de ses officiers étendu à terre. L'armée finit cependant par passer, elle était à présent
aux portes de Madrid. Des députés venus de Madrid parlaient de négocier. Si dans une heure à cette montre, leur dit
Napoléon, vous ne m'apportez pas la soumission du
peuple, vous serez tous passés par les armes. Le même jour, 4
décembre, les Français entraient dans la capitale de l'Espagne. L'Empereur y
fit lui-même son entrée le 9. Le 22 décembre, il se mettait en campagne
contre les Anglais, qui occupaient l'Ouest de la péninsule. Le passage de la
sierra de Guadarrama se fit dans les conditions les plus pénibles, par une
épouvantable tempête de neige. Napoléon et les maréchaux n'eurent d'autre
moyen d'avancer que de se faire tirer à califourchon sur les pièces de canon.
Au bout de quelques jours, l'Empereur renonçait à la poursuite des Anglais.
Il laissa Soult leur donner la chasse et les rejeter jusqu'au port de la
Corogne, où ils se rembarquèrent. Lui-même avait pris le parti de rentrer en
France. La nouvelle des armements de l'Autriche, des intrigues de Talleyrand
et de Fouché, avait motivé son retour. Il arrivait à Paris le 23 janvier. Cinq jours plus tard, aux Tuileries, dans la salle du Trône, en présence de l'archichancelier Cambacérès, des ministres et des principaux personnages de la Cour, Napoléon faisait au prince de Bénévent une scène d'une terrible violence. Il avait appris que Talleyrand et Fouché colportaient contre lui des propos calomnieux ; Talleyrand, en particulier, qui avait poussé à la guerre d'Espagne, en exploitait à présent les difficultés contre son maître. Vous êtes, lui dit-il, un voleur, un lâche, un homme sans foi.... Vous mériteriez que je vous brisasse comme verre, j'en ai le pouvoir, mais je vous méprise trop pour en prendre la peine. Il lui jeta à la figure une injure ordurière. Talleyrand, on l'a déjà vu, ne broncha pas ; il se borna pour le moment à dire que le grand homme était bien mal élevé ; mais il n'avait pas oublié : en 1814, il eut sa vengeance. LA FIN DE LA GUERRE D'ESPAGNE. — La guerre d'Espagne devait durer jusqu'à la fin de l'Empire. Loin de s'éteindre, l'incendie ne fit qu'augmenter de jour en jour. Bien des causes l'expliquent : d'une part, la nature de l'Espagne faite de compartiments isolés, l'acharnement indomptable des habitants, le concours des Anglais qui, maîtres de la mer, purent débarquer sur divers points de la péninsule ; d'autre part, le manque absolu d'autorité de Joseph sur les généraux de Napoléon, la faiblesse numérique de l'armée française dont les effectifs diminuèrent d'année en année, la jalousie de ses chefs les uns envers les autres. Suchet en Catalogne et dans la province de Valence, Soult en Andalousie, Masséna en Portugal et les autres travaillèrent isolément pour eux-mêmes. Pendant la retraite de Portugal, quand les relations étaient très tendues entre Masséna et Ney, le commandant Marbot vint apporter un ordre au maréchal Ney. Il se borna à hausser les épaules : Allez dire à votre bourgeois que je ne puis faire ce qu'il ordonne. Marbot répondit avec assurance : Je suis le chef d'escadron Marbot, aide de camp de Son Excellence le maréchal duc de Rivoli et prince d'Essling, commandant en chef l'armée de Portugal, et j'ai été chargé par lui de porter ses ordres à Son Excellence le maréchal duc d'Elchingen, commandant le VIe corps d'armée. Ney se borna à sourire : Tu es un bon bougre ! Mais il ne changea rien à sa manière de faire. La prise de Saragosse par Lannes après un siège épouvantable, les campagnes de Soult en Estrémadure, de Masséna en Portugal, de Suchet en Catalogne, parurent d'abord assurer l'avantage aux Français dans les années 1809-1810. Mais Masséna fut battu à Torres-Vedras, aux portes de Lisbonne, Marmont aux Arapiles, Jourdan à Vitoria, Soult enfin à Toulouse le 10 avril 1814, dix jours après l'entrée des Alliés à Paris. Le général qui avait fait reculer l'armée française pendant trois ans, des embouchures du Tage aux bords de la Garonne, c'était Wellington, le futur vainqueur de Waterloo. 