L'ÉTAT, CE FUT MOI. — LE RÉGIME DE LA DICTATURE. — LA GRANDE ARMÉE. — LES SEPT CORPS. — LA GARDE IMPÉRIALE. — ESPRIT DE LA GRANDE ARMÉE. — DOTATIONS DES CHEFS. — ILS GROGNAIENT, ET LE SUIVAIENT TOUJOURS. — LA DISCIPLINE. — LES MINISTÈRES. — TALLEYRAND. — FOUCHÉ, SAVARY, MARET. — LE TRIBUNAT ET LE CORPS LÉGISLATIF. — LE SÉNAT. — LE CONSEIL D'ÉTAT. — NAPOLÉON AU CONSEIL D'ÉTAT. — LA NOBLESSE IMPÉRIALE. — LES MAJORATS. EN parlant des générations contemporaines de l'Empire, l'auteur des Mémoires d'Outre-tombe a dit : Sous l'Empire, nous disparûmes ; il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte : J'ai m ordonné, j'ai vaincu, j'ai parlé ; mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets. L'ÉTAT, CE FUT MOI. — Tels étaient bien le langage et le sentiment de Napoléon. Il rééditait à son usage, et avec plus de vérité peut-être encore, la parole historique que la tradition attribue à Louis XIV. À compter du jour, disait-il à Sainte-Hélène, où, adoptant l'unité, la concentration du pouvoir, qui seule pouvait nous sauver... les destinées de la France ont reposé uniquement sur le caractère, les mesures et la conscience de celui qu'elle avait revêtu de cette dictature accidentelle ; à compter de ce jour, la chose publique, l'État, ce fut moi.... J'étais, moi, toute la clef d'un édifice tout neuf et qui avait de si légers fondements ! sa destinée dépendait de mes batailles. C'est bien là l'un des caractères essentiels du régime impérial : toute l'existence de la nation absorbée dans la vie de son maître. Le 14 avril 1806, dans une lettre au prince Eugène, Napoléon faisait, à propos de ses peuples d'Italie, une déclaration de principes qui peut s'appliquer à tout l'Empire. Je n'ai point l'habitude de
chercher mon opinion politique dans le conseil des antres, et mes peuples
d'Italie me connaissent assez pour ne devoir point oublier que j'en sais plus
dans mon petit doigt qu'ils n'en savent dans toutes leurs têtes réunies ; et,
à Paris, où il y a plus de lumières qu'en Italie, lorsqu'on se tait et qu'on
rend hommage à l'opinion d'un homme qui a prouvé qu'il voyait plus loin et
mieux que les autres, je suis étonné qu'on n'ait pas en Italie la même
condescendance. Un soir, aux Tuileries, comme il était en veine de paradoxe, Napoléon déclarait : Moi aussi, je suis, foncièrement et naturellement, pour un gouvernement fixe et modéré. Comme la figure d'un assistant exprimait quelque surprise : Vous ne le croyez pas, continua-t-il. Mais la nécessité du moment n'est-elle donc rien à vos yeux ? Je n'aurais qu'à relâcher les rênes, et vous verriez un beau tapage ; ni vous, ni moi ne coucherions peut-être après-demain aux Tuileries. LE RÉGIME DE LA DICTATURE. — Napoléon aimait à dire que c'était aux intérêts de la France, aux besoins de la France qu'il donnait satisfaction. Mais de ces besoins et de ces intérêts, il entendait rester lui-même le juge unique et l'arbitre suprême, si bien que l'on peut croire qu'il les confondait avec les siens propres. Pour qui travaillait-il, pour lui ou pour le pays ? L'auteur des Origines de la France contemporaine, Taine, a dit de l'œuvre politique de Napoléon qu'elle avait été l'œuvre de l'égoïsme servie par le génie. Peut-être faut-il distinguer ici le Premier Consul et l'Empereur. Napoléon Premier Consul a sans contredit travaillé pour l'intérêt du pays ; il lui a donné une organisation administrative, judiciaire, financière, religieuse, qui était en harmonie véritable avec ses intérêts, et il l'a fait avec un sens très large de la tradition nationale. À cet égard, on pourrait appliquer à l'œuvre du Consulat la formule qui a été à la mode sous le second Empire, que la société actuelle n'est pas autre chose que la France régénérée par la Révolution de 89 et organisée par l'Empereur. Napoléon Empereur est la forme parfaite de Napoléon Premier Consul ; mais, à partir de cette époque et de plus en plus avec les années, sa politique prend un caractère personnel, si bien que l'égoïsme, un égoïsme monstrueux, paraît, à bien des reprises, le facteur dominant, sinon le facteur unique, de ses actions. Marmont distingue à ce propos plusieurs phases dans l'évolution de l'ambition impériale ; cela n'est point une excuse de sa conduite en 1814, mais c'est l'expression assez exacte de la vérité. Tant qu'il a dit : Tout pour la France, je l'ai servi avec enthousiasme. Quand il a dit : La France et moi, je l'ai servi avec zèle. Quand il a dit : Moi et la France, je l'ai servi avec dévouement. Il n'y a que quand il a dit : Moi sans la France, que je me suis détaché de lui. En réalité, cet Empire, qui avait les apparences d'un gouvernement représentatif, était, pour l'appeler de son vrai nom, une dictature. Napoléon était arrivé après la Révolution, qui avait tout abattu et tout nivelé. Très vite, profitant de la lassitude des uns, de la complicité des autres, et, suivant le mot du chancelier Pasquier, subjuguant tout le monde par son incontestable supériorité, il avait concentré entre ses mains tous les pouvoirs. Que l'on fasse attention aux titres officiels qui le désignent à partir de 1804 : Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des Français. La grâce de Dieu, ce n'était pas ici la grâce dans la théorie du droit divin, telle que Louis XIV l'avait modifiée à son usage ; c'était la consécration directe que le chef de l'Église universelle était venu lui apporter. La volonté nationale, c'étaient les manifestations répétées des plébiscites qui, avec des majorités de plus en plus formidables, avaient acclamé le Premier Consul pour dix ans, le Premier Consul à vie, l'Empereur héréditaire. Enfin le titre même d'Empereur, renouvelé beaucoup plus des souvenirs de Rome que des souvenirs de Charlemagne, qualifiait le chef de guerre, l'imperator, commandant à des soldats. Ainsi toutes les sources d'autorité que les hommes ont pu concevoir, la délégation de Dieu, la volonté nationale, la force armée, se trouvaient réunies en sa personne. Le despotisme de Napoléon était par suite le plus puissant et le plus fortement organisé qui