NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE XIII. — LES FRÈRES DE NAPOLÉON.

 

 

LA JEUNESSE DE JOSEPH. — SA CARRIÈRE. — PLAINTES DE JOSEPH À L'ÉGARD DU PREMIER CONSUL. — JOSEPH, GRAND ÉLECTEUR. — EXPLICATIONS ENTRE NAPOLÉON ET JOSEPH. — 1806. JOSEPH Ier NAPOLÉON, ROI DES DEUX-SICILES. — 1808. JOSEPH Ier NAPOLÉON, ROI DES ESPAGNES. — JOSEPH APRÈS L'EMPIRE. — LES DÉBUTS DE LUCIEN. — LUCIEN APRÈS LE 18 BRUMAIRE. — SES MARIAGES. — LA JEUNESSE DE LOUIS. — SON MARIAGE AVEC HORTENSE DE BEAUHARNAIS. — LA QUESTION DE L'ADOPTION. — 1806. LOUIS Ier NAPOLÉON, ROI DE HOLLANDE. — SES DERNIÈRES ANNÉES. — JÉRÔME Ier NAPOLE.ON, ROI DE WESTPHALIE.

 

LA JEUNESSE DE JOSEPH. — On se rappelle qu'au mois de décembre 1778, Charles Bonaparte s'était embarqué à Ajaccio avec ses deux fils aînés, Joseph et Napoléon, qui avaient alors dix ans et neuf ans, et qu'il les avait conduits en France. Grâce à la protection du comte de Marbeuf, commandant militaire de la Corse, il avait pu obtenir pour eux la faveur de deux bourses d'éducation. Le cadet. Napoléon, était entré quelques mois plus tard à l'École Royale militaire de Brienne. Quant à l'aîné, il avait été mis au petit séminaire d'Autun ; l'évêque de cette ville, Alexandre de Marbeuf, était le parent du gouverneur de la Corse.

Lorsque son père mourut, en 1785, Joseph, alors âgé de dix-sept ans, avait à peu près fini son éducation. Il revint en Corse ; il fit à l'Université de Pise des études de droit et il fut reçu avocat. Il aurait végété au barreau d'Ajaccio ou de Bastia, si la Révolution et la fortune étonnante de son cadet ne lui avaient pas ouvert des voies inattendues. Réfugié en 1793 à Marseille avec toute sa famille, il devint commissaire provisoire des guerres ; il épousa une jeune fille de cette ville, Julie Clary, an mois d'août 1794.

Joseph avait demandé d'abord la main de Désirée Clary, sœur de Julie, et il avait été agréé. Mais Napoléon avait connu la fiancée de son frère, il l'avait trouvée charmante avec ses beaux yeux et ses cheveux noirs. Très amoureux d'elle, il avait pris le parti de l'épouser. Il avait dit à Joseph que Julie Clary lui conviendrait beaucoup mieux comme femme ; elle n'avait peut-être pas la beauté de sa sœur, mais son caractère calme, son esprit posé iraient très bien à la nature de Joseph. Tout le monde accepta ce chassé-croisé ; Julie fut mariée à Joseph, et Désirée flanc& à Napoléon. Fiançailles sans lendemain. Napoléon oublia vite la jolie Marseillaise, qui, après avoir failli épouser le général Duphot, assassiné à Rome sous ses yeux, finit par épouser Bernadotte. Les Clary, ces honnêtes commerçants en soie de Marseille, ne se doutaient guère que leur fille Julie dût s'asseoir un jour sur le trône de Naples, puis sur le trône d'Espagne, ni que leur fille Désirée fût destinée à faire souche des rois actuels de Suède.

Les deux frères étaient liés à cette époque de la plus étroite intimité. Joseph s'était établi à Gênes, où il s'occupait de fournitures militaires ; Napoléon lui adressait dans cette ville des lettres pleines d'affection. Ainsi, le 25 juin 1795 :

Je vais me presser d'envoyer à ta femme les commissions qu'elle désire.... Dans quelques événements que la fortune te place, tu sais bien, mon ami, que tu ne peux pas avoir de meilleur ami qui te soit plus cher et qui désire plus sincèrement ton bonheur.... Si tu pars et que tu penses que ce puisse être pour quelque temps, envoie-moi ton portrait ; nous avons vécu tant d'années ensemble, si étroitement amis, que nos cœurs se sont confondus, et tu sais mieux que personne combien le mien est entièrement à toi. Je sens, en traçant ces lignes, une émotion dont j'ai eu peu d'exemples dans ma vie ; je sens bien que nous tarderons à nous voir et je ne puis plus continuer ma lettre.

SA CARRIÈRE. — Le crédit du vainqueur de Lodi valut à Joseph de gravir très vite les plus hauts échelons de la carrière administrative et diplomatique : administrateur de la Corse, résident à Parme, ambassadeur à Rome auprès du pape Pie VI. Ce poste était très difficile à occuper. Le gouvernement du Saint-Siège ne pouvait pas avoir grande confiance dans le représentant du Directoire, d'autant moins que les patriotes romains étaient disposés à chercher leur mot d'ordre à l'ambassade de France. Des attroupements se formaient sous les fenêtres de l'ambassadeur. La police papale voulut les disperser. Au cours de l'une de ces bagarres, Joseph Bonaparte, accompagné du général Duphot, qui était alors fiancé à Désirée Clary, sortit dans la rue pour s'interposer entre les soldats du pape et le peuple ; mais Duphot fut tué à ses côtés, le 29 décembre 1797. Ce meurtre amena la rupture des relations entre la France et le Saint-Siège et la proclamation de la République Romaine.

Rentré en France, Joseph fit un court passage au Conseil des Cinq-Cents, comme député du département corse du Liamone. Il avait acheté la terre de Mortefontaine, auprès de Survilliers, à mie trentaine de kilomètres au nord de Paris ; par son étendue même, par la beauté de son parc, elle devint comme une demeure princière. Sous ses magnifiques ombrages se prépara en partie la conspiration du 18 Brumaire ; Sieyès, Moreau, d'autres encore, étaient des amis de Joseph, qui en fit des amis ou des complices de Napoléon. Après l'établissement du Consulat, Joseph devint, en sa qualité d'aîné, comme le personnage d'apparat de la famille : il mit son nom au bas d'actes officiels ; mais il n'avait qu'à signer des arrangements qui avaient été arrêtés l'avance par le Premier Consul. C'est ainsi qu'il signa, le 30 septembre 1800, à Paris, un traité d'alliance et de commerce avec les États-Unis ; le 9 février 1801, à Lunéville, le traité de paix avec l'Autriche ; le 15 juillet 1801, à Paris, le Concordat ; le 25 mars 1802, à Amiens, le traité de paix avec l'Angleterre.

