LES SŒURS DE BONAPARTE À MARSEILLE. — LA. JEUNESSE D'ÉLISA. — SON MARIAGE AVEC BACCIOCHI. — LA PERSONNE D'ÉLISA. — LE SALON DE MADAME BACCIOCHI. — LE TITRE D'ALTESSE IMPÉRIALE. — LA FÊTE DU COURONNEMENT. — 1805. ÉLISA, PRINCESSE DE LUCQUES ET DE PIOMBINO. — 1808. ÉLISA, GRANDE-DUCHESSE DE TOSCANE. — PAULINE EN VÉNUS BORGHÈSE. — MARIAGE DE PAULINE AVEC LECLERC. — MADAME LECLERC À SAINT-DOMINGUE. — MARIAGE DE PAULINE AVEC LE PRINCE BORGHÈSE. — LA VIE ERRANTE DE PAULINE. — LES DERNIÈRES ANNÉES DE PAULINE. — MARIAGE DE CAROLINE AVEC MURAT. — 1806. CAROLINE, GRANDE-DUCHESSE DE CLÈVES ET DE BERG. — 1808. CAROLINE, REINE DE NAPLES. — 1815. LA FIN DE MURAT. — LES DERNIÈRES ANNÉES DE CAROLINE. — LES NAPOLÉONIDES. LES SŒURS DE BONAPARTE À MARSEILLE. — Comme les frères de Napoléon, les sœurs du grand homme ont tenu une place importante dans son histoire et dans l'histoire générale. Au moment où Napoléon commençait à arriver à la gloire, elles commençaient à arriver à la notoriété. Au mois de juin 1793, le capitaine d'artillerie Napoléon Bonaparte débarquait à Toulon avec sa mère, ses quatre frères et ses trois sœurs. Chassés de leur île natale par le triomphe de la faction paoliste, ces réfugiés corses venaient demander asile à la France ; ils étaient à peu près sans ressources. De quoi vivaient-ils ? À Marseille, où ils s'étaient bientôt transportés, leur existence fut d'abord très difficile. À titre de réfugiés patriotes, a dit plus tard l'un d'eux, nous obtînmes des rations de pain de munition et des secours modiques, mais suffisants pour vivre, à l'aide surtout des épargnes de notre bonne mère. Cette vie de privations ne dura pas longtemps. Au mois de décembre, la prise de Toulon valait à Napoléon le grade de général de brigade ; il put envoyer à sa mère et à ses sœurs quelques assignats prélevés sur sa solde. L'avenir était assuré. Moins de deux ans plus tard, la journée de Vendémiaire mettait en pleine lumière le nom de Bonaparte. C'est alors qu'on commença à parler des filles de Mme Bonaparte ; en 1795, Élisa avait dix-huit ans, Pauline en avait quinze, Caroline en avait treize. Le 10 prairial an IV, 30 mai 1796, elles figuraient à la fête de la Victoire et de la Reconnaissance que la municipalité de Marseille avait organisée aux allées de Meilhan. Discours patriotiques, défilés militaires, rien ne manqua à cette solennité ; mais l'apothéose, ce fut la remise solennelle des palmes de la victoire à la mère et aux sœurs du jeune général. Les spectateurs, dit un récit du temps, ne purent se défendre d'une vive émotion, en voyant le laurier, qui devait couronner la valeur, remis entre les mains de la vertu, des grâces et de la beauté. Dans leur appartement de la rue Paradis, les trois sœurs s'amusaient à jouer la comédie, aux chandelles, entre deux paravents. bUn cercle de jeunes gens s'était formé autour de ces jeunes filles, qui portaient un nom devenu tout à coup célèbre, et qui, au charme de l'accent italien, joignaient l'attrait de physionomies originales. En s'amusant ainsi de leur mieux à Marseille, les trois sœurs faisaient, sans s'en douter, l'apprentissage de rôles autrement importants qu'elles devaient jouer un jour sur la scène du monde. Car les temps n'étaient pas bien éloignés où Élisa allait devenir grande-duchesse de Toscane, Pauline princesse Borghèse, Caroline reine de Naples. De toutes les métamorphoses d'une époque qui en vit tant, celles-là ne furent pas parmi les moins surprenantes. LA JEUNESSE D'ÉLISA. — L'aînée des sœurs, Élisa, était seule à cette époque à avoir reçu une instruction régulière. Charles Bonaparte, qui avait obtenu de faire élever son fils aîné Joseph au collège d'Autun, le second Napoléon à l'École militaire de Brienne, avait encore réussi à faire entrer Élisa à la Maison royale de Saint-Cyr. Élisa s'appelait de son vrai nom Maria-Anna ; les dames de Saint-Cyr lui avaient donné le prénom d'Élisa, pour la distinguer de sa compatriote Marianna de Casablanca. Elle passa huit ans environ dans cette noble maison, où l'on sentait vivre encore, au bout de près d'un siècle, l'esprit de Mme de Maintenon. Pour cette petite fille d'Ajaccio, qui avait quitté sa ville natale et ses parents à sept ans à peine, les années de Saint-Cyr durent être de longues années d'exil. De loin en loin, elle recevait quelques rares visites, son frère Napoléon, quand il fut à l'École militaire de Paris, un ami de celui-ci, Bourrienne, ou encore une amie de sa famille, Mme Permon, dont la fille devait être un jour la duchesse d'Abrantès. La Révolution, qui démolissait alors tint de choses à Versailles et à Paris, n'épargna pas la vieille maison d'éducation ; un décret de la Législative, postérieur de quelques jours à la prise des Tuileries, ordonna la fermeture de Saint-Cyr. Élisa fut sans doute toute à la joie de retourner auprès de sa famille, de revoir la Corse et de faire ce long voyage en compagnie de Napoléon, qui portait avec fierté son uniforme tout neuf de capitaine d'artillerie. Le frère et la sœur ne firent que traverser Paris, au moment même où la capitale était ensanglantée par les massacres de Septembre ; au mois d'octobre, ils étaient arrivés à Ajaccio. Élisa était alors dans l'épanouissement de sa seizième année ; comme beaucoup de jeunes filles de la Corse, elle avait déjà des allures de femme. Le contre-amiral Truguet, qui commandait à cette époque une division navale en Corse, était reçu chez Mme Bonaparte ; il remarqua sa fille aînée. Bien qu'il eût quarante-deux ans, il fut à un moment question d'un mariage. Plus tard, il regrettait de ne pas y avoir donné suite : du coup, sa fortune aurait été assurée. SON MARIAGE AVEC BACCIOCHI. — Les Bacciochi étaient, comme les Bonaparte, une famille corse établie à Marseille. L'un de ses membres, Pascal (plus tard Félix) Bacciochi, était un cavalier d'assez belle prestance, qui avait un certain talent sur le violon. C'était le plus clair de ses mérites. Il passait pour à peu près dénué de facultés intellectuelles ; mais, au dire de son beau-frère Lucien, il était bon et rebon ; Lucien parle encore de l'excès de sa bonacité. Pour le moment, à trente-cinq ans, il était capitaine d'infanterie. Il eût été facile à Élisa de choisir un officier plus en vue parmi les compagnons de son frère ; impatiente sans doute de s'établir, elle se décida à devenir Mme Bacciochi. C'était au mois de mai 1797, à Marseille ; elle venait d'avoir vingt ans. Il est probable qu'elle ne fut pas longtemps à découvrir l'insignifiance de son mari. Le bon Bacciochi, toujours très épris de son violon, eut, dès le premier jour, le rôle le plus effacé ; on était assez porté dans son entourage à ignorer son existence. Talleyrand le lui fit sentir un jour d'une manière un peu cruelle. C'était à la chute de l'Empire. Bacciochi ne pouvait plus conserver les titres qu'il avait dus à sa femme : prince de Lucques et de Piombino, grand-duc de Toscane ; le pauvre prince-consort ne savait plus quel nom prendre. Prenez donc le nom de Bacciochi, lui dit Talleyrand ; il y a longtemps qu'il est vacant. LA PERSONNE D'ÉLISA. — C'est de nos trois sœurs, écrit Joseph en parlant d'Élisa, celle qui, au moral comme au physique, avait le plus de traits de ressemblance avec Napoléon. Elle se souciait peu de plaire, du moins par la séduction extérieure ; elle abandonnait la beauté à Pauline, et à Caroline les manèges de la coquetterie. Toutes ces choses qu'on appelle bras et jambes, dit la duchesse d'Abrantès, étaient attachées au corps comme cela s'était trouvé. Les os étaient carrés et la charpente très osseuse, ce qui formait un ensemble désagréable. Le même auteur dit encore qu'elle n'avait jamais connu de personne plus désagréablement pointue que celle-là. Elle avait la parole brève et impérieuse de Napoléon ; mais, comme lui, elle aimait la gloire. Dans le salon de Marseille, a écrit un de leurs familiers, on n'entendait parler que de belles actions de guerre. Les demoiselles les racontaient avec emphase, elles savaient les noms de tous les braves qui se distinguaient. Élisa surtout s'exprimait avec une énergie inaccoutumée à son sexe. LE SALON DE MADAME BACCIOCHI. — En attendant d'exercer une manière de royauté politique, Mme Bacciochi commença par régner sur un salon. Elle habitait à Paris, avec sa mère et son frère Lucien, à l'hôtel de Brienne, qui est aujourd'hui l'hôtel du Ministère de la Guerre. Élisa, disait Lucien avec quelque ironie, donne tout à fait dans les savants. Sa maison est un tribunal où les auteurs viennent se faire juger. Il ne paraît pas qu'elle se soit piquée pour elle-même de littérature ; du moins, à défaut de connaissances personnelles, qui devaient être assez restreintes, elle put avoir le goût, le discernement, le flair de la critique, toutes choses où souvent les femmes excellent. Elle sut apprécier le talent académique et la personne de M. de Fontanes, que Lucien lui avait fait connaître ; des rapports d'intimité s'établirent entre elle et le futur grand maître de l'Université impériale. Fontanes, qui avait un tour d'esprit très séduisant, avait-il passé à sa jeune amie un peu de sa sensibilité et de son charme ? Voici quelques lignes d'une lettre d'Élisa au conseiller d'État Rœderer, auxquelles on peut trouver certain piquant : Les gazettes vous ont donné des nouvelles de cette pauvre chère dame. — Il s'agit d'elle-même, qui était allée prendre les eaux de Barèges. — Il n'y a point eu de gazettes qui aient appris à cette pauvre chère dame des nouvelles de ses amis.... Après avoir bien grondé contre le Conseil d'État, qui ne vous laissait pas le temps de m'écrire, je reçois une charmante lettre. Vous êtes aussi aimable en écrivant qu'en parlant ; votre souvenir m'est cher. J'ai des droits à votre amitié et j'y compte. Comptez sur la mienne et pour la vie. Qu'allez-vous faire à vos verreries ? Revenez, nous monterons à cheval ; toute la Faculté, soit de Montpellier, soit de Paris, — observez que c'est la première fois que les graves docteurs sont d'accord, — m'a ordonné cet exercice. Il me faut un écuyer aimable, gai et plein d'esprit ; j'ai fait mon choix et je m'y liens. Allons, quittez vos verreries pour le bois de Boulogne. Fontanes introduisit dans le salon de Mme Bacciochi un émigré qu'il avait connu en Angleterre, le vicomte de Chateaubriand. Elle et son frère Lucien se déclarèrent aussitôt les protecteurs du jeune écrivain ; l'auteur du Génie du Christianisme leur dut de connaître personnellement le Premier Consul, qui venait de donner à la France le Concordat. Le chevalier de Boufflers, qui n'était plus un jeune homme, mais qui était resté le poète des petits vers ; Arnault, l'auteur de tragédies républicaines ; Esménard et Tissot, un peu oubliés peut-être aujourd'hui ; Andrieux, le poète du Meunier Sans-Souci, faisaient aussi partie de cette société littéraire. Nommer encore Mme Récamier, Mme de Staël, Legouvé, Laharpe, parmi les personnes qu'elle fréquentait, c'est dire que Mme Bacciochi était capable de se plaire avec les esprits les plus cultivés. Élisa avait toujours son goût du théâtre. À l'hôtel de Brienne, ou au château du Plessis-Chamant, qui appartenait à Lucien, comme jadis à Marseille, elle montait sur la scène. Son plaisir était d'interpréter des rôles d'héroïnes de Corneille ; cela était bien napoléonien. Élisa, dit Lucien, était une bonne actrice tragique, surtout dans Chimène : c'était son triomphe. LE TITRE D'ALTESSE IMPÉRIALE. — Quand Napoléon se fit proclamer empereur, Élisa et ses sœurs trouvèrent qu'elles payaient bien cher l'honneur fait an nom des Bonaparte ; car leur amour-propre fut soumis à une cruelle épreuve. Jalouses depuis longtemps de leur belle-sœur Joséphine, elles ne pouvaient se faire à cette idée qu'une étrangère fût titrée impératrice, qu'elle fût saluée Votre Majesté, et surtout que Hortense, la fille de leur ennemie, fût appelée Votre Altesse, parce qu'elle était devenue la femme de leur frère Louis. Elles-mêmes devaient se contenter des noms bourgeois de leurs