ait peut-être jamais existé. LA GRANDE ARMÉE. — De ce despotisme, Napoléon a donné une formule expressive : Pour gouverner, il faut être militaire : on ne gouverne qu'avec des éperons et des bottes. L'armée l'avait conduit an pouvoir suprême, elle en restait toujours l'assise nécessaire. Ce n'était plus l'armée de la nation ; c'était l'armée de César. Le maréchal Brune, après la prise de Stralsund (1807), avait passé une convention avec le roi de Suède ; il y parlait de l'armée française, au lieu de l'armée impériale et royale. Napoléon, en colère, lui fit écrire que rien d'aussi scandaleux ne s'était passé depuis Pharamond. Le mot de Grande Armée fut appliqué pour la première fois à l'armée, dite de réserve, qui passa le Grand-Saint-Bernard et qui fit la campagne de Marengo ; puis, après avoir désigné une armée spéciale, il s'appliqua à l'ensemble de toutes les forces militaires du pays, à partir du jour où elles eurent été fondues les unes dans les autres au camp de Boulogne. Dès lors, il y eut une armée unique, l'armée impériale, la Grande Armée. La Convention avait créé l'impôt du sang, en établissant en France, pour la première fois, le principe du service militaire obligatoire. Sous le Directoire, la loi de la conscription, du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798), qui avait été proposée par Jourdan, avait divisé les Français en classes qui étaient appelées à servir à tour de rôle. La conscription n'était employée que si les enrôlements volontaires avec lesquels l'armée devait se recruter donnaient des effectifs insuffisants. Le Premier Consul avait conservé cette loi, mais en en changeant le caractère ; car la loi du 28 floréal an X (28 mai 1802) fit de la conscription le moyen normal du recrutement de l'armée. Toutefois, pour ne pas épuiser la France d'un seul coup, il avait commencé par établir pour les hommes de la même classe le tirage au sort ; les conscrits qui avaient tiré les numéros les plus bas étaient seuls incorporés. Il avait admis le remplacement, qui se faisait de gré à gré, pour une somme d'argent, entre le conscrit appelé sous les drapeaux et l'homme se louant pour le remplacer. Les remplaçants devenaient des soldats de métier qui trouvaient leur carrière dans l'armée. Ainsi se constituaient et se conservaient, notamment dans les rangs des sous-officiers, des cadres d'une solidité admirable à l'intérieur desquels on versait les conscrits. Les états de situation de mes armées, disait Napoléon, sont pour moi les livres de lecture les plus agréables de ma bibliothèque et ceux que je lis avec le plus de plaisir dans mes moments de délassement. Aussi connaissait-il, à un homme près, l'effectif de ses régiments. En vertu de la loi de la conscription, la durée du service était illimitée en temps de guerre. De 1803 à 1814, à l'exception de quelques courtes semaines de trêve, qui ne laissèrent même pas le temps de désarmer, l'état de guerre fut l'état constant ; les hommes furent ainsi maintenus en permanence sous les drapeaux. Par ce fait, des milliers de Français furent exilés de leurs foyers pour toute leur vie. Puis les besoins du service devinrent de plus en plus grands ; car, à partir de 1806 on de 1807, le but de l'Empereur fut la conquête même de l'Europe. Qu'il y ait été poussé par l'attitude de ses ennemis, qu'il ait obéi à son impulsion naturelle, la guerre fut la loi de sa politique étrangère. Il disait qu'il la faisait à cause de son armée. On ne peut pas s'arrêter. Connaissez-vous bien mon armée ? C'est un chancre qui me dévorerait, si je cessais de lui fournir de la pâture. Il est certain que ses soldats, qu'il promenait à travers l'Europe, ne pouvaient plus comprendre une autre existence que la vie des camps. Pour cette politique de conquêtes illimitées, il fallait des hommes et des hommes La loi militaire, maniée par l'Empereur à l'aide de sénatus-consultes, lui permit de faire des coupes sombres. En novembre 1806, an cours de la campagne de Prusse, il appela la conscription de 1807 ; cinq mois plus tard, la conscription de 1808 ; ainsi de suite, toujours de pis en pis. II n'y eut plus de bons ni de mauvais numéros, d'exemptés ni de rachetés. Mais, à mesure que la loi militaire devenait plus oppressive, les réfractaires se multipliaient ; ils finirent par former de véritables bandes. Un rapport officiel de 1810 donne le nombre de 160.000 réfractaires et déserteurs. À partir de 1811, des colonnes mobiles donnaient la chasse aux réfractaires ; déjà un décret de 1809 avait imposé des garnisaires aux parents des insoumis. Car il fallait, à tout prix, trouver des hommes pour combler les vides effrayants qui se produisaient dans les rangs de l'armée. Entre 1804 et 1815, Napoléon fit tuer plus de 1.700.000 Français nés dans les limites de l'ancienne France ; il faut y ajouter 2 millions d'hommes nés hors de ses limites, qui furent tués soit pour lui, à titre d'alliés, soit par lui, à titre d'ennemis. À quoi un mathématicien répondait — on dit que c'est Lagrange — que cette terrible consommation d'hommes n'influait pas sensiblement sur les tables de mortalité. LES SEPT CORPS. — La Grande Armée du camp de Boulogne comprenait, sous le commandement direct de l'Empereur, l'ensemble de toutes les forces militaires de l'Empire. Les parties qui la composaient s'appelaient des corps d'armée ; il faut bien comprendre que ces parties n'étaient que les organes d'un même tout : elles dépendaient chacune du même moteur unique, comme les divers organes du corps humain n'ont point d'existence propre, mais font partie du même corps. Les corps d'armée du camp de Boulogne étaient au nombre de sept ; chacun d'eux se décomposait en divisions, brigades, régiments ; ce dernier mot avait remplacé l'expression de demi-brigade, qui avait été employée pendant la Révolution. Les premiers commandants des sept corps, des sept torrents qui inondèrent l'Allemagne pendant la campagne de 1805, furent pour le premier Bernadotte, pour le deuxième Marmont, pour le troisième Davout, pour le quatrième Soult, pour le cinquième Lannes, pour