PRÉPARATIFS DE LA CAMPAGNE CONTRE L'AUTRICHE. — CAPITULATION D'ULM. — NAPOLÉON À VIENNE. — NAPOLÉON EN MORAVIE. — LA VEILLE DE LA BATAILLE. — 1805. BATAILLE D'AUSTERLITZ. — APRÈS LA VICTOIRE. — L'EUROPE CENTRALE EN 1806. — RUPTURE AVEC LA PRUSSE. — 1806. BATAILLES D'IÉNA ET D'AUERSTÆDT. — NAPOLÉON À BERLIN. — 1807. BATAILLE D'EYLAU. — 1807. BATAILLE DE FRIEDLAND. — ENTREVUE DE TILSIT. — RETOUR DE NAPOLÉON. QUAND Napoléon avait décidé en 1803 de descendre en Angleterre, l'état de neutralité du continent européen lui permettait de se donner tout entier à ce projet ; mais la situation n'avait pas tardé à changer. Lors de l'assassinat du tsar Paul Ier en 1801, l'Empereur avait laissé courir des bruits injurieux sur la complicité de son fils Alexandre Ier. Les relations de la France et de la Russie s'étaient peu à peu tendues ; elles se rompirent complètement après l'exécution du duc d'Enghien. La Russie s'était alliée à l'Angleterre le 11 avril 1805. L'Autriche avait fait de même le 9 août. PRÉPARATIFS DE LA CAMPAGNE CONTRE L'AUTRICHE. — L'Autriche ne se contient plus, disait l'Empereur. Elle croit sans doute que nous sommes tous noyés dans l'Océan. Dès le 23 août, il écrivait de Boulogne à Talleyrand : Je cours au plus pressé, je marche sur Vienne et ne pose les armes que je n'aie Naples et Venise, et augmenté tellement les États de l'électeur de Bavière que je n'aie plus rien à craindre de l'Autriche. Cela était le programme diplomatique de la campagne ; le programme stratégique n'eut pas moins de rapidité et de netteté. Il apprenait, le 25 août, que l'escadre de Villeneuve regagnait Cadix ; l'affaire d'Angleterre était manquée. Sur l'heure il saisit l'affaire autrichienne. Il fait venir Daru, qui était l'intendant général de sa maison ; il lui dicte, tout d'une traite, la suite des ordres qui étaient nécessaires pour transporter à la frontière d'Allemagne l'armée qui était à ce moment dans la région de Boulogne. Tout était prévu, calculé, combiné. Jamais le génie de l'organisation ne se manifesta à un plus haut degré, comme jamais le génie de la guerre, avec les marches enveloppantes, l'offensive continue, les coups de foudre, ne se manifesta avec plus d'éclat que dans cette courte campagne de 1805, qui vit presque une victoire par jour. En moins d'un mois, toute l'armée se trouva transportée comme par enchantement, des rives de la Manche aux bords du Rhin, dans la région de l'Alsace et du Palatinat ; vingt mille voitures avait servi à ce tour de force. Une armée autrichienne, sous les ordres de Mack, avait envahi le territoire de la Bavière ; elle s'était portée jusqu'à Ulm, pour garder les routes qui commandent les défilés de la Forêt Noire. Napoléon, pour l'entretenir dans cette idée, avait envoyé Murat et Lannes vers le val d'Enfer et dans la partie centrale du pays badois. De Strasbourg, il surveillait la marche du reste de la Grande Armée ; elle s'engageait, par corps d'armée, dans la vallée du Main, pour se rabattre ensuite vers le Danube et déboucher au delà de la position centrale de l'ennemi. Car ce fut là une des idées maîtresses de cette stratégie, belle et simple comme une œuvre d'art : mettre l'ennemi, avant l'opération engagée, dans l'impossibilité de communiquer avec sa base d'opération. Qu'il soit vaincu ensuite, c'est un écrasement complet : Marengo, Ulm, Iéna furent des applications diverses de cette méthode unique. CAPITULATION D'ULM. — En quittant Strasbourg le 1er octobre pour franchir le Rhin, Napoléon prophétisait la campagne : On dirait que j'ai fait le plan de campagne de Mack. Les fourches caudines sont à Ulm. Il y eut d'abord une semaine de marches silencieuses et rapides ; les 180.000 hommes de la Grande Armée se déroulèrent comme un serpent gigantesque autour des Autrichiens. Ils s'échelonnèrent d'abord du Rhin au Main, de Kehl à Wurzbourg, sur le flanc droit de l'ennemi. Mal informé, Mack s'obstinait à attendre du côté de l'Ouest le danger qui d'heure en heure s'approchait du côté du Nord. La vérité lui apparut tout à coup ; il fit un changement de front, dans l'idée de défendre le passage du Danube. Vaine précaution ; car Napoléon avait dans son esprit le plan d'un coup de filet gigantesque où toute l'armée ennemie serait prise. Il était arrivé lui-même à Donauwerth le 7 octobre ; il y dirigea le passage d'une partie de l'armée ; il était à Augsbourg le 11, et il y établissait son quartier général. Jusqu'ici la campagne s'était faite avec les jambes des soldats, la poudre n'avait pas encore parlé. À présent qu'il était placé entre Ulm et Vienne, il lui restait à revenir sur ses pas, à remonter le Danube à droite et à gauche et à tout refouler dans Ulm, qui serait une autre souricière comme Mantoue l'avait été dans la campagne d'Italie. Il ne s'agit pas de battre l'ennemi, écrivait-il à Soult le 12 octobre ; il faut qu'il n'en échappe pas un. Assemblez vos généraux et chefs de corps ; faites-leur comprendre que je compte qu'on n'épargne rien de ce qui peut rendre notre succès complet et absolu ; que cette journée doit être dix fois plus célèbre que celle de Marengo, que, si je n'avais voulu que battre l'ennemi, je n'aurais pas eu besoin de tant de marches et de fatigues, mais que je veux le prendre et que de cette armée qui, la première, a rompu la paix et nous a fait manquer notre plan de guerre maritime, il ne reste pas un seul homme pour en porter la nouvelle à Vienne. Napoléon venait de rappeler le souvenir de Marengo ; Mack, de son côté, dut se rappeler cette journée fatale aux