LES PREMIÈRES RELATIONS AVEC JOSÉPHINE. — LE PASSÉ DE JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS. — JOSÉPHINE EN 1795. — À LA VEILLE DU MARIAGE AVEC BONAPARTE. — 1796. LE MARIAGE. — LE DÉPART POUR L'ITALIE. — LES LETTRES DE BONAPARTE EN ITALIE. — LA JALOUSIE DE BONAPARTE. — LA RÉCONCILIATION DES DEUX ÉPOUX. — JOSÉPHINE IMPÉRATRICE. — LE LUXE DE JOSÉPHINE. — SON CARACTÈRE. — L'IDÉE DU DIVORCE. — NAPOLÉON ABORDE LA QUESTION DU DIVORCE. — LES MANŒUVRES DE FOUCHÉ. — LES HÉSITATIONS DE NAPOLÉON. — NAPOLÉON DÉCIDE LE DIVORCE. — 1809. LE DIVORCE. — LES DERNIÈRES ANNÉES À LA MALMAISON. BONAPARTE venait d'être nommé commandant en chef de l'armée de l'Intérieur. Un jour, — c'était à la fin d'octobre 1795, — il reçut, à son hôtel de la rue des Capucines, la visite d'un tout jeune homme, qui avait à peine quatorze ans. Il s'appelait Eugène de Beauharnais ; son père, le vicomte Alexandre de Beauharnais, ancien commandant en chef de l'armée du Rhin, était mort sur l'échafaud. Eugène venait demander au commandant de l'armée de l'Intérieur de faire rendre à sa mère et à lui-même l'épée de son père, qui venait d'être saisie dans une perquisition. Bonaparte fut frappé de la contenance simple et fière de cet enfant ; il donna l'ordre de rendre l'épée du général de Beauharnais. LES PREMIÈRES RELATIONS AVEC JOSÉPHINE. — Le lendemain, la citoyenne Beauharnais vint remercier le général Bonaparte ; il la voyait alors pour la première fois. Tout de suite, il faut le croire, il fut pris par le charme de cette femme, très jeune encore avec ses trente-deux ans, élégante, élancée, belle peut-être, mais surtout infiniment séduisante dans sa voix, dans son regard, dans sa démarche un peu nonchalante de créole ; elle avait, en effet, ce don exquis, le plus divin de tous : La grâce, plus belle encore que la beauté. Lui-même avait six ans de moins, vingt-six ans à peine. Sa vie jusqu'alors avait été sévère ; dans les loisirs très occupés de sa vie de garnison, il avait à peine entrevu la société des femmes. Et voici qu'une femme, veuve d'un ci-devant noble, pleine d'attraits, était dans son salon. La démarche de la visiteuse était très naturelle sans doute, simple visite de politesse ; mais il ne put s'empêcher d'en être un peu surpris et infiniment flatté, lui qui ne connaissait guère encore que la rudesse des camps. Ce fut le coup de foudre. Le général rendit sa visite à la citoyenne Beauharnais. Elle habitait une maison de la rue Chantereine, aujourd'hui rue de la Victoire, à l'emplacement du numéro 60. C'était, au fond d'un passage, un petit pavillon, surélevé de quelques marches, que gardaient deux lions en pierre. Un rez-de-chaussée et un étage ; cinq pièces par étage ; au rez-de-chaussée, un salon orné de glaces, avec deux portes-fenêtres qui ouvraient sur un jardin. Bonaparte devint bien vite un familier de l'hôtel de la rue Chantereine ; il se prenait de plus en plus aux charmes de celle qui l'habitait. Il voyait encore sa belle amie chez la citoyenne Tallien, dont le salon réunissait le monde du Directoire ; c'était un monde heureux de vivre, de briller, de dépenser, assez peu soucieux de certaines questions de tenue et de moralité. Barras, qui y donnait le ton, il avait alors quarante ans, — n'était point un rigoriste. LE PASSE DE JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS. — La vie de Joséphine n'avait pas beaucoup de mystères. Marie-Josèphe-Rose, dite Joséphine, était née Tascher de La Pagerie. Son père, Joseph Tascher de La Pagerie, sa mère, Rose-Claire des Vergers de Sannois, appartenaient à des familles établies aux Iles, c'est-à-dire aux Antilles, depuis le commencement du XVIIIe siècle. Elle-même était née aux Trois-Ilets, à la Martinique, le 23 juin 1763. L'instruction qu'elle reçut dans un couvent de Fort-Royal, aujourd'hui Fort-de-France, ne put être que très sommaire ; la jolie créole avait autre chose à faire en ce monde qu'à être un bas-bleu. Conduite en France, Joséphine y avait épousé, en 1779, le vicomte Alexandre de Beauharnais, fils d'un ancien gouverneur de la Martinique ; elle avait alors seize ans et demi, et son mari dix-neuf. Un fils, Eugène, naquit au mois de septembre 1781 ; une fille, Hortense, au mois d'avril 1783. Le jeune époux, brillant cavalier, avait à Paris des succès de salon ; il ne tarda pas à délaisser sa jeune femme et même à l'oublier tout à fait. Joséphine, de son côté, s'était mise rapidement au ton de la société parisienne, dans ces années qui passaient alors pour les plus agréables du siècle. Qui n'a pas vécu avant 1789, disait Talleyrand, ne connaît pas la douceur de vivre. Le vicomte de Beauharnais et sa lemme avaient fini par se séparer, en 1784, à la suite d'un procès où tous les torts avaient été pour le mari. Joséphine avait quitté alors