PLAINTES DE JOSEPH À L'ÉGARD DU PREMIER CONSUL. — Joseph trouvait que ce ministère de la signature c'était peu et qu'il méritait mieux. Sa jalousie envers son cadet, qui était l'artisan de leur fortune à tous, à lui comme aux autres, éclatait dans de curieuses confidences qu'a recueillies son ami Miot de Mélito. Ce serait une erreur, disait-il, d'attribuer son peu de crédit et l'obscurité de son rôle à son indolence naturelle. Il sentait parfaitement tout ce qu'il y aurait d'avantageux pour lui dans un changement de position : mais il fallait compter avec le caractère de son frère. L'idée de partager le pouvoir l'effarouche tellement que mon ambition lui est aussi suspecte que celle de tout autre, peut-être même davantage, parce qu'elle est la plus plausible de toutes celles qui peuvent se manifester et parce qu'elle serait plus aisément justifiée dans l'opinion générale. Napoléon ne se croirait plus en sûreté, car il ne serait plus nécessaire au pays, si l'on savait qu'après sa mort il n'y aurait ni troubles ni nouveautés à craindre. Joseph faisait par là allusion à cette question de l'hérédité, qui devait provoquer tant d'orages dans la famille du Premier Consul et de l'Empereur. Cette place de successeur désigné était, à ses yeux, la seule qui pût lui convenir. Du moment où il lui était impossible d'y prétendre, il aimait mieux ne jouer aucun rôle que d'en jouer un subalterne. Les distinctions, les honneurs qui lui étaient offerts par le Premier Consul ne l'étaient pas de bonne foi. C'était comme un piège que lui tendait son frère. Il semblait qu'il voulût ainsi l'offrir à l'envie, à la jalousie des autres Consuls, des ministres, des conseillers d'Etat, tout en affectant de s'acquitter envers lui. Il y avait eu une occasion où le Premier Consul aurait pu assurer la fortune personnelle de son frère aîné, s'il en avait eu sincèrement l'intention ; c'était au moment où il avait pris le titre de Président de la République Italienne.

La prise de possession de ce nouveau titre avait eu lieu à Lyon, au mois de janvier 1802, dans des circonstances à la vérité assez curieuses. Le Premier Consul avait fait connaître son intention, après la paix de Lunéville, de donner à la République Cisalpine un statut définitif ; il avait conservé une prédilection pour ce morceau d'Italie qui lui rappelait sa campagne de 1796. Des notables cisalpins, au nombre de 454, avaient formé une consulte à Lyon, en novembre 1801, et ils avaient voté une constitution dont les grandes lignes leur avaient été indiquées à l'avance. Il restait à désigner le Président de la République. Le Premier Consul avait fait offrir à Joseph ce poste brillant ; mais celui-ci avait dû refuser, parce qu'il avait toujours préféré, suivant son expression, a une obscure existence à celle d'un mannequin politique 0. Il avait indiqué ses conditions : réunion du Piémont à la République Cisalpine, rétablissement des principales forteresses, départ des troupes d'occupation françaises. Le Premier Consul ne l'avait pas écouté davantage. Il s'était fait décerner à lui-même le titre de Président ; mais il avait accordé aux Milanais deux satisfactions : il avait donné à un de leurs compatriotes, Melzi, le titre de vice-président, et il avait restauré pour le nouvel État le vieux mot d'Italie, en l'appelant la République Italienne. C'était pour les patriotes tout un avenir aux perspectives illimitées qui s'ouvrait de l'autre côté des Alpes.

Joseph avait mal pris sa déception de n'avoir pas eu la présidence de ce bel Etat ; il boudait à sa manière, en dénonçant à son confident l'ambition de son frère. Vous ne le connaissez pas, disait-il ; c'est un homme prodigieux ; la profondeur, l'étendue, l'audace de ses vues m'étonnent chaque jour. Croyez qu'il n'est pas encore au terme qu'il se propose d'atteindre.

JOSEPH, GRAND ÉLECTEUR. — Dans cette curieuse confidence, Joseph avait parlé pour lui-même de mannequin politique. Que devait être, en effet, toute la vie publique de l'aîné des Bonaparte, sinon la vie d'une manière de mannequin ?

L'Empire avait été proclamé. Joseph était à présent Altesse Impériale, Grand Électeur, c'est-à-dire président de tous les collèges électoraux. En cette qualité, il ouvrait la liste des titulaires des grandes dignités de l'Empire. La maison du prince et de la princesse Joseph, comprenait un évêque pour aumônier, deux chapelains une dame d'honneur, quatre dames pour accompagner, un premier chambellan, un chambellan, un premier écuyer, un écuyer cavalcadour, un écuyer cavalcadour de la princesse, un secrétaire des commandements, un intendant. Ces titres et ces dignités eurent le don de mettre Joseph en fureur. Je ne vous conçois pas, écrivait-il à un ami, ou vous ne me concevez pas avec vos Monseigneur ; je ne veux l'être pour personne, ce titre et celui d'Altesse sont très inconvenants. Plus que jamais, il affectait une grande simplicité ; il ne souffrait pas qu'on lui donnât d'autre titre que le titre de colonel, car il commandait le 4e régiment d'infanterie de ligne. En réalité, sa prétendue modération provenait du vif dépit où l'article de l'adoption l'avait jeté. Du moment où Napoléon avait la liberté d'adopter les enfants de ses frères, les droits héréditaires que le sénatus-consulte lui conférait à lui-même devenaient comme illusoires. Sa mauvaise humeur allait jusqu'à éclater en menaces ridicules. Je suis las de sa tyrannie, de ses vaines promesses, je veux tout ou rien. Qu'il me laisse simple particulier ou qu'il m'offre un poste qui m'assure sa puissance après lui.

L'Empereur connaissait cette sotte jalousie. Mais que me veut donc Joseph ? disait-il, que prétend-il ? Il se met en opposition avec moi, il réunit tous mes ennemis. Qui est-ce donc qui lui monte la tête ? Il ne veut pas être prince. Est-ce qu'il prétend que l'État lui donne deux millions pour se promener dans les rues de Paris en frac brun et en chapeau rond ? Ses filles ne savent pas encore qu'on m'appelle Empereur, elles m'appellent Consul. Il est bien facile à M. Joseph de me faire des scènes comme il m'a fait celle de l'autre jour. Il n'a eu ensuite qu'à s'en aller à Mortefontaine chasser et s'amuser, et moi, en le quittant, j'ai devant moi tonte l'Europe pour ennemie.