le sixième Ney, pour le septième Murat. LA GARDE IMPÉRIALE. — Les Césars de Rome avaient, à côté des légions, leur armée personnelle, composée des cohortes prétoriennes ; Napoléon eut de même son armée à lui, la Garde. Ce fut d'abord la Garde consulaire, qui joua à Marengo le rôle d'une redoute de granit ; ce fut ensuite la Garde impériale. Après avoir été pendant quelque temps comme une garde du corps, la Garde devint bien vite une armée d'élite, analogue à l'ancienne Maison du roi, avec son infanterie, sa cavalerie, son artillerie, ses services annexes. Quand elle fut composée de ses deux éléments, la vieille Garde et la jeune Garde, — celle-ci constituée en 1807, après Eylau, — la Garde finit par s'élever au total énorme de 92.000 hommes. À travers tous les champs de bataille de l'Europe, La Garde, espoir suprême et suprême pensée, fit le service d'honneur auprès de Napoléon. Avec ma Garde complète, de 40 à 50.000 hommes, disait le conquérant, je me serais fait fort de traverser toute l'Europe. On pourra peut-être reproduire quelque chose qui vaille mon armée d'Italie et celle d'Austerlitz, mais, à coup sûr, jamais rien qui les surpasse. La Garde succomba sur le champ de bataille de Waterloo ; la mort de la Garde, ce fut la fin de l'Empire et de l'Empereur. ESPRIT DE LA GRANDE ARMÉE. — Pour se représenter l'aspect extraordinairement pittoresque de la Grande Armée, il faut visiter les collections du musée des Invalides. Shakos, casques, colbacks, dolmans, tuniques, manteaux, schabraques, bottes, cuirasses : tout cela, avec les formes engoncées et incommodes des uniformes, avec la profusion des aiguillettes, des pompons, des plumets gigantesques, donne l'impression d'une armée de colosses, de colosses épris de couleur et de clinquant. Les Gaulois qui aiment à se battre ne furent jamais appelés à pareille fête ; ils avaient trouvé le génie de la Guerre. On ne peut pas expliquer la fortune incomparable de cette armée, qui restera dans l'histoire à côté de la phalange d'Alexandre et des légions de César, en se servant seulement des institutions et des règlements. Il faut tenir compte de la qualité exceptionnelle de cette génération d'hommes de guerre, la plus riche en aptitudes que le génie militaire de la France eût encore produite, avec des artilleurs comme Marmont, Drouot, Lauriston, des officiers du génie comme Marescot, Chasseloup-Laubat, Eblé, des cavaliers comme Murat, Curély, Lasalle, Montbrun, Fournier-Sarlovèze, Nansouty, Milhaud ; pour les officiers d'infanterie, les Dorsenne, les Gudin, les Friant, ils seraient trop à nommer. Ce qui explique encore l'histoire et les triomphes de la Grande Armée, c'est le culte que Napoléon voulait qu'on portât à tout ce qui touchait l'armée. Je veux, disait-il, que mes drapeaux soient révérés avec des sentiments religieux. Aussi ce merveilleux manieur d'hommes fut-il le dieu de ses officiers et de ses soldats. Honneur, gloire et richesses : voilà ce que, dès le premier jour, il avait promis à ses compagnons de l'armée d'Italie. Chaque campagne fut pour lui une occasion de tenir, et au delà, cette triple promesse. Les Bulletins de la Grande Armée devinrent le moyen par excellence d'exciter l'émulation des chefs et des soldats, en leur distribuant des brevets d'éloge : Le colonel Mouton, du 1er chasseurs, s'est couvert de gloire ; Le 8e régiment de dragons a soutenu sa vieille réputation. Que n'auraient pas fait les officiers et régiments pour être inscrits sur ce tableau d'honneur, qui les glorifiait devant leurs semblables et qui empêchait leurs noms de périr ? Dans un Bulletin de la campagne de 1806, Napoléon, en nommant la cavalerie de Murat, avait omis l'infanterie de Lannes, qui n'avait pas moins bien fait. Lannes, désolé, vint réclamer pour ses soldats auprès de l'Empereur. Quelle récompense peuvent-ils espérer, sinon voir leur nom publié par les cent voix de la Renommée dont vous seul disposez ? Napoléon lui répondit : Vous et vos soldats, vous êtes des enfants ; il y a de la gloire pour tous. Un autre jour, ce sera votre tour de remplir de votre nom les Bulletins de la Grande Armée. DOTATIONS DES CHEFS. — Pour les richesses, l'Empereur les en avait gorgés : à Berthier, prince de Neuchâtel, plus de 1.200.000 francs de rentes ; à Davout, environ 1.000.000 ; à Masséna, 200.000 francs comme chef d'armée, 200.000 francs comme duc de Rivoli, 500.000 francs comme prince d'Essling, au total 900.000 francs par an ; à Ney, à peu près autant ; et tous les autres, grands ou petits, maréchaux on officiers supérieurs, à l'avenant. J'ai trente-trois ans, disait Lasalle ; je suis général de division ; savez-vous que l'Empereur m'a donné, l'année dernière, 50.000 livres de rentes ? C'est immense. La correspondance impériale contient maintes lettres de ce genre : Au prince de Neuchâtel, major général de la Grande Armée (23 septembre 1807) : Mon cousin, vous trouverez ci-jointe une lettre au ministre des Finances, par laquelle je lui ordonne de mettre 11.000.000 à votre disposition.... Vous disposerez de ces 11.000.000 de la manière suivante. Vous garderez 1.000.000 pour vous. Vous donnerez 600.000 francs aux maréchaux Ney, Davout, Soult et Bessières, et 400.000 francs aux maréchaux Masséna, Augereau, Bernadotte, Mortier et Victor.... Vous donnerez 200.000 francs à chacun des généraux dont la liste est ci-jointe. Suivent vingt-cinq noms. A Tilsit, le 30 juin 1807, Napoléon — voulant reconnaître les services qui nous ont été rendus dans la campagne — accordait à vingt-sept maréchaux, généraux de division ou de brigade, des domaines constitués dans les départements polonais, dont la valeur totale en capital était estimée à 26.582.652 francs. Le plus important, attribué à Lannes, maréchal de l'Empire, valait 2.674.280 francs ; le plus petit, attribué à Nansouty, général de division, valait 217.190 francs. Fortune, titres, dotations, ils devaient tout à Napoléon. Et Masséna avait commencé par être mousse ; Latines était le fils d'un garçon d'écurie et il était ouvrier teinturier quand il s'était enrôlé ; Ney était le