NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE X. — LE CAMP DE BOULOGNE.

 

 

RUPTURE DE LA PAIX D'AMIENS. — CAUSES DE LA RUPTURE. — GUERRE PUREMENT MARITIME. — CONSTRUCTION D'UNE FLOTTILLE NATIONALE. — L'ARMÉE DE DÉBARQUEMENT. — CONCOURS DES ESCADRES. — LATOUCHE-TRÉVILLE. — NOUVELLES COMBINAISONS STRATÉGIQUES. — LETTRE DE NAPOLÉON À GEORGE III. — PREMIÈRE SORTIE DE VILLENEUVE. — L'ESCADRE DE BREST. — VILLENEUVE AUX ANTILLES. — COMBAT DU CAP FINISTERRE. — VILLENEUVE À CADIX. — LEVÉE DU CAMP DE BOULOGNE. — 1805. BATAILLE DE TRAFALGAR. — SI J'AVAIS ÉTÉ MAITRE DE LA MER !

 

LE dimanche 13 mars 1803, aux Tuileries, il y avait réception du corps diplomatique. Ces audiences, qui revenaient tous les mois, se donnaient avec beaucoup d'éclat. Les ambassadeurs et leurs femmes prenaient place dans un salon ; le Premier Consul, accompagné de sa femme, parcourait les groupes ; il causait pendant un certain temps, puis il se retirait.

RUPTURE DE LA PAIX D'AMIENS. — Ce jour-là, dans la matinée, Bonaparte avait paru d'une humeur charmante. Il assistait à la toilette de Joséphine, en donnant son avis sur des détails de sa parure ; il s'amusait à terre avec le petit Napoléon, fils de son frère Louis. On vint l'avertir que le cercle des ambassadeurs était formé. Aussitôt sa physionomie changea d'aspect ; les traits se contractèrent, ils prirent un caractère de dureté, le teint parut pâlir à sa volonté. Allons, mesdames, dit-il, du ton d'un sergent qui aurait donné des ordres à des recrues, et d'un trait il pénétra dans le salon de réception. Sans saluer personne, il marcha droit sur l'ambassadeur d'Angleterre, lord Whitworth, comme s'il avait foncé sur sa proie. Il commença par se plaindre amèrement des procédés du gouvernement britannique ; il parlait assez haut pour être entendu des deux cents personnes de l'assistance. Sa voix s'élevait à mesure que sa colère augmentait. Les paroles les plus dures, dit un témoin, les menaces les plus violentes sortaient entrechoquées de ses lèvres tremblantes. On n'osait faire un mouvement. Cette scène inouïe se termina par ces mots : Les Anglais veulent la guerre ; mais s'ils sont les premiers à tirer l'épée, je serai le dernier à la remettre au fourreau.... Il faut respecter les traités. Malheur à ceux qui les violent ! Le flegme de l'ambassadeur en fut déconcerté ; à peine trouva-t-il quelques mots pour répondre. Deux mois plus tard, le 13 mai 1803, lord Whitworth demandait ses passeports. Le même jour l'ambassadeur de la République Française auprès de George III, le général Andréossy, quittait Londres. La rupture était consommée. Les relations entre la France et l'Angleterre ne devaient être rétablies que onze ans plus tard, après la campagne de 1814.

CAUSES DE LA RUPTURE. — Le régime de ta paix d'Amiens dura donc en tout quatorze mois. C'est qu'en réalité cette paix avait eu moins le caractère d'un traité que d'une trêve, imposée par la lassitude. Chacun des deux adversaires l'avait signée avec des réserves mentales. La paix du 25 mars 1802 n'avait été qu'un mensonge de la diplomatie : C'est une épreuve, disait Nelson, et cette épreuve nous aura bientôt désabusés.

L'Angleterre ne pouvait se résigner à voir, en face d'elle, la France établie sur les côtes de la mer du Nord et maîtresse des embouchures de l'Escaut ; ce cauchemar qui l'avait obsédée pendant la guerre de Cent ans, ou à l'époque de ses luttes contre Louis XIV et contre Louis XV, était devenu une réalité ; une guerre nouvelle parviendrait peut-être à l'en débarrasser. D'autre part, deux conditions de la paix de 1802 lui étaient très pénibles, l'évacuation du Cap et l'évacuation de Malte. Par l'occupation du Cap, elle s'était saisie de la route des Indes ; par l'occupation de Malte, elle s'était établie au cœur de la Méditerranée.

Quant au Premier Consul, il estimait que son triomphe de 1802 n'avait pas été assez complet. L'Égypte et Malte étaient deux souvenirs qui se présentaient à son esprit avec amertume ; il lui était cruel d'abandonner cette conception de l'empire de la Méditerranée qu'il avait réalisée à un moment, au début de la campagne de 1798. Renoncer à une idée qui s'était présentée à son esprit et qui avait commencé à prendre corps, n'était point dans son tempérament. Il avait un besoin d'aller, d'agir, de faire parler de lui dans le présent et dans l'avenir, qui n'avait d'égal que l'impossibilité de jouir d'un résultat acquis. Jamais le Plus oultre de Charles-Quint ne convint mieux, à prendre le mot au pied de la lettre, qu'à celui qui demeurera l'empereur errant de l'histoire. Mon pouvoir, a-t-il dit, tient à ma gloire, et ma gloire aux victoires que j'ai remportées. Ma puissance tomberait, si je ne lui donnais pour base encore de la gloire et des victoires nouvelles. La conquête m'a fait ce que je suis, la conquête seule peut me maintenir. Un gouvernement nouveau-né a besoin d'éblouir et d'étonner ; dès qu'il ne jette plus d'éclats, il tombe.

Le Premier Consul avait continué à occuper l'attention de l'Europe. Il avait ouvert l'année 1802, avant la signature de la paix d'Amiens, en se faisant proclamer président de la République italienne par une consulta de Cisalpins réunis à Lyon. Il avait annexé l'île d'Elbe, réuni le Piémont au territoire français, en le divisant en six départements, occupé le duché de Parme. Puis, sous le titre de Médiateur, il avait donné une constitution aux cantons suisses, qui devenaient à l'Est une dépendance de la France, comme la République Batave l'était déjà au Nord.