maris, Mme Bacciochi, Mme Murat ; à quoi donc leur servait-il de sentir couler dans leurs veines le sang des Bonaparte ? Le 18 mai 1804, à Saint-Cloud, le jour où Cambacérès vint, au nom du Sénat, saluer Napoléon du titre d'empereur, un dîner solennel réunissait les membres de la famille impériale et les grands dignitaires. Le gouverneur du palais, Duroc, avait informé les convives des titres nouveaux qu'il fallait employer. Mme Bacciochi et Mme Murat furent atterrées ; mais chacune manifesta ses sentiments à sa manière. Élisa, qui savait avoir la parole sèche, se montra plus brusque et plus tranchante qu'à l'ordinaire ; elle traita ses compagnons de table avec une hauteur dédaigneuse. Caroline, avec son visage d'une blancheur éblouissante, ses beaux cheveux blonds, la couronne de fleurs qui les entourait, sa robe couleur de rose, eût pu être l'une des reines de la fête ; mais elle ne pensait ni à sa toilette ni à sa grâce : des larmes de jalousie, de colère et de rage s'échappaient de ses beaux yeux. Pendant le dîner, rapporte Mme de Rémusat, elle fut si peu maîtresse d'elle-même, lorsqu'elle entendit l'Empereur nommer à plusieurs reprises la princesse Louis, qu'elle ne put retenir ses pleurs. Elle buvait à coups redoublés de grands verres d'eau, pour tâcher de se remettre et paraître faire quelque chose ; mais les larmes la gagnaient toujours. Le lendemain, après un dîner fait en famille, il y eut entre Napoléon et ses sœurs une scène très violente. Mme Murat éclata encore en sanglots et en reproches : pourquoi la condamner, elle et ses sœurs, à l'obscurité, au mépris, quand des étrangères étaient couvertes d'honneurs et de dignités ? Napoléon leur adressa quelques railleries, qui leur furent très désagréables, comme ce mot piquant : En vérité, à voir vos prétentions, mesdames, on croirait que nous tenons la couronne des mains du feu roi notre père. Du coup, Mme Murat se trouva mal ; elle tomba par terre, évanouie. Quand elle revint à elle, son terrible frère lui laissa entendre quelques paroles d'espoir. Peu de jours après, les sœurs de Napoléon reçurent officiellement le titre si désiré d'Altesse Impériale. LA FÊTE DU COURONNEMENT. — Leurs Altesses eurent encore un mauvais moment à passer, toujours à cause de leur jalousie pour Joséphine. Ce fut à propos de la fête du couronnement, qui fut célébrée à Notre-Dame le 2 décembre 1804. Napoléon avait décidé que les princesses ses sœurs porteraient le manteau de l'Impératrice. Ce fut toute une négociation de les y faire consentir ; à leurs yeux, c'était avouer Urbi et Orbi, à la face du Saint-Père, l'infériorité des Bonaparte devant les Beauharnais. On a déjà vu qu'à ces vanités de femmes irritables et jalouses il fallut faire deux concessions : l'une, que leur propre robe serait portée par leurs chambellans ; l'autre, que, dans le procès-verbal de la cérémonie, on n'emploierait pas l'expression Porter la queue, mais celle de Soutenir le manteau. À ce prix, leurs amours-propres voulaient bien paraître satisfaits. À Notre-Dame, en effet, derrière chacune d'elles marchait le premier officier de leur maison, qui portait la queue de leur manteau, en velours de couleur semé et brodé d'or. Leur costume était magnifique : robe de soie blanche brodée d'or ; collerette en dentelle ; coiffure en plumes blanches ; aigrette, collier et boucles d'oreilles en diamants. Le grand maître des cérémonies Ségur leur avait rappelé la décision de l'Empereur : elles devaient suivre l'Impératrice dans toutes les marches de la cérémonie et soutenir le manteau de Sa Majesté. Elles tentèrent de manquer à cet article du protocole ; mais Napoléon ne le permit pas : il leur décocha quelques paroles, dont l'effet fut immédiat. 1805. ÉLISA, PRINCESSE DE LUCQUES ET DE PIOMBINO. — La princesse Élisa, la plus napoléonienne des trois sœurs, se souciait peu d'un titre dont elle ne faisait pas la fonction. Son ambition commença d'être satisfaite quand elle reçut a principauté de Piombino, puis la principauté de Lucques. C'étaient quelques petites rognures d'Italie ; là du moins, sur ces quelques lieues carrées, elle pouvait jouer à la souveraine. Tout n'est pas ironique dans le surnom de Sémiramis de Lucques que lui décerna son admirateur Fontanes. Lucques devint une manière de capitale, avec une cour qui, fut modelée sur celle de Saint-Cloud on de Fontainebleau. La principauté eut une petite armée, que la princesse à cheval passait elle-même en revue ; Bacciochi, tout fier d'être devenu Félix Ier, par la grâce de Dieu et les constitutions, prince de Lucques et de Piombino, lui présentait les troupes en la saluant de l'épée. Le 15 août 1806, la Saint-Napoléon fut célébrée solennellement devant les Lucquois émerveillés ; la princesse distribua elle-même les drapeaux aux dix-sept régiments de ses deux principautés. Je voudrais, écrivait-elle à Napoléon, leur donner l'esprit militaire, mais ce peuple est né agriculteur. Elle s'efforça aussi de réveiller chez ses sujets le goût des choses de l'esprit. À Lucques, elle avait organisé une Académie Napoléon. Les carrières de marbre de Carrare, qui faisaient partie de ses domaines, lui permirent de faire travailler une légion de sculpteurs à l'embellissement des diverses villes de ses États. Canova, qu'on appelait alors le Phidias moderne, reçut un jour de sa part une grande marque d'honneur. Accompagnée du prince Félix Ier et de sa fille la princesse Napoléone-Élisa, elle présidait une distribution de récompenses à des artistes. Ayant appris que Canova était dans la salle, elle alla le chercher elle-même pour le faire asseoir à ses côtés. Toute l'assistance éclata en applaudissements. On aurait pu se croire à la cour d'une princesse de la Renaissance. 