le couvent de Panthemont, rue de Grenelle, qui était comme une pension pour les femmes du monde ; elle était retournée à la Martinique. Les désordres avaient commencé là-bas avec la Révolution ; aussi revint-elle à Paris à la fin de l'année 1790. Y eut-il réconciliation entre les deux époux ? C'est peu probable ; ils vivaient séparés l'un de l'autre. Le mari avait su pousser sa fortune. Il avait été élu aux États Généraux ; il fut deux fois président de l'Assemblée Constituante ; il avait été nommé commandant en chef de l'armée du Rhin. Survint la Terreur, qui lui coûta la liberté et la vie. Elle-même, la ci-devant vicomtesse, avait été enfermée à la prison des Carmes, le 21 avril 1794 ; trois mois plus tard, le 23 juillet, elle était veuve. Elle s'attendait à être envoyée à son tour à l'échafaud ; mais Thermidor se fit : dès le 6 août, elle était remise en liberté. Elle connut vers cette époque Teresia Cabarrus, qui, à vingt ans, était déjà divorcée et remariée au citoyen Tallien ; elles devinrent deux amies inséparables. JOSÉPHINE EN 1795. — Tout en brillant dans les salons de Tallien et de Barras, Joséphine connut-elle la gêne ? Sa fortune était assez considérable, puisqu'elle se montait à vingt-cinq mille livres de rentes ; mais elle consistait en domaines à la Martinique et c'étaient à cette époque des revenus bien incertains. Passionnée pour la toilette, grisée par la joie de se produire, Joséphine n'avait jamais su compter. En 1795, elle habitait une maison de campagne, à Croissy, près de Saint-Germain. Le futur chancelier Pasquier eut l'occasion de l'y connaître. Nous avions, dit-il, pour voisine Mme de Beauharnais, dont nous étions loin de prévoir la prodigieuse fortune. Sa maison était contiguë à la nôtre ; elle n'y venait plus que rarement, une fois par semaine, pour y recevoir Barras, avec la nombreuse société qu'il traînait à sa suite. Dès le matin, nous voyions arriver des paniers de provisions, puis des gendarmes à cheval commençaient à circuler sur la route de Nanterre à Croissy, car le jeune Directeur arrivait le plus souvent à cheval. La maison de Mme de Beauharnais avait, comme c'est assez la coutume chez les créoles, un certain luxe d'apparat ; à côté du superflu, les choses les plus nécessaires faisaient défaut. Volailles, gibier, fruits rares encombraient la cuisine — nous étions alors à l'époque de la plus grande disette — et, en même temps, on manquait de casseroles, de verres, d'assiettes, qu'on venait emprunter à notre chétif ménage. Joséphine avait mis ses enfants en pension à Saint-Germain : Eugène dans l'institution de l'Irlandais Patrice Mac Dermott, Hortense dans la maison d'éducation que Mme Campan, la future surintendante de la maison d'Écouen, avait ouverte à l'extrémité de la ville, à l'entrée de la forêt. Elle-même, pour mener le train de vie qui lui plaisait, était obligée d'emprunter d'assez fortes sommes. On disait que Barras lui voulait du bien. La vérité est qu'elle avait obtenu du Directeur une faveur assez singulière. Elle avait demandé une indemnité pour la perte de la voiture et de l'équipage de son mari, que les représentants de la Convention avaient, en 1793, confisqués à l'armée du Rhin. Barras avait fait accorder à la solliciteuse une paire de chevaux noirs et une calèche ; le tout provenait des écuries et des remises du ci-devant roi. C'est dans cet équipage, don de Barras, que le Corse à cheveux plats devait être conduit, le soir de son mariage, au petit hôtel de la rue Chantereine. À LA VEILLE DU MARIAGE AVEC BONAPARTE. — Pour la citoyenne Beauharnais, un nouveau mariage était devenu un peu comme une nécessité sociale. À voir l'attitude que le vainqueur de Vendémiaire eut tout de suite avec elle, elle avait bientôt compris qu'elle était à la veille de changer de nom devant l'officier de l'état civil. Mais ce qui fut chez Bonaparte l'effet d'une passion violente, impétueuse, irrésistible, fut chez cette femme coquette et maîtresse d'elle-même l'effet de manèges habiles et de calculs réfléchis. Un jour, elle écrivait à Bonaparte : Vous ne venez plus voir une amie qui vous aime ; vous l'avez tout à fait délaissée ; vous avez bien tort, car elle vous est tendrement attachée. Venez demain septidi déjeuner avec moi ; j'ai besoin de vous voir et de causer avec vous sur vos intérêts. En même temps, elle faisait à une amie de singulières confidences sur son état d'âme : Vous avez vu chez moi le général
Bonaparte. Eh bien, c'est lui qui veut servir de père aux orphelins
d'Alexandre de Beauharnais, d'époux à sa veuve. — L'aimez-vous ? allez-vous me demander. — Mais... non. — Vous avez donc pour lui de l'éloignement ? — Non ; mais je me trouve dans un état de tiédeur qui me
déplaît, et que les dévots trouvent plus fâcheux que tout en fait de religion.