armes autrichiennes quand il vit qu'il tournait le dos à la Forêt Noire et qu'il faisait face à t'Est, du côté où les Français remontaient les deux rives du fleuve. La ligne de refoulement s'avançait sur lui d'une masse irrésistible. Les combats étaient à présent comme quotidiens. Celui d'Albeck, le 11 octobre, fut une affaire très chaude ; la division Dupont, du corps de Ney, isolée sur la rive gauche, en supporta tout le poids et parvint à empêcher la tentative de dérobade de l'ennemi par le Nord. Le 14 octobre, le combat acharné d'Elchingen, livré par Ney, conduisit les Français aux portes mêmes d'Ulm et leur permit d'occuper les ouvrages du Michelsberg qui commandaient la ville. L'encerclement était achevé. Après avoir fait jeter quelques bombes sur Ulm le 16 octobre, Napoléon envoie à Mack son aide de camp Ségur : il le somme de se rendre ; un projet de capitulation est signé le 17 octobre, à Ulm même, entre Berthier et Mack. Cependant le général autrichien implore un sursis de quelques jours, dans l'attente illusoire d'une armée de secours austro-russe. Napoléon consent à patienter jusqu'au 25 ; mais il n'eut pas à attendre cette échéance. Un corps autrichien, qui avait cru s'échapper du côté du Nord, était capturé par Murat, le 18, sur la route de Nuremberg. Mack perdit tout espoir ; le 19 il eut une entrevue avec l'Empereur, qui était établi à l'abbaye d'Elchingen. C'était pour arrêter les termes définitifs de la capitulation. Le lendemain, 20 octobre 1805, Napoléon assistait au défilé de l'armée autrichienne. Placé sur un rocher au pied du Michelsberg, il vit défiler cette armée que les combinaisons de son génie venaient, en vingt jours, de mettre entre ses mains. Mais le vainqueur ne pouvait pas se douter que, vingt-quatre heures après son triomphe, le 21 octobre, l'escadre de Villeneuve allait livrer la bataille de Trafalgar. NAPOLÉON À VIENNE. — L'Autriche semblait à la merci de l'Empereur. Dès le 21 octobre, quand l'armée était dans l'éblouissement de tant de génie, son chef, du quartier impérial d'Elchingen, lançait cette proclamation : Soldats de la Grande Armée, en quinze jours nous avons fait une campagne. Ce que nous nous proposions est rempli.... Mais nous ne nous arrêterons pas là : vous êtes impatients de commencer une seconde campagne. Cette armée russe que l'or de l'Angleterre a transportée des extrémités de l'univers, nous allons lui faire éprouver le même sort. À ce combat est attaché plus spécialement l'honneur de l'infanterie ; c'est là que va se décider pour la seconde fois cette question qui l'a déjà été en Suisse et en Hollande : si l'infanterie française est la seconde ou la première de l'Europe. Il n'y a point là de généraux contre lesquels je puisse avoir de la gloire à acquérir ; tout mon soin sera d'obtenir la victoire avec le moins possible d'effusion de sang : mes soldats sont mes enfants. La rapidité foudroyante de la campagne de Bavière n'avait pas permis à l'empereur Alexandre de soutenir à temps ses alliés d'Autriche. L'armée russe de Koutousov, qui était arrivée sur les bords de l'Inn, ne pouvait plus songer à présent qu'à défendre l'accès de Vienne, jusqu'à ce que les armées autrichiennes ou russes qui étaient en arrière eussent le temps de la rejoindre. Tout fut déjoué encore par l'offensive sans répit de Napoléon. La Bavière fut occupée en entier ; un grand magasin général fut établi à Augsbourg. Augereau reçut le rôle d'assurer en arrière les communications ; Ney s'empara du Tyrol septentrional et d'Innsbruck. Toutes les précautions étaient prises ; l'offensive pouvait recommencer. Koutousov avait dessiné un mouvement de retraite par la rive droite du Danube. Derrière lui, très vite, arrivait une partie de la Grande Armée en deux masses débordantes, l'une à droite avec Murat, Lannes, Soult, l'autre à gauche avec Mortier. Murat, toujours à l'avant-garde, atteint une portion de l'armée russe à Amstetten, le 5 novembre. Koutousov voit qu'il ne pourra atteindre Vienne ; son seul salut possible est de franchir le Danube et de rejoindre les armées russes qui arrivaient en Moravie. La rive droite se trouvait ainsi dégagée, mais la situation de Mortier, qui était sur la rive gauche, pouvait devenir critique. Le 11 novembre, le combat de Dürrenstein mit en péril une partie de son armée ; la division Gazan eut à supporter à elle seule l'effort de toute l'armée de Koutousov ; enfin, les Français finirent par rester maîtres de la position. Napoléon était peu satisfait ; l'armée russe venait de lui échapper. Peut-être était-il temps encore de la rejoindre par Vienne et de lui couper la route de la Moravie. Murat et Lannes arrivent à Vienne le 13 novembre et occupent tout de suite les ponts du Danube. L'Empereur établissait en même temps son quartier général aux portes de la capitale, à ce château de Schœnbrunn qui devait être un jour la dernière demeure de son fils. Murat s'était porté le 15 novembre à Hollabrunn au Nord de Vienne ; il y rencontra la division Bagration de l'armée ennemie. Les Russes l'amusent en parlant d'ouvrir un armistice ; il en réfère à Napoléon, qui à Schœnbrunn attendait autre chose qu'une suspension d'armes. Pendant ces allées et venues, les régiments de Koutousov, abrités par le corps de Bagration, se dérobaient sur la route de Brünn. Murat s'aperçut qu'il était joué ; il se jeta sur les troupes de Bagration : elles furent à peu près détruites, mais le gros de l'armée russe était sauvé. NAPOLÉON EN MORAVIE. — Napoléon avait fait à Vienne en quelques jours