Ces agissements ne regardaient point le régime de la paix d'Amiens, mais ils servirent de prétextes à l'Angleterre pour différer l'évacuation de Malte. Le 28 février 1803, le commandeur de Bussy, représentant le nouveau grand maître de l'ordre de Saint-Jean, débarquait à la Valette et demandait au commandant anglais à être mis en possession de l'Île ; il lui fut répondu par un refus formel. L'Angleterre était à Malte, elle restait à Malte. Alors les événements s'étaient précipités. Le 8 mars, George III informait le parlement anglais qu'il convoquait les milices pour la défense et la sûreté de ses États. La réponse de Napoléon avait été sa terrible algarade à lord Whitworth. Enfin, les ambassadeurs avaient été rappelés. La rupture comblait les désirs secrets des deux gouvernements. L'Angleterre y vit un moyen de se saisir de tout l'empire des mers ; le Premier Consul, l'occasion de franchir, grâce à d'éclatantes victoires, le dernier échelon qui le séparait du pouvoir suprême.

GUERRE PUREMENT MARITIME. — La situation politique an lendemain de la rupture de la paix d'Amiens était d'une netteté parfaite. La France et l'Angleterre étaient en guerre, et seules elles étaient en guerre ; les peuples de l'Europe restaient simples spectateurs du duel qui allait s'engager entre les deux puissances. Puisque l'Europe continentale restait en dehors du conflit, rien n'empêchait Bonaparte d'exécuter la grande pensée militaire qui avait été celle de Louis XIV et de Hoche, qui avait été la sienne après la campagne d'Italie, descendre sur ces rivages où César et Guillaume le Conquérant l'avaient précédé, et frapper l'ennemi droit au cœur. En un mot, il s'agissait de franchir un bras de mer de 32 kilomètres à peine. C'était, semblait-il, l'affaire de quelques heures. Dès que l'armée française aurait pris pied de l'autre côté du détroit, la route de Londres lui serait ouverte ; elle irait dans la capitale même de l'ennemi dicter une paix triomphale.

Ordre fut donné aux journaux de ne rien épargner pour exciter les imaginations contre la perfide Albion. Une circulaire officielle, de forme tonte royale, qui avait un peu le caractère d'un manifeste au début d'une croisade, fut envoyée par le Premier Consul aux archevêques et aux évêques de France : Je vous fais cette lettre pour vous dire que je souhaite que vous ordonniez des prières pour attirer la bénédiction du Ciel sur nos entreprises. Le mandement de l'archevêque de Paris parut le premier ; il donna le signal du concert de louanges que l'auteur du Concordat inspirait au clergé. On remarqua les termes dont s'était servi l'archevêque de Rouen, Cambacérès, frère du Second Consul : Demandons à Dieu, disait-il, que l'homme de sa droite, cet homme qui, sous la direction de ses ordres, a tout fait pour le rétablissement de son culte, qui se propose de faire encore davantage, continue d'être, comme Cyrus, le christ de la Providence. L'évêque d'Arras avait la note nettement belliqueuse : Choisissez des gens de cœur, disait-il, et allez combattre Amalec.

CONSTRUCTION D'UNE FLOTTILLE NATIONALE. — De quelles forces disposait le chef d'Israël pour faire la guerre à la peuplade haie des Amalécites ? Il s'agit des forces maritimes ; pour les forces de terre, l'Angleterre ne pourrait rien opposer de comparable à la Grande Armée. La question résidait à peu près en entier dans l'opération du passage, et seule la marine pouvait résoudre cette opération.

Or, à cet égard, la France était dans un état d'infériorité manifeste. En 1801, quand il avait déjà été question d'une descente en Angleterre, le Premier Consul avait fait construire une flottille légère ; mais les bâtiments qui la composaient avaient été abandonnés ou désarmés, tout était à refaire à cet égard. La marine de haut bord n'offrait pas beaucoup plus de ressources. La majeure partie des unités disponibles avait été engagée dans l'expédition de Saint-Domingue ; à présent que la guerre était déclarée sur l'Océan, il ne fallait pas compter sur le retour de ces forces navales. Treize vaisseaux de ligne pouvaient s'employer pour le moment ; encore ces vaisseaux avaient-ils l'inconvénient d'être dispersés dans plusieurs ports.

En présence de cette pénurie de moyens maritimes, la puissance navale de l'Angleterre paraissait d'autant plus formidable. Tout de suite l'amirauté anglaise avait armé des escadres, non pour les garder dans les ports en attendant l'offensive des Français, mais pour les envoyer au large dans les diverses mers d'Europe et rendre ainsi cette offensive à peu près impossible. Une escadre sous les ordres de Sidney Smith fut placée en croisière dans la mer du Nord ; elle surveillait à la fois l'embouchure de l'Escaut et les côtes de la Hollande, car on savait que le Premier Consul comptait faire entrer dans son dessein les forces navales de la République Batave. L'escadre de lord Keith s'établit dans les parages des Dunes, en face des côtes de France, pour garder les embouchures de la Tamise. Une division commandée par Cornwallis prit position dans les eaux d'Ouessant ; elle commençait le blocus de Brest. Collingwood eut pour mission de croiser dans le golfe de Gascogne, de manière à couper les communications entre la France et l'Espagne, son alliée. Enfin Nelson, qui commandait l'escadre de la Méditerranée, avait son quartier général dans les eaux de la Maddalena ; de loin avec ses frégates, il surveillait tout ce qui se passait à Toulon. La France se troue ait ainsi entourée d'une ceinture à peu près continue d'escadres ennemies, avant même que les hostilités fussent engagées.

La première question à résoudre était celle du transport de l'armée. On ne pouvait l'embarquer sur des bâtiments de ligne, puisque ces bâtiments manquaient pour le moment et que, d'autre part, il semblait impossible de faire pénétrer une escadre dans la Manche ; il fallait disposer d'un matériel spécial. Des arrêtés furent pris pour la construction immédiate d'une flottille nationale. Elle devait comprendre divers types de bâtiments : 50 prames, qui étaient les plus grands bateaux, longs d'une trentaine de mètres ; 300 chaloupes canonnières ; 300 bateaux canonniers ; 50 caïques ; 10 bombardes ; 700 péniches ; 1000 chasse-marée, bateaux de pêche de toute espèce. Tout le personnel combattant devait prendre place sur ces divers bateaux ; d'autres bateaux devaient servir à l'artillerie, aux chevaux, à l'ensemble du matériel.