Barras assure que, si j'épouse le général, il lui
fera obtenir le commandement en chef de l'armée d'Italie. Hier, Bonaparte, en
me parlant de cette faveur, qui fait déjà murmurer ses frères d'armes,
quoiqu'elle ne soit pas encore accordée : Croient-ils, me disait-il, que
j'aie besoin de protection pour parvenir ? Ils seront tous trop heureux, un
jour, que je veuille bien leur accorder la mienne. Mon épée est à mon côté,
et, avec elle, j'irai loin. Que dites-vous de cette certitude de réussir
? Je ne sais, mais quelquefois cette assurance ridicule me gagne, au point de
me faire croire possible tout ce que cet homme singulier se mettrait dans la
tête de faire ; et, avec son imagination, qui peut calculer ce qu'il
entreprendrait ! Son notaire, Me Raguideau, lui déconseillait ce qui
lui paraissait un sot mariage. Eh quoi ! épouser un
général qui n'avait que la cape et l'épée, possesseur tout au plus d'une
bicoque ! Mieux vaudrait épouser un fournisseur ! 1796. LE MARIAGE. — Le
contrat de mariage fut passé le 8 mars 1796. Le futur époux déclarait ne
posséder aucuns immeubles ni aucuns biens mobiliers
autres que sa garde-robe et ses équipages de guerre. Cependant il
constituait à la future épouse un douaire de quinze
cents francs de rente annuelle viagère. Le mariage eut lieu le
lendemain 9 mars, à la mairie de la rue d'Antin. Les deux témoins du marié
étaient Barras et Tallien ; ceux de la mariée, Lemarois, aide de camp du
général, et Calmelet, l'homme de confiance de Joséphine. Rendez-vous avait
été pris pour huit heures du soir. Tous s'y trouvaient, moins Bonaparte : il
n'arriva qu'un peu après dix heures. Allons,
monsieur le maire, mariez-nous vite. Sur l'acte de l'état civil,
Bonaparte se dit né le 5 février 1768 ; Joséphine se dit née en 1767. L'un se
vieillissait d'un an et demi, l'autre se rajeunissait de quatre ans. Il n'y
avait plus que six mois de différence entre les deux époux. Tout cela, cour
du soupirant, fiançailles, mariage, fut mené assez rondement et enlevé un peu
à la hussarde. LE DÉPART POUR L'ITALIE. — Le lendemain du mariage, Joséphine conduisit son mari à Saint-Germain pour voir ses deux enfants. La petite Hortense, qui avait alors près de treize ans, était fort intimidée ; elle avait déjà vu son futur beau-père à un dîner chez Barras, où sa mère l'avait conduite et où elle avait été placée à côté du général. Elle avait confié à ses amies de pension qu'elle avait bien du chagrin : sa mère allait épouser le général Bonaparte ; il lui faisait peur ; elle craignait qu'il ne fût bien sévère pour elle et pour Eugène. Mais ce jour-là, le général, marié depuis moins de vingt-quatre heures, fut charmant. Il fit force compliments aux élèves et à leur maîtresse. Il faudra que je vous confie ma petite sœur Caroline, madame Campan ; tâchez de me la rendre aussi savante que la chère Hortense. Et il pinçait légèrement à celle-ci le bout de l'oreille. S'il est vrai que Bonaparte soit allé ce jour-là à Saint-Germain, il ne dut y faire qu'une courte visite ; car il était très occupé à préparer son départ et sa future campagne. Le 2 mars, en effet, sept jours avant son mariage, il avait été nommé général en chef de l'armée d'Italie. L'influence de Barras n'avait pas été étrangère à cette nomination ; on se rappelle le mot qui courut alors : ce commandement, c'était la dot de la citoyenne Beauharnais. Le 11 mars, moins de quarante-huit heures après la cérémonie de la rue d'Antin, Bonaparte montait en chaise de poste. Il partait pour la barrière d'Italie, c'est-à-dire pour dix-neuf ans de gloire et de courses folles à travers l'Europe. LES LETTRES DE BONAPARTE EN ITALIE. — Ah ! quelle impression lui avait donnée cette femme, auprès de laquelle il avait passé quelques heures à peine ! À chaque étape, ce sont des lettres enflammées, telles que femme adorée n'en reçut jamais de plus brûlantes. De Chanceaux, dans la Côte-d'Or, il lui écrivait, le 14 mars : Chaque instant m'éloigne de toi, adorable amie, et à chaque instant je trouve moins de force pour supporter d'être éloigné de toi. Tu es l'objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s'épuise à chercher ce que tu fais. Si je te vois triste, mon cœur se déchire et ma douleur s'accroît. Si tu es gaie, folâtre avec tes amis, je te reproche d'avoir bientôt oublié la douloureuse séparation de trois jours. Comme tu vois, je ne suis pas facile à contenter. Le 4 avril, de Porto-Maurizio, avant d'arriver à Savone, ce nouveau cri de passion : Mon unique Joséphine, loin de toi, le monde est un désert où je reste isolé. Tu m'as ôté plus que mon âme ; tu es l'unique pensée de ma vie.... Par quel art as-tu su captiver toutes mes facultés, concentrer en toi mon existence morale ? Vivre pour Joséphine : voilà l'histoire de ma vie ! Dans un rapport à Carnot, écrit de Plaisance le 9 mai 1796, après le passage du Pô, il trouve moyen de parler de sa femme : Je vous la recommande : elle est patriote sincère, et je l'aime à la folie. Cependant des sentiments d'inquiétude étaient déjà venus assombrir cet amour qui ne pouvait se maîtriser : Ah ! mon adorable femme ! Je ne sais quel sort m'attend ; mais s'il m'éloigne plus longtemps de toi, il me sera insupportable ; mon courage ne va pas jusque-là. L'idée que ma Joséphine peut être mal, et surtout la cruelle, la funeste pensée qu'elle pourrait m'aimer moins flétrit mon âme, arrête mon sang, me rend triste, abattu, ne me laisse pas même le courage de la fureur et du désespoir.... Mourir sans être aimé de toi, c'est le tourment de l'enfer, c'est l'image vive et frappante de l'anéantissement absolu. Il me semble que je me sens étouffer. Mon unique compagne, toi que le sort a destinée pour faire avec moi le voyage pénible de la vie, le jour où je n'aurai plus ton cœur sera celui où la nature sera pour moi sans chaleur et sans végétation. Bonaparte avait culbuté les armées de Colli et de Beaulieu. Sur le point designer l'armistice de Cherasco, il veut à tout prix que Joséphine vienne le rejoindre : Tu as été bien des jours sans m'écrire. Que fais-tu donc ? Tu vas venir, n'est-ce pas ? Tu vas être ici à côté de moi, sur mon cœur, dans mes bras ? Prends des ailes, viens ! viens ! Mais elle ne comprenait rien à cette passion violente, qui était de la lave en fusion ; son indolence, sa nonchalance, sa douceur de se laisser vivre n'étaient point faites pour ces amours dévorantes. Murat, qui était venu à Paris apporter au Directoire les trophées de Montenotte et de Lodi, avait remis à Mme Bonaparte une lettre de son mari. Cette lettre, qu'elle me fit voir, dit un contemporain, portait, ainsi que toutes celles qu'il lui avait adressées depuis son départ, le caractère de la