fils d'un tonnelier ; Murat, le fils d'un aubergiste. Comment ne se seraient-ils pas dévoués corps et âme à celui sans lequel peut-être ils auraient végété dans l'obscurité de leur condition première ? Le jour de la lassitude devait venir cependant pour les chefs repus de richesses et saturés de gloire. Napoléon disait à Caulaincourt : Les hommes que j'ai comblés veulent jouir ; ils ne veulent plus se battre ; ils ne sentent pas, pauvres raisonneurs, qu'il faut encore se battre pour conquérir le repos dont ils ont soif. Et moi donc, est-ce que je n'ai pas aussi un palais. une femme, un enfant ? Est-ce que je n'use pas mon corps dans les fatigues de tous genres ? Est-ce que je ne jette pas ma vie chaque jour en holocauste à la patrie ? Les ingrats ! En 1814, à Fontainebleau, les meilleurs de ses maréchaux refusèrent absolument de le suivre davantage. ILS GROGNAIENT, ET LE SUIVAIENT TOUJOURS. — C'est pour les autres, les petits et les humbles, les officiers des rangs inférieurs et les simples soldats, qu'a été faite la légende d'une admirable lithographie de Raffet : Ils grognaient, et le suivaient toujours. Sur ceux-là, enfants du peuple, restés peuple, la vue de l'Empereur, la parole de l'Empereur, le nom de l'Empereur, la pensée de l'Empereur exerçaient une vertu magique, un ascendant irrésistible dont rien ne peut donner idée. Au début de la campagne d'Allemagne, en 1813, Napoléon distribuait leurs aigles aux soldats de la jeune armée et il leur demandait de préférer la mort à l'abandon de leur drapeau. Jamais, dit l'un d'eux, non, jamais je n'oublierai la fin de son discours lorsque, se soulevant sur ses étriers, le bras tendu vers nous, il nous lança ces trois mots : Vous le jurez. Je sentis alors, avec tous mes camarades, comme s'il l'arrachait de force du fond de nos entrailles, le cri : Nous le jurons ! Vive l'Empereur ! Quelle puissance dans cet homme ! Il y avait presque des larmes dans nos yeux et certainement une invincible résolution dans nos cœurs. Napoléon disait lui-même à Sainte-Hélène : Quand, au fort de la bataille, parcourant les lignes, je m'écriais : Soldats, déployez vos drapeaux, le moment est venu, il eût fallu voir nos Français : ils trépignaient de joie. Je les voyais se centupler. Rien alors ne me paraissait impossible. L'Empereur ne les connaissait-il pas par leur nom ? ne connaissait-il pas leurs faits d'armes ? En Italie et en Égypte, Bonaparte avait pu connaître personnellement ses hommes : il vivait avec eux en une communion de tons les instants. Il les passait en revue, il visitait leurs sacs, il se faisait rendre compte des moindres détails, il savait, pour ainsi dire, la part de chacun dans une action d'ensemble. Comme sa mémoire était merveilleuse, il gardait par devers lui tous ces détails ; le moment venu, il rappelait telle action d'éclat au brave qu'il voulait honorer. Plus tard, quand la Grande Armée comprit des 300.000 et des 400.000 hommes, il eut un moyen de préparer ses effets. Il demandait aux colonels une enquête sur les hommes d'élite de leurs régiments, sur ceux qui s'étaient distingués en Italie ou en Égypte ; il se faisait donner leurs états de service, des renseignements de tout genre sur leur origine, leur famille. Comme il connaissait la place exacte que l'homme avait dans le rang, au jour de la revue, il allait droit à lui, comme s'il l'avait tout à coup reconnu : Ah ! ah ! te voilà, tu es un brave ; je t'ai vu à Aboukir. Que fait ton vieux père ? Ah ! tu n'as pas la croix ! Tiens, je te la donne ! Dans toute la compagnie courait un frémissement de joie et de fierté. L'Empereur, disaient les vieilles moustaches, nous connaît tous ; il connaît notre famille, il sait ce que nous avons fait. Au cours des parades, ceux qui croyaient avoir à se plaindre avaient la liberté de s'adresser directement à lui. Une fois, un jeune officier sort des rangs, il se plaint en termes énergiques : il est maltraité, on a été injuste à son égard, on lui a fait éprouver des passe-droits ; lieutenant depuis cinq ans, il ne peut obtenir d'avancement. Calmez, vous, lui répond l'Empereur. Moi, je l'ai bien été sept ans, et vous voyez qu'après tout, cela n'empêche pas de faire son chemin. Tout le monde de rire ; le jeune lieutenant, subitement refroidi, alla reprendre sa place à la tête de sa compagnie. Pendant les campagnes, au milieu d'une marche, des dialogues s'établissaient entre lui et les régiments. On connaît l'inoubliable veillée d'armes qui précéda la journée d'Austerlitz, quand il traversa tout son camp et qu'il fut salué par des acclamations enthousiastes. Dans la campagne de Saxe, en 1806, quelques jours avant Iéna, il passait devant le 44e de ligne. Vous êtes, de tous les corps de mon armée, celui où il y a le plus de chevrons ; aussi, vos trois bataillons comptent-ils à mes yeux pour six. Les soldats enthousiasmés répondirent : Nous vous le prouverons devant l'ennemi. Il demande au colonel du 2e régiment de chasseurs à cheval : Combien d'hommes présents ? — Cinq cents, répond le colonel ; mais, parmi eux, beaucoup de jeunes gens. — Qu'importe ! ne sont-ils pas tous Français ? Et, se tournant vers le régiment : Jeunes gens, il ne faut pas craindre la mort ; quand on ne la craint pas, on la fait entrer dans les rangs de l'ennemi. À la bataille de Lutzen, Napoléon parcourait en personne les rangs de l'infanterie, où il trouvait des conscrits qui n'avaient pas encore combattu. Ce n'est rien, mes enfants, tenez ferme. La patrie vous regarde. Sachez mourir pour elle. Les conscrits de Lutzen furent des héros. LA DISCIPLINE. — Sur
la discipline proprement dite, c'est-à-dire sur l'exécution stricte de ses
ordres au point de vue militaire, Napoléon était intraitable. Gouvion Saint-Cyr
se présente un jour aux Tuileries. L'Empereur lui dit d'un ton calme : Général, vous arrivez de Naples ? — Oui, Sire ; j'ai cédé le commandement au général Pérignon,
que vous avez envoyé pour me remplacer. — Vous
avez sans doute reçu la permission du ministre de la Guerre ? — Non, Sire ; mais je n'avais plus rien à faire à Naples.