une concentration générale des corps de la Grande Armée. Quand il eut toutes ses forces sous la main, il ordonna un mouvement d'ensemble vers le Nord. Les deux empereurs de Russie et d'Autriche, Alexandre Ier et François II, venaient de se rejoindre à Olmütz ; il y avait là une masse d'environ 90.000 hommes, dont 14.000 formaient les contingents autrichiens. Les alliés escomptaient l'arrivée probable d'une armée prussienne, à cause des rapports étroits entre les gouvernements de Saint-Pétersbourg et de Berlin ; la rapidité des événements déjoua leurs calculs. L'Empereur quitta son quartier général de Schœnbrunn le 16 novembre ; quatre jours plus tard, il s'établissait à Brünn, à l'Ouest de la position des ennemis. Non loin de Brünn, son attention fut attirée par un terrain accidenté, qu'il visita en détail. Son cerveau imaginait déjà toute la bataille future, mais il fallait que l'ennemi donnât lui-même dans le piège qui allait lui être tendu. Quelques jours se passèrent en pourparlers ; Napoléon en profita pour placer les corps de la Grande Armée dans les positions qu'il avait étudiées ; car la bataille qui se préparait allait être avant tout la victoire de la prévoyance. Le 27 novembre, il recevait des propositions en vue d'un armistice : il feignit de les accepter. Son aide de camp, le général Savary, se rendit auprès d'Alexandre : celui-ci, de son côté, envoya à Napoléon son aide de camp, le prince Dolgorouki. Ce que Dolgorouki crut observer de l'attitude défensive de l'armée française le convainquit qu'elle était à la merci des alliés ; il rapporta dans le camp des Russes la confiance la plus présomptueuse. Brünn, quartier général de Napoléon, Austerlitz, quartier général des alliés, étaient séparés par le plateau de Pratzen. En laissant les Russes s établir sur ce plateau, Napoléon semblait leur offrir le moyen de tourner sa position du côté du Sud. Pour exécuter ce mouvement, les Russes descendraient de Pratzen comme d'une citadelle sur la droite de l'armée française ; c'est le moment que Napoléon allait saisir pour gravir à son tour le plateau et accabler les Russes par derrière. 65.000 Français en tout étaient réunis pour la future bataille en face de 90.000 ennemis : mais ils étaient dans la main de l'Empereur, suivant sa propre expression, comme un bataillon dans la main d'un bon major. Sur une ligne qui s'étageait du Nord au Sud, le long du ruisseau marécageux du Goldbach, face au plateau de Pratzen, avaient pris place à gauche le corps de Lannes, au centre le corps de Soult, flanqué en arrière du corps de Bernadotte et de la Garde, à droite le corps de Davout. Celui-ci, avec la division Friant et la division de cavalerie Bourcier, allait être comme le pivot de la combinaison il devait arrêter l'offensive de l'ennemi au moment où les autres corps déboucheraient par derrière des hauteurs de Pratzen : l'armée austro-russe serait prise ainsi comme entre les deux mâchoires d'un étau. LA VEILLE DE LA BATAILLE. — Dans la journée du 1er décembre, l'armée ennemie occupa le plateau de Pratzen. En la voyant faire ce mouvement, l'Empereur dit à plusieurs reprises : Avant demain soir, cette armée est à moi. Encore quelques heures, et la combinaison qui se poursuivait depuis une dizaine de jours allait produire tout son effet. Le moment était venu de faire passer dans les cœurs le choc électrique qui allait déterminer la victoire. Une proclamation circula dans les rangs : Soldats, l'armée russe se présente devant vous pour venger l'armée autrichienne d'Ulm. Ce sont ces mêmes bataillons que vous avez battus à Hollabrunn et que depuis vous avez constamment poursuivis jusqu'ici. Les positions que nous occupons sont formidables ; et, pendant qu'ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc. Soldats, je dirigerai moi-même tous vos bataillons. Je me tiendrai loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis ; mais, si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s'exposer aux premiers coups.... Ces paroles venaient à peine de passer de rang en rang, quand on apprend dans la soirée que Napoléon en personne se promène au milieu de ses troupes. Les soldats ont l'idée d'attacher des gerbes de paille à des milliers de piques, de les enflammer, et l'Empereur fait sa ronde de nuit à la lumière de ces torches improvisées, au milieu de clameurs sans fin. Tu n'auras pas besoin de t'exposer, lui dit un vieux grenadier ; nous t'amènerons demain les drapeaux et l'artillerie russes pour célébrer l'anniversaire de ton couronnement. L'Empereur pouvait être tranquille ; son génie avait tout prévu, et il savait ce qu'il pouvait attendre d'une armée transportée d'un pareil enthousiasme. 1805. BATAILLE D'AUSTERLITZ. — Le soleil se leva radieux, dit le trentième Bulletin de la Grande Armée. L'Empereur, entouré de tous les maréchaux, attendait, pour donner ses derniers ordres, que l'horizon fût bien éclairci. La bataille se livra avec la régularité d'un programme. Voici la gauche des Russes qui commence à descendre dans la plaine en se dirigeant vers les positions de Davout. Quand elle est bien engagée, vers neuf heures, Napoléon donne l'ordre d'une offensive générale. Le corps de Soult gravit le plateau de Pratzen avec un élan irrésistible. Le capitaine Coignet rapporte que les musiciens jouaient une chanson bien connue : On va leur percer le flanc, Ran, ran, ran, ran, tan, plan, tirelire, On va leur percer le flanc, Que nous allons rire ! Ran, tan, plan, tirelire, Que nous allons rire ! Une fois maîtresses du