passion la plus violente. Joséphine s'amusait de ce sentiment, qui n'était pas exempt de jalousie. Je l'entends encore lisant un passage dans lequel, semblant repousser des inquiétudes qui visiblement le tourmentaient, son mari lui disait : S'il était vrai pourtant ! Crains le poignard d'Othello ! Je l'entends dire, avec son accent créole, en souriant : Il est drôle, Bonaparte. Malgré tout, la lettre était si pressante ou si impérative qu'il lui fallut partir. Mais quitter Paris, sa maison de la rue Chantereine, le palais du Luxembourg, les salons des Directeurs, quelle tristesse ! LA JALOUSIE DE BONAPARTE. — Joséphine était donc venue en Italie ; combien elle était peu à l'unisson de son mari ! M. Serbelloni vous fera part, écrit-elle à sa tante, de la manière dont j'ai été reçue en Italie, fêtée partout où j'ai passé ; tous les princes d'Italie me donnent des fêtes, même le grand-duc de Toscane, frère de l'empereur. Eh bien, je préfère être simple particulière en France.... Je m'ennuie beaucoup. Bonaparte souffrait de voir sa femme en proie à cette indifférence, quand lui-même débordait de passion et d'activité ; il le lui disait, avec l'accent d'un disciple de la Nouvelle Héloïse : Tes lettres sont froides comme cinquante ans ; elles ressemblent à quinze ans de mariage. On y voit l'amitié et les sentiments de cet hiver de la vie. C'est bien méchant, bien mauvais, bien traître à vous. Que vous reste-t-il pour me rendre bien à plaindre ? Ne plus m'aimer ? Eh ! c'est déjà fait. Me haïr ? Eh bien, je le souhaite : tout avilit, hors la haine ; mais l'indifférence au pouls de marbre, à l'œil fixe, à la démarche monotone !... La jalousie avait dès lors mordu Bonaparte au cœur, de cette morsure qui laisse des traces impérissables. C'était en 1798, pendant la campagne d'Égypte. Un jour, devant El-Arish, il se promenait seul avec Junot. Celui-ci rapportait au général des bruits fâcheux, qui circulaient sur Joséphine et que des lettres privées avaient fait connaître à l'armée. Bonaparte l'écoute, les yeux égarés, puis il va rejoindre Bourrienne. Vous ne m'êtes point attaché, lui dit-il brusquement. Ah ! les femmes !... Joséphine !... Si vous m'étiez attaché, vous m'auriez informé de tout ce que je viens d'apprendre par Junot. Voilà un véritable ami ! Joséphine !... Et je suis à six cents lieues.... Vous deviez me le dire. Joséphine !... M'avoir ainsi trompé ! Malheur à eux ! J'exterminerai cette race de freluquets et de blondins !... Quant à elle, le divorce. Oui ! le divorce ! Un divorce public, éclatant ! Il faut que j'écrive ! Je sais tout.... C'est votre faute. Vous deviez me le dire. Sa jalousie était telle qu'il en entretenait le propre fils de Joséphine, Eugène, âgé alors de dix-sept ans, et qui était son aide de camp. C'est ordinairement le soir, rapporte Eugène, qu'il me faisait ses plaintes et ses confidences, en se promenant à grands pas dans sa tente. J'étais le seul avec lequel il pût librement s'épancher. Je cherchais à adoucir ses ressentiments ; je le consolais de mon mieux et autant que pouvaient me le permettre mon âge et le respect qu'il m'inspirait. LA RÉCONCILIATION DES DEUX ÉPOUX. — Quand Bonaparte était rentré brusquement à Paris, le 16 octobre 1799, il n'avait pas trouvé Joséphine dans sa maison de la rue de la Victoire. L'épouse soupçonnée était allée au-devant du vainqueur des Pyramides, en prenant la route de Bourgogne ; comme celui-ci était passé par Nevers, ils ne s'étaient pas rencontrés. Joséphine revint en toute hâte à Paris. La première entrevue des deux époux fut très froide ; mais bien vite Bonaparte retomba sous le charme de cette femme qui l'ensorcelait. Puis, avec ses relations de société, avec son art de maîtresse de maison, elle lui était utile pour un double rôle qu'il songeait à jouer, le rôle de conspirateur préparant un coup d'État, le rôle de vainqueur voulant réconcilier les esprits et tenir une cour. Les années du Consulat furent pour Joséphine ses années heureuses ; aux Tuileries, surtout à la Malmaison, elle devenait de jour en jour une manière de reine. Elle avait fini par obtenir de son mari un gage d'affection auquel elle tenait beaucoup : le 30 novembre 1804, le cardinal Fesch, oncle de l'Empereur, avait célébré aux Tuileries le mariage religieux des deux époux. Le surlendemain, 2 décembre, Joséphine avait été associée au sacre ; Napoléon l'avait couronnée lui-même à Notre-Dame, et avec quel apparat ! Elle était sa femme devant Dieu ; elle était impératrice, reconnue et proclamée comme telle à la face du pape, des rois et des peuples. JOSÉPHINE IMPÉRATRICE. — On pense bien qu'il n'y aurait rien à dire de Joséphine pendant l'époque impériale, si l'on avait l'idée de parler de son rôle politique. Joséphine n'eut jamais la prétention de compter dans l'État ; et si elle en avait eu l'idée, le rôle eût été entièrement impossible à la femme de César. Elle continua à vivre sous l'Empire comme elle avait vécu sous le Consulat. Bonne, compatissante, secourable, elle employait le crédit dont elle pouvait disposer à secourir et à défendre les malheureux. Que d'émigrés lui durent la radiation de leurs noms sur les listes fatales et la restitution de leurs biens ! A plus de quarante ans, Joséphine avait conservé un air de jeunesse et un aspect séduisant. Le regard avait un très grand charme ; la bouche, fort petite, cachait avec adresse de mauvaises dents ; le teint, un peu foncé, se dissimulait habilement à l'aide des fards ; la taille était toujours parfaite ; les membres, souples et délicats ; toute la démarche, aisée et gracieusement nonchalante. Elle était bien la Joséphine qu'a immortalisée le pinceau de Prud'hon. Assise, clans une attitude de rêverie, sur un banc de rochers, au milieu des bois de la Malmaison, vêtue d'une robe blanche décolletée à broderies d'or, un châle rouge drapé autour d'elle, elle s'offre à l'admiration. LE LUXE DE JOSÉPHINE. — La plus grande passion de Joséphine, la seule peut-être, était la parure, qui l'entraînait à des dépenses excessives. Bourrienne rapporte à ce propos de curieuses confidences que l'Empereur lui faisait sur l'Impératrice au mois de mars 1805. Allez la voir, tâchez encore une fois de lui faire entendre raison sur ses folles dépenses ; chaque jour j'en découvre de nouvelles, et cela me met au supplice. Quand je lui en parle, je me fâche, je m'emporte, elle pleure, je lui pardonne, je crie, elle fait de belles promesses ; mais le lendemain, c'est la même chose, et c'est toujours à recommencer. Le secrétaire de Napoléon était allé reporter ces paroles à l'Impératrice. Que voulez-vous, lui répondit-elle avec une naïveté touchante, est-ce que c'est ma faute ? On m'apporte