1808. ÉLISA, GRANDE-DUCHESSE DE TOSCANE. — Elle habitait alors à Florence. Comme un général de la Grande Armée, elle avait eu une promotion : en 1808, elle était devenue grande-duchesse de Toscane. Dans la ville des Médicis, elle fut plus que jamais la protectrice intelligente et généreuse des artistes ; elle avait chargé Paganini, le violoniste au talent prestigieux, d'organiser les concerts qu'elle offrait à ses invités. Benvenuti, qui était alors le grand peintre de la Toscane, l'a représentée au milieu de sa cour, en train de donner audience à des artistes. La correspondance officielle que la grande-duchesse entretenait avec Napoléon permet de louer en elle une véritable science de gouvernement. Il est vrai que la Toscane à cette époque était tranquille, à l'abri des agitations qui commençaient à ébranler l'édifice napoléonien, et que le prestige de son frère permettait à Élisa de jouer avec aisance son rôle de chef d'État. Mais les jours difficiles et les jours de tristesse arrivèrent vite. Elle sut du moins disparaître, en 1814, sans tremper dans les machinations criminelles de sa sœur Caroline. Elle avait songé à rejoindre son frère à Sainte-Hélène. Elle mourut avant lui, en 1820, à Santo-Andrea, auprès de Trieste ; elle n'avait que quarante-trois ans. Une chapelle funéraire a été construite pour elle, pour son mari et pour deux de leurs enfants, dans la cathédrale San-Petronio, à Bologne. PAULINE EN VÉNUS BORGHÈSE. — Le musée de la villa Borghèse à Rome possède une célèbre statue de marbre, due à Canova. Elle représente Vénus victorieuse. Gracieusement étendue sur un lit grec, appuyée sur de riches coussins, le buste nu jusqu'à la ceinture, les jambes et les pieds découverts, le bras droit replié vers la tête, de manière à faire valoir la ligne harmonieuse de l'épaule, la déesse, fière de sa beauté, tient à la main gauche la pomme, don de Pâris ; on sent qu'elle jouit avec orgueil et avec calme de son éclatante victoire. Considérée comme œuvre d'art, cette statue, d'une composition très séduisante, provoque l'admiration ; mais, quand on sait que ce marbre peu habillé est un portrait de famille, qu'il représente la princesse Pauline Borghèse, on peut s'étonner de cette manière, qui n'est pas ordinaire, de léguer son image à sa famille et à la postérité. C'est bien en effet la seconde des sœurs de Napoléon qui a posé ainsi devant le ciseau de Canova. On lui demandait un jour comment elle s'y était décidée, dans cet appareil un peu sommaire : Oh ! dit-elle, il y avait du feu dans l'atelier. La vie de Pauline peut tenir en quelques lignes ou occuper de longues pages. S'il s'agit de sa vie privée, des aventures dont elle passe pour avoir été l'héroïne, des excentricités qu'on lui prête, — on prête facilement aux riches, — il y a beaucoup à dire ; pour son rôle proprement historique, on a tôt fait de l'exposer. Elle "est, en effet, à peu près le seul membre de cette famille qui n'ait point été dévoré de l'ambition de compter dans l'histoire ; elle eut assez d'être belle, délicieusement belle. MARIAGE DE PAULINE AVEC LECLERC. — Quand elle arriva à Marseille en 1793, elle avait à peine treize ans ; elle y fut tout de suite remarquée et courtisée. Le conventionnel Fréron, qui était alors en mission politique dans le Midi, avait été l'un des invités de Mme Bonaparte. Ses quarante ans ne l'empêchèrent pas de donner beaucoup d'attention à la jeune Paulette, qui, de son côté, s'était éprise, avec une passion très démonstrative, de l'hôte de sa mère ; on parla bientôt d'un prochain mariage. Junot, l'aide de camp de Bonaparte, fut aussi parmi les soupirants de la belle jeune fille. Mais Napoléon, qui jouait déjà le rôle de chef de famille, entendit marier sa sœur à sa guise. Il en fit parler à Marmont, qui déclina cet honneur. J'ai plus à m'en féliciter qu'à m'en repentir, a-t-il écrit plus tard dans ses Mémoires. Un autre lieutenant du vainqueur de Rivoli, le général Leclerc, finit par clore cette liste de prétendants : Pauline devint Mme Leclerc en 1797, quand elle allait avoir dix-sept ans. Avec quelles idées entrait-elle en ménage ? Son instruction était comme nulle ; on ne voit pas qu'elle ait jamais eu l'idée de suppléer à. cette lacune de son enfance et de sa jeunesse, dont elle n'était pas seule responsable. Pour son éducation et sa tenue, il aurait été difficile de la citer en modèle. Arnault la vit, quand elle était une jeune fille de plus de seize ans et demi, à Mombello, près de Milan, au quartier général de Bonaparte ; il en parle ainsi : À dîner, je fus placé auprès de Paulette, qui, se souvenant de m'avoir vu à Marseille, et d'ailleurs me sachant dans ses confidences, puisque j'étais dans celles de son futur époux, me traita en vieille connaissance. Singulier composé de ce qu'il y avait de plus complet en perfection physique, et de ce qu'il y avait de plus bizarre en qualités morales ! Si c'était la plus jolie personne qu'on pût voir, c'était aussi la plus déraisonnable qu'on pût imaginer. Pas plus de tenue qu'une pensionnaire, parlant sans suite, riant à propos de rien et à propos de tout, contrefaisant les personnages les plus graves, tirant la langue à sa belle-sœur quand elle ne la regardait pas, me heurtant du genou quand je ne prêtais pas assez d'attention à ses espiègleries, et s'attirant de temps en temps de ces coups d'œil terribles avec lesquels son frère rappelait à l'ordre les hommes les plus intraitables. Mais cela ne lui imposait guère ; le moment d'après c'était à recommencer, et l'autorité du général de l'armée d'Italie se brisait ainsi contre l'étourderie d'une petite fille : bonne enfant d'ailleurs par nature plus que par volonté, car elle n'avait aucun principe, et capable de faire le bien même par caprice. Arnault la vit encore quelques semaines plus tard, quand
elle était devenue Mme Leclerc. Je trouvai,
dit-il, le général dans son ménage et enivré de son
bonheur. Amoureux et ambitieux, il y avait de quoi. Sa femme me parut fort
heureuse aussi, non seulement d'être mariée à lui, mais aussi d'être mariée ;
son nouvel état ne lui avait pas donné tant de gravité qu'à son mari, à qui
j'en trouvai plus que de coutume. Quant à elle, toujours la même folie. N'est-ce
pas un diamant que vous avez là ? me dit-elle, en désignant un brillant