plateau, les divisions de Soult pivotent sur la droite, pour prendre à revers la gauche des Russes. Derrière elles, le corps de Bernadotte occupait à son tour les hauteurs de Pratzen. Du côté du Nord, à notre gauche, Lannes et Murat livraient leur bataille ; une charge de 4.000 cuirassiers balayait tout devant elle sur la route d'Olmutz. Koutousov tenta un vigoureux effort pour dégager la gauche de son armée. La cavalerie russe arrive d'Austerlitz ; elle gravit, en chargeant, le plateau qui était devenu la clef de toute la position. Au même moment Napoléon et la Garde débouchaient sur le plateau. Les cavaliers français se jetèrent sur les chevaliers-gardes du prince Repnin avec une sorte de furie, à cause des fanfaronnades que les Russes proféraient contre les Français. Faisons pleurer, disaient-ils, les dames de Saint-Pétersbourg. Cette partie de l'armée ennemie est rompue, mise en pièces, rejetée à l'Est sur Austerlitz. Le plateau restait décidément aux Français. Il n'y avait plus qu'à écraser la gauche ennemie, qui se heurtait sans espoir à la résistance de Davout. Elle est accablée par derrière dans un désordre affreux ; elle s'engage sur des étangs gelés, la glace cède. Quelques milliers d'hommes à peine se sauvent dans la direction de l'Est. L'armée de Koutousov se composait de trois corps principaux : celui de Bagration à droite était en fuite sur la route d'Olmutz ; celui de Miloradovitch au centre avait été arrêté au plateau de Pratzen ; celui de Buxhowden à gauche avait été entièrement broyé. Le lendemain matin, 3 décembre, Napoléon, après avoir parcouru le champ de bataille, s'établissait au château d'Austerlitz, là même où avait été le quartier général de ses ennemis ; le nom de ce village a prévalu pour appeler la bataille du 2 décembre, qu'on appela aussi la bataille de l'Anniversaire ou la bataille des Trois Empereurs. D'Austerlitz, le vainqueur adressa à la Grande Armée ce chant de triomphe : Soldats, je suis content de vous. Vous avez, à la journée d'Austerlitz, justifié tout ce que j'attendais de votre intrépidité ; vous avez décoré vos aigles d'une immortelle gloire. Une armée de 100.000 hommes, commandée par les empereurs de Russie et d'Autriche, a été, en moins de quatre heures, ou coupée ou dispersée. Ce qui a échappé à votre fer s'est noyé dans les lacs. Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, 120 pièces de canon, 20 généraux, plus de 30.000 prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre.... Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France ; là vous serez l'objet de mes plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : J'étais à la bataille d'Austerlitz, pour que l'on réponde : Voilà un brave. APRÈS LA VICTOIRE. — Le 4 décembre, à un bivouac voisin d'Austerlitz, Napoléon avait une entrevue avec François II. Ce sont là les palais, lui dit-il en lui montrant une méchante cabane, que Votre Majesté me force d'habiter depuis trois mois. — Le séjour vous réussit assez bien pour que vous n'ayez pas le droit de m'en vouloir. Les deux empereurs jetèrent les bases d'un armistice qui fut conclu le surlendemain. Napoléon, qui avait dès cette époque des vues sur la Russie, qui songeait déjà à l'enchaîner à son alliance, avait laissé l'armée d'Alexandre se retirer à petites journées. Il se réservait le faire payer à l'Autriche les frais de la guerre. Le 27 décembre, à Presbourg, il lui dictait les conditions de la paix. Venise et les annexions du traité de Campo-Formio lui étaient enlevées et réunies au royaume d'Italie ; des pertes plus douloureuses pour l'orgueil autrichien étaient le Tyrol et la Souabe, vieilles possessions de la monarchie, que le vainqueur adjugeait à ses clients, les ducs de Bavière et de Wurtemberg. Les semaines qui suivirent Austerlitz furent comme illuminées du rayonnement de cette grande journée. La victoire sans précédent du 2 décembre, venant après la campagne d'Ulm, qui avait déjà été une manière de miracle, avait consacré Napoléon comme le plus grand général des temps modernes. Ce fut pendant plusieurs jours une succession de fêtes. Une des plus belles fut le bal offert par les maréchaux dans la salle de l'Opéra ; tout ce que Paris comptait de célébrités y assistait. L'Empereur y fut particulièrement aimable pour les invités qui tenaient au faubourg Saint-Germain ; son triomphe devenait pour lui un moyen de séduction à l'égard de ceux qui boudaient ou qui hésitaient encore. Il fit une distribution de drapeaux aux principaux corps de l'État : 8 à la Ville de Paris, 8 au Tribunat, 54 au Sénat. Le lei janvier 1806, la réception officielle de ces trophées se fit au palais du Sénat au milieu d'une pompe extraordinaire. D'autres drapeaux furent envoyés à Notre-Dame et suspendus aux voûtes de la basilique ; ce fut sous ce décor triomphal que l'Empereur et l'Impératrice assistèrent, le 27 janvier, à la célébration solennelle d'un Te Deum. L'EUROPE CENTRALE EN 1806. — Après Austerlitz, Napoléon avait refait à sa guise la carte politique de l'Europe centrale. Il décrétait que les Bourbons de Naples avaient cessé de régner et il donnait le titre de roi de Naples à son frère Joseph. Il lui plaisait d'ériger la République Batave en royaume et de faire de son second frère Louis un roi de Hollande. En Allemagne il créait deux couronnes royales, pour les électeurs de Wurtemberg et de Bavière. Le Saint-Empire était un organisme usé, que les armées républicaines avaient déjà fortement entamé ; il lui donna le coup de grâce, en constituant avec des princes