EXPLICATIONS ENTRE NAPOLÉON ET JOSEPH. — Les préparatifs de la cérémonie du sacre fournirent à Joseph l'occasion de faire connaître en plein Conseil, à propos de la question des costumes, les sentiments de jalousie qui, derrière Napoléon, visaient Joséphine et sa famille. Il avait affecté d'appeler simplement du nom de premier magistrat son frère qui était présent et qui l'interrompit par ces mots : Dites-donc souverain. Après le Conseil, il y eut encore dans l'intimité des paroles très vives : Joseph alla jusqu'à offrir sa démission ; il parlait de se retirer en Allemagne. Un peu plus tard, à Fontainebleau, le 24 novembre, huit jours avant le sacre, Napoléon faisait à Joseph une déclaration de principes, qui était un véritable ultimatum. Il avait beaucoup réfléchi au différend qui s'était élevé entre son frère et lui ; depuis six jours que durait cette querelle, il n'avait pas eu un instant de repos ; il en avait perdu jusqu'au sommeil. Il n'y avait que Joseph qui pût exercer sur lui un tel empire : Cette influence tient à mon ancienne affection pour vous, au souvenir que je garde de celle que vous m'avez témoignée depuis mon enfance, et je suis beaucoup plus dépendant que vous ne le croyez de ce genre de sentiments. Mais entre son frère et lui la situation devait être nette, sans équivoque ; voici à quoi il s'était arrêté, d'une manière définitive.

Vous avez, lui dit-il, à choisir entre trois partis : celui de me donner votre démission et de vous retirer de bonne foi des affaires publiques, de renoncer à tout ; celui de continuer à jouir du rang de prince et de rester cependant, comme vous l'avez été jusqu'ici, en opposition avec le système que j'embrasse ; enfin, celui de vous unir franchement à moi et d'être, tranchons le mot, mon premier sujet.

Le premier parti n'était pas le meilleur ; mais l'Empereur vous dit bien s'en contenter. Joseph n'avait qu'à donner sa démission, sans esclandre, sous prétexte de santé ; il se retirerait à Mortefontaine, il y passerait l'hiver, il y soignerait ses rhumatismes. Au printemps il voyagerait en Allemagne, en Russie. Il recevrait un million, deux millions même, pour acheter une terre en Italie, aux environs de Turin. Il n'avait rien à craindre pour sa sécurité personnelle. L'Empereur n'était pas le tyran de sa famille ; jamais il ne commettrait de crime. Quoi qu'il en soit, la démission de Joseph n'est pas le parti idéal. Si Joseph s'en va, Napoléon comprend qu'il se livre entièrement à sa femme et à la famille de sa femme ; qui sait s'il ne sera pas amené un jour à appeler au trône un homme d'un autre nom que le sien ? Du moins, cette résolution est un système complet, et ce qui est complet est toujours bon.

Pour le second parti, Joseph jouissant du rang de prince et étant en opposition avec le chef de la dynastie, il était impossible de le tolérer. Être mon ennemi ? lui disait l'Empereur. Mais où sont vos moyens d'attaque ? où est l'armée que vous avez à faire marcher contre moi ? avec quel secours, avec quelles forces me disputerez-vous l'Empire ? Tout vous manque et alors je vous anéantirai. Car, enfin, vous serez obligé dé paraître aux Tuileries ; je vous verrai et je vous dirai : Bonjour, prince Égalité ! et ce mot vous tuera. Le jeu de Joseph pourrait durer deux ans au plus et risquerait de lui coûter cher. Il savait ce qui était arrivé pour Moreau, et cela avait été facile à prévoir. L'Empereur était résolu à dissiper dès sa naissance le plus petit nuage qui se montrerait à l'horizon. Qu'on se rappelât l'exemple de Chénier : il avait approuvé l'acte de Brumaire et il avait été en faveur ; mais il s'était attaché aux idéologues, et dès lors il avait été tenu à l'écart. Carnot avait été pendant quelque temps ministre de la Guerre ; puis il avait dû donner sa démission. Bref, l'Empereur connaissait le danger des nouveautés, et il était décidé à ne pas les souffrir.

Restait le troisième parti. C'est le plus simple, disait Napoléon, celui qui vous convient le mieux et auquel vous devez enfin vous arrêter : placez-vous dans une monarchie héréditaire et soyez mon premier sujet. C'est un assez beau rôle à jouer que d'être le second homme de la France, peut-être de l'Europe. À cette condition, il se déclarait prêt à vivre en bons termes avec lui.

1806. JOSEPH Ier NAPOLÉON, ROI DES DEUX-SICILES. — Cette fois Joseph avait entendu et compris. II semblait avoir accepté sans arrière-pensée des situations décoratives et bien rentées. Colonel du e de ligne, qui était alors au camp de Boulogne, il prenait au sérieux ses fonctions ; il se rendait à Boulogne, et, en attendant mieux, il traitait avec faste les officiers généraux.

Brusquement, quand les Bourbons de Naples eurent cessé de régner, un décret impérial du 30 mars 1806 lui donna le titre de roi des Deux-Siciles, sans lui enlever ses titres de prince français et de Grand Électeur. Joseph Ier Napoléon allait commencer à Naples l'apprentissage de cette vie de galérien qu'il devait vivre à Madrid, deux ans plus tard, dans toute son horreur. Masséna lui avait ouvert à coups de canon les frontières de son royaume napolitain et lui avait permis d'entrer dans sa capitale. Mais quelle vie pour le doux Joseph ! Il songeait à régénérer son royaume, à y abolit la féodalité, à y faire des fouilles archéologiques, à y mener une vie aimable : autant de rêves. La réalité, c'était que les Anglais étaient établis à Palerme, d'où il lui était impossible de les déloger ; maîtres de la mer, les Anglais débarquaient en Calabre, à la fin de 1806 ; ils occupaient l'île de Capri, aux portes mêmes de Naples. Les nouvelles provinces des États de Joseph étaient mises à feu et à sang par des bandits qui se disaient patriotes et qui étaient, en effet, entretenus par les Bourbons de Palerme. Son propre palais, à Naples, faillit disparaître dans une explosion, résultat d'un complot Pour faire face à tant de dangers, Joseph essayait à la fois de représailles atroces et de proclamations humanitaires, tandis que Napoléon lui adressait de terribles mercuriales :

Vous comparez l'attachement des Français à ma personne à celui des Napolitains pour vous. Cela paraîtrait une épigramme. Quel amour voulez-vous qu'ait pour vous un peuple pour qui vous n'avez rien fait ? — Si vous ne prenez point de mesures plus rigoureuses que celles que vous avez prises jusqu'ici, vous serez détrôné honteusement à la première guerre continentale. Vous êtes trop bon, surtout pour le pays où vous êtes ; il faut désarmer, faire juger et déporter.