des plus modestes que je portais en épingle. Je crois que le mien est
encore plus beau. Et elle se met à comparer avec quelque vanité ces deux
pierres. J'ai souvent ri du souvenir de cet enfantillage, en la voyant
couverte de diamants. Son écrin s'est un peu augmenté depuis ce jour-là. MADAME LECLERC À SAINT-DOMINGUE. — Leclerc avait été nommé commandant du corps expéditionnaire de Saint-Domingue. Estimant sans doute que les voyages forment les jeunes femmes, il emmena avec lui, de l'autre côté de l'Atlantique, Pauline et son fils, un tout jeune enfant, qui devait mourir bientôt et qui portait le nom de Dermide, emprunté, paraît-il, aux poésies d'Ossian. Là-bas, dans la guerre terrible entre les blancs et les noirs, on prêta à Mme Leclerc un mot héroïque. Un jour, elle était sur le point de tomber aux mains des ennemis ; les femmes qui étaient avec elle parlaient de fuir. Vous pouvez partir, vous, dit-elle ; vous n'êtes point sœurs de Bonaparte. Quand elle revint de Saint-Domingue, elle était veuve ; Leclerc y était mort de la fièvre jaune. Mme de Rémusat la vit à son retour. Elle était, dit-elle, dès lors attaquée d'un mal assez grave, qui l'a toujours poursuivie ; mais, quoique affaiblie et souffrante, et revêtue du triste costume de deuil, elle me parut la plus charmante personne que j'eusse vue de ma vie. MARIAGE DE PAULINE AVEC LE PRINCE BORGHÈSE. — Napoléon voulait remarier sa sœur ; il avait pensé à un noble Milanais, le comte Melzi d'Eril, qui était alors vice-président de la République italienne et dont il devait faire un jour le duc de Lodi. Melzi refusa ; peut-être trouvait-il la mariée trop belle. Napoléon mit, en avant une autre alliance ; car ici, comme partout, il entendait faire respecter sa souveraineté de chef de la famille, comme il entendait assurer l'intérêt et l'avancement des siens. Et cela était bien en harmonie avec certaines idées dues à ses origines corses. Il y avait alors dans les salons de Paris un prince romain, qui, malgré sa qualité d'arrière-neveu du pape Paul V, avait été l'un des premiers membres de la noblesse romaine à se rallier aux idées françaises ; il s'était fait naturaliser Français et il était entré dans la Garde consulaire. Camille Borghèse menait grand train ; ses deux millions de revenus lui permettaient d'avoir les plus beaux équipages de Paris ; d'ailleurs, son nom et sa fortune étaient à peu près tous ses mérites. Le Premier Consul décida d'en faire son beau-frère. Prince, lui dit-il un jour, ma sœur Pauline semble destinée à épouser un Romain ; car, de la tête aux pieds, elle est toute Romaine. Le 23 août 1803, à la veille d'avoir vingt-trois ans, la veuve de Leclerc devenait la princesse romaine Camille Borghèse. Bien vite, au bout de quelques mois, les deux époux n'eurent plus que des rapports officiels. Borghèse, qui n'avait pas grande autorité, prit cependant le parti, pour couper court à certains bruits, d'emmener sa femme à Rome. Sur les bords du Tibre, Pauline, la toute Romaine, fut malheureuse comme sur la terre d'exil. Napoléon essaya de la ramener à des sentiments raisonnables. Il lui écrivit : Aimez votre mari et votre famille, soyez prévenante, accommodez-vous des mœurs de la ville de Rome, et mettez-vous bien dans la tête que si, à l'âge que vous avez, vous vous laissez aller à de mauvais conseils, vous ne pouvez plus compter sur moi. Quant à Paris, vous pouvez être certaine que vous n'y trouverez aucun appui, et que jamais je ne vous recevrai qu'avec votre mari. Si vous vous brouilliez avec lui, la faute serait à vous, et alors la France vous serait interdite. Vous perdriez votre bonheur et mon amitié. LA VIE ERRANTE DE PAULINE. — Ce fut en vain. Pauline avait la nostalgie de Paris. Là seulement elle trouvait un cadre pour sa beauté et ses toilettes merveilleuses, qui firent sensation dans la chronique de l'élégance. À un bal, l'un de ses travestissements en bacchante, que soulignaient quelques détails audacieux, avait été comme une révolution de salon. Elle avait de beaux cheveux blonds, qu'elle portait ondulés sur les tempes, de manière à recouvrir les oreilles ; car il fallait dissimuler l'œuvre de la nature, qui avait oublié d'ourler les oreilles de la belle personne. Pour les chasses de Fontainebleau, elle portait le costume quasi officiel, que le grand couturier à la mode, Le roi, avait fait adopter après de longues conférences : tunique ou redingote en velours, courte, sur une robe de satin blanc brodée, des bottines de velours pareilles à la robe, ainsi que la toque, une écharpe blanche. Sa sœur, Mme Murat, portait ce costume en rose et argent ; elle-même avait choisi le lilas brodé d'argent, qui s'harmonisait à merveille avec la blancheur éblouissante de sa peau de blonde aux tons vénitiens. Pauline, en dépit des conseils de Napoléon, n'avait pu se plaire à Rome ; elle était revenue à Paris, elle y avait repris sa vie de plaisirs et d'élégance. Napoléon lui avait donné en 1806 le territoire de Guastalla, érigé pour elle en duché ; mais Guastalla était bien loin, bien petit, et elle n'avait nulle envie de jouer à la femme politique, comme Élisa et Caroline. Nice fut, au milieu de ses nombreux déplacements, une de ses résidences favorites Elle y avait organisé une manière de cour, d'une tenue assez libre, dans laquelle le compositeur Blangini, qui était le professeur de chant à la mode, tenait son rôle. Le jour vint où il fallut s'arracher à cette vie de farniente. Borghèse avait été nommé gouverneur général des départements au delà des Alpes, en résidence à Turin ; il avait l'ordre d'emmener avec lui sa femme. Pauline dut le suivre, mais de bien mauvaise grâce ; elle enrageait d'être à Turin. Elle se fit envoyer aux eaux d'Aix-les-Bains. De là, il lui fut facile de regagner Paris et d'y recommencer cette existence de dissipation, qui seule lui convenait. La mère de la duchesse d'Abrantès disait de la princesse Borghèse : Paulette est une folle, une jolie folle. Quand elle en voudra le