MÈRE DE ROIS. — LA FAMILLE DE LETIZIA. — SES PREMIÈRES ANNÉES. — SON MARIAGE. — MADAME BONAPARTE, MÈRE DE FAMILLE. — SÉVÉRITÉ DE MADAME BONAPARTE. — MADAME BONAPARTE VEUVE. — SON ESPRIT D'ÉCONOMIE. — LA RÉVOLUTION EN CORSE. — LA FUITE DE MADAME BONAPARTE ET DE SES ENFANTS. — MADAME BONAPARTE À MARSEILLE. — MADAME BONAPARTE À MOMBELLO. — MADAME BONAPARTE AU RETOUR D'ÉGYPTE. — MADAME BONAPARTE LE SOIR DE BRUMAIRE. — LA REVUE DES TUILERIES. — LES FÊTES DE 1802 ET DE 1804. — MADAME MÈRE. — SA SIMPLICITÉ DE VIE. — POURVOU QUE ÇA DOURE ! — LES PLAINTES DE MADAME MÈRE. — MADAME MÈRE EN 1814 ET 1815. — MADAME MÈRE À ROME. NAPOLÉON avait atteint après la paix de Tilsit une situation sans précédent dans l'histoire de l'Europe. À l'époque où son nom était si glorieux, qu'étaient devenus sa mère, ses frères, ses sœurs, avec qui il s'était réfugié en Provence en 1793 ? Qu'était devenue la femme qu'il avait épousée à la veille de la campagne d'Italie ? Esquisser la biographie de ces personnages qui ont touché de si près à l'Empereur, dire leurs relations avec celui qui était leur fils, leur frère, leur époux : ce sont là des chapitres d'histoire domestique qui permettent de compléter la physionomie de Napoléon maître de la France et arbitre de l'Europe. MÈRE DE ROIS. — Mère de Napoléon, Mère de rois, Napoleonis mater, Mater regum : ces titres, qui se lisent au-dessous d'anciennes gravures, caractérisent très exactement, dans leur concision, la mère du grand homme des temps modernes. La mère de Napoléon fut aussi la mère de Joseph Ier Napoléon, roi de Naples, puis roi d'Espagne ; la mère de Lucien, prince de Canine ; la mère de Louis Ier Napoléon, roi de Hollande ; la mère de Jérôme Ier Napoléon, roi de Westphalie ; la mère d'Élisa Bacciochi, princesse de Lucques et de Piombino, grande-duchesse de Toscane ; la mère de Pauline Borghèse, princesse de Guastalla ; la mère de Caroline Murat, grande-duchesse de Berg, reine de Naples. Cette femme se maria à moins de quatorze ans ; elle fut veuve à trente-cinq ans, elle mourut, pleine de jours, la malheureuse et forte femme, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans sonnés. Y eut-il jamais, dans l'histoire, destinée de femme plus extraordinaire ? Sortie d'une famille obscure, qui vivait dans une petite ville d'une île presque inconnue ; femme d'un petit gentilhomme corse, qui la laissa sans un sou de fortune, avec huit enfants, petits et grands, à élever ; portée tout à coup au premier rang de l'histoire du monde ; illuminée par l'éclat unique que projeta sur le nom des Bonaparte le second de ses fils, devenu le maître de la France ; prenant sa part de cette fortune extraordinaire, invraisemblable, digne des Mille et une Nuits, mais sans se laisser éblouir par elle ; se raidissant contre les tragédies les plus affreuses ; toujours maîtresse d'elle-même aux jours des pires catastrophes comme aux jours de bonheur et de triomphe ; ayant vu ses fils et ses filles jetés à bas de leurs trônes, et son gendre fusillé ; survivant quinze ans à ce fils de ses entrailles, que la barbarie de ses geôliers lui avait interdit d'accompagner sur son calvaire ; portant le deuil de son Napoléon avec la plus légitime fierté ; ayant vu mourir son petit-fils, son autre Napoléon qu'on lui avait défendu aussi de voir ; mourant elle-même, impotente et aveugle, dans un palais solitaire de la Rome pontificale : il semble qu'à personne mieux qu'à cette femme à la Plutarque ou à la Shakespeare ne puisse convenir le mot célèbre de La Bruyère : On ne rêve pas comme elle a vécu. LA FAMILLE DE LETIZIA. — Maria Letizia Ramolino naquit à Ajaccio, en Corse, le 24 août 1750. Sa famille paternelle tenait une place honorable dans la noblesse de l'île ; son père avait été au service de Gênes, dont la Corse dépendait alors. Sa mère était une demoiselle de Pietra-Santa, d'une famille originaire de Sartène. Restée veuve de bonne heure, la mère de Letizia se remaria à un capitaine de la marine génoise, François Fesch, d'origine bâloise. De ce second mariage naquit un fils, Joseph Fesch. Letizia eut toujours beaucoup d'affection pour ce demi-frère, qui était plus jeune qu'elle-même de treize ans ; elle devait passer avec lui la majeure partie de son existence à Paris ou à Rome. Lui aussi, le fils de l'obscur capitaine marchand, eut sa part dans la fortune prodigieuse de la famille de sa sœur. La faveur de son tout-puissant neveu faveur qui ne lui demeura pas toujours fidèle — lui valut de devenir archevêque de Lyon, c'est-à-dire primat des Gaules, cardinal, ambassadeur de Sa Majesté Impériale auprès du Saint-Siège, grand aumônier, comte, sénateur, coadjuteur de l'archevêque de Ratisbonne. SES PREMIÈRES ANNÉES. — Que sait-on de la première enfance et de l'éducation de Letizia Ramolino ? Rien, ou à peu près. Son instruction ne put être que rudimentaire, et parce qu'elle était femme, et parce qu'elle était Corse. Dans cette île qui avait conservé encore un fond vivace de sauvagerie, où les mœurs étaient rudes, l'éducation des garçons n'existait pas. Que dire de l'éducation des filles ? Letizia apprit à lire, à écrire, à compter, et ce fut tout. D'éducation littéraire, elle n'eut aucune teinture. La jeune ignorante se maria à treize ans et quelques mois. Je me mariai, dit-elle elle-même, à l'âge de treize ans. Ce mariage prématuré était-il la conséquence des charmes physiques de la signorina Letizia ? C'est possible ; mais la vraie raison était que les Corses s'empressaient de se débarrasser de leurs filles, dès qu'ils en trouvaient l'occasion ; la précocité des mariages était dans les mœurs du pays. Cependant on croira volontiers que cette jeune fille de treize à quatorze ans avait ce genre de beauté forte, un peu virile, que l'on retrouve souvent chez ses compatriotes. Ma mère à trente ans, dira Napoléon, était encore belle comme les amours. D'après ses portraits, on