gagnés à la cause française la Confédération du Rhin ; il s en proclama le Protecteur. François II renonça à son titre d'empereur d'Allemagne, qui n'avait plus de sens, pour s'appeler François Ier empereur héréditaire d'Autriche ; il avait pris ce titre dès 1804, pour maintenir la parité avec la nouvelle maison de France. La Prusse paraissait enchaînée au char du vainqueur. Son roi Frédéric-Guillaume III n'avait su quel parti prendre entre Napoléon, qui lui offrait le Hanovre anglais, et Alexandre, qui voulait l'entraîner dans la coalition contre la France. Des serments d'amitié avaient été échangés entre le roi et le tsar, devant le cercueil de Frédéric II et en présence de la reine Louise de Prusse, lors d'une visite qu'Alexandre avait faite à Potsdam. Brusquement, la journée d'Austerlitz coupa court à ces relations. Le ministre prussien Haugwitz était venu en Moravie pour offrir la médiation de son maître. Arrivé trop tard, il vint, après la bataille, présenter ses félicitations au vainqueur. Napoléon ne se laissa pas prendre à un compliment dont la fortune avait donné l'adresse ; il imposa sur l'heure son alliance à la Prusse, en lui cédant le Hanovre qu'il occupait lui-même depuis la rupture de la paix d'Amiens. Avec ce présent perfide, il semblait qu'il attachât étroitement Frédéric-Guillaume III à sa politique. RUPTURE AVEC LA PRUSSE. — Le ministre William Pitt, qui dirigeait avec tant d'énergie la politique extérieure de l'Angleterre, était mort le 23 janvier 1806 ; suivant le mot de Napoléon, c'est le boulet victorieux d'Austerlitz qui l'avait tué dans Londres. En Pitt disparaissait l'ennemi irréconciliable de la France ; son successeur Fox n'avait point une attitude aussi intransigeante, la paix ne paraissait pas impossible. Des pourparlers s'ouvrirent entre Paris et Londres ; la restitution du Hanovre à l'Angleterre y fut envisagée, au prix d'une compensation à donner à la Prusse. On eut vent à Berlin de ces négociations. Le parti de la guerre exploita les renseignements incomplets qui circulaient dans les chancelleries ; on parla de mobiliser l'armée prussienne. La reine Louise, belle et ardente, était l'âme du parti anti-français. Le roi renouvela son alliance avec Alexandre. Il envoya à Napoléon une note qui avait les caractères d'un ultimatum. A Berlin, les manifestations belliqueuses se multipliaient ; les gendarmes de la garde venaient aiguiser leurs sabres au perron de l'ambassade de France. Le parti de Napoléon fut bientôt pris. Vraiment, dit-il, j'ai pitié de la Prusse, je plains Guillaume. Il ne sait pas quelles sottises on lui fait écrire. C'est par trop ridicule. C'est un rendez-vous qu'il nous donne. Une belle reine veut être spectatrice du combat !... Allons... Le rendez-vous est en Saxe ?... Parbleu, on ne nous y attendra pas. Napoléon arrivait à Wurzbourg le 2 octobre ; les corps de la Grande Armée étaient déjà réunis en Franconie. Douze jours plus tard, le 14 octobre, la monarchie prussienne n'existait plus. 1806. BATAILLES D'IÉNA ET D'AUERSTÆDT. — Une forte armée prussienne, d'une centaine de mille hommes, avait pris position sur la rive gauche de la Saale ; elle était sous les ordres du roi et du vieux duc de Brunswick, le vaincu de Valmy. Elle s'avançait dans la direction du Sud, vers la Forêt de Thuringe, avec l'espoir de surprendre et d'accabler Napoléon qui se trouvait dans la vallée du Main. Elle allait être tournée elle-même et détruite, avant d'avoir eu le temps de revenir de sa surprise. Le plan de Napoléon fut de gagner l'ennemi de vitesse, de se porter au delà de ses positions pour lui couper toute ligne de retraite et lui imposer une bataille décisive. L'armée française se mettait en marche le 8 octobre. En bon ordre, comme à la manœuvre, elle franchissait les passages de la forêt de Franconie et débouchait sur la rive droite de la Saale. Le corps de Lannes, qui était à l'avant-garde, culbutait à Saalfeld, le 10 octobre, le corps du prince Lords de Prusse ; le prince était lui-même tué par un maréchal des logis de hussards. L'incertitude, l'affolement régnaient dans l'armée ennemie ; elle se voyait sur le point d'être coupée de sa ligne de retraite ; aurait-elle le temps d'aller s'abriter derrière le fossé de l'Elbe ? Elle ne songeait plus qu'à se dérober le plus rapidement possible ; Brunswick en avant, vers le Nord, conduisait le gros des forces ; le prince de Hohenlohe suivait avec le reste. Napoléon se sentait à la veille de saisir cette armée, qui était déjà moralement vaincue. a L'anniversaire des affaires d'Ulm, écrivait-il, sera célèbre dans l'histoire de France. I) Les corps de la Grande Armée, en contact les uns avec les autres, s'étageaient sur la rive droite de la Saale. Brusquement ils pivotèrent sur eux-mêmes, de droite à gauche, en deux masses principales. Les victoires d'Iéna et d'Auerstædt furent le double résultat de ce mouvement. Dans l'après-midi du 13, Napoléon occupa le plateau escarpé du Landgrafenberg qui, sur la rive gauche de la Saale, domine la ville d'Iéna. L'artillerie de Lannes eut grand'peine à y prendre position, tellement les chemins étaient étroits et rudes ; l'Empereur, un falot à la main, éclairait lui-même les soldats qui faisaient dans l'obscurité cette opération pénible. Le lendemain, 14 octobre, Napoléon avait sous la main le corps d'Augereau, la Garde, les corps de Lannes, de Soult, une partie du corps de Ney. La bataille commença au milieu d'un brouillard épais. Les corps français débouchent du plateau, comme d'une forteresse, sur