Napoléon prêche à Joseph les mesures de répression : Ce n'est pas en cajolant les peuples qu'on les gagne. — Ne pardonnez pas, faites passer par les armes au moins six cents révoltés ; ils m'ont égorgé un plus grand nombre de soldats. Faites brûler les maisons de trente des principaux chefs du village et distribuez leurs propriétés à l'armée. — Je désirerais bien que la canaille de Naples se révoltât. Tant que vous n'aurez pas fait un exemple, vous n'en serez pas maître. À tout peuple conquis, il faut une révolte, et je regarderai une révolte à Naples comme un père de famille voit une petite vérole à ses enfants ; pourvu qu'elle n'affaiblisse pas trop le malade, c'est une crise salutaire.

Joseph avait parlé de consulter les sentiments de ses sujets. Il reçut cette réponse méprisante : Si vous vous faites roi fainéant, si vous ne tenez pas les rênes d'une main ferme et décidée, si vous écoutez l'opinion du peuple qui ne sait ce qu'il veut, vous ne ferez rien du tout. L'Empereur ne prenait pas la peine de voiler ses menaces : J'ai droit de commander un peu où j'ai quarante mille hommes. Attendez que vous n'ayez plus de troupes françaises dans votre royaume pour donner des ordres contradictoire aux miens, et je ne vous conseille pas de le faire souvent.

1808. JOSEPH Ier NAPOLÉON, ROI DES ESPAGNES. — Deux ans après l'avoir envoyé à Naples, Napoléon imagina d'envoyer Joseph à Madrid ; il avait à présent besoin de lui pour sa politique au delà des Pyrénées. Il le rappela donc de Naples, au mois de mai 1808. Le 4 juin, au château de Marrac, auprès de Bayonne, il lui céda par un acte officiel — car il fallait que tout se passât en règle — ses droits personnels au royaume d'Espagne, tels qu'il les tenait de ses traités avec le roi Charles IV. Quelques jours après, une junte de notables espagnols, à la dévotion de Napoléon, reconnaissait Joseph Ier Napoléon comme Roi Catholique.

Le successeur de Charles-Quint et de Philippe V avait signé pour ses nouveaux sujets une constitution, de laquelle on a dit qu'elle faisait franchir les Pyrénées aux principes de 89 ; mais les Espagnols, en pleine révolte, ne voulaient à aucun prix de cette monarchie, qui se disait libérale, mais qui était imposée par l'étranger. Dès qu'il eut passé la Bidassoa, Joseph comprit toute l'horreur de sa situation. Il écrivait à son frère : Il n'y a pas un Espagnol qui se montre pour moi. J'ai pour ennemie une nation de douze millions d'hommes, braves, exaspérés au dernier point. Les honnêtes gens ne sont pas plus pour moi que les coquins.

Joseph Ier Napoléon, Roi Catholique des Espagnes, Empereur des Indes, porta officiellement, pendant six ans, de 1808 à 1814, ces titres qui avaient été les titres des Habsbourgs et des Bourbons : ce furent six années d'une vie d'enfer. On compterait aisément les mois et les semaines qu'il passa dans sa capitale même, où il n'était maintenu que par les baïonnettes françaises. Il fut sans cesse obligé de fuir devant l'insurrection de ses soi-disant sujets et devant les victoires des Anglais. Quel rôle personnel aurait-il pu avoir ? Napoléon dirigeait de loin les affaires d'Espagne avec ses généraux à lui, comme si Joseph n'avait point existé. Lui-même, totalement étranger aux occupations militaires, suivant le mot de Marbot, il était tourné en dérision par les maréchaux de la Grande Armée, qui savaient fort bien qu'ils n'avaient aucune instruction à recevoir de lui et qu'ils n'avaient aucun compte à lui rendre.

A bout de patience, Joseph parla, en 1810, de quitter l'Espagne ; il songeait à acheter une terre en France pour sa retraite. Sa femme, la reine Julie, qui était alors à Paris, reçut de la bouche du duc de Cadore, ministre des Relations extérieures, une longue déclaration, qui lui était adressée au nom de l'Empereur (janvier 1811).

Sa Majesté Impériale, disait le duc de Cadore, avait appris avec beaucoup de peine que le roi eût songé à traiter de l'acquisition d'une terre en France et qu'il eût parlé du désir de s'y retirer. Le roi d'Espagne ne se rappelait donc pas que les membres de la famille impériale ne pouvaient faire aucune acquisition en France sans le consentement formel de l'Empereur. Au surplus, il ne lui était pas permis de quitter son poste, sans eu avoir obtenu l'autorisation de Sa Majesté Impériale ; car, s'il était roi d'Espagne, il était aussi commandant de l'armée du Centre, l'une des six armées qui opéraient alors dans la péninsule. Aussi, dans le cas où le roi se serait déterminé à une démarche aussi hasardée, il eût été immédiatement arrêté à Bayonne. L'Empereur entendait donc que le roi fût entièrement dans son système politique ; il exigeait une obéissance aveugle ; il était résolu à sacrifier à sa politique toute autre considération, toute affection, de quelque nature qu'elle fût. Il ne devait plus être question de la constitution de Bayonne ; Sa Majesté Impériale pouvait disposer de l'Espagne à son gré et selon ce que demandait l'intérêt seul de l'Empire. Il se pouvait que ces conditions parussent intolérables au roi et qu'il fût réellement déterminé à quitter le trône ; dans ce cas, l'Empereur ne voyait inconvénient à ce que son frère vînt s'établir a Mortefontaine ; mais il fallait que les choses se passassent en règle. Le roi devait alors faire sa déclaration à l'ambassadeur de France à Madrid ; il devait traiter avec lui de manière que cette résolution n'entraînât aucune conséquence fâcheuse pour la sûreté et la tranquillité du pays, de manière surtout qu'elle ne donnât lieu à aucun esclandre.

C'était en vain que le galérien avait essayé de rompre sa chaîne : il restait rivé à l'Espagne jusqu'à la défaite suprême. Quand Napoléon, sans se soucier de lui, eut rappelé peu à peu ses troupes de la péninsule, Joseph dut se retirer dans les provinces du Nord, avec une dernière armée que commandait Jourdan, à titre de major général. Il fut complètement battu par Wellington à Vitoria (20 juin 1813) ; dans cette journée néfaste il avait perdu jusqu'à ses bagages. Il rentra en France dans le dénuement le plus complet ; il n'était plus rien. Cependant, quand Napoléon quitta Paris, quelques semaines plus tard, pour la campagne de 1814, il laissa à l'ancien roi d'Espagne le titre de lieutenant général. Dans ces semaines tragiques, Joseph ne montra que de la mollesse et de l'incapacité ; il s'enfuit de là capitale le 30 mars an matin, au moment de la bataille de Paris, après avoir autorisé Marmont et Mortier à signer une capitulation.