1809. NOUVELLE GUERRE CONTRE L'AUTRICHE. — Dès le milieu de l'année 1808, à la nouvelle des événements d'Espagne, l'Autriche avait commencé des préparatifs militaires. Au moment de l'entrevue d'Erfurt, François Ier d'Autriche avait adressé à Napoléon une lettre entortillée, à laquelle celui-ci avait répondu par des menaces à peine dissimulées. L'Autriche continua ses armements. L'archiduc Charles, qui voulait donner à la guerre prochaine le caractère d'une guerre patriotique, lançait un appel à la nation allemande et, le 9 avril 1809, il envoyait une déclaration de guerre au général en chef de l'armée française en Bavière. Napoléon reçut cette nouvelle à Saint-Cloud le 11 avril ; deux heures après, il était sur la route de l'Allemagne ; le 17, il était arrivé à Donauwerth, en Bavière. Soldats, dit-il à ses troupes, j'arrive au milieu de vous avec la rapidité de l'aigle.... Nos succès passés nous sont un sûr garant de la victoire qui nous attend. Marchons donc, et qu'à notre aspect l'ennemi reconnaisse ses vainqueurs ! La guerre de la cinquième coalition commençait. En prenant le commandement, Napoléon avait envoyé à Masséna ces simples mots, où l'on pourrait trouver toute la formule de son génie militaire : Activité, activité, vitesse. La campagne dite des Cinq Jours fut marquée en effet par une rapidité foudroyante. L'Empereur recommença la manœuvre enveloppante d'Ulm, mais avec un succès incomplet. Ce furent les combats de Tengen, d'Abensberg, de Landshut, d'Eckmühl, du 19 au 22 avril ; à Eckmühl, le 22, Davout, opposant aux Autrichiens sa ténacité indomptable, les contint jusqu'à l'arrivée de Napoléon, de Lannes et de Masséna. L'armée de l'archiduc fut rejetée sur Ratisbonne. Les Français donnèrent l'assaut à la ville ; Napoléon y fut blessé au pied droit. Ratisbonne fut prise le 23 avril, mais la majeure partie de l'armée autrichienne s'était échappée par la rive gauche du Danube. L'armée française descendit le Danube à droite, avec les corps de Masséna et de Lannes. À Ebersberg, sur la Traun, le 3 mai, Masséna se heurta à des retranchements formidables élevés par le général autrichien Hiller. Il y eut une bataille acharnée ; on passa. Le 8, Napoléon était arrivé à l'abbaye de Saint-Pœlten. Le lendemain, il couchait au château de Schœnbrunn, aux portes de Vienne. L'archiduc Maximilien, qui occupait la ville, fit mine de se défendre. Vienne fut bombardée. On raconta plus tard que Napoléon, ayant appris qu'une archiduchesse était restée dans la ville, avait fait cesser le feu : cette archiduchesse était sa future femme. Le 13 mai, une capitulation était signée : Napoléon entrait dans Vienne avec la Garde et les corps d'armée de Lannes et de Masséna. Il restait à franchir le Danube pour aller détruire l'armée de l'archiduc Charles, qui s'était concentrée dans la plaine de la March. Napoléon fit choix à cet effet de l'île Lobau, un peu en aval de Vienne. Le 21 et le 22 mai eurent lieu les deux journées de la bataille d'Essling. Notre armée était passée sur la rive gauche, à Essling et à Aspern ; elle se trouva à un moment dans une situation très critique, car le pont de bateaux qui la reliait à l'île Lobau s'était rompu. Le sang-froid héroïque de Masséna conjura tout désastre ; il put ramener l'armée dans l'île. Ceux qui n'ont pas vu Masséna à Aspern, disait Napoléon, n'ont rien vu. Lannes, l'Ajax français, succomba dans ces journées cruelles ; la mort du duc de Montebello inspira à Napoléon de sincères regrets : Quelle perte pour la France et pour moi ! L'esprit de Lannes avait grandi au niveau de son courage ; il était devenu un géant. WAGRAM. — Après les journées d'Essling, Napoléon se cantonna dans l'île Lobau comme dans une vaste