peut se la représenter ainsi : petite, cheveux châtains, yeux noirs et profonds, avec ces grands cils et ces sourcils arqués qui donnent tant de charme aux filles de la Corse, les traits réguliers, le nez droit, la bouche petite, les oreilles bien faites, le menton avec une légère saillie, annonçant cette force de volonté que révèlent aussi son écriture et son paraphe. On a le signalement de Madame Mère sur le passeport qui lui fut délivré à Orléans, le 9 avril 1814, quand elle prit pour la première fois le chemin de l'exil. Voici cette prose officielle que contresigna l'adjoint à la mairie d'Orléans et pour laquelle la mère des rois dut payer la somme de deux francs : Age : soixante-quatre ans ; taille : un mètre cinquante ; cheveux gris mêlé, front bombé, sourcils châtains, yeux bruns, nez bien fait, bouche petite, menton rond, visage ovale, teint clair ; signes particuliers : point. SON MARIAGE. — Je me mariai, dit Madame Mère, avec Charles Bonaparte, qui était un bel homme, grand comme Murat. Le mari de cette jeune fille de treize ans était un jeune homme qui en avait dix-huit. Il passait pour un cavalier accompli, grand, de belle mine, de tournure élégante, parlant bien, — il fut avocat, — connaissant le français d'une manière très convenable, insinuant et fort habile à ménager sa fortune et la fortune des siens. Songea-t-il jamais, lui qui avait certainement une éducation et des goûts littéraires, à orner l'esprit de sa jeune femme ? Il n'en eut guère le temps, occupé qu'il fut à combattre pour la cause de l'indépendance, à se rallier ensuite au gouvernement français, à se mettre bien en cour, et à faire voyages sur voyages pour aller solliciter, pour aller obséder les bureaux ; car il fut un quémandeur infatigable. Puis l'état de santé de Letizia ne laissa jamais beaucoup de temps à la cithare intellectuelle. En dix-neuf ans de mariage, dit-elle, je fus mère de treize enfants, dont trois moururent en bas âge et deux en naissant. Elle avait déjà nn fils, Joseph, quand elle devint mère de l'enfant qui devait être Napoléon. La Corse était alors en pleine guerre. Le parti national, dont faisaient partie les Bonaparte, s'était groupé autour de Paoli pour résister aux Français, à qui les Génois venaient de vendre l'île. Corte était le centre de la résistance ; à pied, à mulet, grimpant sur les rochers, gagnant le maquis, traversant les torrents, entendant les balles siffler à ses oreilles, uniquement préoccupée de suivre son mari et de défendre la liberté, la jeune femme montrait une activité et un courage qui n'étaient ni de son âge, ni de son sexe, ni de son état. Les privations, les fatigues, elle supportait tout, bravait tout, dira un jour Napoléon : c'était une tête d'homme sur un corps de femme. Pour l'enfant qu'elle portait dans son sein, elle n'eut jamais une minute d'inquiétude. Ne l'avait-elle pas consacré à l'avance à la sainte Vierge, la reine et la patronne d'Ajaccio ? C'est le jour même de la fête de l'Assomption, le 15 août 1769, qu'elle mit au monde son second fils ; elle était sur le point d'avoir dix-neuf ans. MADAME BONAPARTE, MÈRE DE FAMILLE. — Mme Bonaparte a raconté elle-même quel fut son rôle de mère : Devenue mère de famille, je me consacrai entièrement à la bonne direction de celle-ci, et je ne sortais de chez moi que pour aller à la messe. J'entends qu'une des obligations du vrai chrétien soit d'aller à l'église tous les jours et indispensablement les jours de fête ; mais je crois pourtant que l'église n'exige pas, dans les jours de travail, que les personnes qui se trouvent à la tête des affaires doivent perdre la plus grande partie du jour hors de chez elles.... D'ailleurs, ma présence était nécessaire pour mettre un frein à mes enfants, tant qu'ils furent petits. Ma belle-mère et mon mari étaient si indulgents à leur égard qu'au moindre cri, à la moindre réprimande, ils accouraient à leur aide, en leur faisant mille caresses. Pour moi, j'étais sévère on indulgentes, en temps voulu. Aussi étais-je obéie et aimée de mes enfants qui, même après avoir grandi, m'ont toujours témoigné, dans tous les temps, le même amour et le même respect.... De tous mes enfants, Napoléon, dès ses premières années, était le plus intrépide. Je me souviens que, pour donner un foyer à leur ardeur extraordinaire, j'avais dû démeubler une grande chambre où, dans les heures de récréation et de mauvais temps, il leur était permis de s'amuser à leur gré. Jérôme et les trois autres s'occupaient à sauter ou à dessiner des pantins sur le mur. Napoléon, à qui j'avais acheté un tambour et un sabre de bois, ne peignait que des soldats toujours rangés en ordre de bataille. SÉVÉRITÉ DE MADAME BONAPARTE. — Mme Bonaparte éleva ses enfants sévèrement, à la corse ; elle ne leur ménageait pas les corrections manuelles. Napoléon, comme les autres, peut-être plus que les autres, sentit à plus d'une reprise la vigueur de la main maternelle. Sévère dans sa tendresse, dit l'Empereur, elle punissait, récompensait indistinctement ; le bien, le mal, elle nous comptait tout. Napoléon ne voulait pas, le dimanche, aller à la grand'messe. Une paire de soufflets lui apprenait le chemin de l'église. Napoléon avait un jour suivi sa mère sans sa permission, quand elle était allée chez une amie. Elle courut sur le petit, en colère, et lui donna une gifle si forte que l'enfant tomba ; elle le laissa à terre, tout pleurant et se frottant les yeux avec les deux poings. Napoléon avait emporté et mangé les plus belles figues d'un figuier que sa mère lui avait interdit d'approcher. Quand Mme Bonaparte vint pour cueillir ses figues, elle constata le vol ; vite, son enquête fut faite, et Napoléon reçut le fouet. Napoléon s'était moqué de sa grand'mère, en marchant comme elle sur une canne et en la traitant de vieille fée. Mme Bonaparte lui fait les gros yeux. L'enfant, qui se sent en