Le Premier Consol avait choisi la région du Boulonnais comme la base militaire de la grande opération qu'il projetait. Elle a, en effet, l'avantage d'être la partie des côtes françaises la plus voisine de l'Angleterre ; mais elle ne se prêtait que bien mal à l'usage qu'on voulait en faire. Pas d'abri naturel contre les vents du large ou les poursuites de l'ennemi ; quelques estuaires en partie ensablés, dont un seul, celui de la Liane, offrait le caractère de port. Pour abriter les nombreuses unités de la flottille nationale, il fallait commencer par vaincre la nature, en multipliant les refuges sur une côte qui n'en avait pas. De gigantesques travaux de terrassement furent entrepris, à Étaples, à Ambleteuse, à Boulogne, qui devaient être les trois ports principaux de la flottille, et aussi dans les régions voisines. À mesure que les bassins se creusaient, il fallait les mettre à l'abri des insultes de l'ennemi par des ouvrages militaires ; alors c'étaient des travaux de fortification qui exigeaient bien des semaines, sans parler des sommes énormes qui s'engloutissaient dans tous ces remuements de terrains. Constructeurs de bateaux, ingénieurs des ponts et chaussées, officiers du génie et de l'artillerie, avaient de quoi s'occuper ; les marins semblaient les moins employés dans ce projet essentiellement maritime.

L'ARMÉE DE DÉBARQUEMENT. — Du côté de la mer, l'opération projetée était destinée à s'avancer avec beaucoup de lenteur ; mais du côté de la terre, tout fut prêt, pour ainsi dire, dès la première heure. C'est que le Premier Consol avait sous la main les admirables soldats qui composaient les armées républicaines ; il n'y avait plus qu'à les fondre dans un organisme unique dont il serait le chef. Le camp de Boulogne fut ainsi appelé, parce que cette ville fut comme la capitale de l'expédition ; en fait, l'armée de débarquement s'organisait aussi dans les camps de Bruges, de Saint-Omer, de Montreuil. De tons les coins de la République, les régiments venaient prendre place sur cet échiquier gigantesque, pour constituer la Grande Armée.

Rien n'était épargné pour entretenir dans les troupes de l'armée de débarquement l'esprit de confiance et d'enthousiasme. Le Moniteur rapportait qu'en creusant à Boulogne les fondations du campement du Premier Consul, on avait trouvé une hache d'armes : elle paraissait avoir appartenu à l'armée romaine qui envahit l'Angleterre. À Ambleteuse, autre présage de victoire. En travaillant aussi à la tente du Premier Consul, on avait exhumé des médailles de Guillaume le Conquérant.

Premier Consul ou Empereur, Napoléon visita à plusieurs reprises les travaux auxquels tant d'espérances étaient attachées. Ces voyages contribuaient à entretenir dans le pays et dans l'armée une véritable fièvre patriotique. Dans les villes qu'il traversait, sa présence était l'occasion de manifestations belliqueuses. À Amiens, un arc de triomphe avait été élevé avec cette inscription : Chemin de l'Angleterre. Pour animer l'esprit public, les théâtres jouaient des pièces de circonstance, dont le thème le plus fréquent était la conquête de l'Angleterre par les Normands. La nation regardait alors Bonaparte comme un magicien à qui rien n'était impossible. Comment douter du succès à la vue des grandes choses qui se préparaient ? Toute une partie de la France se transformait en un immense chantier maritime ; dans les ports de mer, aux embouchures des cours d'eau, partout où une voie navigable pouvait conduire à la mer, on construisait bâtiments sur bâtiments. L'opinion nationale voyait déjà le vainqueur de Marengo prenant le commandement de cette flottille gigantesque et jetant d'un seul coup 150.000 hommes sur les côtes de la Grande-Bretagne.

L'enthousiasme national se traduisit par un élan patriotique qui rappelait les beaux jours du ministère de Choiseul ou de la guerre d'Amérique. Le département de la Seine-Inférieure avait offert de se charger de la construction d'un vaisseau de 74 canons. Cet exemple Fat suivi à l'envi par les départements et les municipalités ; en quelques semaines, la valeur de ces dons patriotiques dépassa 12 millions. En offrant 1.200.000 francs pour la construction de navires de guerre, le conseil général de Seine-et-Oise s'exprimait ainsi : Nos légions ont franchi les Alpes, un détroit ne peut les arrêter pour vaincre Albion. Un jour suffit pour les porter sur ses rivages consternés.

CONCOURS DES ESCADRES. — La première idée de Napoléon avait été de tenter le passage de la flottille par surprise, sans livrer de combat ; il pensait qu'une longue nuit d'hiver permettrait d'exécuter l'opération avec succès. Mais, au bout de quelques mois, l'idée avait été abandonnée. Les gros temps d'hiver rendaient très difficile le maniement de cette flottille, faite de tant d'unités diverses. L'expérience, d'autre part, avait permis de constater qu'on ne pouvait pas faire sortir du port de Boulogne plus de 100 bateaux par marée, soit 200 par jour ; en supposant que l'on employât environ nu millier de bateaux à l'expédition future, il fallait compter sur un laps de cinq jours, simplement pour faire la concentration en rade de toute la flottille. Aurait-on cinq jours de temps propice ? Ne serait-il pas loisible à l'ennemi de détruire ou de disperser les divisions de la flottille, à mesure qu'elles se formeraient ?

Napoléon en arriva ainsi à modifier sa conception première ; il comprit qu'il était téméraire, sinon impossible, de demander à la flottille seule le succès de l'opération du passage ; il fallait employer des escadres pour tenir à l'écart les vaisseaux de l'ennemi. Le 23 novembre 1803, le Premier Consul adressait à Ganteaume, alors préfet maritime à Toulon, une lettre, qui est la première trace de l'évolution stratégique par laquelle passait son esprit : Je viens de Boulogne, où il règne aujourd'hui une grande activité et où j'espère avoir, vers le milieu de nivôse (premiers jours de janvier 1804), 300 chaloupes canonnières, 500 bateaux canonniers et 500 péniches réunis. Faites-moi connaître vos idées sur cette flottille. Croyez-vous qu'elle nous mènera sur les bords d'Albion ? Elle peut porter 100.000 hommes. Huit heures de nuit qui seraient favorables décideraient du sort de l'univers.

La réponse de Ganteaume fut que la réussite de la flottille, réduite à elle-même, lui apparaissait comme extrêmement chanceuse. Le concours d'une escadre était nécessaire pour déloger les croiseurs qui stationnaient devant Boulogne et assurer le succès du passage. Dès lors, le projet de descente se scinda dans l'esprit de Napoléon : d'une part, conquérir la liberté du passage par un coup de surprise ou par un coup de force, qui devait être l'œuvre des vaisseaux de ligne ; d'autre part, faire passer l'armée sur la flottille, réduite au rôle d'instrument de transport.