de belles choses ; on me les montre ; on les vante devant moi ; je les achète ; on ne me demande pas d'argent ; et puis, on réclame le paiement quand je n'en ai pas ; après, cela va à ses oreilles, et il se met en colère. Quand j'ai de l'argent, Bourrienne, vous savez l'emploi que j'en fais ; je le donne en grande partie à des malheureux qui viennent m'en demander, à de pauvres émigrés. Allons, je vais tâcher d'être plus économe ; dites-le-lui si vous le revoyez. Les reproches de Napoléon sur les folles dépenses de Joséphine n'étaient que trop fondés ; elle était incapable de se priver d'une fantaisie, même ruineuse. Sous le Consulat, elle avait entendu parler d'un collier de perles qui avait appartenu à Marie-Antoinette. C'était deux cent cinquante mille francs à trouver. Elle les trouva, grâce à la complaisance du ministre de la Guerre Berthier, dans la liquidation des comptes des hôpitaux d'Italie. Mais comment porter sur elle ces perles magnifiques puisque Bonaparte n'avait pas su le premier mot de cette folie ? Bref, à une grande soirée, elle se décida. Eh bien ! qu'est-ce que tu as donc là ? lui dit Bonaparte. Comme te voilà belle aujourd'hui ! Qu'est-ce que c'est donc que ces perles ? Il me semble que je ne les connais pas. — Eh ! mon Dieu ! si. Tu les a vues dix fois ; c'est le collier que m'a donné la République Cisalpine, que j'ai mis dans mes cheveux. — Il me semble pourtant.... — Tiens, demande à Bourrienne, il te le dira. — Eh bien, Bourrienne, que dites-vous de cela ? Vous rappelez-vous ? — Oui, général, je me rappelle très bien les avoir déjà vues. Il ne mentait pas, puisque Joséphine, qui l'avait prévenu à l'avance de son mensonge, les lui avait déjà montrées. Elle avait pour les châles une véritable passion. Sa garde-robe en contenait de trois cents à quatre cents ; elle en faisait des robes, des couvertures pour son lit, des coussins pour son chien. Elle achetait de toutes mains sans demander les prix. Aussi ses dépenses arrivaient à des sommes effrayantes ; dans le désordre où elle vivait, des mémoires restaient impayés. Quand Napoléon était à l'île d'Elbe, des mémoires de fournisseurs de Joséphine, morte à cette époque, vinrent fondre sur lui de toutes les parties de l'Italie. Il disait qu'avec tout l'argent qu'elle avait eu, elle aurait pu, avec un peu d'ordre et de régularité, laisser de cinquante à soixante millions. SON CARACTÈRE. — C'était là le grand grief que l'Empereur pouvait lui reprocher. Qu'elle fût d'un esprit médiocrement cultivé, qu'elle n'eût jamais ouvert un livre ni tenu une plume : cela ne comptait pas aux yeux d'un époux très peu féministe. Pour le reste, elle était parfaite ; ne l'avait-il pas toujours trouvée de l'humeur la plus égale et de l'obéissance la plus empressée ? Montais-je en voiture, au milieu de la nuit, pour la course la plus lointaine, à ma grande surprise j'y trouvais Joséphine tout établie, bien qu'elle n'eût pas dû être du voyage. Mais il vous est impossible de venir ; je vais trop loin ; vous auriez trop à souffrir. — Pas le moindrement, répondait Joséphine. — Et puis, il faut que je parte à l'instant. — Aussi, me voilà toute prête. — Mais il vous faut un grand attirail. — Aucun, tout est préparé. Et la plupart du temps il fallait bien que je cédasse. Napoléon a dit encore de Joséphine qu'elle était les grâces et tous leurs charmes ; qu'elle professait à tout moment et en toute occasion la soumission, le dévouement, la complaisance la plus absolue. Aussi lui avait-il toujours conservé les plus tendres souvenirs et la plus vive reconnaissance. L'IDÉE DU DIVORCE. — Mais que d'ennemis autour de cette femme ! La jalousie des frères et des sœurs de son mari, en particulier de Lucien et de Caroline, n'avait jamais désarmé à son égard. Elle sentait bien d'autre part qu'elle était un obstacle à la fortune de Napoléon, depuis que son pouvoir était devenu héréditaire. Elle ne lui avait pas donné d'enfant, elle ne pouvait plus lui en donner : alors à quoi servait-elle ? Elle se rendait compte que l'égoïsme féroce de son mari ou, si l'on veut que la raison d'État finirait par l'emporter sur les dernières traces d'une passion qui avait été très vive, qui se rallumait encore de temps en temps, mais qui, malgré tout, n'était plus qu'un feu expirant. Napoléon avait été sur le point de congédier brutalement Joséphine quelques jours à peine avant le sacre ; elle avait acquis la preuve qu'il avait à Saint-Cloud même une liaison, il le sut. Irrité de se voir découvert, il lui avait fait die scène terrible : il était décidé à secouer le joug, à écouter les conseils de la politique qui voulait qu'il eût une femme capable de lui donner des enfants ; il avait dit à Eugène de venir à Saint-Cloud pour régler les conditions du départ de sa mère. Puis cette colère s'était apaisée ; la douceur et les larmes de Joséphine avaient repris leur empire. Tout paraissait oublié, puisqu'elle avait obtenu de faire bénir son mariage par l'Église l'avant-veille du couronnement. Elle avait demandé au cardinal Fesch, qui l'avait mariée, une attestation par écrit de la cérémonie ; il paraît qu'elle la conserva toujours avec soin et que, malgré les instances de l'Empereur, elle ne consentit jamais à s'en dessaisir. Alors, se croyant plus assurée de l'avenir, elle s'était résignée au rôle d'épouse docile et indulgente : elle acceptait de la part de Napoléon de singulières confidences, elle l'aidait même parfois à dénouer des chaînes qui lui devenaient incommodes. Cela n'empêchait pas l'idée du divorce, qui était entrée
depuis longtemps dans l'esprit de Napoléon, de devenir de jour en jour plus
obsédante. Si, du moins, disait-il à
Bourrienne en 1805, si du moins j'avais un enfant
d'elle ! C'est le tourment de ma vie que de n'avoir pas d'enfant ; je
comprends bien que nia position ne sera assurée que quand j'en aurai un. Si
je venais à manquer, aucun de mes frères n'est capable de me remplacer ; tout
est commencé ; rien n'est achevé. Dieu sait ce qui arrivera. Peu après le couronnement, Napoléon fit à Joséphine une
proposition extraordinaire : consentirait-elle à feindre une grossesse avec
assez d'habileté pour que tout le monde s'y trompât et à présenter un
héritier qui serait son fils à lui et dont elle ne serait pas la mère ? Il
paraît qu'elle accepta l'idée de cette extravagance. Il n'y avait plus qu'à
la faire accepter par Corvisart, le premier médecin. Si
je parviens, lui dit l'Empereur, à m'assurer
de la naissance d'un garçon, qui sera mon fils à moi, je voudrais que, témoin
d'une feinte d'accouchement de l'Impératrice, vous fissiez tout ce qui sera
nécessaire pour donner à cette ruse toutes les apparences d'une réalité.