brevet, je le lui signerai et parapherai. LES DERNIÈRES ANNÉES DE PAULINE. — Au milieu de ses extravagances, Pauline sut rester fidèle à Napoléon. Elle l'aimait beaucoup et elle paraît avoir été pour l'Empereur sa sœur préférée ; mais de prétendre que cette vive sympathie les avait conduits l'un et l'autre à un amour incestueux, c'est une pure calomnie, répandue par des papiers de police à l'époque de la première Restauration. Pauline était venue rejoindre son frère à l'île d'Elbe. Il ne faut pas, écrivait-elle à sa mère, laisser l'Empereur tout seul. C'est à présent qu'il est malheureux qu'il faut lui montrer de l'attachement. Aux heures critiques de 1815, elle lui avait offert ses bijoux. Quand tout fut fini, elle se retira auprès de sa mère, à Rome. La vie était devenue sérieuse le palais de la mère de l'Empereur était une retraite austère. Elle vécut ainsi, d'une santé précaire, jusqu'en 1825. Peu avant de mourir, une réconciliation eut lieu entre elle et le prince Borghèse. Que reste-t-il de Pauline Bonaparte dans le souvenir de l'histoire ? Deux choses peut-être : cette définition de Beugnot : La princesse Borghèse est le type de la beauté française, c'est-à-dire de la beauté assouplie par la grâce et animée par la gaieté ; et l'image de la Vénus victorieuse de Canova. Sans doute, elle n'en demandait pas plus. MARIAGE DE CAROLINE AVEC MURAT. — Annunziata, qu'on prit ensuite l'habitude d'appeler de son autre prénom de Caroline, semblait, quand elle était enfant, devoir rivaliser en beauté avec sa sœur Pauline ; mais bien qu'elle ait toujours conservé un grand charme, dû surtout à sa coquetterie et à son élégance, elle ne fit pas consister la vie, comme Pauline, à être ou à paraître belle. Elle fut avant tout dévorée d'ambition et préoccupée de réussir à tout prix. Elle avait été élevée dans une pension que Mme Campan, l'ancienne femme de chambre de Marie-Antoinette et la future surintendante de la maison d'Écouen, avait ouverte à Saint-Germain et qui jouit à un moment d'une grande vogue ; elle s'y trouva avec Hortense de Beauharnais, avec la future maréchale Ney, avec la future Mme Duroc. Murat, qui passait pour le plus brave des officiers de l'armée d'Italie, avait remarqué cette jeune fille. Il se peut que Caroline ait vite deviné l'avantage qu'il y avait pour elle, ambitieuse et impérieuse, à épouser un mari, qui était un très bel homme, un merveilleux général de cavalerie, mais dont l'ambition, parfois un peu naïve, était peut-être plus soucieuse de panache que de pouvoir et se satisfaisait aisément avec des titres et des décorations. Le mariage se fit à la veille de ses dix-huit ans, au mois de janvier 1800, quelques semaines après le 18 Brumaire ; pour Murat, ce fut la récompense de son rôle dans le coup d'État. Mme Murat eut deux passions maîtresses : la jalousie, ou mieux la haine de sa belle-sœur Joséphine, et la soif du pouvoir. Si le divorce de Napoléon ne fut prononcé qu'en 1809, il ne dépendit pas d'elle qu'il ne l'eût été beaucoup plus tôt ; car elle mit tout en œuvre — elle était très peu scrupuleuse sur le choix des moyens — pour amener la brouille entre les deux époux. Elle eut sa récompense dans le rôle d'apparat qu'elle joua lors des cérémonies du mariage autrichien : elle fut chargée d'aller chercher à Brannau, en Autriche, l'archiduchesse Marie-Louise et de la conduire à Compiègne, où l'Empereur l'attendait. 1806. CAROLINE, GRANDE-DUCHESSE DE CLÈVES ET DE BERG. — Dès le Consulat, Murat était devenu gouverneur militaire de Paris ; à la proclamation de l'Empire, il reçut le bâton de maréchal, et peu après il fut élevé au rang de prince et de grand amiral. Le fils de l'ancien aubergiste de la Bastide-Fortunière estimait sans doute qu'avec tous ces titres et les grasses dotations qui y étaient attachées, il eût été mal venu à se plaindre de son sort ; mais sa femme prisait davantage la réalité du pouvoir. Du jour où Élisa eut été dotée d'une principauté italienne, elle n'eut pas de cesse d'être aussi un chef d'État. En 1806, le maréchal fut bombardé grand-duc de Clèves et de Berg. Mais que signifiait un pareil État, qui n'avait que trois cent mille habitants ; deux millions de revenus et pour capitale la petite ville de Dusseldorf ? Mme Murat, suivant le mot de Beugnot, en était presque humiliée. On avait accepté en attendant mieux. Elle se consola de n'être que la grande-duchesse de Clèves et de Berg par la vie de plaisirs et de fêtes qu'elle mena à Paris ou à Fontainebleau, dans la période si brillante du règne de son frère qui suivit la paix de Tilsit. On parlait beaucoup de la somptuosité des fêtes qu'elle donnait dans son palais de l'Élysée. L'une d'elles est restée célèbre dans les fastes de la chronique mondaine du temps. Elle avait imaginé de faire déguiser ses invités en pièces de jeu d'échecs, avec les travestissements les plus originaux, et de les faire évoluer ainsi dans une sorte de ballet réglé avec un goût exquis. Que de chemin parcouru depuis les modestes comédies de famille jouées dans le petit salon de la rue Paradis ! 1808. CAROLINE, REINE DE NAPLES. — Murat, poussé par sa femme, s'était jeté à corps perdu dans les affaires d'Espagne ; il espérait bien y trouver une couronne royale, celle qui avait été portée jadis par le fils de Charles-Quint et par le petit-fils de Louis XIV. Mais il fallut se contenter du trône de Naples. Caroline trouvait que la couronne de Naples était bien petite pour sa tête. Napoléon connaissait bien sa sœur, toujours solliciteuse, jamais satisfaite. Avec Mme Murat, disait-il, il faut que je me mette toujours en bataille rangée. Outre le titre royal, il avait accordé de grands avantages pécuniaires à Joachim Ier Napoléon, roi de Naples et des Deux-Siciles, et à la reine Caroline ; car c'est ainsi que se titrèrent à partir de 1808 M. et Mme Murat. Les deux époux se résignèrent à se rendre dans leur royaume et à régner sur leurs six millions de sujets. Pauline à Guastalla, Élisa à Florence, Caroline à Naples : l'Italie semblait faite pour doter les sœurs de Napoléon. Des trois, Caroline estimait sans doute qu'elle avait le mieux réussi : elle avait les plus grands États et le titre le plus sonore, reine de Naples et des Deux-Siciles. À Naples, où elle se fixa désormais, Caroline fut vraiment reine. On ne règne bien qu'à Naples, disait-elle. Murat n'était qu'un roi de théâtre, peu gênant, bien qu'il lui arrivât de se révolter quelquefois contre certains actes de sa femme, notamment contre certaines fantaisies excessives de sa vie privée. Le roi de Naples, était souvent éloigné de sa capitale, comme en 1812 et en 1813, lors des campagnes de Russie et d'Allemagne où il reprit sa place deus les rangs de la Grande Armée. Caroline put alors donner la mesure de ses capacités politiques. S'il n'était question que de son œuvre administrative, il y aurait beaucoup à louer en elle. La situation de la reine de Naples était beaucoup plus difficile que celle de la Sémiramis de Lucques. Dans les provinces napolitaines, le banditisme était un fléau sans cesse renaissant, et d'autant plus dangereux que les bandits n'étaient souvent que des patriotes déguisés, partisans des Bourbons. À quelques heures de Naples, en Sicile, l'ancienne dynastie continuait de régner, et à Naples même on vivait dans la crainte continuelle d'une descente des escadres anglaises. Une pareille situation exigeait beaucoup de fermeté et de vigilance ; c'était un rôle difficile : elle ne le joua pas sans mérite. Mais le génie du gouvernement pour cette femme à l'ambition inassouvie était avant tout le génie de l'intrigue, et l'intrigue la conduisit à la trahison. C'est une triste page de l'histoire que la conduite de la reine de Naples dans les dernières années du règne de Napoléon, alors que c'était à Napoléon que Caroline et son mari devaient tout. Le retour précipité de Murat après la campagne de Russie, sa défection ouverte après la bataille de Leipzig, son alliance avec l'Autriche, ont leur principale explication dans les machinations ténébreuses que Caroline avait ourdies pour sauver la couronne de Naples au milieu du cataclysme final. Quelques années plus tôt, Caroline avait connu à Paris le prince de Metternich, quand il était ambassadeur d'Autriche ; une amitié intime s'était établie entre elle et lui. Malgré l'éloignement, elle comptait bien exploiter encore ce sentiment dans l'âme de celui qui était devenu le ministre tout-puissant de l'un des chefs de la coalition. Toute la trahison de Murat est dans les intrigues criminelles de sa femme, dont lui-même avait honte, et il ne savait pas la vérité complète. Napoléon ne s'y trompa point : Murat, mon beau-frère, Murat ! en pleine trahison ! Je savais bien que Murat était une mauvaise tête, mais je croyais qu'il m'aimait. C'est sa femme qui est la cause de sa défection.... Caroline ! ma sœur ! me trahir !... Joachim-Napoléon et Caroline avaient donc réussi à conserver leur couronne de Naples, lors du remaniement général de l'Europe qui se fit au congrès de Vienne ; ils l'avaient conservée, malgré les réclamations des Bourbons de Palerme et les instances de Louis XVIII. Pour le roi de France, le triomphe de Murat était dû à la cause la plus honteuse dont l'histoire ait jusqu'ici fait mention ; car, si Antoine abandonna lâchement sa flotte et son armée, du moins c'était lui-même et non pas son ministre que Cléopâtre avait subjugué. 1815. LA FIN DE MURAT. — À un moment, au milieu de la crise de 1815 et quand le congrès européen siégeait encore à Vienne, Murat avait imaginé de se poser en champion de l'unité italienne. Il s'était mis en relations secrètes avec Napoléon, qui était alors à l'île d'Elbe et qui, sur le point de tenter son retour en France, avait bien voulu oublier la conduite de Murat et de Caroline depuis 1813. Joachim Ier avait aussitôt pris les armes. Le 15 mars, — à pareille date Napoléon arrivait à Autun, — il partait de Naples avec une armée de trente-cinq mille hommes. Rome, Florence, Bologne tombèrent rapidement entre ses mains. De Rimini il lançait aux Italiens un appel retentissant : Italiens, l'heure est venue où doivent s'accomplir les destinées de l'Italie. La Providence vous appelle enfin à être une nation indépendante. Des Alpes au détroit de Scylla, qu'on n'entende qu'un seul cri : Indépendance d'Italie ! Cette proclamation resta à peu près sans écho. Car, si le roi de Naples put encore pousser sa fortune jusqu'à Modène, il se heurta bientôt à une armée autrichienne, qui était mobilisée dans la région du Pô. Le combat de Ferrare, le 12 avril, marqua le commencement de sa retraite. Naples même était menacée par les Anglais. En reprenant le chemin de ses États, il éprouva, le 2 mai, à Tolentino, une grave défaite, qui fut le coup de grâce pour son armée improvisée. Six mille hommes à peine lui restaient, quand il rentra clans sa capitale le 9 mai. Ce fut pour signer une convention militaire avec les généraux autrichiens et anglais : il licenciait son armée et il évacuait son royaume. Le 20 mai, il s'embarquait pour la France, tandis que Ferdinand IV, chassé de sa capitale depuis 1806, accourait de Palerme à Naples. Retiré en Provence, auprès de Cannes, Murat, qui n'avait pas obtenu de Napoléon de reprendre du service dans son armée, passa au bout de quelque temps en Corse. Là, des émissaires napolitains, en réalité des agents provocateurs et des traîtres, vinrent lui parler de la fidélité que lui gardaient ses anciens sujets ; ils lui représentèrent la situation de Ferdinand IV comme très mal assise. Murat crut à ces rapports mensongers et il rêva d'avoir, lui aussi, son retour de l'île d'Elbe. Il prit la mer avec une flottille de petits bâtiments de commerce. Le 8 octobre, le bâtiment qui le portait aborda au petit port de Pizzo, sur la côte de Calabre. Trente compagnons composaient toute son escorte. Il vit qu'il était tombé dans un guet-apens, mais il ne se rendit qu'après une énergique résistance. Bientôt arriva de Naples l'ordre de le traduire