faute, veut l'embrasser ; elle le repousse. Quelques instants après, quand il était dans sa chambre, elle apparaît, le saisit d'une main vigoureuse et lui administre une bonne correction. A Sainte-Hélène, l'Empereur a fait plus d'une allusion à ces souvenirs d'enfance, Il a parlé de maman Letizia qui réprimait son humeur belliqueuse, qui ne souffrait pas ses algarades, dont la tendresse était sévère. Mais cette sévérité était celle d'une mère, c'est-à-dire de l'être bon entre tous, qui a fait chacun de nous ce qu'il est ; car c'est sur les genoux de nos mères que tous nous avons grandi, que tous nous nous sommes formés. Napoléon le savait bien ; aussi n'a-t-il pas manqué de le dire et de le proclamer hautement : C'est à ma mère, c'est à ses bons principes que je dois ma fortune et tout ce que j'ai fait de bien.... Ma mère, elle est digne de tous les genres de vénération. Il disait encore à son médecin Antommarchi, que sa mère lui avait envoyé à Sainte-Hélène : Vous m'êtes bien attaché, rien ne vous coûte dès qu'il s'agit de me soulager ; mais tout cela n'est pas la sollicitude maternelle. Ah ! maman Letizia ! maman Letizia ! MADAME BONAPARTE VEUVE. — Un grand malheur s'abattit sur Mme Bonaparte et ses enfants. En l'année 1785, à moins de trente-neuf ans, le chef de famille, Charles Bonaparte, mourut. Sa veuve devait assurer l'existence et faire l'éducation de huit enfants. Joseph, âgé de près de dix-sept ans, était au collège d'Autun ; Napoléon, âgé de quinze ans, était à l'École militaire de Paris ; Elisa, qui avait neuf ans, était depuis quelques mois à la maison royale de Saint-Cyr. Pour ces trois enfants, tous trois boursiers du roi, l'avenir, sans être assuré, laissait concevoir quelques espérances ; dans le moment même leur situation était à l'abri de l'inquiétude. Mais comment élever les cinq autres : Lucien, qui avait dix ans, Louis, qui en avait sept, Pauline, qui en avait cinq, Caroline, qui en avait trois, et Jérôme, qui avait à peine trois mois et demi ? Huit enfants à diriger et à élever, dont cinq restaient entièrement à sa charge, quand tout l'avoir de la famille se composait d'un peu de bétail, de quelques vignes, de quelques fermes, le tout d'un rapport bien modeste et précaire : il fallait toute l'énergie virile de cette jeune veuve de trente-cinq ans pour oser envisager une situation pareille. Ma mère, disait Joseph lors de son retour à Ajaccio, modéra l'expression de sa douleur pour ne pas trop exciter la mienne. Femme forte et bonne, modèle des mères, combien tes enfants te sont encore redevables des exemples que tu leur as donnés ! Trois femmes aidaient Mme Bonaparte aux soins du ménage : une vieille servante, mammuccia Caterina, qui avait assisté à la naissance de Napoléon et qui n'était plus d'un grand secours ; Camilla Ilari, qui avait nourri Napoléon et ne devait pas manquer de venir à Paris au moment du sacre, pour être témoin, comme ledit la prose officielle du ministre Portalis, des prodiges de son auguste nourrisson ; une femme de charge, Saveria, qui est peut-être cette Toscane que Mme Bonaparte demandait à Joseph de lui trouver à Pise, quand il faisait ses études à l'Université de cette ville. Elle lui avait écrit de ramener d'Italie une servante de quarante ans pour faire la cuisine, coudre et repasser : les gages pourraient s'élever jusqu'à trois ou même quatre francs par mois. SON ESPRIT D'ÉCONOMIE. — Mme Bonaparte était, en effet, une ménagère économe, très économe, sinon avare, épluchant ses comptes et sachant la valeur de la moindre chose. La prodigalité familière à son mari lui avait encore fait aimer davantage l'économie ; elle excellait à coumouler, comme elle le disait dans son mauvais français. Vertu précieuse, qui sauva deux fois la famille : dans les années de détresse qui suivirent la mort du père, et dans les années de gêne qui suivirent l'effondrement de 1814 et de 1815. Elle s'était appuyée pendant quelque temps pour la direction des affaires de la famille sur son fils aîné Joseph et sur l'oncle de son mari, l'archidiacre Lucien. L'archidiacre était mort ; en mourant il avait deviné les destinées du second de ses petits-neveux ; il avait dit à Napoléon qu'il serait un grand homme, un'omone. Il l'avait sacré ainsi comme le chef de la famille. En sa qualité de femme corse, Mme Bonaparte ne pouvait pas ne pas reconnaître la suprématie des hommes de sa famille, même si ces hommes étaient ses enfants. Avec son instinct de l'autorité, elle sentit son estime s'accroître pour ce jeune chef de famille à la poigne un peu rude. LA RÉVOLUTION EN CORSE. — La Révolution avait éclaté. En Corse, comme autre part, plus qu'autre part, elle arma les citoyens les uns contre les autres. Un parti, par haine des violences révolutionnaires, voulait détacher la Corse de la France ; mais ces Corses exaltés, qui se groupaient autour de Paoli, l'ancien héros de l'indépendance nationale, étaient les agents inconscients des Anglais, alors les pires ennemis de la France. Mme Bonaparte n'hésita pas. Son mari avait fait jadis le coup de feu, aux côtés de Paoli, pour la liberté de l'île ; elle-même avait été d'un patriotisme ardent. Mais les Bonaparte, depuis la fin de la conquête, s'étaient donnés à la France sans réserve. À la France le devoir exigeait de rester fidèles, même à la France de la Révolution, et même si cette fidélité devait coûter aux individus leur fortune, leur liberté, leur vie. C'est ce que sentait au fond de son être cette femme d'Ajaccio devenue toute Française. Les biens de Mme Bonaparte, à peine suffisants pour faire vivre la mère et les enfants, avaient été confisqués par les paolistes, qui étaient sur le point d'être maîtres de l'île entière. Un envoyé de Paoli lui fit comprendre à quelle condition elle pourrait les recouvrer tout de suite. Allez dire à Paoli, répondit la pauvre veuve, que je pensais lui être un peu mieux