LATOUCHE-TRÉVILLE. — Une première difficulté était de se servir des bâtiments qui étaient à Brest ; comment les faire sortir à date fixe, avec la surveillance continue dont ils étaient l'objet de la part des Anglais ? On en vint ainsi à parler, pour l'opération de Boulogne, de l'escadre de Toulon.

Cette escadre était commandée par l'amiral Latouche-Tréville, qui avait son pavillon sur le Bucentaure depuis le mois de janvier 1804. C'était un officier général d'une rare énergie ; il avait formé ses équipages par une série d'appareillages et de sorties, et il était arrivé à donner à peu près le caractère d'une armée navale à l'ensemble des vaisseaux de Toulon. Nelson tenait alors le mouillage de la Maddalena, dans l'idée que l'escadre française ne pouvait viser d'autre objectif que Malte et l'Égypte. L'activité de son adversaire n'était pas sans lui causer quelques soucis ; un incident de croisière avait mis en lumière l'activité et l'audace de l'amiral français. Un jour que des bâtiments anglais croisaient dans les eaux des îles d'Hyères, il avait détaché de Toulon deux frégates et un brick pour les en déloger. Puis il avait appuyé cette manœuvre de la sortie de toute son escadre ; en quatorze minutes elle était sous voiles. La division anglaise s'était empressée de disparaître au large.

Tel était le chef à qui Napoléon confiait l'exécution de son grand dessein. De premières instructions, du mois de mai 1804, parlaient de sa sortie de Toulon, de sa jonction avec l'escadre de Rochefort, de sa croisière à l'entrée de la Manche, puis de son apparition clans cette mer, de manière à former comme un écran derrière lequel la flottille passerait en sûreté. Une nouvelle dépêche, du 2 juillet, précisait ces instructions par des dates : l'escadre de Toulon prendrait la mer à la fin de juillet, elle arriverait devant Boulogne dans le courant de septembre. Que nous soyons maîtres du détroit six heures, et nous serons maîtres du monde ! Mais des ordres arrivèrent de différer. Napoléon, qui se trouvait à Boulogne à la fin de juillet, s'était rendu compte que la flottille était hors d'état d'agir ; il lui fit écrire, le 2 août, qu'un retard d'un mois ne pouvait être qu'avantageux, car les nuits seraient plus longues et par suite plus favorables à une opération de surprise.

Cette dépêche, qui dut lui causer une déception profonde, fut sans doute la dernière que Latouche-Tréville ait reçue. Peu de jours après, le 18 août 1804, il mourait à bord du Bucentaure, à l'âge de cinquante-neuf ans. Triste destinée que celle-de cet officier général sur qui on pouvait fonder de légitimes espérances et qui disparaissait à la veille peut-être de faire de grandes choses. Lui seul, disait Napoléon en parlant des amiraux de son règne, lui avait inspiré l'idée d'un vrai talent.

NOUVELLES COMBINAISONS STRATÉGIQUES. — A la mort de Latouche-Tréville, l'amiral Villeneuve avait été nommé à Toulon pour le remplacer. On pouvait s'étonner de ce choix après le rôle que Villeneuve avait eu à Aboukir ; mais le souvenir de cette journée avait été comme effacé par l'énergie de la défense de Malte, dont il avait partagé l'honneur avec Vaubois.

Villeneuve arrivait à Toulon pour exécuter les instructions qui avaient été adressées à son prédécesseur. Mais voici qu'à la même époque des conceptions toutes nouvelles se présentaient à l'esprit de Napoléon ; elles se trouvent dans de longues dépêches qu'il adressait de Mayence, à la fin de septembre, au ministre de la Marine Decrès.

Deux grandes séries d'opérations étaient projetées. Les unes devaient avoir lieu en dehors des mers d'Europe, dans les eaux des Antilles, de la Guyane et du Sénégal ; elles devaient être exécutées par les escadres de Toulon et de Rochefort, avec les amiraux Villeneuve et Missiessy, et avoir un caractère de diversion, pour détourner l'attention de l'ennemi. Les autres seraient confiées à l'escadre de Brest, que commandait Ganteaume ; elle devait conduire en Irlande un corps de débarquement de dix-huit mille hommes, entrer ensuite dans la Manche et prendre part à l'opération de la descente. Des dates étaient indiquées ; la gigantesque machine commencerait à se mettre en branle vers le milieu d'octobre.

Cette date arriva, et rien ne se fit. Napoléon était alors tout entier aux préparatifs de son couronnement, dont les fêtes avaient été fixées au 2 décembre. Bruix et Ganteaume, qui commandaient l'un la flottille de Boulogne, l'autre l'escadre de Brest, avaient été désignés pour y assister. C'était dire qu'on différait une fois de plus l'exécution du projet de descente.

Un gros événement diplomatique allait compliquer encore les données du problème maritime. L'Espagne avait avec l'Angleterre des rapports difficiles, à cause de la présence dans son port du Ferrol de la division française du commandant Gourdon, qui y avait cherché un refuge au retour de l'expédition de Saint-Domingue. Un acte brutal coupa court à ces difficultés. Le 5 octobre, le commandant Moore, qui croisait devant Cadix, coulait une frégate espagnole et en capturait trois. Il fut facile à Napoléon d'exploiter l'indignation que cet événement avait provoquée à la cour de Madrid. Une convention militaire fut signée entre les deux gouvernements. L'Espagne devait être prête dans un délai de trois mois à unir ses escadres à celles de la France.

Flanqué d'un côté de la République Batave, de l'autre côté de l'Espagne, l'Empire français dressait en face de l'Angleterre une machine de guerre de plus en plus formidable ; qu'allait-il sortir enfin de cette coalition maritime ?

LETTRE DE NAPOLÉON À GEORGE III. — On put croire pendant quelques jours, au lendemain des fêtes du couronnement, que Napoléon renonçait à son hostilité contre les Anglais. Il adressait au roi d'Angleterre le 12 nivôse an XIII, 2 janvier 1805, une lettre où il lui proposait la paix.