JOSEPH APRÈS L'EMPIRE. — Avec les Cent Jours, on revit Joseph a Paris ; puis, après la catastrophe irréparable, il se retira aux États-Unis, dans un domaine du New-Jersey. Il avait renoncé à ses vains titres, pour se faire appeler le comte de Survilliers ; c'était tout ce qu'il voulait garder de son passé, s'il est vrai qu'il se soit exprimé ainsi sur le compte de Napoléon : Suis-je responsable des fautes de mon frère ? Cependant, après la révolution de 1830, il essaya de rappeler les droits de son neveu Napoléon II. Il prit enfin le parti de renoncer à toute politique active. Lors de son retour en Europe, il s'était fixé à Florence ; il y mourut en 1844, à soixante-seize ans. Napoléon III fit élever, en 1866, à l'aîné des Bonaparte, un sarcophage dans une chapelle du Dôme des Invalides ; il était juste que Joseph parût dormir son dernier sommeil à l'ombre du grand nom de son frère.

LES DÉBUTS DE LUCIEN. — En 1793, dans une petite ville du département du Var, qui avait échangé son nom clérical de Saint-Maximin contre le nom laïque et grec de Marathon, il y avait un garde-magasin des subsistances militaires, qui se faisait appeler Brutus Bonaparte. Ce farouche républicain, qui avait pris le nom du meurtrier de César et qui était alors président de la Société populaire de l'endroit, s'appelait en réalité Lucien. Plus jeune de six ans que Napoléon, il était passé par les collèges d'Autun et de Brienne, puis par le petit séminaire d'Aix ; car on avait songé pour lui, pendant quelque temps, à la carrière ecclésiastique. Mais la Révolution éclatait quand il avait quinze ans, elle le jetait dans la politique militante ; c'était sa vocation véritable.

Lors de la réaction thermidorienne, Lucien avait été arrêté et mis pendant quelque temps dans les prisons d'Aix ; avec l'entregent et l'audace qui débordaient en lui, il eut vite fait de réparer le temps perdu. La protection du vainqueur de Vendémiaire lui valut d'être commissaire des guerres à l'armée du Rhin, quand il avait à peine vingt ans. Il passait bientôt en Corse avec les mêmes fonctions, au moment où l'île venait d'être évacuée par les Anglais. Grâce au prestige de son nom et à son activité personnelle, il se fit élire, en 1798, par le département du Liamone, député au Conseil des Cinq-Cents. Cette élection cependant était doublement irrégulière, car le département n'avait plus de député à élire et lui-même n'avait pas encore l'âge légal de vingt-cinq ans. Aux Cinq-Cents, il prit tout de suite une situation importante. Ses relations personnelles avec Talleyrand, avec Sieyès, avec d'autres personnes qui escomptaient la chute prochaine du Directoire, servirent de préface au retour triomphal de Napoléon et au coup d'État de Brumaire. Pour cette journée qu'il avait préparée avec soin, il avait eu l'habileté de se faire élire à la présidence de l'assemblée. On n'a pas oublié le rôle décisif qu'il joua à Saint-Cloud le 10 novembre 1799.

LUCIEN APRÈS LE 18 BRUMAIRE. — Le président des Cinq-Cents ne le cédait à Napoléon ni en ambition ni en audace ; aussi entendait-il exploiter pour lui-même la victoire à laquelle il avait largement concouru. Son idée était d'établir une sorte de duumvirat consulaire : il aurait laissé à Napoléon l'autorité militaire, il aurait pris pour lui-même l'autorité civile. Napoléon n'était pas d'humeur à admettre ce partage ; il nomma Lucien ministre de l'Intérieur. C'était déjà un bel os à ronger. Lucien ne s'en fit pas faute ; ses concussions ne tardèrent pas à éclater aux yeux de tous.

Pour rester bien en cour, Lucien avait mis en circulation un pamphlet politique, sans nom d'auteur, intitulé : Parallèle entre César, Cromwell et Bonaparte. L'objet de ce pamphlet était de préparer l'opinion au rétablissement de l'hérédité monarchique. Le Premier Consul prit très mal la chose. Qu'est-ce que cette brochure ? demanda-t-il à Fouché. Qu'est-ce qu'on en dit dans Paris ?Général, il n'y a qu'une voix pour dire qu'elle est extrêmement dangereuse. — Eh bien ! alors, pourquoi l'avez-vous laissé paraître ? C'est une indignité. — Général, je devais des ménagements à l'auteur. — Des ménagements ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Vous deviez le faire mettre au Temple. — Mais, Général, c'est votre frère Lucien qui a pris ce pamphlet sous sa protection ; l'impression et la publication en ont été faites par son ordre ; enfin, il est sorti du ministère de l'Intérieur. — Cela m'est bien égal ! Alors, votre devoir, comme ministre de la Police, était de faire arrêter Lucien et de l'enfermer au Temple. Cet imbécile-là ne sait qu'imaginer pour me compromettre !

Napoléon avait pour Lucien, au dire d'un contemporain, des moments de haine et d'amour ; il éprouvait pour lui ce sentiment que vous fait sentir une maîtresse adorée dont l'on croit avoir à se plaindre. Il prit le parti de l'éloigner. L'ambassade d'Espagne fut pour le ministre de l'Intérieur un exil honorable. Honorable et fructueux ; car ce fut à Madrid que d'habiles opérations valurent à Lucien d'amasser une grosse fortune. Fouché rapporte qu'il partagea avec Godoï, le favori en titre, la somme de trente millions à propos d'un traité de paix à négocier avec la cour de Lisbonne. De retour à Paris, en 1802, Lucien eut la vie large et facile ; il avait acheté la belle résidence du Plessis-Chamant, auprès de Senlis ; il jouait un peu au Mécène ; il avait des relations avec des écrivains en vue comme Arnault, Esménard, Fontanes, Andrieux.

SES MARIAGES. — A Saint-Maximin, en 1794, Lucien avait épousé Christine Boyer, la sœur de l'hôtelier chez qui il logeait ; elle lui donna deux filles, Charlotte, qui épousa en 1815 le prince romain Gabrielli, et Christine-Égypta ; elle était morte en 1800. Napoléon, qui voulait attacher Lucien à sa politique, avait parlé de lui faire épouser sa belle-fille Hortense de Beauharnais, puis l'infante Marie-Louise de Parme, veuve du roi d'Étrurie ; Lucien refusa les deux partis. Il avait connu dans la société élégante de Paris une jeune femme, âgée alors de vingt et un ans, Alexandrine-Laurence de Bleschamp, fille d'un intendant de la marine et veuve de l'agent de change Jouberthon de Vambertie ; il l'épousa en 1803.