connue. Il saura que j'ai conseillé moi-même à mes fils la conduite tenue par eux aujourd'hui et que, s'il fallait, je recommencerais. Je me suis faite Française et je resterai Française. La décision prise par Mme Bonaparte et suivie par ses enfants — toute la famille se trouvait alors réunie à Ajaccio — faillit leur coûter la vie. Paoli avait donné l'ordre de les lui amener, morts ou vivants. Les trois plus grands, Joseph, Napoléon et Lucien, prirent la fuite en se déguisant ; Napoléon parvint à gagner la côte et à se sauver sur une petite embarcation de pêcheur. Qu'étaient devenus sa mère, ses plus jeunes frères, ses trois sœurs, qu'il avait laissés derrière lui ? LA FUITE DE MADAME BONAPARTE ET DE SES ENFANTS. Une nuit — c'était au mois de mai 1793— Mme Bonaparte est prévenue que les paolistes allaient arriver. Vite elle fait lever et habille les petits ; elle ramasse dans un sac les quelques hardes de la famille, un peu de pain, quelques provisions frugales, et ils partent, fugitifs dans leur propre patrie. La petite Pauline ne quittait pas la main de sa maman ; l'oncle Fesch avait d'un côté Louis et de l'autre Élisa. La pauvre troupe gagne la montagne. Elle se retourne et voit un spectacle d'horreur. De lourds tourbillons de fumée s'élèvent d'Ajaccio. Voilà notre maison qui brûle ! s'écria l'un des fugitifs. Eh qu'importe ! répondit Mme Bonaparte, nous la rebâtirons plus belle. Vive la France ! L'odyssée de cette bande de fugitifs, conduits par une femme de trente-cinq ans, est le plus poignant des drames. On arrive sur les bords d'un torrent gonflé par les pluies ; il faut le passer à tout prix. On découvre un cheval dans une ferme voisine ; la mère y monte avec ses deux plus jeunes filles ; elle franchit le torrent. En plusieurs passages, tout le monde fut transporté sur l'autre rive, et l'on reprit la marche à travers les chemins rocailleux. Élisa — c'était la future Sémiramis de Lucques — n'avait plus de chaussures ; ses pieds étaient ensanglantés. Ne pleure pas, petite, lui dit sa mère, nous ne sommes pas les plus à plaindre. Fais comme moi : je souffre et je me tais. Il nous reste des amis qui veillent sur nous, et puis les Français ne nous abandonneront pas. Au bout de quelques jours, par des sentiers de chèvres, les fugitifs arrivent au bord de la mer. Une barque est en vue. C'était Napoléon. Vite, vite, à bord et au large. Un bon vent les mène à Calvi. Ils étaient tons réunis sur quelques mètres carrés de planches, entre le ciel et l'eau, ceux qui devaient être empereur, rois, reine, duchesses, et dont les noms, alors obscurs et méprisés, allaient bientôt retentir aux quatre coins de l'Europe, Dieu Sait avec quel fracas ! Tout était là, sur cette barque de pêcheur corse : César, sa famille et sa fortune. A Calvi, clans une maison amie, on put goûter quelques jours de repos. Mais on ne pouvait songer à y rester. Il n'y avait plus d'autre refuge possible que la France même. Ils s'embarquèrent sur un navire marchand. Le danger maintenant était de tomber au milieu des croisières anglaises qui surveillaient les côtes de la Provence. L'obscur capitaine d'artillerie ne se doutait pas que dans cette escadre ennemie il y avait un capitaine de vaisseau qui portait le nom, ignoré encore, de Nelson. Enfin, l'on passa, et toute la famille put arriver à Toulon. MADAME BONAPARTE À MARSEILLE. — Mme Bonaparte habita d'abord avec ses enfants clans diverses maisons de campagne de la région de Toulon ; puis elle se fixa bientôt à Marseille. Elle n'avait guère pour vivre que les assignats que le capitaine d'artillerie détachait chaque mois sur sa pauvre solde. Mais voici que le capitaine a enlevé Toulon aux Anglais ; pour prix de ce succès éclatant, qui sauve la République et la France, il est porté au grade de général de brigade. C'est la gloire, la gloire dont les premières caresses sont si enivrantes, et c'est peut-être aussi, à défaut de la fortune, peu nécessaire en somme au bonheur de la vie, la fin de la gêne besogneuse. Les enfants commencent à s'établir. Joseph se marie avec Julie Clary, la fille d'un commerçant de Marseille. Louis suit en Italie la fortune de Napoléon. Pour Lucien, il était entré dans l'administration des subsistances militaires. Elisa venait de promettre sa main au capitaine Bacciochi. L'avenir de Pauline ne pouvait donner lieu à de l'inquiétude : elle avait à peine quatorze ans que les soupirants s'empressaient autour d'elle. Restaient les deux petits, Caroline et Jérôme. Mais on avait le vent en poupe ; eux aussi, on leur trouverait bien un jour quelque gagne-pain sous la forme d'un mari ou d'une bonne place. Quant à Napoléon, c'est à pas de géant qu'il marchait sur le chemin de la gloire et du pouvoir. Napoléon, lui avait dit sa mère, la Corse n'est qu'un rocher stérile, un petit coin de terre imperceptible et misérable ; la France, au contraire, est grande, riche, bien peuplée ; elle est en feu. Voilà, mon fils, un noble embrasement ; il mérite de risquer de s'y griller. Chaque jour presque faisait de ces paroles une réalité de plus. MADAME BONAPARTE À MOMBELLO. — Le jeune vainqueur avait à ses pieds l'Italie et l'Autriche ; du château de Mombello, auprès de Milan, devenu son quartier général, il voyait la gloire de son nom et de son pays qui illuminait l'Europe. Fils reconnaissant, il n'oublia pas sa mère ; il lui demanda de venir le voir, à Mombello même. Elle vint avec ses filles. Dans la simplicité de son vêtement corse, habillée de noir, cette femme de petite taille paraissait une déesse. N'était-ce pas elle qui avait enfanté, élevé, inspiré le dieu du jour ? Ma mère, dit l'Empereur, m'aborda avec joie, avec contentement et un orgueil bien légitime : Oh ! Napoleone, dit-elle, en me pressant sur son cœur, je suis la plus heureuse des mères, aujourd'hui. Ce mot fut une des plus douces récompenses que je reçus de mes travaux ; puis elle m'examina, me trouva maigri, et en fut affligée : Tu te tues, me dit-elle encore. — Il me semble, au contraire, que je vis, répartis-je en riant. — Dis, reprit-elle, que tu vivras dans la postérité ; mais à présent.... — Eh bien ! signora, est-ce mourir ? MADAME BONAPARTE AU RETOUR D'ÉGYPTE. — Napoléon était parti pour l'Égypte. Reviendrait-il jamais, depuis la journée terrible où Nelson, en détruisant l'escadre de Brueys, l'avait enfermé dans la terre des Pharaons comme dans une prison ? La mère ne doutait pas qu'il revînt. Elle était alors à Paris, vivant auprès de sa belle-fille Joséphine, qu'elle n'aimait peut-être pas beaucoup ; elle était à Paris, pour que le nom de son fils ne fût pas oublié de la France légère et mobile. La mère de Napoléon veillait à la fidélité de la mémoire de la France. Tout à coup la nouvelle se répand : Le général Bonaparte a débarqué à Fréjus. Ce fut une traînée de poudre. Le 16 octobre au matin, trois jours après l'annonce de son débarquement, il accourt à Paris, il vole dans sa maison de la rue de la Victoire. Sa femme n'y était pas, elle était allée au-devant de lui sans le rencontrer ; ses frères et ses sœurs étaient dispersés. De sa famille, il n'y avait qu'une personne qui était là, qui l'attendait et qui ne s'étonnait pas de ces choses épiques. C'était sa mère. Comme quelques mois plus tôt elle avait serré dans ses bras Napoléon l'Italique, elle serra dans ses bras Napoléon l'Égyptiaque. Les journaux publiaient le lendemain ce communiqué : Le général est descendu chez lui, rue de la Victoire, où il a trouvé sa mère, qui n'a que quarante-neuf ans. MADAME BONAPARTE LE SOIR DE BRUMAIRE. — Un mois plus tard, Brumaire se fait. Si elle n'est pas dans tous les secrets du coup d'État, elle en devine les machinations. Où est-elle, le jour où Napoléon, à Saint-Cloud, va brusquement abattre toutes les cartes de son jeu de dictateur ? Elle est au théâtre Feydeau, dans une loge d'avant-scène, bien en vue, en compagnie de la belle Pauline, qui était alors Mme Leclerc, de la jeune Mme Junot, un jour duchesse d'Abrantès, et de la mère de celle-ci. Ces dames devisaient entre elles, en attendant la représentation ; c'étaient elles qui, pour le moment, servaient de spectacle à la salle. Laissons Mme Junot raconter cette scène. Mme Bonaparte ne disait rien, mais elle regardait souvent la porte de la loge et nous voyions, ma mère et moi, qu'elle s'attendait à voir arriver quelqu'un. Le rideau se lève, la petite pièce commence paisiblement, lorsque tout à coup le régisseur s'avance sur la scène, fait le salut d'usage et prononce ces paroles à haute voix : Citoyens, le général Bonaparte a manqué d'être assassiné, à Saint-Cloud, par les traîtres à la patrie ! À ces mots Mme Leclerc jette un cri perçant et s'agite avec violence, tandis que sa mère, aussi douloureusement atteinte, n'est occupée que de la calmer. Mme Letizia Bonaparte était pâle comme une statue de marbre ; mais, quels que fussent les déchirements de son cœur, on n'en voyait d'autre trace sur son visage, encore si beau à cette époque, qu'une légère contraction autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit ses mains, les serra fortement et lui dit d'une voix sévère : Paulette, pourquoi cet éclat ? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il n'est rien arrivé à ton frère ?... Silence donc... et lève-toi. Il faut aller chercher des nouvelles. La voix de sa mère frappa plus Mme Leclerc que toutes nos consolations. Enfin nous pûmes partir. On sortait en foule du théâtre pour aller aux nouvelles. Plusieurs personnes disaient : C'est la mère et la sœur du général Bonaparte. Elles se firent conduire rue de la Victoire. Quelques heures plus tard le général Bonaparte arrivait à son tour de Saint-Cloud : il était consul provisoire de la République Française. LA REVUE DES TUILERIES. — Au mois de février suivant, le Premier Consul fixait sa résidence au palais des rois, aux Tuileries. Sur la place du Carrousel, il y eut la revue des troupes. De partout éclataient les cris : Vive le Premier Consul ! La revue finie, vint le défilé. En voyant passer devant lui les drapeaux en loques, noirs de poudre, troués par les balles, le jeune général de trente ans ôtait son chapeau et s'inclinait en signe de respect. Derrière le petit homme maigre, au teint olivâtre, aux yeux gris, aux cheveux plats, les spectateurs se montraient une femme, jeune encore, qui, aux côtés de la femme du triomphateur, aux côtés de ses sœurs belles de leurs toilettes à la grecque, belles surtout de leur jeunesse, attirait cependant à elle tous les regards : c'était l'ancienne demoiselle Ramolino d'Ajaccio, la petite-fille des Pietra-Santa de Sartène, la veuve du petit avocat d'Ajaccio, c'était la mère de Bonaparte. LES FÊTES DE 1802 ET DE 1804. — Elle avait été à la peine, elle était à l'honneur C'était justice. Elle assista encore à cette journée unique, le dimanche de Pâques, 18 avril 1802, où fut célébrée à Notre-Dame la réconciliation de la France et de l'Église, Mme Bonaparte, disait le Journal des Débats, avait à sa droite Mme Bonaparte mère, qui, d'un regard, pouvait voir ses cinq fils réunis dans la même solennité, et se trouvait comme placée entre eux et le ciel qui les lui a donnés. Cependant les assistants l'auraient cherchée en vain à la cérémonie de Notre-Dame, le 2 décembre 1804 : elle n'était pas à cette journée sans pareille. De violentes querelles de famille avaient éclaté entre le Premier Consul et Lucien, à la suite du refus absolu de celui-ci de répudier la femme qu'il avait choisie et qu'il aimait. Lucien avait pris le parti de quitter Paris avec sa femme et de se retirer à Rome. Le Premier Consul ne comprenait pas les sympathies que sa mère pouvait avoir pour Lucien, qui à ses yeux n'était qu'un rebelle. Après avoir tout fait pour prévenir une rupture entre les deux frères, Mme