citadelle. Il fit venir d'Italie, de Dalmatie et de la Haute-Autriche les corps d'armée d'Eugène, de Marmont et de Bernadotte, tendant six semaines il resta immobile. Puis brusquement, dans la nuit du 4 au 5 juillet, l'armée passa sur la rive gauche, au milieu d'un orage affreux, et déboucha vers Enzersdorf ; elle formait, le 5 juillet, à la hauteur de Wagram, trois masses compactes, avec Masséna, Bernadotte, Davout. Le lendemain, 6 juillet 1809, eut lieu la grande bataille. L'archiduc ne put couper notre gauche du Danube ; à notre centre, l'artillerie de la Garde, commandée par Lauriston, fit merveille ; à notre droite, Davout prit une vigoureuse offensive. Après dix heures de bataille, les Autrichiens avaient trente mille hommes hors de combat. Quand la victoire fut acquise, Napoléon prit quelques instants de sommeil sur une peau d'ours, à l'ombre d'une pyramide de tambours. Trois généraux durent à cette journée triomphale le bâton de maréchal : Macdonald, Oudinot, Marmont ; on les appela la monnaie de Lannes. Davout fut créé prince d'Eckmühl. Masséna prince d'Essling, Berthier prince de Wagram. LE PATRIOTISME ALLEMAND. — Ce qui donne à la campagne de 1809 son caractère propre, c'est moins la science des combinaisons stratégiques de Napoléon et de l'archiduc Charles, que les diverses manifestations du patriotisme allemand. Au Nord de l'Allemagne, le major prussien Schill avait levé des bandes ; il périt dans une tentative sur Stralsund. Le duc de Brunswick, le fils du vaincu d'Auerstaedt, avait levé la Légion noire de la Vengeance ; il tint la campagne pendant plusieurs semaines. Le plus grave de ces symptômes, ce fut la jacquerie ou la Vendée organisée dans les montagnes du Tyrol par l'aubergiste André Hofer. Pour le réduire, il fallut l'armée de Lefebvre et une campagne de près de neuf mois ; Hofer fut fusillé à Mantoue. Ces révoltes étaient comme les premiers craquements de l'édifice. Si cela continue, disait le roi de Bavière, il faudra y renoncer et mettre la clef sous la porte. L'Allemagne ne se soulevait pas seulement contre le régime, mais contre l'homme même qui le lui imposait. Le 12 octobre, à Schœnbrunn, pendant une parade, un jeune Allemand, Frédéric Stapps, qui avait paru suspect au général Rapp, aide de camp de l'Empereur, fut arrêté. Il fut trouvé porteur d'un grand couteau ; il déclara qu'il voulait s'en servir contre Napoléon. L'Empereur l'interrogea lui-même. Pourquoi vouliez-vous m'assassiner ? — Parce qu'il n'y aura jamais de paix pour l'Allemagne tant que vous serez au monde. — Qui vous a inspiré ce projet ? — L'amour de mon pays. — Que feriez-vous si je vous mettais en liberté ? — Je vous tuerais. Stapps subit bravement le dernier supplice. Son dernier cri fut : Vive la liberté ! Vive l'Allemagne ! Mort à son tyran ! LA PAIX DE VIENNE. — La paix fut signée à Vienne le 14 octobre 1809. L'Autriche était complètement exclue de l'Adriatique ; les provinces qu'elle y perdait, la majeure partie de la Croatie, l'Istrie, la Dalmatie, Raguse, constituaient le gouvernement français des Provinces illyriennes. Le reste des dépouilles de l'Autriche enrichissait la Bavière avec le duché de Salzbourg, le duché de Varsovie avec la Galicie, la Russie avec le cercle de Tarnopol dans l'ancienne Pologne. L'empereur d'Autriche avait perdu cent dix mille kilomètres carrés et trois millions et demi de sujets ; il dut cruellement regretter les idées de revanche qui lui avaient valu ces nouveaux désastres. Napoléon, revenu en France, alla s'installer à Fontainebleau ; il y tint une cour très brillante jusqu'au milieu de novembre. Il était de retour à Paris le 14 novembre. On rapporte qu'en rentrant de Fontainebleau, il fit le trajet à cheval avec tant de rapidité que seul un chasseur de son escorte put le suivre ; il n'avait avec lui que ce garde unique quand il mit pied à terre dans la cour des Tuileries. |