Monsieur mon frère, appelé au trône par la Providence et par les suffrages du sénat, du peuple et de l'armée, mon premier sentiment est un vœu de paix.... Je n'attache pas de déshonneur à faire le premier pas ; j'ai assez, je pense, prouvé au monde que je ne redoute aucune chance de la guerre ; elle ne m'offre d'ailleurs rien que je doive redouter. La paix est le vœu de mon cœur ; mais la guerre n'a jamais été contraire à ma gloire. Je conjure Votre Majesté de ne pas se refuser au bonheur de donner elle-même la paix au monde....

Au Corps législatif, l'Empereur disait, à propos de cette lettre : Ma gloire, mon bonheur, je les ai placés dans le bonheur de la génération actuelle. Je veux, autant que je pourrai y influer, que le règne des idées philanthropiques et généreuses soit le caractère de notre siècle.

Belles paroles, mais qui restèrent sans écho. L'Angleterre fit une réponse évasive, elle avait à consulter ses amis du continent. Les pourparlers n'eurent pas d'autre suite. Enfin il fallait agir, depuis deux ans qu'on armait un peu partout sur les côtes de France ; sinon, la grande entreprise allait avorter sous le ridicule de l'impuissance.

PREMIÈRE SORTIE DE VILLENEUVE. — Ces offres pacifiques n'avaient point arrêté les préparatifs militaires qui se faisaient à Toulon, puisqu'il était admis que le premier signal du mouvement devait venir de la Méditerranée. Le ministre Decrès stimulait de son mieux l'activité de Villeneuve. Je ne vous parlerai pas, lui écrivait-il, de la confiance que l'Empereur a dans votre zèle, vos talents et même dans votre fortune. Puissent vos succès signaler le réveil de la marine impériale !

L'escadre que commandait Villeneuve se composait de 11 vaisseaux et de 9 frégates ; en rade, elle paraissait à peu près en état, mais il lui manquait la pratique de la navigation. L'escadre de Nelson, au contraire, tenait la mer depuis seize mois entre les côtes de Sardaigne et d'Espagne ; les équipages, parfaitement entraînés, avaient une cohésion, une endurance, une confiance, qui étaient autant de présages de victoire.

Des instructions nouvelles étaient adressées à Villeneuve. Il devait sortir sans retard de Toulon pour gagner la Guyane et les Antilles ; il serait renforcé à la Martinique par l'escadre de Rochefort que Missiessy y aurait conduite. Il reviendrait alors en Europe, pour débloquer la division française qui était au Ferrol et rentrer à Rochefort. Enfin, le 18 janvier 1805, l'escadre de Toulon prenait la mer. Ce n'était pas. à proprement parler, l'expédition d'Angleterre ; mais c'en était sans doute la condition, si cette diversion avait pour effet de détourner l'attention des ennemis. La campagne qu'elle allait entreprendre représentait environ six mois ; en fait, elle tint la mer pendant trois jours en tout, car dès le 21 janvier elle était de retour à Toulon.

Le lendemain de la sortie, le vent avait soufflé en tempête ; les bâtiments avaient subi les plus graves avaries, certains avaient disparu dans des directions inconnues. Pour ne pas tout perdre, l'amiral avait pris le parti de rentrer au port. Il avait envoyé au ministre de la Marine le rapport le plus pessimiste. Des vaisseaux équipés ainsi, faibles en matelots, encombrés de troupes, ayant des gréements vieux et de mauvaise qualité, qui au moindre vent cassent leurs mâts et déchirent leurs voiles, qui, quand il fait beau, passent leur temps à réparer les avaries occasionnées par les vents, la faiblesse ou l'inexpérience de leurs marins, ces vaisseaux, dis-je, sont hors d'état de rien entreprendre. Il rappelait dans une autre dépêche qu'il n'avait pas désiré le commandement de cette escadre. Je ne crains pas de vous assurer qu'il n'y a que honte et confusion à recueillir à ce métier. Je fais des vœux bien ardents pour que l'Empereur ne commette aucune de ses escadres aux hasards des événements ; le pavillon serait trop gravement compromis ; un succès à forces égales est impossible, l'ennemi nous battra avec des forces même inférieures d'un tiers. Quant à moi, je verrai avec bien du plaisir que l'Empereur me donne un successeur dans ce commandement ; je ne voudrais pas, à quelque prix que ce fût, devenir la fable de l'Europe par l'histoire de nouveaux désastres.

L'ESCADRE DE BREST. — Napoléon n'admettait pas que des avaries, chose presque inévitable dans toute navigation, aient pu arrêter l'exécution de ses plans. Deux jours de beau temps, écrivait-il, eussent consolé l'escadre et mis tout au beau ; mais le grand mal de notre marine est que les hommes qui la commandent sont neuf dans toutes les choses du commandement.

Son imagination, qui était sans cesse en travail, enfanta une combinaison nouvelle. Le 2 mars 1805, des instructions étaient adressées à Ganteaume et à Villeneuve. Sortir de Brest et de Toulon, forcer pour l'un le blocus du Ferrol et pour l'autre le blocus de Cadix, se réunir à la Martinique, s'y grossir de l'escadre de Missiessy, qui avait quitté Rochefort au milieu de janvier, puis réapparaître ensemble dans la Manche pour assurer le passage de la flottille : tel était, dans ses grandes lignes, le programme indiqué aux deux amiraux. Par ce qu'elle a de grandiose, cette conception stratégique frappe l'esprit d'étonnement ; mais à y réfléchir, n'était-ce pas compliquer les choses à plaisir que de préparer aux Antilles une énorme concentration de forces navales pour que la foudre vint tout à coup éclater sur les bords de la Manche ? Aussi longtemps que l'entrée de cette mer resterait gardée par l'ennemi, le reste était besogne vaine et pouvait même conduire aux pires aventures ; car il fallait compter avec la vigilance de l'ennemi, qui ne permettrait pas aux escadres françaises d'évoluer à travers l'Atlantique sans leur donner une chasse opiniâtre.

Ganteaume commandait une escadre de 21 vaisseaux et de 6 frégates ; mais elle n'avait jamais manœuvré qu'en rade, puisque les ennemis depuis deux ans tenaient, de la manière la plus étroite, le blocus des passes de Brest. Il fallait cependant, d'après les instructions impériales, sortir par surprise, en évitant tout combat.