— Si dans deux heures vous n'êtes pas sur le chemin
de Naples, avant midi vous êtes fusillé en plaine de Grenelle. Pour la maraude, pour le pillage même, qui, en Portugal et en Espagne, loin de sa présence, qui, plus tard, en Russie, sous ses propres yeux, avec l'armée sans pardon, devinrent des actes réguliers de la Grande Armée, il feignit souvent de fermer les yeux. Quelques jours avant Iéna, il rencontrait le 7e léger, composé surtout de Languedociens et de Béarnais. Voilà les meilleurs marcheurs de l'armée ! On n'en voit jamais un seul en arrière, surtout quand il faut joindre l'ennemi. Mais, pour vous rendre justice entière, je dois vous dire que vous êtes les plus criards et les plus maraudeurs de l'armée. — C'est vrai, c'est vrai ! répondirent les soldats. Chacun d'eux avait sur son sac un canard, une poule ou une oie. Il y aurait eu trop à sévir, s'il avait fallu examiner ce genre d'indiscipline, et il fallait bien pardonner quelque chose à de pauvres diables qui faisaient le sacrifice de leur vie pour la gloire de l'Empereur et de la France. Aussi, la masse de l'armée était acquise irrévocablement à Napoléon ; elle s'était donnée à lui sans esprit de retour. Tant qu'elle fut heureuse, elle exerça sur l'ensemble de la nation une séduction qui acheva de rallier au régime impérial ceux qui pouvaient hésiter encore. Comment, en effet, pour des jeunes gens qui se sentaient d'humeur un peu remuante, aurait-il été possible d'assister à une pareille moisson de gloire sans vouloir y participer ? Chaque soldat songeait qu'en s'exposant, il recevrait la croix, une dotation, qui sait peut-être ! un titre de duc, comme Lefebvre que tout Paris avait connu jadis sergent aux gardes françaises. Lefebvre avait gagné tous ses grades et tous ses titres l'épée à la main, avec une folle bravoure. Un ami du duc de Dantzig visitait le magnifique hôtel qu'il devait à la générosité de l'Empereur, il enviait sa fortune. Eh bien, dit le maréchal, je te donne tout cela à une condition. — Laquelle ? — Tu vas descendre dans la cour. Je mets à chaque fenêtre deux grenadiers avec leurs fusils, ils tirent sur toi. Si tu réchappes, tu auras l'hôtel et tout. — Merci ! — Mon ami, on a tiré sur moi plus de coups et de plus près. Quand vinrent les jours de malheur, l'armée ne cessa de croire à son chef et d'espérer en lui contre toute espérance, comme on espère toujours en ceux que l'on aime. Tu as froid ? demandait Napoléon au grenadier Lambert, à la Bérézina. — Moi, mon Empereur ? Allons donc ! quand je vous vois, ça me réchauffe. LES MINISTÈRES. — J'avais rendu tous mes ministères si faciles que je les avais mis à la portée de tout le monde, pour peu qu'on possédât du dévouement, du zèle, de l'activité, du travail. Napoléon voulait dire par là qu'il ne demandait pas à ses ministres des facultés créatrices. Aussi bien n'auraient-ils pas pu en avoir. Ils n'étaient que de simples commis, chargés d'exécuter des ordres, avec les qualités essentielles du commis, la promptitude, la fidélité, la soumission. Pour arriver à cette exécution parfaite, pénétrant dans tous les détails, prévoyant et réglant toutes choses, telle que le maître l'entendait, il fallait beaucoup d'expérience et de pratique, qualités qui ne s'acquièrent qu'à la longue. Aussi ce fut un principe de Napoléon de conserver le plus possible ses ministres en fonctions ; il n'eut qu'un ministre des Finances, Gaudin, qu'un ministre de la Marine, Decrès, que deux ministres de la Guerre, Berthier et Clarke. Ce que le maître voulait avant tout de ses collaborateurs, ou mieux de ses employés, c'était l'exactitude à la besogne quotidienne et l'esprit de suite. De près ou de loin, il avait l'œil ouvert sur chacun d'eux. Je travaillais du soir au matin avec une ardeur singulière, dit Beugnot, à propos de son rôle d'administrateur du grand-duché de Berg ; j'en étonnais les naturels du pays, qui ne savaient pas que l'Empereur exerçait sur ses serviteurs, et si éloignés qu'ils fussent de lui, le miracle de la présence réelle. Je le croyais voir devant moi, quand je travaillais enfermé dans mon cabinet. TALLEYRAND. — Parmi les ministres de Napoléon, celui des Relations extérieures avait la situation la plus personnelle ; car il ne traitait pas seulement avec l'Empereur, il traitait aussi avec les étrangers. Talleyrand, qui avait reçu ou plutôt repris ces fonctions après le 18 Brumaire, les garda jusqu'en 1807. Il avait séduit Bonaparte par son esprit naturel, original, par son air d'ancien régime et parce qu'il voyait en cet ancien évêque marié, qui avait fortement conseillé le meurtre du duc d'Enghien, et dont il fit un grand chambellan et un prince de Bénévent, un intermédiaire naturel et commode entre la France du passé et la France nouvelle. L'histoire du mariage de Talleyrand n'est pas banale ; elle est une