l'armée de Hohenlohe. Elle résista de son mieux ; mais bientôt, débordée par les attaques multipliées, elle lâcha pied, et, dans un désordre sans nom, elle s'enfuit vers l'Ouest, du côté de Weimar. Un corps de 20.000 hommes, qui venait de cette ville avec le général Rüchel, essaya vainement d'arrêter cette débâcle. Murat entrait alors en scène, avec ses divisions de dragons et de cuirassiers ; les derniers régiments prussiens étaient sabrés. Emportés par l'élan de leur victoire, les Français entraient le soir à Weimar, en ramassant prisonniers, drapeaux, munitions. Il ne restait plus rien de cette armée ennemie. Cependant, à la même heure, à Hassenhausen et à Auerstædt, Davout livrait sa bataille ; peu d'actions de guerre sont plus méritoires. Le IIIe corps qu'il commandait était à environ 25 kilomètres de Napoléon. Dans la nuit du 13 au 14, l'Empereur lui avait envoyé l'ordre de se porter vers l'Ouest, dans la pensée de prendre à revers l'armée qu'il attaquait lui-même à Iéna. Mais au Nord de cette armée, une autre plus considérable se hâtait vers les passages de la Saale, l'armée du roi et de Brunswick. C'est contre elle que le IIIe corps allait se dresser comme une muraille infranchissable. Le maréchal n'avait d'abord que la division Gudin ; il la forme en carrés, la cavalerie ennemie s'épuise contre eux en vains efforts. Deux heures plus tard, la division Friant entrait en ligne. Enfin la division Morand arrivait à son tour. Davout avait sons la main toutes ses forces, 27.000 hommes. Mes enfants, s'écrie-t-il, un roi de Prusse a dit : La victoire est aux gros bataillons. Il en a menti. Elle est aux entêtés comme nous. Il sort de l'attitude défensive qui lui avait permis de barrer la route à l'ennemi ; il se déploie vers le Sud. L'ennemi pensait se rallier à Hohenlohe, dont il ignorait la défaite. Mais les vaincus des deux batailles refluent les uns sur les autres, ils jettent leurs armes, ils s'enfuient dans toutes les directions. Davout avait perdu le tiers environ de son corps d'armée ; mais sa solidité indomptable et son ardeur dans l'offensive avaient interprété de la manière la plus intelligente la manœuvre que Napoléon lui avait indiquée. L'Empereur lui laissa l'honneur d'entrer le premier à Berlin. Les Français y arrivèrent le 25 octobre. NAPOLÉON À BERLIN. — Après le double coup de massue d'Iéna et d'Auerstædt, la Prusse devint incapable de toute résistance. Les débris de l'armée vaincue s'était dispersés au hasard. La cavalerie de Murat les poursuivait sans relâche. Hohenlohe, surpris à Prentzlow, y mettait bas les armes le 28 octobre avec 16.000 hommes qu'il avait encore. Lasalle et ses cavaliers allèrent enlever Stettin à l'embouchure de l'Oder. Je vais faire fondre mes canons, disait Napoléon, puisque maintenant vous prenez les citadelles avec de la cavalerie. Le Prussien Blücher, qui avait montré une rare énergie à la journée d'Auerstædt, s'était retiré dans Lubeck avec 20.000 hommes ; le 8 novembre, il était obligé de capituler. Cette fois, c'était bien fini ; il n'y avait plus d'armée prussienne. Comme le dira Henri Heine, Napoléon avait soufflé sur la Prusse, et la Prusse avait cessé d'exister. L'Empereur, en quittant Iéna, était passé par le champ de bataille de Rossbach, qui avait vu en 1757 la défaite des Français ; il avait fait détruire la colonne commémorative de la victoire de Frédéric II, comme s'il n'y avait plus d'histoire de Prusse. Arrivé à Potsdam, il visita le tombeau du Grand Frédéric ; il y prit l'épée du roi, le drapeau de sa garde et les envoya aux Invalides. À Potsdam même, le prince de Hatzfeld lui apporta les clefs de la capitale. Un général vint le saluer au nom du roi de Prusse ; le gouvernement, qui avait été si arrogant quelques semaines plus tôt, ne songeait à présent qu'à désarmer par sa servilité la colère du vainqueur. Le 27 octobre 1806, Napoléon faisait son entrée dans la
capitale de la Prusse. L'appareil militaire était magnifique ; les troupes
avaient leur tenue de parade, comme à Paris pour une grande revue. L'entrée
eut lien par l'avenue de Charlottenbourg. L'Empereur, à cheval au milieu des
maréchaux, reçut à la porte le corps de ville, puis il alla s'installer au
palais royal. La note la plus caractéristique de cette journée triomphale est
donnée par le capitaine Coignet. Le peuple,
dit-il, était aux croisées, comme les Parisiens le
jour de notre retour d'Austerlitz. C'était magnifique de voir un si beau
peuple se porter en foule sur notre passage et nous suivre. Napoléon était arrivé à Berlin avec des paroles de colère : Je rendrai cette noblesse de cour si petite qu'elle sera obligée de mendier son pain. À dire le vrai, la Prusse n'existait plus. Retiré dans la province de Prusse, un des derniers débris qui lui restaient, Frédéric-Guillaume ne comptait plus. Mais Napoléon apercevait encore deux ennemis qui le tenaient en échec, les Anglais et les Russes. Les premiers étaient hors de ses coups ; en attendant de reprendre contre eux le projet de descente, il voulut les paralyser dans leur commerce. Ce fut l'objet du célèbre décret rendu à Berlin le 21 novembre et qui établissait le blocus continental. Pour les Russes, on pouvait les atteindre ; il n'y avait qu'à franchir vers l'Est de nouvelles étapes. 