Bonaparte avait empêché Lucien d'avoir avec Napoléon une dernière explication. Non, mon fils, tu ne le dois pas.... Vous êtes vifs tous les deux. Napoléon est puissant, plus que toi, mon pauvre Lucien. Décidément, j'aime mieux que tu partes sans le revoir. — Nous restâmes encore un peu de temps, rapporte Lucien, et, minuit venant à sonner, j'allai prendre ma femme par la main ; nous nous jetâmes ensemble aux genoux de ma mère. Au revoir, au revoir, à bientôt, à Rome ! dit-elle. Telles furent les dernières paroles que prononça ma mère, en s'éloignant. Avant d'entrer dans la galerie, elle était montée pour embrasser nos enfants endormis.... Pauvre mère ! que n'a-t-elle pas souffert à cette époque ! Napoléon reprocha dans ces circonstances à sa mère d'avoir pour Lucien une préférence secrète. Elle lui fit cette réponse émouvante, que seul un cœur de mère pouvait trouver : Celui de mes enfants que j'aime le plus, c'est, vous le savez, celui qui souffre le plus. Le jour devait venir où le pauvre Napoléon se verrait lui-même l'objet de cette préférence, fille directe du malheur. Elle avait donc été rejoindre Lucien à Rome, pour calmer sa colère et pour essayer de le ramener au bercail. Elle n'y avait point réussi. Elle n'était rentrée elle-même à Paris que le 20 décembre, dix-huit jours après la quasi-déification de son second fils. Napoléon comprit que, pour l'histoire, sa mère ne pouvait pas ne pas avoir assisté à sa propre apothéose. Dans le tableau qu'il commanda à David pour immortaliser cette journée et dont il régla tous les détails, la mère du grand homme fut placée bien en vue. Dans une tribune, à droite de l'autel, au-dessus des maréchaux, Mme Charles Bonaparte assiste ou mieux préside à la cérémonie. Il ne serait pas toujours prudent d'écrire l'histoire en ne consultant que des images d'apparat MADAME MÈRE. — Maître de la France, organisateur de la cour impériale, Napoléon ne voulait pas que sa mère restât dans l'obscurité de sa première condition. Son imagination inventa pour celle qui avait été l'ouvrière des jours difficiles un titre nouveau : elle devint Madame Mère. Madame Mère eut une maison à elfe, puisque chacun dans la famille avait à présent la sienne. Que les temps étaient loin des deux ou trois pauvres servantes de la casa Buonaparte à Ajaccio ! L'Almanach Impérial donne la composition de cet état-major. Le titre est Maison de Madame Mère de l'Empereur et Roi. La liste comprend un premier aumônier, l'évêque de Verceil, chevalier de la Légion d'honneur, deux chapelains, une clame d'honneur, quatre dames pour accompagner (parmi lesquelles la duchesse d'Abrantès), deux chambellans, un premier écuyer, un écuyer, un secrétaire des commandements, le futur duc Decazes. La liste civile de Madame Mère était en harmonie avec ce train de maison. Son fils avait fait réparer pour elle le Grand Trianon, l'ancien Trianon de Louis XIV et de Mme de Montespan. Il l'avait logée dans un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain, l'hôtel de Brienne, rue Saint-Dominique, qui est aujourd'hui l'hôtel du Ministère de la Guerre. Enfin, il lui donna une place dans l'administration impériale ; car le grand homme récompensait, dotait, décorait largement, mais il fallait travailler. Pour donner du travail à sa mère, il imagina de la mettre à la tête de tous les services d'assistance ; elle reçut ce titre nouveau : Protectrice générale des établissements de bienfaisance et de charité de l'Empire. SA SIMPLICITÉ DE VIE. — Madame Mère laissait faire. Son fils le voulait ainsi, puis cela certainement faisait bien pour la grandeur des Bonaparte ; mais elle restait ce qu'elle avait été, économe, très ordonnée, très simple, surveillant les événements. De tout ce que son fils exigeait d'elle, elle fit ce qu'elle ne pouvait pas décemment refuser. Ainsi elle figura, en service commandé, dans la plupart des fêtes de la cour des Tuileries, comme le mariage de Jérôme, le mariage d'Eugène de Beauharnais, le mariage de Stéphanie de Beauharnais, le mariage de Napoléon avec la fille des Habsbourg. À ces fêtes on voyait apparaître une personne petite, simplement habillée, par rapport au luxe éblouissant des autres personnes : c'était Madame Mère, qui ne s'étonnait pas du tout d'être devenue la belle-mère de l'archiduchesse Marie-Louise. Elle prit encore sa part du ministère de charité que son fils lui avait imposé ; la correspondance de la maison de Madame Mère avec les sœurs hospitalières, avec les diverses fondations de bienfaisance, montre que rue Saint-Dominique il y eut vraiment pendant quelques années comme un office central des œuvres de bienfaisance. Cela donc, elle voulait bien le faire ; mais rien de plus. Pour le reste, elle continua à vivre à sa guise, c'est-à-dire très simplement, très modestement, comme aux jours d'Ajaccio, où toute sa garde-robe se composait de quelques jupes de toile et d'un fichu noir jeté sur les épaules, où la nourriture de la famille consistait en quelques poissons, des figues et du bon fromage de chèvre. Elle avait bien vécu ainsi ; pourquoi changer ? Elle se souciait peu que l'hôtel de Brienne ne rivalisât pas avec les somptuosités des Tuileries ou de Fontainebleau. Chez elle, elle recevait quelques prêtres, qui gravitaient dans l'orbite de son frère inséparable, le cardinal Fesch ; elle passait ses soirées à jouer au reversi, l'éternel reversi, qui avait le don d'impatienter Napoléon, peu fait pour les jeux de cartes des vieilles dames. Peu de lumière dans le salon et peu de bois dans la cheminée. Est-ce qu'elle s'était chauffée jadis dans la maison d'Ajaccio ? Ce train de maison fut l'occasion d'une assez bonne méprise. Se non è vero.... Un monsieur entre un soir dans le salon de l'hôtel de Brienne, il avait un bel habit brodé d'argent : c'était M. le préfet allant en soirée. Il ne fait pas attention à deux dames, parlant à voix