La colère de Napoléon fut terrible ; le mariage de son frère était à ses yeux une indigne mésalliance. Lucien refusa absolument de rompre une union qui avait été inspirée par une passion sincère. Entre les deux frères, aussi violents l'un que l'autre, il y  eut des scènes fréquentes. On a déjà vu que, sur le conseil même de sa mère, Lucien prit le parti de quitter la France avec celle qu'il aimait ; il alla s'établir à Rome au mois d'avril 1804. Napoléon parut avoir de la peine de cette séparation. Ir C'en est donc fait, disait-il devant Joséphine qui n'aimait pas son beau-frère mais qui aurait voulu prévenir une rupture, je viens de rompre avec Lucien et de le chasser de ma présence. Il est dur pourtant de trouver dans sa famille une pareille résistance à de si grands intérêts. Il faudra donc que je m'isole de tout le monde, que je ne compte que sur moi seul. Eh bien ! je me suffirai à moi-même.

Sur cette question du mariage, Lucien resta toujours intraitable. Il se résigna volontiers à ne pas être compris, lors du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, dans la liste des princes français, c'est-à-dire à ne pas avoir de droits héréditaires. À Rome, il s'occupait d'archéologie ou encore de poésie. Car Lucien. qui fit tant de choses, est l'auteur d'un poème épique en vingt-quatre chants, Charlemagne ou l'Église sauvée ; d'un autre poème : la Cyrnéide ou la Corse sauvée ; jeune homme, il avait publié, en bon disciple de Bernardin de Saint-Pierre, la Tribu Indienne ou Édouard et Stellina.

Lucien eut un grand mérite, celui de revenir à Napoléon après le retour de l'île d'Elbe. Membre de la Chambre des Pairs impériale, car sa qualité de prince français venait de lui être reconnue, il essaya de galvaniser l'opinion après Waterloo et de faire donner à son frère une dictature militaire. Ce fut en vain. Napoléon partit pour l'exil, lui-même retourna vivre à Rome. Il y mourut en 1840, à soixante-cinq ans. Pie VII lui avait donné le titre de prince de Canino.

Neuf enfants naquirent du second mariage de Lucien. La descendance de l'un de ses fils, Pierre Napoléon, prince de Canino, est représentée aujourd'hui eu France par le prince Roland Bonaparte, membre de l'Institut.

LA JEUNESSE DE LOUIS. — Louis est travailleur par inclination autant que par amour-propre, et puis, pétri de sentiment. Il a pris un petit ton français, propre leste. Toutes les femmes de ce pays en sont amoureuses. Quand Napoléon parlait ainsi de Monsieur Louis, — en 1791, — c'était un jeune homme ou plutôt un enfant de douze ans et demi. Le jeune lieutenant d'artillerie, qui tenait alors garnison à Auxonne, avait emmené avec lui le troisième de ses frères, qu'on avait essayé en vain de mettre dans une école militaire comme élève pensionnaire du roi. Louis finit par entrer en 1795, à dix-sept ans, à l'école militaire de Châlons. Il donnait toute satisfaction à Napoléon, qui lui servait toujours de père. Je suis très content de Louis ; il répond à mes espérances et à l'attente que j'avais conçue de lui ; c'est un bon sujet, mais aussi c'est de ma façon ; chaleur, esprit, santé, talent, commerce exact, bonté, il réunit tout. Il le prit avec lui comme aide de camp dans la campagne d'Italie, Louis était déjà un peu morose, silencieux, sentimental. Il avait voulu épouser une fille d'émigré, à laquelle il pensait beaucoup ; comme il n'avait pu y réussir, il narra sa douleur dans un roman en trois volumes : Marie ou les Peines de l'amour. Son frère l'emmena en Égypte, il n'y fit rien de remarquable. Au lendemain de Brumaire, à vingt-deux ans environ, il était colonel du 5e régiment de dragons.

SON MARIAGE AVEC HORTENSE DE BEAUHARNAIS. — Le temps était arrivé pour Louis de se marier ou d'être marié.

Joséphine, désireuse d'assurer sa propre fortune, en resserrant les liens entre les enfants de son premier mariage et la famille de son second mari, fit proposer à Louis la main de sa fille Hortense. C'était, en 1800, une jeune fille de dix-sept ans, élégante, jolie, spirituelle, de goûts artistiques, qui était l'ornement de la cour consulaire ; mais elle n'avait pas trouvé tout de suite à se marier, au gré du moins de l'impatience de sa mère et de son beau-père. Si elle avait été libre, elle aurait probablement épousé Duroc ; mais on pensait pour elle à d'autres prétendants. Moreau, à qui on avait songé d'abord, avait décliné cet honneur, en termes qui sentaient un peu la rudesse du soldat. Louis commença par n'être pas plus empressé. Aux premières ouvertures, il prétexta un voyage en Prusse ; quand il fut de retour à Paris, il prétexta un voyage en Portugal. Mais Napoléon tenait à son idée, et Louis n'avait pas la volonté ou l'entêtement de Lucien. Bref, le mariage eut lieu au mois de janvier 1802.

Les âges étaient assortis, vingt-quatre ans, dix-neuf ans ; mais les âges seuls. Louis fut un mari vraiment singulier, préoccupé avant tout de soigner ses rhumatismes et sa neurasthénie ; il rapporte lui-même qu'il ne passa pas, dans toute sa vie de ménage, plus de quatre mois avec sa femme. Si encore il l'avait laissée tranquille ! Mais c'était un espionnage de tous les instants, avec des aménités dans le genre de celles-ci : Vous ne pouvez m'aimer, vous êtes femme et par conséquent un être tout formé de ruse et de malice. Vous êtes la fille d'une mère sans morale ; vous tenez à une famille que je déteste ; que de motifs pour moi de veiller sur toutes vos actions ! Il décachetait ses lettres, il l'entourait d'espions ; calomnies ou médisances, il laissait répandre sur elle les bruits les plus infamants. Napoléon voulut rétablir l'union entre Louis et sa jeune femme, qui lui inspirait beaucoup de sympathie ; il envoya à son frère du fond de la Prusse, de Finckenstein, le 4 avril 1807, deux mois après Eylau, ce règlement de discipline conjugale :

Vos querelles avec la reine percent dans le public.... Vous traitez une jeune femme comme on mènerait un régiment. Vous avez la meilleure femme et la plus vertueuse, et vous la rendez malheureuse. Laissez-la danser tant qu'elle veut, c'est de son âge. J'ai une femme qui a quarante ans (à la vérité, elle en avait quarante-quatre) : du champ de bataille, je lui écris d'aller au bal, et vous voulez qu'une femme de vingt ans, qui voit passer sa vie, qui en a toutes les illusions, vive dans un cloître, soit, comme une nourrice, toujours à laver son enfant.... Rendez heureuse la mère de vos enfants. Vous n'avez qu'un moyen, c'est de lui témoigner beaucoup d'estime et de confiance. Malheureuse.. ment, vous avez une femme trop vertueuse ; si vous aviez une femme coquette, elle. vous mènerait par le bout du nez.