preuve de la manière dont Napoléon entendait être obéi, tout en compromettant dans l'opinion ceux qui le servaient. Talleyrand avait eu l'occasion de connaître une personne d'origine américaine, Mme Grand, qui passait pour une des plus belles femmes de son temps, mais dont la beauté n'avait d'égale qu'une sottise sans fond. Quelqu'un lui demandait un jour de quel pays elle était. Je suis d'Inde, répondit-elle. Les ambassadrices refusaient, à l'époque du Consulat, d'aller aux Relations extérieures, pour ne point s'exposer à être reçues par une femme dont la situation n'était pas régulière. Je ne vois qu'un moyen, dit Bonaparte à la jolie personne qui était venue fondre en larmes à la Malmaison. Que Talleyrand vous épouse, et tout sera arrangé. Le ministre avait vingt-quatre heures pour se déterminer. Son parti fut pris tout de suite, car il avait besoin de Bonaparte pour sa fortune, et la place était trop belle pour l'abandonner. Le mariage fut célébré furtivement à Épinay, dans la vallée de Montmorency, par un curé de bonne volonté. Deux jours après, on apprit que Mme Grand s'était transformée en Mme de Talleyrand ; du coup, tous les embarras du corps diplomatique furent aplanis. Bonaparte dut être enchanté du bon tour qu'il avait joué au plus intelligent et au plus nécessaire de ses ministres ; il l'avait condamné à vivre en tête à tête pour le reste de ses jours avec une sotte, et il l'avait couvert d'un peu de ridicule. Napoléon finit par trouver que Talleyrand avait une situation trop importante aux yeux de l'Europe ; il prit le parti de lui retirer le ministère. Il le fit avec habileté, car il entendait ménager un homme qui pouvait lui être utile. Il le nomma vice-grand électeur, dignité qui le mettait au-dessus des ministres. Talleyrand, qui ne détestait point les titres et les dotations, — l'ensemble de ses traitements était de 495.000 francs, — accepta sans rien dire, convaincu qu'il continuerait à exercer auprès de Napoléon la même influence. La manière dont il présenta les divers agents de son ministère à son successeur, M. de Champagny, mérite d'être contée. Monsieur, voici bien des gens recommandables, dont vous serez content. Vous les trouverez fidèles, habiles, exacts, mais, grâce à mes soins, nullement zélés. Champagny fit un mouvement de surprise. Oui, continua-t-il d'un air très sérieux. Hors quelques petits expéditionnaires, qui font, je pense, leurs enveloppes avec un peu de précipitation, tous ici ont le plus grand calme, et se sont déshabitués de l'empressement. Quand vous aurez eu à traiter un peu de temps des intérêts de l'Europe avec l'Empereur, vous verrez combien il est important de ne se point hâter de sceller et d'expédier trop vite ses volontés. En 1808, Talleyrand avait reçu de Napoléon le singulier rôle de geôlier de Ferdinand VII interné dans son château de Valençay ; comme il sentait la confiance du maître s'éloigner de lui, il ne cacha pas sa désapprobation des affaires d'Espagne. L'Empereur, qui le sut, lui fit une scène terrible, lui apprit qu'il n'était plus grand chambellan, et termina par une grossière injure : Tenez, monsieur, vous n'êtes que du fumier dans un bas de soie. Talleyrand, impassible, silencieux, adossé à une console, à cause de sa mauvaise jambe, avait écouté sans sourciller la philippique de Napoléon. Toute sa vengeance fut dans le mot qu'il colporta après cette scène : Quel dommage qu'un si grand homme soit si mal élevé ! FOUCHÉ, SAVARY, MARET.
— Un autre personnage, de toute antre nature d'ailleurs, eut aussi sa
disgrâce après avoir connu la hante faveur ; il s'en vengea en s'alliant à
Talleyrand en 1815 pour s'imposer aux Bourbons : ce fut le ministre de la
Police Fouché, l'ancien oratorien régicide, le
sans-culotte métamorphosé en duc, comme l'appelle Chateaubriand, qui avait enveloppé la corde de la lanterne dans le cordon
de la Légion d'honneur. D'une perfidie sans égale, toujours dans les souliers de tout le monde,
suivant le mot de Napoléon, tenant entre ses mains tous les ressorts de la
police, il se croyait indispensable à l'Empereur par les rapports de toute
nature avec lesquels il voulait capter sa confiance. Brusquement, en 1810, il
fut cassé aux gages, parce qu'il affectait de se croire nécessaire. Son
successeur fut le général Savary, duc de Rovigo, sur la docilité de qui
Napoléon savait pouvoir compter ; c'était le gendarme à tout faire, qui avait
assuré sa propre fortune en faisant exécuter sur-le-champ la sentence portée
contre le duc d'Enghien. En 1811, Napoléon nomma aux Relations extérieures
son ancien secrétaire Maret, duc de Bassano, dont la fidélité lui était
connue depuis longtemps. Êtes-vous riche, Maret ?
lui avait dit un jour le Premier Consul. — Non, Général.
— Tant pis, il faut être indépendant. — Général, je ne veux jamais être dépendant que de vous.