Corvisart eut l'honnêteté de se refuser à cette machination. Fouché avait une
solution de ce problème délicat ; elle était d'une simplicité radicale. Il
l'exprimait ainsi dès l'année 1805 : Il serait à
souhaiter que l'Impératrice vînt à mourir, cela lèverait bien des
difficultés. Tôt ou tard il faudra bien qu'il prenne une femme qui fasse des
enfants ; car, tant qu'il n'aura pas d'héritier direct, il y aura à craindre
que sa mort ne soit le signal de dissolution. Ses frères sont d'une
incapacité révoltante, et l'on verrait surgir un nouveau parti en faveur des
Bourbons, et c'est ce qu'avant tout il faut prévenir. NAPOLÉON ABORDE LA QUESTION DU DIVORCE. — Napoléon avait eu l'idée d'adopter un fils de son frère Louis ; mais, outre qu'il lui eût été beaucoup plus agréable de transmettre ses couronnes à un fils né de lui-même et non à un fils adoptif, la santé de cet enfant lui inspirait des inquiétudes. Il se servit de ce prétexte pour entretenir un jour Joséphine d'un projet de divorce, fondé sur la nécessité où il pourrait se trouver de prendre une femme qui lui donnât des enfants. Si pareille chose arrivait, Joséphine, alors ce serait à toi de m'aider à un tel sacrifice. Je compterais sur ton amitié pour me sauver de tout l'odieux de cette rupture forcée. Tu prendrais l'initiative, n'est-ce pas ? et, entrant dans ma position, tu aurais le courage de décider toi-même de ta retraite ? La réponse de Joséphine fut pleine de dignité. Elle eut la force de rester maîtresse d'elle-même ; sans toucher un mot de l'abandon cruel auquel Napoléon la condamnait si facilement, elle se borna à dire, avec un ton de tristesse cérémonieuse : Sire, vous êtes le maître, et vous déciderez de mon sort. Quand vous m'ordonnerez de quitter les Tuileries, j'obéirai à l'instant ; mais c'est bien le moins que vous l'ordonniez d'une manière positive. Je suis votre femme, j'ai été couronnée par vous en présence du pape ; de tels honneurs valent bien qu'on ne les quitte pas volontairement. Si vous divorcez, la France entière saura que c'est vous qui me chassez, et elle n'ignorera ni mon obéissance, ni ma profonde douleur. Cependant une campagne s'organisait pour amener la malheureuse, de gré ou de force, à subir la rupture de son mariage. LES MANŒUVRES DE FOUCHÉ. — Fouché, qui était ministre de la Police générale et qui avait à ce moment toute la faveur de l'Empereur, avait eu un jour avec lui, au mois d'octobre 1807, pendant un séjour à Fontainebleau, un long entretien dans son cabinet et il avait dîné à sa table. L'Empereur avait été très gai. Le soir du même jour, vers minuit, un valet de chambre de l'Impératrice vint brusquement demander, de la part de sa maîtresse, Mme de Rémusat ou M. de Rémusat, qui était premier chambellan. Celui-ci accourut tout de suite. Il trouva l'Impératrice échevelée, à demi déshabillée, le visage renversé. Elle lui tendit, avec la plus vive émotion, une grande lettre, signée de Fouché. Le ministre disait lui écrire de sa propre initiative et tout à fait à l'insu de l'Empereur ; il sollicitait l'Impératrice de garder pour elle seule, dans le plus profond secret, une démarche qu'il croyait devoir faire par intérêt pour l'Empereur. Napoléon était le maître souverain de la France, mais on devait compter avec l'avenir que la France lui avait confié. Il ne faut pas, disait-il, se le dissimuler, Madame : l'avenir politique de la France est compromis par la privation d'un héritier de l'Empereur. Comme ministre de la Police, je suis à portée de connaître l'opinion publique, et je sais qu'on s'inquiète sur la succession d'un tel Empire. Représentez-vous quel degré de force aurait aujourd'hui le trône de Sa Majesté s'il était appuyé par l'existence d'un fils ! Convaincu que l'Empereur ne se déciderait jamais à prendre l'initiative d'un si douloureux sacrifice, Fouché se permettait de conseiller à l'Impératrice de faire ce courageux effort et de s'immoler à la France. Le lendemain matin, Joséphine alla trouver Napoléon et lui montra cette lettre. L'Empereur affecta autant de surprise que de colère. Si je ministre n'était point déjà parti pour Paris, il l'aurait fortement tancé ; il était prêt, si Joséphine le désirait, à le punir et même à lui enlever le ministère de la Police. Beaucoup de caresses accompagnèrent cette protestation ; mais elles dissimulaient mal, paraît-il, l'embarras où était l'Empereur. Quelques jours après, Fouché était de retour à Fontainebleau. Napoléon le reçut sèchement. Il lui écrivit, le 5 novembre 1807, cette lettre, qui a bien un ton de colère : Monsieur Fouché, depuis quinze jours il me revient de votre part des folies ; il est temps enfin que vous y mettiez un terme, et que vous cessiez de vous mêler, directement ou indirectement, d'une chose qui ne saurait vous regarder d'aucune manière ; telle est ma volonté. Mais, en même temps, il disait à sa femme, en lui prodiguant de plus en plus des marques de sa tendresse : C'est un excès de zèle ; il ne faut pas lui en savoir mauvais gré, au fond. Il suffit que nous soyons déterminés à repousser ses avis, et que tu croies que je ne pourrais pas vivre sans toi. Cependant Fouché continuait à faire travailler l'opinion publique ; la police répandait de tous les côtés l'idée qu'il était nécessaire, pour l'avenir du régime impérial, que l'Empereur eût un héritier de son