Le 27 mars au matin, l'escadre de Brest faisait son appareillage ; elle franchissait le Goulet et allait mouiller dans l'anse de Bertheaume. Le temps qui s'était éclairci ne permettait pas de tromper la surveillance de l'ennemi ; les vents avaient tourné au Sud-Ouest, ils compliquaient le problème de la sortie et même ils rendaient pénible le mouillage de Bertheaume. L'amiral estima que la sortie était impossible, puisqu'il lui était interdit de livrer bataille. Il donna l'ordre de repasser le Goulet. Le 29 mars, dans l'après-midi, son armée navale était de nouveau mouillée en rade ; sa sortie avait duré quarante-huit heures, et ce fut toute la participation de l'escadre de Brest au grand projet de croisière et de débarquement.

Ci-gît l'amiral Ganteaume,

Qui s'en fut de Brest à Bertheaume,

Et, profitant d'un bon vent d'ouest,

S'en revint de Bertheaume à Brest.

VILLENEUVE AUX ANTILLES. — Le 30 mars, c'est-à-dire quelques heures après la rentrée de l'escadre de Brest, Villeneuve, qui ignorait la mésaventure de Ganteaume, quittait pour la seconde fois le port de Toulon avec une escadre de 19 voiles, dont 11 vaisseaux. Nelson à cette date croisait sur les côtes méridionales de la Sardaigne, dans l'intention de couper aux Français la route de l'Égypte. Mais Villeneuve, qui partait pour les Antilles, avait pris la mer dans une direction opposée. Il longea les côtes de l'Espagne, franchit sans incident le détroit de Gibraltar et arriva le 9 avril devant Cadix. Une division anglaise, qui croisait devant ce port, s'était dérobée sans combat. Villeneuve entra en contact avec l'escadre espagnole de Gravina ; c'étaient, dit-il, les plus misérables bâtiments, à l'exception de l'Argonauta, qu'on eût jamais envoyés à la mer. Il repartit dès le lendemain avec les vaisseaux espagnols qui étaient prêts. Sa traversée de l'Atlantique se fit sans autres incidents que des incidents de navigation. Le 14 mai il jetait l'ancre à la Martinique, où les derniers vaisseaux espagnols achevaient bientôt de le rejoindre.

Ainsi Villeneuve avait exécuté la première partie de ses instructions ; il était arrivé à la Martinique avec l'escadre de Toulon et l'escadre de Cadix. Mais à quoi bon cette odyssée ? La jonction avec les escadres de Missiessy et de Ganteaume était chose impossible ; la première, qui était arrivée aux Antilles dès le 20 février et qui n'avait point eu de nouvelles, en était repartie et regagnait à cette date le port de Rochefort ; la seconde n'avait pas pu quitter le port de Brest. Or, avec son escadre médiocre, avec l'escadre espagnole plus médiocre encore, Villeneuve courait risque de voir fondre sur lui un ennemi redoutable.

Nelson avait attendu en vain les Français dans les parages de la Sardaigne ; quand il eut connaissance de son erreur, Villeneuve naviguait déjà dans l'Atlantique. Hanté de l'idée de rejoindre cette escadre qui lui avait échappé, il se jeta à sa poursuite ou mieux à sa découverte, car il n'avait que des données très vagues sur sa direction. Il devina qu'elle devait être aux Antilles ; il prit cette direction à son tour, et le 4 juin il arrivait à la Barbade.

Une frégate venait d'apporter à Villeneuve de nouvelles instructions. Il devait attendre Ganteaume aux Antilles pendant quarante jours ; ce délai passé, il reviendrait en Europe pour débloquer les bâtiments français qui étaient au Ferrol, se porter ensuite devant Brest et y rejoindre l'escadre de Ganteaume. L'armée de Brest réunie à la vôtre et sous votre commandement général fera route avec l'armée espagnole pour se rendre devant Boulogne.... Du succès de votre arrivée devant Boulogne dépendent les destinées du monde. Heureux l'amiral qui aura eu la gloire d'attacher son nom à un événement aussi mémorable !

Quand Villeneuve apprit la présence de Nelson aux Antilles, il songea à se dérober au plus tôt à ce dangereux voisinage. H reprit le 10 juin la direction de l'Europe. Nelson de son côté avait vainement fouillé les Antilles ; il avait perdu la piste des Français ; traversant de nouveau à toute vitesse l'Atlantique, il était de retour à Gibraltar le 19 juillet. Il devait attendre trois mois encore l'occasion de rencontrer son ennemi. Pour l'amiral français, qui avait fait sa route de retour plus au Nord et qui marchait avec beaucoup de lenteur, il était arrivé le 22 juillet à cent cinquante milles à l'Ouest du cap Finisterre ; ce jour-là, il découvrit une escadre anglaise.

COMBAT DU CAP FINISTERRE. — Quinze vaisseaux anglais commandés par Calder barraient la route aux vingt vaisseaux franco-espagnols de Villeneuve ; le combat du 22 juillet 1805 fut la bataille des Quinze-Vingts, car ce fut un peu une bataille d'aveugles. Les Anglais prirent deux mauvais bâtiments espagnols, mais Villeneuve put passer et mouiller à Vigo, puis à la Corogne, le 2 août.

Napoléon venait d'arriver au camp de Boulogne. Il apprit le retour de Villeneuve dans les eaux espagnoles. Le drame semblait à la veille de son dénouement ; dans quelques jours peut-être les marins et les soldats allaient unir leurs efforts pour la grande entreprise. On travaillait depuis plus de deux ans ; allait-on enfin aboutir ? Une dépêche de l'Empereur à Villeneuve le 13 août peut donner une idée de l'impatience qui le dévorait : Marchez hardiment à l'ennemi. Si vous paraissez ici trois jours, n'y paraîtriez-vous que vingt-quatre heures, votre mission sera remplie. Jamais pour un plus grand but, une escadre n'aura couru quelques hasards, et jamais mes soldats de terre et de mer n'auront pu répandre leur sang pour un plus grand et plus noble résultat. Pour le grand objet de favoriser une descente chez cette puissance, qui, depuis six siècles, opprime la France, nous pourrions tous mourir sans regretter la vie.

En face de cet appel passionné, il faut mettre les dépêches navrantes que Villeneuve adressait au ministre : On me rend l'arbitre des plus grands intérêts ; mon désespoir redouble d'autant plus que l'on me témoigne plus de confiance, parce que je ne puis prétendre à aucun succès, quelque parti que je prenne.... Je vais partir, mais je ne sais ce que je ferai.... Je veux finir cette jérémiade ; je vous écris ici dans l'amertume de mon cœur, et je ne finirais pas si je laissais cours à mon épanchement. Mais pourquoi ne m'avez-vous pas plus écouté avant mon départ de Toulon ?