— Hein ! pas trop mal. Et se tournant vers
son secrétaire : Maret est bien, il ne manque
pas d'esprit, il a répondu adroitement. LE TRIBUNAT ET LE CORPS LÉGISLATIF. — Il y avait toujours les quatre assemblées établies par la Constitution de l'an VIII, qui étaient, à titres divers, des organes du pouvoir législatif : Conseil d'État qui préparait les lois, Tribunat qui les discutait, Corps législatif qui les votait, Sénat qui les surveillait et les complétait. Le Tribunat seul avait quelques apparences de liberté, mais de liberté stérile, puisqu'il discutait dans le vide, sans pouvoir changer un iota au texte qui lui était soumis. Depuis longtemps, Bonaparte avait décidé la mort des tribuns. Ce sont des bavards et des phraseurs que je chasserai. Tons les troubles des États viennent des bavardages de la tribune ; je n'en veux plus.... Ils ne perdront rien pour attendre. En 1802, les tribuns avaient été réduits de cent à cinquante ; en 1807, les cinquante furent Supprimés ; ils furent versés dans le Corps législatif. Voilà, dit l'Empereur, ma dernière rupture avec la République. Le Tribunat mourut en courtisan plein de grâce ; il vota à l'Empereur une adresse pour exprimer ses remerciements et son admiration. La suppression d'un rouage purement décoratif ne changea rien à l'expédition des affaires ; elles n'allèrent ni mieux ni pis. Le Corps législatif n'était qu'une chambre d'enregistrement, chargée de voter à la muette des projets de loi qui étaient tout préparés. Une fois, une seule, au début de la campagne de France, il voulut prendre la parole au nom de la nation ; ce fut une scène terrible où l'Empereur laissa éclater toute sa colère et tout son mépris. LE SÉNAT. — Deux corps seuls comptaient dans l'organisation intérieure d e l'Empire, le Sénat et le Conseil d'État. Les attributions du Sénat étaient singulièrement élastiques ; il était chargé de régler tout ce qui n'avait pas été prévu par la Constitution et tout ce qui était nécessaire à sa marche. Le Sénat fut une machine à décrets de toute nature, fonctionnant à jet continu. Au Sénat, comme au Conseil d'État, à la Cour de Cassation et dans tous les grands postes de l'État, Napoléon avait fait place aux vaincus de tous les partis. Nobles, émigrés, jacobins se coudoyaient et vivaient en parfaite harmonie. En 1808, il y avait dans la haute administration 131 régicides, auxquels personne ne songeait à reprocher leur vote de 1793, pas plus qu'ils ne songeaient eux-mêmes à reprocher à leurs collègues d'avoir été de l'armée de Condé. On ne m'a jamais connu qu'une question, disait Napoléon, un but unique : Voulez-vous être bon Français avec moi ? Sur l'affirmative, il plaçait chacun dans la place qu'il jugeait en harmonie avec ses aptitudes. Les nobles de cour, de robe et d'épée, que leur situation sous l'ancien régime aurait destinés aux premières charges, y avaient toujours droit, au même titre que les fils de la Révolution, à savoir être bons Français avec lui. Ce qui voulait dire être serviteurs appliqués, travailleurs et, avant tout, dociles ; car le temps était passé des fonctions d'administration et même de cour, qui étaient des sinécures. Le Sénat était censé se recruter lui-même sur des listes de candidats de diverses provenances ; en réalité, il prenait le candidat de l'Empereur. Il avait été question une fois, et c'était sous le Consulat, de faire entrer au Sénat un ancien conventionnel de mérite, Daunou. Citoyens, dit Bonaparte, je vous préviens que je regarderais la nomination de Daunou au Sénat comme une injure personnelle, et vous savez que je n'en ai jamais souffert aucune. LE CONSEIL D'ÉTAT. — L'organe essentiel du gouvernement impérial, c'était le Conseil d'État Comme le disait un de ses membres, le Conseil était la pensée de l'Empereur en délibération, comme les ministres étaient sa pensée en exécution. Mieux encore que les autres corps de l'État, Napoléon l'avait recruté dans tous les partis. Il y avait des magistrats de l'ancien régime, comme Molé, Séguier, Pasquier, des hommes de la Constituante, de la Législative, de la Convention et du Directoire ; le défenseur de Louis XVI, Tronchet, y siégeait à côté d'un pur jacobin, Réal. Las Cases, le futur mémorialiste de Sainte-Hélène, officier de l'ancienne marine qui avait émigré, en était membre. Dans la liste de ses auditeurs, de ses maîtres des requêtes, de ses conseillers, on trouverait les noms les plus illustres de l'administration et de la jurisprudence françaises au début du XIXe siècle. Ses sections de la Justice, des Finances, de l'Intérieur, de la Guerre et de la Marine, son comité du Contentieux, exerçaient sur tous les services publics, même sur les actes des ministres, une surveillance salutaire. Cambacérès, qui en était le président, dirigeait les discussions du Conseil avec une science de juriste approfondie. La besogne du Conseil d'État fut vraiment énorme ; on a fait le compte de ses délibérations : il fut de 61.139. C'est lui qui avait l'initiative des lois de toute nature ; après les avoir longuement et librement discutées, il en arrêtait le projet, qui était soumis ensuite à l'acceptation du Corps législatif. C'est dans les comités du Conseil d'État que furent discutés et en somme décidés le Code civil, le Code de procédure civile, le Code de Commerce, le Code pénal, le Code de procédure criminelle ; c'est là, et non dans les assemblées délibérantes, que fut arrêtée toute la législation qui régit encore les rapports des Français entre eux. NAPOLÉON AU CONSEIL D'ÉTAT. — Dans les haltes que Napoléon faisait à Paris au milieu de ses courses à travers l'Europe, il ne manquait pas d'assister aux séances du Conseil et d'y prendre part en personne. La contradiction ne lui déplaisait pas. Je ne me fâche point qu'on me contredise, je cherche qu'on m'éclaire. Parlez hardiment ; dites toute votre pensée : nous sommes ici entre nous, nous sommes en famille. Mais, même en famille, il peut y avoir entre le père et les enfants des querelles d'une extrême violence. Q Ayez donc l'attention de ménager un peu mon humeur, dit-il une fois à un membre du Conseil. Dernièrement, vous avez été bien loin ; vous m'avez réduit a me gratter la tempe ; c'est un grand signe chez moi ; dorénavant, évitez de me pousser jusque-là. Les annales du Conseil d État ont conservé le souvenir d'une scène terrible qu'il fit au comte Portalis, le fils de l'ancien ministre des Cultes ; celui-ci ne lui avait point fait connaître un bref lancé par le Pape Pie VII contre le cardinal Maury, qui venait d'être