1807. BATAILLE D'EYLAU. — Napoléon avait quitté Berlin le 25 novembre. Au delà de l'Oder, il pénétrait dans ces provinces polonaises que la Prusse avait brutalement annexées lors des partages de la Pologne. Le dernier acte et le plus douloureux de ce brigandage international s'était passé en 1795, il y avait à peine onze ans. C'est dire que le souvenir en était bien vivant dans le cœur de ceux qui en avaient été les victimes et qu'ils n'avaient d'autre idée que de briser leurs chaînes. À Berlin, le 19 novembre, Napoléon avait reçu une députation polonaise. Jamais la France, lui dit-elle, n'a reconnu le partage de la Pologne.... Il est de l'intérêt de l'Europe, il est de l'intérêt de la France que la Pologne existe. À sa voix les Polonais s'enrôlèrent sous les aigles impériales ; ils formèrent cette héroïque armée polonaise, qui devait verser on sang sur tant de champs de bataille, à Somosierra, à la Moskowa, à Leipzig. Napoléon arrivait à Varsovie le 19 décembre. Pendant la durée de son séjour, jusqu'à la fin de janvier, il y tint une manière de cour ; deux fois par semaine, il y avait des concerts au palais impérial ; la noblesse polonaise faisait l'ornement de cette nouvelle cour des Tuileries, transportée sur les bords de la Vistule. L'Empereur contractait alors avec Marie Walewska une liaison où la Pologne plaçait ses espérances politiques. Mais les événements militaires n'avaient plus le caractère foudroyant de la campagne de Saxe. L'armée russe de Bennigsen s'était retranchée au Nord de Varsovie, dans la zone marécageuse où coulent la Narew et ses affluents, le Bug et l'Ukra. Très peu d'endroits habités, difficulté des approvisionnements, rareté et mauvais état des routes, chutes abondantes de neige, dégels qui rendaient les mouvements impossibles : il semblait que l'armée s'enlisait dans ce sol de marécages et de boue. En Pologne, disait Napoléon, Dieu, outre l'eau, l'air, la terre et le feu, a créé un cinquième élément, la boue. Lannes, Davout, Ney livraient à Pultusk, à Golymin, à Soldau, des combats très opiniâtres ; l'unique résultat était l'occupation de quelques points de valeur médiocre. A la fin de janvier, Napoléon avait décidé de se porter vers le Nord pour en finir avec ces semaines d'attente. Il s'agissait d'accabler l'ennemi par une concentration soudaine : mais les Cosaques qui battaient les routes tinrent l'armée russe au courant. Quand Napoléon fut arrivé, le 8 février, au village d'Eylau, il rencontra l'armée qu'il croyait surprendre ; elle était forte de 72.000 hommes ; il n'en avait lui-même que 54000. La bataille commença par une canonnade d'une extrême violence ; puis le corps de Davout fut chargé de déborder l'aile gauche des Russes. Napoléon lance Augereau pour soutenir ce mouvement. Une violente tempête de neige fouettait les Français au visage ; les divisions d'Augereau s'égarent, elles viennent donner contre les batteries russes, elles se font écraser ; Augereau en ramène les débris jusqu'au cimetière d'Eylau. Eh bien, dit Napoléon à Murat, nous laisseras-tu manger par ces gens-là ? Une masse de 80 escadrons de cuirassiers et de dragons, avec Murat, Bessières, Grouchy, d'Hautpoul, part au galop ; elle balaie la plaine, elle sabre le centre de l'armée russe. Davout cependant continuait son attaque sur la gauche ennemie ; Ney, qui venait d'arriver, s'avançait sur la droite. Bennigsen se décida à battre en retraite. Près de 30.000 hommes avaient péri ; le prix de tant de sang, c'était seulement l'occupation du champ de bataille abandonné par l'ennemi. L'Empereur visitait le lendemain la plaine d'Eylau. En parcourant le théâtre de cette affreuse boucherie, où les cadavres s'élevaient en tas sur les flaques de neige, il ne put s'empêcher d'éprouver une réelle émotion. Le souvenir s'en trouve dans une phrase d'un Bulletin de la Grande Armée, qui est peu en harmonie avec le ton ordinaire de ces documents : Ce spectacle, y est-il dit, est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre. 1807. BATAILLE DE FRIEDLAND. — Osterode, puis le château de Finckenstein, furent alors les lieux de séjour de Napoléon. De ces localités, perdues au fond de la Prusse orientale, il dirigeait tout son empire. Il faisait venir des troupes pour une nouvelle offensive ; il songeait à faire attaquer la Russie par le sultan de Constantinople et par le schah de Perse ; le général Gardane était envoyé en mission à Téhéran. Une ambassade persane arrivait à Finckenstein à la fin d'avril et y était reçue en grande pompe ; une ambassade turque y vint aussi un mois plus tard. Avec le printemps la campagne recommença. L'armée russe couvrait encore deux places, Dantzig et Kœnigsberg, tout ce qui restait du royaume de Prusse. Le maréchal Lefebvre fut chargé du siège de Dantzig. La science militaire de l'ancien sergent aux gardes françaises était moins grande que sa bravoure. Je n'y entends rien, disait-il à Lariboisière et à Chasseloup-Laubat, dont les canons battaient les murailles ; mais fichez-moi un trou, et j'y passerai. Le 26 mai, la place se rendait au maréchal. La journée de Friedland, du 14 juin, représente une action continue, de 3 heures du matin à 8 heures du soir. Bennigsen avait disposé sur la gauche de l'Alle les deux parties principales de son armée, Gortchakof à droite, Bagration à gauche ; en cas d'échec, la situation était grave, car il avait à dos la rivière. La canonnade s'engagea dès 3 heures du matin ; les troupes de Lannes, seules en ligne, eurent à supporter tout le poids de l'attaque. Le corps de Mortier vint rejoindre celui de Lannes ; mais les Français ne disposaient encore que de 26.000 combattants contre 75.000. Napoléon, arrivé vers 2 heures, hâta la concentration de l'armée. Des généraux parlaient de remettre au lendemain la suite de