devant une commission militaire. La même journée, 13 octobre 1815, vit son simulacre de jugement et sa mort. Il écrivit une lettre à sa femme et à ses enfants ; puis il fit face bravement au peloton d'exécution. Il avait quarante-quatre ans. Sa statue au cimetière de Bologne porte cette inscription, qui rappelle son rôle en 1815 : Propugnatore dell' italica indipendenza. LES DERNIÈRES ANNÉES DE CAROLINE. — Peu après la bataille de Tolentino, Caroline avait été enlevée de Naples, avec ses quatre enfants, par une division navale anglaise, et conduite comme prisonnière à Trieste. Pendant plusieurs années, elle y fut tenue dans une sorte de surveillance ; elle ne put obtenir de se retirer à Rome auprès de sa mère. Depuis qu'elle n'était plus reine de Naples, elle se faisait appeler comtesse de Lipona, anagramme de ce nom de Napoli qui lui rappelait ses heures de royauté. Dans sa solitude de Trieste, elle reçut un jour une visite qui lui fit grand plaisir, celle de Mme Récamier, qu'elle avait connue autrefois à Paris et à Naples. Croyez, ma chère Juliette, lui avait-elle écrit, que si vous me donnez le plaisir de vous embrasser, ce sera le plus grand bonheur que j'aurai éprouvé depuis onze ans. Elle n'avait plus avec elle ses deux filles, qui étaient mariées en Italie, ni ses deux fils, qui étaient allés chercher fortune aux États-Unis. Elle revit Paris en 1838. Elle obtint alors du gouvernement de Louis-Philippe une pension annuelle de cent mille francs. Elle n'en jouit pas longtemps ; car elle mourut à Florence l'année suivante, à cinquante-sept ans. Il en fut des sœurs de Napoléon comme de ses trois frères qui portèrent des couronnes : les uns et les autres furent des satellites, et leur existence fut toute d'emprunt. Astres secondaires, ils tournèrent autour du soleil impérial, qui leur avait donné la lumière et la puissance ; le soleil disparu, ils furent tous replongés dans le néant. Cependant les sœurs de Napoléon eurent leur originalité propre. Il se peut que la sainteté n'ait été le lot d'aucune des trois ; mais le besoin de paraître, l'esprit d'indépendance, la soif du pouvoir surabondèrent en elles : elles étaient bien des Bonaparte. Élisa, Pauline, Caroline ont été mêlées à titres divers, mais d'une manière active, à la vie générale de leur temps. Même à côté de Napoléon, il y a une place à faire, dans les galeries de l'histoire impériale, au souvenir de Caroline-Cléopâtre, de Pauline-Vénus et d'Élisa-Sémiramis. LES NAPOLÉONIDES. — Doit-on féliciter Napoléon on le plaindre d'avoir eu une famille nombreuse ? Ses propres témoignages à cet égard sont contradictoires. Tantôt il dit : Il n'est pas jusqu'au grand nombre de mes frères et de mes sœurs qui ne m'ait été grandement utile, en multipliant mes rapports et mes moyens d'influence. Tantôt il dit : Mes parents m'ont fait beaucoup plus de mal que je ne leur ai fait de bien... Ils ont des royaumes, que les uns ne savent pas conduire et dans lesquels d'autres me compromettent en me parodiant. Certainement il n'était pas aisé de régenter une famille
qui comptait des Lucien et des Caroline, et dans laquelle les moins
indociles, comme les Joseph et les Élisa, avaient l'amour des honneurs et de
l'argent. Il est sûr, disait Napoléon à
Sainte-Hélène, que j'ai été peu secondé des miens,
et qu'ils ont fait bien du mal à moi et à la grande cause. On a souvent vanté
la force L'e mon caractère ; je n'ai été qu'une poule mouillée, surtout pour
les miens ; et ils le savaient bien : la première bourrade passée, leur
persévérance, leur obstination l'emportaient toujours ; et, de guerre lasse,
ils ont fait de moi ce qu'ils ont voulu.... Si
chacun d'eux eût imprimé une impulsion commune aux diverses masses que je
leur avais confiées, nous eussions marché jusqu'aux pôles, l'Europe jouirait
d'un système nouveau, nous serions bénis. Je n'ai pas eu le bonheur de Gengis-Khan
avec ses quatre fils, qui ne connaissaient d'autre rivalité que celle de le
bien servir. Moi, nommais-je un roi, il se le croyait tout aussitôt par la
grâce de Dieu, tant le mot est épidémique. Ce n'était plus un lieutenant sur
lequel je devais me reposer, c'était un ennemi de plus dont je devais
m'occuper. Ses efforts n'étaient pas de me seconder, mais bien de se rendre
indépendant.... Ils avaient tout aussitôt la
manie de se croire adorés, préférés à moi. C'était moi désormais qui les
gênais, qui les mettais en péril. Des légitimes n'auraient pas agi autrement
; ils ne se seraient pas crus plus ancrés. Pauvres gens !... Tous, à l'abri de mes travaux, ont joui de la royauté ;
moi seul n'en ai connu que le fardeau. Tout le temps j'ai porté le monde sur
mes épaules, et ce métier, après tout, ne laisse pas que d'avoir sa fatigue.... La confession est singulière, et l'on ne s'attendait pas à voir apparaître le souvenir de Gengis-Khan et de ses quatre fils, comme il y a sur une place d'Ajaccio la statue équestre de Napoléon entourée des statues debout de ses quatre frères, tous habillés à la romaine. On peut ne pas souscrire à toutes les parties de ce monologue. Cependant on peut être porté à penser, comme Stendhal, qu'il eût été plus heureux pour Napoléon de n'avoir point eu de famille. Pour Napoléon, pour sa tranquillité personnelle, gent-être même pour le bonheur de la France, c'est possible. Mais combien la beauté pittoresque ou mieux dramatique de l'histoire y aurait perdu ! Nous n'aurions pas en à contempler ce spectacle unique, qui, an bout d'un siècle, donne parfois une impression de vertige : la mère veuve, la paysanne corse, la Cornélie rustique, la femme forte et prudente, qui se méfie, qui songe à l'avenir et qui fait des économies ; le cadet de ses huit enfants, général, consul, empereur-roi, maître de la France et de l'Europe ; et les sept antres, frères et sœurs, Joseph, Lucien, Élisa, Louis, Pauline, Caroline, Jérôme, regimbant sous le fouet de leur terrible frère, qui conduit à grand fracas à travers l'Europe l'attelage bruyant et empanaché des Napoléonides. |