VILLENEUVE À CADIX. — Sous ces tristes présages, accablé du poids de sa responsabilité, prévoyant les pires malheurs, Villeneuve avait repris la mer à la Corogne le 13 août. Il faisait route vers le Nord-Ouest. Un coup de vent mit en fâcheuse posture son escadre, qui ne parvenait pas à manœuvrer ; il était sans nouvelles de la division Allemand, qui était sortie le 17 juillet de la rade de l'île d'Aix pour le rejoindre. Elle devait elle-même tenir la mer jusqu'au 25 décembre, en croisant, de la manière la plus audacieuse, depuis l'entrée de la Manche jusqu'aux Canaries, mais sans modifier l'échec complet du projet.

Dès le 15 août, Villeneuve avait pris le parti de renoncer à sa marche vers le Nord. 11 savait que l'ennemi avait à pareille date massé toutes ses forces à l'entrée de la Manche ; se présenter dans de pareilles conditions avec son escadre, c'était courir à un désastre complet. Une dépêche de Decrès, du 16 juillet précédent, avait prévu le cas où l'exécution du projet ne serait pas possible ; alors, l'Empereur songerait à faire à Cadix une réunion de forces imposantes. Villeneuve se crut couvert par cette dépêche ; il donna l'ordre de prendre la route du Sud. Le 19 août, il jetait l'ancre dans le port de Cadix ; on se rappelle qu'il en était parti le 10 avril pour sa croisière des Antilles. Il avait deux fois traversé l'Atlantique, et ces longues semaines de navigation pénible avaient été entièrement perdues pour le grand projet dz descente. Il y avait toujours une flottille dans la région de Boulogne, sur laquelle la Grande Armée était prête a s'embarquer, si elle avait la liberté de la mer ; il y avait, d'autre part, une escadre française qui errait sur des mers lointaines, et ces deux instruments qui avaient besoin l'un de l'autre n'avaient pu arriver à se rejoindre.

Villeneuve était accablé de la décision qu'il avait cru devoir prendre. À son arrivée à Cadix, il écrivait au ministre : Je vous prie de croire que rien n'égale le désespoir que j'ai éprouvé et l'horreur de la situation où je me trouve.... J'ai dû, après avoir mis toute la persévérance possible à former les réunions désirées dans les plans de Sa Majesté, m'arrêter là où il ne pouvait plus résulter que désastre, confusion et une vaine démonstration, qui eût consommé pour jamais le discrédit des deux marines alliées.

LEVÉE DU CAMP DE BOULOGNE. — L'Empereur était toujours à Boulogne ; il harcelait de dépêches Decrès, Villeneuve, Ganteaume. À Villeneuve il écrivait encore le 22 août : ci J'espère que vous êtes arrivé à Brest. Partez, ne perdez pas un moment, et avec mes escadres réunies entrez dans la Manche. L'Angleterre est à nous. Nous sommes tous prêts, tout est embarqué. Paraissez vingt-quatre heures, et tout est terminé. D Mais Napoléon songeait-il encore vraiment à la descente en Angleterre ? N'avait-il pas acquis la conviction que l'insuffisance de ses escadres, tout autant que la vigilance et la supériorité de l'ennemi, le mettrait dans l'impossibilité d'effectuer le passage ? Son parti fut pris brusquement : la Grande Armée n'avait pu franchir la Manche ; elle allait être envoyée sur-le-champ contre une puissance continentale. Le camp de Boulogne fut ainsi levé comme par un coup de théâtre.

Un matin, des signaux partent de tous les sémaphores : c'est l'ordre de l'embarquement. Cris de joie de toute l'armée ; enfin, dans quelques heures, elle allait partir pour l'Angleterre. Mais le même jour une dépêche arrive : l'Autriche, séduite par l'or des Anglais, vient de déclarer la guerre à la France. Que l'armée débarque sur l'heure même et qu'elle se mette en marche vers les bords du Rhin. La scène était admirablement jouée ; elle était comme nécessaire pour faire oublier aux soldats de la Grande Armée leur déception d'avoir passé plus de deux ans d'attente sur les falaises du Boulonnais.

Les premiers ordres de marche et de concentration vers la frontière de l'Est avaient été donnés dès le 23 août. Le 30 août la flottille était licenciée ; les débris devaient se réunir dans le port de Boulogne. Le 2 septembre, Napoléon partait pour Paris. Le camp de Boulogne avait vécu. Au grand acteur si cruellement déçu dans le rôle qu'il avait préparé depuis plus de deux ans, il fallait une victime expiatoire, qui porterait dans l'histoire la responsabilité de cet avortement gigantesque. De là, le 4 septembre, la lettre terrible qu'il adressait à Decrès : L'amiral Villeneuve vient de combler la mesure.... Cela est certainement une trahison.... Cela n'a plus de nom. Faites-moi un rapport sur toute l'expédition. Villeneuve est un misérable qu'il faut chasser ignominieusement. Sans combinaisons, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout, pourvu qu'il sauve sa peau.

1805. BATAILLE DE TRAFALGAR. — La machine de Boulogne était complètement démontée, ou du moins elle était employée à un autre usage, dont l'Autriche n'allait pas tarder à faire la douloureuse expérience. Avant de quitter Saint-Cloud pour aller se mettre à la tête de la Grande Armée, Napoléon fit envoyer à Villeneuve, le 17 septembre, l'ordre d'appareiller de Cadix : l'escadre devait entrer dans la Méditerranée pour participer à des opérations qui étaient projetées contre le royaume de Naples. Notre intention est que partout où vous trouverez l'ennemi en forces inférieures, vous l'attaquiez sans hésiter et ayez avec lui une affaire décisive.

Au reçu de cette dépêche, Villeneuve tint un conseil de guerre le 8 octobre, où assistèrent les officiers généraux des deux escadres. Tous parlèrent de la faiblesse de leurs équipages, épuisés et non entraînés par cette navigation pénible, du mauvais état de leurs vaisseaux, de la difficulté qu'il y avait à combattre à la sortie du port de Cadix avec un ennemi depuis longtemps sous les armes. Ils protestèrent cependant de leur désir d'aller combattre l'ennemi, quelle que soit sa force, dès que Sa Majesté le désirera. Villeneuve ne pouvait prendre une décision ; mais bientôt ses irrésolutions furent fixées. H avait appris que l'amiral Rosny était en route pour le remplacer ; il fit savoir au ministre qu'il allait appareiller sans retard. Sa sortie fut donc comme un coup de désespoir pour justifier sa réputation personnelle. Le calvaire qu'il parcourait depuis plusieurs mois lui réservait sa plus cruelle étape.