LA QUESTION DE L'ADOPTION. — De ce ménage mal uni un premier fils Napoléon-Charles, était né, en 1802. Napoléon songeait à l'adopter ; Joséphine ne pouvait que s'en réjouir, car cette adoption aurait écarté d'elle le cauchemar du divorce qui l'obsédait. Mais Louis, autant par jalousie personnelle que par haine de sa femme, ne voulut jamais se prêter à cette combinaison, qui lui paraissait une injure. Par où ai-je mérité d'être déshérité ? demandait-il à Napoléon. Non, je n'y consentirai jamais, et plutôt que de renoncer à la royauté qui va entrer dans notre héritage, plutôt que de consentir à courber la tête devant mon fils, je quitterai la France et nous verrons si tout publiquement vous oserez ravir un enfant à son père. À Hortense même il disait : Si vous suivez les intérêts de votre mère aux dépens des miens, je vous séparerai de votre fils, je vous claquemurerai dans quelque retraite éloignée, dont aucune puissance humaine ne pourra vous tirer. Cet enfant était de la part de Napoléon l'objet d'une vive tendresse ; l'Empereur lui envoyait des baisers du champ de bataille d'Iéna. Mais il tomba malade et il mourut en quelques jours (mai 1807), à moins de cinq ans.

1806. LOUIS Ier NAPOLÉON, ROI DE HOLLANDE. — Cependant Louis était devenu coup sur coup général, prince d'Empire, connétable, gouverneur de Paris, et, en 1806, à vingt-huit ans, roi de Hollande.

Une fois installé à la Haye, il voulut prendre au sérieux son métier de roi. C'est ainsi qu'il fonda à Amsterdam, en 1808, l'incomparable collection de peintures qui est devenue le musée de l'État ; qu'il fit exécuter de grands travaux d'assèchement et les écluses gigantesques de Katwyck, à l'embouchure du Rhin. Mais si Napoléon l'avait envoyé à la Haye, c'était pour trouver en lui un préfet à l'échine souple, à l'obéissance empressée. Le malentendu entre les deux frères s'envenimait de jour en jour. Napoléon se moquait de sa manie de copier à la Haye ce qu'il faisait lui-même à Paris. Mes institutions, lui écrivait-il, ne sont point faites pour être tournées en ridicule. Moi-même, je n'ai pas créé de princes sans leur donner de principauté. Vous avez créé des maréchaux qui n'ont pas fait ce qu'ont fait mes généraux de brigade. Pour Dieu ! ne vous rendez pas par trop ridicule !

Louis avait eu un second fils, Napoléon-Louis, né en 1804, puis un troisième, Charles-Louis-Napoléon, né en 1808, qui devait être Napoléon III. La naissance de ce troisième enfant, loin de rapprocher le roi Louis de la reine Hortense, l'en écarta encore davantage, si possible, à cause des bruits injurieux qui coururent à cette occasion. Il avait déjà songé à publier une loi sur la régence. J'apprends, lui écrivit Napoléon, que vous faites une loi sur la régence. J'espère que vous voudrez bien me consulter.... Vous vous souviendrez sans doute que je suis de la famille. Vous sentez très bien que, si vous veniez à manquer, je ne voudrais voir la Hollande qu'entre des mains qui me conviendraient.

La situation de Louis, comme frère, époux et roi, était vraiment misérable ; il était bien le povero Luigi sur lequel s'apitoyait sa mère. Le blocus continental, qu'il devait impitoyablement appliquer, comme s'il eût été un sous-préfet de Bayonne ou de Saint-Malo, était la ruine du commerce maritime de la Hollande, c'est-à-dire la ruine même de son royaume. Lui qui, au dire encore de sa mère, s'était fait Hollandais et n'était più Français du tout, ne pouvait pas ne pas gémir. En 1809, quand les Anglais débarquèrent à Walcheren, aux embouchures de l'Escaut, Napoléon, sans se soucier de ce fantôme de roi qu'il avait créé, chargea Bernadotte d'aller prendre le commandement des troupes que Louis lui-même avait préparées. La mesure était comble. Louis parla d'abdiquer. Non, car on avait encore besoin de lui. On l'empêcha de fuir, il fut gardé à vue dans son propre royaume.

Napoléon avait dit un jour de Louis : Ses feintes vertus me donnent autant d'embarras que les vices de Lucien. À présent, il le traitait à coups de férule, et de quelle férule ! Êtes-vous l'allié de la France ou de l'Angleterre ? je l'ignore.... Votre Majesté trouvera en moi un frère, si je trouve en elle un Français ; mais, si elle oublie les sentiments qui l'attachent à la commune patrie, elle ne pourra trouver mauvais que j'oublie ceux que la nature a placés entre nous. — Certes, en vous mettant sur le trône de Hollande, j'avais cru y placer un citoyen français, aussi dévoué à la grandeur de la France et aussi jaloux que moi de ce qui intéresse la mère patrie.... Soyez d'abord Français et frère de l'Empereur, et soyez sûr que vous serez dans le chemin des vrais intérêts de la Hollande. Mais pourquoi tout ceci ? Le sort en est jeté, vous êtes incorrigible. Déjà vous voulez chasser le peu de Français qui vous restent.... Écoutez un homme qui en sait plus que vous. Revenez de votre fausse route, soyez bien Français de cœur. Et, deux jours après : Un Français fait sur vous ce que fait sur les hydrophobes la vue de l'eau. À la suite d'un incident, dans lequel l'ambassadeur de France et l'ambassadeur de Russie s'étaient trouvés en conflit à Amsterdam, Napoléon lui écrivit encore (23 mai 1810), avec cette ironie cruelle : Comme c'est le ministre de Russie, dont le maître vous a placé sur le trône, il est juste que vous suiviez ses conseils. Ne m'écrivez plus de vos phrases ordinaires ; voilà trois ans que vous me les répétez, et chaque instant en prouve la fausseté. C'est la dernière lettre que, de ma vie, je vous écris.

Louis se le tint pour dit, et un beau jour, en juillet 1810, sans prévenir personne, il disparut. Où était-il ? Napoléon écrivit à Jérôme : Si vous apprenez où Louis s'est retiré, vous lui rendrez service de l'engager à revenir à Paris et à se retirer à Saint-Leu, en cessant d'être la risée de l'Europe. La retraite du fugitif fut découverte ; il était aux eaux de Tœplitz, en Bohême. Napoléon donna l'ordre à son ministre des Affaires étrangères, le duc de Cadore, de rédiger une circulaire aux souverains de l'Europe ; elle doit, disait-il, tendre tout entière à excuser le roi de Hollande, qui, par suite d'une maladie chronique, n'était pas l'homme qui convenait.