basse, assises dans un coin mal éclairé. Très tranquillement, il se chauffe le dos à la cheminée. L'une des deux dames, étonnée de ce sans-gêne, finit par se lever : c'était la baronne de Fleurieu, une des dames pour accompagner. Savez-vous, monsieur, chez qui vous êtes ? — Ne suis-je pas chez le prince archichancelier ? — Non, monsieur, vous êtes chez Madame. — Chez Madame qui ? — Chez Madame Mère ! — Et de qui donc ? mère de qui ? — Vous êtes chez son Altesse Impériale et Royale Madame Mère de Sa Majesté l'Empereur et Roi ! POURVOU QUE ÇA DOURE ! — Ce qui préoccupait avant tout la mère de Napoléon, c'était de ne pas revivre dans sa vieillesse, ni pour elle ni pour les siens, les jours si difficiles des premières années de son veuvage. Son bon sens lui disait que l'échafaudage prestigieux, élevé en quelques années par le magicien qu'elle avait mis au monde, n'était qu'un château de cartes. On lui apprenait les victoires qui s'ajoutaient aux victoires, les traités qui s'ajoutaient aux traités, les fondations qui s'ajoutaient aux fondations, les couronnes aux couronnes. Elle hochait la tête et n'avait qu'un mot : Pourvou que ça doure ! Pourvou que ça doure ! Alors elle songea à mettre de l'argent de côté. Ses fils et ses filles s'adressaient à elle pour faire de bons placements, vendre leurs bijoux à bon compte. Elle excellait dans toutes ces opérations et elle plaçait de l'argent en réserve ; elle coumoulait suivant son expression. Elle se mettait parfois en colère contre Pauline, qu'elle aimait bien pourtant ; mais celle-ci, le panier percé de la famille, n'était qu'une gaspilleuse. Taisez-vous, dépensière que vous êtes ! LES PLAINTES DE MADAME MÈRE. — Donc coumouler. Puis maintenir la concorde dans cette terrible famille, où l'exemple de Napoléon et ses volontés impérieuses les avaient tous comme frappés de folie. Comment faire marcher sous la discipline du chef de famille un Joseph, roi d'Espagne, un Louis, roi de Hollande, un Jérôme, roi de Westphalie, et surtout une Caroline, reine de Naples ? Sa correspondance la montre qui intervient sans cesse dans les querelles de ses fils, de ses filles, de ses gendres. C'était un rocher de Sisyphe qu'elle repoussait toujours devant elle et qui était toujours près de l'écraser, elle qui ne rêvait qu'une chose : l'union de tous les Bonaparte grands et petits car elle était certainement moins napoléonienne que bonapartiste. Elle en avait trop sur le cœur, la vaillante femme. Un jour, elle déversa son trop-plein avec sa volubilité de femme corse qui, vivant à Paris depuis longtemps, continuait à baragouiner un français bizarre, tout farci d'italianismes et prononcé à l'italienne avec des r roulantes, force gestes et des yeux prêts à sortir de la tête. Monsieur de Girardin, dit-elle, après un dîner à Mortefontaine, au général Stanislas de Girardin, je vous trouve triste. — Madame, il n'y a pas beaucoup de motifs d'être bien gai. — Vous avez bien ragione. Me croyez-vous houreuse ? Je ne le suis pas, quoique mère dou quatre rois. De tant d'enfants, je n'en ai più auprès de moi. Tantôt je suis inquiète de l'un, tantôt de l'autre. Le povero Luigi ! Il avait été bien tranquille ; à présent, son tour à être tourmenté. Il est venou me voir à Aix-la-Chapelle : j'ai été bien houreuse pendant qualche jours ; ma un matino, de buon hour, il entre dans ma chambre : Mama, vous ne savez pas ? — No, che ? — J'ai reçu trois courriers cette nuit : comme ça, comme ça. Enfin, monsu, ces damnés d'Anglais étaient chez lui. Il fut obligé de partir subitamente. Le povero Luigi, c'est un honnête homme ; ma il a bien des chagrins ; il en a par-dessus la tête. Ah ! si vous saviez ! Ma ce qui le console, c'est qu'il est adoré ; aussi s'est-il fait Hollandais, et il n'est più Français du tout, du tout. J'aime bien mes enfants et j'en suis bien aimée. Je ne suis pas contente de Jouseph. — Pourquoi donc, Madame ? — Perche ? Pourquoi il ne m'écrit mai ; il ne pou avoir pour moi que des attentions, car il m'offrirait des présents que je n'en voudrais pas. Je suis più riche que mes enfants. J'ai oun millione l'année ; je ne le mange pas à beaucoup près. Je mets plus de la metà à l'épargne. On dit que je suis vilaine, ma je laisse dire. Je n'ai pas de dettes ; au contraire, je me trouve toujours avoir cent mille francs au service d'un de mes enfants. Qui sait, peut-être un jour seront-ils bien contents de les avoir ! Je n'oublie pas que pendant longtemps je les ai nourris avec des rations. L'Emperour, il me dit à moi que je souis une vilaine, ma je le laisse dire. Il dit que je ne donne jamais à mangiare ; ma, s'il veut que jou tienne auberge, qu'il me donne oune maison, comme doit l'avoir oune mère de l'Emperour, et de trois rois, des pages, des préfets, des chambellans ; alors il lo verra si je ne fais pas bien les honours avec dignité. Avec mon million, on ne me regarde pas comme la mère de l'Emperour, ma comme une riche particulière. Mes enfants ne savent pas combien je vaux ; ils ne connaîtront que lorsque je ne serai più. L'Emperour, avant son départ, se plaignait à moi de tous ses frères ; il disait : Je ferai enfermer celui-ci, arrêter celui-là. Je loui dis : Mon fils, vous avez tort et raison : raison, si vous les paragonez à vous, parce que vous ne pouvez être paragoné avec personne au monde ; vous êtes oune merveille, oun phénomène, qualche chose d'extraordinaire, d'indéfinissable. Ma vous avez tort si vous les paragonez aux autres rois. Perche ? Pourquoi ils sont soupériours à tutti. Perche ? Pourquoi les rois ils sont si bêtes qu'on pout croire qu'ils ont oune voile sur les yeux et que le moment de lor choute est arrivé pour qu'ils soient remplacés par mes enfants. L'Emperour entendant cela me dit : Signora Letizia (il riait), et vous aussi vous me flattez. — Moi, vous flatter ? Vous ne rendez pas justice à vostra madre. Oune mère ne