Depuis la fin de septembre, Nelson guettait cette proie ; il l'avait manquée deux fois a la sortie de Toulon, il l'avait manquée aux Antilles, elle ne lui échapperait pas toujours. Quand il était rentré en Europe, il avait pris part à une grande concentration d'escadres que l'amirauté anglaise avait faite au large d'Ouessant, au milieu du mois d'août. Puis on avait appris que Villeneuve avait renoncé à s'approcher de cette barrière. Alors les escadres anglaises avaient repris leur liberté d'action dans les postes de croisière qu'elles occupaient depuis l'ouverture des hostilités, Nelson était venu s'établir devant Cadix. Son pavillon était à bord du Victory.

La situation de l'amiral anglais était très forte. Comme à Aboukir, il commandait une escadre de frères, où les esprits étaient animés de la même doctrine, où les cœurs battaient à l'unisson ; à l'un de ses officiers généraux, l'amiral Collingwood, il écrivait : Tous les deux nous ne faisons qu'un ; il ne peut se glisser entre nous de rivalités mesquines. Les 27 bâtiments de son armée navale, assouplis par des manœuvres continues, offraient la plus puissante cohésion. Il avait arrêté lui-même à l'avance ce qu'il allait faire ; son mémorandum célèbre, en date du 18 octobre, indiquait la formation de son armée en deux colonnes, qui devaient couper la ligne ennemie ; tous les efforts devaient tendre à la prise du vaisseau amiral des alliés ; un commandant qui n'apercevrait pas les signaux ne serait jamais blâmé de s'être mis bord à bord avec un vaisseau français ou espagnol.

L'escadre alliée avait fixé sa sortie au 20 octobre. Elle s était groupée en quatre corps, Villeneuve au centre, Alava à l'avant-garde, Dumanoir à l'arrière-garde, Gravina et Magon avec une division d'observation. L'après-midi se passa à prendre ces dispositions. Dès le soir, l'escadre anglaise était signalée du côté de l'Ouest. Villeneuve continua sa marche pendant toute la nuit dans la direction du détroit de Gibraltar ; l'ennemi, qui approchait, lui laisserait-il le temps de s'y engager ? Le 21 octobre, il était arrivé par le travers du cap Trafalgar ; il allait être atteint par les Anglais, qui arrivaient toutes voiles dehors. Il n'avait peut-être qu'une chance de salut, rentrer à Cadix. Il signala de virer de bord tous à la fois ; des créneaux se produisirent sur cette ligne de plus d'une lieue, orientée à présent vers le Nord et disloquée avant même d'avoir combattu.

C'est le moment que saisit Nelson. Vers midi il fit monter au mât du Victory le signal devenu historique : L'Angleterre compte que chacun fera son devoir. Puis il lança ses deux colonnes sur les alliés. La colonne de droite, conduite par Collingwood, enveloppa immédiatement les bâtiments du centre et de l'arrière. Lui-même, qui commandait la colonne de gauche, se porta sur le Bucentaure. Le Redoutable, du commandant Lucas, vint se jeter en travers de sa route. D'autres bâtiments accoururent à cet endroit ; un formidable corps à corps s'engagea. Le Redoutable et le Victory se mitraillent à bout portant ; Nelson est atteint par une balle, il est emporté mourant à l'entrepont. Mais les vaisseaux français et espagnols, réduits à des combats isolés, sont accablés par la vigueur de l'offensive. Que d'héroïsme qui se dépensa en vain ! Le Bucentaure, rasé comme un ponton, dut se rendre. Dès qu'il avait engagé la bataille, Nelson avait pu comprendre que la victoire était à son pays. Quand la canonnade prit fin, 18 vaisseaux franco-espagnols étaient pris ou brûlés, sur 33 qui avaient été engagés. Villeneuve était parmi les prisonniers. Dumanoir, qui avait eu à l'avant-garde un rôle trop effacé, et Gravina recueillirent les 15 bâtiments qui avaient pu s'échapper. Gravina s'enferma dans Cadix ; la division de Dumanoir fut détruite le 4 novembre suivant au cap Finisterre. L'escadre de Villeneuve n'existait plus. Pour le malheureux amiral, il fut remis en liberté l'année suivante ; mais, accablé de désespoir, il se donna la mort.

SI J'AVAIS ETÉ MAITRE DE LA MER ! — La bataille du 21 octobre 1805 était doublement malheureuse, parce qu'elle était un désastre et que ce désastre demeurait irréparable. Ce n'était pas dans les eaux de Cadix ou de Trafalgar que l'on pouvait conquérir l'accès de la Manche ; et à pareille date Napoléon, qui venait d'imposer à l'Autriche la capitulation d'Ulm, n'avait plus à Boulogne l'organisation militaire qu'il avait tenue prête si longtemps. Aussi une bataille, même heureuse, à ce lieu et à cette date, n'aurait à peu près rien signifié. Or le mal avait été aussi grand que possible.

En ouvrant le 3 mars 1806 la session du Corps législatif, l'Empereur se borna à dire : Les tempêtes nous ont fait perdre quelques vaisseaux après un combat imprudemment engagé. Ce fut à peu près toute l'oraison funèbre des marins qui avaient péri sous les canons anglais. Mais il n'était pas possible d'avoir des illusions sur l'étendue du désastre. Nelson avait donné à son pays l'empire de la mer, et par là il l'avait soustrait aux tentatives que Napoléon pourrait encore diriger contre lui. Le général de la Grande Armée crut bientôt qu'il avait saisi à Austerlitz et à Iéna l'empire de l'Europe continentale. En vérité, depuis la journée de Trafalgar, il était enfermé dans ce continent qu'il paraissait avoir conquis. L'Angleterre faisait bonne garde sur toutes les mers, il ne put jamais en sortir.

La marine française fut écrasée à Trafalgar. C'est la cause essentielle de la ruine de la France à Waterloo, de la mort de Napoléon à Sainte-Hélène. Là-bas, dans l'horreur de sa captivité, la vérité lui apparut. On l'entendit qui se répétait à maintes reprises ces paroles de désespoir et de vérité : Si j'avais été maître de la mer !