propre sang. Le propos se répétait dans les cafés, et Napoléon pouvait croire que l'opinion lui était favorable sur cette question délicate. Fouché voulait enlever à son rival, le prince de Bénévent, le mérite d'être l'auteur ou l'inspirateur du divorce ; il savait en outre que, dans le voisinage immédiat de l'Empereur, la reine de Naples, qui depuis longtemps poursuivait Joséphine de sa haine, soutenait la même cause par des arguments de toute nature. LES HÉSITATIONS DE NAPOLÉON. — Talleyrand, par jalousie de Fouché, paraissait assez disposé à défendre les intérêts de Joséphine ; en réalité, il voulait que le divorce eût lieu au moment que lui-même estimait opportun pour un futur mariage auquel il songeait déjà. L'Empereur lui confiait ses hésitations ; mais la raison d'État de jour en jour devenait plus forte que les souvenirs de l'ancienne affection. Mme de Rémusat rapporte une scène singulière, qui se place sans doute au mois de mars 1808 ; elle en tenait le récit de Joséphine elle-même. Napoléon avait fait venir l'Impératrice pour dîner ; le repas avait été triste et silencieux. Elle s'était retirée ensuite pour mettre sa toilette de soirée ; mais on était venu la chercher, en lui disant que l'Empereur souffrait de violentes crises d'estomac. En la voyant il n'avait pu retenir ses larmes ; il l'avait attirée sur son lit où il s'était jeté et, sans égard pour son élégante toilette, il la pressait dans ses bras. Ma pauvre Joséphine, je ne pourrai point te quitter ! Son excitation nerveuse était de plus en plus grande. Joséphine lui conseillait de ne pas se montrer ainsi en public et de se coucher. II y consentit, mais à condition qu'elle se dépouillât elle-même de sa parure de soirée et qu'elle se mît an lit avec lui ; il répétait sans cesse, les larmes aux yeux : Ils m'environnent, ils me tourmentent, ils me rendent malheureux ! Toute la nuit, ce fut un mélange d'agitations et de tendresses. Le lendemain matin, l'Empereur semblait maître de lui. NAPOLÉON DÉCIDE LE DIVORCE. — Le parti de Napoléon fut bientôt arrêté. Puisque l'Impératrice n'avait point l'air de comprendre l'initiative qu'on s'efforçait de lui suggérer, il n'y avait plus qu'à lui signifier une volonté sans appel. Après la sape, ce fut l'attaque brusquée ; elle se fit le 30 novembre 1809, aux Tuileries. M. de Bausset assista, comme préfet du palais, à cette scène dramatique. Le café fut présenté, et Napoléon prit lui-même sa tasse que tenait le page de service, en faisant signe qu'il voulait être seul. Tout à coup j'entends partir du salon de l'Empereur des cris violents poussés par l'Impératrice Joséphine. L'huissier de la chambre, pensant qu'elle se trouvait mal, fut au moment d'ouvrir la porte ; je l'en empêchai, en lui observant que l'Empereur appellerait du secours s'il le jugeait convenable. J'étais debout près de la porte, lorsque Napoléon l'ouvrit lui-même et, m'apercevant, me dit vivement : Entrez, Bausset, et fermez la porte. J'entre dans le salon, et j'aperçois l'Impératrice étendue sur le tapis, poussant des cris et des plaintes déchirantes. Non, je n'y survivrai point, disait l'infortunée. Napoléon me dit : Êtes-vous assez fort pour enlever Joséphine et la porter chez elle, par l'escalier intérieur qui communique à son appartement, afin de lui faire donner les soins et les secours que son état exige ? Avec l'aide de Napoléon, je l'enlevai dans mes bras et lui-même, prenant un flambeau sur la table, m'éclaira et m'ouvrit la porte du salon. Parvenu à la première marche de l'escalier, j'observai à Napoléon qu'il était trop étroit pour qu'il me fût possible de descendre sans danger de tomber. Ayant appelé le garçon du portefeuille, il lui remit le flambeau. Napoléon prit lui-même les deux jambes de Joséphine pour m'aider à descendre avec plus de ménagement. Lorsqu'elle sentit les efforts que je faisais pour l'empêcher de tomber, l'Impératrice me dit tout bas : Vous me serrez trop fort. Je vis alors que je n'avais rien à craindre pour sa santé, et qu'elle n'avait pas perdu connaissance un seul instant. L'agitation, l'inquiétude de l'Empereur étaient extrêmes. Dans le trouble qu'il éprouvait, il m'apprit la cause de tout ce qui venait de se passer. Les mots s'échappaient avec peine et sans suite, sa voix était émue, oppressée, et des larmes mouillaient ses yeux. Il fallait réellement qu'il fût hors de lui pour me donner tant de détails, à moi, placé si loin de ses conseils et de sa confiance. Toute cette scène ne dura pas plus de sept à huit minutes. Napoléon envoya de suite chercher Corvisart, la reine Hortense, Cambacérès, Fouché et, avant de remonter dans son appartement, il alla s'assurer par lui-même de l'état de Joséphine, qu'il trouva plus calme et résignée. Cependant, le dimanche 3 décembre, l'Impératrice assistait, dans une tribune de Notre-Dame, à un Te Deum qui fut chanté en l'honneur d'Austerlitz et du traité de Vienne. Le lendemain, elle figurait encore à un bal magnifique qui se donnait à l'Hôtel de Ville de Paris ; assise sur un trône à côté de l'Empereur, elle présida pendant quelque temps à la réception, puis elle fit avec lui le tour des salons. Tous les regards étaient dirigés sur elle, elle avait toujours sa même bonne grâce souriante. Ce fut la dernière fois qu'elle parut officiellement en public. 