flatte pas son fils. Vous le savez, Sire ; en poublic, je vous tratte avec tout le respect possible, parce que je souis votre sujette, ma en particulier, je souis votre mère et vous êtes mon fils, et aussi quand vous dites : Je veux, moi je réponds : Je ne veux pas. J'ai du caractère, de la fierté. À présent que je vais à Paris, c'est à l'Impératrice à venir me voir, parce que je souis sa belle-mère. Si elle ne fait pas son devoir, je n'irai pas chez elle ; voilà comme je souis. MADAME MÈRE EN 1814 ET 1815. — Où Mme Bonaparte se trouva vraiment elle-même, ce fut dans les tragédies de la fin. Seule peut-être, dans ce désarroi affreux, elle conserva sa clairvoyance et son énergie. Comment ne pas admirer cette phrase, qui se trouve dans une lettre écrite le 30 décembre 1813 an cardinal Fesch, au moment où la France est envahie, où tout s'écroule ? Mon cher frère, il n'est plus temps de tenir aux étiquettes. Les Bourbons se sont perdus pour ne pas avoir su mourir, les armes à la main. Comment ne pas admirer encore cette scène grandiose, folle peut-être et qui nous coûta si cher, mais qui s'égale aux conceptions les plus sublimes de Shakespeare ou de Corneille ? C'était à l'Île d'Elbe, où elle était venue rejoindre son fils, un soir du mois de février 1815. Elle avait fait une partie d'écarté avec Napoléon et Pauline. L'Empereur, soucieux, s'était mis à marcher à grands pas sur une terrasse qui dominait la mer. On l'entend, qui se dit à lui-même comme dans un rêve intérieur : Et pourtant, il faudra bien que je le dise à ma mère. Elle s'approche : Il faut que je vous le dise, mais je vous défends de parler à qui que ce soit de ce que je vais vous confier, pas même à Pauline... Je vous préviens que je pars cette nuit. — Pour aller où ? À Paris. Mais avant tout, je vous demande votre avis. — Laissez-moi oublier, répondit-elle, que je suis votre mère.... Le Ciel ne permettra pas que vous mouriez par le poison, ni dans un repos indigne de vous, mais l'épée à la main. Et maintenant, partez, mon fils, et suivez votre destinée. Hélas ! l'œil de la mère, cette fois, n'avait pas tout vu. Elle avait bien aperçu Paris, elle n'avait pas deviné Mont-Saint-Jean et Waterloo. Au Moment de la crise suprême, elle était là encore. Après Waterloo, elle avait rejoint Napoléon à la Malmaison. Ce dernier asile allait être violé par les Prussiens. Il fallait partir sur l'heure. Talma assistait à la dernière entrevue de la mère et du fils. L'émotion de Madame, dit-il, se fit jour par deux grosses larmes, qui sillonnèrent ce beau visage à l'antique ; et sa bouche ne prononça que ces trois mots en lui tendant la main, au départ : Adieu, mon fils. La réponse de l'Empereur fut aussi laconique : Ma mère, adieu. Puis ils s'embrassèrent Ainsi s'accomplissait la séparation qui devait être éternelle. MADAME MÈRE À ROME. — À partir de ce jour ce fut pour la pauvre femme comme une agonie morale de vingt et un ans. Retirée dans un palais de Rome, avec son frère et quelques-uns de ses enfants, elle menait la vie la plus silencieuse et la plus sévère : On ne rit pas, disait-elle, chez la mère de l'Empereur. Elle avait choisi Rome pour terre d'exil, parce que c'était la terre qu'aimait son catholicisme de Corse. Elle disait, dans une lettre destinée à être mise sous les yeux de Pie VII : Je suis vraiment la mère de
toutes les douleurs, et la seule consolation qui me soit donnée est de savoir
que le Saint-Père oublie le passé pour se souvenir seulement des bontés
témoignées par lui à tous les membres de ma famille. Au palazzo Rinuccini, aujourd'hui Bonaparte, au coin du Corso et de la place de Venise, elle n'eut qu'une idée : aller rejoindre son fils à Sainte-Hélène, lui faire parvenir de l'argent, lui envoyer un médecin et un prêtre de confiance. Passe pour l'argent, pour le médecin, pour le prêtre : elle, jamais. Il ne fallait pas que ces deux martyrs eussent cette consolation. Elle ne put fléchir les geôliers de son Napoléon : Sainte-Hélène lui fut interdit. Lors du congrès d'Aix-la-Chapelle, en 1818, elle adressa à l'empereur d'Autriche, le beau-père de son fils, le grand-père du roi de Rome, à l'empereur de Russie, l'ancien ami de Tilsit et d'Erfurt, au roi de Prusse, une lettre dont la lecture aurait dû émouvoir les âmes les plus insensibles : Sire, je suis une mère et la vie de mon fils m'est plus chère que ma propre vie.... Ne rendez point inutile la démarche d'une mère qui réclame contre la longue cruauté exercée contre son fils. Point de réponse. Le dernier sacrifice est consommé, le 5 mai 1821. Son fils est mort. Alors elle écrit une longue lettre au ministre des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne : Je demande les restes de mon fils, personne n'y a plus de droit qu'une mère. Sous quel prétexte pourrait-on retenir ses restes immortels ? Mon fils n'a plus besoin d'honneurs : son nom suffit à sa gloire ; mais j'ai besoin d'embrasser inanimés ses restes.... J'ai donné Napoléon à la France et au monde. Au nom de Dieu, au nom de toutes les mères, je viens vous supplier, milord, qu'on ne me refuse pas les restes de mon fils. Point de réponse. Madame Mère vécut quinze ans encore, jusqu'au 2 février 1836. Elle eut le temps de connaître la mort de son petit-fils, qui finit tristement à Schœnbrunn, en 1832, à l'âge de vingt et un ans ; elle ne l'avait pas vu depuis 1814. La destinée, qui lui avait fait une vieillesse si longue et si triste, aurait pu lui faire la charité de cinq années de plus ; elle se serait trouvée aux Invalides pour recevoir les restes de son Napoléon, de ce Napoléon qu'elle avait donné à la France et au monde. Mais ce qu'elle aurait voulu pardessus tout, la mère martyre, c'eût été de pouvoir être là-bas, bien loin, dans l'Océan, avec lui, et d'entendre sortir de ses lèvres de mourant les mots qu'a recueillis le médecin corse : Ah ! maman Letizia ! maman Letizia ! |