nommé archevêque de Paris. L'explosion éclata en plein Conseil, devant les collègues du coupable, qui assistèrent, dans le plus profond silence, à cette sortie terrible. Quel a pu être votre motif, monsieur ? Seraient-ce vos principes religieux ? Mais alors, pourquoi vous trouvez-vous ici ? Je ne violente la conscience de personne. Vous ai-je pris au collet pour vous faire mon conseiller d'État ? C'est une faveur insigne que vous avez sollicitée. Vous êtes ici le plus jeune et le seul peut-être qui y soyez sans des titres personnels ; je n'ai vu en vous que l'héritier des services de votre père.... Votre faute est grande, monsieur. Et, à la fin, ce terrible coup de massue : Les devoirs d'un conseiller d'État envers moi sont immenses ; vous les avez violés, monsieur. Vous ne l'êtes plus. Sortez, ne reparaissez plus ici ! Le malheureux sortit. Les assistants, figés dans le silence, entendirent les derniers éclats de la tempête : J'espère qu'une pareille scène ne se renouvellera jamais ; elle m'a fait trop de mal.... Depuis que je suis au gouvernement, voilà le premier individu, auprès de moi, qui m'ait trahi. Et, se tournant vers le membre du Conseil qui rédigeait les procès-verbaux : Vous écrirez trahi, entendez-vous ? LA NOBLESSE IMPÉRIALE. — Le 30 mars 1806, le Sénat tint une séance fort importante ; il s'agissait de prendre connaissance d'une série de décrets qui avaient pour effet, disait Cambacérès, d'affermir le système du gouvernement héréditaire par des institutions analogues à sa nature. L'un de ces décrets érigeait en duchés douze territoires de l'Empire. Ces titres, disait l'archichancelier, deviennent la propriété de ceux qui les auront reçus, et seront transmis de mâle en mâle à l'aîné de leurs descendants légitimes. Cette grande conception, qui donne à l'Europe la preuve du prix que Sa Majesté attache aux exploits des braves et à la fidélité de ceux qu'elle a employés dans les grandes affaires, offre aussi des avantages politiques. L'éclat habituel qui environne les hommes éminents en dignité leur donne sur le peuple une autorité de conseil et d'exemple, que le monarque quelquefois substitue avantageusement à l'autorité des fonctions publiques. Ces mêmes hommes sont, en même temps, les intercesseurs du peuple auprès du trône. Des décrets postérieurs complétèrent bientôt cette institution de la noblesse. Que de chemin on avait fait depuis la nuit du 4 août et les décrets de la Constituante ! La noblesse impériale eut tous les titres de la noblesse de l'ancien régime, à l'exception de celui de marquis. Les titres de baron d'Empire et de comte d'Empire étaient donnés soit à la personne, soit à la fonction. Ainsi étaient barons de droit les présidents des collèges électoraux, le premier président et le procureur général de la Cour de Cassation, de la Cour des Comptes, de chaque Cour d'Appel, les évêques et les maires des 37 bonnes villes qui ont le droit d'assister à notre couronnement. Etaient comtes de droit les sénateurs, les conseillers d'État à vie, les cardinaux et archevêques. De Plus, furent créés barons ou comtes, en vertu de leurs mérites, un grand nombre d'officiers, des administrateurs, des savants, des industriels. Le titre de duc — il y en eut trente-deux — fut toujours donné à la personne. Sur ces trente-deux noms de ducs, un seul, Valmy, appartient à la France et à la période des armées républicaines. Un duché est portugais : Abrantès ; un est espagnol : Albuféra ; un est polonais, Dantzig ; deux sont allemands : Auerstaedt, Elchingen ; tous les autres sont italiens. Seul, le duc Decrès n'eut pas de titre territorial. Au-dessus des ducs, il y eut les princes : le prince de Bénévent, Talleyrand ; le prince d'Eckmühl, Davout ; le prince d'Essling, Masséna ; le prince de la Moskowa, Ney ; le prince de Neuchâtel, puis de Wagram, Berthier ; le prince de Pontecorvo, Bernadotte. LES MAJORATS. — À chaque titre de noblesse étaient attachées des dotations pécuniaires : 5.000 francs de rente aux barons, 50000 aux comtes, 100.000 aux ducs, sans parler des sommes qui étaient données à titre personnel, pour acheter des hôtels et avoir un grand train de maison. Tous ces titres et ces dotations étaient héréditaires. Car le droit d'aînesse était rétabli d'une manière indirecte sous le nom de majorats ; on appelait ainsi la propriété du titre et de la rente qui y était attachée, transmissible dans chaque famille de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. En portant au Sénat le décret qui créait les majorats, Cambacérès disait que les distinctions héréditaires étaient de l'essence de la monarchie, qu'elles donnaient un nouvel aliment à ce qu'on appelle en France l'honneur, et que notre caractère national nous portait à les accueillir avec empressement. Les hommes de la Révolution devaient être sans inquiétude : tous les citoyens ne seraient pas moins égaux devant la loi ; les distinctions nouvelles enflammeraient l'ardeur de tous, puisque tous pouvaient y prétendre. Le Sénat, suivant son habitude, vota à l'Empereur une adresse de remerciements et d'admiration. La noblesse impériale ne fut jamais qu'une pure décoration, car elle ne conférait à ses membres aucun droit réel, aucune attribution spéciale, en dehors de la jouissance d'un titre sonore et d'une belle fortune. Napoléon y vit un moyen de plus de s'attacher des créatures en excitant l'amour-propre et de fondre l'ancienne France et la France nouvelle. Je fais de la monarchie, disait-il, en créant une hérédité, mais je reste dans la Révolution, parce que ma noblesse n'est point exclusive. Mes titres sont une sorte de couronne civique ; on peut les mériter par les œuvres. Pour ceux à qui leurs œuvres méritèrent cette couronne civique, on comprend leur légitime fierté. Duc de Rivoli, duc de Montebello, duc d'Elchingen, duc d'Auerstaedt, ce sont des noms qui font partie de nos gloires nationales, au même titre que duc de Luxembourg, duc de Montmorency, duc de Villars, duc de Richelieu. L'ancienne noblesse française avait une sœur plus jeune, mais qui devait comme elle sa naissance aux services qu'elle avait rendus au pays. On parlait devant Junot, l'ancien sergent du siège de Toulon qui était devenu duc d'Abrantès, des préventions de la vieille noblesse à l'égard de sa sœur cadette. Et Junot de dire, avec sa rude franchise d'officier de fortune : Pourquoi donc tous ces gens-là se montrent-ils si jaloux de notre élévation ? La seule différence entre eux et moi, c'est qu'ils sont des descendants, et que, moi, je suis un ancêtre. |