1809. LE DIVORCE. — Tout avait été arrêté ; il ne s'agissait plus que de formalités officielles. L'Impératrice avait accepté elle-même l'idée du divorce dans cette lettre, datée du 15 décembre, et dont tous les termes lui avaient été dictés : Avec la permission de notre auguste et cher époux, je dois déclarer que ne conservant aucun espoir d'avoir des enfans qui puissent satisfaire les besoins de sa politique et l'intérêt de la France, je me plais à lui donner la plus grande preuve d'attachement et de dévouement qui ait jamais été donnée sur la terre. Je tiens tout de ses bontés ; c'est sa main qui m'a couronnée, et du haut de ce trône je n'ai reçu que des témoignages d'affection et d'amour du peuple français. Je crois reconnaître tous ces sentimens en consentant à la dissolution d'un mariage qui désormais est un obstacle au bien de la France, qui la prive du bonheur d'être un jour gouvernée par les descendants d'un grand homme si évidemment suscité par la Providence pour effacer les menaces d'une terrible révolution et rétablir l'autel, le trône et l'ordre social. Mais la dissolution de mon mariage ne changera rien aux sentimens de mon cœur : l'Empereur aura toujours en moi sa meilleure amie. Je sais combien cet acte commandé par la politique et par de si grands intérêts a froissé son cœur ; mais l'un et l'autre nous sommes glorieux du sacrifice que nous faisons au bien de la patrie. — JOSÉPHINE. La cassation du mariage civil n'était point malaisée, puisque le Sénat était chargé de régler tout ce qui n'avait pas été prévu par la Constitution et qui était nécessaire à sa marche. L'Empereur voulut, par une singulière exigence et pour bien montrer que tout se passait sans violence, qu'Eugène de Beauharnais informât lui-même le Sénat de la décision de sa mère ; il le fit, à titre d'archichancelier d'État. Il importe, dit-il, au bonheur de la France que le fondateur de cette quatrième dynastie vieillisse environné d'une descendance directe qui soit notre garantie à tous. Les larmes qu'a coûtées cette résolution à l'Empereur suffisent à la gloire de ma mère. Il paraissait plus difficile d'obtenir la cassation du mariage religieux ; mais l'officialité parisienne était tout à la dévotion de l'Empereur ; elle découvrit que le mariage du 30 novembre 1804 était irrégulier. Il n'avait pas été précédé de la publication des bans exigée par le droit canon ; il n'avait pas été fait en présence du curé de la paroisse ou de son vicaire ; puis, et cela peut paraître le plus singulier de tout dans cette singulière histoire, il n'y avait pas eu consentement de l'Empereur. Donc le mariage religieux était un acte sans valeur. Le 14 décembre 1809, le conseil privé s'assemblait à dix heures du soir, en l'absence de l'Empereur, pour arrêter le texte des actes du divorce. Peu après, devant toute la famille impériale réunie, Napoléon et Joséphine signaient l'acte qui annulait leur mariage. Le lendemain, après avoir passé dans la matinée la revue d'une division de la Garde, l'Empereur assistait, à deux heures, au départ de Joséphine. Elle quittait les Tuileries et se retirait pour toujours à la Malmaison. LES DERNIÈRES ANNÉES À LA MALMAISON. — Napoléon avait conservé à Joséphine le titre et le rang d'Impératrice-Reine. Il lui avait assuré une liste civile de deux millions de francs, qui fut plus tard portée à trois. Il lui donna à plusieurs reprises des cadeaux ; cent mille francs en 1810 pour l'extraordinaire de la Malmaison, plusieurs centaines de mille francs pour des parures de rubis, de l'argenterie, hors linge, un service de porcelaine, etc. Il lui fit d'assez fréquentes visites. Il lui écrivait en lui parlant de la Malmaison : Ce lieu est tout plein de nos sentiments qui ne peuvent et ne doivent jamais changer, du moins de mon côté. J'ai bien envie de te voir, mais il faut que je sois sûr que tu es forte et non faible ; je le suis aussi un peu, et cela me fait un mal affreux.... Ne doute jamais de mes sentiments pour toi : ils dureront autant que moi ; tu serais fort injuste si tu en doutais. Joséphine ne quitta plus ce domaine, où elle avait multiplié les embellissements, et dont le parc, planté par elle d'essences rares, était devenu comme un jardin d'acclimatation. L'Empereur lui amena un jour le petit roi de Rome ; en laissant ses doigts se jouer dans les boucles blondes de cet enfant, des larmes lui vinrent .aux yeux. Elle passa à la Malmaison ces tristes années 1812, 1813, 1814, si différentes des années où elle avait été la femme du Premier Consul et de l'Empereur triomphant. Il me semble quelquefois, disait-elle, que je suis morte et qu'il ne me reste qu'une sorte de faculté vague de sentir que je ne suis plus. Napoléon était parti pour l'île d'Elbe sans l'avoir revue. Les souverains étrangers vinrent lui rendre visite ; Alexandre, en particulier, lui promit sa protection. Elle n'eut point à en profiter ; elle mourut peu de jours après, le 29 mai 1814, à la veille d'avoir cinquante et un ans accomplis. Ses enfants, Eugène et Hortense, avaient assisté à ses derniers moments. Quelques années plus tard, ils firent construire pour elle un beau tombeau de marbre dans l'église voisine de Rueil. Ainsi semble-t-il que le souvenir de cette femme, un peu légère peut-être et prodigue, mais qui fut comme le bon génie de l'Empereur, continue à errer parmi les ombrages de la Malmaison. |