l'action. Non, non, dit-il ; on ne surprend pas deux fois l'ennemi en pareille faute. Il avait vu que Bennigsen pouvait être tourné par le Sud, coupé de sa ligne de retraite, enveloppé, écrasé. Jusque vers 5 heures, l'action languit ; les Russes n'avançaient ni ne reculaient ; mais les corps français venaient prendre leurs positions. Une salve d'une batterie de 20 pièces donna, vers 5 heures et demie, le signal de l'offensive des Français. Le maréchal Ney, à droite, du côté du Sud, se jeta furieusement sur Bagration. Les Russes essayèrent d'une contre-attaque ; l'artillerie, commandée par Sénarmont, leur rendit la position intenable. Vers 8 heures, Friedland, qui était le centre de l'ennemi, était forcé ; les ponts étaient pris ; les Russes étaient hors de combat. Lannes au centre, Mortier à gauche, avaient concouru à cette attaque vigoureuse, qui durait encore en pleine nuit. Bennigsen, semant sa route de canons et de voitures, s'enfuyait vers le Niemen. Si la fortune avait été incertaine à Eylau, Napoléon venait de la fixer à Friedland par une victoire décisive. Le surlendemain, 16 juin, Kœnigsberg se rendait au maréchal Soult. Le roi de Prusse n'avait plus une seule citadelle et il ne pouvait plus compter sur l'armée de son allié. ENTREVUE DE TILSIT. — L'armée française était arrivée à la frontière de la Russie. Neuf mois plus tôt, elle était aux bords du Main, sur le point de rentrer en France ; à présent elle campait à l'autre extrémité de l'Europe centrale, sur les bords du Niemen. Dès le 19 juin, les vainqueurs de Friedland vinrent border ce fleuve, dont beaucoup sans doute entendaient le nom pour la première fois. Napoléon arrivait le même jour au village de Tilsit ; il consentait à un armistice d'un mois que Bennigsen lui avait fait demander. Alexandre avait été atterré par le désastre de Friedland ; mais il se convainquit, par haine de l'Angleterre sans doute, qu'une alliance avec la France pouvait seule assurer la fortune de la Russie ; il prit le parti d'aller la négocier en personne avec le vainqueur des Russes. Pour la première entrevue, Napoléon et Alexandre se rencontrèrent, le 25 juin 1807, sur un radeau du Niemen ; puis ils s'établirent à Tilsit. Une grande intimité les unit tout de suite : ils se promenaient à cheval, dînaient ensemble, passaient réciproquement la revue de leurs troupes. Le malheureux roi de Prusse aurait voulu être en tiers dans ces conversations où son sort se décidait ; mais on l'éconduisait sous un prétexte quelconque, et les deux amis restaient à causer jusqu'à une heure avancée de la nuit. On prête à Alexandre ce mot, quand il aborda Napoléon : Je hais les Anglais autant que vous. — En ce cas, aurait répondu le soldat du camp de Boulogne, la paix est faite. La condition essentielle de la paix qui fut signée à Tilsit le 8 juillet entre Napoléon et Alexandre, ce fut, en effet, que le tsar adhérerait à la politique anglaise de l'Empereur, s'il ne pouvait pas faire accepter sa médiation entre l'Angleterre et la France. Napoléon avait besoin d'un allié qui lui garantît la paix de l'Europe, tandis qu'il reprendrait son projet anglais ; Alexandre lui parut apte à ce rôle. Pour mieux l'y séduire, il lui parla d'un démembrement éventuel de la Turquie. L'alliance franco-russe semblait livrer l'Europe à deux grandes ambitions. Alexandre, fasciné par Napoléon, avait entièrement oublié ses amis de Berlin. Frédéric-Guillaume, sans crédit personnel, accablé sous le poids de son humiliation, ne pouvait rien pour sauver sa cause. La reine Louise essaya de fléchir l'Empereur. Elle fit taire les sentiments qu'elle pouvait avoir contre un vainqueur qui, dans les Bulletins de la Grande Armée, avait parlé d'elle d'une manière injurieuse ; elle vint à Kœnigsberg. L'Empereur la reçut à dîner, mais il ne lui céda rien. Elle aurait voulu sauver au moins Magdebourg. Comme Napoléon lui offrait une rose : Oui, dit-elle, mais avec Magdebourg. — C'est moi qui la donne, répondit assez sèchement Napoléon. La Prusse perdit donc Magdebourg et bien d'autres places, puisqu'elle était réduite aux quatre provinces de Silésie, Brandebourg, Poméranie, Prusse. Qu'était devenu le reste ? Le reste agrandissait la Saxe, érigée en royaume ; le reste entrait dans la formation d'un nouvel État, le royaume de Westphalie, donné à Jérôme Bonaparte ; le reste constituait, avec les anciennes provinces polonaises de la Prusse, le duché de Varsovie. La Pologne commençait à renaître de ses cendres. RETOUR DE NAPOLÉON. — Napoléon avait quitté Tilsit le 9 juillet. Par Kœnigsberg, Dresde, Leipzig, Mayence, il rentrait en France après une absence de dix mois. Le 15 août, la fête de l'Empereur était célébrée avec un éclat inaccoutumé ; un Te Deum était chanté à Notre-Dame. Quelques semaines plus tôt, le 17 mai 1807, l'épée du Grand Frédéric et 280 drapeaux prussiens avaient été solennellement déposés à l'Hôtel des Invalides. Le 25 novembre, ce fut le retour triomphal de la Garde impériale. Un arc de triomphe avait été élevé à la barrière de la Villette ; le préfet de la Seine, au nom de la ville de Paris, avait décoré les aigles de couronnes d'or ; des tables avaient été dressées aux Champs-Élysées pour un grand banquet offert aux officiers et aux soldats. Pendant que Paris glorifiait la phalange sacrée, l'Empereur inspectait ses nouveaux États. Le 29 novembre, il faisait à Venise une entrée solennelle. Le lendemain, l'armée de Junot pénétrait à Lisbonne. Sans une heure de trêve, la chevauchée impériale continuait à travers l'Europe. |