LES DERNIÈRES ANNÉES DE LOUIS. — Ce fut toute l'oraison funèbre du povero Luigi. Pour le royaume de Hollande, il avait été, dès le 11 juillet, le lendemain même de sa fuite, purement et simplement annexé à l'Empire et converti en départements français. Cependant Louis, retiré en Autriche, faisait imprimer à Vienne, en 1813, l'année de la bataille de Leipzig, un volume d'Odes.

Revenu en France en 1814, parlant toujours de sa couronne de Hollande, il eut avec l'Empereur deux entrevues très froides. Il devait vivre longtemps encore ; il ne mourut qu'en 1846, à près de soixante-huit ans, à Livourne. Il avait eu avec sa femme un procès scandaleux pour la garde de son deuxième enfant ; il lui avait comme abandonné le troisième, celui qui devait être Napoléon III. À Rome ou à Florence, de plus en plus morose et défiant, il composait des livres d'histoire, des poésies, ou bien il se livrait à la dévotion. II réprouva les deux équipées de son troisième fils, celle de Strasbourg et celle de Boulogne ; il mourut sans avoir revu le prisonnier qui venait, deux mois plus tôt, de s'échapper de la citadelle de Ham. Sa femme, la reine Hortense, était déjà morte depuis neuf ans, en 1837, à Arenenberg, en Suisse, loin de lui, sans rapports avec lui. La mort ne réunit point les deux époux : la reine Hortense fut enterrée dans l'église de Rueil, auprès du tombeau que son frère et elle avaient fait construire pour leur mère ; le roi Louis, dans l'église de Saint-Leu-Taverny. La tombe du roi Louis, dans la crypte de Saint-Leu, est voisine de la tombe de son père, Charles Bonaparte.

JÉRÔME Ier NAPOLÉON, ROI DE WESTPHALIE. — De Jérôme, le dernier des frères de l'Empereur, plus jeune que Napoléon de quinze ans et trois mois, on a à peu près tout dit quand on a rappelé le singulier surnom d'Héliogabale de Westphalie, que lui valut son existence à Cassel, alors qu'il passait son temps à table, au bal, au théâtre et autre part. Celui-ci fut avant tout le jouisseur de la famille, peu exigeant sur le choix de ses distractions, pourvu qu'elles fussent nombreuses et sans cesse renouvelées, gaspillant l'argent à pleines mains, et considérant la vie, quand on a le bonheur de s'appeler Bonaparte et d'être le benjamin de la famille, comme une fête ininterrompue. Longue et bonne : telle aurait pu être sa devise ; il mourut à soixante-seize ans, sous le règne de son neveu Napoléon III.

Jérôme avait été placé par Napoléon au collège de Juilly, en 1798, au moment de son départ pour l'Égypte ; il y fut un élève très médiocre. À sa sortie de collège, il se signala par des frasques de tout genre ; ainsi, un jour, il lui prit fantaisie d'acheter, en faisant envoyer aux Tuileries la facture qui était de seize mille francs, un magnifique nécessaire de voyage, avec rasoirs, plats à barbe, etc. Il n'y manquait que la barbe, dit la duchesse d'Abrantès, afin que son acquéreur pût s'en servir. Il avait alors quinze ans. Le Premier Consul fit embarquer le prodigue. Devenu lieutenant de vaisseau, Jérôme fit campagne dans les Antilles françaises. Se trouvant en croisière sur les côtes des États-Unis, il eut l'occasion de s'arrêter à Baltimore ; il y connut une jolie Américaine, miss Élisabeth Paterson. Il n'avait pas encore dix-neuf ans, elle lui plut, il l'épousa. Il est certain que le mariage était nul aux yeux de la loi française et que les parents de la jeune fille v avaient vu une bonne affaire : ils espéraient bien le faire régulariser un jour. Napoléon fut intraitable. Quand il revit Jérôme deux ans plus tard, en 1805 : Votre union avec Mlle Paterson, lui dit-il, est nulle aux yeux de la religion comme aux yeux de la loi ; écrivez à Mlle Paterson de retourner en Amérique. Je lui accorderai une pension de soixante mille francs, sa vie durant. Mlle Paterson, que Napoléon affectait de ne pas connaître sous un autre nom, dut repartir pour les États-Unis avec sa pension et aussi avec son fils, qui venait de naître cette année même ; Jérôme ne pensait pas plus au fils qu'à la mère.

Il reprit du service dans la marine, s'y conduisit non sans mérite, comme commandant du Vétéran, et devint contre-amiral. Dans la campagne de Prusse, en 1806-1807, il exerça de nom le commandement du IXe corps de la Grande Armée et, secondé par Vandamme, il occupa la Silésie. Il avait reçu le titre de prince français, des droits héréditaires à l'Empire, la couronne de Westphalie, qui avait été créée pour lui, en 1807 ; le nouvel État comprenait huit départements, entre l'Elbe et le Rhin, avec une population de deux millions et demi d'habitants. Enfin, Napoléon fit épouser à son frère, la même année, la princesse Catherine, fille du roi de Wurtemberg. Cassel devint la capitale du roi Jérôme Ier Napoléon ; alors ce furent quelques années de vie inimitable et de folies sans nom. Sa femme était une bonne épouse ; elle lui était très attachée, mais elle ne le gênait pas ; il n'était pas nécessaire de la répudier. Et la fête dura environ six ans, jusqu'à la débâcle de 1813. Jérôme avait commandé au début de la campagne de Russie l'aile droite de la Grande Armée ; mais il avait commis de grosses fautes, qui l'avaient fait renvoyer en Westphalie. Après la perte de son royaume, il alla s'établir avec la reine Catherine au château de Stains, près de Saint-Denis. Il commanda une division en 1815, à Ligny et à Waterloo.

Napoléon a dit à Sainte-Hélène : Jérôme, en mûrissant, eût été propre à gouverner ; je découvrais en lui de véritables espérances. Les braves bourgeois de Cassel ne lai auraient peut-être pas décerné le même certificat. L'ancien roi de Westphalie devait finir sa vie comme gouverneur des Invalides, maréchal de France, président du Sénat ; c'était sous le second Empire. Celui que Napoléon III appelait officiellement dans les actes publics notre bien-aimé oncle Jérôme Napoléon repose, depuis 1860, sous le Dôme des Invalides. Sa descendance est représentée aujourd'hui par ses deux petits-fils, le prince Napoléon (Napoléon-Victor) et le prince Louis.